Alfred de Vigny

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Journal d'un poète (1867), extraits La perpétuelle lutte du Poète est celle qu'il livre à son idée. Si l'idée triomphe du Poète et le passionne trop, il est sa dupe et tombe dans la mise en action de cette idée et s'y perd. Si le Poète est plus fort que l'idée, il la pétrit, la forme, la met en oeuvre. Elle devient ce qu'il a voulu : un monument. (1837) Rien n'est plus rare qu'un poète écrivant en vers le fond de sa pensée la plus intime qur quelque chose. Quand on y arrive et que l'on sort de ce que la Poésie a de trop fardé, composé et compassé, on éprouve une secrète et douce satisfaction à la rencontre du vrai dans le beau. (1842) La Poésie en vers, la seule vraie dans la forme du rythme et de la rime, est un élixir des idées ; mais le choix de ces idées est difficle ; le vrai Poète, seul, a le goût assez exquis pour les frayer et séparer l'ivraie du bon grain. (1843) "La terre est révoltée des injustices de la création. " Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un poète - 1862. "Le malheur, c'est la pensée !" Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un poète - 1862. "Ô jeunesse ! entre ainsi dans la vie, légèrement et gaiement. " Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un poète - 1862. "Hélas ! toujours la même vie ! Je quitte le chagrin pour la maladie et la maladie pour le chagrin. " Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un poète - Janvier 1838.

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Journal d'un pote (1867), extraits La perptuelle lutte du Pote est celle qu'il livre son ide. Si l'ide triomphe du Pote et le passionne trop, il est sa dupe et tombe dans la mise en action de cette ide et s'y perd. Si le Pote est plus fort que l'ide, il la ptrit, la forme, la met en oeuvre. Elle devient ce qu'il a voulu : un monument. (1837) Rien n'est plus rare qu'un pote crivant en vers le fond de sa pense la plus intime qur quelque chose. Quand on y arrive et que l'on sort de ce que la Posie a de trop fard, compos et compass, on prouve une secrte et douce satisfaction la rencontre du vrai dans le beau. (1842) La Posie en vers, la seule vraie dans la forme du rythme et de la rime, est un lixir des ides ; mais le choix de ces ides est difficle ; le vrai Pote, seul, a le got assez exquis pour les frayer et sparer l'ivraie du bon grain. (1843)"La terre est rvolte des injustices de la cration." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1862. "Le malheur, c'est la pense !" Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1862. " jeunesse ! entre ainsi dans la vie, lgrement et gaiement." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1862. "Hlas ! toujours la mme vie ! Je quitte le chagrin pour la maladie et la maladie pour le chagrin." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - Janvier 1838. "Quand on est sourd, il serait juste d'tre sourd et muet, Car on n'a pas le droit de juger ce qu'on n'a pas entendu." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1844. "Aimer, inventer, admirer, voil ma vie." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1836. "Pour l'homme qui sait voir, il n'y a pas de temps perdu." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1832. "Infidlit - Toi, amour de l'me, amour passionn, tu ne peux rien pardonner." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1832. "L'amour physique et seulement physique pardonne toute infidlit." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1832.

"L'ennui est la maladie de la vie ; pour la gurir, il suffit de peu de chose : aimer ou vouloir." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1835. "Ce qui manque aux lettres, c'est la sincrit." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1835. "Le mot de la langue le plus difficile prononcer et placer convenablement, c'est moi." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1835. "Le cur a la forme d'une urne ; c'est un vase sacr tout rempli de secrets." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1835. "L'honneur, c'est la posie du devoir." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1835. "L'ennui est la maladie de la vie ; on se fait des barrires pour les sauter." Citation Alfred de Vigny ; Journal d'un pote - 1835. A. Les Destines et Le journal dun pote : Pour des raisons politiques et sentimentales (mort de sa mre, rupture avec Marie Dorval ) Vigny adopte partir de 1837 un replis stoque et hautain vis--vis des milieux littraires. Cela ne lempche pas de se porter candidat lAcadmie Franaise avec acharnement entre 1842 et 1844, ni de continuer publier en revue des pomes comme la Mort du Loup (1843), la Flte (1843), ou le Mont des Oliviers (1844). En 1845, il est finalement lu lAcadmie Franaise. Il steint le 17 Mars 1863 Paris. Sa mort fut suivie de la publication posthume des Destines (recueil de 11 pomes dont 4 indits, 1864 ) et du journal dun pote en 1867. Le journal dun pote est une opposition des penses de Vigny concernant ses oeuvres, sa vie, et la socit. Cette oeuvre permet aussi de retracer le portrait moral de son auteur. Alfred de Vigny

Journal dun poteMichel Lvy frres, 1867 (pp. 1--).

Quelques jours aprs la mort dAlfred de Vigny, jessayai, dans un article du Journal des Dbats, desquisser en quelques traits rapides, mais prcis et fidles, la physionomie et luvre du pote. Je demande au lecteur la permission de reproduire ces lignes. Jai quelque chose y ajouter. Mais, aprs trois ans, ayant parler dAlfred de Vigny et le faire parler lui-mme , je nai rien y changer : Cest un ami qui va parler dun ami, un cur plein daffliction et de reconnaissance. Le noble pote dont les lettres franaises portent le deuil ma honor, en mourant,dun monument inestimable de sa confiance et de son amiti. Lillustre crivain a recommand, il a fait plus, il a lgu ses belles uvres en toute proprit, comme un pre son fils, comme un frre an son frre, lhumble homme de lettres, son ami : potique hritage, don touchant et rare, comme tout ce qui venait de lui. Je craindrais de nen pas paratre digne et de nen pas laisser voir assez de gratitude si je nen montrais quelque fiert,si je ne me parais comme dune couronne, mon cher matre, du tmoignage de ta glorieuse amiti [1] ! Que ce lien personnel de pit reconnaissante qui mattache lui ne diminue pas sous ma plume lautorit de son loge et ne mette pas en garde contre moi. Une atteinte la vrit, mme pour le louer, offenserait la mmoire du gentilhomme qui ne mentit jamais. Au surplus, je ne veux pas entrer devant le public dans le dtail de cette vie si pure, toute la posie et au devoir,mais quil cachait avec une rserve pudique et mme un peu farouche. Je lai vu, il y a quelques jours peine, ayant quitt dans sa cellule le camail de ltude pour le linceul de la tombe : je ne veux que le regarder encore une fois et rappeler la France ce quelle a perdu. Il tait n trois ans avant le sicle [2], cinq ans avant Victor Hugo, huit ans aprs Lamartine. Son pre, le comte de Vigny, brillant homme de cour, ancien officier sous Louis XV, stait distingu dans la guerre de Sept ans. Sa mre tait fille de lamiral de Baraudin, cousine du grand Bougainville, petite-nice du pote Regnard. Elle tait dune distinction et dune beaut remarquables ; elle avait,disent ceux qui lont connue avant la terrible maladie des dernires annes, une intelligence des plus leves unie une rare fermet de caractre, et il y avait entre le fils et la mre une parfaite ressemblance. Alfred fut envoy comme externe dans une institution du faubourg Saint-Honor, o il fit ses tudes avec une ardeur extraordinaire qui compromettait sa frle sant. Comme tous les potes-ns, il essaya son vol et rima des vers des ges invraisemblables. Cependant, quand sa mre, qui avait ramass quelques plumes de cette muse au bord du nid,linterrogeait sur sa vocation, lenfant rpondait : Je veux tre lancier rouge ! Lancier rouge ! On tait la fin de lEmpire, Alors, comme il lcrit lui-mme, les lycens les plus studieux taient distraits, le tambour touffait la voix des matres ; on tait press de finir les logarithmes et les tropes et darriver, sur quelque champ de bataille, ltoile de la Lgion dhonneur, la plus belle toile des cieux pour des enfants. LEmpire tomba. Alfred de Vigny, peine g de seize ans, sengagea dans les gendarmes de la garde. Il fit partie dune compagnie compose de jeunes gens de famille ayant tous le grade de sous-lieute-nant. Il eut un beau cheval et de belles parades au

champ de Mars, mais de champ de gloire, point. Lors du retour de lle dElbe, et encore mal remis dune chute de cheval qui lui avait bris la jambe, il accompagna Louis XVIII jusqu Bthune, o le roi licencia la compagnie dont il faisait partie. A la seconda Restauration, le jeune officier, qui avait t intern Amiens pendant les Cent-Jours, entra dans la garde royale pied et fut nomm capitaine. Mais les rves de gloire guerrire qui a aient enflamm son imagination denfant pendant le tourbillon imprial, il fallait leur dire adieu. Il les voyait svanouir un un avec les dernires fumes des champs de bataille. Alors, la muse qui songeait dans le cur do ce capitaine adolescent et le prservait des trivialits de la vie de garnison se mit chanter. De cette poque sont dates quelques imitations gracieuses de lantiquit grecque, dont il sinspirait dabord, comme Andr Chnier. En 1822, il publie son premier volume de vers, Hlna, qui empruntait son nom au pome le plus tendu du recueil, celui justement quil jugea plus tard infrieur ses autres compositions et quil na plus rimprim dans ses posies compltes. Pendant les marches de sa vie errante et militaire, dans les Vosges, ou dans les montagnes des Pyrnes quon ne lui avait pas permis de franchir avec les bataillons de la guerre dEspagne, il continuait de vivre avec la Muse, portant dans sa giberne quelques potes anciens et surtout la Bible, dont le gnie a imprgn plusieurs de ses plus belles compositions : Mose, le Dluge, la Femme adultre. En 1823 paraissait le pome exquis dloa, la sur des anges, ne dune larme, laile brise par la piti. Ainsi, pendant que Lamartine publiait ses Mditations, Hugo ses Odes et Ballades, lui, trop contenu, trop discret pour les effusions lyriques, il avait trouv, lui aussi, des sentiers nouveaux, dramatisant une pense philosophique sous forme de rcit et composant sans parti pris, en se laissant aller son grave et doux gnie, des pomes qui, comme les uvres de ses rivaux, navaient point de modles. Pendant plusieurs annes, les gloires nouvelles se faisaient cho, Cinq-Mars rpondait Notre-Dame, Hernani Othello. Jusque dans la charmante petite comdie Quitte pour la peur (1833), Alfred de Vigny frayait une voie et prcdait Alfred de Musset. Plus tard, il racontait dans Stello les souffrances du pote, revendiquant pour lui non pas, comme ou la dit, le droit de se tuer,mais le droit de vivre ; puis il transportait son loquent plaidoyer sur la scne, o lon jouait avec un succs denthousiasme et de larmes le drame si simple et unique en son genre de Chatterton. Cest au sortir dune de ces reprsentations que le comte Maill de Latour-Landry fit accepter lAcadmie franaise une somme quelle dcerne tous les deux ans quelque pote en lutte avec la vie. En 1835, Servitude et Grandeur militaires mettaient le sceau la renomme dAlfred de Vigny. Rveill tristement de ses songes de gloire militaire, il avait quitt le service depuis huit ans lorsquil crivit avec son imagination et ses souvenirs ces courts rcits dune haute philosophie,dun art si achev, et o les souffrances ignores du soldat sont peintes avec une sensibilit si pntrante. Cest l quil a trouv son Paul et Virginie , Laurette, ou le Cachet rouge, un de ces rcits dlicieux et pleins dmotion quon lit en une heure et quon noublie jamais. Un critique, pote lui-mme, de cette pliade romantique qui scintillait au ciel de 1830, M. Thophile Gautier, comparait lautre jour potiquement la gloire sereine mais peu bruyante dAlfred de Vigny ces astres blancs et doux de la Voie lacte qui brillent moins que dautres toiles, parce quils sont placs plus haut et plus loin. Oui, Alfred de

Vigny avait plac haut son idal. Ctait, vrai dire, un enfant du XVIIIe sicle, fort sceptique en matire de religion. Mais il avait retenu de sa naissance, de son ducation, de sa vie militaire, il tenait surtout de lui-mme un sentiment qui fut comme ltoile fixe de sa vie et lui tint lieu de croyances, une religion grave et mle, sans symboles et sans images, la religion de lHonneur, qui ne vacille pas plus que la foi dans lme capable de la sentir. Lhonneur ou la pudeur virile, crit-il, cest la conscience, mais la conscience exalte, cest le respect de soi-mme et de la beaut de sa vie port jusqu la plus pure lvation, jusqu la passion la plus ardente. Celui qui pensait ainsi devait considrer volontiers sa vocation potique comme une mission et porter lart sur les hauteurs. Mais, chose digne de remarque, tandis que les fils de Chateaubriand, Lamartine en tte, se livraient en croyants aux effusions du lyrisme religieux, chez Alfred de Vigny, en dpit de son berceau catholique et de lair du temps, ce fut le doute justement,lincrdulit douloureuse qui ouvrit la source de posie en lui inspirant une profonde compassion pour la crature humaine livre tant dignorance et de misre. Je crois fermement une vocation ineffable qui mest donne, et jy crois cause de la piti sans bornes que minspirent les hommes, mes compagnons de misre, et cause du dsir que je me sens de leur tendre la main et de les lever sans cesse par des paroles de commisration et damour. Ainsi il fait parler le pote dans Stella, celui de ses ouvrages quil aimait le mieux, parce quil y avait mis le plus de son me. Cest ce dsir misricordieux qui a fait de VIgny pote ; il rsume son uvre, ses chants en prose et en vers. Sa muse sappelle la Piti. Il plane avec elle au-dessus de ce qui souffre ; les parias du monde sont ses amis ; les martyrs silencieux de lamour, de lhonneur, du gnie, Chatterton, Kitty Bell, Renaud le capitaine, voil ses clients. Il force les traits sombres du portrait de Richelieu pour venger de nobles victimes ; il dessine avec amour les ttes virginales et potiques tombes sous le couteau de Robespierre. Mais na-t-il pas donn lui-mme une figure sa muse dans cette adorable cration dloa, la vierge idale qui se laisse tomber du ciel dans les bras de Lucifer avec ce cri sublime : Seras-tu plus heureux ? Pome le plus beau, le plus parfait peut-tre de la langue franaise, ne craint pas de dire le critique que nous avons dj cit ; et il faut avouer quaucun pome ne renferme, sous le vtement diaphane des chastes vers, un plus bel idal damour et de piti. Dailleurs, dans toutes les compositions dAlfred de Vigny, roman, posie ou drame, prose ou vers, la conception toujours leve domine le reste. Il avait la recherche du rare et de lexquis, mais surtout dans lide ; son effort dartiste vers la perfection consistait moins dans le travail du style, toujours soign pourtant, que dans la spiritualisation de plus en plus exquise de la pense et aussi dans lart savant de la composition o aucun de ses rivaux ne la gal. Dans lexcution, surtout dans ses vers, on peut trouver parfois quelque effort, quelque incertitude, et nous avons, il se peut, des ouvriers plus habiles que lui ciseler une rime. Mais il a des coups daile sans pareils, des vers dune ampleur superbe, et, quand il slve dans lazur potique, cest la faon de cet aigle bless qui dans son vol, comme il la dit.Monte aussi vite au ciel que lclair en descend.

Et dans sa prose, quelle lgance potique et originale ! quelle douce et parfois quelle vigoureuse couleur ! Pour leffet et pour la vivacit du ton, autant que pour la vrit et lobservation des caractres, que de pages admirables ! Vous souvenez-vous, par exemple, du jugement dUrbain Grandier dans Cinq-Mars, de Richelieu recevant dans son cabinet la cour de Louis XIII, ou encore, dans Servitude, du dialogue entre le pape et lempereur Fontainebleau ? il faut remarquer aussi que cet an de lcole romantique nobit jamais un systme, un parti pris dcole. Il na point suivi le romantisme dans ses violences. Il est rest lui-mme, dlicat et pur dans ses audaces. Il a su se contenir et se rgler. Et cest pour cela que ses uvres ont gard leur tendre clat et quelles se reliront encore, quand dautres, du mme temps, qui ont fait autant et plus de bruit, seront peut-tre fanes. Depuis Servitude et Grandeur militaires, Alfred de Vigny, qui avait triomph dans la posie, dans le roman et au thtre, ne livra plus rien au public et se renferma dans la solitude. Cette retraite en pleine gloire et ce silence prolong devaient tonner, surtout dans un temps o la littrature est devenue une profession. Pourquoi ce pote chmait-il ? Pourquoi ne produisait-il plus rien ? Cest dabord quil tait pote et non pas producteur . Il savait se taire quand la voix intrieure ne lui disait pas de chanter. Et puis quel rapport y avait-il entre le pote de lidal et la foule du jour, entre le public de Stello et celui de Fanny, par exemple ? Mais que faisait-il dans sa retraite? Pourquoi ne pas ouvrir la porte de sa tour divoire ? Pourquoi tant de secret? Ses amis ont pntr quelque chose du mystre. Ils ont entrevu ce quil y avait, hlas ! de douleurs intimes dans cette solitude si sacre et si chre. Je lutte en vain contre la fatalit, disait-il lun deux; jai t garde-malade de ma pauvre mre, je lai t de ma femme pendant trente ans, je le suis maintenant de moi-mme. Il tait devenu alors malade son tour force de fatigues et de veilles. En effet, ce haut sentiment du devoir, de lhonneur, et cette piti tendre qui pntre toutes ses uvres, il les portait dans sa vie intime, et il mettait remplir sa tche de dvouement une ferveur inbranlable et tranquille, la flamme droite et pure qui brlait dans son me de pote et quaucun vent net fait dvier du ciel. Il crivait cependant au milieu de ces saintes peines ; mais, mesure quil stait rapproch de la perfection, il devenait plus difficile, et jetait au feu le travail de ses nuits. Sensible la gloire, peu curieux du bruit, plus sou cieux de lavenir que du prsent, et sachant ce que la postrit conserve des montagnes de volumes que chaque gnration lui apporte, il avait fait le tri lui-mme en ce qui le touchait. Il a brl ainsi toute une suite Stella, o il craignait de stre laiss emporter trop loin dans la dmonstration de son ide. Il restera pourtant de ces veilles un volume de posies encore indites, remplies de beauts du premier ordre et qui ravivera bientt, pour ce qui reste de public ami du grand art, ladmiration et les regrets. La seule fois quAlfred de Vigny sortit de sa retraite avec quelque bruit ntait pas faite pour lencourager et lui laissa au cur une assez vive amertume. En 1815, il avait t reu lAcadmie franaise. Alors (les temps sont changs !), les immortels en voulurent un peu au pote qui oubliait dans son discours le compliment de la fin pour le roi. M. Mole, qui se souvenait sans doute aussi de quelques traits de Stello, aussi ddaigneux pour les politiques que les politiques peuvent ltre pour les potes, fit du

fauteuil une vritable sellette o lauteur de Servitude et de Cinq-Mars fut immol coups dpingle. Quelques annes ou deux rvolutions plus tard, ctait aprs le 2 dcembre, Alfred de Vigny reut dans son chteau de Maine-Giraud, prs dAngoulme, une invitation du prince-prsident en voyage, et en train de faire, lui aussi, comme il le dit au pote, son roman historique, qui allait sappeler lEmpire. Alfred de Vigny avait connu le prince dans lexil, Londres. Des sympathies toutes personnelles ont t attribues par la malignit une mesquine ambition. Il aurait chass quelque vaine dignit quil naurait mme pas obtenue. Jamais homme ne fut plus au-dessus de cette banale accusation. Il vivait dans une rgion au-dessus des proccupations de lintrt et de la petite ambition, au-dessus des partis et des coteries politiques, dans limpossibilit mme de capituler ; car, ainsi que le disait M. Antony Deschamps, un de ses plus fidles tmoins :Il nattacha jamais de cocarde sa muse.

Jai dans les mains des notes qui tmoignent de ses sympathies leves pour limprial interlocuteur quil eut quelquefois, et il nen fit jamais mystre. Mais, un jour, un ministre lui demanda une cantate pour un berceau entour dhommages, salu de grandes esprances. Alfred de Vigny rpondit quil ne savait pas faire de ces chosesl . Et il resta pauvre, indpendant et pote, trois titres sinon la dfaveur, au moins labsence de faveurs ; ce qui lui a permis de mourir sans une note douteuse dans lharmonie chaste de son uvre et de sa vie, dans lhermine inviole de sa robe de pote. Il ne tenait qu ce titre-l. Il se souvenait seulement davoir t soldat. Je le vois encore; il y a quelques semaines, sur le fauteuil o lhorrible vautour qui dchirait ses entrailles le tenait clou depuis deux ans. Il tait envelopp dans un manteau romantique la mode de 1830, et il sy drapait avec sa grce noble mle dune certaine raideur militaire, comme un gnral bless dans son manteau de guerre. Aucune plainte ne schappait de ses lvres ples, et lon et dit que lHonneur, aprs la beaut de la vie, lui commandait maintenant de composer la beaut de la mort. Donnez-moi, me disait-il, des nouvelles du monde des vivants ! Mais je ne lui avais pas encore rpondu quil mentranait avec lui, comme il faisait toujours, dans le monde des ides, son vrai domaine, vers quelque champ de la posie ou de lart, dans son royaume !

Et maintenant, murmure Chatterton en mourant, penses venues den haut, remontez en haut avec moi ! Il en est une, de ces penses de toi, mon cher matre ! que je veux recueillir en ce moment o je me penche sur ta mmoire. Elle est potique, recherche dans son tour, mais exquise ; je laime parce quelle te ressemble. Quest-ce quune grande vie ? ditil quelque part. Cest un rve de jeunesse ralis dans lge mr Oui, la jeunesse rve ce qui est beau : le dvouement et lamour, lart et la posie. Ces beaux rves de

jeunesse, tu les a faits, mon cher matre ! ton ge mr incorruptible les a raliss ; par eux ta vie fut noble, et ton souvenir est grand ! Depuis la publication de ces lignes, le volume de posies posthumes auxquelles je faisais allusion a vu le jour. Cest quelquefois, de Vigny le pensait et il avait raison, le privilge des ouvrages mdiocres de russir sur-le-champ. Mais je ne mtais pas tromp en prsumant que ce livre si triste et si beau des Destines recueillerait demain, sinon tout de suite, les admirations qui comptent.[3] Ce mince volume de posie concentre, plein de pense, et succdant tout seul, aprs trente ans de silence, aux uvres dautrefois, aide justement comprendre ce silence. Luvre ne trahit ni appauvrissement ni desschement de la source de posie, mais une immense lassitude et comme une sublime oppression du cur sous le poids de la pense. Leau du fleuve coule lente, froide et profonde, mais cest leau de la mme source. Le pote qui sest pos les grands problmes et qui a mesur et prouv la vie. se soulage de temps en temps de la rverie qui le fait souffrir en lenfermant dans la sculpture de vers marmorens. Cest une posie altire et douloureuse qui fait songer ce vers dAlfred de Musset :Les chants dsesprs sont les chants les plus beaux.

Mais chant nest pas exact pour exprimer le caractre de cette posie, dernier mot, suprme et mystrieux soupir dune muse qui a fait vu de silence, ne voulant ni chanter ni gmir. Seulement, ils se sont bien tromps, ceux qui ont cru voir dans le paisible et stoque dsespoir des Destines un Alfred de Vigny tout nouveau et comme la rvlation inattendue dune pense quon naurait pas souponne. Il nest pas difficile de rattacher cette posie empreinte dune si haute mlancolie, qui a dit avec une calme douleur et un sourire si triste la colre de Samson et les vaines interrogations du Christ sur le mont des Oliviers, linspiration do naquit autrefois Mose et mme loa. Cinq-Mars aussi et Stello sont, de Vigny la reconnu lui-mme, les chants dune sorte de pome pique sur la dsillusion, ruines sur lesquelles il voulait lever la sainte beaut de la piti, de la bont, de lamour et la mle religion de lhonneur. Alfred de Vigny a toujours t le pote le plus penseur de ce sicle, et la direction de sa pense, dont le stocisme avec lincrdulit aux dogmes religieux fait le fond, quoique plus accuse la fin, na jamais vari. Les Destines sont le seul ouvrage achev quAlfred de Vigny ait laiss aprs lui, et je lai publi, suivant sa volont, sans en retrancher un vers, sans y ajouter ni une note ni une prface. Sa solitude avait vu natre bien dautres uvres ; jai eu dans les mains les dbris de quelques-unes de celles quil caressait, romans ou pomes, disant comme Andr Chnier :Rien nest fait aujourdhui, tout sera fait demain,

nen abandonnant aucune et nen finissant aucune: scrupule dartiste amoureux de la

perfection, ddain tout ensemble et apprhension du public vulgaire, langueur secrte aussi ; car sa vie intime tait, je lai dit, pleine damertume, et il tait lui-mme bless aux sources de la vie Il avait projet une suite loa, dont la conception tait fort belle. Il avait rv bien dautres pomes : on verra dans ce volume des traces de ces rves. Deux nouvelles consultations du Docteur noir devaient suivre la premire. Il avait entrepris un grand roman, les Franais en gypte, dont Bonaparte tait le hros, et une grande comdie en vers sur Regnard ; enfin, sur trois romans historiques commencs, il avait crit quelques mois avant sa mort : A brler aprs moi. Nul doute que ces uvres, sil avait pu ou voulu les achever, neussent ajout sa gloire. Jarrive ce que jappelle le Journal du Pote. Alfred de Vigny me montrait quelquefois dans sa bibliothque de nombreux petits cahiers cartonns, o il avait depuis longtemps jet au jour le jour ses notes familires, ses mmento, ses impressions courantes sur les hommes, sur les choses surtout, ses penses sur la vie et sur lart, la premire ide de ses uvres faites ou faire. Et, quelques jours avant sa mort, il me dit : Vous trouverez peut-tre quelque chose l. Jy ai trouv lhomme tout entier. Il a crit ici pour lui-mme, non pas sans couleur et sans style, il ne pouvait, mais sans apprt, avec une entire candeur. Ou ly surprend dans sa parfaite ressemblance dans sa vive et haute originalit. Il y poursuit, sans souci du public, sans tmoin que sa conscience, un monologue intime plein dintrt. On a, en gnral, bien jug lcrivain ; on a estim le pote son prix ; mais lhomme, si honor quil soit, nest pas encore bien connu. Est-ce une entreprise tmraire dentrouvrir, en laissant lire dans son journal, la perte de ce religieux de la posie et de lart et de montrer ce qutait au naturel Alfred de Vigny ? Rien, on le sait, nest plus intressant que ce genre de publication intime o lon voit de tout prs une figure dcrivain clbre quon na pu gure quimaginer daprs ses uvres ou de sches et inexactes biographies. Lintrt est plus rare lorsquil sagit dun homme comme Alfred de Vigny, qui sest retranch dans la solitude, connu seulement de quelques lus de son cur. Personne, a dit M. Jules Saiideau [4], na vcu dans sa familiarit, pas mme lui. Lobservation, qui a fait sourire, ne manque pas de vrit. On peut laccepter pour Alfred de Vigny malgr son tour pigrammatique. Ennemi de cette mle de relations banales si frquentes de notre temps, comme des propos mdiocres, indiscrets, vulgaires quelles engendrent, la familiarit avait pour lui quelque chose de trivial et presque dignoble par o elle le blessait. Ses amis ont connu le charme et labandon spirituel de son intimit; mais il est vrai quen gnral il senveloppait dune haute rserve comme dune armure dacier poli contre les bas contacts des hommes, et je crois bien quil gardait encore son armure quand il tait seul, pour se dfendre de la familiarit de vulgaires penses. Sa distinction manquait un peu de bonhomie ? Soit. Sil y avait quelque excs dans ce got du noble, dans ce respect de soi-mme, il nest pas craindre que cette particularit de sa nature devienne contagieuse.

Ces notes rvlatrices elles-mmes ont gard le grand air qui lui tait naturel, lattitude et laltitude de lhomme. Si on y cherche un intrt anecdotique et commun, on ne ly trouvera gure. Mais on ny trouvera pas davantage dattaque ou dinsinuation blessante contre personne , de ces flches empoisonnes, traits de Parthe des mmoires posthumes. il a pens sans doute M. Mol, quoiquil ne lait pas nomm dans sa pice les Oracles, publie depuis sa mort dans les Destines; mais il esprait bien publier ces posies lui-mme, et je me souviens quun jour il me disait : Jai flicit aujourdhui M. Guizot du dernier volume de ses beaux Mmoires ; mais je lai flicit dabord davoir noblement publi ses Mmoires de son vivant. Le respect de soi-mme a cela de bon quil nous maintient dans le respect dautrui. Il crivait dans une note du 31 dcembre 1833 : Lanne est coule .Je nai pas crit une ligne contre ma conscience ni contre aucun tre vivant, Il aurait pu signer cela chaque anne de sa vie. Ce quon recueillera dans ces mmoires de son imagination et de sa pense, ce sont ses ides, ses vues sur toutes choses : philosophie, politique, littrature ; ses doutes et ses convictions invariables, son esprit et son cur, tout cela rflchi dans ces notes parses comme dans les morceaux briss dun pur miroir. Parmi ces fragments souvent exquis,il en est peu qui naient de la valeur, soit en eux-mmes et par les ides quils expriment, soit par le jour quils jettent sur la physionomie du pote. Ses rflexions, en gnral, sont moins remarquables par labsolue justesse, qui peut en tre souvent conteste, que par la haute et profonde originalit, la finesse pntrante, la potique couleur ; et toujours sy rvlent son esprit dlicat, mme quand il est un peu chimrique, et son me fire mais tendre, attriste mais douce, dfiante du ciel silencieux autant que de la terre bruyante, toujours excellente et toute pure. Sauf quelques notes peu prs indispensables, je ne mlerai ces fragments intimes aucune rflexion : ils portent en eux-mmes leur meilleur commentaire, et lavantage ventuel de souligner par quelques remarques critiques plus ou moins ingnieuses la pense du pote ne vaudrait pas pour le lecteur le dommage de linterrompre. Quon ne se mprenne pas cependant. Ce nest pas une uvre de lui que je donne, car alors je ne me croirais pas permis dy coudre mme ce chapitre prliminaire. Alfred de Vigny a mis le signet luvre signe de son nom aprs le volume des Destines, et, pour obir ses intentions formellement exprimes, de mme quil na voulu sur sa tombe dautre loquence que les larmes des curs fidles, aucune prface, aucune tude de critique littraire ne sinstallera pour prendre sa mesure en tte des uvres quil a destines la publicit. Aussi bien cette mesure, la plupart du temps, est celle de la bienveillance ou de la valeur du cri tique plutt que celle de la taille de lauteur, et la postrit, en prsence de lcrivain, prend bien ses mesures toute seule. Mais ici, je le rpte, ce nest pas un ouvrage dAlfred de Vigny que je publie, cest moins et beaucoup plus. Sauf quelques vers ajouts la fin de ce volume et quil et runis sans doute ses posies, sil et pu les revoir, cest lui-mme que je donne, cest lui se parlant lui-mme et ne faisant pas uvre dauteur. Cest pour le faire mieux connatre, autant dire mieux aimer, que jexpose au jour, sous ma responsabilit, devant ma conscience et devant lui qui me voit peut-tre, ces

fragments significatifs de cette sorte de mmoires de sa vie mditative. Il ma sembl quil ne mavait pas interdit dy puiser avec discrtion dans lintrt des lettres et de sa pure renomme, puisquil me disait : Vous trouverez quelque chose l. Si, comme je lespre, on sent dans ces pages non-seulement un des potes les plus rares, mais un des hommes les meilleurs de ce pays, dune lvation que rehausse son scepticisme mme ; il crivait : Lhonneur, cest la posie du devoir et, de cette pense exquise, il faisait la devise de sa vie ; si lun y est touch dune sensibilit qui ntait pas seulement imaginative et intellectuelle : on lira le rcit mouvant de la mort de sa mre, moment de dtresse o il fut visit par les esprances religieuses ; si lon y sent une bont aimante qui lui faisait noter comme bonheurs lui arrivs des choses heureuses survenues ses amis, jaurai publi quelque chose de plus rare quun pome ou un roman indit dAlfred de Vigny, jaurai montr Alfred de Vigny. Au surplus, jai dj mieux quune esprance. Ces fragments, avant dtre runis ici, ont pour la plupart dj vu le jour ou au moins le demi-jour dans une Revue. Des journaux en ont reproduit quelque chose. Et ce quon en a pu lire a caus une vive sensation. Je le savais bien, noble pote ! que tu paratrais plus grand ceux qui approcheraient de toi ; javais le sentiment, cher et paternel ami, quen publiant ces notes frustes et pourtant si loquentes, jarrachais la tombe quelque chose de ton gnie, et, mieux encore, je faisais revenir comme lombre de ta belle me !

JOURNAL DUN POTE

1824

LE COMBAT INTELLECTUEL. Dieu jet Cest ma croyance la terre au milieu de lair et de mme lhomme au milieu de la destine. La destine lenveloppe et lemporte vers le but toujours voil. Le vulgaire est entran, les grands caractres sont ceux qui luttent. Il y en a peu qui aient combattu toute leur vie ; lorsquils se sont laiss emporter par le courant, ces nageurs ont t noys. Ainsi, Bonaparte saffaiblissait en Russie, il tait malade et ne luttait plus, la destine la submerg. Caton fut son matre jusqu la fin. Le fort fait ses vnements, le faible subit ceux que la destine lui impose. Une distraction entrane sa perte quelquefois, il faut quil surveille toujours sa vie : rare qualit. La seule facult que j'estime en moi est mon besoin ternel d'organisation. A peine une ide m'est venue, je lui donne dans la mme minute sa forme et sa composition, son organisation complte.

MA VIE A DEUX CENTS ANS. L'imagination nous vieillit, et souvent il semble

qu'on ait vu plus de temps en rvant que dans sa vie. Des empires dtruits, des femmes dsires, aimes, des passions uses , des talents acquis et perdus, des familles oublies, ah! combien j'ai vcu! N'y a-t-il pas deux cents ans que cela est ainsi ? Revue de ma vie entire.

LVATION. Comme le petit Poucet, en partant, remplit sa main de grains de mil et les jeta sur sa route, nous partons et Dieu nous remplit la main de jours dont le nombre est compt, nous les semons sur notre route avec insouciance et sans nous effrayer d'en voir diminuer le nombre.

PASSAGE DE MER. Un beau vaisseau partit de Brest un jour. Le capitaine fit connaissance avec un passager. Homme d'esprit, il lui dit : Je n'ai jamais vu d'homme qui me ft aussi cher. Arrivs la hauteur de Tati. Sur la ligne. Le pas- sager lui dit : Qu'avez-vous donc l ? Une lettre que j'ai ordre de n'ouvrir qu'ici; pour l'excuter. Il dit aux matelots d'armer leurs fusils et plit. Feu! il le fait fusiller. [5]

LE PORT

Une Te Deux El Chaque Comme La vie

ancre retiennent fois deux

sur au l'onde fois, jour

le port en au en ranim,

sable, et fuyant tu retour vain le fuit, trouble te

un pourtaiii, laisse flottes

cordage beau sur plus de

fragile vaisseau, l'argile, agile l'eau ! ou du s'exile port,

toi,

l'homme encor

se au

cache fond

souvent

L'lve, Car la

puis force

l'abaisse, n'est rien,

ou car

rebelle il n'est

ou point

docile; d'asile

Contre l'onde et contre le sort.

COMPARAISON POTIQUE. L'Islande. Dans les nuits de six mois, les longues nuits du ple, un voyageur gravit une montagne et, de l, voit au loin le soleil et le jour, tandis que la nuit est ses pieds : ainsi le pote voit un soleil, un monde sublime et jette des cris d'extase sur ce monde dlivr, tandis que les hommes sont plongs dans la nuit.

VERS Ouel

CRITS fut

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DE

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DONN DORVAL.

MADAME

Quel Ce Rien Quel Gloire, Rien Qui Comme Triste,

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Shakspeare? mes Je suivait - son en rayon terrible, yeux le de lis

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pas. pas, trace volupt! beaut figures obscures, passez,

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cherchant pouvoir hormis parmi les que

fantme

embrasse,

amour. cur, pleurs dans

passe ple et

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ainsi

Le ddain sur la bouche et vos grands yeux baisss. La rputation n'a qu'une bonne chose, c'est qu'elle permet d'avoir confiance en soi et de dire hautement sa pense entire. tant malade aujounl'hui, j'ai brl, dans la crainte des diteurs posthumes : une tragdie de Roland , une de Julien l'Apostat, et une d'Antoine et Cloptre, essayes, griffonnes, manques par moi de dix-huit vingt ans.

Il n'y avait de supportable dans Roland qu'un vers,sur Jsus-Christ : Fils exil du ciel, tu souffris au dsert. Je sors d'une longue maladie qui avait les symptmes du cholra. Je suis tonn de n'tre pas mort. J'ai souffert en silence des douleurs horribles, je croyais bien me coucher pour mourir. Mon sursis est prolong, ce qu'il me semble. La deuxime consultation sur le suicide. Elle renfermera tous les genres de suicide et des exemples de toutes leurs causes analyses profondment. L, j'mettrai toutes mes ides sur la vie. Elles sont consolantes par le dsespoir mme. Il est bon et salutaire de n'avoir aucune esprance. L'eaprance est la plus grande de nos folies. Cela bien compris, tout ce qui arrive d'heureux surprend . Dans cette prison nomne la vie, d'o nous partons les uns aprs les autres pour aller la mort, il ne faut compter sur aucune promenade , ni aucune fleur. Ds lors , le moindre bouquet, la plus petite feuille, rjouit la vue et le cur, on en sait gr la puissance qui a permis qu'elle se rencontrt sous vos pas. II est vrai que vous ne savez pas pourquoi vous tes prisonnier et de quoi puni ; mais vous savez n'en pas douter quelle sera votre peine : souffrance en prison, mort aprs. Ne pensez pas au juge, ni au procs que vous ignorerez toujours, mais seulement remercier le gelier inconnu qui vous permet souvent des joies dignes du ciel. Tel est l'aperu de l'ordonnance qui terminera la deuxime consultation du Docteur noir.[6] POUR LA DEUXIME CONSULTATION. Touss les crimes et les vices viennent de faiblesse. Ils ne mritent donc que la piti ! Je reviens l'ide de la deuxime consultation. Voici la vie humaine. Je me figure une foule d'hommes, de femmes et d'enfants, saisis dans un sommeil profond. Ils se rveillent emprisonns. Ils s'accoutument leur prison et, s'y font de petits

jardins. Peu peu, ils s'aperoivent qu'on les enlve les uns aprs les autres pour toujours. Ils ne savent ni pourquoi ils sont en prison, ni o on les conduit aprs et ils savent qu'ils ne le sauront jamais. Cependant, il y en a parmi eux qui ne cessent de se quereller pour savoir l'histoire de leur procs, et il y en a qui en inventent les pices ; d'autres qui racontent ce qu'ils deviennent aprs la prison, sans le savoir. Ne sont-ils pas fous ? Il est certain que le matre de la prison, le gouverneur, nous et fait savoir, s'il l'et voulu, et notre procs et notre arrt. Puisqu'il ne l'a pas voulu et ne le voudra jamais, contentonsnous de le remercier des logements plus ou moins bons qu'il nous donne, et, puisque nous ne pouvons nous soustraire la misre commune, ne la rendons pas double par des querelles sans fin. Nous ne sommes pas srs de tout savoir au sortir du cachot, mais srs de ne rien savoir dedans. Que Dieu est bon, quel gelier adorable, qui sme tant de fleurs qu'il y en a dans le prau de notre prison ! Il y en a (le croirait-on ?) qui la prison devient si chre, qu'ils craignent d'en tre dlivrs! Quelle est donc cette misricorde admirable et consolante qui nous rend la punition si douce? Car nulle nation n'a dout que nous ne fussions punis on ne sait de quoi. Il faut surtout anantir l'esprance dans le cur de l'homme. Un dsespoir paisible, sans convulsions de colre et sans reproches au ciel est la sagesse mme. Ds lors, j'accepte avec reconnaissance tous les jours de plaisir, tous les jours mme qui ne m'apportent pas un malheur ou un chagrin. On a de la peine s'imaginer que Robespierre ait t un enfant, port par sa bonne, qui sa mre ait souri et dont on ait dit : Le beau petit garon !

J'ai dans la tte une ligne droite. Une fois que j'ai lanc sur ce chemin de fer une ide quelconque, elle le suit jusqu'au bout malgr moi. Et pendant que j'agis et parle.

20 MAI. J'ai achev de corriger moi-mme, et moi seul, les preuves de la premire dition de Stello. Celte dition vaudra mieux que le manuscrit que je brlerai un de ces jours, et que je conserve encore je ne sais pourquoi. En cas peut-tre qu'un de mes amis me le demande.

ORGANISATION BIZARRE. Ma tte, pour concevoir et retenir les ides positives, est force de les jeter dans le domaine de l'imagination, et j'ai un tel besoin de crer qu'il me faut dire en allant pas pas : Si telle science ou telle thorie pratique n'existait pas, comment la formerais-je? Alors le but, puis l'ensemble, puis les dtails m'apparaissent, et je vois et je retiens pour toujours. Et comment faire autrement pour tomber d'loa la thorie d'infanterie? 1826

9 DCEMBRE. Achev de revoir les dernires preuves de Cinq-Mars. Ce qui fait l'originalit de ce livre, c'est que tout y a l'air roman et que tout y est histoire. Mais c'est un tour de force de composition dont on ne sait pas gr et qui, tout en rendant la lecture de l'histoire plus attachante par le jeu des passions, la fait suspecter de fausset et quelque-fois la fausse en effet.

LUNDI 6 NOVEMBRE. Voir est tout et tout pour moi. Un seul coup d'il me rvle un pays et je crois deviner sur le visage, une me. Aujourd'hui, onze heures, l'oncle de ma femme, M. le colonel Hamilton Bunbury, m'a prsent sir Walter Scott qu'il connaissait. Dans un appartement de l'htel de Windsor, au second, au fond de la cour, j'ai trouv l'illustre cossais. En entrant dans son cabinet, j'ai vu un vieillard tout autre que ne l'ont reprsent les portraits vulgaires : sa taille est grande, mince et un peu vote ; son paule droite est un peu penche vers le ct o il boite ; sa tte a conserv encore quelques cheveux blancs, ses sourcils sont blancs et couvrent deux yeux bleus, petits, fatigus mais trs-doux, attendris et humides, annonant, mon avis, une sensibilit profonde. Son teint est clair comme celui de la plupart des Anglais, ses joues et son menton sont colors lgrement. Je cherchai vainement le front d'Homre et le

sourire de Rabelais que notre Charles Nodier vit avec son enthousiasme sur le buste de Walter Scott, en Ecosse; son front m'a sembl, au contraire, troit, et dvelopp seulement au-dessus des sourcils ; sa bouche est arrondie et un peu tombante aux coins. Peut-tre est-ce l'impression d'une douleur rcente; cependant, je la crois habituellement mlancoHque comme je l'ai trouve. On l'a peint avec un nez aquilin : il est court, retrouss et gros l'extrmit. La coupe de son visage et son expression ont un singulier rapport avec le port et l'habitude du corps et des traits du duc de Cadore, et plus encore du marchal Mac donald, aussi de race cossaise; mais, plus fatigue et plus pensive, la tle du page s'incline plus que celle du guerrier. Lorsque j'ai abord sir Walter Scott, il tait occup crire sur un petit pupitre anglais de bois de citron, envelopp d'une robe de chambre de soie grise. Le jour tombait de la fentre sur ses cheveux blancs. Il s'est lev avec un air trs-noble et m'a serr affectueusement la main dans une main que j'ai sentie chaude, mais ride et un peu tremblante. Prvenu par mon oncle de l'offre que je devais lui faire d'un livre, il l'a reu avec l'air trs- touch et nous a fait signe de nous asseoir. On ne voit pas tous les jours un grand homme dans ce lemps-ci, lui ai-je dit; je n'ai connu encore que Bonaparte, Chateaubriand et vous (je me reprochais en secret d'oublier Girodet, mon ami, et d'autres encore, mais je parlais un tranger). Je suis honor, trs honor, m'a-t-il rpondu; je comprends ce que vous me dites, mais je n'y saurais pas rpondre en franais. .J'ai senti ds lors un mur entre nous. Voyant mon oncle me traduire ses paroles anglaises, il s'est efforc, en parlant lentement, de m'exprimer ses penses. Prenant Cinq-Mars : Je connais cet vnement, c'est une belle poque de votre histoire nationale. Je l'ai pri de m'en crire les dfauts en lui donnant mon adresse. Ne comptez pas sur moi pour critiquer, m'a-t-il dit, mais je sens, je sens! 11 me serrait la main avec un air paternel : sa main, un peu grasse, tremblait beaucoup ; j'ai pens que c'tait l'impatience de ne pas bien s'exprimer. Mon oncle a cru que ma visite lui avait caus une motion douce; Dieu le veuille et que toutes ses heures soient heureuses. Je le crois n sensible et timide. Simple et illustre vieillard ! Je lui ai demand s'il reviendrait en France : Je ne le sais pas, m'a-t-il dit. L'ambassadeur l'attendait, il allait sortir, je l'ai quitt, non sans l'avoir observ d'un il fixe tandis qu'il parlait en anglais avec mon oncle. 1829 L'histoire du monde n'est autre chose que la lutte du pouvoir contre l'opinion gnrale. Lorsque le pouvoir suit l'opinion, il est fort; lorsqu'il la heurte, il tombe. L'art est la vrit choisie. Si le premier mrite de l'art n'tait que la peinture exacte de la vrit, le panorama serait suprieur la Descente de croix.

PRFACE. Exempt de tout fanatisme, je n'ai point d'idole. J'ai lu, j'ai vu, je pense et j'cris seul,indpendant. L'homme est si faible, que, lorsqu'un de ses semblables se prsente disant : Je peux tout, comme Bonaparte, ou : Je sais tout, comme Mahomet, il est vainqueur et a dj moiti russi. De l le succs de tant d'aventuriers. La conscience publique est juge de tout. Il y a une puissance dans un peuple assembl. Un public ignorant vaut un homme de gnie. Pourquoi ? Parce que l'homme de gnie devine le secret de la conscience publique. La conscience, savoir avec, semble collective et appartient tous.

Lorsqu'un sicle est en marche guid par une pense, il est semblable une arme marchont dans le dsert. Malheur aux tranards ! rester en arrire, c'est mourir. Quel intervalle spare la curiosit qui fait accourir le peuple au passnge d'un roi, ou celui d'une girafe, d'un sauvage ou d'un acteur? Est-ce un cheveu ou une aiguille ?

Le clibataire ne donne point, comme le pre de famiile. des otages son pays : la femme, les enfants, garants qu'il ne peut dserter et devenir cosmopolite.

La puissance est toujours avec la lumire : de l vient que, dans le moyen ge, le clerg eut la force parce qu'il eut la science; prsent, il est infrieur en connaissances,de l en empire.

Il faut que les hommes de talent se portent sur les points menacs du carcle de l'esprit humain, et se rendent forts sur ce qui manque la nation.

La pense est semblable au compas qui perce le point sur lequel il tourne, quoique sa seconde bianche dcrive un cercle loign. L'homme succombe sous son travail et est perc par le compas.

La raison offense tous les fanatismes. Chaque homme nest que limage dune ide de lesprit gnral. Lhumanit fait un interminable discours dont chaque homme illustre est une ide. Jy veux reprsenter toujours la destine et lhomme, tels que je les conois. Lune lemportant comme la mer, et lautre grand parce quil la devance, ou grand parce quil lui rsiste.TRAGDIE.

Lclectisme est une lumire sans doute, mais une lumire comme celle de la lune, qui claire sans chauffer. On peut distinguer les objets sa clart, mais toute sa force ne produirait pas la plus lgre tincelle.DE LCLECTISME.

Parler de ses opinions, de ses amitis, de ses admirations, avec un demi-sourire, comme de peu de chose que lon est tout prt dabandonner pour dire le contraire : vice franais.

LESS FRANAIS. Tout Franais, ou peu prs, nat vaudevilliste et ne conoit pas plus haut que le vaudeville. crire pour un tel public, quelle drision! quelle piti ! quel mtier ! Les Franais n'aiment ni la lecture, ni la musique, ni la posie. Mais la socit, les salons, l'esprit, la prose.

LA GLOIRE. J"ai cru longtemps en elle; mais, rflchissant que l'auteur du Laocoon est inconnu, j'ai vu la vanit. Il y a, d'ailleurs, en moi quelque chose de plus puissant pour me faire crire, le bonheur de l'inspiration, dlire qui surpasse de beaucoup le dlire physique correspondant qui nous enivre dans les bras d'une femme. La volupt de l'me est plus longue... L'extase morale est suprieure l'extase physique. DU CHRIST. L'humanit devait tomber genoux devant cette histoire, parce que le sacrifice est ce qu'il y a de plus beau au monde, et qu'un Dieu n sur la crche et mort sur la croix dpasse les bornes des plus grands sacrifices. DES ROMAINS. C'tait un sage peuple que celui-l,peuple industrieux, sain et fort, s'il en fut. Sans philosophie, sans idalisme, ne se perdant gure en abstractions, mais ne considrant que le pouvoir sur la terre, la grandeur sur la terre, et limmortalit sur la terre, celle du nom. Sur ce point, le crne de Bonaparte fut tremp comme un crne romain, car il ne s'occupait gure d'autre chose. Tout Romain se considrait comme acteur ; il prenait tel rle et le poussait jusqu'o il pouvait aller. Je joue le rle de rpublicain, dit Caton; le rle fini, la Rpublique finissant, il se tue. Je joue celui d'empereur, dit Auguste, applaudissez et baissez le rideau, je meurs. La vie toujours publique des Romains est l tout entire.

PUDEUR. Un jour, elle changeait de chemise; elle vit son chien la regarder et lui lcher les pieds : la che- mise qu'elle quittait tait tombe trop vite ; l'autre n'tait pas mise encore. Toute nue, elle laissa tomber celle qu'elle tenait, et, effraye, se jeta sur le lit vanouie.

Le seul beau moment d'un ouvrage est celui o on lcrit.

UNE TRAGDIE SUR LADULTRE. Quoiquon ait abus de ce crime, on nen a pas encore sond la profondeur, les supplices de lamant, sa honte devant lpoux trahi.

1830

MARDI 27 JUILLET 1830. Aujourd'hui commencent les soulvements populaires. Les ordonnances du 25 en sont la cause. Le roi va Compigne et laisse les ministres faire feu sur le peuple. On l'entend pendant que j'cris. Je me sens heureux d'avoir quitt l'arme ; treize ans de services mal rcompenss m'ont acquitt envers les Bourbons. Ds l'avnement de Charles X, j'avais prdit qu'il tenterait d'arriver au gouvernement absolu. Il hait la Charte et ne la comprend pas. Les vieilles femmes de la cour et les favoris le gouvernent. Il est arriv mettre M. de Polignac au ministre et veut l'y maintenir malgr tout. 11 s'est cru insult par le renvoi des deux cent vingt et un la Chambre ; il croit pouvoir faire le Bonaparte : Bonaparte tait debout derrire ses canons Saint-Roch. Charles est a Compigne. Il a dit : Mon frre a tout cd, il est tomb; je rsisterai et ne tomberai pas. Il se trompe. Louis XVI est tomb gauche et Charles X droite. C'est toute la diffrence. 3 MERCREDI 28. Je ne puis plus traverser Paris. Les ouvriers sont lchs, brisent les rverbres, enfoncent les boutiques, tuent, et sont fusills et poursuivis par la garde. Le 50 de ligne a (dit-on) refus de faire feu sur le peuple. J'ai approuv le ministre du duc de Richelieu ; celui de M. de Martignac. La seule manire de rconcilier la Restauration et la Rvolution, ces deux ternelles ennemies, tait de gouverner avec les deux centres et d'craser de leur poids les extrmes. Aujourd'hui, un extrme l'emporte. Dsordres. Illgalit. Les ministres sont out laws, hors la loi et y ont plac le roi. Pourquoi n'est-il pas Paris? Pourquoi le Dauphin est-il absent?...

L'article 14 de la Charte, qui a servi de prtexte aux ordonnances, dit : Le roi... fait les rglements et ordonnances ncessaires pour l'excution des lois et la sret de l'tat. Il est vident que le membre de phrase la sret de ltat est le complment du premier. L'Etat, c'est la loi arme ; la sret de l'tat est la sret de la loi dans son cours. Cela ne peut tre entendu autrement que par une escobarderie de jsuite ou d'avocat. DE MERCREDI A JEUDI 29. Depuis ce matin, on se bat. Les ouvriers sont d'une bravoure de Vendens; les soldats, d'un courage de garde imipriale : Franrais partout. Ardeur et intelligence d'un ct, honneur de l'autre. Quel est mon devoir ? Protger ma mre et ma femme. Que suis-je ? Capitaine rform. J'ai quitt le service depuis cinq ans. La cour ne m'a rien donn durant mes services. Mes crits lui dplaisaient; elle les trouvait sditieux. Louis XIII tait peint de manire me faire dire souvent : Vous qui tes libral. J'ai reu des Bourbons un grade par anciennet, au 5 de la garde, le seul, car j'tais,entr lieutenant. Et pourtant, si le roi revient aux Tuileries et si le Dauphin se met la tte des troupes, j'irai me faire tuer avec eux. Le tocsin. J'ai vu l'incendie de la fentre des toits. La confusion viendra donc par le feu. Pauvre peuple, grand peuple, tout guerrier ! J'ai prpar mon vieil uniforme. Si le roi appelle tous les officiers, j'irai. Et sa cause est mauvaise, il est en enfance, ainsi que toute sa famille ; en enfance pour notre temps qu'il ne comprend pas. Pourquoi ai-je senti que je me devais cette mort? Cela est absurde. Il ne saura ni mon nom ni ma fin. Mais mon pre, quand j'tais encore enfant, me faisait baiser la croix de Saint-Louis, sous l'Empire : superstition, superstition politique, sans racine, purile, vieux prjug de fidlit noble, d'atttachement de famille, sorte de vasselage, de parent du serf au seigneur. Mais comment ne pas y aller demain matin s'il nous appelle tous ? J'ai servi treize ans le roi. Ce mot : le roi, qu'est-ce donc ? Et quitter ma vieille mre et ma jeune femme qui comptent sur moi ! Je les quitletai, c'est bien injuste, mais il le faudra. La nuit est presque acheve. Encore le canon. JEUDI 29. Ils ne viennent pas Paris, on meurt pour eux. Race de Stuarts ! Oh ! je garde ma famille. Attaque des casernes de la rue Verte et de la Ppinire. Bravoure incomparable des ouvriers serruriers. J'ai mis la tte la fentre pour voir si quelque bless de l'un des deux partis venait se rfugier ma porte. On vient de faire feu sur moi, on a cru que je voulais tirer de la fentre. Les trois balles ont cass la corniche de ma fentre. En vingt minutes, les deux casernes prises. VENDREEDi 30. Pas un prince n'a paru. Les pauvres braves de la garde sont abandonns sans ordres, sans pain depuis deux jours, traqus partout et se battant toujours. O guerre civile, ces obstins dvots t'ont amene ! Chasss de partout. Paris est libre. SAMEDI 31 . Donc, en trois jours, ce vieux trne sap! J'en ai fini pour toujours avec les gnantes superstitions politiques. Elles seules pouvaient troubler mes ides par leurs

mouvements d'instinct. Si le duc d'Enghien et t l ou seulement le duc de Berry, j'y serais mort. C'et peut-tre t dommage. Qui sait ce que je ferai ! DU P"" AOUT. Le duc d'Orlans est froidement accueilli par le peuple. Ses partisans ont pens que son nom de Bourbon lui faisait tort. Ils impriment qu'il n'appartient pas aux Capets-Bourbons, mais qu'il est Valois. 10 AOUT. Couronnement de Louis-Philippe Ier. Crmonie grave. C'est un couronnement protestant. Il convient un pouvoir qui n'a plus rien de mystique,dit le Globe, J'y trouve le dfaut radical que le trne ne s'appuie ni sur l'appel au peuple ni sur le droit de lgitimit, il est sans appui. On ferait une bonne comdie des chefs de parti qui l'ont t malgr eux dans les trois premires journes. 21 AOUT. En politique, je n'ai plus de cur. Je ne suis pas fch qu'on me l'ait t , il gnait ma tte. Ma tte seule jugera dornavant et avec svrit. Hlas! La Fortune en jetant ses ds n'avait pas encore amen la royaut dmocratique. Nous allons voir ce que c'est. J'ai organis la deuxime compagnie du quatrime bataillon de la premire lgion de la garde nationale, en nommant sur-le-champ mon sergent-major et le chargeant de la comptabilit; j'ai moi-mme parcouru, inscrit et command trois rues. 11 AOUT. On ne parle pas des officiers de la garde qui ont fait de nobles traits de bravoure. Un lieutenant au 6 de la garde, ayant reu l'ordre de faire feu, a refus parce que la rue tait pleine de femmes et d'enfants. Le colonel ritre l'ordre de faire feu et le menace de le faire arrter, il prend un pistolet et se brle la cervelle. Le Motteux, capitaine au premier rgiment, avait envoy sa dmission le jour des ordonnances folles de M. de Polignac. Le soir, on se bat ; il va trouver son colonel et le prie de regarder sa dmission comme non avenue. Sa compagnie est traque la Madeleine, dans les colonnes de lglise que l'on lve; on lui crie de se rendre, il refuse et est tu. Ces deux exemples peuvent servir de symbole parfait pour exprimer la situation d'me de la garde royale. Elle a fait noblement son devoir, mais contre-cur. Tant qu'une arme existera, l'obissance passive doit tre honore. Mais c'est une chose dplorable qu'une arme. 29 AOUT. Revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. J'ai command assez militairement le quatrime bataillon de la premire lgion. Le roi Louis-Philippe I er, aprs avoir pass devant le front du bataillon, a arrt son cheval, m'a t son chapeau et m'a dit : Monsieur de Vigny, je suis bien aise de vous voir et de vous voir l. Votre bataillon est trs-beau, dites-le tous ces messieurs de ma part, puisque je ne peux pas le faire

moi-mme. Je l'ai trouv beau et ressemblant Louis XIV peu prs comme madame de Svign trouvait Louis XIV le plus grand roi du monde. aprs avoir dans avec lui. Si je faisais le roman que je projette de la Vie et la Mort dun soldat. Pense. L'obissance passive, le martyre d'un soldat. Je plaiderais entre lui et le second personnage une actrice qui le suit partout et qui lui raconte la vie de son riw, qui a suivi une carrire politique davocat; toute magnifique, et toute pleine de trahisons et de rcompenses. Le jour o il n'y aura plus parmi les hommes ni enthousiasme, ni amour, ni adoration, ni dvouement, creusons la terre jusqu' son centre, mettons-y cinq cents milliards de barils de poudre et qu'elle clate en pices comme une bombe au milieu du firmament. Enterrement de Benjamin Constant. Je ne l'ai vu qu'une fois l'hiver dernier, chez madame O'Reilly. Il y fut d'une coquetterie charmante mon gard, disant ct de moi qu'il me regardait comme le plus grand des jeunes crivains. Quand je lui parlai de l'acharnement avec lequel on poursuivait la posie dans le ct gauche de la Chambre, il me dit que c'tait affaire de bonne compagnie, que c'tait crainte de paratre vouloir briser toutes les chanes, qu'on voulait conserver les plus lgres, celles des rgles littraires... J'engageai avec lui une sorte de petite querelle polie sur ce sujet et il se laissa battre, avec Walstein, trs-complaisamment. C'tait un homme d'un esprit suprieur. Il combattit toujours sans rcompense : ce que j'estime. Mais je crois quil avait son but d'ambition trs-lev, qu'il n'a pas atteint. Il n'et pas t satisfait d'tre pair de France ou premier ministre ; peut-tre lui fallait- il une rpublique et en tre prsident. La dynastie des Bourbons l'importunait, il a contribu la renverser; et la tristesse qu'il a confesse la tribune lui est venue de l'impuissance o il se sentait plong de rien fonder sur les ruines qu'il nous a faites. Il avait un assez noble profil, des formes polies et gracieuses, il tait homme du monde et homme de lettres, alliance rare, assemblage exquis. Je crois qu'il avait un cur froid et nulle imagination. Les Franais ont de l'imagination dans l'action et rarement dans la mditation solitaire. Le monde a la dmarche d'un sot, il s'avance en se balanant mollement entre deux absurdits : le droit divin et la souverainet du peuple.

II est dit que jamais je ne verrai une assemble d'hommes quelconque sans me sentir battre le cur d'une sourde colre contre eux, la vue de l'assurance de leur mdiocrit, de la suffisance et de la purilit de leurs dcisions, de l'aveuglement complet de leur conduite. Oh ! fuir ! fuir les hommes et se retirer parmi quelques lus, lus entre mille milliers de mille !

1831

23 DCEMBRE 1831 . Natre sans fortune est le plus grand des maux. On no s'en tire jamais dans cette socit base sur l'or. Je suis le dernier fils d'une famille trs-riche. Mon pre, ruin par la Rvolution, consacre le reste de son bien mon ducation. Bon vieillard cheveux blancs, spirituel, instruit, bless, mutil par la guerre de Sept ans, et gai et plein de grces, de manires. On m'lve bien. On dveloppe le sentiment des arts que j'avais apport au monde. J'eus , pendant tout le temps de l'Empire, le cur mu, en voyant l'empereur, du dsir d'aller l'arme. Mais il faut avoir l'ge; d'ailleurs, le grand homme est dtest; on loigne de lui mes ides, autant qu'il se peut. Vient la Restauration. Je m'arme seize ans de deux pistolets, et je vais, une cocarde blanche au chapeau, m'unir tous les royalistes qui s'annonaient faiblement. J'entre dans les compagnies rouges grands frais. Un cheval me casse la jambe. Boitant et peine guri, je pris la droute de Louis XVIII jusqu' Bthune, toujours l'arrire-garde et en face des lanciers de Bonaparte. En 1815, dans la garde royale, aprs un mois dans la ligne. J'attends neuf ans que lanciennet me fasse capitaine. J'tais indpendant d'esprit et de parole, j'tais sans fortune et pote, triple titre la dfaveur. Je me marie aprs quatorze ans de services, et ennuy du plat service de paix. On vient de faire sans moi une rvolution dont les principes sont bien confus. Sceptique et dsintress, je regarde et j'attends, dvou seulement au pays dornavant. 31 DCEMBRE, MINUIT. L'anne est coule. Je rends grces au ciel qui a fait qu'elle se soit passe comme les autres, sans que rien ait altr l'indpendance de mon caractre et le sauvage bonheur de ma vie. Je n'ai fait de mal personne. Je n'ai pas crit une ligne contre ma conscience, ni contre aucun tre vivant ; cette anne a t inoffensive comme les autres annes de ma vie.

1832

MMOIRES ET JOURNAL. Les importuiiits des biographies qui, bon gr, mal gr, veulent savoir et imprimer ma vie et ne cessent de m'crire pour avoir des dtails que je me garde de leur donner; la crainte du mensonge, que je hais partout, celle surtout de la calomnie ; le dsir de n'tre pas pos comme un personnage hroique ou romanesque, aux yeux du peu de gens qui s'occuperont de moi aprs moi : voil ce qui me fait prendre la rsolution d'crire mes mmoires.[7] J'irai de ma naissance cette anne, puis je commencerai un journal qui ira jusqu' ce que la main qui tient cette plume cesse d'avoii- la puissance d'crire. Je suis n Loches, petite ville de Touraine, jolie, dit- on; je ne l'ai jamais vue. A deux ans, on m'apporta Paris, o je fus lev, entre mon pre et ma mre et par eux, avec un amour sans parail. Ils avaient eu trois fils : Lon, Adolphe, Emmanuel, morts avant ma naissance. Je restais seul, le plus faible et le dernier d'une ancienne et nombreuse famille de Beauce. Mon grand-pre tait fort riche. Vigny, le Tronchet, Gravelle, merville, Saint-Mars, Sermoise, Lourquetaine, etc., etc., taient des terres lui. Il ne m'en reste que les noms sur une gnalogie. Il faisait en Beauce, avec mon pre et ses sept frres, de grandes chasses au loup. Il tenait un tat de prince. La Rvolution dtruisit tout. Ses terres appartinrent ses hommes d'affaires, qui les achetrent en assignats. Ses enfants moururent, les uns tus l'arme de Cond, les autres avec peu de biens, un la Trappe. Le frre de ma mre Quiberon, son pre en prison. Mon pre resta seul et m'leva avec peu de fortune. Malheur dont rien ne tire quand on est honnte homme. Je remarque, en repassant les trente annes de ma vie, que deux poques les divisent en deux parts presque gales, et ces poques semblent deux sicles la pense : l'Empire et la Restauration. L'une fut le temps de mon ducation ; l'autre, de ma vie militaire et potique. Une troisime poque commence depuis deux ans : celle de la Rvolution, ce sera la plus philosophique de ma vie, je pense. Je puis donc sparer le pass de mes jours en ces deux grandes parts. Temps que j'ai bien vus et bien observs du sombre point de vue o j'tais plac. APERUS GNRAUX A CLASSER. La svrit froide et un peu sombre de mon caractre n'tait pas native. Elle m'a t donne par la vie. Une sensibilit extrme , refoule ds l'enfance par les matres, et l'arme par les officiers suprieurs, demeura enferme dans le coin le plus secret du cur. Le monde ne vit plus, pour jamais, que les ides. Le Docteur noir seul parut en moi, Stello se cacha. J'tais malade en 1819, je crachais le sang. Mais,comme, force de jeunesse et de courage, je me tenais debout, marchais et sortais, il fallut continuer le service jusqu' la mort. Ce n'est que lorsqu'un homme est mort qu'on croit sa maladie dans un rgiment. Aprs son enterrement, on dit: Il parat qu'il tait vraiment malade. S'il est au lit, on dit :

Il fait semblant. S'il est malade de la poitrine et sort pour prendre l'air, on dit : C'est se moquer de ses camarades et leur faire faire son service. Cette duret se gagne. On se moque de vous si vous avez piti d'un soldat. L, vous avez horreur d'un hommme qui se brle la cervelle, on croit que cette rsolution ressemble la rvolte contre l'autorit. On devient impassible et dur. Je pris ce parti contre moi-uimo et je dis : J'irai jusqu' la fin. Je marchai une fois d'Amiens Paris par la pluie avec mou bataillon, crachant le sang sur toute la route et demandant du lait toutes les chaumires, mais ne disant rien de ce que je souffrais. Je me laissais dvorer par le vautour intrieur. Les drames et les romans mdiocres tendent prsent faire de l'intrt et des rencontres surprenantes en inventant des rapports accumuls, inimaginables : ainsi, si un ouvrier rencontre un bal champtre une grande dame, il se trouvera qu'il est justement charg de faire son bracelet et de le lui porter , et qu'il est aussi le fils de son mari, et qu'il est aussi l'assassin d'un sot qui va faire de la rivalit avec lui dans son grenier. Une actrice vraiment inspire est charmante voir sa toilette avant d'entrer en scne. Elle parle avec une exagration ravissante de tout ; elle se monte la tte sur de petites choses, crie, gmit, rit, soupire, se fche, caresse en une minute; elle se dit malade, souffrante, gurie. bien portante, faible, forte, gaie, mlancolique, en colre ; et elle nest rien de tout cela, elle est impatiente comme un petit cheval de course qui attend quon lve la barrire, elle piaffe sa manire, elle se regarde dans la glace, met son rouge, lte ensuite ; elle essaye sa physionomie et laiguise ; elle essaye sa voix en parlant haut, elle essaye son me en passant par tous les tons et tous les sentiments. Elle stourdit de lart et de la scne par avance, elle senivre.

Je me rappelle en travaillant un trait fort beau que la princesse de Bthune me conta un soir. M. de X... savait fort bien que sa femme avait un amant. Mais, les choses se passant avec dcence, il se taisait. Un soir, il entre chez elle ; ce quil ne faisait jamais depuis cinq ans. Elle stonne. Il lui dit : Restez au lit ; je passerai la nuit lire dans ce fauteuil. Je sais que vous tes grosse et je viens ici pour vos gens.[8] Elle se tut et pleura : ctait vrai. Le gnie pique a la place d'tendre ses ailes dans le grand roman. Dans le drame, il faut qu'il se rduise de trop troites proportions. Comme je trouve l'histoire la gne mme dans les drames de Shakspeare ! comme il a senti qu'il touffait !

Bonaparte meurt en disant : Tte d'arme, et repassant ses premires batailles dans sa mmoire ; Canning, en parlant d'affaires; Cuvier, en s'analysant lui-mme et disant : La tte s'engage. Et Dieu? Tel est le sicle : ils n'y pensrent pas! Oui, tel est le sicle. C'est que la raison humaine est arrive en ces hommes et doit arriver en tous la rsignation de notre failblesse et de notre ignorance. Soyons tout ce que nous pouvons tre, sachons le peu que nous pouvons savoir. C'est assez pour si peu de jours vivre. La rsignation qui nous est la plus difficile est celle de notre ignorance. Pourquoi nous rsignons-nous tout, except ignorer les mystres de l'ternit ? A cause de l'esprance qui est la source de toutes nos lchets. Nous inventons une foi, nous nous la persuadons, nous voulons la persuader aux autres, nous les frappons pour les y contraindre. Et pourquoi ne pas dire : Je sens sur ma tte le poids d'une condamnation que je subis toujours, Seigneur! mais, ignorant la faute et le procs, je subis ma prison.Jy tresse de la paille pour loublier quelquefois : l se rduisent tous les travaux humains. Je suis rsign tous les maux et je vous bnis la fin de chaque jour lorsqu'il s'est pass sans malheur. Je n'espre rien de ce monde et je vous rends grces de m'avoir donn la puissance du travail, qui fait que je puis oublier entirement en lui mon ignorance ternelle. On ne peut trop mettre d'indulgence dans ses rapports avec les jeunes gens qui consultent. Je pense qu'il faut toujours les encourager, les vanter, les lever leurs propres yeux, tirer d'eux tout ce que renferme leur cerveau et l'exprimer comme un grain de raisin jusqu' la dernire goutte. J'tais lieutenant de la garde royale, en garnison Versailles, en 1816, je crois, lorsque je fis une assez mauvaise tragdie de Julien lApostat, que j'ai brle dernirement. Telle qu'elle tait, je la montrai M. de Beauchamp, qui avait fait quelques livres d'histoire. Aprs avoir entendu la prface et le premier acte, il me serra la main vivement et me dit : Souvenez-vous de ceci : dater daujourrdhui, vous avez conquis votre indpendance. Ce fut un des encouragements qui me touchrent le plus, et l'un des premiers, car je n'osais rien lire personne. Peul-tre que, s'il m'et dit le contraire, je me fusse livr l'instinct de paresse, si puissant sur l'homme,que la principale occupation des hommes qui sont au pouvoir est toujours de le combattre. Ceci me remet en mmoire un homme d'esprit, mon cousin, le comte James de Montrivault. Je lui reprochais un jour qu'il fatiguait les soldats du rgiment dont il tait colonel et o j'tais capitaine. Mon ami, me dit- il, il faut toujours exiger des hommes plus qu'ils ne peuvent faire, afin d'en avoir tout ce qu'ils peuvent faire. C'tait un bon principe militaire venant d'un bon officier.

Bossuet met par trop de simplicit dans les explications de chaque mot de lHistoire universelle. On sent trop qu'il crit pour un enfant. Il ne peut dire : Anachronisme, sans ajouter sur-le-champ : Cette sorte d'erreur qui fait confondre le temps. Je n'ai jamais lu deux Harmonies ou Mditations de Lamartine sans sentir des larmes dans mes yeux. Quand je les lis tout haut, les larmes coulent sur ma joue. Heureux quand je vois d'autres yeux plus humides encore que les miens ! Larmes saintes ! larmes bienheureuses! d'adoration, d'admiration et d'amour! Si quelque chose ne me repoussait, je ferais un hymne la duchesse de Berry, qui vient, comme une madone.

Son enfant dans ses bras et son lis la main! Mais quoi! faire la cour une infortune aussi belle, c'est se confondre avec ceux qui se prparent des faveurs pour lavenir. Je n'ai point d'enthousiasme pour sa cause; sans quoi, je serais all combattre et non chanter. L'lgante simplicit, la rserve des mamires polies du grand monde causent nonseulement une aversion profonde aux hommes grossiers de toutes les opinions, mais une haine qui va jusqu' la soif du sang. La presse dvorera l'loquence : elle l'a dj mange . demi. Dans l'antiqult, qui perdait une reprsentation de Cicron perdait tout; aujourd'hui, on se dit : Je ne l'ai pas entendu ce matin, qu'importe ! je le lirai demain. Quelquefois, notre langue a embelli ce quelle a touch ; cela est rare, il est vrai. J'aime mieux Michel- Ange que Michelangelo, et Florence que Firenze. Le vritable citoyen libre est celui qui ne tient pas au gouvernement et qui n'en tient rien. Voil ma pense et voil ma vie.

L'amlioration de la classe la plus nombreuse et l'accord entre la capacit proltaire et l'hrdit propritaire sont toute la question politique actuelle. Le Docteur noir, c'est la vie. Ce que la vie a de rel, de triste, de dsesprant, doit tre reprsent par lui et par ses paroles, et toujours le malade doit tre suprieur sa triste raison de tout ce qu'a la posie de suprieur la ralit douloureuse qui nous enserre; mais cette raison selon la vie doit toujoursrduire le sentiment au silence, et le silence sera la meilleure critique de la vie. SUJET : L'HABEAS CORPUS, LE VIDE DES LOIS (pour la troisime consultation du Docteur noir). Le Docteur noir rencontre un homme en qui l'orgueil d'tre nomm le premier lgislateur de son temps est devenu une vraie maladie. Il tait avocat et avocasse du matin au soir. Le Docteur lui montre le dfaut de toutes les lois en le menant prs du lit d'un homme qui meurt en prison, o il a t laiss PRVENTIVEMENT neuf mois. Il est reconnu innocent, absous et meurt l'audience. Dans son agonie, il s'crie : Rendezmoi ma sant, mon temps, ma famille, mon bonheur perdu par cette prison. Si je suis innocent, pourquoi donc m'avez-vous tu ? Si je suis innocent, pourquoi ai-je pu tre tu sans que vous soyez des assassins ? Si vous tes des assassins , pourquoi n'y a-t-il pas quelqu'un qui ait le droit de vous mettre en accusation ?

L'amour physique et seulement physique pardonne toute infidlit. L'amant sait ou croit qu'il ne retrouvera nulle volupt pareille ailleurs, et, tout en gmissant, s'en repat. Mais toi, amour de l'me, amour passionn, tu ne peux rien pardonner. Pour l'homme qui sait voir, il n'y a pas de temps perdu. Ce qui serait dsuvrement pour un autre est observation et rflexion pour lui. Le charlatanisme est son comble. Je ne sais ce qui peut le faire cesser si ce n'est son excs ; j'espre en lui beaucoup.

LA CONSISTANCE, Avoir de la consistance , en France, n'est pas une phrase vaine. Cette expression reprsente parfaitement l'aplomb et la considration qu'une longue et honorable vie peut donner et que le talent ne donne pas lui seul. LE THTRE DANS LE JOURNAL. La passin du monde est de voir. Si les hommes pouvaient tous voir ce que fait chacun, s'ils pouvaient se construire un thtre assez vaste pour y voir agir les grandeurs et les clbrits, ils seraient heureux et transports chaque jour. C'est pour cela qu'ils ont cr le thtre; mais le thtre ne parle que du pass ou ne s'explique sur les vnements prsents que par des allusions trs-dtournes. 11 a fallu un thtre de chaque jour o des grands personnages vinssent jouer le malin leur rle de la veille, ou le soir celui du matin ; o les spectateurs fussent vingt, cent, huit cents, mille la fois; o tous les yeux d'un peuple fussent attentifs la mme scne, au mme moment, sans que les spectateurs eussent besoin de quitter leur demeure ; ce thtre a t fait, ce thtre, c'est un journal. L viennent jouer tous la fois les peuples et les rois. Acteurs, observez- vous bien ! tous vos gestes sont remarqus et compts, le monde a tous ses yeux ouverts sur vous. L'applaudissement est rare et le murmure frquent Htez-vous surtout de changer de scnes, car en un jour une scne est use et elle use et dvore votre nom, ou, si ce n'est elle, c'est celle que joue une autre clbrit dans quelque autre coin du globe. Celui qui fait mouvoir chaque jour son gr ces personnages vivants, celui qui las prsente sur son thtre, dans le sens et sous le jour qui lui plat, celui qui les grandit ou les rapetisse son gr, c'est le journaliste ! Ce sera toi demain, si tu veux ! Vois si tu trouves assez vaste cette occupation ! Ballanche, dans son Essai sur les institutions sociales, dit qu'il ne peut y avoir aucune raison d'crire la posie en vers, depuis que les pomes ne se chantent plus. Il nomme notre posie une langue trie, laquelle on ajoute la rime. Il se trompe. Tout homme qui dit bien ses vers les chante, en quelque sorte. Le noble et l'iqnohle sont les deux noms qui distinguent le mieux, mes yeux, les deux races d'hommes quivivent sur terre. Ce sont rellement deux races qui ne peuvent s'entendre en rien et ne sauraient vivre ensemble.

Les plus effrays du cholra taient les plus vieux. On dirait qu' force de vivre, ils s'imaginent qu'ils accumulent avec les annes des pierres d'un bel difice, que rien ne peut dtruire, et dont il faut avoir bien soin mesure qu'il vieillit. 31 DCEMBRE, MINUIT. L'anne expire enfin ; cette douloureuse anne a souffl sur nous le cholra et les guerres de toute nature. Tout ce qui mest cher a t prserv. tranger toutes les haines, jai t heureux dans toutes mes affections, je nai fait de mal personne, jai fait du bien plusieurs. Puisse ma vie entire scouler ainsi ! 1833 L'Histoire universelle de Bossuet, c'est Dieu faisant une partie d'checs avec les rois et les peuples. Clarisse est un ouvrage de stratgie, en quelque sorte. Vingt- quatre volumes employs h dcrire le sige d'un cur et sa prise. C'est digne de Vauban. STELLO. La troisime consultation sera sur les hommes politiques. La quatrime consultation sera sur l'ide de l'amour qui s'puise chercher l'ternit de la volupt et de l'motion. Les Aflinits lectives que le prfacier de Gthe critique amrement. Cest un grand malheur que de porter avec soi dans lavenir sou maladroit critique comme un ballon sa nacelle. Plus je vais, plus je maperois que la seule chose essentielle pour les hommes, cest de tuer le temps. Dans cette vie dont nous chantons la brivet sur tous les tons, notre plus grand ennemi, cest le temps, dont nous avons toujours trop. A peine avons-nous un bonheur, ou lamour, ou la gloire, ou la science, ou lmotion dun spectacle, ou celle dune lecture, quil nous faut passer un autre. Car que faire ? Cest l le grand mot. Les rois font des livres prsent, tant ils sentent bien que le pouvoir est l. Il est vrai quils les font mauvais.

Les gouvernements regardent la littrature comme une colonne inutile o leur jugement est crit : ils voudraient lempcher de slever. 74 ALFRED DE VIGNY Bonaparte aimait la puissance et visait la toute-puissance ; c'tait fort bien fait, car elle est un fait et un fait incontestable, facile prouver, tandis que la beaut d'une uvre de gnie peut toujours se nier. Gthe fut ennuy des questions de tout le monde sur la vrit de Werther. On ne cessait de s'informer lui de ce qu'il renfermait de vrai. Il aurait fallu, dit-il. pour satisfaire cette curiosit, dissquer un ouvrage qui m'avait cot tant de rllexions et d'efforts incalculables dans la vue de ramener tous les divers lments l'unit potique. La mme chose arriva Richardson pour Clarisse, Bernardin de SaintPierre pour Paul et Virginie. Quand j'ai publi Stello, la mme chose pour madame de Saint-Aignan, dont j'avais invent la situation dans le dernier drame d'Andr Chnier ; la mme pour Kitty Bell, dont j'ai invent l'tre et le nom. Pour Servitude et Grandeur militaires, mmes questions sur l'authenticit des trois romans que renferme ce volume. Mais il ne faut pas en vouloir au public, que nous dcevons par l'art, de chercher se reconnatre et savoir jusqu' quel point il a tort ou raison de se faire illusion. Le nom des personnages rels ajoute l'illusion d' optique du thatre et des livres, et la meilleure preuve du succs est la chaleur que met le public s'informer de la ralit de l'exemple qu'on lui donne. Pour les poles et la postrit, il suffit de savoir que le fait soit beau et probable. Aussi je rponds sur Laurette et les autres : Cela pourrait avoir t vrai. Sainte-lieuve fait un long article sur moi. Trop proccup du Cnacle qu'il avait chant autrefois, il lui a donn dans ma vie littraire plus d'importance qu'il n'en eut, dans le temps de ces runions rares et lgres. Sainte Beuve m'aime [9] et m'estime, mais me connat peine et s'est tromp en voulant entrer dans les secrets de ma manire de produire. Je conois tout coup un plan, je perfectionne longtemps le moule de la statue, je l'oublie 76 ALFRED DE VIGNY et, quand je me mets l'uvre aprs de longs repos, je ne laisse pas refroidir la lave un moment. C'est aprs de longs intervalles que j'cris, et je reste plusieurs mois de suite occup de ma vie, sans lire ni crire. Sur les dtails de ma vie, il s'est tromp en beaucoup

de points. Jamais je ne comptais sur la popularit d'loa et je voulais l'imprimer vingt exemplaires. En faisant Cinq-Mars, je dis mes amis : C'est un ouvrage public. Celuil fera lire les autres .Je ne me trompais pas. Il ne faut dissquer que les morts. Celte manire de chercher ouvrir le cerveau d'un vivant est fausse et mauvaise. Dieu seul et le pote savent comment nait et se forme la pense. Les hommes ne peuvent ouvrir ce fruit divin et y chercher l'amande. Quand ils veulent le faire, ils la retaillent et la gtent. Je n'ai compris ce mot s'amuser que comme exprimant le jeu des enfants et des tres sans penses. Du moment o l'on pense, qu'est-ce que cela ? Aimer, oui, car l'amour est une inpuisable source de rflexions, profondes comme l'ternil, hautes comme le ciel, vastes comme l'univers. 77 JOURNAL d'UN POTE L'ennui est la maladie de la vie. On se fait des barrires pour les sauter. Quand on se sent pris d'amour pour une femme, avant de s'engager, on devrait se dire : Comment est-ello en- toure ? quelle est sa vie ? Tout le bonheur de l'avenir est appuy l-dessus. Cinq-Mars, Stello, Servitude et Grandeur militaires (on l'a bien observ) sont, en effet, les chants d'une sorte de pome pique sur la dsillusion ; mais ce ne sera que des choses sociales et fausses que je ferai perdre et que je foulerai aux pieds les illusions; j'lverai sur ces dbris, sur cette poussire, la sainte beaut de l'enthousiasme, de l'amour, de l'honneur, de la bont, la misricordieuse et universelle indulgence qui remet toutes les fautes, et d'autant plus tendue que l'intelligence est plus grande. Les Franais ressemblent des hommes que je vis un jour se battant dans une voilure emporte au galop. Les partis se querellent et une invincible ncessit les emporte vers une dmocratie universelle. 78 ALFRED DE VIGNY

Clialeaubriand vient de faire une brochure-plaidoirie pour la duchesse de Berry, dans laquelle il esl un peu rpublicain. Le moindre crivain rpublicain ne se croit nullement oblig d'tre un peu monarchique. Marque certaine que le mouvement des esprits est dmocratique, puisque le plus ardent monarchiste fait le dmocrate. J'ai entendu le concert historique de Ftis. Cet rudit en musique a imagin de rassembler les monuments musicaux de la France et de les faire excuter avec les mmes instruments qu'au seizime sicle. La viole, la basse, l'orgue soutiennent la mlodie simple et grave des chants. Jamais l'art ne m'a enlev dans une plus pure extase, si ce n'est lorsque, tant malade Bordeaux, j'crivais Eloa. Les chants divins qui m'ont ravi surtout sont ceux de Laudi spirituali, cantiques la Vierge, chants par les confrries italiennes. Il y avait aussi un air de danse grave, dans la cour de Ferrare, au mariage du duc Alphonse d'Este; air d'une modestie et d'une grce incomparables. Je voyais passer, en l'entendant ces belles princesses aux yeux baisss et aux longues robes tranantes, se tenant droites et recevant des aveux d'amour avec rserve. Il y avait un madrigal cinq voix (par Palestrina), dlicieuse composition pleine d'amour et de suavit. Puis un concerto passegiato pour violes, harpe, orgue et thorbe. La terre parle avec ces instruments ; avec l'orgue le ciel rpond. Puis enfin la Romanesca, air tel qu'un ange en peut inventer pour adorer. Que j'ai admir ces mdailles de la musique! IDE DE POEME. LA FORNARINA. O matresse de Raphal, tu le vis s'puiser dans tes bras. Qu'as-tu fait, femme ! qu as-tu fait ! Une ide par baiser s'coulait sur tes lvres... Elle s'endort dans les bras de Raphal aprs qu'ils sont alls visiter la Campagne de Rome. Elle rve que ses ides, tues par elle, viennent se plaindre ; les ides de Raphal sont des tableaux sublimes. Les personnages se groupent, puis se dtachent en soupirant et reprennent leur vol vers le ciel. La Fornarina s'veille, embrasse Raphal : il tait mort. C'est une effrayante chose que la facilit avec laquelle les Franais affectent la conviction qu'ils n'ont pas, le caractre du voisin jusque dans leurs uvres les plus 80 ALFRED DE VIGNY leves. Rien ne montre mieux l'absence de foi et de caractre mme.

Barbier vient de publier il Pianto. Les dlices de Capoue ont amolli son caractre de posie, et Brizeux a dteint sur lui ses douces couleurs virgiliennes et laquistes drivant de Sainte-Beuve. Ils ont ml leurs couleurs et leurs eaux ; peine retrouve-t-on dans ce Pianto quelques vagues du fleuve jaune des lambes. L'eau bleutre qui entoure ces vagues est pure et belle, mais ce n'est pas celle du fleuve dbord d'o jaillit la Cure. Brizeux est un esprit fin et analytique qui ne fait pas des vers par inspiration et par instinct, mais parce qu'il a rsolu d'exprimer en vers les ides qu'il choisit partout avec soin. Il a des thories littraires et les a coules dans l'esprit de Barbier, qui ds lors, se mfiant de lui-mme , s'est parfum de formes antiques et latines qui touffent son lan satirique et lyrique. Barbier et Brizeux devraient ne jamais se voir, malgr leur amiti. Il arrive Barbier ce que je lui ai prdit; on s'crie : C'est beau, mais c'est autre chose que lui. 81 JOURNAL D'UN POTE Dans le roman, un homme parfait comme Grandisson ennuie toujours. Dans l'histoire, comme Washington, il parait froid, et, dans la vie, il est froidement aim. Un homme parfait est aim comme Dieu, assez froidement. C'est que les passions seules intressent les hommes,toujours agits par des passions. Les pendules seules se meuvent par des principes ; les hommes font des principes et agissent contre ces principes mmes. Les anciens taient naturels,vrais dans leurs manires, comme sont encore les Italiens et quelques peuples orientaux. J'ai t mu en relisant l'entrevue d'Alexandre et de Narque, au retour de celui-ci aprs son admirable expdition maritime. Le premier vnement dans l'histoire de la navigation est ce voyage du golfe Persique l'Indus. J'aime les pleurs d'Alexandre recevant Narque et demeurant longtemps sans pouvoir parler, parce qu'il croit que ses Macdoniens et ses vaisseaux ont pri. L'homme antique ne faisait jamais de fausse dignit ; il pleurait sans rougir de ses larmes, quelque grand qu'il ft. Si j'ai le temps, je montrerai cette belle et vraie nature antique sur la scne. 82 ALFRED DE VIGNY Mouvement de posie qui s'lancent malgr moi. O ma muse ! ma muse ! je suis spar de toi. Spar par les vivants qui ont des corps et qui font du bruit. Toi,tu n'as pas de corps ; tu es une me , une belle me , une desse.

Bonaparte, c'est l'homme; Napolon, c'est le rle. Le premier a une redingote et un chapeau; le second, une couronne de lauriers et une toge. Le 6 de ce mois de mars, ma mre, ma bonne mre a eu une attaque de paralysie sur tout le ct droit, joue,bras et jambe; les saignes l'avaient rtablie. Aujourd'hui, elle a une seconde attaque d'apoplexie que deux saignes suspendent ; mais on ne peut parvenir dgager le cerveau, qui s'gare et reste perdu peut-tre pour toujours. Elle avait un jeune mdecin, M.Magistel ; j'y joins M. Salmade , mdecin expriment et g , pour que sa prudence empche l'ardeur trop hardie de l'autre. DU 17 AU 18 MARS. Nuit d'angoisses. Je la passe debout, prs du lit de ma mre, Au jour, son visage tait effrayant. 83 JOURNAL D'UN POTE Dans la journe, ma mre me reconnat. Elle me pntre de douleur et de reconnaissance en me parlant avec amour ; elle est charme de me voir prs d'elle, je lui fais plus de bien que les mdecins , dit-elle. J'ai russi avec ma voix la calmer en lui parlant. 19 MARS. ~ Nuit affreuse. Saigne. Consultation de MM. Salmade , Magistei et Doulile. mtique. Le cerveau est dgag. Sa vie sauve. Depuis ce jour, elle s'affaiblit, puis reprend des forces. Elle a sa tte et me donne ses clefs. Elle me prie de diriger ses affaires. Heureuse de n'avoir plus y penser. Elle me dit devant Lydia [10] et le mdecin, qu'elle n'a pas fait de testament et ne laisse rien qu' moi, et Anglique, sa femme de chambre, une pension qu'elle me prie de lui faire. J'en fais sur-le-champ l'engagement et le remets Anglique devant elle. Cela lui donne beaucoup de caime. La nuit est bonne. Je trouve un ordre admirable dans ses papiers ; je les remets devant elle dans son secrtaire, et je ne prends rien de l'argent qu'il renferme ; je veux que , si elle est gurie, elle retrouve tout dans l'tat o elle l'a laiss. 84 ALFRED DE VIGNY Je paye toutes les dpenses de sa maison. Quand son sang coule, mon sang souffre; quand elle parle et se plaint, mon cur se serre horriblement ; cette raison froide et calme comme celle d'un magistrat, brise par le coup de massue de l'apoplexie, cette me forte luttant contre les flots de sang qui l'oppressent, c'est pour moi une agonie comme pour ma pauvre mre, c'est un supplice comparable la roue.

27 MARS. Jour de ma naissance. Je l'ai pass couter et regarder ma mre dans son lit de douleur. Il y a trente-six ans, elle y tait pour me donner le jour; qui sait si elle n'y est pas pour quitter sa vie? 31 MARS AU SOIR. Ma pauvre mre tait douloureusement mieux ce soir. Elle tait calme, elle tait gaie, ne souffrait pas et s'amusait de la nouvelle du mariage de Mary Runbury. Elle m'a dit : Quoique je ne sois pas l tout entire, cris-lui que je prends beaucoup de part son bonheur. MME TAT. Ma mre m'a dit : Je serais bien goste de ne pas te laisser prendre mes livres, moi qui ne pourrai plus lire. Il vaudrait mieux pour moi tre morte que rester ainsi. Pauvre mre, elle me tue avec ces mots-l. 3 AVRIL. Un vaisseau cargue toutes ses voiles dans l'orage et se laisse aller au sent. Je fais de mme dans les chagrins et les grands vnements ; pour mnager les forces de ma tte, je ne lis ni n'cris, et je ne laisse prendre la vie sur moi que le moins possible. Malgr tout ce travail de la volont, la douleur nous saisit au cur malgr nous et reste l. La vie de famille attendrit l'homme. Un mameluk est achet l'ge de douze ans en Circassie. Il est lev en soldat, en centaure. Il a des esclaves gyptiennes qui jamais ne lui donnent d'enfants en gypte ; il n'a ni pre ni fils ; il a des compagnons d'armes qu'il ne pleure pas quand ils tombent. Il est l'homme le plus nergique de la terre. Quelquefois, j'envie cet homme et je regrette mes quatorze ans d'arme. 1834 ROMAN MODERNE. UN HOMME DHONNEUR. Lhonneur est la seule base de sa conduite et remplace la religion en lui. Le faire passer sa vie entire par toutes les professions actuelles, dont en mme temps son contact fera ressortir les dfauts et dont sa conduite fera la satire.

Lhonneur le dfend de tous les crimes et de toutes les bassesses : cest sa religion. Le christianisme est mort dans son cur. A sa mort, il regarde la croix avec respect, accomplit tous ses devoirs de chrtien comme une formule et meurt en silence. Lennui est la grande maladie de la vie; on ne cesse de maudire sa brivet, et toujours elle est trop longue, puisquon nen sait que faire. Ce serait faire du bien aux hommes que de leur donner la manire de jouir des ides et de jouer avec elles, au lieu de jouer avec les actions qui froissent toujours les autres et nuisent au prochain. Un man