Alfred Nakache – Le nageur d’Auschwitz

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Denis Baud Alfred Nakache le nageur d’Auschwitz HISTOIRE LOUBATIÈRES

description

Alfred Nakache était un phénomène. Adolescent, il quitte son Algérie natale pour aller s’entraîner à Paris et entamer une brillante carrière de nageur. Très vite, il collectionne les podiums et les records. Il devient un champion, une vedette. La guerre survient, puis l’exode en zone « non occupée », l’arrestation à Toulouse et les camps. Toute sa vie est bouleversée mais lui ne change pas : humain dans les bassins, humain dans la vie, humain dans les camps. Le retour à la liberté est difficile – sa femme et sa fille ne reviendront pas de Buchenwald – mais sa force vitale est hors du commun. Il la mobilise tout entière en vue de la reconquête de ses titres. Et il y parvient. Titres et records pleuvent à nouveau : deux records du monde, un record d’Europe, deux records de France ; et il est champion de France à cinq reprises. La trace que Nakache laisse sur la terre dépasse largement le domaine sportif, il est à lui tout seul un symbole de vie.

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Denis Baud

Alfred Nakachele nageur d’Auschwitz

HISTOIRE LOUBATIÈRES

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ISBN 978-2-86266-591-7

© Nouvelles Éditions Loubatières, 200910 bis, boulevard de l’Europe – BP 27

31122 Portet-sur-Garonne Cedexwww.loubatieres.fr

Photographie de couverture : Germaine Chaumel

Je voudrais remercier tous ceux qui, d’une manière proche oulointaine, ont contribué à l’élaboration de ce livre : La famille Naka-che, et particulièrement Marie Nakache, Robert Nakache et YvetteBenayoun Nakache, dont la gentillesse et la générosité ont permis àce projet de prendre forme, en me donnant l’accès aux archives etaux souvenirs familiaux ; le producteur Philippe Cosson, qui a large-ment partagé avec moi le fruit de ses recherches ; toutes les person-nes qui ont donné de leur temps en répondant à mes questions :Simone Faulon, Ginette Sendral, Jean Boiteux, Jo Bernardo, AndréBorios, Mme Mamelonet, M. Rosenberg, Lucien Lazarus, RobertVeliounsky, Éric Lahmy ; Erick Dupouy qui m’a accompagné auxarchives ; ma famille qui m’a indéfectiblement soutenu, et particu-lièrement Katia, ma femme, qui a participé à la rédaction finale ;

Le Mémorial de la Shoah, avec l’aide de Claude Singer à Pariset d’Hubert Strouk à Toulouse ; le Musée de la Résistance et de laDéportation de la Haute-Garonne, et son directeur GuillaumeAgullo ; les Dauphins du TOEC, et leur entraîneur Frédéric Barale ;

Et mes mentors de l’Université de Toulouse-Le Mirail, RémyPech, Didier Foucault et Alain Baubion-Broye, qui m’ont toujourssoutenu.

D. B.

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DENIS BAUD

Alfred Nakachele nageur d’Auschwitz

préface de

Didier Foucault

HISTOIRE LOUBATIÈRES

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Préface

La biographie sportive est un genre littéraire à la mode. Quelquesvictoires sur un stade, une coupe, une médaille ou un record pres-tigieux… Et voila qu’au rayon « librairie » des supermarchés surgis-sent les confidences insipides et platement romancées d’un(e)champion(ne) de vingt ans. Productions éditoriales évanescentes,rapidement promises au pilon ; à l’image du sport spectacle d’au-jourd’hui ; tourbillon de l’éphémère, qui inonde les écrans et s’ex-hibe sur les panneaux publicitaires. Vite consommé, vite oublié,vite renouvelé par les performances d’une nouvelle star des podiums.

Qu’on se garde bien de toute confusion : la biographie d’Alf-red Nakache, composée par Denis Baud, n’a rien à voir avec cesfeuilles volantes, qui méprisent autant le public auquel elles s’adres-sent que les athlètes dont elles exploitent la renommée.

Certes Nakache a été un champion, une « vedette » même,comme on disait en son temps.

Dans la mémoire collective de la natation française, il demeurel’une des gloires de ce sport : le successeur de Jean Taris, le modèleet l’aîné d’Alex Jany et de Jean Boiteux, ses amis toulousains ; bienavant que ne brillent Alain Gottvalès, « Kiki » Caron, AlainMosconi, Franck Esposito et la pépinière de nageurs qui, de nosjours, ont pris le sillage de Laure Manaudou et d’Alain Bernard.

Serait-il vraiment utile de revenir aussi loin en arrière, s’il s’agis-sait simplement d’exhumer les comptes rendus de la presse spor-tive des années 1930-1940 et les reportages complaisants des maga-zines ?

L’intérêt serait bien mince, avouons-le.Mais si Nakache est un champion d’exception, il ne le doit pas

seulement à ses « chronos » qui faisaient exploser les records etsoulevaient l’enthousiasme des supporters. Au-delà d’un destin

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sportif hors norme, le jeune Juif insouciant, qui a parcouru sespremières « longueurs de bassin » à Constantine, avant de« monter » à Paris pour réaliser son rêve alors que pointaient leslueurs du Front Populaire, avait un rendez-vous tragique avec l’his-toire.

L’Histoire… L’Histoire qu’on écrit avec un grand « H », Naka-che a-t-il entrevu qu’elle l’entraînerait dans sa tourmente dès sonAlgérie natale, grosse, dans ses affrontements intercommunautai-res, de bien des drames à venir ? Ou bien, lors de la sinistre opéra-tion de propagande hitlérienne des Jeux de Berlin, sa premièregrande confrontation avec les athlètes du reste de la planète ? Assu-rément, il a compris qu’il ne lui échapperait pas, lorsque, sortantdes piscines, ses duels avec Jacques Cartonnet ont été pollués parles délires de la presse antisémite de la fin des années 1930.

Quittant Paris occupé de 1940-1941, alors que Pétain et Lavalexcluaient les « israélites » de la communauté nationale avant deles livrer aux nazis, le jeune athlète a espéré trouver un havre depaix à Toulouse. Il l’a cru pendant un temps. Accueilli par lesDauphins du TOEC et son mythique entraîneur, Alban Minville,il perfectionna son style en adoptant le « papillon » et engrangeaune série de records : France, Europe… et monde !

Simple ironie de cette époque absurde : ce professeur d’éduca-tion physique révoqué par les lois de Vichy pour des raisons racia-les, le voila devenu l’icône du sport français !

La suite ?Les liens avec la Résistance… L’exclusion des championnats de

France et la courageuse solidarité des nageurs du TOEC… Ladéportation… Auschwitz, la disparition de son épouse et de leurfille… La survie dans l’enfer… La libération et le retour àToulouse… La fin de la carrière sportive et la retraite d’un honnêtehomme, apaisé et serein, après de si terribles épreuves…

Il fallait plus qu’un chroniqueur sportif pour raconter une tellevie. Seul un authentique historien pouvait lui donner toute sadimension, en brossant, avec rigueur et clarté, la complexe intri-cation des facteurs qui en ont infléchi le cours sans parvenir à labriser.

Denis Baud s’est attelé à la tâche avec l’enthousiasme qu’inspireun tel sujet. Toulousain lui-même, une raison supplémentaire le

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poussait à remplir ce « devoir de mémoire » : que le nom d’AlfredNakache soit, pour les futures générations, bien plus qu’une inscrip-tion énigmatique, gravée au fronton de la plus ancienne piscinede la ville.

Mais, historien avant tout, il a mis au service de son enquêtel’étendue de sa culture et ses compétences éprouvées de chercheur.

Dépouillant la presse algérienne et française du temps, généra-liste comme sportive, il reconstitue avec précision les étapes de lacarrière du champion. Consultant les archives de la déportation,il met à jour une documentation inédite qui éclaire les momentsles plus tragiques de son existence. Interviewant ceux qui l’ontconnu et fréquenté, il trace le portrait d’un homme chaleureux,fidèle aux valeurs humanistes qui l’ont guidé à tous les momentsde son existence…

Ayant eu le double privilège de nager, le temps d’une amicaledémonstration de water-polo, avec Alfred Nakache au soir de savie, mais aussi d’assister Denis Baud lors de ses premiers pas dansla carrière enseignante, j’aurais déjà deux bons motifs de me réjouirde la parution de ce livre.

Une troisième raison l’emporte cependant.Récit biographique alerte et passionnant, Alfred Nakache, le

nageur d’Auschwitz est une belle leçon d’histoire. Histoire d’undestin d’exception. Histoire des pionniers de la natation sportive.Histoire des Juifs d’Algérie et de l’Hexagone, de l’Entre-deux-guer-res à l’Occupation. Histoire de la France, enfin, à ses heures somb-res comme à ses jours de ferveur.

Didier Foucault

Professeur d’histoire à l’Université de Toulouse

Président du Stade toulousain natation

préface

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première partie

CONSTANTINE

Une enfance algérienne

DANS LE LIT D’UN OUED…Enfant, Alfred Nakache fuit l’eau. Elle provoque en lui une

peur panique. « Dans un pays où les gosses barbotent autant qu’ilsmarchent, je représentais une exception : j’avais une frousse épou-vantable de l’eau 1 » se souvient le champion. Il ne suit pas sescamarades qui, comme tous les garçons, aiment à s’amuser dansles rivières. Fraîcheur bienfaisante dans l’été de sa Kabylie natale.Il n’en profite pas, se tient à l’écart. Son caractère discret et réservéne le porte pas vers l’aventure.

Ce n’est que vers l’âge de dix ans qu’Alfred Nakache découvrela natation. À Constantine, sa ville natale. Sous le soleil. Son goûtpour ce sport se révèle tardivement. Alfred aime à raconter cetteanecdote selon laquelle il a découvert l’eau par hasard. Et que seuleune bêtise de gamins lui fait prendre conscience qu’il peut le domp-ter : après une partie de football, des camarades lui ont caché seschaussures dans l’oued tout proche. C’est seulement après unedemi-heure de recherches qu’il les a retrouvées. Cette aventure estdonc couronnée de succès… Il apprend ainsi qu’il peut rester latête sous l’eau et demeurer en vie ! Une vocation est née. La puni-tion infligée par le grand-père au retour de cette escapade en raisonde l’état pitoyable de ses souliers n’y changera rien: à l’eau il retour-nera. Et ne quittera plus l’élément aquatique… Il se souvient : « Jepris le goût de l’eau. Les copains m’emmenèrent à la piscine. Huitjours après, je me tenais sur l’eau. Chaque jour, désormais, je trom-

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pais la surveillance dolente de mon père qui rassemblait le trou-peau de ses dix gosses sur la descente de lit et, rampant, je gagnaisla porte, la fournaise de la rue 2. »

UNE VILLE COSMOPOLITEConstantine : Algérie, France. La ville de son enfance. Ville au

climat contrasté : baignée par un soleil ardent l’été, elle est soumiseaux rigueurs hivernales. Capitale de la petite Kabylie, région monta-gneuse dont les habitants ont montré avec opiniâtreté qu’ilsvoulaient préserver leur identité. Qui ont résisté longtemps auxFrançais venus coloniser l’Algérie au xixe siècle.

La ville surplombe le lit d’un cours d’eau qui forme des gorgesexceptionnelles. Le site même attire depuis longtemps les voya-geurs qui en décrivent la physionomie. Au Moyen Âge, Abdalla-

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Le pont qui enjambe le Rhummel,au-dessus de Constantine.

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sit Bhalil rapporte : « Je vis une cité admirablement située sur unehaute montagne. » Cette ville étonne, séduit. Située à 800 m d’al-titude, les paysages environnants sont faits de falaises vertigineu-ses. En bas : le Rhummel. « Ce Rhummel qui a suscité les épithè-tes les plus hyperboliques : saisissant, fantastique, formidable,vertigineux, dantesque et j’en passe » rapporte un autre voyageur 3.Les Français qui décrivent Constantine au milieu du xixe sièclen’ont de cesse de louer le caractère exceptionnel de son site natu-rel. On évoque Tolède et le Tage.

Alfred Nakache, né en 1915, grandit à Constantine durant lesannées vingt. La ville, sous domination française, est alors dotéed’équipements municipaux qui en font une cité moderne et attrac-tive. En 1900 un théâtre est inauguré. L’hôtel de ville, une poste,un palais de justice sont aménagés. Les Français veulent rendre lesstructures administratives visibles et fonctionnelles. À cette époqueon édifie des ponts pour franchir le Rhummel, comme celui deSidi Rached ou de Sidi M’Cid. Ces œuvres complexes, passerellesde fer rappelant les créations de Gustave Eiffel, permettent dedésenclaver la ville nichée sur un piton rocheux. Celui de SidiM’Cid est emprunté par tous ceux qui veulent se rendre à la piscine,située en contrebas.

Cette ville qui se modernise n’a pas tout perdu de son charmeoriental, de son schéma urbain d’antan. On évoque « l’enchevê-trement inextricable des rues ». On donne ainsi à voir un universpittoresque. Il demeure des échos des traditions ancestrales. Lescommunautés se côtoient sans heurt. Rapports faits de respectmutuel, comme le raconte ce chroniqueur du xve siècle « C’est àConstantine que les Juifs boivent avec des Musulmans du vin mêléde miel, c’est à Constantine que des Juifs déposent des fonds chezun Arabe et que les cultivateurs musulmans du voisinage entrepo-sent la récolte chez les principaux juifs de la ville 4. » Et les voya-geurs européens du xixe siècle s’enflamment pour le « grouille-ment » de cette ville : « Quelle animation ! Quel vacarme continudans ses ruelles, on se bouscule, on s’aborde, on s’interpelle » s’ex-clame l’auteur d’un guide de voyage en 1893. Même si les diffé-rents dirigeants ont établi au cours des siècles une ségrégation,favorisant une communauté au détriment des autres. Sous la domi-nation ottomane en Algérie, les Juifs, et en particulier ceux de

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Constantine, sont placés dans un quartier séparé. La nouvellecommunauté – française – présente depuis 1837 impose aussi samarque. En 1844 une loi ordonne la séparation en deux de la ville :l’une européenne à l’ouest, et la ville musulmane et juive en contre-bas. Il est signalé à plusieurs reprises que les quartiers musulmanet juif sont mal entretenus, sales et exigus… Point de vue d’Euro-péens. Dans les faits, on continue à cohabiter.

La famille Nakache, deconfession juive, est arrivée duMaroc au xixe siècle. Le grand-père d’Alfred s’est établicomme commerçant – repré-sentant en cuivre – dans leghetto de Constantine. Son filsDavid, le père d’Alfred, devien-dra directeur du Mont-de-piété. L’appartement de fonc-tion de la rue Thiers devientle foyer de sa nombreusefamille. D’un premier lit,David a quatre enfants : Geor-gette, Alfred en 1915, Prosper

et Roger. Devenu veuf, il se remarie avec Rose, la sœur de sapremière femme, dont il aura six autres enfants : Évelyne, Julie,Robert, Édith, Odette et William. Ce qui paraît aujourd’hui curieuxétait assez commun à cette époque, cela permettait de ne pas rompreles liens de sang et de renforcer le sentiment d’appartenance fami-liale.

De fait, les frères et sœurs sont très soudés. Le jeune Alfred estun enfant au caractère agréable. Plutôt discret, il sait aussi se mont-rer attentionné. Premier des garçons, on lui confère une respon-sabilité au sein de la fratrie. Il se doit de monter le bon exemple.Au bon sens du terme, cette famille constitue un petit clan, inté-gré à la vie de la cité et de la communauté. Elle jouit d’une situa-tion sociale assez aisée par rapport aux autres Juifs de la ville.

La figure paternelle est très présente : David Nakache veille àl’harmonie de son foyer et à l’éducation de ses enfants, leur permet-

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tant de poursuivre des études et les poussant à pratiquer des loisirs.Il est particulièrement attentif au respect de l’ordre, des valeursinculquées, dans un type d’éducation que l’on considérerait aujour-d’hui comme strict.

Alfred, comme l’ensemble de la fratrie, reçoit une éducation reli-gieuse. Voulue par un père attaché à la tradition. Fondée sur laconnaissance et l’analyse des textes sacrés, le Talmud et la Torah.Alfred se rend plusieurs années dans une école talmudique pourconnaître la religion. Elle est surtout vécue au quotidien, incarnéepar l’esprit festif qui accompagne les rites officiels. Le shabbat estcélébré. Les occasions sont nombreuses de voir la famille réunie,qu’il s’agisse des fêtes annuelles ou des célébrations qui rythment lavie des individus… Cette famille, véritable tribu, est très unie. Alfredgrandit dans la joie, la générosité, la solidarité – valeurs qui le nour-rissent, qu’il saura ne pas oublier et faire vivre de façon éclatante.

Alfred poursuit des études. Parcours tout à fait classique pournos yeux contemporains. Sérieux, il fréquente sans se faire remar-quer l’école primaire Denis-Diderot puis le lycée d’Aumale jusqu’àsa première année du baccalauréat. Son père souhaite qu’il réus-sisse. Il croit en les valeurs véhiculées par l’école. Celle de la Troi-sième République. Où tous les Français ont les mêmes chances.Obtenir le baccalauréat représente pour lui une éclatante preuvede réussite, due à son seul mérite. Alfred apprend le respect desprincipes fondateurs de la nation française à laquelle il a le privi-lège d’appartenir. Cette admiration ne se démentira jamais et ilmontrera toujours un sincère sentiment patriotique.

Ce jeune homme plein de vie, bercé par le soleil, croquant l’exis-tence à pleines dents évolue-t-il dans un climat d’insouciance ouest-il sensible aux marques d’antisémitisme qui se font de plus enplus fréquentes ?

« JE CRIE DE TOUTES MES FORCES : À BAS LES JUIFS ! »L’antisémitisme n’est pas nouveau à Constantine. Mais un décret,

voté en métropole dans la précipitation en 1870, attise les anta-gonismes et va avoir des conséquences durables.

Pendant des siècles, notamment pendant la domination otto-mane, les Juifs d’Algérie n’avaient pas un statut enviable. Sans

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droits, méprisés, officiellement exclus. En revanche en France,les Juifs étaient depuis la Révolution française intégrés à la viedémocratique. Le gouvernement révolutionnaire avait fait d’euxdes citoyens à part entière. En Algérie, ils devront attendre l’in-fluence des Français pour voir leur statut juridique et social s’amé-liorer.

En 1870, le décret proposé par Isaac Crémieux, adopté, et quiporte son nom, permet aux Juifs d’Algérie d’accéder eux aussi à lacitoyenneté française !

Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sontdéclarés citoyens français : en conséquence leur statut réel et leurstatut personnel seront à compter de la promulgation du présentdécret réglés par la loi française ; tous droits acquis jusqu’à ce jourrestent inviolables.

Fait à Tours, le 24 octobre 1870.Signé : Isaac Crémieux et Léon Gambetta

Ainsi la famille Nakache, au même titre que toute la commu-nauté juive d’Algérie, possède la nationalité française. Elle peutexercer ses droits civiques. Alors que les musulmans, eux, n’ob-tiennent pas ce droit. Le décret Crémieux crée ainsi une injustice.Les communautés n’ont pas égalité de traitement. Et le nouvel étatde fait, au lieu de servir l’intégration des Juifs, génère un fort anti-sémitisme. Sentiment ressenti par les musulmans d’Algérie qui necomprennent pas qu’un groupe de population soit favorisé. Desantagonismes sont créés de toutes pièces.

Certains Français d’Algérie sont séduits par les propos antisé-mites d’Édouard Drumont. Le député-maire d’Alger exprime sesidées dans un livre, La France juive. Cet ouvrage, vendu à plus de100000 exemplaires, devient une sorte de livre de chevet des anti-sémites les plus fanatiques du xxe siècle. Il participe à la dénoncia-tion du rôle des Juifs dans la politique ou l’économie. Il introduitl’idée des stéréotypes juifs… qui seront repris dans toute l’Europe.

Dans ce contexte, l’affaire Dreyfus, qui secoue la société fran-çaise à la fin du xixe siècle, va avoir des répercussions profondes.Elle accentue la haine contre les Juifs. Et les groupes sociaux onttendance à se replier sur eux-mêmes.

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Un vent de folie s’abat sur l’Algérie. Une vague antisémite enva-hit les instances municipales. On imagine la rage contenue du pèred’Alfred Nakache devant un tel déferlement de haine pure. Luidont les amitiés envers la SFIO sont bien connues. Lui qui prôneune société ouverte, tolérante et solidaire. À Constantine, de mêmequ’à Alger et à Oran, un maire ouvertement antisémite est portéau pouvoir en 1898. Et Eugène Morinaud de s’exclamer du balconde l’hôtel de ville : « Avec vous, Français d’Alger, je crie de toutesmes forces : À bas les Juifs 5 ! » De son côté le maire d’Alger orga-nise des émeutes dans la ville et n’hésite pas à brûler lui-même uneeffigie d’Émile Zola, fer de lance des dreyfusards. Cet antisémi-tisme municipal, représenté par le premier édile, est le symbole del’exacerbation des oppositions communautaires.

Une partie de la presse locale joue un rôle primordial. Ellerenforce ce mouvement d’opinion. Elle publie des articles calom-nieux. Elle légitime un antisémitisme primaire. Comme le jour-nal Le Petit oranais, et surtout L’antijuif algérien.

CONSTANTINE: « LA PETITE JÉRUSALEM »Une communauté est menacée. Elle le sent. Elle le sait. On le

lui fait comprendre. L’affaire Dreyfus marque fortement les esprits.Les Juifs sont accusés de tous les maux. Théodore Herzl contre-attaque. « Les juifs qui le veulent auront leur État, et ils le gagne-ront » proclame alors le jeune journaliste autrichien venu suivre àParis les développements de la retentissante affaire. Son ouvragephare, L’État juif, est particulièrement explicite. Il y développel’idée que les Juifs doivent sortir du ghetto pour se regrouper dansun État qui serait libéral, non religieux et égalitaire. Il invite lesJuifs, depuis toujours errants, à ne plus se soumettre à cette fata-lité et à prendre leur destin en main. Un destin collectif, comba-tif s’il le faut ! Le sionisme est né. Même si le chef de file ne précisepas quel pays sera la nouvelle patrie.

Alfred Nakache aura des liens plus ou moins proches avec cetteidéologie. Il sera à certains moments sympathisant de la causesioniste. L’un de ses frères, Prosper, sera un militant convaincu.

Cette nouvelle théorie s’appuie sur des traditions anciennes.En Algérie, et particulièrement à Constantine, il existait depuis le

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xviiie siècle une migration de Juifs vers la Palestine. Terre Promiseaux Juifs. Lieux bibliques. Ils établissent des colonies agricoles enGalilée. Ils sont soutenus financièrement par la communauté restéeà Constantine. Les liens étroits entre les deux communautés sontincarnés par le « chadar », personnage qui fait la promotion de laPalestine au moyen de conférences. Certains Constantinois rêventd’une reconquête de Jérusalem. La mythique capitale. Symboled’une présence juive.

La ville natale d’Alfred Nakache était d’ailleurs surnommée « lapetite Jérusalem » en raison de ses liens établis avec cette région.

Ces mouvements de migration sont facilités par la déclarationBalfourd en 1917, du nom du ministre des Affaires étrangèresbritannique. Le gouvernement de Londres permet la création d’unfoyer national juif sur le territoire de la Palestine, alors sous sonprotectorat.

En 1929, Albert Londres parcourt le monde des ghettos juifs.Il perçoit nettement cette tendance à l’imprégnation des mentali-tés par le sionisme. Il constate que beaucoup tentent l’implanta-tion en Palestine. Les Juifs du monde entier entrevoient l’espoirde se retrouver là. Ensemble, sur une même terre. Une mère patrie.Malgré l’existence de pogroms, de tueries massives perpétrées parles musulmans qui ne comprennent pas cette arrivée massive.Comme cela arrive à Jaffa en 1921.

Ce mouvement de pensée, très prégnant à Constantine, a baignéla jeunesse d’Alfred.

LA NATATION: UNE NÉCESSITÉ INTÉRIEURELa grande préoccupation du jeune Alfred Nakache est la nata-

tion. Son père veut faire de lui un citoyen accompli. « Un espritsain dans un corps sain » semble être la devise de ce père de famille.David Nakache tient à ce que ses enfants s’adonnent à un sport.Les structures sont présentes. David accompagne lui-même sesenfants à la piscine.

C’est un sport en plein essor. La natation en tant que disciplinesportive est de plus en plus médiatisée. Elle est rendue populairepar des figures telles que Johnny Weissmüller, venu d’outre-atlan-tique. Et elle connaît une consécration en Europe grâce aux Jeux

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La piscine Sidi M’Cid, au fond des gorges du Rhummel.

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ISBN 978-2-86266-591-7

18 €

Denis Baud

Alfred Nakachele nageur d’Auschwitz

Alfred Nakache était un phénomène.

Adolescent, il quitte son Algérie natale pour aller s’entraîner

à Paris et entamer une brillante carrière de nageur. Très vite,

il collectionne les podiums et les records. Il devient un cham-

pion, une vedette.

La guerre survient, puis l’exode en zone « non occupée », l’ar-

restation à Toulouse et les camps. Toute sa vie est bouleversée

mais lui ne change pas : humain dans les bassins, humain dans

la vie, humain dans les camps.

Le retour à la liberté est difficile – sa femme et sa fille ne

reviendront pas de Buchenwald – mais sa force vitale est hors

du commun. Il la mobilise tout entière en vue de la reconquête

de ses titres.

Et il y parvient. Titres et records pleuvent à nouveau : deux

records du monde, un record d’Europe, deux records de France ;

et il est champion de France à cinq reprises.

La trace que Nakache laisse sur la terre dépasse largement le

domaine sportif, il est à lui tout seul un symbole de vie.

Historien rigoureux, Denis Baud nous offre ici une biogra-

phie alerte et passionnante, une belle leçon de vie aussi. Celle

d’un destin d’exception, celui d’Alfred Nakache, le nageur d’Aus-

chwitz.

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