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Alexis de TocquevilleDE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE II

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Table des matières

DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE II

Avertissement par Alexis de Tocqueville

Première partie: Influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel auxÉtats-Unis

Chapitre I: De la méthode philosophique des AméricainsChapitre II: De la source principale des croyances chez les peuples démocratiquesChapitre III: Pourquoi les Américains montrent plus d'aptitude et de goût pour les idées

générales que leurs pères les AnglaisChapitre IV: Pourquoi les Américains n'ont jamais été aussi passionnés que les

Français pour les idées générales en matière politiqueChapitre V: Comment, aux États-Unis, la religion sait se servir des instincts

démocratiquesChapitre VI: Du progrès du catholicisme aux États-UnisChapitre VII: Ce qui fait pencher l'esprit des peuples démocratiques vers le panthéismeChapitre VIII: Comment l'égalité suggère aux Américains l'idée de la perfectibilité

indéfinie de l'hommeChapitre IX: Comment l'exemple des Américains ne prouve point qu'un peuple

démocratique ne saurait avoir de l'aptitude et du goût pour les sciences, lalittérature et les arts

Chapitre X: Pourquoi les Américains s'attachent plutôt à la pratique des sciences qu'àla théorie

Chapitre XI: Dans quel esprit les Américains cultivent les artsChapitre XII: Pourquoi les Américains élèvent en même temps de si petits et de si

grands monumentsChapitre XIII: Physionomie littéraire des siècles démocratiquesChapitre XIV: De l'industrie littéraireChapitre XV: Pourquoi l'étude de la littérature grecque et latine est particulièrement

utile dans les sociétés démocratiquesChapitre XVI: Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaiseChapitre XVII: De quelques sources de poésie chez les nations démocratiquesChapitre XVIII: Pourquoi les écrivains et les orateurs américains sont souvent boursouflésChapitre XIX: Quelques observations sur le théâtre des peuples démocratiques

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Chapitre XX: De quelques tendances particulières aux historiens dans les sièclesdémocratiques

Chapitre XXI: De l'éloquence parlementaire aux États-Unis

Deuxième partie: Influence de la démocratie sur les sentiments des Américains

Chapitre I: Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent etplus durable pour l'égalité que pour la liberté

Chapitre II: De l'individualisme dans les pays démocratiquesChapitre III: Comment l'individualisme est plus grand au sortir d'une révolution

démocratique qu'à une autre époqueChapitre IV: Comment les Américains combattent l'individualisme par des institutions

libresChapitre V: De l'usage que les Américains font de l'association dans la vie civileChapitre VI: Du rapport des associations et des journauxChapitre VII: Rapports des associations civiles et des associations politiquesChapitre VIII: Comment les Américains combattent l'individualisme par la doctrine de

l'intérêt bien entenduChapitre IX: Comment les Américains appliquent la doctrine de l'intérêt bien entendu

en matière de religionChapitre X: Du goût du bien-être matériel en AmériqueChapitre XI: Des effets particuliers que produit l'amour des jouissances matérielles

dans les siècles démocratiquesChapitre XII: Pourquoi les Américains font voir un spiritualisme si exaltéChapitre XIII: Pourquoi les Américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-

êtreChapitre XIV : Comment le goût des jouissances matérielles s’unit, chez les Américains,

à l'amour de la liberté et au soin des affaires publiquesChapitre XV: Comment les croyances religieuses détournent de temps en temps l'âme

des Américains vers les jouissances immatériellesChapitre XVI: Comment l'amour excessif du bien-être peut nuire au bien-êtreChapitre XVII: Comment dans les temps d'égalité et de doute il importe de reculer l'objet

des actions humainesChapitre XVIII: Pourquoi chez les Américains toutes les professions honnêtes sont

réputées honorablesChapitre XIX: Ce qui fait pencher presque tous les Américains vers les professions

industriellesChapitre XX: Comment l'aristocratie pourrait sortir de l'industrie

Troisième partie : Influence de la démocratie sur les mœurs proprement dites

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Chapitre I: Comment les mœurs s'adoucissent à mesure que les conditions s'égalisentChapitre II: Comment la démocratie rend les rapports habituels des Américains plus

simples et plus aisésChapitre III: Pourquoi les Américains ont si peu de susceptibilité dans leur pays et se

montrent si susceptibles dans le nôtreChapitre IV: Conséquences des trois chapitres précédentsChapitre V: Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maîtreChapitre VI: Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à élever le

prix et à raccourcir la durée des bauxChapitre VII: Influence de la démocratie sur les salairesChapitre VIII: Influence de la démocratie sur la familleChapitre IX: Éducation des jeunes filles aux États-UnisChapitre X: Comment la jeune fille se retrouve sous les traits de l'épouseChapitre XI: Comment l'égalité des conditions contribue à maintenir les bonnes mœurs

en AmériqueChapitre XII: Comment les Américains comprennent l'égalité de l'homme et de la

femmeChapitre XIII: Comment l'égalité divise naturellement les Américains en une multitude

de petites sociétés particulièresChapitre XIV: Quelques réflexions sur les manières américainesChapitre XV: De la gravité des Américains et pourquoi elle ne les empêche pas de faire

souvent des choses inconsidéréesChapitre XVI: Pourquoi la vanité nationale des Américains est plus inquiète et plus

querelleuse que celle des AnglaisChapitre XVII: Comment l'aspect de la société, aux États-Unis, est tout à la fois agité et

monotoneChapitre XVIII: De l'honneur aux États-Unis et dans les sociétés démocratiquesChapitre XIX: Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d'ambitieux et si peu de grandes

ambitionsChapitre XX: De l'industrie des places chez certaines nations démocratiquesChapitre XXI: Pourquoi les grandes révolutions deviendront raresChapitre XXII: Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la paix, et les

armées démocratiques naturellement la guerreChapitre XXIII: Quelle est, dans les armées démocratiques, la classe la plus guerrière et la

plus révolutionnaireChapitre XXIV: Ce qui rend les armées démocratiques plus faibles que les autres armées

en entrant en campagne et plus redoutables quand la guerre se prolongeChapitre XXV: De la discipline dans les armées démocratiquesChapitre XXVI: Quelques considérations sur la guerre dans les sociétés démocratiques

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Quatrième partie: De l'influence qu'exercent les idées et les sentimentsdémocratiques sur la société politique

Chapitre I: L'égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libresChapitre II: Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont

naturellement favorables à la concentration des pouvoirsChapitre III: Que les sentiments des peuples démocratiques sont d'accord avec leurs

idées pour les porter à concentrer le pouvoirChapitre IV: De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un

peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l'en détournentChapitre V: Que parmi les nations européennes de nos jours le pouvoir souverain

s'accroît, quoique les souverains soient moins §tablesChapitre VI: Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindreChapitre VII: Suite des chapitres précédentsChapitre VIII: Vue générale du sujet

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DE LADÉMOCRATIEEN AMÉRIQUE

II

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AVERTISSEMENT

par Alexis de Tocqueville

Les Américains ont un état social démocratique qui leur a naturellement suggéré decertaines lois et de certaines mœurs politiques.

Ce même état social a, de plus, fait naître, parmi eux, une multitude de sentiments etd'opinions qui étaient inconnus dans les vieilles sociétés aristocratiques de l'Europe. Il adétruit ou modifié des rapports qui existaient jadis, et en a établi de nouveaux. L'aspect de asociété civile ne s'est pas trouvé moins changé que a physionomie du monde politique.

J'ai traité le premier sujet dans l'ouvrage publié par moi il y a cinq ans, sur la démocratieaméricaine. Le second fait l'objet du présent livre. Ces deux parties se complètent l'une parl'autre et ne forment qu'une seule oeuvre.

Il faut que, sur-le-champ, je prévienne le lecteur contre une erreur qui me serait fortpréjudiciable.

En me voyant attribuer tant d'effets divers à l'égalité, il pourrait en conclure que jeconsidère l'égalité comme la cause unique de tout ce qui arrive de nos jours. Ce serait mesupposer une vue bien étroite.

Il y a, de notre temps, une foule d'opinions, de sentiments, d'instincts, qui ont dû lanaissance à des faits étrangers ou même contraires à l'égalité. C'est ainsi que, si je prenais lesÉtats-Unis pour exemple, je prouverais aisément que la nature du pays, l'origine de seshabitants, la religion des premiers fondateurs, leurs lumières acquises, leurs habitudesantérieures, ont exercé et exercent encore, indépendamment de la démocratie, une immense

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influence sur leur manière de penser et de sentir. Des causes différentes, mais aussi distinctesdu fait de l'égalité, se rencontreraient en Europe et expliqueraient une grande partie de ce quis'y passe.

Je reconnais l'existence de toutes ces différentes causes et leur puissance, mais mon sujetn'est point d'en parler. Je n'ai pas entrepris de montrer la raison de tous nos penchants et detoutes nos idées; j'ai seulement voulu faire voir en quelle partie l'égalité avait modifié les unset les autres.

On s'étonnera peut-être qu'étant fermement de cette opinion que la révolutiondémocratique dont nous sommes témoins est un fait irrésistible contre lequel il ne serait nidésirable ni sage de lutter, il me soit arrivé souvent, dans ce livre, d'adresser des paroles sisévères aux sociétés démocratiques que cette révolution a créées.

Je répondrai simplement que c'est parce que je n'étais point un adversaire de ladémocratie que j'ai voulu être sincère envers elle.

Les hommes ne reçoivent point la vérité de leurs ennemis, et leurs amis ne la leur offrentguère; c'est pour cela que je l'ai dite.

J'ai pensé que beaucoup se chargeraient d'annoncer les biens nouveaux que l'égalitépromet aux hommes, mais que peu oseraient signaler de loin les périls dont elle les menace.C'est donc principalement vers ces périls que j'ai dirigé mes regards, et, ayant cru lesdécouvrir clairement, je n'ai pas eu la lâcheté de les taire.

J'espère qu'on retrouvera dans ce second ouvrage l'impartialité qu'on a paru remarquerdans le premier. Placé au milieu des opinions contradictoires qui nous divisent, j'ai tâché dedétruire momentanément dans mon cœur les sympathies favorables ou les instincts contrairesque m'inspire chacune d'elles. Si ceux qui liront mon livre y rencontrent une seule phrasedont l'objet soit de flatter l'un des grands partis qui ont agité notre pays, ou l'une des petitesfactions qui, de nos jours, le tracassent et l'énervent, que ces lecteurs élèvent la voix etm'accusent.

Le sujet que j'ai voulu embrasser est immense; car il comprend la plupart des sentimentset des idées que fait naître l'état nouveau du monde. Un tel sujet excède assurément mesforces; en le traitant, je ne suis point parvenu à me satisfaire.

Mais, si je n'ai pu atteindre le but auquel j'ai tendu, les lecteurs me rendront du moinscette justice que j'ai conçu et suivi mon entreprise dans l'esprit qui pouvait me rendre digned'y réussir.

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De la Démocratie en Amérique II

Première partieINFLUENCE DE LA DÉMOCRATIESUR LE MOUVEMENT INTELLECTUELAUX ÉTATS-UNIS

CHAPITRE I

De la méthode philosophiquedes américains

Je pense qu'il n'y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l'on s'occupe moins dephilosophie qu'aux États-Unis.

Les Américains n'ont point d'école philosophique qui leur soit propre, et ils s'inquiètentfort peu de toutes celles qui divisent l'Europe; ils en savent à peine les noms.

Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des États-Unis dirigent leuresprit de la même manière, et le conduisent d'après les mêmes règles; c'est-à-dire qu'ils

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possèdent, sans qu'ils se soient jamais donné la peine d'en définir les règles, une certaineméthode philosophique qui leur est commune à tous.

Échapper à l'esprit de système, au joug des habitudes, aux maximes de famille, auxopinions de classe, et, jusqu'à un certain point, aux préjugés de nation; ne prendre la traditionque comme un renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour faireautrement et mieux; chercher par soi-même et en soi seul la raison des choses, tendre aurésultat sans se laisser enchaîner au moyen, et viser au fond à travers la forme: tels sont lesprincipaux traits qui caractérisent ce que j'appellerai la méthode philosophique desAméricains.

Que si je vais plus loin encore, et que, parmi ces traits divers, je cherche le principal etcelui qui peut résumer presque tous les autres, je découvre que, dans la plupart desopérations de l'esprit, chaque Américain n'en appelle qu'à l'effort individuel de sa raison.

L'Amérique est donc l'un des pays du monde où l'on étudie le moins et où l'on suit lemieux les préceptes de Descartes. Cela ne doit pas surprendre.

Les Américains ne lisent point les ouvrages de Descartes, parce que leur état social lesdétourne des études spéculatives, et ils suivent ses maximes parce que ce même état socialdispose naturellement leur esprit à les adopter.

Au milieu du mouvement continuel qui règne au sein d'une société démocratique, le lienqui unit les générations entre elles se relâche ou se brise; chacun y perd aisément la trace desidées de ses aïeux, ou ne s'en inquiète guère.

Les hommes qui vivent dans une semblable société ne sauraient non plus puiser leurscroyances dans les opinions de la classe à laquelle ils appartiennent , car il n'y a, pour ainsidire, plus de classes, et celles qui existent encore sont composées d'éléments si mouvants,que le corps ne saurait jamais y exercer un véritable pouvoir sur ses membres.

Quant à l'action que peut avoir l'intelligence d'un homme sur celle d'un autre, elle estnécessairement fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, sevoient tous de fort près, et, n'apercevant dans aucun d'entre eux les signes d'une grandeur etd'une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers leur propre raison comme versla source la plus visible et la plus proche de la vérité. Ce n'est pas seulement alors laconfiance en tel homme qui est détruite, mais le goût d'en croire un homme quelconque surparole.

Chacun se renferme donc étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde.

L'usage où sont les Américains de ne prendre qu'en eux-mêmes la règle de leur jugementconduit leur esprit à d'autres habitudes.

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Comme ils voient qu'ils parviennent à résoudre sans aide toutes les petites difficultés queprésente leur vie pratique, ils en concluent aisément que tout dans le monde est explicable, etque rien n'y dépasse les bornes de l'intelligence.

Ainsi, ils nient volontiers ce qu'ils ne peuvent comprendre: cela leur donne peu de foipour l'extraordinaire et un dégoût presque invincible pour le surnaturel.

Comme c'est à leur propre témoignage qu'ils ont coutume de s'en rapporter, ils aiment àvoir très clairement l'objet dont ils s'occupent; ils le débarrassent donc, autant qu'ils lepeuvent, de son enveloppe, ils écartent tout ce qui les en sépare et enlèvent tout ce qui lecache aux regards, afin de le voir de plus près et en plein jour. Cette disposition de leur espritles conduit bientôt à mépriser les formes, qu'ils considèrent comme des voiles inutiles etincommodes placés entre eux et la vérité.

Les Américains n'ont donc pas eu besoin de puiser leur méthode philosophique dans leslivres, ils l'ont trouvée en eux-mêmes. J'en dirai autant de ce qui s'est passé en Europe.

Cette même méthode ne s'est établie et vulgarisée en Europe qu'à mesure que lesconditions y sont devenues plus égales et les hommes plus semblables.

Considérons un moment l'enchaînement des temps:

Au XVIe siècle, les réformateurs soumettent à la raison individuelle quelques-uns desdogmes de l'ancienne foi; mais ils continuent à lui soustraire la discussion de tous les autres.Au XVIIe, Bacon, dans les sciences naturelles, et Descartes, dans la philosophie proprementdite, abolissent les formules reçues, détruisent l'empire des traditions et renversent l'autoritédu maître.

Les philosophes du XVIIIe siècle, généralisant enfin le même principe, entreprennent desoumettre à l'examen individuel de chaque homme l'objet de toutes ses croyances.

Qui ne voit que Luther, Descartes et Voltaire se sont servis de la même méthode, et qu'ilsne diffèrent que dans le plus ou moins grand usage qu'ils ont prétendu qu'on en fit?

D'où vient que les réformateurs se sont si étroitement renfermés dans le cercle des idéesreligieuses? Pourquoi Descartes, ne voulant se servir de sa méthode qu'en certaines matières,bien qu'il l'eût mise en état de s'appliquer à toutes, a-t-il déclaré qu'il ne fallait juger par soi-même que les choses de philosophie et non de politique? Comment est-il arrivé qu'au XVIIIesiècle, on ait tiré tout à coup de cette même méthode des applications générales queDescartes et ses prédécesseurs n'avaient point aperçues ou s'étaient refusés à découvrir? D'oùvient enfin qu'à cette époque la méthode dont nous parlons est soudainement sortie desécoles pour pénétrer dans la société et devenir la règle commune de l'intelligence, et qu'aprèsavoir été populaire chez les Français, elle a été ostensiblement adoptée ou secrètement suiviepar tous les peuples de l'Europe ?

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La méthode philosophique dont il est question a pu naître au XVIe siècle, se préciser etse généraliser au XVIIe; mais elle ne pouvait être communément adoptée dans aucun desdeux. Les lois politiques, l'état social, les habitudes d'esprit qui découlent de ces premièrescauses, s'y opposaient.

Elle a été découverte à une époque où les hommes commençaient à s'égaliser et à seressembler. Elle ne pouvait être généralement suivie que dans des siècles où les conditionsétaient enfin devenues à peu près pareilles et les hommes presque semblables.

La méthode philosophique du XVIIIe siècle n'est donc pas seulement française, maisdémocratique, ce qui explique pourquoi elle a été si facilement admise dans toute l'Europe,dont elle a tant contribué à changer la face. Ce n'est point parce que les Français ont changéleurs anciennes croyances et modifié leurs anciennes mœurs qu'ils ont bouleversé le monde,c'est parce que, les premiers, ils ont généralisé et mis en lumière une méthode philosophiqueà l'aide de laquelle on pouvait aisément attaquer toutes les choses anciennes et ouvrir la voieà toutes les nouvelles.

Que si maintenant l'on me demande pourquoi, de nos jours, cette même méthode est plusrigoureusement suivie et plus souvent appliquée parmi les Français que chez les Américains,au sein desquels l'égalité est cependant aussi complète et plus ancienne, je répondrai que celatient en partie à deux circonstances qu'il est d'abord nécessaire de faire comprendre.

C'est la religion qui a donné naissance aux sociétés anglo-américaines : il ne faut jamaisl'oublier; aux États-Unis, la religion se confond donc avec toutes les habitudes nationales ettous les sentiments que la patrie fait naître; cela lui donne une force particulière.

À cette raison puissante ajoutez cette autre, qui ne l'est pas moins: en Amérique, lareligion s'est, pour ainsi dire, posé elle-même ses limites; l'ordre religieux y est restéentièrement distinct de l'ordre politique, de telle sorte qu'on a pu changer facilement les loisanciennes sans ébranler les anciennes croyances.

Le christianisme a donc conservé un grand empire sur l'esprit des Américains, et, ce queje veux surtout remarquer, il ne règne point seulement comme une philosophie qu'on adopteaprès examen, mais comme une religion, qu'on croit sans la discuter.

Aux États-Unis, les sectes chrétiennes varient à l'infini et se modifient sans cesse, mais lechristianisme lui-même est un fait établi et irrésistible qu'on n'entreprend point d'attaquer nide défendre.

Les Américains, ayant admis sans examen les principaux dogmes de la religionchrétienne, sont obligés de recevoir de la même manière un grand nombre de vérités moralesqui en découlent et qui y tiennent. Cela resserre dans des limites étroites l'action de l'analyseindividuelle, et lui soustrait plusieurs des plus importantes opinions humaines.

L'autre circonstance dont j'ai parlé est celle-ci:

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Les Américains ont un état social et une constitution démocratiques, mais ils n'ont pointeu de révolution démocratique. Ils sont arrivés à peu près tels que nous les voyons sur le solqu'ils occupent. Cela est très considérable.

Il n'y a pas de révolutions qui ne remuent les anciennes croyances, n'énervent l'autorité etn'obscurcissent les idées communes. Toute révolution a donc plus ou moins pour effet delivrer les hommes à eux-mêmes et d'ouvrir devant l'esprit de chacun d'eux un espace vide etpresque sans bornes,

Lorsque les conditions deviennent égales à la suite d'une lutte prolongée entre lesdifférentes classes dont la vieille société était formée, l'envie, la haine et le mépris du voisin,l'orgueil et la confiance exagérée en soi-même, envahissent, pour ainsi dire, le cœur humainet en font quelque temps leur domaine. Ceci, indépendamment de l'égalité, contribuepuissamment à diviser les hommes, à faire qu'ils se défient du jugement les uns des autres etqu'ils ne cherchent la lumière qu'en eux seuls.

Chacun entreprend alors de se suffire et met sa gloire à se faire sur toutes choses descroyances qui lui soient propres. Les hommes ne sont plus liés que par des intérêts et non pardes idées, et l'on dirait que les opinions humaines ne forment plus qu'une sorte de poussièreintellectuelle qui s'agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et se fixer.

Ainsi, l'indépendance d'esprit que l'égalité suppose n'est jamais si grande et ne paraît siexcessive qu'au moment où l'égalité commence à s'établir et durant le pénible travail qui lafonde. On doit donc distinguer avec soin l'espèce de liberté intellectuelle que l'égalité peutdonner, de l'anarchie que la révolution amène. Il faut considérer à part chacune de ces deuxchoses, pour ne pas concevoir des espérances et des craintes exagérées de l'avenir.

Je crois que les hommes qui vivront dans les sociétés nouvelles feront souvent usage deleur raison individuelle; mais je suis loin de croire qu'ils en fassent souvent abus.

Ceci tient à une cause plus généralement applicable à tous les pays démocratiques et qui,à la longue, doit y retenir dans des limites fixes, et quelquefois étroites, l'indépendanceindividuelle de la pensée.

Je vais la dire dans le chapitre qui suit.

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CHAPITRE II

De la source principale des croyanceschez les peuples démocratiques

Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Ellesnaissent de différentes manières et peuvent changer de forme et d'objet; mais on ne sauraitfaire qu'il n'y ait pas de croyances dogmatiques, c'est-à-dire d'opinions que les hommesreçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui-même de former toutesses opinions et de poursuivre isolément la vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n'estpas probable qu'un grand nombre d'hommes dût jamais se réunir dans aucune croyancecommune.

Or, il est facile de voir qu'il n'y a pas de société qui puisse prospérer sans croyancessemblables, ou plutôt il n'y en a point qui subsistent ainsi; car, sans idées communes, il n'y apas d'action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non uncorps social. Pour qu'il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette société prospère, ilfaut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble parquelques idées principales; et cela ne saurait être, à moins que chacun d'eux ne viennequelquefois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un certainnombre de croyances toutes faites.

Si je considère maintenant l'homme a part, je trouve que les croyances dogmatiques nelui sont pas moins indispensables pour vivre seul que pour agir en commun avec sessemblables.

Si l'homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert chaquejour, il n'en finirait point; il s'épuiserait en démonstrations préliminaires sans avancer;

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comme il n'a pas le temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornesde son esprit, d'en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits etd'opinions qu'il n'a eu ni le loisir ni le pouvoir d'examiner et de vérifier par lui-même, maisque de plus habiles ont trouvés ou que la foule adopte. C'est sur ce premier fondement qu'ilélève lui-même l'édifice de ses propres pensées. Ce n'est pas sa volonté qui l'amène àprocéder de cette manière; la loi inflexible de sa condition l'y contraint.

Il n'y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur lafoi d'autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu'il n'en établit.

Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendraitd'examiner tout par lui-même ne pourrait accorder que peu de temps et d'attention à chaquechose; ce travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l'empêcherait depénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans aucune certitude.Son intelligence serait tout à la fois indépendante et débile. Il faut donc que, parmi les diversobjets des opinions humaines, il fasse un choix et qu'il adopte beaucoup de croyances. sansles discuter, afin d'en mieux approfondir un petit nombre dont il s'est réservé l'examen.

Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole d'autrui met son esprit enesclavage; mais c'est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.

Il faut donc toujours, quoi qu'il arrive, que l'autorité se rencontre quelque part dans lemonde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place.L'indépendance individuelle peut être plus ou moins grande; elle ne saurait être sans bornes.Ainsi, la question n'est pas de savoir s'il existe une autorité intellectuelle dans les sièclesdémocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure.

J'ai montré dans le chapitre précédent comment l'égalité des conditions faisait concevoiraux hommes une sorte d'incrédulité instinctive pour le surnaturel, et une idée très haute etsouvent fort exagérée de la raison humaine.

Les hommes qui vivent dans ces temps d'égalité sont donc difficilement conduits à placerl'autorité intellectuelle à laquelle ils se soumettent en dehors et au-dessus de l'humanité. C'esten eux-mêmes ou dans leurs semblables qu'ils cherchent d'ordinaire les sources de la vérité.Cela suffirait pour prouver qu'une religion nouvelle ne saurait s'établir dans ces siècles, etque toutes tentatives pour la faire naître ne seraient pas seulement impies, mais ridicules etdéraisonnables. On peut prévoir que les peuples démocratiques ne croiront pas aisément auxmissions divines, qu'ils se riront volontiers des nouveaux prophètes et qu'ils voudront trouverdans les limites de l'humanité, et non au-delà, l'arbitre principal de leurs croyances.

Lorsque les conditions sont inégales et les hommes dissemblables, il y a quelquesindividus très éclairés, très savants, très puissants par leur intelligence, et une multitude trèsignorante et fort bornée. Les gens qui vivent dans les temps d'aristocratie sont doncnaturellement portés à prendre pour guide de leurs opinions la raison supérieure d'un hommeou d'une classe, tandis qu'ils sont peu disposés à reconnaître l'infaillibilité de la masse.

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Le contraire arrive dans les siècles d'égalité.

À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant dechacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. Ladisposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène lemonde.

Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chezles peuples démocratiques; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grandeque chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune foi les uns dans lesautres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur donne une confiancepresque illimitée dans le jugement du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayanttous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.

Quand l'homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tousceux qui l'environnent, il sent avec orgueil qu'il est égal à chacun d'eux; mais, lorsqu'il vientà envisager l'ensemble de ses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, ilest aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse.

Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de ses concitoyens en particulier,le livre isolé et sans défense à l'action du plus grand nombre.

Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont lesnations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l'idée. Il ne persuade pas sescroyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immensede l'esprit de tous sur, l'intelligence de chacun,

Aux États-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d'opinionstoutes faites, et les soulage ainsi de l'obligation de s'en former qui leur soient propres. Il y aun grand nombre de théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, quechacun y adopte ainsi sans examen sur la foi du public; et, si l'on regarde de très près, onverra que la religion elle-même y règne bien moins comme doctrine révélée que commeopinion commune.

Je sais que, parmi les Américains, les lois politiques sont telles que la majorité y régitsouverainement la société; ce qui accroît beaucoup l'empire qu'elle y exerce naturellementsur l'intelligence. Car il n'y a rien de plus familier à l'homme que de reconnaître une sagessesupérieure dans celui qui l'opprime.

Cette omnipotence politique de la majorité aux États-Unis augmente, en effet, l'influenceque les opinions du public y obtiendraient sans elle sur l'esprit de chaque citoyen; mais ellene la fonde point. C'est dans l'égalité même qu'il faut chercher les sources de cette influence,et non dans les institutions plus ou moins populaires que des hommes égaux peuvent sedonner. Il est à croire que l'empire intellectuel du plus grand nombre serait moins absolu

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chez un peuple démocratique soumis à un roi, qu'au sein d'une pure démocratie; mais il seratoujours très absolu, et, quelles que soient les lois politiques qui régissent les hommes dansles siècles d'égalité, l'on peut prévoir que la foi dans l'opinion commune y deviendra unesorte de religion dont la majorité sera le prophète.

Ainsi l'autorité intellectuelle sera différente, mais elle ne sera pas moindre; et, loin decroire qu'elle doive disparaître, j'augure qu'elle deviendrait aisément trop grande et qu'ilpourrait se faire qu'elle renfermât enfin l'action de la raison individuelle dans des limites plusétroites qu'il ne convient à la grandeur et au bonheur de l'espèce humaine. Je vois trèsclairement dans l'égalité deux tendances: l'une qui porte l'esprit de chaque homme vers despensées nouvelles, et l'autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser. Et j'aperçoiscomment, sous l'empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la liberté intellectuelle quel'état social démocratique favorise, de telle sorte qu'après avoir brisé toutes les entraves quelui imposaient jadis des classes ou des hommes, l'esprit, humain s'enchaînerait étroitementaux volontés générales du grand nombre.

Si, à la place de toutes les puissances diverses qui gênaient ou retardaient outre mesurel'essor de la raison individuelle, les peuples démocratiques substituaient le pouvoir absolud'une majorité, le mal n'aurait fait que changer de caractère. Les hommes n'auraient pointtrouvé le moyen de vivre indépendants; ils auraient seulement découvert, chose difficile, unenouvelle physionomie de la servitude. Il y a là, je ne saurais trop le redire, de quoi faireréfléchir profondément ceux qui voient dans la liberté de l'intelligence une chose sainte, etqui ne haïssent point seulement le despote, mais le despotisme. Pour moi, quand je sens lamain du pouvoir qui s'appesantit sur mon front, il m'importe peu de savoir qui m'opprime, etje ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le joug, parce qu'un million de bras me leprésentent.

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CHAPITRE III

Pourquoi les américains montrentplus d'aptitude et de goûtpour les idées généralesque leurs pères les anglais

Dieu ne songe point au genre humain en général. Il voit d'un seul coup d’œil etséparément tous les êtres dont l'humanité se compose, et il aperçoit chacun d'eux avec lesressemblances qui le rapprochent de tous et les différences qui l'en isolent.

Dieu n'a donc pas besoin d'idées générales; c'est-à-dire qu'il ne sent jamais la nécessité derenfermer un très grand nombre d'objets analogues sous une même forme afin d'y penser pluscommodément.

Il n'en est point ainsi de l'homme. Si l'esprit humain entreprenait d'examiner et de jugerindividuellement tous les cas particuliers qui le frappent, il se perdrait bientôt au milieu del'immensité des détails et ne verrait plus rien; dans cette extrémité, il a recours a un procédéimparfait, mais nécessaire, qui aide sa faiblesse et qui la prouve.

Après avoir considéré superficiellement un certain nombre d'objets et remarqué qu'ils seressemblent, il leur donne à tous un même nom, les met à part et poursuit sa route.

Les idées générales n'attestent point la force de l'intelligence humaine, mais plutôt soninsuffisance, car il n'y a point d'êtres exactement semblables dans la nature: point de faitsidentiques; point de règles applicables indistinctement et de la même manière à plusieursobjets à la fois.

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Les idées générales ont cela d'admirable, qu'elles permettent à l'esprit humain de , porterdes jugements rapides sur un grand nombre d'objets à la fois; mais, d'une autre part, elles nelui fournissent jamais que des notions incomplètes, et elles lui font toujours perdre enexactitude ce qu'elles lui donnent en étendue.

À mesure que les sociétés vieillissent, elles acquièrent la connaissance de faits nouveauxet elles s'emparent chaque jour, presque à leur insu, de quelques vérités particulières.

À mesure que l'homme saisit plus de vérités de cette espèce, il est naturellement amené àconcevoir un plus grand nombre d'idées générales. On ne saurait voir séparément unemultitude de faits particuliers, sans découvrir enfin le lien commun qui les rassemble.Plusieurs individus font percevoir la notion de l'espèce; plusieurs espèces conduisentnécessairement à celle du genre. L'habitude et le goût des idées générales seront donctoujours d'autant plus grands chez un peuple, que ses lumières y seront plus anciennes et plusnombreuses.

Mais il y a d'autres raisons encore qui poussent les hommes à généraliser leurs idées oules en éloignent.

Les Américains font beaucoup plus souvent usage que les Anglais des idées générales ets'y complaisent bien davantage; cela paraît fort singulier au premier abord, si l'on considèreque ces deux peuples ont une même origine, qu'ils ont vécu pendant des siècles sous lesmêmes lois et qu'ils se communiquent encore sans cesse leurs opinions et leurs mœurs. Lecontraste paraît beaucoup plus frappant encore lorsque l'on concentre ses regards sur notreEurope et que l'on compare entre eux les deux peuples les plus éclairés qui l'habitent.

On dirait que chez les Anglais l'esprit humain ne s'arrache qu'avec regret et avec douleurà la contemplation des faits particuliers, pour remonter de là jusqu'aux causes, et qu'il negénéralise qu'en dépit de lui-même.

Il semble, au contraire, que parmi nous le goût des idées générales soit devenu unepassion si effrénée qu'il faille à tout propos la satisfaire. J'apprends, chaque matin, en meréveillant, qu'on vient de découvrir une certaine loi générale et éternelle dont je n'avaisjamais ouï parler jusque-là. Il n'y a pas de si médiocre écrivain auquel il suffise pour soncoup d'essai de découvrir des vérités applicables à un grand royaume, et qui ne restemécontent de lui-même, s'il n'a pu renfermer le genre humain dans le sujet de son discours.

Une pareille dissemblance entre deux peuples très éclairés m'étonne. Si je reporte enfinmon esprit vers l'Angleterre et que je remarque ce qui se passe depuis un demi-siècle dansson sein, je crois pouvoir affirmer que le goût des idées générales s'y développe à mesure quel'ancienne Constitution du pays s'affaiblit.

L'état plus ou moins avancé des lumières ne suffit donc Point seul pour expliquer ce quisuggère à l'esprit humain l'amour des idées générales ou l'en détourne.

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Lorsque les conditions sont fort inégales, et que les inégalités sont permanentes, lesindividus deviennent peu à peu si dissemblables, qu'on dirait qu'il y a autant d'humanitésdistinctes qu'il y a de classes; on ne découvre jamais à la fois que l'une d'elles, et, perdant devue le lien général qui les rassemble toutes dans le vaste sein du genre humain, on n'envisagejamais que certains hommes et non pas l'homme.

Ceux qui vivent dans ces sociétés aristocratiques ne conçoivent donc jamais d'idées fortgénérales relativement à eux-mêmes, et cela suffit pour leur donner une défiance habituellede ces idées et un dégoût instinctif pour elles.

L'homme qui habite les pays démocratiques ne découvre, au contraire, près de lui, quedes êtres à peu près pareils; il ne peut donc songer à une partie quelconque de l'espècehumaine, que sa pensée ne s'agrandisse et ne se dilate jusqu'à embrasser l'ensemble. Toutesles vérités qui sont applicables à lui-même lui paraissent s'appliquer également et de la mêmemanière à chacun de ses concitoyens et de ses semblables. Ayant contracté l'habitude desidées générales dans celle de ses études dont il s'occupe le plus et qui l'intéresse davantage, iltransporte cette même habitude dans toutes les autres, et c'est ainsi que le besoin dedécouvrir en toutes choses des règles communes, de renfermer un grand nombre d'objetssous une même forme, et d'expliquer un ensemble de faits par une seule cause, devient unepassion ardente et souvent aveugle de l'esprit humain.

Rien ne montre mieux la vérité de ce qui précède que les opinions de l'Antiquitérelativement aux esclaves.

Les génies les plus profonds et les plus vastes de Rome et de la Grèce n'ont jamais puarriver à cette idée si générale, mais en même temps si simple, de la similitude des hommeset du droit égal que chacun d'eux apporte, en naissant, à la liberté; et ils se sont évertués àprouver que l'esclavage était dans la nature, et qu'il existerait toujours. Bien plus, toutindique que ceux des Anciens qui ont été esclaves avant de devenir libres, et dont plusieursnous ont laissé de beaux écrits, envisageaient eux-mêmes la servitude sous ce même jour.

Tous les grands écrivains de l'Antiquité faisaient partie de l'aristocratie des maîtres, ou dumoins ils voyaient cette aristocratie établie sans contestation sous leurs yeux; leur esprit,après s'être étendu de plusieurs côtés, se trouva donc borné de celui-là, et il fallut que Jésus-Christ vînt sur la terre pour faire comprendre que tous les membres de l'espèce humaineétaient naturellement semblables et égaux.

Dans les siècles d'égalité, tous les hommes sont indépendants les uns des autres, isolés etfaibles; on n'en voit point dont la volonté dirige d'une façon permanente les mouvements dela foule; dans ces temps, l'humanité semble toujours marcher d'elle-même. Pour expliquer cequi se passe dans le monde, on en est donc réduit à rechercher quelques grandes causes qui,agissant de la même manière sur chacun de nos semblables, les portent ainsi à suivre tousvolontairement une même route. Cela conduit encore naturellement l'esprit humain àconcevoir des idées générales et l'amène à en contracter le goût.

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J'ai montré précédemment comment l'égalité des conditions portait chacun à chercher lavérité par soi-même. Il est facile de voir qu'une pareille méthode doit insensiblement fairetendre l'esprit humain vers les idées générales. Lorsque je répudie les traditions de classe, deprofession et de famille, que j'échappe à l'empire de l'exemple pour chercher, par le seuleffort de ma raison, la voie à suivre, je suis enclin à puiser les motifs de mes opinions dans lanature même de l'homme, ce qui me conduit nécessairement et presque à mon insu, vers ungrand nombre de notions très générales.

Tout ce qui précède achève d'expliquer pourquoi les Anglais montrent beaucoup moinsd'aptitude et de goût pour la généralisation des idées que leurs fils les Américains et surtoutque leurs voisins les Français, et pourquoi les Anglais de nos jours en montrent plus que nel'avaient fait leurs pères.

Les Anglais ont été longtemps un peuple très éclairé et en même temps très aristo-cratique; leurs lumières les faisaient tendre sans cesse vers des idées très générales, et leurshabitudes aristocratiques les retenaient dans des idées très particulières. De là, cettephilosophie, tout à la fois audacieuse et timide, large et étroite, qui à dominé jusqu'ici enAngleterre, et qui y tient encore tant d'esprits resserrés et immobiles.

Indépendamment des causes que j'ai montrées plus haut, on en rencontre d'autres encore,moins apparentes, mais non moins efficaces, qui produisent chez presque tous les peuplesdémocratiques le goût et souvent la passion des idées générales.

Il faut bien distinguer entre ces sortes d'idées. Il y en a qui sont le produit d'un travaillent, détaillé, consciencieux, de l'intelligence, et celles-là élargissent la sphère desconnaissances humaines.

Il y en a d'autres qui naissent aisément d'un premier effort rapide de l'esprit, et quin'amènent que des notions très superficielles et très incertaines.

Les hommes qui vivent dans les siècles d'égalité ont beaucoup de curiosité et peu deloisir; leur vie est si pratique, si compliquée, si agitée, si active, qu'il ne leur reste que peu detemps pour penser. Les hommes des siècles démocratiques aiment les idées générales, parcequ'elles les dispensent d'étudier les cas particuliers; elles contiennent, si je puis m'exprimerainsi, beaucoup de choses sous un petit volume et donnent en peu de temps un grand produit.Lors donc qu'après un examen inattentif et court, ils croient apercevoir entre certains objetsun rapport commun, ils ne poussent pas plus loin leur recherche, et, sans examiner dans ledétail comment ces divers objets se ressemblent ou différent, ils se hâtent de les ranger toussous la même formule, afin de passer outre.

L'un des caractères distinctifs des siècles démocratiques, c'est le goût qu'y éprouvent tousles hommes pour les succès faciles et les jouissances présentes. Ceci se retrouve dans lescarrières intellectuelles comme dans toutes les autres. La plupart de ceux qui vivent dans lestemps d'égalité sont pleins d'une ambition tout à la fois vive et molle; ils veulent obtenir sur-

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le-champ de grands succès, mais ils désireraient se dispenser de grands efforts. Ces instinctscontraires les mènent directement à la recherche des idées générales, à l'aide desquelles ils seflattent de peindre de très vastes objets à peu de frais, et d'attirer les regards du public sanspeine.

Et je ne sais s'ils ont tort de penser ainsi; car leurs lecteurs craignent autant d'approfondirqu'ils peuvent le faire eux-mêmes et ne cherchent d'ordinaire dans les travaux de l'esprit quedes plaisirs faciles et de l'instruction sans travail.

Si les nations aristocratiques ne font pas assez d'usage des idées générales et leurmarquent souvent un mépris inconsidéré, il arrive, au contraire, que les peuples démo-cratiques sont toujours prêts à faire abus de ces sortes d'idées et à s'enflammer indiscrètementpour elles.

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CHAPITRE IV

Pourquoi les américains n'ont jamais étéaussi passionnes que les français pour lesidées générales en matière politique

J'ai dit précédemment que les Américains montraient un goût moins vif que les Françaispour les idées générales. Cela est surtout vrai des idées générales relatives à la politique.

Quoique les Américains fassent pénétrer dans la législation infiniment plus d'idéesgénérales que les Anglais, et qu'ils se préoccupent beaucoup plus que ceux-ci d'ajuster lapratique des affaires humaines à la théorie, on n'a jamais vu aux États-Unis de corpspolitiques aussi amoureux d'idées générales que l'ont été chez nous l'Assemblée constituanteet la Convention; jamais la nation américaine tout entière ne s'est passionnée pour ces sortesd'idées de la même manière que le peuple français du XVIIIe siècle, et n'a fait voir une foiaussi aveugle dans la bonté et dans la vérité absolue d'aucune théorie.

Cette différence entre les Américains et nous naît de plusieurs causes, mais de celle-ciprincipalement:

Les Américains forment un peuple démocratique qui a toujours dirigé par lui-même lesaffaires publiques, et nous sommes un peuple démocratique qui, pendant longtemps, n'a puque songer à la meilleure manière de les conduire.

Notre état social nous portait déjà à concevoir des idées très générales en matière degouvernement, alors que notre constitution politique nous empêchait encore de rectifier cesidées par l'expérience et d'en découvrir peu à peu l'insuffisance, tandis que chez lesAméricains ces deux choses se balancent sans cesse et se corrigent naturellement.

Il semble, au premier abord, que ceci soit fort opposé à ce que j'ai dit précédemment, queles nations démocratiques puisaient dans les agitations mêmes de leur vie pratique l'amour

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qu'elles montrent pour les théories. Un examen plus attentif fait découvrir qu'il n'y a là riende contradictoire.

Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques sont fort avides d'idées générales,parce qu'ils ont peu de loisirs et que ces idées les dispensent de perdre leur temps à examinerles cas particuliers; cela est vrai, mais ne doit s'entendre que des matières qui ne sont pasl'objet habituel et nécessaire de leurs pensées. Des commerçants saisiront avec empressementet sans y regarder de fort près toutes les idées générales qu'on leur présentera relativement àla philosophie, à la politique, aux sciences et aux arts; mais ils ne recevront qu'après examencelles qui auront trait au commerce et ne les admettront que sous réserve.

La même chose arrive aux hommes d'État, quand il s'agit d'idées générales relatives à lapolitique.

Lors donc qu'il y a un sujet sur lequel il est particulièrement dangereux que les peuplesdémocratiques se livrent aveuglément et outre mesure aux idées générales, le meilleurcorrectif qu'on puisse employer, c'est de faire qu'ils s'en occupent tous les jours et d'unemanière pratique; il faudra bien alors qu'ils entrent forcément dans les détails, et les détailsleur feront apercevoir les côtés faibles de la théorie.

Le remède est souvent douloureux, mais son effet est sûr.

C'est ainsi que les institutions démocratiques, qui forcent chaque citoyen de s'occuperpratiquement du gouvernement, modèrent le goût excessif des théories générales en matièrepolitique, que l'égalité suggère.

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CHAPITRE V

Comment, aux États-Unis,la religion sait se servir des instinctsdémocratiques

J'ai établi, dans un des chapitres précédents, que les hommes ne peuvent se passer decroyances dogmatiques, et qu'il était même très à souhaiter qu'ils en eussent de telles. J'ajouteici que, parmi toutes les croyances dogmatiques, les plus désirables me semblent être lescroyances dogmatiques en matière de religion; cela se déduit très clairement, alors mêmequ'on ne veut faire attention qu'aux seuls intérêts de ce monde.

Il n'y a presque point d'action humaine, quelque particulière qu'on la suppose, qui neprenne naissance dans une idée très générale que les hommes ont conçue de Dieu, de sesrapports avec le genre humain, de la nature de leur âme et de leurs devoirs envers leurssemblables. L'on ne saurait faire que ces idées ne soient pas la source commune dont tout lereste découle.

Les hommes ont donc un intérêt immense à se faire des idées bien arrêtées sur Dieu, leurâme, leurs devoirs généraux envers leur Créateur et leurs semblables; car le doute sur cespremiers points livrerait toutes leurs actions au hasard et les condamnerait en quelque sorteau désordre et à l'impuissance.

C'est donc la matière sur laquelle il est le plus important que chacun de nous ait des idéesarrêtées, et malheureusement c'est aussi celle dans laquelle il est le plus difficile que chacun,livré à lui-même, et par le seul effort de sa raison, en vienne à arrêter ses idées.

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Il n'y a que des esprits très affranchis des préoccupations ordinaires de la vie, trèspénétrants, très déliés, très exercés, qui, à l'aide de beaucoup de temps et de soins, puissentpercer jusqu'à ces vérités si nécessaires.

Encore voyons-nous que ces philosophes eux-mêmes sont presque toujours environnésd'incertitudes; qu'à chaque pas la lumière naturelle qui les éclaire s'obscurcit et menace des'éteindre, et que, malgré tous leurs efforts, ils n'ont encore pu découvrir qu'un petit nombrede notions contradictoires, au milieu desquelles l'esprit humain flotte sans cesse depuis desmilliers d'années, sans pouvoir saisir fermement la vérité ni même trouver de nouvelleserreurs. De pareilles études sont fort au-dessus de la capacité moyenne des hommes, et,quand même la plupart des hommes seraient capables de s'y livrer, il est évident qu'ils n'enauraient pas le loisir.

Des idées arrêtées sur Dieu et la nature humaine sont indispensables à la pratiquejournalière de leur vie, et cette pratique les empêche de pouvoir les acquérir.

Cela me paraît unique. Parmi les sciences, il en est qui, utiles à la foule, sont à sa portée;d'autres ne sont abordables qu'à peu de personnes et ne sont point cultivées par la majorité,qui n'a besoin que de leurs applications les plus éloignées; mais la pratique journalière decelle-ci est indispensable à tous, bien que son étude soit inaccessible au plus grand nombre.

Les idées générales relatives à Dieu et à la nature humaine sont donc, parmi toutes lesidées, celles qu'il convient le mieux de soustraire à l'action habituelle de la raisonindividuelle, et pour laquelle il y a le plus à gagner et le moins à perdre en reconnaissant uneautorité.

Le premier objet, et l'un des principaux avantages des religions, est de fournir surchacune de ces questions primordiales une solution nette, précise, intelligible pour la foule ettrès durable.

Il y a des religions très fausses et très absurdes; cependant l'on peut dire que toutereligion qui reste dans le cercle que je viens d'indiquer et qui ne prétend pas en sortir, ainsique plusieurs l'ont tenté, pour aller arrêter de tous côtés le libre essor de l'esprit humain,impose un joug salutaire à l'intelligence; et il faut reconnaître que, si elle ne sauve point leshommes dans l'autre monde, elle est du moins très utile à leur bonheur et à leur grandeurdans celui-ci.

Cela est surtout vrai des hommes qui vivent dans les pays libres.

Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s'empare des portions les plushautes de l'intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s'habitue à n'avoir quedes notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables etlui-même; on défend mal ses opinions ou on les abandonne, et, comme on désespère de

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pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands problèmes que la destinée humaine présente, onse réduit lâchement à n'y point songer.

Un tel état ne peut manquer d'énerver les âmes; il détend les ressorts de la volonté et ilprépare les citoyens à la servitude.

Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leur liberté, mais souvent ils lalivrent.

Lorsqu'il n'existe plus d'autorité en matière de religion, non plus qu'en matière politique,les hommes s'effrayent bientôt à l'aspect de cette indépendance sans limites. Cetteperpétuelle agitation de toutes choses les inquiète et les fatigue. Comme tout remue dans lemonde des intelligences, ils veulent, du moins, que tout soit ferme et stable dans l'ordrematériel, et, ne pouvant plus reprendre leurs anciennes croyances, ils se donnent un maître.

Pour moi, je doute que l'homme puisse jamais supporter à la fois une complèteindépendance religieuse et une entière liberté politique; et je suis porté à penser que, s'il n'apas de foi, il faut qu'il serve, et, s'il est libre, qu'il croie.

Je ne sais cependant si cette grande utilité des religions n'est pas plus visible encore chezles peuples où les conditions sont égales, que chez tous les autres.

Il faut reconnaître que l'égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggèrecependant aux hommes, ainsi qu'il sera montré ci-après, des instincts fort dangereux; elletend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d'eux à ne s'occuper que de lui seul.

Elle ouvre démesurément leur âme à l'amour des jouissances matérielles.

Le plus grand avantage des religions est d'inspirer des instincts tout contraires. Il n'y apoint de religion qui ne place l'objet des désirs de l'homme au-delà et au-dessus des biens dela terre, et qui n'élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles dessens. Il n'y en a point non plus qui n'impose à chacun des devoirs quelconques enversl'espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de lacontemplation de lui-même. Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plusdangereuses.

Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l'endroit où les peuplesdémocratiques sont faibles; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommesgardent leur religion en devenant égaux.

Je n'ai ni le droit ni la volonté d'examiner les moyens surnaturels dont Dieu se sert pourfaire parvenir une croyance religieuse dans le cœur de l'homme. Je n'envisage en ce momentles religions que sous un point de vue purement humain; je cherche de quelle manière ellespeuvent le plus aisément conserver leur empire dans les siècles démocratiques où nousentrons.

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J'ai fait voir comment, dans les temps de lumières et d'égalité, l'esprit humain neconsentait qu'avec peine à recevoir des croyances dogmatiques, et n'en ressentait vivement lebesoin qu'en fait de religion. Ceci indique d'abord que, dans ces siècles-là, les religionsdoivent se tenir plus discrètement qu'en tous les autres dans les bornes qui leur sont propres,et ne point chercher à en sortir; car, en voulant étendre leur pouvoir plus loin que lesmatières religieuses, elles risquent de n'être plus crues en aucune matière. Elles doivent donctracer avec soin le cercle dans lequel elles prétendent arrêter l'esprit humain, et au-delà lelaisser entièrement libre de l'abandonner à lui-même.

Mahomet a fait descendre du ciel, et a placé dans le Coran, non seulement des doctrinesreligieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théoriesscientifiques. L'Évangile ne parle, au contraire, que des rapports généraux des hommes avecDieu et entre eux. Hors de là, il n'enseigne rien et n'oblige à rien croire. Cela seul, entre milleautres raisons, suffit pour montrer que la première de ces deux religions ne saurait dominerlongtemps dans des temps de lumières et de démocratie, tandis que la seconde est destinée àrégner dans ces siècles comme dans tous les autres.

Si je continue plus avant cette même recherche, je trouve que, pour que les religionspuissent, humainement parlant, se maintenir dans les siècles démocratiques, il ne faut passeulement qu'elles se renferment avec soin dans le cercle des matières religieuses; leurpouvoir dépend encore beaucoup de la nature des croyances qu'elles professent, des formesextérieures qu'elles adoptent, et des obligations qu'elles imposent.

Ce que j'ai dit précédemment, que l'égalité porte les hommes à des idées très générales ettrès vastes, doit principalement s'entendre en matière de religion. Des hommes semblables etégaux conçoivent aisément la notion d'un Dieu unique, imposant à chacun d'eux les mêmesrègles et leur accordant le bonheur futur au même prix. L'idée de l'unité du genre humain lesramène sans cesse à l'idée de l'unité du Créateur, tandis qu'au contraire des hommes trèsséparés les uns des autres et fort dissemblables en arrivent volontiers à faire autant dedivinités qu'il y a de peuples, de castes, de classes et de familles, et à tracer mille cheminsparticuliers pour aller au ciel.

L'on ne peut disconvenir que le christianisme lui-même n'ait en quelque façon subi cetteinfluence qu'exerce l'état social et politique sur les croyances religieuses.

Au moment où la religion chrétienne a paru sur la terre, la Providence, qui, sans doute,préparait le monde pour sa venue, avait réuni une grande partie de l'espèce humaine, commeun immense troupeau, sous le sceptre des Césars. Les hommes qui composaient cettemultitude différaient beaucoup les uns des autres; mais ils avaient cependant ce pointcommun, qu'ils obéissaient tous aux mêmes lois; et chacun d'eux était si faible et si petit parrapport à la grandeur du prince, qu'ils paraissaient tous égaux quand on venait à les comparerà lui.

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Il faut reconnaître que cet état nouveau et particulier de l'humanité dut disposer leshommes à recevoir les vérités générales que le christianisme enseigne, et sert à expliquer lamanière facile et rapide avec laquelle il pénétra alors dans l'esprit humain.

La contre-épreuve se fit après la destruction de l'Empire.

Le monde romain s'étant alors brisé, pour ainsi dire, en mille éclats, chaque nation enrevint à son individualité première. Bientôt, dans l'intérieur de ces nations, les rangs segraduèrent à l'infini; les races se marquèrent, les castes partagèrent chaque nation enplusieurs peuples. Au milieu de cet effort commun qui semblait porter les sociétés humainesà se subdiviser elles-mêmes en autant de fragments qu'il était possible de le concevoir, lechristianisme ne perdit point de vue les principales idées générales qu'il avait mises enlumière. Mais il parut néanmoins se prêter, autant qu'il était en lui, aux tendances nouvellesque le fractionnement de l'espèce humaine faisait naître. Les hommes continuèrent à n'adorerqu'un seul Dieu créateur et conservateur de toutes choses; mais chaque peuple, chaque cité,et, pour ainsi dire, chaque homme, crut pouvoir obtenir quelque privilège à part et se créerdes protecteurs particuliers auprès du souverain maître. Ne pouvant diviser la Divinité, l'onmultiplia du moins et l'on grandit outre mesure ses agents; l'hommage dû aux anges et auxsaints devint, pour la plupart des chrétiens, un culte presque idolâtre, et l'on put craindre unmoment que la religion chrétienne ne rétrogradât vers les religions qu'elle avait vaincues.

Il me paraît évident que plus les barrières qui séparaient les nations dans le sein del'humanité, et les citoyens dans l'intérieur de chaque peuple, tendent à disparaître, plusl'esprit humain se dirige, comme de lui-même, vers l'idée d'un être unique et tout-puissant,dispensant également et de la même manière les mêmes lois à chaque homme. C'est doncparticulièrement dans ces siècles de démocratie qu'il importe de ne pas laisser confondrel'hommage rendu aux agents secondaires avec le culte qui n'est dû qu'au Créateur.

Une autre vérité me paraît fort claire: c’est que les religions doivent moins se charger depratiques extérieures dans les temps démocratiques que dans tous les autres.

J'ai fait voir, à propos de la méthode philosophique des Américains, que rien ne révolteplus l'esprit humain dans les temps d'égalité que l'idée de se soumettre à des formes. Leshommes qui vivent dans ces temps supportent impatiemment les figures; les symboles leurparaissent des artifices puérils dont on se sert pour voiler ou parer à leurs yeux des véritésqu'il serait plus naturel de leur montrer toutes nues et au grand jour; ils restent froids àl'aspect des cérémonies et ils sont naturellement portés à n'attacher qu'une importancesecondaire aux détails du culte.

Ceux qui sont chargés de régler la forme extérieure des religions dans les sièclesdémocratiques doivent bien faire attention à ces instincts naturels de l'intelligence humaine,pour ne point lutter saris nécessité contre eux.

Je crois fermement à la nécessité des formes; je sais qu'elles fixent l'esprit humain dans lacontemplation des vérités abstraites, et, l'aidant à les saisir fortement, les lui font embrasser

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avec ardeur. Je n'imagine point qu'il soit possible de maintenir une religion sans pratiquesextérieures; mais, d'une autre part, je pense que, dans les siècles où nous entrons, il seraitparticulièrement dangereux de les multiplier outre mesure; qu'il faut plutôt les restreindre, etqu'on ne doit en retenir que ce qui est absolument nécessaire pour la perpétuité du dogme lui-même, qui est la substance des religions 1, dont le culte n'est que la forme. Une religion quideviendrait plus minutieuse, plus inflexible et plus chargée de petites observances dans lemême temps que les hommes deviennent plus égaux, se verrait bientôt réduite à une troupede zélateurs passionnés au milieu d'une multitude incrédule.

Je sais qu'on ne manquera pas de m'objecter que les religions, ayant toutes pour objet desvérités générales et éternelles, ne peuvent ainsi se plier aux instincts mobiles de chaquesiècle, sans perdre aux yeux des hommes le caractère de la certitude: je répondrai encore iciqu'il faut distinguer très soigneusement les opinions principales qui constituent une croyanceet qui y forment ce que les théologiens appellent des articles de foi, et les notions accessoiresqui s'y rattachent. Les religions sont obligées de tenir toujours ferme dans les premières, quelque soit l'esprit particulier du temps; mais elles doivent bien se garder de se lier de la mêmemanière aux secondes, dans les siècles où tout change sans cesse de place et où l'esprit,habitué au spectacle mouvant des choses humaines, souffre à regret qu'on le fixe.L'immobilité dans les choses extérieures et secondaires ne me paraît une chance de durée quequand la société civile elle-même est immobile; partout ailleurs, je suis porté à croire quec'est un péril.

Nous verrons que, parmi toutes les passions que l'égalité fait naître ou favorise, il en estune qu'elle rend particulièrement vive et qu'elle dépose en même temps dans le cœur de tousles hommes: c'est l'amour du bien-être. Le goût du bien-être forme comme le trait saillant etindélébile des âges démocratiques.

Il est permis de croire qu'une religion qui entreprendrait de détruire cette passion mèreserait à la fin détruite par elle; si elle voulait arracher entièrement les hommes à lacontemplation des biens de ce monde pour les livrer uniquement à la pensée de ceux del'autre, on peut prévoir que les âmes s'échapperaient enfin d'entre ses mains, pour aller seplonger, loin d'elle, dans les seules jouissances matérielles et présentes.

La principale affaire des religions est de purifier, de régler et de restreindre le goût tropardent et trop exclusif du bien-être que ressentent les hommes dans les temps d'égalité; maisje crois qu'elles auraient tort d'essayer de le dompter entièrement et de le détruire. Elles neréussiront point à détourner les hommes de l'amour des richesses; mais elles peuvent encoreleur persuader de ne s'enrichir que par des moyens honnêtes.

Ceci m'amène à une dernière considération qui comprend, en quelque façon, toutes lesautres. À mesure que les hommes deviennent plus semblables et plus égaux, il importe

1 Dans toutes les religions, il y a des cérémonies qui sont inhérentes à la substance même de la croyance et

auxquelles il faut bien se garder de rien changer. Cela se voit particulièrement dans le catholicisme, oùsouvent la forme et le fond sont si étroitement unis, qu'ils ne font qu'un.

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davantage que les religions, tout en se mettant soigneusement à l'écart du mouvementjournalier des affaires, ne heurtent point sans nécessité les idées généralement admises, et lesintérêts permanents qui règnent dans la masse; car l'opinion commune apparaît de plus enplus comme la première et la plus irrésistible des puissances; il n'y a pas en dehors d'elled'appui si fort qui permette de résister longtemps à ses coups. Cela n'est pas moins vrai chezun peuple démocratique, soumis à un despote, que dans une république. Dans les sièclesd'égalité, les rois font souvent obéir, mais c'est toujours la majorité qui fait croire; c'est doncà la majorité qu'il faut complaire dans tout ce qui n'est pas contraire à la foi.

J'ai montré, dans mon premier ouvrage, comment les prêtres américains s'écartaient desaffaires publiques. Ceci est l'exemple le plus éclatant, mais non le seul exemple, de leurretenue. En Amérique, la religion est un monde à part où le prêtre règne, mais dont il a soinde ne jamais sortir ; dans ses limites, il conduit l'intelligence; au-dehors, il livre les hommesà eux-mêmes et les abandonne à l'indépendance et à l'instabilité qui sont propres à leurnature et au temps. Je n'ai point vu de pays où le christianisme s'enveloppât moins de formes,de pratiques et de figures qu'aux États-Unis, et présentât des idées plus nettes, plus simples etplus générales à l'esprit humain. Bien que les chrétiens d'Amérique soient divisés en unemultitude de sectes, ils aperçoivent tous leur religion sous ce même jour. Ceci s'applique aucatholicisme aussi bien qu'aux autres croyances. Il n'y a pas de prêtres catholiques quimontrent moins de goût pour les petites observances individuelles, les méthodesextraordinaires et particulières de faire son salut, ni qui s'attachent plus à l'esprit de la loi etmoins à sa lettre que les prêtres catholiques des États-Unis; nulle part on n'enseigne plusclairement et l'on ne suit davantage cette doctrine de l'Église qui défend de rendre aux saintsle culte qui n'est réservé qu'à Dieu. Cependant, les catholiques d'Amérique sont très soumiset très sincères.

Une autre remarque est applicable au clergé de toutes les communions: les prêtresaméricains n'essayent point d'attirer et de fixer tous les regards de l'homme vers la vie future;ils abandonnent volontiers une partie de son cœur aux soins du présent; ils semblentconsidérer les biens du monde comme des objets importants, quoique secondaires; s'ils nes'associent pas eux-mêmes à l'industrie, ils s'intéressent du moins à ses progrès et yapplaudissent, et, tout en montrant sans cesse au fidèle l'autre monde comme le grand objetde ses craintes et de ses espérances, ils ne lui défendent point de rechercher honnêtement lebien-être dans celui-ci. Loin de faire voir comment ces deux choses sont divisées etcontraires, ils s'attachent plutôt à trouver par quel endroit elles se touchent et se lient.

Tous les prêtres américains connaissent l'empire intellectuel que la majorité exerce, et lerespectent. Ils ne soutiennent jamais contre elle que des luttes nécessaires. Ils ne se mêlentpoint aux querelles des partis, mais ils adoptent volontiers les opinions générales de leur payset de leur temps, et ils se laissent aller sans résistance dans le courant de sentiments et d'idéesqui entraînent autour d'eux toutes choses. Ils s'efforcent de corriger leurs contemporains,mais ils ne s'en séparent point. L'opinion publique ne leur est donc jamais ennemie; elle lessoutient plutôt et les protège, et leurs croyances règnent à la fois et par les forces qui lui sontpropres et par celles de la majorité qu'ils empruntent.

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C'est ainsi qu'en respectant tous les instincts démocratiques qui ne lui sont pas contraireset en s'aidant de plusieurs d'entre eux, la religion parvient à lutter avec avantage contrel'esprit d'indépendance individuelle qui est le plus dangereux de tous pour elle.

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CHAPITRE Vl

DU PROGRÈS DU CATHOLICISMEAUX ÉTATS-UNIS

L'Amérique est la contrée la plus démocratique de la terre, et c'est en même temps lepays où, suivant des rapports dignes de foi, la religion catholique fait le plus de progrès. Celasurprend au premier abord.

Il faut bien distinguer deux choses : l'égalité dispose les hommes à vouloir juger par eux-mêmes; mais, d'un autre côté, elle leur donne le goût et l'idée d'un pouvoir social unique,simple, et le même pour tous. Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques sontdonc fort enclins à se soustraire à toute autorité religieuse. Mais, s'ils consentent à sesoumettre à une autorité semblable, ils veulent du moins qu'elle soit une et uniforme; despouvoirs religieux qui n'aboutissent pas tous à un même centre choquent naturellement leurintelligence, et ils conçoivent presque aussi aisément qu'il n'y ait pas de religion queplusieurs.

On voit de nos jours, plus qu'aux époques antérieures, des catholiques qui deviennentincrédules et des protestants qui se font catholiques. Si l'on considère le catholicismeintérieurement, il semble perdre; si on regarde hors de lui, il gagne. Cela s'explique.

Les hommes de nos jours sont naturellement peu disposés à croire; mais, dès qu'ils ontune religion, ils rencontrent aussitôt en eux-mêmes un instinct caché qui les pousse à leurinsu vers le catholicisme. Plusieurs des doctrines et des usages de l'Église romaine les

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étonnent; mais ils éprouvent une admiration secrète pour son gouvernement, et sa grandeunité les attire.

Si le catholicisme parvenait enfin à se soustraire aux haines politiques qu'il a fait naître,je ne doute presque point que ce même esprit du siècle, qui lui semble si contraire, ne luidevînt très favorable, et qu'il ne fît tout à coup de grandes conquêtes.

C'est une des faiblesses les plus familières à l'intelligence humaine de vouloir concilierdes principes contraires et d'acheter la paix aux dépens de la logique. Il y a donc toujours euet il y aura toujours des hommes qui, après avoir soumis a une autorité quelques-unes deleurs croyances religieuses, voudront lui en soustraire plusieurs autres, et laisseront flotterleur esprit au hasard entre l'obéissance et la liberté. Mais je suis porté à croire que le nombrede ceux-là sera moins grand dans les siècles démocratiques que dans les autres siècles, et quenos neveux tendront de plus en plus à ne se diviser qu'en deux parts, les uns sortantentièrement du christianisme, et les autres entrant dans le sein de l'Église romaine.

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CHAPITRE VII

Ce qui fait pencher l'espritdes peuples démocratiquesvers le panthéisme

Je montrerai plus tard comment le goût prédominant des peuples démocratiques pour lesidées très générales se retrouve dans la politique; mais je veux indiquer, dès à présent, sonprincipal effet en philosophie.

On ne saurait nier que le panthéisme n'ait fait de grands progrès de nos jours. Les écritsd'une portion de l'Europe en portent visiblement l'empreinte. Les Allemands l'introduisentdans la philosophie, et les Français dans la littérature. Parmi les ouvrages d'imagination quise publient en France, la plupart renferment quelques opinions ou quelques peinturesempruntées aux doctrines panthéistiques, ou laissent apercevoir chez leurs auteurs une sortede tendance vers ces doctrines. Ceci ne me paraît pas venir seulement d'un accident, maistenir à une cause durable.

À mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devientplus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s'habitue à ne plus envisager lescitoyens pour ne considérer que le peuple; on oublie les individus pour ne songer qu'àl'espèce.

Dans ces temps, l'esprit humain aime à embrasser à la fois une foule d'objets divers; ilaspire sans cesse à pouvoir rattacher une multitude de conséquences à une seule cause.

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L'idée de l'unité l'obsède, il la cherche de tous côtés, et, quand il croit l'avoir trouvée, ils'étend volontiers dans son sein et s'y repose. Non seulement il en vient à ne découvrir dansle monde qu'une création et un Créateur; cette première division des choses le gêne encore,et il cherche volontiers à grandir et à simplifier sa pensée en renfermant Dieu et l'universdans un seul tout. Si je rencontre un système philosophique suivant lequel les chosesmatérielles et immatérielles, visibles et invisibles, que renferme le monde, ne sont plusconsidérées que comme les parties diverses d'un être immense qui seul reste éternel aumilieu du changement continuel et de la transformation incessante de tout ce qui le compose,je n'aurai pas de peine à conclure qu'un pareil système, quoiqu'il détruise l'individualitéhumaine, ou plutôt parce qu'il la détruit, aura des charmes secrets pour les hommes quivivent dans la démocratie; toutes leurs habitudes intellectuelles les préparent à le concevoiret les mettent sur la voie de l'adopter. Il attire naturellement leur imagination et la fixe; ilnourrit l'orgueil de leur esprit et flatte sa paresse.

Parmi les différents systèmes à l'aide desquels la philosophie cherche à expliquerl'univers, le panthéisme me paraît l'un des plus propres à séduire l'esprit humain dans lessiècles démocratiques; c'est contre lui que tous ceux qui restent épris de la véritable grandeurde l'homme doivent se réunir et combattre.

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CHAPITRE VIII

Comment l'égalité suggèreaux Américainsl'idée de la perfectibilité indéfiniede l'homme

L'égalité suggère à l'esprit humain plusieurs idées qui ne lui seraient pas venues sans elle,et elle modifie presque toutes celles qu'il avait déjà. Je prends pour exemple l'idée de laperfectibilité humaine, parce qu'elle est une des principales que puisse concevoirl'intelligence et qu'elle constitue à elle seule une grande théorie philosophique dont lesconséquences se font voir à chaque instant dans la pratique des affaires.

Bien que l'homme ressemble sur plusieurs points aux animaux, un trait n'est particulierqu'à lui seul: il se perfectionne, et eux ne se perfectionnent point. L'espèce humaine n'a pumanquer de découvrir dès l'origine cette différence. L'idée de la perfectibilité est donc aussiancienne que le monde; l'égalité ne l'a point fait naître, mais elle lui donne un caractèrenouveau.

Quand les citoyens sont classés suivant le rang, la profession, la naissance, et que toussont contraints de suivre la voie à l'entrée de laquelle le hasard les a placés, chacun croitapercevoir près de soi les dernières bornes de la puissance humaine, et nul ne cherche plus àlutter contre une destinée inévitable. Ce n'est pas que les peuples aristocratiques refusentabsolument à l'homme la faculté de se perfectionner. Ils ne la jugent point indéfinie; ilsconçoivent l'amélioration, non le changement; ils imaginent la condition des sociétés à venirmeilleure, mais non point autre; et, tout en admettant que l'humanité a fait de grands progrès

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et qu'elle peut en faire quelques-uns encore, ils la renferment d'avance dans de certaineslimites infranchissables.

Ils ne croient donc point être parvenus au souverain bien et à la vérité absolue (quelhomme ou quel peuple a été assez insensé pour l'imaginer jamais?), mais ils aiment à sepersuader qu'ils ont atteint à peu près le degré de grandeur et de savoir que comporte notrenature imparfaite; et, comme rien ne remue autour d'eux, ils se figurent volontiers que toutest à sa place. C'est alors que le législateur prétend promulguer des lois éternelles, que lespeuples et les rois ne veulent élever que des monuments séculaires et que la générationprésente se charge d'épargner aux générations futures le soin de régler leurs destinées.

À mesure que les castes disparaissent, que les classes se rapprochent, que les hommes, semêlant tumultueusement, les usages, les coutumes, les lois varient, qu'il survient des faitsnouveaux, que des vérités nouvelles sont mises en lumière, que d'anciennes opinionsdisparaissent et que d'autres prennent leur place, l'image d'une perfection idéale et toujoursfugitive se présente à l'esprit humain.

De continuels changements se passent alors à chaque instant sous les yeux de chaquehomme. Les uns empirent sa position, et il ne comprend que trop bien qu'un peuple, ou qu'unindividu, quelque éclairé qu'il soit, n'est point infaillible. Les autres améliorent son sort, et ilen conclut que l'homme, en général, est doué de la faculté indéfinie de perfectionner. Sesrevers lui font voir que nul ne peut se flatter d'avoir découvert le bien absolu; ses succèsl'enflamment à le poursuivre sans relâche. Ainsi, toujours cherchant, tombant, se redressant,souvent déçu, jamais découragé, il tend incessamment vers cette grandeur immense qu'ilentrevoit confusément au bout de la longue carrière que l'humanité doit encore parcourir.

On ne saurait croire combien de faits découlent naturellement de cette théoriephilosophique suivant laquelle l'homme est indéfiniment perfectible, et l'influence prodi-gieuse qu'elle exerce sur ceux mêmes qui, ne s'étant jamais occupés que d'agir et non depenser, semblent y conformer leurs actions sans la connaître.

Je rencontre un matelot américain, et je lui demande pourquoi les vaisseaux de son payssont construits de manière à durer peu, et il me répond sans hésiter que l'art de la navigationfait chaque jour des progrès si rapides, que le plus beau navire deviendrait bientôt presqueinutile s'il prolongeait son existence au-delà de quelques années.

Dans ces mots prononcés au hasard par un homme grossier et à propos d'un faitparticulier, j'aperçois l'idée générale et systématique suivant laquelle un grand peuple conduittoutes choses.

Les nations aristocratiques sont naturellement portées à trop resserrer les limites de laperfectibilité humaine, et les nations démocratiques les étendent quelquefois outre mesure.

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CHAPITRE IX

Comment l'exemple des américainsne prouve point qu'un peupledémocratique ne saurait avoir de l'aptitudeet du goût pour les sciences,la littérature et les arts

Il faut reconnaître que, parmi les peuples civilisés de nos jours, il en est peu chez qui leshautes sciences aient fait moins de progrès qu'aux États-Unis, et qui aient fourni moins degrands artistes, de poètes illustres et de célèbres écrivains.

Plusieurs Européens, frappés de ce spectacle, l'ont considéré comme un résultat naturel etinévitable de l'égalité, et ils ont pensé que, si l'état social et les institutions démocratiquesvenaient une fois à prévaloir sur toute la terre, l'esprit humain verrait s'obscurcir peu à peules lumières qui l'éclairent, et que les hommes retomberaient dans les ténèbres.

Ceux qui raisonnent ainsi confondent, je pense, plusieurs idées qu'il serait important dediviser et d'examiner à part. Ils mêlent sans le vouloir ce qui est démocratique avec ce quin'est qu'américain.

La religion que professaient les premiers émigrants, et qu'ils ont léguée à leursdescendants, simple dans son culte, austère et presque sauvage dans ses principes, ennemiedes signes extérieurs et de la pompe des cérémonies, est naturellement peu favorable auxbeaux-arts et ne permet qu'à regret les plaisirs littéraires.

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Les Américains sont un peuple très ancien et très éclairé, qui a rencontré un paysnouveau et immense dans lequel il peut s'étendre à volonté, et qu'il féconde sans peine. Celaest sans exemple dans le monde. En Amérique, chacun trouve donc des facilités, inconnuesailleurs, pour faire sa fortune ou pour l'accroître. La cupidité y est toujours en haleine, etl'esprit humain, distrait à tout moment des plaisirs de l'imagination et des travaux del'intelligence, n'y est entraîné qu'à la poursuite de la richesse. Non seulement on voit auxÉtats-Unis, comme dans tous les autres pays, des classes industrielles et commerçantes;mais, ce qui ne s'était jamais rencontré, tous les hommes s'y occupent à la fois d'industrie etde commerce.

Je suis cependant convaincu que, si les Américains avaient été seuls dans l'univers, avecles libertés et les lumières acquises par leurs pères, et les passions qui leur étaient propres, ilsn'eussent point tardé à découvrir qu'on ne saurait faire longtemps des progrès dans lapratique des sciences sans cultiver la théorie; que tous les arts se perfectionnent les uns parles autres, et, quelque absorbés qu'ils eussent pu être dans la poursuite de l'objet principal deleurs désirs, ils auraient bientôt reconnu qu'il fallait, de temps en temps, s'en détourner pourmieux l'atteindre.

Le goût des plaisirs de l'esprit est d'ailleurs si naturel au cœur de l'homme civilisé que,chez les nations polies, qui sont le moins disposées à s'y livrer, il se trouve toujours uncertain nombre de citoyens qui le conçoivent. Ce besoin intellectuel, une fois senti, aurait étébientôt satisfait.

Mais, en même temps que les Américains étaient naturellement portés à ne demander à lascience que ses applications particulières aux arts, que les moyens de rendre la vie aisée, ladocte et littéraire Europe se chargeait de remonter aux sources générales de la vérité, etperfectionnait en même temps tout ce qui peut concourir aux plaisirs comme tout ce qui doitservir aux besoins de l'homme.

En tête des nations éclairées de l'Ancien Monde, les habitants des États-Unis endistinguaient particulièrement une à laquelle les unissaient étroitement une origine communeet des habitudes analogues. Ils trouvaient chez ce peuple des savants célèbres, d'habilesartistes, de grands écrivains, et ils pouvaient recueillir les trésors de l'intelligence, sans avoirbesoin de travailler à les amasser.

Je ne puis consentir à séparer l'Amérique de l'Europe, malgré l'Océan qui les divise. Jeconsidère le peuple des États-Unis comme la portion du peuple anglais chargée d'exploiterles forêts du Nouveau Monde, tandis que le reste de la nation, pourvu de plus de loisirs etmoins préoccupé des soins matériels de la vie, peut se livrer à la pensée et développer entous sens l'esprit humain.

La situation des Américains est donc entièrement exceptionnelle, et il est à croirequ'aucun peuple démocratique n'y sera jamais placé. Leur origine toute puritaine, leurshabitudes uniquement commerciales, le pays même qu'ils habitent et qui semble détourner

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leur intelligence de l'étude des sciences, des lettres et des arts; le voisinage de l'Europe, quileur permet de ne point les étudier sans retomber dans la barbarie; mille causes particulières,dont je n'ai pu faire connaître que les principales, ont dû concentrer d'une manière singulièrel'esprit américain dans le soin des choses purement matérielles. Les passions, les besoins,l'éducation, les circonstances, tout semble, en effet, concourir pour pencher l'habitant desÉtats-Unis vers la terre. La religion seule lui fait, de temps en temps, lever des regardspassagers et distraits vers le ciel.

Cessons donc de voir toutes les nations démocratiques sous la figure du peupleaméricain, et tâchons de les envisager enfin sous leurs propres traits.

On peut concevoir un peuple dans le sein duquel il n'y aurait ni castes, ni hiérarchie, niclasses; où la loi, ne reconnaissant point de privilèges, partagerait également les héritages, etqui, en même temps, serait privé de lumières et de liberté. Ceci n'est pas une vainehypothèse: un despote peut trouver son intérêt à rendre ses sujets égaux et à les laisserignorants, afin de les tenir plus aisément esclaves.

Non seulement un peuple démocratique de cette espèce ne montrera point d'aptitude ni degoût pour les sciences, la littérature et les arts, mais il est à croire qu'il ne lui arrivera jamaisd'en montrer.

La loi des successions se chargerait elle-même à chaque génération de détruire lesfortunes, et personne n'en créerait de nouvelles. Le pauvre, privé de lumières et de liberté, neconcevrait même pas l'idée de s'élever vers la richesse, et le riche se laisserait entraîner versla pauvreté sans savoir se défendre. Il s'établirait bientôt entre ces deux citoyens unecomplète et invincible égalité. Personne n'aurait alors ni le temps ni le goût de se livrer auxtravaux et aux plaisirs de l'intelligence. Mais tous demeureraient engourdis dans une mêmeignorance et dans une égale servitude.

Quand je viens à imaginer une société démocratique de cette espèce, je crois aussitôt mesentir dans un de ces lieux bas, obscurs et étouffés, où les lumières, apportées du dehors, netardent point à pâlir et à s'éteindre. Il me semble qu'une pesanteur subite m'accable, et que jeme traîne au milieu des ténèbres qui m'environnent, pour trouver l'issue qui doit me ramenerà l'air et au grand jour. Mais tout ceci ne saurait s'appliquer à des hommes déjà éclairés qui,après avoir détruit parmi eux les droits particuliers et héréditaires qui fixaient à perpétuité lesbiens dans les mains de certains individus ou de certains corps, restent libres.

Quand les hommes qui vivent au sein d'une société démocratique sont éclairés, ilsdécouvrent sans peine que rien ne les borne ni ne les fixe et ne les force de se contenter deleur fortune présente.

Ils conçoivent donc tous l'idée de l'accroître, et, s'ils sont libres, ils essayent tous de lefaire, mais tous n'y réussissent pas de la même manière. La législature n'accorde plus, il estvrai, de privilèges, mais la nature en donne. L'inégalité naturelle étant très grande, les

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fortunes deviennent inégales du moment où chacun fait usage de toutes ses facultés pours'enrichir.

La loi des successions s'oppose encore à ce qu'il se fonde des familles riches, mais ellen'empêche plus qu'il n'y ait des riches. Elle ramène sans cesse les citoyens vers un communniveau auquel ils échappent sans cesse; ils deviennent plus inégaux en biens à mesure queleurs lumières sont plus étendues et leur liberté plus grande.

Il s'est élevé de nos jours une secte célèbre par son génie et ses extravagances, quiprétendait concentrer tous les biens dans les mains d'un pouvoir central et charger celui-là deles distribuer ensuite, suivant le mérite, à tous les particuliers. On se fût soustrait, de cettemanière, à la complète et éternelle égalité qui semble menacer les sociétés démocratiques.

Il y a un autre remède plus simple et moins dangereux, c'est de n'accorder à personne deprivilège, de donner à tous d'égales lumières et une égale indépendance, et de laisser àchacun le soin de marquer lui-même sa place. L'inégalité naturelle se fera bientôt jour, et larichesse passera d'elle-même du côté des plus habiles.

Les sociétés démocratiques et libres renfermeront donc toujours dans leur sein unemultitude de gens opulents ou aisés. Ces riches ne seront point liés aussi étroitement entreeux que les membres de l'ancienne classe aristocratique; ils auront des instincts différents etne posséderont presque jamais un loisir aussi assuré et aussi complet; mais ils serontinfiniment plus nombreux que ne pouvaient l'être ceux qui composaient cette classe. Ceshommes ne seront point étroitement renfermés dans les préoccupations de la vie matérielle etils pourront, bien qu'à des degrés divers, se livrer aux travaux et aux plaisirs de l'intelligence:ils s'y livreront donc; car, s'il est vrai que l'esprit humain penche par un bout vers le borné, lematériel et l'utile, de l'autre, il s'élève naturellement vers l'infini, l'immatériel et le beau. Lesbesoins physiques l'attachent à la terre, mais, dès qu'on ne le retient plus, il se redresse de lui-même.

Non seulement le nombre de ceux qui peuvent s'intéresser aux oeuvres de l'esprit seraplus grand, mais le goût des jouissances intellectuelles descendra, de proche en proche,jusqu'à ceux mêmes qui, dans les sociétés aristocratiques, ne semblent avoir ni le temps ni lacapacité de s'y livrer.

Quand il n'y a plus de richesses héréditaires, de privilèges de classes et de prérogativesde naissance, et que chacun ne tire plus sa force que de lui-même, il devient visible que cequi fait la principale différence entre la fortune des hommes, c'est l'intelligence. Tout ce quisert à fortifier, à étendre, à orner l'intelligence, acquiert aussitôt un grand prix.

L'utilité du savoir se découvre avec une clarté toute particulière aux yeux mêmes de lafoule. Ceux qui ne goûtent point ses charmes prisent ses effets et font quelques efforts pourl'atteindre.

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Dans les siècles démocratiques, éclairés et libres, les hommes n'ont rien qui les sépare niqui les retienne à leur place; ils s'élèvent ou s'abaissent avec une rapidité singulière. Toutesles classes se voient sans cesse, parce qu'elles sont fort proches. Elles se communiquent et semêlent tous les jours, s'imitent et s'envient; cela suggère au peuple une foule d'idées, denotions, de désirs qu'il n'aurait point eus si les rangs avaient été fixes et la société immobile.Chez ces nations, le serviteur ne se considère jamais comme entièrement étranger auxplaisirs et aux travaux du maître, le pauvre à ceux du riche; l'homme des champs s'efforce deressembler à celui des villes, et les provinces à la métropole.

Ainsi, personne ne se laisse aisément réduire aux seuls soins matériels de la vie, et le plushumble artisan y jette, de temps à autre, quelques regards avides et furtifs dans le mondesupérieur de l'intelligence. On ne lit point dans le même esprit et de la même manière quechez les peuples aristocratiques; mais le cercle des lecteurs s'étend sans cesse et finit parrenfermer tous les citoyens.

Du moment où la foule commence à s'intéresser aux travaux de l'esprit, il se découvrequ'un grand moyen d'acquérir de la gloire, de la puissance ou des richesses, c'est d'excellerdans quelques-uns d'entre eux. L'inquiète ambition que l'égalité fait naître se tourne aussitôtde ce côté comme de tous les autres. Le nombre de ceux qui cultivent les sciences, les lettreset les arts devient immense. Une activité prodigieuse se révèle dans le monde del'intelligence; chacun cherche à s'y ouvrir un chemin et s'efforce d'attirer l’œil du public à sasuite. Il s'y passe quelque chose d'analogue à ce qui arrive aux États-Unis dans la sociétépolitique; les oeuvres y sont souvent imparfaites, mais elles sont innombrables; et, bien queles résultats des efforts individuels soient ordinairement très petits, le résultat général esttoujours très grand.

Il n'est donc pas vrai de dire que les hommes qui vivent dans les siècles démocratiquessoient naturellement indifférents pour les sciences, les lettres et les arts; seulement, il fautreconnaître qu'ils les cultivent à leur manière, et qu'ils apportent, de ce côté, les qualités etles défauts qui leur sont propres.

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CHAPITRE X

Pourquoi les Américains s'attachentplutôt a la pratique des sciencesqu'à la théorie

Si l'état social et les institutions démocratiques n'arrêtent point l'essor de l'esprit humain,il est du moins incontestable qu'ils le dirigent d'un côté plutôt que d'un autre. Leurs efforts,ainsi limités, sont encore très grands, et l'on me pardonnera, j'espère, de m'arrêter un momentpour les contempler.

Nous avons fait, quand il s'est agi de la méthode philosophique des Américains, plusieursremarques dont il faut profiter ici.

L'égalité développe dans chaque homme le désir de juger tout par lui-même; elle luidonne, en toutes choses, le goût du tangible et du réel, le mépris des traditions et des formes.Ces instincts généraux se font principalement voir dans l'objet particulier de ce chapitre.

Ceux qui cultivent les sciences chez les peuples démocratiques craignent toujours de seperdre dans les utopies. Ils se défient des systèmes, ils aiment à se tenir très près des faits et àles étudier par eux-mêmes; comme ils ne s'en laissent point imposer facilement par le nomd'aucun de leurs semblables, ils ne sont jamais disposés à jurer sur la parole du maître; mais,au contraire, on les voit sans cesse occupés à chercher le côté faible de sa doctrine. Lestraditions scientifiques ont sur eux peu d'empire; ils ne s'arrêtent jamais longtemps dans les

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subtilités d'une école et se payent malaisément de grands mots; ils pénètrent, autant qu'ils lepeuvent, jusqu'aux parties principales du sujet qui les occupe, et ils aiment à les exposer enlangue vulgaire. Les sciences ont alors une allure plus libre et plus sûre, mais moins haute.

L'esprit peut, ce me semble, diviser la science en trois parts.

La première contient les principes les plus théoriques, les notions les plus abstraites,celles dont l'application n'est point connue ou est fort éloignée.

La seconde se compose des vérités générales qui, tenant encore à la théorie pure, mènentcependant, par un chemin direct et court, à la pratique.

Les procédés d'application et les moyens d'exécution remplissent la troisième.

Chacune de ces différentes portions de la science peut être cultivée à part, bien que laraison et l'expérience fassent connaître qu'aucune d'elles ne saurait, prospérer longtemps,quand on la sépare absolument des deux autres.

En Amérique, la partie purement pratique des sciences est admirablement cultivée, et l'ons'y occupe avec soin de la portion théorique immédiatement nécessaire à l'application; lesAméricains font voir de ce côté un esprit toujours net, libre, original et fécond; mais il n'y apresque personne, aux États-Unis, qui se livre à la portion essentiellement théorique etabstraite des connaissances humaines. Les Américains montrent en ceci l'excès d'unetendance qui se retrouvera, je pense, quoique à un degré moindre, chez tous les peuplesdémocratiques.

Rien n'est plus nécessaire à la culture des hautes sciences, ou de la portion élevée dessciences, que la méditation, et il n'y a rien de moins propre à la méditation que l'intérieurd'une société démocratique. On n'y rencontre pas, comme chez les peuples aristocratiques,une classe nombreuse qui se tient dans le repos parce qu'elle se trouve bien, et une autre quine remue point parce qu'elle désespère d'être mieux. Chacun s'agite: les uns veulent atteindrele pouvoir, les autres s'emparer de la richesse. Au milieu de ce tumulte universel, de ce chocrépété des intérêts contraires, de cette marche continuelle des hommes vers la fortune, oùtrouver le calme nécessaire aux profondes combinaisons de l'intelligence? comment arrêtersa pensée sur un tel point, quand autour de soi tout remue, et qu'on est soi-même entraîné etballotté chaque jour dans le courant impétueux qui roule toutes choses?

Il faut bien discerner l'espèce d'agitation permanente qui règne au sein d'une démocratietranquille et déjà constituée, des mouvements tumultueux et révolutionnaires quiaccompagnent presque toujours la naissance et le développement d'une société démocratique.

Lorsqu'une violente révolution a lieu chez un peuple très civilisé, elle ne saurait manquerde donner une impulsion soudaine aux sentiments et aux idées.

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Ceci est vrai surtout des révolutions démocratiques, qui, remuant à la fois toutes lesclasses dont un peuple se compose, font naître en même temps d'immenses ambitions dans lecœur de chaque citoyen.

Si les Français ont fait tout à coup de si admirables progrès dans les sciences exactes, aumoment même où ils achevaient de détruire les restes de l'ancienne société féodale, il fautattribuer cette fécondité soudaine, non pas a la démocratie, mais à la révolution sans exemplequi accompagnait ses développements. Ce qui survint alors était un fait particulier; il seraitimprudent d'y voir l'indice d'une loi générale.

Les grandes révolutions ne sont pas plus communes chez les peuples démocratiques quechez les autres peuples; je suis même porté à croire qu'elles le sont moins. Mais il règne dansle sein de ces nations un petit mouvement incommode, une sorte de roulement incessant deshommes les uns sur les autres, qui trouble et distrait l'esprit sans l'animer ni l'élever.

Non seulement les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques se livrentdifficilement à la méditation, mais ils ont naturellement peu d'estime pour elle. L'état socialet les institutions démocratiques portent la plupart des hommes à agir constamment; or, leshabitudes d'esprit qui conviennent à l'action ne conviennent pas toujours à la pensée.L'homme qui agit en est réduit à se contenter souvent d'à-peu-près, parce qu'il n'arriveraitjamais au bout de son dessein s'il voulait perfectionner chaque détail. Il lui faut s'appuyersans cesse sur des idées qu'il n'a pas eu le loisir d'approfondir, car c'est bien plusl'opportunité de l'idée dont il se sert que sa rigoureuse justesse qui l'aide; et, à tout prendre, ily a moins de risque pour lui à faire usage de quelques principes faux, qu'à consumer sontemps à établir la vérité de tous ses principes. Ce n'est point par de longues et savantesdémonstrations que se mène le monde. La vue rapide d'un fait particulier, l'étude journalièredes passions changeantes de la foule, le hasard du moment et l'habileté à s'en saisir, ydécident de toutes les affaires.

Dans les siècles où presque tout le monde agit, on est donc généralement porté à attacherun prix excessif aux élans rapides et aux conceptions superficielles de l'intelligence, et, aucontraire, à déprécier outre mesure son travail profond et lent.

Cette opinion publique influe sur le jugement des hommes qui cultivent les sciences; elleleur persuade qu'ils peuvent y réussir sans méditation, ou les écarte de celles qui en exigent.

Il y a plusieurs manières d'étudier les sciences. On rencontre chez une foule d'hommes ungoût égoïste, mercantile et industriel pour les découvertes de l'esprit qu'il ne faut pasconfondre avec la passion désintéressée qui s'allume dans le cœur d'un petit nombre; il y a undésir d'utiliser les connaissances et un pur désir de connaître. Je ne doute point qu'il nenaisse, de loin en loin, chez quelques-uns, un amour ardent et inépuisable de la vérité, qui senourrit de lui-même et jouit incessamment sans pouvoir jamais se satisfaire. C'est Cet amourardent, orgueilleux et désintéressé du vrai, qui conduit les hommes jusqu'aux sourcesabstraites de la vérité pour y puiser les idées mères.

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Si Pascal n'eût envisagé que quelque grand profit, ou si même il n'eût été mû que par leseul désir de la gloire, je ne saurais croire qu'il eût jamais pu rassembler, comme il l'a fait,toutes les puissances de son intelligence pour mieux découvrir les secrets les plus cachés duCréateur. Quand je le vois arracher, en quelque façon, son âme du milieu des soins de la vie,afin de l'attacher tout entière à cette recherche, et, brisant prématurément les liens qui laretiennent au corps, mourir de vieillesse avant quarante ans, je m'arrête interdit, et jecomprends que ce n'est point une cause ordinaire qui peut produire de si extraordinairesefforts.

L'avenir prouvera si ces passions, si rares et si fécondes, naissent et se développent aussiaisément au milieu des sociétés démocratiques qu'au sein des aristocraties. Quant à moi,j'avoue que j'ai peine à le croire.

Dans les sociétés aristocratiques, la classe qui dirige l'opinion et mène les affaires, étantplacée d'une manière permanente et héréditaire au-dessus de la foule, conçoit naturellementune idée superbe d'elle-même et de l'homme. Elle imagine volontiers pour lui des jouissancesglorieuses et fixe des buts magnifiques à ses désirs. Les aristocraties font souvent des actionsfort tyranniques et fort inhumaines, mais elles conçoivent rarement des pensées basses etelles montrent un certain dédain orgueilleux pour les petits plaisirs, alors même qu'elles s'ylivrent: cela y monte toutes les âmes sur un ton fort haut. Dans les temps aristocratiques, onse fait généralement des idées très vastes de la dignité, de la puissance, de la grandeur del'homme. Ces opinions influent sur ceux qui cultivent les sciences comme sur tous les autres;elles facilitent l'élan naturel de l'esprit vers les plus hautes régions de la pensée et ladisposent naturellement à concevoir l'amour sublime et presque divin de la vérité.

Les savants de ces temps sont donc entraînés vers la théorie, et il leur arrive mêmesouvent de concevoir un mépris inconsidéré pour la pratique. « Archimède, dit Plutarque, aeu le cœur si haut qu'il ne daigna jamais laisser par écrit aucune oeuvre de la manière dedresser toutes ces machines de guerre; et, réputant toute cette science d'inventer et composermachines et généralement tout art qui rapporte quelque utilité à le mettre en pratique, vil, baset mercenaire, il employa son esprit et son étude à écrire seulement choses dont la beauté etla subtilité ne fût aucunement mêlée avec nécessité. » Voilà la visée aristocratique dessciences.

Elle ne saurait être la même chez les nations démocratiques.

La plupart des hommes qui composent ces nations sont fort avides de jouissancesmatérielles et présentes, comme ils sont toujours mécontents de la position qu'ils occupent, ettoujours libres de la quitter, ils ne songent qu'aux moyens de changer leur fortune ou del'accroître. Pour des esprits ainsi disposés, toute méthode nouvelle qui mène par un cheminplus court à la richesse, toute machine qui abrège le travail, tout instrument qui diminue lesfrais de la production, toute découverte qui facilite les plaisirs et les augmente, semble leplus magnifique effort de l'intelligence humaine. C'est principalement par ce côté que les

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peuples démocratiques s'attachent aux sciences, les comprennent et les honorent. Dans lessiècles aristocratiques, on demande particulièrement aux sciences les jouissances de l'esprit;dans les démocraties, celles du corps.

Comptez que plus une nation est démocratique, éclairée et libre, plus le nombre de cesappréciateurs intéressés du génie scientifique ira s'accroissant, et plus les découvertesimmédiatement applicables à l'industrie donneront de profit, de gloire et même de puissanceà leurs auteurs; car, dans les démocraties, la classe qui travaille prend part aux affairespubliques, et ceux qui la servent ont à attendre d'elle des honneurs aussi bien que de l'argent.

On peut aisément concevoir que, dans une société organisée de cette manière, l'esprithumain soit insensiblement conduit à négliger la théorie et qu'il doit, au contraire, se sentirpoussé avec une énergie sans pareille vers l'application, ou tout au moins vers cette portionde la théorie qui est nécessaire à ceux qui appliquent.

En vain un penchant instinctif l'élève-t-il vers les plus hautes sphères de l'intelligence,l'intérêt le ramène vers les moyennes. C'est là qu'il déploie sa force et son inquiète activité, etenfante des merveilles. Ces mêmes Américains, qui n'ont pas découvert une seule des loisgénérales de la mécanique, ont introduit dans la navigation une machine nouvelle qui changela face du monde.

Certes, je suis loin de prétendre que les peuples démocratiques de nos jours soientdestinés à voir éteindre les lumières transcendantes de l'esprit humain, ni même qu'il nedoive pas s'en allumer de nouvelles dans leur sein. À l'âge du monde où nous sommes, etparmi tant de nations lettrées que tourmente incessamment l'ardeur de l'industrie, les liensqui unissent entre elles les différentes parties de la science ne peuvent manquer de frapper lesregards; et le goût même de la pratique, s'il est éclairé, doit porter les hommes à ne pointnégliger la théorie. Au milieu de tant d'essais d'applications, de tant d'expériences chaquejour répétées, il est comme impossible que, souvent, des lois très générales ne viennent pas àapparaître; de telle sorte que les grandes découvertes seraient fréquentes, bien que les grandsinventeurs fussent rares.

Je crois d'ailleurs aux hautes vocations scientifiques.

Si la démocratie ne porte point les hommes à cultiver les sciences pour elles-mêmes,d'une autre part elle augmente immensément le nombre de ceux qui les cultivent. Il n'est pasà croire que, parmi une si grande multitude, il ne naisse point de temps en temps quelquegénie spéculatif que le seul amour de la vérité enflamme. On peut être assuré que celui-làs'efforcera de percer les plus profonds mystères de la nature, quel que soit l'esprit de sonpays et de son temps. Il n'est pas besoin d'aider son essor; il suffit de ne point l'arrêter. Toutce que je veux dire est ceci: l'inégalité permanente de conditions porte les hommes à serenfermer dans la recherche orgueilleuse et stérile des vérités abstraites; tandis que l'étatsocial et les institutions démocratiques les disposent à ne demander aux sciences que leursapplications immédiates et utiles.

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Cette tendance est naturelle et inévitable. Il est curieux de la connaître, et il peut êtrenécessaire de la montrer.

Si ceux qui sont appelés à diriger les nations de nos jours apercevaient clairement et deloin ces instincts nouveaux qui bientôt seront irrésistibles, ils comprendraient qu'avec deslumières et de la liberté, les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne peuventmanquer de perfectionner la portion industrielle des sciences, et que désormais tout l'effortdu pouvoir social doit se porter à soutenir les hautes études et à créer de grandes passionsscientifiques.

De nos jours, il faut retenir l'esprit humain dans la théorie; il court de lui-même à lapratique, et, au lieu de le ramener sans cesse vers l'examen détaillé des effets secondaires, ilest bon de l'en distraire quelquefois, pour l'élever jusqu'à la contemplation des causespremières.

Parce que la civilisation romaine est morte à la suite de l'invasion des barbares, noussommes peut-être trop enclins à croire que la civilisation ne saurait autrement mourir.

Si les lumières qui nous éclairent venaient jamais à s'éteindre, elles s'obscurciraient peu àpeu et comme d'elles-mêmes. À force de se renfermer dans l'application, on perdrait de vueles principes, et, quand on aurait entièrement oublié les principes, on suivrait mal lesméthodes qui en dérivent; on ne pourrait plus en inventer de nouvelles et l'on emploieraitsans intelligence et sans art de savants procédés qu'on ne comprendrait plus.

Lorsque les Européens abordèrent, il y a trois cents ans, à la Chine, ils y trouvèrentpresque tous les arts parvenus à un certain degré de perfection, et ils s'étonnèrent qu'étantarrivés à ce point, on n'eût pas été plus avant. Plus tard, ils découvrirent les vestiges dequelques hautes connaissances qui s'étaient perdues. La nation était industrielle; la plupartdes méthodes scientifiques s'étaient conservées dans son sein; mais la science elle-même n'yexistait plus. Cela leur expliqua l'espèce d'immobilité singulière dans laquelle ils avaienttrouvé l'esprit de ce peuple. Les Chinois, en suivant la trace de leurs pères, avaient oublié lesraisons qui avaient dirigé ceux-ci. Ils se servaient encore de la formule saris en rechercher lesens; ils gardaient l'instrument et ne possédaient plus l'art de le modifier et de le reproduire.Les Chinois ne pouvaient donc rien changer. Ils devaient renoncer a améliorer. Ils étaientforcés d'imiter toujours et en tout leurs pères, pour ne pas se jeter dans des ténèbresimpénétrables, s'ils s'écartaient un instant du chemin que ces derniers avaient tracé. Lasource des connaissances humaines était presque tarie; et, bien que le fleuve coulât encore, ilne pouvait plus grossir ses ondes ou changer son cours.

Cependant, la Chine subsistait paisiblement depuis des siècles; ses conquérants avaientpris ses mœurs; l'ordre y régnait. Une sorte de bien-être matériel s'y laissait apercevoir detous côtés. Les révolutions y étaient très rares, et la guerre pour ainsi dire inconnue.

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Il ne faut donc point se rassurer en pensant que les barbares sont encore loin de nous; car,s'il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d'autres quil'étouffent eux-mêmes sous leurs pieds.

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CHAPITRE XI

Dans quel esprit les Américainscultivent les arts

Je croirais perdre le temps des lecteurs et le mien, si je m'attachais à montrer comment lamédiocrité générale des fortunes, l'absence du superflu, le désir universel du bien-être et lesconstants efforts auxquels chacun se livre pour se le procurer, font prédominer dans le cœurde l'homme le goût de l'utile sur l'amour du beau. Les nations démocratiques, chez lesquellestoutes ces choses se rencontrent, cultiveront donc les arts qui servent à rendre la viecommode, de préférence à ceux dont l'objet est de l'embellir; elles préféreront habituellementl'utile au beau, et elles voudront que le beau soit utile.

Mais je prétends aller plus avant, et, après avoir indiqué le premier trait, en dessinerplusieurs autres.

Il arrive d'ordinaire que, dans les siècles de privilèges, l'exercice de presque tous les artsdevient un privilège, et que chaque profession est un monde à part où il n'est pas loisible àchacun d'entrer. Et, lors même que l'industrie est libre, l'immobilité naturelle aux nationsaristocratiques fait que tous ceux qui s'occupent d'un même art, finissent néanmoins parformer une classe distincte, toujours composée des mêmes familles, dont tous les membresse connaissent et où il naît bientôt une opinion publique et un orgueil de corps. Dans uneclasse industrielle de cette espèce, chaque artisan n'a pas seulement sa fortune à faire, mais sa

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considération à garder. Ce n'est pas seulement son intérêt qui fait sa règle, ni même celui del'acheteur, mais celui du corps, et l'intérêt du corps est que chaque artisan produise des chefs-d’œuvre. Dans les siècles aristocratiques, la visée des arts est donc de faire le mieuxpossible, et non le plus vite ni au meilleur marché.

Lorsque au contraire chaque profession est ouverte à tous, que la foule y entre et en sortsans cesse, et que ses différents membres deviennent étrangers, indifférents et presqueinvisibles les uns aux autres, à cause de leur multitude, le lien social est détruit, et chaqueouvrier, ramené vers lui-même, ne cherche qu'à gagner le plus d'argent possible auxmoindres frais; il n'y a plus que la volonté du consommateur qui le limite. Or, il arrive que,dans le même temps, une révolution correspondante se fait sentir chez ce dernier.

Dans les pays où la richesse, comme le pouvoir, se trouve concentrée dans quelquesmains et n'en sort pas, l'usage de la plupart des biens de ce monde appartient à un petitnombre d'individus toujours le même; la nécessité, l'opinion, la modération des désirs, enécartent tous les autres.

comme cette classe aristocratique se tient immobile au point de grandeur où elle estplacée, sans se resserrer, ni s'étendre, elle éprouve toujours les mêmes besoins et les ressentde la même manière. Les hommes qui la composent puisent naturellement dans la positionsupérieure et héréditaire qu'ils occupent, le goût de ce qui est très bien fait et très durable.

Cela donne une tournure générale aux idées de la nation en fait d'arts.

Il arrive souvent que, chez ces peuples, le paysan lui-même aime mieux se priverentièrement des objets qu'il convoite, que de les acquérir imparfaits.

Dans les aristocraties, les ouvriers ne travaillent donc que pour un nombre limitéd'acheteurs, très difficiles à satisfaire. C'est de la perfection de leurs travaux que dépendprincipalement le gain qu'ils attendent.

Il n'en est plus ainsi lorsque, tous les privilèges étant détruits, les rangs se mêlent et quetous les hommes s'abaissent et s'élèvent sans cesse sur l'échelle sociale.

On rencontre toujours, dans le sein d'un peuple démocratique, une foule de citoyens dontle patrimoine se divise et décroît. Ils ont contracté, dans des temps meilleurs, certains besoinsqui leur restent après que la faculté de les satisfaire n'existe plus, et ils cherchent avecinquiétude s'il n'y aurait pas quelques moyens détournés d'y pourvoir.

D'autre part, on voit toujours dans les démocraties un très grand nombre d'hommes dontla fortune croît, mais dont les désirs croissent bien plus vite que la fortune et qui dévorentdes yeux les biens qu'elle leur promet, longtemps avant qu'elle les livre. Ceux-ci cherchentde tous côtés à s'ouvrir des voies plus courtes vers ces jouissances voisines. De lacombinaison de ces deux causes, il résulte qu'on rencontre toujours dans les démocraties unemultitude de citoyens dont les besoins sont au-dessus des ressources et qui consentiraient

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volontiers à se satisfaire incomplètement, plutôt que de renoncer tout à fait à l'objet de leurconvoitise.

L'ouvrier comprend aisément ces passions, parce que lui-même les partage: dans lesaristocraties, il cherchait à vendre ses produits très cher à quelques-uns; il conçoit maintenantqu'il y aurait un moyen plus expéditif de s'enrichir, ce serait de les vendre bon marché à tous.

Or, il n'y a que deux manières d'arriver à baisser le prix d'une marchandise.

La première est de trouver des moyens meilleurs, plus courts et plus savants de laproduire. La seconde est de fabriquer en plus grande quantité des objets à peu prèssemblables, mais d'une moindre valeur. Chez les peuples démocratiques, toutes les facultésintellectuelles de l'ouvrier sont dirigées vers ces deux points.

Il s'efforce d'inventer des procédés qui lui permettent de travailler, non pas seulementmieux, mais plus vite et à moindres frais, et, s'il ne peut y parvenir, de diminuer les qualitésintrinsèques de la chose qu'il fait, sans la rendre entièrement impropre à l'usage auquel on ladestine. Quand il n'y avait que les riches qui eussent des montres, elles étaient presque toutesexcellentes. On n'en fait plus guère que de médiocres, mais tout le monde en a. Ainsi, ladémocratie ne tend pas seulement à diriger l'esprit humain vers les arts utiles, elle porte lesartisans à faire très rapidement beaucoup de choses imparfaites, et le consommateur à secontenter de ces choses.

Ce n'est pas que dans les démocraties l'art ne soit capable, au besoin, de produire desmerveilles. Cela se découvre parfois, quand il se présente des acheteurs qui consentent àpayer le temps et la peine. Dans cette lutte de toutes les industries, au milieu de cetteconcurrence immense et de ces essais sans nombre, il se forme des ouvriers excellents quipénètrent jusqu'aux dernières limites de leur profession; mais ceux-ci ont rarement l'occasionde montrer ce qu'ils savent faire: ils ménagent leurs efforts avec soin; ils se tiennent dans unemédiocrité savante qui se juge elle-même, et qui, pouvant atteindre au-delà du but qu'elle sepropose, ne vise qu'au but qu'elle atteint. Dans les aristocraties, au contraire, les ouvriers fonttoujours tout ce qu'ils savent faire, et, lorsqu'ils s'arrêtent, c'est qu'ils sont au bout de leurscience.

Lorsque j'arrive dans un pays et que je vois les arts donner quelques produits admirables,cela ne m'apprend rien sur l'état social et la constitution politique du pays. Mais, si j'aperçoisque les produits des arts y sont généralement imparfaits, en très grand nombre et à bas prix,je suis assuré que, chez le peuple où ceci se passe, les privilèges s'affaiblissent, et les classescommencent à se mêler et vont bientôt se confondre.

Les artisans qui vivent dans les siècles démocratiques ne cherchent pas seulement àmettre à la portée de tous les citoyens leurs produits utiles, ils s'efforcent encore de donner àtous leurs produits des qualités brillantes que ceux-ci n'ont pas.

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Dans la confusion de toutes les classes, chacun espère pouvoir paraître ce qu'il n'est paset se livre à de grands efforts pour y parvenir. La démocratie ne fait pas naître ce sentiment,qui n'est que trop naturel au cœur de l'homme; mais elle l'applique aux choses matérielles:l'hypocrisie de la vertu est de tous les temps; celle du luxe appartient plus particulièrementaux siècles démocratiques.

Pour satisfaire ces nouveaux besoins de la vanité humaine, il n'est point d'imposturesauxquelles les arts n'aient recours; l'industrie va quelquefois si loin dans ce sens qu'il luiarrive de se nuire à elle-même. On est déjà parvenu à imiter si parfaitement le diamant, qu'ilest facile de s'y méprendre. Du moment où l'on aura inventé l'art de fabriquer les fauxdiamants, de manière qu'on ne puisse plus les distinguer des véritables, on abandonneravraisemblablement les uns et les autres, et ils redeviendront des cailloux.

Ceci me conduit à parler de ceux des arts qu'on a nommés, par excellence, les beaux-arts.

Je ne crois point que l'effet nécessaire de l'état social et des institutions démocratiquessoit de diminuer le nombre des hommes qui cultivent les beaux-arts; mais ces causes influentpuissamment sur la manière dont ils sont cultivés. La plupart de ceux qui avaient déjàcontracté le goût des beaux-arts devenant pauvres, et, d'un autre côté, beaucoup de ceux quine sont pas encore riches commençant a concevoir, par imitation, le goût des beaux-arts, laquantité des consommateurs en général s'accroît, et les consommateurs très riches et très finsdeviennent plus rares. Il se passe alors dans les beaux-arts quelque chose d'analogue à ce quej'ai déjà fait voir quand j'ai parlé des arts utiles. Ils multiplient leurs oeuvres et diminuent lemérite de chacune d'elles.

Ne pouvant plus viser au grand, on cherche l'élégant et le joli; on tend moins à la réalitéqu'à l'apparence.

Dans les aristocraties on fait quelques grands tableaux, et, dans les pays démocratiques,une multitude de petites peintures. Dans les premières, on élève des Statues de bronze, et,dans les seconds, on coule des statues de plâtre.

Lorsque j'arrivai pour la première fois à New York par cette partie de l'océan Atlantiquequ'on nomme la rivière de l'Est, je fus surpris d'apercevoir, le long du rivage, à quelquedistance de la ville, un certain nombre de petits palais de marbre blanc dont plusieurs avaientune architecture antique; le lendemain, ayant été pour considérer de plus près celui qui avaitparticulièrement attiré mes regards, je trouvai que ses murs étaient de briques blanchies etses colonnes de bois peint. Il en était de même de tous les monuments que j'avais admirés laveille.

L'état social et les institutions démocratiques donnent de plus, à tous les arts d'imitation,de certaines tendances particulières qu'il est facile de signaler. Ils les détournent souvent dela peinture de l'âme pour ne les attacher qu'à celle du corps; et ils substituent lareprésentation des mouvements et des sensations à celle des sentiments et des idées; à laplace de l'idéal, ils mettent, enfin, le réel.

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Je doute que Raphaël ait fait une étude aussi approfondie des moindres ressorts du corpshumain que les dessinateurs de nos jours. Il n'attachait pas la même importance qu'eux à larigoureuse exactitude sur ce point, car il prétendait surpasser la nature. Il voulait faire del'homme quelque chose qui fût supérieur à l'homme. Il entreprenait d'embellir la beautémême.

David et ses élèves étaient, au contraire, aussi bons anatomistes que bons peintres. Ilsreprésentaient merveilleusement bien les modèles qu'ils avaient sous les yeux, mais il étaitrare qu'ils imaginassent rien au-delà; ils suivaient exactement la nature, tandis que Raphaëlcherchait mieux qu'elle. Ils nous ont laissé une exacte peinture de l'homme mais le premiernous fait entrevoir la Divinité dans ses oeuvres.

On peut appliquer au choix même du sujet ce que j'ai dit de la manière de le traiter.

Les peintres de la Renaissance cherchaient d'ordinaire au-dessus d'eux, ou loin de leurtemps, de grands sujets qui laissassent à leur imagination une vaste carrière. Nos peintresmettent souvent leur talent à reproduire exactement les détails de la vie privée qu'ils ont sanscesse sous les yeux, et ils copient de tous côtés de petits objets qui n'ont que trop d'originauxdans la nature.

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CHAPITRE XII

Pourquoi les Américains élèventen même temps de si petitset de si grands monuments

Je viens de dire que, dans les siècles démocratiques, les monuments des arts tendaient àdevenir plus nombreux et moins grands, je nie hâte d'indiquer moi-même l'exception à cetterègle.

Chez les peuples démocratiques, les individus sont très faibles; mais l'État, qui lesreprésente tous et les tient tous dans sa main, est très fort. Nulle part les citoyens neparaissent plus petits que dans une nation démocratique. Nulle part la nation elle-même nesemble plus grande et l'esprit ne s'en fait plus aisément un vaste tableau. Dans les sociétésdémocratiques, l'imagination des hommes se resserre quand ils songent à eux-mêmes; elles'étend indéfiniment quand ils pensent à l'État. Il arrive de là que les mêmes hommes quivivent petitement dans d'étroites demeures visent souvent au gigantesque dès qu'il s'agit desmonuments publics.

Les AMÉRICAINS ont placé sur le lieu dont ils voulaient faire leur capitale l'enceinted'une ville immense qui, aujourd'hui encore, n'est guère plus peuplée que Pontoise, mais qui,suivant eux, doit contenir un jour un million d'habitants; déjà ils ont déraciné les arbres à dixlieues à la ronde, de peur qu'ils ne vinssent à incommoder les futurs citoyens de cettemétropole imaginaire. Ils ont élevé, au centre de la cité, un palais magnifique pour servir desiège au Congrès, et ils lui ont donné le nom pompeux de Capitole.

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Tous les jours, les États particuliers eux-mêmes conçoivent et exécutent des entreprisesprodigieuses dont s'étonnerait le génie des grandes nations de l'Europe.

Ainsi, la démocratie ne porte pas seulement les hommes à faire une multitude de menusouvrages; elle les porte aussi à élever un petit nombre de très grands monuments. Mais, entreces deux extrêmes, il n'y a rien. Quelques restes épars de très vastes édifices n'annoncentdonc rien sur l'état social et les institutions du peuple qui les a élevés.

J'ajoute, quoique cela sorte de mon sujet, qu'ils ne font pas mieux connaître sa grandeur,ses lumières et sa prospérité réelle.

Toutes les fois qu'un pouvoir quelconque sera capable de faire concourir tout un peuple àune seule entreprise, il parviendra avec peu de science et beaucoup de temps à tirer duconcours de si grands efforts quelque chose d'immense, sans que pour cela il faille conclureque le peuple est très heureux, très éclairé ni même très fort. Les Espagnols ont trouvé laville de Mexico remplie de temples magnifiques et de vastes palais; ce qui n'a point empêchéCortez de conquérir l'empire du Mexique avec six cents fantassins et seize chevaux.

Si les Romains avaient mieux connu les lois de l'hydraulique, ils n'auraient point élevétous ces aqueducs qui environnent les ruines de leurs cités, ils auraient fait un meilleuremploi de leur puissance et de leur richesse. S'ils avaient découvert la machine à vapeur,peut-être n'auraient-ils point étendu jusqu'aux extrémités de leur empire ces longs rochersartificiels qu'on nomme des voies romaines.

Ces choses sont de magnifiques témoignages de leur ignorance en même temps que deleur grandeur.

Le peuple qui ne laisserait d'autres vestiges de son passage que quelques tuyaux deplomb dans la terre et quelques tringles de fer sur sa surface, pourrait avoir été plus maître dela nature que les Romains.

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CHAPITRE XIII

Physionomie littérairedes siècles démocratiques

Lorsqu'on entre dans la boutique d'un libraire aux États-Unis, et qu'on visite les livresAMÉRICAINS qui en garnissent les rayons, le nombre des ouvrages y parait fort grand,tandis que celui des auteurs connus y semble au contraire fort petit.

On trouve d'abord une multitude de traités élémentaires destinés à donner la premièrenotion des connaissances humaines. La plupart de ces ouvrages ont été composés en Europe.Les Américains les réimpriment en les adaptant à leur usage. Vient ensuite une quantitépresque innombrable de livres de religion, Bibles, sermons, anecdotes pieuses, controverses,comptes rendus d'établissements charitables. Enfin paraît le long catalogue des pamphletsPolitiques: en Amérique, les partis ne font point de livres pour se combattre, mais desbrochures qui circulent avec une incroyable rapidité, vivent un jour et meurent.

Au milieu de toutes ces obscures productions de l'esprit humain apparaissent les oeuvresplus remarquables d'un petit nombre d'auteurs seulement qui sont connus des Européens ouqui devraient l'être.

Quoique l'Amérique soit peut-être de nos jours le pays civilisé où l'on s'occupe le moinsde littérature, il s'y rencontre cependant une grande quantité d'individus qui s'intéressent auxchoses de l'esprit et qui en font, sinon l'étude de toute leur vie, du moins le charme de leurs

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loisirs. Mais c'est l'Angleterre qui fournit à ceux-ci la plupart des livres qu'ils réclament.Presque tous les grands ouvrages anglais sont reproduits aux États-Unis. Le génie littérairede la Grande-Bretagne darde encore ses rayons jusqu'au fond des forêts du Nouveau Monde.Il n'y a guère de cabane de pionnier où l'on ne rencontre quelques tomes dépareillés deShakespeare. Je me rappelle avoir lu pour la première fois le drame féodal de Henri V dansune log-house.

Non seulement les Américains vont puiser chaque jour dans les trésors de la littératureanglaise, mais on peut dire avec vérité qu'ils trouvent la littérature de l'Angleterre sur leurpropre sol. Parmi le petit nombre d'hommes qui s'occupent aux États-Unis à composer desoeuvres de littérature, la plupart sont Anglais par le fond et surtout par la forme. Ilstransportent ainsi au milieu de la démocratie les idées et les usages littéraires qui ont courschez la nation aristocratique qu'ils ont prise pour modèle. Ils peignent avec des couleursempruntées des mœurs étrangères; ne représentant presque jamais dans sa réalité le pays quiles a vus naître, ils y sont rarement populaires.

Les citoyens des États-Unis semblent eux-mêmes si convaincus que ce n'est point poureux qu'on publie des livres, qu'avant de se fixer sur le mérite d'un de leurs écrivains, ilsattendent d'ordinaire qu'il ait été goûté en Angleterre. C'est ainsi qu'en fait de tableaux onlaisse volontiers à l'auteur de l'original le droit de juger la copie.

Les habitants des États-Unis n'ont donc point encore, à proprement parler, de littérature.Les seuls auteurs que je reconnaisse pour Américains sont des journalistes. Ceux-ci ne sontpas de grands écrivains, mais ils parlent la langue du pays et s'en font entendre. Je ne voisdans les autres que des étrangers. Ils sont pour les Américains ce que furent pour nous lesimitateurs des Grecs et des Romains à l'époque de la renaissance des lettres, un objet decuriosité, non de générale sympathie. Ils amusent l'esprit et n'agissent point sur les mœurs.

J'ai déjà dit que cet état de choses était bien loin de tenir seulement à la démocratie, etqu'il fallait en rechercher les causes dans plusieurs circonstances particulières etindépendantes d'elle.

Si les Américains, tout en conservant leur état social et leurs lois, avaient une autreorigine et se trouvaient transportés dans un autre pays, je ne doute point qu'ils n'eussent unelittérature. Tels qu'ils sont, je suis assuré qu'ils finiront par en avoir une; mais elle aura uncaractère différent de celui qui se manifeste dans les écrits américains de nos jours et qui luisera propre. Il n'est pas impossible de tracer ce caractère à l'avance.

Je suppose un peuple aristocratique chez lequel on cultive les lettres; les travaux del'intelligence, de même que les affaires du gouvernement, y sont réglés par une classesouveraine. La vie littéraire, comme l'existence politique, est presque entièrement concentréedans cette classe ou dans celles qui l'avoisinent le plus près. Ceci me suffit pour avoir la clefde tout le reste.

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Lorsqu'un petit nombre d'hommes, toujours les mêmes, s'occupent en même temps desmêmes objets, ils s'entendent aisément et arrêtent en commun certaines règles principales quidoivent diriger chacun d'eux. Si l'objet qui attire l'attention de ces hommes est la littérature,les travaux de l'esprit seront bientôt soumis par eux à quelques lois précises dont il ne seraplus permis de s'écarter.

Si ces hommes occupent dans le pays une position héréditaire, ils seront naturellementenclins non seulement à adopter pour eux-mêmes un certain nombre de règles fixes, mais àsuivre celles que s'étaient imposées leurs aïeux; leur législation sera tout à la fois rigoureuseet traditionnelle.

Comme ils ne sont point nécessairement préoccupés des choses matérielles, qu'ils ne l'ontjamais été, et que leurs pères ne l'étaient pas davantage, ils ont pu s'intéresser, pendantplusieurs générations, aux travaux de l'esprit. Ils ont compris l'art littéraire et ils finissent parl'aimer pour lui-même et par goûter un plaisir savant à voir qu'on s'y conforme.

Ce n'est pas tout encore: les hommes dont je parle ont commencé leur vie et l'achèventdans l'aisance ou dans la richesse; ils ont donc naturellement conçu le goût des jouissancesrecherchées et l'amour des plaisirs fins et délicats.

Bien plus, une certaine mollesse d'esprit et de cœur, qu'ils contractent souvent au milieude ce long et paisible usage de tant de biens, les porte à écarter de leurs plaisirs mêmes ce quipourrait s'y rencontrer de trop inattendu et de trop vif. Ils préfèrent être amusés que vivementémus; ils veulent qu'on les intéresse, mais non qu'on les entraîne.

Imaginez maintenant un grand nombre de travaux littéraires exécutés par les hommesque je viens de peindre, ou pour eux, et vous concevrez Sans peine une littérature où toutsera régulier et coordonné à J'avance. Le moindre ouvrage y sera soigné dans ses plus petitsdétails; l'art et le travail s'y montreront en toutes choses; chaque genre y aura ses règlesparticulières dont il ne sera point loisible de s'écarter et qui l'isoleront de tous les autres.

Le style y paraîtra presque aussi important que l'idée, la forme que le fond, le ton en serapoli, modéré, soutenu. L'esprit y aura toujours une démarche noble, rarement une allure viveet les écrivains s'attacheront plus à perfectionner qu'à produire.

Il arrivera quelquefois que les membres de la classe lettrée, ne vivant jamais qu'entre euxet n'écrivant que pour eux, perdront entièrement de vue le reste du monde, ce qui les jetteradans le recherché et le faux; ils s'imposeront de petites règles littéraires à leur seul usage, quiles écarteront insensiblement du bon sens et les conduiront enfin hors de la nature.

À force de vouloir parler autrement que le vulgaire, ils en viendront à une sorte de jargonaristocratique qui n'est guère moins éloigné du beau langage que le patois du peuple.

Ce sont là les écueils naturels de la littérature dans les aristocraties.

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Toute aristocratie qui se met entièrement à part du peuple devient impuissante. Cela estvrai dans les lettres aussi bien qu'en politique 1.

Retournons présentement le tableau et considérons le revers.

Transportons-nous au sein d'une démocratie que ses anciennes traditions et ses lumièresprésentes rendent sensible aux jouissances de l'esprit. Les rangs y sont mêlés et confondus;les connaissances comme le pouvoir y sont divisés à l'infini, et, si j'ose le dire, éparpillés detous côtés.

Voici une foule confuse dont les besoins intellectuels sont à satisfaire. Ces nouveauxamateurs des plaisirs de l'esprit n'ont point tous reçu la même éducation; ils ne possèdent pasles mêmes lumières, ils ne ressemblent point à leurs pères, et à chaque instant ils diffèrentd’eux-mêmes; car ils changent sans cesse de place, de sentiments et de fortunes. L'esprit dechacun d'eux n'est donc point lié à celui de tous les autres par des traditions et des habitudescommunes, et ils n'ont jamais eu ni le pouvoir, ni la volonté, ni le temps de s'entendre entreeux.

C'est pourtant au sein de cette multitude incohérente et agitée que naissent les auteurs, etc'est elle qui distribue à ceux-ci les profits et la gloire.

Je n'ai point de peine à comprendre que, les choses étant ainsi, je dois m'attendre à nerencontrer dans la littérature d'un pareil peuple qu'un petit nombre de ces conventionsrigoureuses que reconnaissent dans les siècles aristocratiques les lecteurs et les écrivains. S'ilarrivait que les hommes d'une époque tombassent d'accord sur quelques-unes, cela neprouverait encore rien pour l'époque suivante; car, chez les nations démocratiques, chaquegénération nouvelle est un nouveau peuple. Chez ces nations, les lettres ne sauraient doncque difficilement être soumises à des règles étroites, et il est comme impossible qu'elles lesoient jamais à des règles permanentes.

Dans les démocraties, il s'en faut de beaucoup que tous les hommes qui s'occupent delittérature aient reçu une éducation littéraire, et, parmi ceux d'entre eux qui ont quelqueteinture de belles-lettres, la plupart suivent une carrière politique, ou embrassent uneprofession dont ils ne peuvent se détourner que par moments, pour goûter à la dérobée lesplaisirs de l'esprit. Ils ne font donc point de ces plaisirs le charme principal de leur existence;mais ils les considèrent comme un délassement passager et nécessaire au milieu des sérieuxtravaux de la vie: de tels hommes ne sauraient jamais acquérir la connaissance assezapprofondie de l'art littéraire pour en sentir les délicatesses; les petites nuances leur

1 Tout ceci est surtout vrai des pays aristocratiques qui ont été longtemps et paisiblement soumis au pouvoir

d'un roi. Quand la liberté règne dans une aristocratie, les hautes classes sont sans cesse obligées de se servirdes basses; et, en s'en servant, elles s'en rapprochent. Cela fait souvent pénétrer quelque chose de l'espritdémocratique dans leur sein. Il se développe, d'ailleurs, chez un corps privilégié qui gouverne, une énergieet une habitude d'entreprise, un goût du mouvement et du bruit, qui ne peuvent manquer d'influer sur tousles travaux littéraires.

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échappent. N'ayant qu'un temps fort court à donner aux lettres, ils veulent le mettre à profittout entier. Ils aiment les livres qu'on se procure sans peine, qui se lisent vite, qui n'exigentpoint de recherches savantes pour être compris. Ils demandent des beautés faciles qui selivrent d'elles-mêmes et dont on puisse jouir sur l'heure; il leur faut surtout de l'inattendu etdu nouveau. Habitués à une existence pratique, contestée, monotone, ils ont besoind'émotions vives et rapides, de clartés soudaines, de vérités ou d'erreurs brillantes qui lestirent à l'instant d'eux-mêmes et les introduisent tout à coup, et comme par violence, aumilieu du sujet.

Qu'ai-je besoin d'en dire davantage? et qui ne comprend, sans que je l'exprime, ce qui vasuivre?

Prise dans son ensemble, la littérature des siècles démocratiques ne saurait présenter,ainsi que dans les temps d'aristocratie, l'image de l'ordre, de la régularité, de la science et del'art; la forme s'y trouvera, d'ordinaire, négligée et parfois méprisée. Le style s'y montrerasouvent bizarre, incorrect, surchargé et mou, et presque toujours hardi et véhément. Lesauteurs y viseront à la rapidité de l'exécution plus qu'à la perfection des détails. Les petitsécrits y seront plus fréquents que les gros livres, l'esprit que l'érudition, l'imagination que laprofondeur; il y régnera une force inculte et presque sauvage dans la pensée, et souvent unevariété très grande et une fécondité singulière dans ses produits. On tâchera d'étonner plutôtque de plaire, et l'on s'efforcera d'entraîner les passions plus que de charmer le goût.

Il se rencontrera sans doute de loin en loin des écrivains qui voudront marcher dans uneautre voie, et, s'ils ont un mérite supérieur, ils réussiront, en dépit de leurs défauts et de leursqualités, à se faire lire; mais ces exceptions seront rares, et ceux mêmes qui, dans l'ensemblede leurs ouvrages, seront ainsi sortis du commun usage, y rentreront toujours par quelquesdétails.

Je viens de peindre deux états extrêmes; mais les nations ne vont point tout à coup dupremier au second; elles n'y arrivent que graduellement et à travers des nuances infinies.Dans le passage qui conduit un peuple lettré de l'un à l'autre, il survient presque toujours unmoment où, le génie littéraire des nations démocratiques se rencontrant avec celui desaristocraties, tous deux semblent vouloir régner d'accord sur l'esprit humain.

Ce sont là des époques passagères, mais très brillantes on a alors la fécondité sansexubérance, et le mouvement sans confusion. Telle fut la littérature française du XVIIIesiècle.

J'irais plus loin que ma pensée, si je disais que la littérature d'une nation est toujourssubordonnée à son état social et à sa constitution politique. Je sais que, indépendamment deces causes, il en est plusieurs autres qui donnent de certains caractères aux oeuvreslittéraires; Mais celles-là me paraissent les principales.

Les rapports qui existent entre l'état social et politique d'un peuple et le génie de sesécrivains sont toujours très nombreux; qui connaît l'un, n'ignore jamais complètement l'autre.

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CHAPITRE XlV

DE L'INDUSTRIELITTÉRAIRE

La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classesindustrielles, elle introduit l'esprit industriel au sein de la littérature.

Dans les aristocraties, les lecteurs sont difficiles et peu nombreux; dans les démocraties,il est moins malaisé de leur plaire, et leur nombre est prodigieux. Il résulte de là que, chez lespeuples aristocratiques, on ne doit espérer de réussir qu'avec d'immenses efforts, et que cesefforts, qui peuvent donner beaucoup de gloire, ne sauraient jamais procurer beaucoupd'argent; tandis que, chez les nations démocratiques, un écrivain peut se flatter d'obtenir àbon marché une médiocre renommée et une grande fortune. Il n'est pas nécessaire pour celaqu'on l'admire, il suffit qu'on le goûte.

La foule toujours croissante des lecteurs et le besoin continuel qu'ils ont du nouveauassurent le débit d'un livre qu'ils n'estiment guère.

Dans les temps de démocratie, le public en agit souvent avec les auteurs comme le fontd'ordinaire les rois avec leurs courtisans; il les enrichit et les méprise. Que faut-il de plus auxâmes vénales qui naissent dans les cours, ou qui sont dignes d'y vivre?

Les littératures démocratiques fourmillent toujours de ces auteurs qui n'aperçoivent dansles lettres qu'une industrie, et, pour quelques grands écrivains qu'on y voit, on y compte parmilliers des vendeurs d'idées.

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CHAPITRE XV

Pourquoi l'étudede la littérature grecque et latineest particulièrement utiledans les sociétés démocratiques

Ce qu'on appelait le peuple dans les républiques les plus démocratiques de l'Antiquité neressemblait guère à ce que nous nommons le peuple. À Athènes, tous les citoyens prenaientpart aux affaires publiques; mais il n'y avait que vingt mille citoyens sur plus de trois centcinquante mille habitants; tous les autres étaient esclaves et remplissaient la plupart desfondions qui appartiennent de nos jours au peuple et même aux classes moyennes.

Athènes, avec son suffrage universel, n'était donc, après tout, qu'une républiquearistocratique où tous les nobles avaient un droit égal au gouvernement.

Il faut considérer la lutte des patriciens et des plébéiens de Rome sous le même jour etn'y voir qu'une querelle intestine entre les cadets et les aînés de la même famille. Toustenaient en effet à l'aristocratie, et en avaient l'esprit.

On doit, de plus, remarquer que, dans toute l'Antiquité, les livres ont été rares et chers, etqu'on a éprouvé une grande difficulté à les reproduire et à les faire circuler. Cescirconstances venant à concentrer dans un petit nombre d'hommes le goût et l'usage des

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lettres formaient comme une petite aristocratie littéraire de l'élite d'une grande aristocratiepolitique. Aussi rien n'annonce que, chez les Grecs et les Romains, les lettres aient jamais ététraitées comme une industrie.

Ces peuples, qui ne formaient pas seulement des aristocraties, mais qui étaient encore desnations très policées et très libres, ont donc dû donner à leurs productions littéraires les vicesparticuliers et les qualités spéciales qui caractérisent la littérature dans les sièclesaristocratiques.

Il suffit, en effet, de jeter les yeux sur les écrits que nous a laissés l'Antiquité pourdécouvrir que, si les écrivains y ont quelquefois manqué de variété et de fécondité dans lessujets, de hardiesse, de mouvement et de généralisation dans la pensée, ils ont toujours faitvoir un art et un soin admirables dans les détails; rien dans leurs oeuvres ne semble fait à lahâte ni au hasard; tout y est écrit pour les connaisseurs, et la recherche de la beauté idéale s'ymontre sans cesse. Il n'y a pas de littérature qui mette plus en relief que celle des Anciens lesqualités qui manquent naturellement aux écrivains des démocraties. Il n'existe donc point delittérature qu'il convienne mieux d'étudier dans les siècles démocratiques. Cette étude est, detoutes, la plus propre à combattre les défauts littéraires inhérents à ces siècles; quant à leursqualités naturelles, elles naîtront bien toutes seules sans qu'il soit nécessaire d'apprendre à lesacquérir.

C'est ici qu'il est besoin de bien s'entendre.

Une étude peut être utile à la littérature d'un peuple et ne point être appropriée à sesbesoins sociaux et politiques.

Si l'on s'obstinait à n'enseigner que les belles-lettres, dans une société où chacun seraithabituellement conduit à faire de violents efforts pour accroître sa fortune ou pour lamaintenir, on aurait des citoyens très polis et très dangereux; car l'état social et politique leurdonnant, tous les jours, des besoins que l'éducation ne leur apprendrait jamais à satisfaire, ilstroubleraient l'État, au nom des Grecs et des Romains, au lieu de le féconder par leurindustrie.

Il est évident que, dans les sociétés démocratiques, l'intérêt des individus, aussi bien quela sûreté de l'État, exige que l'éducation du plus grand nombre soit scientifique, commercialeet industrielle plutôt que littéraire.

Le grec et le latin ne doivent pas être enseignés dans toutes les écoles; mais il importeque ceux que leur naturel ou leur fortune destine à cultiver les lettres ou prédispose à lesgoûter trouvent des écoles où l'on puisse se rendre parfaitement maître de la littératureantique et se pénétrer entièrement de son esprit. Quelques universités excellentes vaudraientmieux, pour atteindre ce résultat, qu'une multitude de mauvais collèges où des étudessuperflues qui se font mal empêchent de bien faire des études nécessaires.

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Tous ceux qui ont l'ambition d'exceller dans les lettres, chez les nations démocratiques,doivent souvent se nourrir des oeuvres de l'Antiquité. C'est une hygiène salutaire.

Ce n'est pas que je considère les productions littéraires des Anciens comme irrépro-chables. Je pense seulement qu'elles ont des qualités spéciales qui peuvent merveilleusementservir à contrebalancer nos défauts particuliers. Elles nous soutiennent par le bord où nouspenchons.

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CHAPITRE XVI

Comment la démocratie américainea modifié la langue anglaise

Si ce que j'ai dit précédemment, à propos des lettres en général, a été bien compris dulecteur, il concevra sans peine quelle espèce d'influence l'état social et les institutionsdémocratiques peuvent exercer sur la langue elle-même, qui est le premier instrument de lapensée.

Les auteurs américains vivent plus, à vrai dire, en Angleterre que dans leur propre pays,puisqu'ils étudient sans cesse les écrivains anglais et les prennent chaque jour pour modèle. Iln'en est pas ainsi de la population elle-même: celle-ci est soumise plus immédiatement auxcauses particulières qui peuvent agir sur les États-Unis. Ce n'est donc point au langage écrit,mais au langage parlé, qu'il faut faire attention, si l'on veut apercevoir les modifications quel'idiome d'un peuple aristocratique peut subir en devenant la langue d'une démocratie.

Des Anglais instruits, et appréciateurs plus compétents de ces nuances délicates que je nepuis l'être moi-même, m'ont souvent assuré que les classes éclairées des États-Unisdifféraient notablement, par leur langage, des classes éclairées de la Grande-Bretagne.

Ils ne se plaignaient pas seulement de ce que les Américains avaient mis en usagebeaucoup de mots nouveaux; la différence et l'éloignement des pays eût suffit pourl'expliquer; mais de ce que ces mots nouveaux étaient particulièrement empruntés, soit au

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jargon des partis, soit aux arts mécaniques, ou à la langue des affaires. Ils ajoutaient que lesanciens mots anglais étaient souvent pris par les Américains dans une acception nouvelle. Ilsdisaient enfin que les habitants des États-Unis entremêlaient fréquemment les styles d'unemanière singulière, et qu'ils plaçaient quelquefois ensemble des mots qui, dans le langage dela mère patrie, avaient coutume de s'éviter.

Ces remarques, qui me furent faites à plusieurs reprises par des gens qui me parurentmériter d'être crus, me portèrent moi-même à réfléchir sur ce sujet, et mes réflexionsm'amenèrent, par la théorie, au même point où ils étaient arrivés par la pratique.

Dans les aristocraties, la langue doit naturellement participer au repos où se tiennenttoutes choses. On fait peu de mots nouveaux, parce qu'il se fait peu de choses nouvelles; et,fit-on des choses nouvelles, on s'efforcerait de les peindre avec les mots connus et dont latradition a fixé le sens.

S'il arrive que l'esprit humain s'y agite enfin de lui-même, ou que la lumière, pénétrant dudehors, le réveille, les expressions nouvelles qu'on crée ont un caractère savant, intellectuelet philosophique qui indique qu'elles ne doivent pas la naissance à une démocratie. Lorsquela chute de Constantinople eut fait refluer les sciences et les lettres vers l'Occident, la languefrançaise se trouva presque tout à coup envahie par une multitude de mots nouveaux, quitous avaient leur racine dans le grec et le latin. On vit alors en France un néologisme érudit,qui n'était à l'usage que des classes éclairées, et dont les effets ne se firent jamais sentir ou neparvinrent qu'à la longue jusqu'au peuple.

Toutes les nations de l'Europe donnèrent successivement le même spectacle. Le seulMilton a introduit dans la langue anglaise plus de six cents mots, presque tous tirés du latin,du grec et de l'hébreu.

Le mouvement perpétuel qui règne au sein d'une démocratie tend, au contraire, à yrenouveler sans cesse la face de la langue comme celle des affaires. Au milieu de cetteagitation générale et de ce concours de tous les esprits, il se forme un grand nombre d'idéesnouvelles; des idées anciennes se perdent ou reparaissent; ou bien elles se subdivisent enpetites nuances infinies.

Il s'y trouve donc souvent des mots qui doivent sortir de l'usage, et d'autres qu'il faut yfaire entrer.

Les nations démocratiques aiment d'ailleurs le mouvement pour lui-même. Cela se voitdans la langue aussi bien que dans la politique. Alors qu'elles n'ont pas le besoin de changerles mots, elles en sentent quelquefois le désir.

Le génie des peuples démocratiques ne se manifeste pas seulement dans le grand nombrede nouveaux mots qu'ils mettent en usage, mais encore dans la nature des idées que ces motsnouveaux représentent.

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Chez ces peuples, c'est la majorité qui fait la loi en matière de langue, ainsi qu'en tout lereste. Son esprit se révèle là comme ailleurs. Or, la majorité est plus occupée d'affaires qued'études, d'intérêts politiques et commerciaux que de spéculations philosophiques ou debelles-lettres. La plupart des mots créés ou admis par elle porteront l'empreinte de ceshabitudes; ils serviront principalement à exprimer les besoins de l'industrie, les passions despartis ou les détails de l'administration publique. C'est de ce côté-là que la langue s'étendrasans cesse, tandis qu'au contraire elle abandonnera peu à peu le terrain de la métaphysique etde la théologie.

Quant à la source où les nations démocratiques puisent leurs mots nouveaux, et à lamanière dont elles s'y prennent pour les fabriquer, il est facile de les dire.

Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques ne savent guère la langue qu'onparlait à Rome et à Athènes, et ils ne se soucient point de remonter jusqu'à l'Antiquité, pour ytrouver l'expression qui leur manque. S'ils ont quelquefois recours aux savantes étymologies,c'est d'ordinaire la vanité qui les leur fait chercher au fond des langues mortes, et nonl'érudition qui les offre naturellement à leur esprit. Il arrive même quelquefois que ce sont lesplus ignorants d'entre eux qui en font le plus d'usage. Le désir tout démocratique de sortir desa sphère les porte souvent à vouloir rehausser une profession très grossière par un nom grecou latin. Plus le métier est bas et éloigné de la science, plus le nom est pompeux et érudit.C'est ainsi que nos danseurs de corde se sont transformés en acrobates et en funambules

A défaut de langues mortes, les peuples démocratiques empruntent volontiers des motsaux langues vivantes; car ils communiquent sans cesse entre eux, et les hommes desdifférents pays s'imitent volontiers, parce qu'ils se ressemblent chaque jour davantage.

Mais c'est principalement dans leur propre langue que les peuples démocratiquescherchent les moyens d'innover. Ils reprennent de temps en temps, dans leur vocabulaire, desexpressions oubliées qu'ils remettent en lumière, ou bien ils retirent à une classe particulièrede citoyens un terme qui lui est propre, pour le faire entrer avec un sens figuré dans lelangage habituel; une multitude d'expressions qui n'avaient d'abord appartenu qu'à la languespéciale d'un parti ou d'une profession, se trouvent ainsi entraînées dans la circulationgénérale.

L'expédient le plus ordinaire qu'emploient les peuples démocratiques pour innover en faitde langage consiste à donner à une expression déjà en usage un sens inusité. Cette méthode-là est très simple, très prompte et très commode. Il ne faut pas de science pour s'en bienservir, et l'ignorance même en facilite l'emploi. Mais elle fait courir de grands périls à lalangue. Les peuples démocratiques, en doublant ainsi le sens d'un mot, rendent quelquefoisdouteux celui qu'ils lui laissent et celui qu'ils lui donnent.

Un auteur commence par détourner quelque peu une expression connue de son sensprimitif, et, après l'avoir ainsi modifiée, il l'adapte de son mieux à son sujet. Un autresurvient qui attire la signification d'un autre côté; un troisième l'entraîne avec lui dans unenouvelle route; et, comme il n'y a point d'arbitre commun, point de tribunal permanent qui

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puisse fixer définitivement le sens du mot, celui-ci reste dans une situation ambulatoire. Celafait que les écrivains n'ont presque jamais l'air de s'attacher à une seule pensée, mais qu'ilssemblent toujours viser au milieu d'un groupe d'idées, laissant au lecteur le soin de jugercelle qui est atteinte.

Ceci est une conséquence fâcheuse de la démocratie. J'aimerais mieux qu'on hérissât lalangue de mots chinois, tartares ou hurons, que de rendre incertain le sens des mots français.L'harmonie et l'homogénéité ne sont que des beautés secondaires du langage. Il y a beaucoupde convention dans ces sortes de choses, et l'on peut à la rigueur s'en passer. Mais il n'y a pasde bonne langue sans termes clairs.

L'égalité apporte nécessairement plusieurs autres changements au langage.

Dans les siècles aristocratiques, où chaque nation tend à se tenir à l'écart de toutes lesautres et aime à avoir une physionomie qui lui soit propre, il arrive souvent que plusieurspeuples qui ont une origine commune deviennent cependant fort étrangers les uns aux autres,de telle sorte que, sans cesser de pouvoir tous s'entendre, ils ne parlent plus tous de la mêmemanière.

Dans ces mêmes siècles, chaque nation est divisée en un certain nombre de classes qui sevoient peu et ne se mêlent point; chacune de ces classes prend et conserve invariablementdes habitudes intellectuelles qui ne sont propres qu'à elle, et adopte de préférence certainsmots et certains termes qui passent ensuite de génération en génération comme des héritages.On rencontre alors dans le même idiome une langue de pauvres et une langue de riches, unelangue de roturiers et une langue de nobles, une langue savante et une langue vulgaire. Plusles divisions sont profondes et les barrières infranchissables, plus il doit en être ainsi. Jeparierais volontiers que, parmi les castes de l'Inde, le langage varie prodigieusement, et qu'ilse trouve presque autant de différence entre la langue d'un paria et celle d'un brame qu'entreleurs habits.

Quand, au contraire, les hommes, n'étant plus tenus à leur place, se voient et secommuniquent sans cesse, que les castes sont détruites et que les classes se renouvellementet se confondent, tous les mots de la langue se mêlent. Ceux qui ne peuvent pas convenir auplus grand nombre périssent; le reste forme une masse commune où chacun prend à peu prèsau hasard. Presque tous les différents dialectes qui divisaient les idiomes de l'Europe tendentvisiblement à s'effacer; il n'y a pas de patois dans le Nouveau Monde, et ils disparaissentchaque jour de l'Ancien.

Cette révolution dans l'état social influe aussi bien sur le style que sur la langue.

Non seulement tout le monde se sert des mêmes mots, mais on s'habitue à employerindifféremment chacun d'eux. Les règles que le style avait créées sont presque détruites. Onne rencontre guère d'expressions qui, par leur nature, semblent vulgaires, et d'autres quiparaissent distinguées. Des individus sortis de rangs divers ayant amené avec eux, partout oùils sont parvenus, les expressions et les termes dont ils avaient l'usage, l'origine des mots s'est

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perdue comme celle des hommes, et il s'est fait une confusion dans le langage comme dans lasociété.

Je sais que dans la classification des mots, il se rencontre des règles qui ne tiennent pas àune forme de société plutôt qu'à une autre, mais qui dérivent de la nature même des choses. Ily a des expressions et des tours qui sont vulgaires parce que les sentiments qu'ils doiventexprimer sont réellement bas, et d'autres qui sont relevés parce que les objets qu'ils veulentpeindre sont naturellement fort hauts.

Les rangs, en se mêlant, ne feront jamais disparaître ces différences. Mais l'égalité nepeut manquer de détruire ce qui est purement conventionnel et arbitraire dans les formes dela pensée. Je ne sais même si la classification nécessaire, que j'indiquais plus haut, ne serapas toujours moins respectée chez un peuple démocratique que chez un autre; parce que,chez un pareil peuple, il ne se trouve point d'hommes que leur éducation, leurs lumières etleurs loisirs disposent d'une manière permanente à étudier les lois naturelles du langage etqui les fassent respecter en les observant eux-mêmes.

Je ne veux point abandonner ce sujet sans peindre les langues démocratiques par undernier trait qui les caractérisera plus peut-être que tous les autres.

J'ai montré précédemment que les peuples démocratiques avaient le goût et souvent lapassion des idées générales ; cela tient à des qualités et à des défauts qui leur sont propres.Cet amour des idées générales se manifeste, dans les langues démocratiques, par le continuelusage des termes génériques et des mots abstraits, et par la manière dont on les emploie.C'est là le grand mérite et la grande faiblesse de ces langues.

Les peuples démocratiques aiment passionnément les termes génériques et les motsabstraits, parce que ces expressions agrandissent la pensée et, permettant de renfermer en peud'espace beaucoup d'objets, aident le travail de l'intelligence.

Un écrivain démocratique dira volontiers d'une manière abstraite les capacités pour leshommes capables, et sans entrer dans le détail des choses auxquelles cette capacités'applique. Il parlera des actualités pour peindre d'un seul coup les choses qui se passent ence moment sous ses yeux, et il comprendra sous le mot éventualités tout ce qui peut arriverdans l'univers à partir du moment où il parle.

Les écrivains démocratiques font sans cesse des mots abstraits de cette espèce, ou ilsprennent dans un sens de plus en plus abstrait les mots abstraits de la langue.

Bien plus, pour rendre le discours plus rapide, ils personnifient l'objet de ces motsabstraits et le font agir comme un individu réel. Ils diront que la force des choses veut que lescapacités gouvernent.

Je ne demande pas mieux que d'expliquer ma pensée par mon propre exemple:

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J'ai souvent fait usage du mot égalité dans un sens absolu; j'ai, de plus, personnifiél'égalité en plusieurs endroits, et c'est ainsi qu'il m'est arrivé de dire que l'égalité faisait decertaines choses, ou s'abstenait de certaines autres. On peut affirmer que les hommes dusiècle de Louis XIV n'eussent point parlé de cette sorte; il ne serait jamais venu dans l’espritd'aucun d'entre eux d'user du mot égalité sans l'appliquer à une chose particulière, et ilsauraient plutôt renoncé à s'en servir que de consentir à faire l'égalité une personne vivante.

Ces mots abstraits qui remplissent les langues démocratiques, et dont on fait usage à toutpropos sans les rattacher à aucun fait particulier, agrandissent et voilent la pensée; ils rendentl'expression plus rapide et l'idée moins nette. Mais, en fait de langage, les peuplesdémocratiques aiment mieux l'obscurité que le travail.

Je ne sais d'ailleurs si le vague n'a point un certain charme secret pour ceux qui partent etqui écrivent chez ces peuples.

Les hommes qui y vivent étant souvent livrés aux efforts individuels de leur intelligence,sont presque toujours travaillés par le doute. De plus comme leur situation change sanscesse, ils ne sont jamais tenus fermes à aucune de leurs opinions par l'immobilité même deleur fortune,

Les hommes qui habitent les pays démocratiques ont donc souvent des penséesvacillantes; il leur faut des expressions très larges pour les renfermer. Comme ils ne saventjamais si l'idée qu'ils expriment aujourd'hui conviendra à la situation nouvelle 4utotitdemain, ils conçoivent naturellement le goût des termes abstraits. Un mot abstrait est commeune boîte à double fond : on y met les idées que l'on désire, et on les en retire sans quepersonne le voie.

Chez tous les peuples, les termes génériques et abstraits forment le fond du langage; je neprétends donc point qu'on ne rencontre ces mots que dans les langues démocratiques; je disseulement que la tendance des hommes, dans les temps d'égalité , est d'augmenterparticulièrement le nombre des mots de cette espèce; de les prendre toujours isolément dansleur acception la plus abstraite, et d'en faire usage à tout propos, lors même que le besoin dudiscours ne le requiert point.

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CHAPITRE XVII

DE QUELQUES SOURCES DE POÉSIECHEZ LES NATIONSDÉMOCRATIQUES

On a donné plusieurs significations fort diverses au mot poésie.

Ce serait fatiguer les lecteurs que de rechercher avec eux lequel de ces différents sens ilconvient le mieux de choisir; je préfère leur dire sur-le-champ celui que j'ai choisi.

Là poésie, a mes yeux, est la recherche et la peinture de l'idéal.

Celui qui, retranchant une partie de ce qui existe, ajoutant quelques traits imaginaires autableau, combinant certaines circonstances réelles, mais dont le concours ne se rencontre pas,complète, agrandit la nature, celui-là est le poète. Ainsi, la poésie n'aura pas pour but dereprésenter le vrai, mais de l'orner, et d'offrit à l'esprit une image supérieure.

Les vers me paraîtront comme le beau idéal du langage, et, dans ce sens, ils serontéminemment poétiques; mais, à eux seuls, ils ne constitueront pas la poésie.

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Je veux rechercher si parmi les actions, les sentiments et les idées des peuplesdémocratiques, il ne s'en rencontre pas quelques-uns qui se prêtent à l'imagination de l'idéalet qu'on doive, pour cette raison, considérer comme des sources naturelles de poésie.

Il faut d'abord reconnaître que le goût de l'idéal et le plaisir que l'on prend à en voir lapeinture ne sont jamais aussi vifs et aussi répandus chez un peuple démocratique qu'au seind'une aristocratie.

Chez les nations aristocratiques, il arrive quelquefois que le corps agit comme de lui-même, tandis que l'âme est plongée dans un repos qui lui pèse. Chez ces nations, le peuplelui-même fait souvent voir des goûts poétiques, et son esprit s'élance parfois au-delà et au-dessus de ce qui l'environne.

Mais, dans les démocraties, l'amour des jouissances matérielles, l'idée du mieux, laconcurrence, le charme prochain du succès, sont comme autant d'aiguillons qui précipitentles pas de chaque homme dans la carrière qu'il a embrassée et lui défendent de s'en écarter unseul moment. Le principal effort de l'âme va de ce côté. L'imagination n'est point éteinte,mais elle s'adonne presque exclusivement à concevoir l'utile et à représenter le réel.

L'égalité ne détourne pas seulement les hommes de la peinture de l'idéal; elle diminue lenombre des objets à peindre.

L'aristocratie, en tenant la société immobile, favorise la fermeté et la durée des religionspositives, comme la stabilité des institutions politiques.

Non seulement elle maintient l'esprit humain dans la foi, mais elle le dispose à adopterune foi plutôt qu'une autre. Un peuple aristocratique sera toujours enclin à placer despuissances intermédiaires entre Dieu et l'homme.

On peut dire qu'en ceci l'aristocratie se montre très favorable à la poésie. Quand l'universest peuplé d'êtres surnaturels qui ne tombent point sous les sens, mais que l'esprit découvre,l'imagination se sent à l'aise, et les poètes, trouvant mille sujets divers à peindre, rencontrentdes spectateurs sans nombre prêts à s'intéresser à leurs tableaux.

Dans les siècles démocratiques, il arrive, au contraire, quelquefois, que les croyances s'envont flottantes comme les lois. Le doute ramène alors l'imagination des poètes sur la terre etles renferme dans le monde visible et réel.

Lors même que l'égalité n'ébranle point les religions, elle les simplifie; elle détournel'attention des agents secondaires pour la porter principalement sur le souverain maître.

L'aristocratie conduit naturellement l'esprit humain à la contemplation du passé, et l'yfixe. La démocratie, au contraire, donne aux hommes une sorte de dégoût instinctif pour cequi est ancien. En cela, l'aristocratie est bien plus favorable à la poésie: car les choses

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grandissent d'ordinaire et se voilent à mesure qu'elles s'éloignent; et, sous ce double rapport,elles prêtent davantage à la peinture de l'idéal.

Après avoir ôté à la poésie le passé, l'égalité lui enlève en partie le présent.

Chez les peuples aristocratiques, il existe un certain nombre d'individus privilégiés, dontl'existence est pour ainsi dire en dehors et au-dessus de la condition humaine; le pouvoir, larichesse, la gloire, l'esprit, la délicatesse et la distinction en toutes choses paraissentappartenir en propre a ceux-là. La foule ne les voit jamais de fort près, ou ne les suit pointdans les détails ; on a peu à faire pour rendre poétique la peinture de ces hommes.

D'une autre part, il existe chez ces mêmes peuples des classes ignorantes, humbles etasservies; et celles-ci prêtent à la poésie, par l'excès même de leur grossièreté et de leurmisère, comme les autres par leur raffinement et leur grandeur. De plus, les différentesclasses dont un peuple aristocratique se compose étant fort séparées les unes des autres et seconnaissant mal entre elles, l'imagination peut toujours, en les représentant, ajouter ou ôterquelque chose au réel.

Dans les sociétés démocratiques, où les hommes sont tous très petits et fort semblables,chacun, en s'envisageant soi-même, voit à l'instant tous les autres. Les poètes qui vivent dansles siècles démocratiques ne sauraient donc jamais prendre un homme en particulier poursujet de leur tableau; car un objet d'une grandeur médiocre, et qu'on aperçoit distinctementde tous les côtés, ne prêtera jamais à l'idéal.

Ainsi donc l'égalité, en s'établissant sur la terre, tarit la plupart des sources anciennes dela poésie.

Essayons de montrer comment elle en découvre de nouvelles.

Quand le doute eut dépeuplé le ciel, et que les progrès de l'égalité eurent réduit chaquehomme à des proportions mieux connues et plus petites, les poètes, n'imaginant pas encorece qu'ils pouvaient mettre à la place de ces grands objets qui fuyaient avec l'aristocratie,tournèrent les yeux vers la nature inanimée. Perdant de vue les héros et les dieux, ilsentreprirent d'abord de peindre des fleuves et des montagnes.

Cela donna naissance, dans le siècle dernier, à la poésie qu'on a appelée, par excellence,descriptive.

Quelques-uns ont pensé que cette peinture embellie des choses matérielles et inaniméesqui couvrent la terre, était la poésie propre aux siècles démocratiques; mais je pense que c'estune erreur. Je crois qu'elle ne représente qu'une époque de passage.

Je suis convaincu qu'à la longue la démocratie détourne l'imagination de tout ce qui estextérieur à l'homme, pour ne la fixer que sur l'homme.

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Les peuples démocratiques peuvent bien s'amuser un moment à considérer la nature;mais ils ne s'animent réellement qu'à la vue d'eux-mêmes. C'est de ce côté seulement que setrouvent chez ces peuples les sources naturelles de la poésie, et il est permis de croire quetous les poètes qui ne voudront point y puiser perdront tout empire sur l'âme de ceux qu'ilsprétendent charmer, et qui finiront par ne plus avoir que de froids témoins de leurstransports.

J'ai fait voir comment l'idée du progrès et de la perfectibilité indéfinie de l'espècehumaine était propre aux âges démocratiques.

Les peuples démocratiques ne s'inquiètent guère de ce qui a été, mais ils rêvent volontiersà ce qui sera, et, de ce côté, leur imagination n'a point de limites; elle s'y étend et s'y agranditsans mesure.

Ceci offre une vaste carrière aux poètes et leur permet de reculer loin de l’œil leurtableau. La démocratie, qui ferme le passé à la poésie, lui ouvre l'avenir.

Tous les citoyens qui composent une société démocratique étant à peu près égaux etsemblables, la poésie ne saurait s'attacher à aucun d'entre eux; mais la nation elle-mêmes'offre à son pinceau. La similitude de tous les individus, qui rend chacun d'eux séparémentimpropre à devenir l'objet de la poésie, permet aux poètes de les renfermer tous dans unemême image et de considérer enfin le peuple lui-même. Les nations démocratiquesaperçoivent plus clairement que toutes les autres leur propre figure, et cette grande figureprête merveilleusement à la peinture de l'idéal.

Je conviendrai aisément que les Américains n'ont point de poètes; je ne saurais admettrede même qu'ils n'ont point d'idées poétiques.

On s'occupe beaucoup en Europe des déserts de l'Amérique, mais les Américains eux-mêmes n'y songent guère. Les merveilles de la nature inanimée les trouvent insensibles et ilsn'aperçoivent pour ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu'au moment où ellestombent sous leurs coups. Leur oeil est rempli d'un autre spectacle. Le peuple américain sevoit marcher lui-même à travers ces déserts, desséchant les marais, redressant les fleuves,peuplant la solitude et domptant la nature. Cette image magnifique d'eux-mêmes ne s'offrepas seulement de loin en loin à l'imagination des Américains; on peut dire qu'elle suit chacund'entre eux dans les moindres de ses actions comme dans les principales, et qu'elle restetoujours suspendue devant son intelligence.

On ne saurait rien concevoir de si petit, de si terne, de si rempli de misérables intérêts, desi antipoétique, en un mot, que la vie d'un homme aux États-Unis; mais , parmi les penséesqui la dirigent, il s'en rencontre toujours une qui est pleine de poésie, et celle-là est comme lenerf caché qui donne la vigueur à tout le reste.

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Dans les siècles aristocratiques, chaque peuple, comme chaque individu, est enclin à setenir immobile et séparé de tous les autres.

Dans les siècles démocratiques, l'extrême mobilité des hommes et leurs impatients désirsfont qu'ils changent sans cesse de place, et que les habitants des différents pays se mêlent, sevoient, s'écoutent et s'empruntent. Ce ne sont donc pas seulement les membres d'une mêmenation qui deviennent semblables; les nations elles-mêmes s'assimilent, et toutes ensemble neforment plus à l’œil du spectateur qu'une vaste démocratie dont chaque citoyen est unpeuple. Cela met pour la première fois au grand jour la figure du genre humain.

Tout ce qui se rapporte à l'existence du genre humain pris en entier, à ses vicissitudes, àson avenir, devient une mine très féconde pour la poésie.

Les poètes qui vécurent dans les âges aristocratiques ont fait d'admirables peintures enprenant pour sujets certains incidents de la vie d'un peuple ou d'un homme, mais aucund'entre eux n'a jamais osé renfermer dans son tableau les destinées de l'espèce humaine,tandis que les poètes qui écrivent dans les âges démocratiques peuvent l'entreprendre.

Dans le même temps que chacun, élevant les yeux au-dessus de son pays, commenceenfin à apercevoir l'humanité elle-même, Dieu se manifeste de plus en plus à l'esprit humaindans sa pleine et entière majesté.

Si dans les siècles démocratiques la foi aux religions positives est souvent chancelante, etque les croyances à des puissances intermédiaires, quelque nom qu'on leur donne,s'obscurcissent, d'autre part les hommes sont disposés à concevoir une idée beaucoup plusvaste de la Divinité elle-même, et son intervention dans les affaires humaines leur apparaîtsous un jour nouveau et plus grand.

Apercevant le genre humain comme un seul tout, ils conçoivent aisément qu'un mêmedessein préside à ses destinées, et, dans les actions de chaque individu, ils sont portés àreconnaître la trace de ce plan général et constant suivant lequel Dieu conduit l'espèce.

Ceci peut encore être considéré comme une source très abondante de poésie, qui s'ouvredans ces siècles.

Les poètes démocratiques paraîtront toujours petits et froids s'ils essayent de donner à desdieux, à des démons ou à des anges, des formes corporelles, et s'ils cherchent à les fairedescendre du ciel pour se disputer la terre.

Mais, s'ils veulent rattacher les grands événements qu'ils retracent aux desseins générauxde Dieu sur l'univers, et, sans montrer la main du souverain maître, faire pénétrer dans sapensée, ils seront admirés et compris, car l'imagination de leurs contemporains suit d'elle-même cette route.

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On peut également prévoir que les poètes qui vivent dans les âges démocratiquespeindront des passions et des idées plutôt que des personnes et des actes.

Le langage, le costume et les actions journalières des hommes dans les démocraties serefusent à l'imagination de l'idéal. Ces choses ne sont pas poétiques par elles-mêmes, et ellescesseraient d'ailleurs de l'être, par cette raison qu'elles sont trop bien connues de tous ceuxauxquels on entreprendrait d'en parler. Cela force les poètes à percer sans cesse au-dessousde la surface extérieure que les sens leur découvrent, afin d'entrevoir l'âme elle-même. Or, iln'y a rien qui prête plus à la peinture de l'idéal que l'homme ainsi envisagé dans lesprofondeurs de sa nature immatérielle.

Je n'ai pas besoin de parcourir le ciel et la terre pour découvrir un objet merveilleux pleinde contrastes, de grandeurs et de petitesses infinies, d'obscurités profondes et de singulièresclartés, capable à la fois de faire naître la pitié, l'admiration, le mépris, la terreur. Je n'ai qu'àme considérer moi-même: l'homme sort du néant, traverse le temps et va disparaître pourtoujours dans le sein de Dieu. On ne le voit qu'un moment errer sur la limite des deux abîmesoù il se perd.

Si l'homme s'ignorait complètement, il ne serait point poétique; car on ne peut peindre cedont on n'a pas l'idée. S'il se voyait clairement, son imagination resterait oisive et n'auraitrien à ajouter au tableau. Mais l'homme est assez découvert pour qu'il aperçoive quelquechose de lui-même, et assez voilé pour que le reste s'enfonce dans des ténèbresimpénétrables, parmi lesquelles il plonge sans cesse, et toujours en vain, afin d'achever de sesaisir.

Il ne faut donc pas s'attendre à ce que, chez les peuples démocratiques, la poésie vive delégendes, qu'elle se nourrisse de traditions et d'antiques souvenirs, qu'elle essaye de repeuplerl'univers d'êtres surnaturels auxquels les lecteurs et les poètes eux-mêmes ne croient plus, niqu'elle personnifie froidement des vertus et des vices qu'on peut voir sous leur propre forme.Toutes ces ressources lui manquent; mais l'homme lui reste, et c'est assez pour elle. Lesdestinées humaines, l'homme, pris a part de son temps et de son pays, et placé en face de lanature et de Dieu, avec ses passions, ses doutes, ses prospérités inouïes et ses misèresincompréhensibles, deviendront pour ces peuples l'objet principal et presque unique de lapoésie; et c'est ce dont on peut déjà s'assurer si l'on considère ce qu'ont écrit les plus grandspoètes qui aient paru depuis que le monde achève de tourner à la démocratie.

Les écrivains qui, de nos jours, ont si admirablement reproduit les traits de Childe-Harold, de René et de Jocelyn n'ont pas prétendu raconter les actions d'un homme; ils ontvoulu illuminer et agrandir certains côtés encore obscurs du cœur humain.

Ce sont là les poèmes de la démocratie.

L'égalité ne-détruit donc pas tous les objets de la poésie; elle les rend moins nombreux etplus vastes.

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CHAPITRE XVIII

Pourquoi les écrivainset les orateurs américainssont souvent boursouflés

J'ai souvent remarqué que les Américains, qui traitent en général les affaires dans unlangage clair et sec, dépourvu de tout ornement, et dont l'extrême simplicité est souventvulgaire, donnent volontiers dans le boursouflé, dès qu'ils veulent aborder le style poétique.Ils se montrent alors pompeux sans relâche d'un bout à l'autre du discours, et l'on croirait, enles voyant prodiguer ainsi les images à tout propos, qu'ils n'ont jamais rien dit simplement.

Les Anglais tombent plus rarement dans un défaut semblable.

La cause de ceci peut être indiquée sans beaucoup de peine.

Dans les sociétés démocratiques, chaque citoyen est habituellement occupé à contemplerun très petit objet, qui est lui-même. S'il vient à lever plus haut les yeux, il n'aperçoit alorsque l'image immense de la société, ou la figure plus grande encore du genre humain. Il n'aque des idées très particulières et très claires, ou des notions très générales et très vagues;l'espace intermédiaire est vide.

Quand on l'a tiré de lui-même, il s'attend donc toujours qu'on va lui offrir quelque objetprodigieux à regarder, et ce n'est qu'à ce prix qu'il consent à s'arracher un moment aux petitssoins compliqués qui agitent et charment sa vie.

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Ceci me parait expliquer assez bien pourquoi les hommes des démocraties qui ont, engénéral, de si minces affaires, demandent à leurs poètes des conceptions si vastes et despeintures si démesurées.

De leur côté, les écrivains ne manquent guère d'obéir à ces instincts qu'ils partagent: ilsgonflent leur imagination sans cesse, et, l'étendant outre mesure, ils lui font atteindre legigantesque, pour lequel elle abandonne souvent le grand.

De cette manière, ils espèrent attirer sur-le-champ les regards de la foule et les fixeraisément autour d'eux, et ils réussissent souvent à le faire; car la foule, qui ne cherche dans lapoésie que des objets très vastes, n'a pas le temps de mesurer exactement les proportions detous les objets qu'on lui présente, ni le goût assez sûr pour apercevoir facilement en quoi ilssont disproportionnés. L'auteur et le public se corrompent à la fois l'un par l'autre.

Nous avons vu d'ailleurs que, chez les peuples démocratiques, les sources de la poésieétaient belles, mais peu abondantes. On finit bientôt par les épuiser. Ne trouvant plus matièreà l'idéal dans le réel et dans le vrai, les poètes en sortent entièrement et créent des monstres.

Je n'ai pas peur que la poésie des peuples démocratiques se montre timide ni qu'elle setienne très près de terre. J'appréhende plutôt qu'elle ne se perde à chaque instant dans lesnuages, et qu'elle ne finisse par peindre des contrées entièrement imaginaires. Je crains queles oeuvres des poètes démocratiques n'offrent souvent des images immenses etincohérentes, des peintures surchargées, des composés bizarres, et que les êtres fantastiquessortis de leur esprit ne fassent quelquefois regretter le monde réel.

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CHAPITRE XIX

Quelques observations sur le théâtredes peuples démocratiques

Lorsque la révolution qui a changé l'état social et politique d'un peuple aristocratiquecommence à se faire jour dans la littérature, c'est en général par le théâtre qu'elle se produitd'abord, et c'est là qu'elle demeure toujours visible.

Le spectateur d'une oeuvre dramatique est, en quelque sorte, pris au dépourvu parl'impression qu'on lui suggère. Il n'a pas le temps d'interroger sa mémoire, ni de consulter leshabiles; il ne songe point à combattre les nouveaux instincts littéraires qui commencent à semanifester en lui; il y cède avant de les connaître.

Les auteurs ne tardent pas à découvrir de quel côté incline ainsi secrètement le goût dupublic. Ils tournent de ce côté-là leurs oeuvres; et les pièces de théâtre, après avoir servi àfaire apercevoir la révolution littéraire qui se prépare, achèvent bientôt de l'accomplir. Sivous voulez juger d'avance la littérature d'un peuple qui tourne à la démocratie, étudiez sonthéâtre.

Les pièces de théâtre forment d'ailleurs, chez les nations aristocratiques elles-mêmes, laportion la plus démocratique de la littérature. Il n'y a pas de jouissance littéraire plus à portéede la foule que celles qu'on éprouve à la vue de la scène. Il ne faut ni préparation ni étudepour les sentir. Elles vous saisissent au milieu de vos préoccupations et de votre ignorance.

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Lorsque l'amour encore à moitié grossier des plaisirs de l'esprit commence à pénétrer dansune classe de citoyens, il la pousse aussitôt au théâtre. Les théâtres des nationsaristocratiques ont toujours été remplis de spectateurs qui n'appartenaient point àl'aristocratie. C'est au théâtre seulement que les classes supérieures se sont mêlées avec lesmoyennes et les inférieures, et qu'elles ont consenti sinon à recevoir l'avis de ces dernières,du moins à souffrir que celles-ci le donnassent. C'est au théâtre que les érudits et les lettrésont toujours eu le plus de peine à faire prévaloir leur goût sur celui du peuple, et à sedéfendre d'être entraînés eux-mêmes par le sien. Le parterre y a souvent fait la loi aux loges.

S'il est difficile à une aristocratie de ne point laisser envahir le théâtre par le peuple, oncomprendra aisément que le peuple doit y régner en maître lorsque, les principesdémocratiques ayant pénétré dans les lois et dans les mœurs, les rangs se confondent et lesintelligences se rapprochent comme les fortunes, et que la classe supérieure perd, avec sesrichesses héréditaires, son pouvoir, ses traditions et ses loisirs.

Les goûts et les instincts naturels aux peuples démocratiques, en fait de littérature, semanifesteront donc d'abord au théâtre, et on peut prévoir qu'ils s'y introduiront avec violence.Dans les écrits, les lois littéraires de l'aristocratie se modifieront peu à peu d'une manièregraduelle et pour ainsi dire légale. Au théâtre, elles seront renversées par des émeutes.

Le théâtre met en relief la plupart des qualités et presque tous les vices inhérents auxlittératures démocratiques.

Les peuples démocratiques n'ont qu'une estime fort médiocre pour l'érudition, et ils ne sesoucient guère de ce qui se passait à Rome et à Athènes; ils entendent qu'on leur parle d'eux-mêmes, et c'est le tableau du présent qu'ils demandent.

Aussi, quand les héros et les mœurs de l'Antiquité sont reproduits souvent sur la scène, etqu'on a soin d'y rester très fidèle aux traditions antiques, cela suffit pour en conclure que lesclasses démocratiques ne dominent point encore au théâtre.

Racine s'excuse fort humblement, dans la préface de Britannicus, d'avoir fait entrer Junieau nombre des vestales, où, selon Aulu-Gelle, dit-il, « on ne recevait personne au-dessous desix ans, ni au-dessus de dix ». Il est à croire qu'il n'eût pas songé à s'accuser ou à se défendred'un pareil crime, s'il avait écrit de nos jours.

Un semblable fait m'éclaire, non seulement sur l'état de la littérature dans les temps où ila lieu, mais encore sur celui de la société elle-même. Un théâtre démocratique ne prouvepoint que la nation est en démocratie; car, comme nous venons de le voir, dans lesaristocraties mêmes il peut arriver que les goûts démocratiques influent sur la scène; mais,quand l'esprit de l'aristocratie règne seul au théâtre, cela démontre invinciblement que lasociété tout entière est aristocratique, et l'on peut hardiment en conclure que cette mêmeclasse érudite et lettrée, qui dirige les auteurs, commande les citoyens et mène les affaires.

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Il est bien rare que les goûts raffinés et les penchants hautains de l'aristocratie, quand ellerégit le théâtre, ne la portent point à faire, pour ainsi dire, un choix dans la nature humaine.Certaines conditions sociales l'intéressent principalement, et elle se plaît à en retrouver lapeinture sur la scène; certaines vertus, et même certains vices, lui paraissent mériter plusparticulièrement d'y être reproduits; elle agrée le tableau de ceux-ci tandis qu'elle éloigne deses yeux tous les autres. Au théâtre, comme ailleurs, elle ne veut rencontrer que de grandsseigneurs, et elle ne s'émeut que pour des rois. Ainsi des styles. Une aristocratie imposevolontiers, aux auteurs dramatiques, de certaines manières de dire; elle veut que tout soit ditsur ce ton.

Le théâtre arrive souvent ainsi à ne peindre qu'un des côtés de l'homme, ou mêmequelquefois à représenter ce qui ne se rencontre point dans la nature humaine; il s'élève au-dessus d'elle et en sort.

Dans les sociétés démocratiques, les spectateurs n'ont point de pareilles préférences, et ilsfont rarement voir de semblables antipathies; ils aiment à retrouver sur la scène le mélangeconfus de conditions, de sentiments et d'idées qu'ils rencontrent sous leurs yeux; le théâtredevient plus frappant, plus vulgaire et plus vrai.

Quelquefois cependant ceux qui écrivent pour le théâtre, dans les démocraties, sortentaussi de la nature humaine, mais c'est par un autre bout que leurs devanciers. À force devouloir reproduire minutieusement les petites singularités du moment présent et laphysionomie particulière de certains hommes, ils oublient de retracer les traits généraux del'espèce.

Quand les classes démocratiques règnent au théâtre, elles introduisent autant de libertédans la manière de traiter le sujet que dans le choix même de ce sujet.

L'amour du théâtre étant, de tous les goûts littéraires, le plus naturel aux peuplesdémocratiques, le nombre des auteurs et celui des spectateurs s'accroît sans cesse chez cespeuples comme celui des spectacles. Une pareille multitude, composée d'éléments si diverset répandus en tant de lieux différents, ne saurait reconnaître les mêmes règles et sesoumettre aux mêmes lois. Il n'y a pas d'accord possible entre des juges très nombreux qui,ne sachant point où se retrouver, portent chacun à part leur arrêt. Si l'effet de la démocratieest en général de rendre douteuses les règles et les conventions littéraires, au théâtre elle lesabolit entièrement, pour n'y substituer que le caprice de chaque auteur et de chaque public.

C'est également au théâtre que se fait surtout voir ce que j'ai déjà dit ailleurs, d'unemanière générale, à propos du style et de l'art dans les littératures démocratiques. Lorsqu'onlit les critiques que faisaient naître les ouvrages dramatiques du siècle de Louis XIV, on estsurpris de voir la grande estime du public pour la vraisemblance, et l'importance qu'il mettaità ce qu'un homme, restant toujours d'accord avec lui-même, ne fit rien qui ne pût êtreaisément expliqué et compris. Il est également surprenant combien on attachait alors de prixaux formes du langage et quelles petites querelles de mots on faisait aux auteursdramatiques.

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Il semble que les hommes du siècle de Louis XIV attachaient une valeur fort exagérée àces détails, qui s'aperçoivent dans le cabinet, mais qui échappent à la scène. Car, après tout,le principal objet d'une pièce de théâtre est d'être représentée, et son premier mérited'émouvoir. Cela venait de ce que les spectateurs de cette époque étaient en même temps deslecteurs. Au sortir de la représentation, ils attendaient chez eux l'écrivain, afin d'achever de lejuger.

Dans les démocraties, on écoute les pièces de théâtre, mais on ne les lit point. La plupartde ceux qui assistent aux jeux de la scène n'y cherchent pas les plaisirs de l'esprit, mais lesémotions vives du cœur. Ils ne s'attendent point à y trouver une oeuvre de littérature, mais unspectacle, et, pourvu que l'auteur parle assez correctement la langue du pays pour se faireentendre, et que ses personnages excitent la curiosité et éveillent la sympathie, ils sontcontents; sans rien demander de plus à la fiction, ils rentrent aussitôt dans le monde réel. Lestyle y est donc moins nécessaire; car, à la scène, l'observation de ces règles échappedavantage.

Quant aux vraisemblances, il est impossible d'être souvent nouveau, inattendu, rapide, enleur restant fidèle. On les néglige donc, et le public le pardonne. On peut compter qu'il nes'inquiétera point des chemins par où vous l'avez conduit, si vous l'amenez enfin devant unobjet qui le touche. Il ne vous reprochera jamais de l'avoir ému en dépit des règles.

Les Américains mettent au grand jour les différents instincts que je viens de peindre,quand ils vont au théâtre. Mais il faut reconnaître qu'il n'y a encore qu'un petit nombred'entre eux qui y aillent. Quoique les spectateurs et les spectacles se soient prodigieusementaccrus depuis quarante ans aux États-Unis, la population ne se livre encore à ce genred'amusement qu'avec une extrême retenue.

Cela tient à des causes particulières que le lecteur connaît déjà, et qu'il suffit de luirappeler en deux mots.

Les puritains, qui ont fondé les républiques américaines, n'étaient pas seulement ennemisdes plaisirs; ils professaient de plus une horreur toute spéciale pour le théâtre. Ils leconsidéraient comme un divertissement abominable, et, tant que leur esprit a régné sanspartage, les représentations dramatiques ont été absolument inconnues parmi eux. Cesopinions des premiers pères de la colonie ont laissé des traces profondes dans l'esprit de leursdescendants.

L'extrême régularité d'habitude et la grande rigidité de mœurs qui se voient aux États-Unis ont d'ailleurs été jusqu'à présent peu favorables au développement de l'art théâtral.

Il n'y a point de sujets de drame dans un pays qui n'a pas été témoin de grandescatastrophes politiques, et où l'amour mène toujours par un chemin direct et facile aumariage. Des gens qui emploient tous les jours de la semaine à faire fortune et le dimanche àprier Dieu ne prêtent point à la muse comique.

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Un seul fait suffit pour montrer que le théâtre est peu populaire aux États-Unis.

Les Américains, dont les lois autorisent la liberté et même la licence de la parole entoutes choses, ont néanmoins soumis les auteurs dramatiques à une sorte de censure. Lesreprésentations théâtrales ne peuvent avoir lieu que quand les administrateurs de la communeles permettent. Ceci montre bien que les peuples sont comme les individus. Ils se livrent sansménagement à leurs passions principales, et ensuite ils prennent bien garde de ne point tropcéder à l'entraînement des goûts qu'ils n'ont pas.

Il n'y a point de portion de la littérature qui se rattache par des liens plus étroits et plusnombreux à l'état actuel de la société que le théâtre.

Le théâtre d'une époque ne saurait jamais convenir à l'époque suivante si, entre les deux,une importante révolution a changé les mœurs et les lois.

On étudie encore les grands écrivains d'un autre siècle. Mais on n'assiste plus à despièces écrites pour un autre public. Les auteurs dramatiques du temps passe ne vivent quedans les livres.

Le goût traditionnel de quelques hommes, la vanité, la mode, le génie d'un acteur,peuvent soutenir quelque temps ou relever un théâtre aristocratique au sein d'une démocratie;mais bientôt il tombe de lui-même. On ne le renverse point, on l'abandonne.

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CHAPITRE XX

De quelques tendancesparticulières aux historiensdans les siècles démocratiques

Les historiens qui écrivent dans les siècles aristocratiques font dépendre d'ordinaire tousles événements de la volonté particulière et de l'humeur de certains hommes, et ils attachentvolontiers aux moindres accidents les révolutions les plus importantes. Ils font ressortir avecsagacité les plus petites causes, et souvent ils n'aperçoivent point les plus grandes.

Les historiens qui vivent dans les siècles démocratiques montrent des tendances toutescontraires.

La plupart d'entre eux n'attribuent presque aucune influence à l'individu sur la destinée del'espèce, ni aux citoyens sur le sort du peuple. Mais, en retour, ils donnent de grandes causesgénérales à tous les petits faits particuliers. Ces tendances opposées s'expliquent.

Quand les historiens des siècles aristocratiques jettent les yeux sur le théâtre du monde,ils y aperçoivent tout d'abord un très petit nombre d'acteurs principaux qui conduisent toutela pièce. Ces grands personnages, qui se tiennent sur le devant de la scène, arrêtent leur vueet la fixent: tandis qu'ils s'appliquent à dévoiler les motifs secrets qui font agir et parler ceux-là, ils oublient le reste.

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L'importance des choses qu'ils voient faire à quelques hommes leur donne une idéeexagérée de l'influence que peut exercer un homme, et les dispose naturellement à croirequ'il faut toujours remonter à l'action particulière d'un individu pour expliquer lesmouvements de la foule.

Lorsque, au contraire, tous les citoyens sont indépendants les uns des autres, et quechacun d'eux est faible, on n'en découvre point qui exerce un pouvoir fort grand, ni surtoutfort durable, sur la masse. Au premier abord, les individus semblent absolument impuissantssur elle, et l'on dirait que la société marche toute seule par le concours libre et spontané detous les hommes qui la composent.

Cela porte naturellement l'esprit humain à rechercher la raison générale qui a pu frapperainsi à la fois tant d'intelligences et les tourner simultanément du même côté.

Je suis très convaincu que, chez les nations démocratiques elles-mêmes, le génie, lesvices ou les vertus de certains individus retardent ou précipitent le cours naturel de ladestinée du peuple; mais ces sortes de causes fortuites et secondaires sont infiniment plusvariées, plus cachées, plus compliquées, moins puissantes, et par conséquent plus difficiles àdémêler et à suivre dans des temps d'égalité que dans des siècles d'aristocratie, où il ne s'agitque d'analyser, au milieu des faits généraux, l'action particulière d'un seul homme ou dequelques-uns.

L'historien se fatigue bientôt d'un pareil travail; son esprit se perd au milieu de celabyrinthe, et, ne pouvant parvenir a apercevoir clairement et à mettre suffisamment enlumière les influences individuelles, il les nie. Il préfère nous parler du naturel des races, dela constitution physique du pays, ou de l'esprit de la civilisation. Cela abrège son travail, et, àmoins de frais, satisfait mieux le lecteur.

M. de La Fayette a dit quelque part dans ses Mémoires que le système exagéré des causesgénérales procurait de merveilleuses consolations aux hommes publics médiocres. J'ajoutequ'il en donne d'admirables aux historiens médiocres. Il leur fournit toujours quelquesgrandes raisons qui les tirent promptement d'affaire à l'endroit le plus difficile de leur livre etfavorisent la faiblesse ou la paresse de leur esprit, tout en faisant honneur à sa profondeur.

Pour moi, je pense qu'il n'y a pas d'époque où il ne faille attribuer une partie desévénements de ce monde à des faits très généraux, et une autre à des influences trèsparticulières. Ces deux causes se rencontrent toujours; leur rapport seul diffère. Les faitsgénéraux expliquent plus de choses dans les siècles démocratiques que dans les sièclesaristocratiques, et les influences particulières moins. Dans les temps d'aristocratie, c'est lecontraire: les influences particulières sont plus fortes, et les causes générales sont plusfaibles, moins qu'on ne considère comme une cause générale fait même de l'inégalité desconditions, qui permet a quelques individus de contrarier les tendances naturelles de tous lesautres.

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Les historiens qui cherchent à peindre ce qui se passe dans les sociétés démocratiques ontdonc raison de faire une large part aux causes générales, et de s'appliquer principalement àles découvrir; mais ils ont tort de nier entièrement l'action particulière des individus, parcequ'il est malaisé de la retrouver et de la suivre.

Non seulement les historiens qui vivent dans les siècles démocratiques sont entraînés àdonner à chaque fait une grande cause, mais ils sont encore portés à lier les faits entre eux età en faire sortir un système.

Dans les siècles d'aristocratie, l'attention des historiens étant détournée à tous momentssur les individus, l'enchaînement des événements leur échappe, ou plutôt ils ne croient pas àun enchaînement semblable. La trame de l'histoire leur semble à chaque instant rompue parle passage d'un homme.

Dans les siècles démocratiques, au contraire, l'historien, voyant beaucoup moins lesacteurs et beaucoup plus les actes, peut établir aisément une filiation et un ordre méthodiqueentre ceux-ci.

La littérature antique, qui nous a laissé de si belles histoires, n'offre point un seul grandsystème historique tandis que les plus misérables littératures modernes en fourmillent. Ilsemble que les historiens anciens ne faisaient pas assez usage de ces théories générales dontles nôtres sont toujours près d'abuser.

Ceux qui écrivent dans les siècles démocratiques ont une autre tendance plus dangereuse.

Lorsque la trace de l'action des individus sur les nations se perd, il arrive souvent qu'onvoit le monde se remuer sans que le moteur se découvre. Comme il devient très difficiled'apercevoir et d'analyser les raisons qui, agissant séparément sur la volonté de chaquecitoyen, finissent par produire le mouvement du peuple, on est tenté de croire que cemouvement n'est pas volontaire et que les sociétés obéissent sans le savoir à une forcesupérieure qui les domine.

Alors même que l'on doit découvrir sur la terre le fait général qui dirige la volontéparticulière de tous les individus, cela ne sauve point la liberté humaine. Une cause assezvaste pour s'appliquer à la fois à des millions d'hommes, et assez forte pour les incliner tousensemble du même côté, semble aisément irrésistible; après avoir vu qu'on y cédait, on estbien près de croire qu'on ne pouvait y résister.

Les historiens qui vivent dans les temps démocratiques ne refusent donc pas seulement àquelques citoyens la puissance d'agir sur la destinée du peuple, ils ôtent encore aux peupleseux-mêmes la faculté de modifier leur propre sort, et ils les soumettent soit à une providenceinflexible, soit à une sorte de fatalité aveugle. Suivant eux, chaque nation est invinciblementattachée, par sa position, son origine, ses antécédents, son naturel, à une certaine destinéeque tous ses efforts ne sauraient changer. Ils rendent les générations solidaires les unes desautres, et, remontant ainsi, d'âge en âge et d'événements nécessaires en événements

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nécessaires, jusqu'à l'origine du monde, ils font une chaîne serrée et immense qui enveloppetout le genre humain et le lie.

Il ne leur suffit pas de montrer comment les faits sont arrivés; ils se plaisent encore àfaire voir qu'ils ne pouvaient arriver autrement. Ils considèrent une nation parvenue à uncertain endroit de son histoire, et ils affirment qu'elle a été contrainte de suivre le chemin quil'a conduite là. Cela est plus aisé que d'enseigner comment elle aurait pu faire pour prendreune meilleure route.

Il semble, en lisant les historiens des âges aristocratiques et particulièrement ceux del'Antiquité, que, pour devenir maître de son sort et pour gouverner ses semblables, l'hommen'a qu'à savoir se dompter lui-même. On dirait, en parcourant les histoires écrites de notretemps, que l'homme ne peut rien, ni sur lui, ni autour de lui. Les historiens de l'Antiquitéenseignaient à commander, ceux de nos jours n'apprennent guère qu'à obéir. Dans leursécrits, l'auteur paraît souvent grand, mais l'humanité est toujours petite.

Si cette doctrine de la fatalité, qui a tant d'attraits pour ceux qui écrivent l'histoire dansles temps démocratiques, passant des écrivains à leurs lecteurs, pénétrait ainsi la masseentière des citoyens et s'emparait de l'esprit public, on peut prévoir qu'elle paralyseraitbientôt le mouvement des sociétés nouvelles et réduirait les chrétiens en Turcs.

Je dirai de plus qu'une pareille doctrine est particulièrement dangereuse à l'époque oùnous sommes ; nos contemporains ne sont que trop enclins à douter du libre arbitre, parceque chacun d'eux se sent borné de tous côtés par sa faiblesse, mais ils accordent encorevolontiers de la force et de l'indépendance aux hommes réunis en corps social. Il faut segarder d'obscurcir cette idée, car il s'agit de relever les âmes et non d'achever de les abattre.

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CHAPITRE XXI

DE L'ÉLOQUENCE PARLEMENTAIREAUX ÉTATS-UNIS

Chez les peuples aristocratiques, tous les hommes se tiennent et dépendent les uns desautres; il existe entre tous un lien hiérarchique à l'aide duquel on peut maintenir chacun à saplace et le corps entier dans l'obéissance. Quelque chose d'analogue se retrouve toujours ausein des assemblées politiques de ces peuples. Les partis s'y rangent naturellement sous decertains chefs, auxquels ils obéissent par une sorte d'instinct qui n'est que le résultatd'habitudes contractées ailleurs. Ils transportent dans la petite société les mœurs de la plusgrande.

Dans les pays démocratiques, il arrive souvent qu'un grand nombre de citoyens sedirigent vers un même point; mais chacun n'y marche, ou se flatte du moins de n'y marcherque de lui-même. Habitué à ne régler ses mouvements que suivant ses impulsionspersonnelles, il se plie malaisément à recevoir du dehors sa règle. Ce goût et cet usage del'indépendance le suivent dans les conseils nationaux. S'il consent à s'y associer à d'autrespour la poursuite du même dessein, il veut du moins rester maître de coopérer au succèscommun à sa manière.

De là vient que, dans les contrées démocratiques, les partis souffrent si impatiemmentqu'on les dirige et ne se montrent subordonnés que quand le péril est très grand. Encore,l'autorité des chefs, qui dans ces circonstances peut aller jusqu'à faire agir et parler, nes'étend-elle presque jamais jusqu'au pouvoir de faire taire,

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Chez les peuples aristocratiques, les membres des assemblées politiques sont en mêmetemps les membres de l'aristocratie.

Chacun d'eux possède par lui-même un rang élevé et stable, et la place qu'il occupe dansl'assemblée est souvent moins importante à ses yeux que celle qu'il remplit dans le pays. Celale console de n'y point jouer un rôle dans la discussion des affaires, et le dispose à n'en pasrechercher avec trop d'ardeur un médiocre.

En Amérique, il arrive d'ordinaire que le député n'est quelque chose que par sa positiondans l'assemblée. Il est donc sans cesse tourmenté du besoin d'y acquérir de l'importance, etil sent un désir pétulant d'y mettre à tout moment ses idées au grand jour.

Il n'est pas seulement poussé de ce côté par sa vanité, mais par celle de ses électeurs etpar la nécessité continuelle de leur plaire.

Chez les peuples aristocratiques, le membre de la législature est rarement dans unedépendance étroite des électeurs; souvent il est pour eux un représentant en quelque façonnécessaire; quelquefois il les tient eux-mêmes dans une étroite dépendance, et s'ils viennentenfin à lui refuser leur suffrage, il se fait aisément nommer ailleurs; ou, renonçant à lacarrière publique, il se renferme dans une oisiveté qui a encore de la splendeur.

Dans un pays démocratique, comme les États-Unis, le député n'a presque jamais de prisedurable sur l'esprit de ses électeurs. Quelque petit que soit un corps électoral, l'instabilitédémocratique fait qu'il change sans cesse de face. Il faut donc le captiver tous les jours. Iln'est jamais sûr d'eux; et, s'ils l'abandonnent, il est aussitôt sans ressource; car il n'a pasnaturellement une position assez élevée pour être facilement aperçu de ceux qui ne sont pasproches; et, dans l'indépendance complète où vivent les citoyens, il ne peut espérer que sesamis ou le gouvernement l'imposeront aisément à un corps électoral qui ne le connaîtra pas.C'est donc dans le canton qu'il représente que sont déposés tous les germes de sa fortune;c'est de ce coin de terre qu'il lui faut sortir pour s'élever à commander le peuple et à influersur les destinées du monde.

Ainsi, il est naturel que, dans les pays démocratiques, les membres des assembléespolitiques songent à leurs électeurs plus qu'à leur parti, tandis que, dans les aristocraties, ilss'occupent plus de leur parti que de leurs électeurs.

Or, ce qu'il faut dire pour plaire aux électeurs n'est pas toujours ce qu'il conviendrait defaire pour bien servir l'opinion politique qu'ils professent.

L'intérêt général d'un parti est souvent que le député qui en est membre ne parle jamaisdes grandes affaires qu'il entend mal; qu'il parle peu des petites dont la marche des grandesserait embarrassée, et le plus souvent enfin qu'il se taise entièrement. Garder le silence est leplus utile service qu'un médiocre discoureur puisse rendre à la chose publique.

Mais ce n'est point ainsi que les électeurs l'entendent.

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La population d'un canton charge un citoyen de prendre part au gouvernement de l'État,parce qu'elle a conçu une très vaste idée de son mérite. Comme les hommes paraissent plusgrands en proportion qu'ils se trouvent entourés d'objets plus petits, il est à croire quel'opinion qu'on se fera du mandataire sera d'autant plus haute que les talents seront plus raresparmi ceux qu'il représente. Il arrivera donc souvent que les électeurs espéreront d'autantplus de leur député qu'ils auront moins à en attendre; et, quelque incapable qu'il puisse être,ils ne sauraient manquer d'exiger de lui des efforts signalés qui répondent au rang qu'ils luidonnent.

Indépendamment du législateur de l'État, les électeurs voient encore en leur représentantle protecteur naturel du canton près de la législature; ils ne sont pas même éloignés de leconsidérer comme le fondé de pouvoirs de chacun de ceux qui l'ont élu, et ils se flattent qu'ilne déploiera pas moins d'ardeur à faire valoir leurs intérêts particuliers que ceux du pays.

Ainsi, les électeurs se tiennent d'avance pour assurés que le député qu'ils choisiront seraun orateur; qu'il parlera souvent s'il le peut, et que, au cas où il lui faudrait se restreindre, ils'efforcera du moins de renfermer dans ses rares discours l'examen de toutes les grandesaffaires de l'État, joint à l'exposé de tous les petits griefs dont ils ont eux-mêmes à seplaindre; de telle façon que, ne pouvant se montrer souvent, il fasse voir à chaque occasionce qu'il sait faire et que, au lieu de se répandre incessamment, il se resserre de temps à autretout entier sous un petit volume, fournissant ainsi une sorte de résumé brillant et complet deses commettants et de lui-même. À ce prix, ils promettent leurs prochains suffrages.

Ceci pousse au désespoir d'honnêtes médiocrités qui, se connaissant, ne se seraient pasproduites d'elles-mêmes. Le député, ainsi excité, prend la parole au grand chagrin de sesamis, et, se jetant imprudemment au milieu des plus célèbres orateurs, il embrouille le débatet fatigue l'assemblée.

Toutes les lois qui tendent à rendre l'élu plus dépendant de l'électeur, ne modifient doncpas seulement la conduite des législateurs, ainsi que je l'ai fait remarquer ailleurs, mais aussileur langage. Elles influent tout à la fois sur les affaires et sur la manière d'en parler.

Il n'est pour ainsi dire pas de membre du Congrès qui consente à rentrer dans ses foyerssans s'y être fait précéder au moins par un discours, ni qui souffre d'être interrompu avantd'avoir pu renfermer dans les limites de sa harangue tout ce qu'on peut dire d'utile aux vingt-quatre États dont l'Union se compose, et spécialement au district qu'il représente. Il fait doncpasser successivement devant l'esprit de ses auditeurs de grandes vérités générales qu'iln'aperçoit souvent lui-même et qu'il n'indique que confusément, et de petites particularitésfort ténues qu'il n'a pas trop de facilité à découvrir et à exposer. Aussi arrive-t-il très souventque, dans le sein de ce grand corps, la discussion devient vague et embarrassée, et qu'ellesemble se traîner vers le but qu'on se propose plutôt qu'y marcher.

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Quelque chose d'analogue se fera toujours voir, je pense, dans les assemblées publiquesdes démocraties.

D'heureuses circonstances et de bonnes lois pourraient parvenir à attirer dans lalégislature d'un peuple démocratique des hommes beaucoup plus remarquables que ceux quisont envoyés par les Américains au Congrès; mais on n'empêchera jamais les hommesmédiocres qui s'y trouvent de s'y exposer complaisamment et de tous les côtés au grand jour.

Le mal ne me paraît pas entièrement guérissable, parce qu'il ne tient pas seulement aurèglement de l'assemblée, mais à sa constitution et à celle même du pays.

Les habitants des États-Unis semblent considérer eux-mêmes la chose sous ce point devue, et ils témoignent leur long usage de la vie parlementaire, non point en s'abstenant demauvais discours, mais en se soumettant avec courage à les entendre. Ils s'y résignentcomme au mal que l'expérience leur a fait reconnaître inévitable.

Nous avons montré le petit côté des discussions politiques dans les démocraties; faisonsvoir le grand.

Ce qui s'est passé depuis cent cinquante ans dans le Parlement d'Angleterre n'a jamais euun grand retentissement au-dehors; les idées et les sentiments exprimés par les orateurs onttoujours trouvé peu de sympathie chez les peuples mêmes qui se trouvaient placés le plusprès du grand théâtre de la liberté britannique, tandis que, dès les premiers débats qui ont eulieu dans les petites assemblées coloniales d'Amérique à l'époque de la Révolution, l'Europefut émue.

Cela n'a pas tenu seulement à des circonstances particulières et fortuites, mais à descauses générales et durables.

Je ne vois rien de plus admirable ni de plus puissant qu'un grand orateur discutant degrandes affaires dans le sein d'une assemblée démocratique. Comme il n'y a jamais de classequi y ait ses représentants chargés de soutenir ses intérêts, c'est toujours à la nation toutentière, et au nom de la nation tout entière que l'on parle. Cela agrandit la pensée et relève lelangage.

Comme les précédents y ont peu d'empire; qu'il n'y a plus de privilèges attachés àcertains biens, ni de droits inhérents à certains corps ou à certains hommes, l'esprit est obligéde remonter jusqu'à des variétés générales puisées dans la nature humaine, pour traiterl'affaire particulière qui l'occupe. De là naît dans les discussions politiques d'un peupledémocratique, quelque petit qu'il soit, un caractère de généralité qui les rend souventattachantes pour le genre humain. Tous les hommes s'y intéressent parce qu'il s'agit del'homme, qui est partout le même.

Chez les plus grands peuples aristocratiques, au contraire, les questions les plus généralessont presque toujours traitées par quelques raisons particulières tirées des usages d'une

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époque ou des droits d'une classe; ce qui n'intéresse que la classe dont il est question, ou toutau plus le peuple dans le sein duquel cette classe se trouve.

C'est à cette cause autant qu'à la grandeur de la nation française, et aux dispositionsfavorables des peuples qui l'écoutent, qu'il faut attribuer le grand effet que nos discussionspolitiques produisent quelquefois dans le monde.

Nos orateurs parlent souvent à tous les hommes, alors même qu'ils ne s'adressent qu'àleurs concitoyens.

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De la Démocratie en Amérique II

Deuxième partieINFLUENCE DE LA DÉMOCRATIESUR LES SENTIMENTSDES AMÉRICAINS

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE I

Pourquoi les peuples démocratiquesmontrent un amour plus ardentet plus durable pour l'égalitéque pour la liberté

La première et la plus vive des passions que l'égalité des conditions fait naître, je n'ai pasbesoin de le dire, c'est l'amour de cette même égalité. On ne s'étonnera donc pas que j'enparle avant toutes les autres.

Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement en France, cette passion del'égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le cœur humain. On a dit cent foisque nos contemporains avaient un amour bien plus ardent et bien plus tenace pour l'égalitéque pour la liberté; mais je ne trouve point qu'on soit encore suffisamment remonté jusqu'auxcauses de ce fait. Je vais l'essayer.

On peut imaginer un point extrême où la liberté et l'égalité se touchent et se confondent.

Je suppose que tous les citoyens concourent au gouvernement et que chacun ait un droitégal d'y concourir.

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Nul ne différant alors de ses semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir tyran-nique; les hommes seront parfaitement libres, parce qu'ils seront tous entièrement égaux; etils seront tous parfaitement égaux parce qu'ils seront entièrement libres. C'est vers cet idéalque tendent les peuples démocratiques.

Voilà la forme la plus complète que puisse prendre l'égalité sur la terre; mais il en estmille autres, qui, sans être aussi parfaites, n'en sont guère moins chères à ces peuples.

L'égalité peut s'établir dans la société civile, et ne point régner dans le monde politique.On peut avoir le droit de se livrer aux mêmes plaisirs, d'entrer dans les mêmes professions,de se rencontrer dans les mêmes lieux; en un mot, de vivre de la même manière et depoursuivre la richesse par les mêmes moyens, sans prendre tous la même part augouvernement.

Une sorte d'égalité peut même s'établir dans le monde politique, quoique la libertépolitique n'y soit point. On est l'égal de tous ses semblables, moins un, qui est, sansdistinction, le maître de tous, et qui prend également, parmi tous, les agents de son pouvoir.

Il serait facile de faire plusieurs autres hypothèses suivant lesquelles une fort grandequantité pourrait aisément se combiner avec des institutions plus ou moins libres, ou mêmeavec des institutions qui ne le seraient point du tout.

Quoique les hommes ne puissent devenir absolument égaux sans être entièrement libres,et que par conséquent l'égalité, dans son degré le plus extrême, se confonde avec la liberté,on est donc fondé à distinguer l'une de l'autre.

Le goût que les hommes ont pour la liberté et celui qu'ils ressentent pour l'égalité sont, eneffet, deux choses distinctes, et je ne crains pas d'ajouter que, chez les peuplesdémocratiques, ce sont deux choses inégales.

Si l'on veut y faire attention, on verra qu'il se rencontre dans chaque siècle un faitsingulier et dominant auquel les autres se rattachent; ce fait donne presque toujours naissanceà une pensée mère, ou à une passion principale qui finit ensuite par attirer à elle et parentraîner dans son cours tous les sentiments et toutes les idées. C'est comme le grand fleuvevers lequel chacun des ruisseaux environnants semble courir.

La liberté s'est manifestée aux hommes dans différents temps et sous différentes formes;elle ne s'est point attachée exclusivement à un état social, et on la rencontre autre part quedans les démocraties. Elle ne saurait donc former le caractère distinctif des sièclesdémocratiques.

Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c'est l'égalité des conditions; lapassion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c'est l'amour de cette égalité.

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Ne demandez point quel charme singulier trouvent les hommes des âges démocratiques àvivre égaux, ni les raisons particulières qu'ils peuvent avoir de s'attacher si obstinément àl'égalité plutôt qu'aux autres biens que la société leur présente: l'égalité forme le caractèredistinctif de l'époque où ils vivent; cela seul suffit pour expliquer qu'ils la préfèrent à tout lereste.

Mais, indépendamment de cette raison, il en est plusieurs autres qui, dans tous les temps,porteront habituellement les hommes à préférer l'égalité à la liberté.

Si un peuple pouvait jamais parvenir à détruire ou seulement à diminuer lui-même dansson sein l'égalité qui y règne, il n'y arriverait que par de longs et pénibles efforts. Il faudraitqu'il modifiât son état social, abolît ses lois, renouvelât ses idées, changeât ses habitudes,altérât ses mœurs. Mais, pour perdre la liberté politique, il suffit de ne pas la retenir, et elles'échappe.

Les hommes ne tiennent donc pas seulement à l'égalité parce qu'elle leur est chère; ils s'yattachent encore parce qu'ils croient qu'elle doit durer toujours.

Que la liberté politique puisse, dans ses excès, compromettre la tranquillité, lepatrimoine, la vie des particuliers, on ne rencontre point d'hommes si bornés et si légers quine le découvrent. Il n'y a, au contraire, que les gens attentifs et clairvoyants qui aperçoiventles périls dont l'égalité nous menace, et d'ordinaire ils évitent de les signaler. Ils savent queles misères qu'ils redoutent sont éloignées, et ils se flattent qu'elles n'atteindront que lesgénérations à venir, dont la génération présente ne s'inquiète guère. Les maux que la libertéamène quelquefois sont immédiats; ils sont visibles pour tous, et tous, plus ou moins, lesressentent. Les maux que l'extrême égalité peut produire ne se manifestent que peu à peu; ilss'insinuent graduellement dans le corps social; on ne les voit que de loin en loin, et, aumoment où ils deviennent les plus violents, l'habitude a déjà fait qu'on ne les sent plus.

Les biens que la liberté procure ne se montrent qu'à la longue, et il est toujours facile deméconnaître la cause qui les fait naître.

Les avantages de l'égalité se font sentir dès à présent, et chaque jour on les voit découlerde leur source.

La liberté politique donne de temps en temps, à un certain nombre de citoyens, desublimes plaisirs.

L'égalité fournit chaque jour une multitude de petites jouissances à chaque homme. Lescharmes de l'égalité se sentent à tous moments, et ils sont à la portée de tous; les plus noblescœurs n'y sont pas insensibles, et les âmes les plus vulgaires en font leurs délices. La passionque l'égalité fait naître doit donc être tout à la fois énergique et générale.

Les hommes ne sauraient jouir de la liberté politique sans l'acheter par quelquessacrifices, et ils ne s'en emparent jamais qu'avec beaucoup d'efforts. Mais les plaisirs que

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l'égalité procure s'offrent d'eux-mêmes, Chacun des petits incidents de la vie privée sembleles faire naître, et, pour les goûter, il ne faut que vivre.

Les peuples démocratiques aiment l'égalité dans tous les temps, mais il est de certainesépoques ou ils poussent jusqu'au délire la passion qu'ils ressentent pour elle. Ceci arrive aumoment où l'ancienne hiérarchie sociale, longtemps menacée, achève de se détruire, aprèsune dernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfinrenversées. Les hommes se précipitent alors sur l'égalité comme sur une conquête et ils s'yattachent comme à un bien précieux qu'on veut leur ravir. La passion d'égalité pénètre detoutes parts dans le cœur humain, elle s'y étend, elle le remplit tout entier. Ne dites point auxhommes qu'en se livrant ainsi aveuglément à une passion exclusive, ils compromettent leursintérêts les plus chers; ils sont sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s'échappe de leursmains, tandis qu'ils regardent ailleurs; ils sont aveugles, ou plutôt ils n'aperçoivent dans toutl'univers qu'un seul bien digne d'envie.

Ce qui précède s'applique à toutes les nations démocratiques. Ce qui suit ne regarde quenous-mêmes.

Chez la plupart des nations modernes, et en particulier chez tous les peuples du continentde l'Europe, le goût et l'idée de la liberté n'ont commencé à naître et à se développer qu'aumoment où les conditions commençaient à s'égaliser, et comme conséquence de cette égalitémême. Ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets.Chez ces peuples, l'égalité a précédé la liberté; l'égalité était donc un fait ancien, lorsque laliberté était encore une chose nouvelle ; l'une avait déjà créé des opinions, des usages, deslois, qui lui étaient propres, lorsque l'autre se produisait seule, et pour la première fois, augrand jour. Ainsi, la seconde n'était encore que dans les idées et dans les goûts, tandis que lapremière avait déjà pénétré dans les habitudes, s'était emparée des mœurs, et avait donné untour particulier aux moindres actions de la vie. Comment s'étonner si les hommes de nosjours préfèrent l'une à l'autre?

Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l'aiment, et ils ne voient qu'avec douleur qu'on les en écarte. Maisils ont pour l'égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible; ils veulent l'égalitédans la liberté, et, s'ils ne peuvent l'obtenir, ils la veulent encore dans l'esclavage. Ilssouffriront la pauvreté, l'asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l'aristocratie.

Ceci est vrai dans tous les temps, et surtout dans le nôtre. Tous les hommes et tous lespouvoirs qui voudront lutter contre cette puissance irrésistible seront renversés et détruits parelle. De nos jours, la liberté ne peut s'établir sans son appui, et le despotisme lui-même nesaurait régner sans elle.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE II

De l'individualismedans les pays démocratiques

J'ai fait voir comment, dans les siècles d'égalité, chaque homme cherchait en lui-mêmeses croyances; je veux montrer comment, dans les mêmes siècles, il tourne tous sessentiments vers lui seul.

L'individualisme est une expression récente qu'une idée nouvelle a fait naître. Nos pèresne connaissaient que l'égoïsme.

L'égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l'homme à ne rienrapporter qu'à lui seul et à se préférer à tout.

L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen às'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis; detelle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiersla grande société à elle-même.

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L'égoïsme naît d'un instinct aveugle; l'individualisme procède d'un jugement erronéplutôt que d'un sentiment dépravé. Il prend sa source dans les défauts de l'esprit autant quedans les vices du cœur.

L'égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l'individualisme ne tarit d'abord que lasource des vertus publiques; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et vaenfin s'absorber dans l'égoïsme.

L'égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n'appartient guère plus à une formede société qu'à une autre.

L'individualisme est d'origine démocratique, et il menace de se développer à mesure queles conditions s'égalisent.

Chez les peuples aristocratiques, les familles restent pendant des siècles dans le mêmeétat, et souvent dans le même lieu. Cela rend, pour ainsi dire, toutes les générationscontemporaines. Un homme connaît presque toujours ses aïeux et les respecte; il croit déjàapercevoir ses arrière-petits-fils, et il les aime. Il se fait volontiers des devoirs envers les unset les autres, et il lui arrive fréquemment de sacrifier ses jouissances personnelles à ces êtresqui ne sont plus ou qui ne sont pas encore.

Les institutions aristocratiques ont, de plus, pour effet de lier étroitement chaque hommeà plusieurs de ses concitoyens.

Les classes étant fort distinctes et immobiles dans le sein d'un peuple aristocratique,chacune d'elles devient pour celui qui en fait partie une sorte de petite patrie, plus visible etplus chère que la grande.

Comme, dans les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sont placés à poste fixe, lesuns au-dessus des autres, il en résulte encore que chacun d'entre eux aperçoit toujours plushaut que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre unautre dont il peut réclamer le concours.

Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liésd'une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d'eux, et ils sont souventdisposés à s'oublier eux-mêmes. Il est vrai que, dans ces mêmes siècles, la notion générale dusemblable est obscure, et qu'on ne songe guère à s'y dévouer pour la cause de l'humanité;mais on se sacrifie souvent à certains hommes.

Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu enversl'espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien desaffections humaines s'étend et se desserre.

Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant,d'autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face; la trame des

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temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s'efface. On oublie aisémentceux qui vous ont précédé, et l'on n'a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plusproches seuls intéressent.

Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s'y mêler, ses membres deviennentindifférents et comme étrangers entre eux. L'aristocratie avait fait de tous les citoyens unelongue chaîne qui remontait du paysan au roi; la démocratie brise la chaîne et met chaqueanneau à part.

A mesure que les conditions s'égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d'individusqui, n'étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sortde leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pourpouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n'attendent pour ainsidire rien de personne; ils s'habituent à se considérer toujours isolément, et ils se figurentvolontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.

Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle luicache ses descendants et le sépare de ses contemporains; elle le ramène sans cesse vers luiseul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE III

Comment l'individualisme est plus grandau sortir d'une révolution démocratiquequ'à une autre époque

C'est surtout au moment où une société démocratique achève de se former sur les débrisd'une aristocratie, que cet isolement des hommes les uns des autres, et l'égoïsme qui en est lasuite, frappent le plus aisément les regards.

Ces sociétés ne renferment pas seulement un grand nombre de citoyens indépendants,elles sont journellement remplies d'hommes qui, arrivés d'hier à l'indépendance, sont enivrésde leur nouveau pouvoir: ceux-ci conçoivent une présomptueuse confiance dans leurs forces,et, n'imaginant pas qu'ils puissent désormais avoir besoin de réclamer le secours de leurssemblables, ils ne font pas difficulté de montrer qu'ils ne songent qu'à eux-mêmes.

Une aristocratie ne succombe d'ordinaire qu'après une lutte prolongée, durant laquelle ils'est allumé entre les différentes classes des haines implacables. Ces passions survivent à lavictoire, et l'on peut en suivre la trace au milieu de la confusion démocratique qui luisuccède.

Ceux d'entre les citoyens qui étaient les premiers dans la hiérarchie détruite ne peuventoublier aussitôt leur ancienne grandeur; longtemps ils se considèrent comme des étrangers au

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sein de la société nouvelle. Ils voient, dans tous les égaux que cette société leur donne, desoppresseurs, dont la destinée ne saurait exciter la sympathie; ils ont perdu de vue leursanciens égaux et ne se sentent plus liés par un intérêt commun à leur sort; chacun, se retirantà part, se croit donc réduit à ne s'occuper que de lui-même. Ceux, au contraire, qui jadisétaient placés au bas de l'échelle sociale, et qu'une révolution soudaine a rapprochés ducommun niveau, ne jouissent qu'avec une sorte d'inquiétude secrète de l'indépendancenouvellement acquise; s'ils retrouvent à leurs côtés quelques-uns de leurs anciens supérieurs,ils jettent sur eux des regards de triomphe et de crainte, et s'en écartent.

C'est donc ordinairement à l'origine des sociétés démocratiques que les citoyens semontrent le plus disposés à s'isoler.

La démocratie porte les hommes à ne pas se rapprocher de leurs semblables; mais lesrévolutions démocratiques les disposent à se fuir et perpétuent au sein de l'égalité les hainesque l'inégalité a fait naître.

Le grand avantage des Américains est d'être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrirde révolutions démocratiques, et d'être nés égaux au lieu de le devenir.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE IV

Comment les Américainscombattent l'individualismepar des institutions libres

Le despotisme, qui, de sa nature, est craintif, voit dans l'isolement des hommes le gage leplus certain de sa propre durée, et il met d'ordinaire tous ses soins à les isoler. Il n'est pas device du cœur humain qui lui agrée autant que l'égoïsme: un despote pardonne aisément auxgouvernés de ne point l'aimer, pourvu qu'ils ne s'aiment pas entre eux. Il ne leur demande pasde l'aider à conduire l'État; c'est assez qu'ils ne prétendent point à le diriger eux-mêmes. Ilappelle esprits turbulents et inquiets ceux qui prétendent unir leurs efforts pour créer laprospérité commune, et, changeant le sens naturel des mots, il nomme bons citoyens ceuxqui se renferment étroitement en eux-mêmes.

Ainsi, les vices que le despotisme fait naître sont précis ment ceux que l'égalité favorise.Ces deux choses se complètent et s'entraident d'une manière funeste.

L'égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne.Le despotisme élève des barrières entre eux et les sépare. Elle les dispose à ne point songer aleurs semblables et il leur fait une sorte de vertu publique de l'indifférence.

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Le despotisme, qui est dangereux dans tous les temps, est donc particulièrement àcraindre dans les siècles démocratiques.

Il est facile de voir que dans ces mêmes siècles les hommes ont un besoin particulier dela liberté.

Lorsque les citoyens sont forcés de s'occuper des affaires publiques, ils sont tirésnécessairement du milieu de leurs intérêts individuels et arrachés, de temps à autre, à la vued'eux-mêmes :

Du moment où l'on traite en commun les affaires communes, chaque homme aperçoitqu'il n'est pas aussi indépendant de ses semblables qu'il se le figurait d'abord, et que, pourobtenir leur appui, il faut souvent leur prêter son concours.

Quand le public gouverne, il n'y a pas d'homme qui ne sente le prix de la bienveillancepublique et qui ne cherche à la captiver en s'attirant l'estime et l'affection de ceux au milieudesquels il doit vivre.

Plusieurs des passions qui glacent les cœurs et les divisent sont alors obligées de seretirer au fond de l'âme et de s'y cacher. L'orgueil se dissimule; le mépris n'ose se faire jour.L'égoïsme a peur de lui-même.

Sous un gouvernement libre, la plupart des fondions publiques étant électives, leshommes que la hauteur de leur âme ou l'inquiétude de leurs désirs mettent à l'étroit dans lavie privée, sentent chaque jour qu'ils ne peuvent se passer de la population qui les environne.

Il arrive alors que l'on songe à ses semblables par ambition, et que souvent on trouve enquelque sorte son intérêt à s'oublier soi-même. Je sais qu'on peut m'opposer ici toutes lesintrigues qu'une élection fait naître, les moyens honteux dont les candidats se servent souventet les calomnies que leurs ennemis répandent. Ce sont là des occasions de haine, et elles sereprésentent d'autant plus souvent que les élections deviennent plus fréquentes.

Ces maux sont grands, sans doute, mais ils sont passagers, tandis que les biens quinaissent avec eux demeurent.

L'envie d'être élu peut porter momentanément certains hommes à se faire la guerre; maisce même désir porte à la longue tous les hommes à se prêter un mutuel appui; et, s'il arrivequ'une élection divise accidentellement deux amis, le système électoral rapproche d'unemanière permanente une multitude de citoyens qui seraient toujours restés étrangers les unsaux autres. La liberté crée des haines particulières, mais le despotisme fait naîtrel'indifférence générale.

Les Américains ont combattu par la liberté l'individualisme que l'égalité faisait naître, etils l'ont vaincu.

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Les législateurs de l'Amérique n'ont pas cru que, pour guérir une maladie si naturelle aucorps social dans les temps démocratiques et si funeste, il suffisait d'accorder à la nation toutentière une représentation d'elle-même; ils ont pensé que, de plus, il convenait de donner unevie politique à chaque portion du territoire, afin de multiplier à l'infini, pour les citoyens, lesoccasions d'agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu'ils dépendent les uns desautres.

C'était se conduire avec sagesse.

Les affaires générales d'un Pays n'occupent que les principaux citoyens. Ceux-là ne serassemblent que de loin en loin dans les mêmes lieux; et, comme il arrive souvent qu'ensuiteils se perdent de vue, il ne s'établit pas entre eux de liens durables. Mais, quand il s'agit defaire régler les affaires particulières d'un canton par les hommes qui l'habitent, les mêmesindividus sont toujours en contact, et ils sont en quelque sorte forcés de se connaître et de secomplaire.

On tire difficilement un homme de lui-même pour l'intéresser à la destinée de tout l'État,parce qu'il comprend mal l'influence que la destinée de l'État peut exercer sur son sort. Maisfaut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d'un premier coup d’œil qu'ilse rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plus grandes affaires privées,et il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier àl'intérêt général.

(','est donc en chargeant les citoyens de l'administration des petites affaires, bien plusqu'en leur livrant le gouvernement des grandes, qu'on les intéresse au bien public et qu'onleur fait voir le besoin qu'ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire.

On peut, par une action d'éclat, captiver tout à coup la faveur d'un peuple; mais, pourgagner l'amour et le respect de la population qui vous entoure, il faut une longue successionde petits services rendus, de bons offices obscurs, une habitude constante de bienveillance etune réputation bien établie de désintéressement.

Les libertés locales, qui font qu'un grand nombre de citoyens mettent du prix à l'affectionde leurs voisins et de leurs proches, ramènent donc sans cesse les hommes les uns vers lesautres, en dépit des instincts qui les séparent, et les forcent à s'entraider.

Aux États-Unis, les plus opulents citoyens ont bien soin de ne point s'isoler du peuple; aucontraire, ils s'en rapprochent sans cesse, ils l'écoutent volontiers et lui parlent tous les jours.Ils savent que les riches des démocraties ont toujours besoin des pauvres et que, dans lestemps démocratiques, on s'attache le pauvre par les manières plus que par les bienfaits. Lagrandeur même des bienfaits, qui met en lumière la différence des conditions, cause uneirritation secrète à ceux qui en profitent; mais la simplicité des manières a des charmespresque irrésistibles: leur familiarité entraîne et leur grossièreté même ne déplaît pastoujours.

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Ce n'est pas du premier coup que cette vérité pénètre dans l'esprit des riches. Ils yrésistent d'ordinaire tant que dure la révolution démocratique, et ils ne l'admettent mêmepoint aussitôt après que cette révolution est accomplie. Ils consentent volontiers à faire dubien au peuple; mais ils veulent continuer à le tenir soigneusement à distance. Ils croient quecela suffit; ils se trompent. Ils se ruineraient ainsi sans réchauffer le cœur de la populationqui les environne. Ce n'est pas le sacrifice de leur argent qu'elle leur demande; c'est celui deleur orgueil.

On dirait qu'aux États-Unis il n'y a pas d'imagination qui ne s'épuise à inventer desmoyens d'accroître la richesse et de satisfaire les besoins du public. Les habitants les pluséclairés de chaque canton se servent sans cesse de leurs lumières pour découvrir des secretsnouveaux propres à accroître la prospérité commune; et, lorsqu'ils en ont trouvé quelques-uns, ils se hâtent de les livrer à la foule.

En examinant de près les vices et les faiblesses que font voir souvent en Amérique ceuxqui gouvernent, on s'étonne de la prospérité croissante du peuple, et on a tort. Ce n'est pointle magistrat élu qui fait prospérer la démocratie américaine; mais elle prospère parce que lemagistrat est électif.

Il serait injuste de croire que le patriotisme des Américains et le zèle que montre chacund'eux pour le bien-être de ses concitoyens n'aient rien de réel. Quoique l'intérêt privé dirige,aux États-Unis aussi bien qu'ailleurs, la plupart des actions humaines, il ne les règle pastoutes.

Je dois dire que j'ai souvent vu des Américains faire de grands et véritables sacrifices à lachose publique, et j'ai remarqué cent fois qu'au besoin ils ne manquaient presque jamais dese prêter un fidèle appui les uns aux autres.

Les institutions libres que possèdent les habitants des États-Unis, et les droits politiquesdont ils font tant d'usage, rappellent sans cesse, et de mille manières, à chaque citoyen, qu'ilvit en société. Elles ramènent à tout moment son esprit vers cette idée, que le devoir aussibien que l'intérêt des hommes est de se rendre utiles à leurs semblables; et, comme il ne voitaucun sujet particulier de les haïr, puisqu'il n'est jamais ni leur esclave ni leur maître, soncœur penche aisément du côté de la bienveillance. On s'occupe d'abord de l'intérêt généralpar nécessité, et puis par choix; ce qui était calcul devient instinct; et, à force de travailler aubien de ses concitoyens, on prend enfin l'habitude et le goût de les servir.

Beaucoup de gens en France considèrent l'égalité des conditions comme un premier mal,et la liberté politique comme un second. Quand ils sont obligés de subir l'une, ils s'efforcentdu moins d'échapper à l'autre. Et moi, je dis que, pour combattre les maux que l'égalité peutproduire, il n'y a qu'un remède efficace: c'est la liberté politique.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE V

De l'usage que les américains fontde l'association dans la vie civile

Je ne veux point parler de ces associations politiques à l'aide desquelles les hommescherchent à se défendre contre l'action despotique d'une majorité ou contre les empiétementsdu pouvoir royal. J'ai déjà traité ce sujet ailleurs. Il est clair que si chaque citoyen, a mesurequ'il devient individuellement plus faible, et par conséquent plus incapable de préserverisolément sa liberté, n'apprenait pas l'art de s'unir à ses semblables pour la défendre, latyrannie croîtrait nécessairement avec l'égalité.

Il ne s'agit ici que des associations qui se forment dans la vie civile et dont l'objet n'a riende politique.

Les associations politiques qui existent aux États-Unis ne forment qu'un détail au milieude l'immense tableau que l'ensemble des associations y présente.

Les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits, s'unissentsans cesse. Non seulement ils ont des associations commerciales et industrielles auxquellestous prennent part, mais ils en ont encore de mille autres espèces: de religieuses, de morales,de graves, de futiles, de fort générales et de très particulières, d'immenses et de fort petites;

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les Américains s'associent pour donner des fêtes, fonder des séminaires, bâtir des auberges,élever des églises, répandre des livres, envoyer des missionnaires aux antipodes; ils créent decette manière des hôpitaux, des prisons, des écoles. S'agit-il enfin de mettre en lumière unevérité ou de développer un sentiment par l'appui d'un grand exemple, ils s'associent. Partoutoù, à la tête d'une entreprise nouvelle, vous voyez en France le gouvernement et en Angleter-re un grand seigneur, comptez que vous apercevrez aux États-Unis une association.

J'ai rencontré en Amérique des sortes d'associations dont je confesse que je n'avais pasmême l'idée, et j'ai souvent admiré l'art infini avec lequel les habitants des États-Unisparvenaient à fixer un but commun aux efforts d'un grand nombre d'hommes, et à les y fairemarcher librement.

J'ai parcouru depuis l'Angleterre, où les Américains ont pris quelques-unes de leurs loiset beaucoup de leurs usages, et il m'a paru qu'on était fort loin d'y faire un aussi constant etun aussi habile emploi de l'association.

Il arrive souvent que des Anglais exécutent isolément de très grandes choses, tandis qu'iln'est guère de si petite entreprise pour laquelle les Américains ne s'unissent. Il est évidentque les premiers considèrent l'association comme un puissant moyen d'action; mais les autressemblent y voir le seul moyen qu'ils aient d'agir.

Ainsi le pays le plus démocratique de la terre se trouve être celui de tous où les hommesont le plus perfectionné de nos jours l'art de poursuivre en commun l'objet de leurs communsdésirs et ont appliqué au plus grand nombre d'objets cette science nouvelle. Ceci résulte-t-ild'un accident, ou serait-ce qu'il existe en effet un rapport nécessaire entre les associations etl'égalité?

Les sociétés aristocratiques renferment toujours dans leur sein, au milieu d'une multituded'individus qui ne peuvent rien par eux-mêmes, un petit nombre de citoyens très puissants ettrès riches; chacun de ceux-ci peut exécuter à lui seul de grandes entreprises.

Dans les sociétés aristocratiques, les hommes n'ont pas besoin de s'unir pour agir, parcequ'ils sont retenus fortement ensemble.

Chaque citoyen, riche et puissant, y forme comme la tête d'une association permanente etforcée qui est composée de tous ceux qu'il tient dans sa dépendance et qu'il fait concourir àl'exécution de ses desseins.

Chez les peuples démocratiques, au contraire, tous les citoyens sont indépendants etfaibles; ils ne peuvent presque rien par eux-mêmes, et aucun d'entre eux ne saurait obligerses semblables à lui prêter leur concours. Ils tombent donc tous dans l'impuissance s'ilsn'apprennent à s'aider librement.

Si les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n'avaient ni le droit ni le goût des'unir dans des buts politiques, leur indépendance courrait de grands hasards, mais ils

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pourraient conserver longtemps leurs richesses et leurs lumières; tandis que s'ilsn'acquéraient point l'usage de s'associer dans la vie ordinaire, la civilisation elle-même seraiten péril. Un peu le chez lequel les particuliers perdraient le pouvoir de faire isolément degrandes choses sans acquérir la faculté de les produire en commun retournerait bientôt versla barbarie.

Malheureusement, le même état social qui rend les associations si nécessaires auxpeuples démocratiques les leur rend plus difficiles qu'à tous les autres.

Lorsque plusieurs membres d'une aristocratie veulent s'associer, ils réussissent aisémentà le faire. Comme chacun d'eux apporte une grande force dans la société, le nombre dessociétaires peut être fort petit, et, lorsque les sociétaires sont en petit nombre, il leur est trèsfacile de se connaître, de se comprendre et d'établir des règles fixes.

La même facilité ne se rencontre pas chez les nations démocratiques, où il faut toujoursque les associés soient très nombreux pour que l'association ait quelque puissance.

Je sais qu'il y a beaucoup de mes contemporains que ceci n'embarrasse point. Ilsprétendent qu'à mesure que les citoyens deviennent plus faibles et plus incapables, il fautrendre le gouvernement plus habile et plus actif, afin que la société puisse exécuter ce que lesindividus ne peuvent plus faire. Ils croient avoir répondu à tout en disant cela. Mais je pensequ'ils se trompent.

Un gouvernement pourrait tenir lieu de quelques-unes des plus grandes associationsaméricaines, et, dans le sein de l'Union, plusieurs États particuliers l'ont déjà tenté. Mais quelpouvoir politique serait jamais en état de suffire à la multitude innombrable de petitesentreprises que les citoyens américains exécutent tous les jours à l'aide de l'association?

Il est facile de prévoir que le temps approche ou l'homme sera de moins en moins en étatde produire par lui seul les choses les plus communes et les plus nécessaires à sa vie. Latâche du pouvoir social s'accroîtra donc sans cesse, et ses efforts mêmes la rendront chaquejour plus vaste. Plus il se mettra à la place des associations, et plus les particuliers, perdantl'idée de s'associer, auront besoin qu'il vienne à leur aide: ce sont des causes et des effets quis'engendrent sans repos. L'administration publique finira-t-elle par diriger toutes lesindustries auxquelles un citoyen isolé ne peut suffire? et s'il arrive enfin un moment où, parune conséquence de l'extrême division de la propriété foncière, la terre se trouve partagée àl'infini, de sorte qu'elle ne puisse plus être cultivée que par des associations de laboureurs,faudra-t-il que le chef du gouvernement quitte le timon de l'État pour venir tenir la charrue?

La morale et l'intelligence d'un peuple démocratique ne courraient pas de moindresdangers que son négoce et son industrie, si le gouvernement venait y prendre partout la placedes associations.

Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s'agrandit et l'esprit humain nese développe que par l'action réciproque des hommes les uns sur les autres.

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J'ai fait voir que cette action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut doncl'y créer artificiellement.

Et C'est ce que les associations seules peuvent faire. Quand les membres d'unearistocratie adoptent une idée neuve ou conçoivent un sentiment nouveau, ils les placent, enquelque sorte, à côté d'eux sur le grand théâtre où ils sont eux-mêmes, et, les exposant ainsiaux regards de la foule, ils les introduisent aisément dans l'esprit ou le cœur de tous ceux quiles environnent.

Dans les pays démocratiques il n'y a que le pouvoir social qui soit naturellement en étatd'agir ainsi, mais il est facile de voir que son action est toujours insuffisante et souventdangereuse.

Un gouvernement ne saurait pas plus suffire à entretenir seul et à renouveler lacirculation des sentiments et des idées chez un grand peuple, qu'à y conduire toutes lesentreprises industrielles. Dès qu'il essayera de sortit de la sphère politique pour se jeter danscette nouvelle voie, il exercera, même sans le vouloir, une tyrannie insupportable; car ungouvernement ne sait que dicter des règles précises; il impose les sentiments et les idées qu'ilfavorise, et il est toujours malaisé de discerner ses conseils de ses ordres.

Ce sera bien pis encore s'il se croit réellement intéressé à ce que rien ne remue. Il setiendra alors immobile et se laissera appesantir par un sommeil volontaire.

Il est donc nécessaire qu'il n'agisse pas seul.

Ce sont les associations qui, chez les peuples démocratiques, doivent tenir lieu desparticuliers puissants que l'égalité des conditions a fait disparaître.

Sitôt que plusieurs des habitants des États-Unis ont conçu un sentiment ou une idée qu'ilsveulent produire dans le monde, ils se cherchent, et, quand ils se sont trouvés, ils s'unissent.Dès lors, ce ne sont plus des hommes isolés, mais une puissance qu'on voit de loin, et dontles actions servent d'exemple; qui parle, et qu'on écoute.

La première fois que j'ai entendu dire aux États-Unis que cent mille hommes s'étaientengagés publiquement à ne pas faire usage de liqueurs fortes, la chose m'a paru plusplaisante que sérieuse, et je n'ai pas bien vu d'abord pourquoi ces citoyens si tempérants nese contentaient point de boire de l'eau dans l'intérieur de leur famille.

J'ai fini par comprendre que ces cent mille Américains, effrayés des progrès que faisaitautour d'eux l'ivrognerie, avaient voulu accorder à la sobriété leur patronage. Ils avaient agiprécisément comme un grand seigneur qui se vêtirait très uniment afin d'inspirer aux simplescitoyens le mépris du luxe. Il est à croire que si ces cent mille hommes eussent vécu en

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France, chacun d'eux se serait adressé individuellement au gouvernement, pour le prier desurveiller les cabarets sur toute la surface du royaume.

Il n'y a rien, suivant moi, qui mérite plus d'attirer nos regards que les associationsintellectuelles et morales de l'Amérique. Les associations politiques et industrielles desAméricains tombent aisément sous nos sens; mais les autres nous échappent; et, si nous lesdécouvrons, nous les comprenons mal, parce que nous n'avons presque jamais rien vud'analogue. On doit reconnaître cependant qu'elles sont aussi nécessaires que les premièresau peuple américain, et peut-être plus.

Dans les pays démocratiques, la science de l'association est la science mère; le progrès detoutes les autres dépend des progrès de celle-là.

Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il y en a une qui semble plus précise etplus claire que toutes les autres. Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, ilfaut que parmi eux l'art de s'associer se développe et se perfectionne dans le même rapportque l'égalité des conditions s'accroît.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE VI

Du rapport des associationset des journaux

Lorsque les hommes ne sont plus liés entre eux d'une manière solide et permanente, onne saurait obtenir d'un grand nombre d'agir en commun, à moins de persuader à chacun deceux dont le concours est nécessaire que son intérêt particulier l'oblige à unir volontairementses efforts aux efforts de tous les autres.

Cela ne peut se faire habituellement et commodément qu'à l'aide d'un journal; il n'y aqu'un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée.

Un journal est un conseiller qu'on n'a pas besoin d'aller chercher, mais qui se présente delui-même et qui vous parle tous les jours et brièvement de l'affaire commune, sans vousdéranger de vos affaires particulières.

Les journaux deviennent donc plus nécessaires à mesure que les hommes sont plus égauxet l'individualisme plus à craindre. Ce serait diminuer leur importance que de croire qu'ils neservent qu'à garantir la liberté; ils maintiennent la civilisation.

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Je ne nierai point que, dans les pays démocratiques, les journaux ne portent souvent lescitoyens à faire en commun des entreprises fort inconsidérées; mais, s'il n'y avait pas dejournaux, il n'y aurait presque pas d'action commune. Le mal qu'ils produisent est donc bienmoindre que celui qu'ils guérissent.

Un journal n'a pas seulement pour effet de suggérer à un grand nombre d'hommes unmême dessein; il leur fournit les moyens d'exécuter en commun les desseins qu'ils auraientconçus d'eux-mêmes.

Les principaux citoyens qui habitent un pays aristocratique s'aperçoivent de loin; et, s'ilsveulent réunir leurs forces, ils marchent les uns vers les autres, entraînant une multitude àleur suite.

Il arrive souvent, au contraire, dans les pays démocratiques, qu'un grand nombred'hommes qui ont le désir ou le besoin de s'associer ne peuvent le faire, parce qu'étant tousfort petits et perdus dans la foule, ils ne se voient point et ne savent où se trouver. Survientun journal qui expose aux regards le sentiment ou l'idée qui s'était présentée simultanément,mais séparément, à chacun d'entre eux. Tous se dirigent aussitôt vers cette lumière, et cesesprits errants, qui se cherchaient depuis longtemps dans les ténèbres, se rencontrent enfin ets'unissent.

Le journal les a rapprochés, et il continue à leur être nécessaire pour les tenir ensemble.

Pour que chez un peuple démocratique une association ait quelque puissance, il fautqu'elle soit nombreuse. Ceux qui la composent sont donc disséminés sur un grand espace, etchacun d'entre eux est retenu dans le lieu qu'il habite par la médiocrité de sa fortune et par lamultitude des petits soins qu'elle exige. Il leur faut trouver un moyen de se parler tous lesjours sans se voir, et de marcher d'accord sans s'être réunis. Ainsi il n'y a guère d'associationdémocratique qui puisse se passer d'un journal.

Il existe donc un rapport nécessaire entre les associations et les journaux: les journauxfont les associations, et les associations font les journaux; et, s'il a été vrai de dire que lesassociations doivent se multiplier à mesure que les conditions s'égalisent, il n'est pas moinscertain que le nombre des journaux s’accroît à mesure que les associations se multiplient.

Aussi l'Amérique est-elle le pays du monde où l'on rencontre à la fois le plusd'associations et le plus de journaux.

Cette relation entre le nombre des journaux et celui des associations nous conduit à endécouvrir une autre entre l'état de la presse périodique et la forme de l'administration dupays, et nous apprend que le nombre des journaux doit diminuer ou croître chez un peupledémocratique, à proportion que la centralisation administrative est plus ou moins grande.Car, chez les peuples démocratiques, on ne saurait confier l'exercice des pouvoirs locaux auxprincipaux citoyens comme dans les aristocraties. Il faut abolir ces pouvoirs ou en remettrel'usage à un très grand nombre d'hommes. Ceux-là forment une véritable association établie

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d'une manière permanente par la loi pour l'administration d'une portion du territoire, et ils ontbesoin qu'un journal vienne les trouver chaque jour au milieu de leurs petites affaires, et leurapprenne en quel état se trouve l'affaire publique. Plus les pouvoirs locaux sont nombreux,plus le nombre de ceux que la loi appelle à les exercer est grand, et plus cette nécessité sefaisant sentir à tout moment, les journaux pullulent.

C'est le fractionnement extraordinaire du pouvoir administratif, bien plus encore que lagrande liberté politique et l'indépendance absolue de la presse, qui multiplie sisingulièrement le nombre des journaux en Amérique. Si tous les habitants de l'Union étaientélecteurs, sous l'empire d'un système qui bornerait leur droit électoral au choix deslégislateurs de l'État, ils n'auraient besoin que d'un petit nombre de journaux, parce qu'ilsn'auraient que quelques occasions très importantes, mais très rares, d'agir ensemble; mais,au-dedans de la grande association nationale, la loi a établi dans chaque province, danschaque cité, et pour ainsi dire dans chaque village, de petites associations ayant pour objetl'administration locale. Le législateur a forcé de cette manière chaque Américain deconcourir journellement avec quelques-uns de ses concitoyens à une oeuvre commune, et ilfaut à chacun d'eux un journal pour lui apprendre ce que font les autres.

Je pense qu'un peuple démocratique * qui n'aurait point de représentation nationale, maisun grand nombre de petits pouvoirs locaux, finirait par posséder plus de journaux qu'un autrechez lequel une administration centralisée existerait à côté d'une législature élective. Ce quim'explique le mieux le développement prodigieux qu'a pris aux États-Unis la pressequotidienne, c'est que je vois chez les Américains la plus grande liberté nationale s'ycombiner avec des libertés locales de toute espèce.

On croit généralement en France et en Angleterre qu'il suffit d'abolir les impôts quipèsent sur la presse, pour augmenter indéfiniment les journaux. C'est exagérer beaucoup leseffets d'une semblable réforme. Les journaux ne se multiplient pas seulement suivant le bonmarché, mais suivant le besoin plus ou moins répété qu'un grand nombre d'hommes ont decommuniquer ensemble et d'agir en commun.

J'attribuerais également la puissance croissante des journaux à des raisons plus généralesque celles dont on se sert souvent pour l'expliquer.

Un journal ne peut subsister qu'à la condition de reproduire une doctrine ou un sentimentcommun à un grand nombre d'hommes. Un journal représente donc toujours une associationdont ses lecteurs habituels sont les membres.

Cette association peut être plus ou moins définie, plus ou moins étroite, plus ou moinsnombreuse; mais elle existe au moins en germe dans les esprits, par cela seul que le journalne meurt pas. * Je dis un peuple démocratique. L'administration peut être très décentralisée chez un peuple aristocratique,

sans que le besoin des journaux se fasse sentir, parce que les pouvoirs locaux sont alors dans les mains d'untrès petit nombre d'hommes qui agissent isolément ou qui se connaissent et peuvent aisément se voir ets'entendre.

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Ceci nous mène à une dernière réflexion qui terminera ce chapitre.

Plus les conditions deviennent égales, moins les hommes sont individuellement forts,plus ils se laissent aisément aller au courant de la foule et ont de peine à se tenir seuls dansune opinion qu'elle abandonne.

Le journal représente l'association; l'on peut dire qu'il parle à chacun de ses lecteurs aunom de tous les autres, et il les entraîne d'autant plus aisément qu'ils sont individuellementplus faibles.

L'empire des journaux doit donc croître à mesure que les hommes s'égalisent.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE VII

RAPPORTS DES ASSOCIATIONSCIVILES ET DES ASSOCIATIONSPOLITIQUES

Il n'y a qu'une nation sur la terre où l'on use chaque jour de la liberté illimitée des'associer dans des vues politiques. Cette même nation est la seule dans le monde dont lescitoyens aient imaginé de faire un continuel usage du droit d'association dans la vie civile etsoient parvenus à se procurer de cette manière tous les biens que la civilisation peut offrir.

Chez tous les peuples où J'association politique est interdite, l'association civile est rare.

Il n'est guère probable que ceci soit le résultat d'un accident; mais on doit plutôt enconclure qu'il existe un rapport naturel et peut-être nécessaire entre ces deux genresd'associations.

Des hommes ont par hasard un intérêt commun dans une certaine affaire. Il s'agit d'uneentreprise commerciale à diriger, d'une opération industrielle à conclure; ils se rencontrent ets'unissent; ils se familiarisent peu à peu de cette manière avec l'association.

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Plus le nombre de ces petites affaires communes augmente, et plus les hommesacquièrent, à leur insu même, la faculté de poursuivre en commun les grandes.

Les associations civiles facilitent donc les associations politiques; mais, d'une autre part,l'association politique développe et perfectionne singulièrement l'association civile.

Dans la vie civile, chaque homme peut, à la rigueur, se figurer qu'il est en état de sesuffire. En politique, il ne saurait jamais l'imaginer. Quand un peuple a une vie publique,l'idée de l'association et l'envie de s'associer se présentent donc chaque jour à l'esprit de tousles citoyens: quelque répugnance naturelle que les hommes aient à agir en commun, ilsseront toujours prêts à le faire dans l'intérêt d'un parti.

Ainsi la politique généralise le goût et l'habitude de l'association; elle fait désirer de s'uniret apprend l'art de le faire à une foule d'hommes qui auraient toujours vécu seuls.

La politique ne fait pas seulement naître beaucoup d'associations, elle crée desassociations très vastes.

Dans la vie civile il est rare qu'un même intérêt attire naturellement vers une actioncommune un grand nombre d'hommes. Ce n'est qu'avec beaucoup d'art qu'on parvient à encréer un semblable.

En politique, l'occasion s'en offre à tout moment d'elle-même. Or, ce n'est que dans degrandes associations que la valeur générale de l'association se manifeste. Des citoyensindividuellement faibles ne se font pas d'avance une idée claire de la force qu'ils peuventacquérir en s'unissant; il faut qu'on le leur montre pour qu'ils le comprennent. De là vientqu'il est souvent plus facile de rassembler dans un but commun une multitude que quelqueshommes; mille citoyens ne voient point l'intérêt qu'ils ont à s'unir; dix mille l'aperçoivent. Enpolitique, les hommes s'unissent pour de grandes entreprises, et le parti qu'ils tirent del'association dans les affaires importantes leur enseigne, d'une manière pratique, l'intérêtqu'ils ont à s'en aider dans les moindres.

Une association politique tire à la fois une multitude d'individus hors d'eux-mêmes;quelque séparés qu'ils soient naturellement par l'âge, l'esprit, la fortune, elle les rapproche etles met en contact. Ils se rencontrent une fois et apprennent à se retrouver toujours.

L'on ne peut s'engager dans la plupart des associations civiles qu'en exposant une portionde son patrimoine; il en est ainsi pour toutes les compagnies industrielles et commerciales.Quand les hommes sont encore peu versés dans l'art de s'associer et qu'ils en ignorent lesprincipales règles, ils redoutent, en s'associant pour la première fois de cette manière, depayer cher leur expérience. Ils aiment donc mieux se priver d'un moyen puissant de succès,que de courir les dangers qui l'accompagnent. Mais ils hésitent moins à prendre part auxassociations politiques qui leur paraissent sans péril, parce qu'ils n'y risquent pas leur argent.Or, ils ne sauraient faire longtemps partie de ces associations-là sans découvrir comment onmaintient l'ordre parmi un grand nombre d'hommes, et par quel procédé on parvient à les

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faire marcher, d'accord et méthodiquement, vers le même but. Ils y apprennent à soumettreleur volonté à celle de tous les autres, et à subordonner leurs efforts particuliers à l'actioncommune, toutes choses qu'il n'est pas moins nécessaire de savoir dans les associationsciviles que dans les associations politiques.

Les associations politiques peuvent donc être considérées comme de grandes écolesgratuites, où tous les citoyens viennent apprendre la théorie générale des associations.

Alors même que l'association politique ne servirait pas directement au progrès del'association civile, ce serait encore nuire à celle-ci que de détruire la première.

Quand les citoyens ne peuvent s'associer que dans certains cas, ils regardent l'associationcomme un procédé rare et singulier, et ils ne s'avisent guère d'y songer.

Lorsqu'on les laisse s'associer librement en toutes choses, ils finissent par voir, dansl'association, le moyen universel, et pour ainsi dire unique, dont les hommes peuvent seservir pour atteindre les diverses fins qu'ils se proposent. Chaque besoin nouveau en réveilleaussitôt l'idée. L'art de l'association devient alors, comme je l'ai dit plus haut, la sciencemère; tous l'étudient et l'appliquent.

Quand certaines associations sont défendues et d'autres permises, il est difficile dedistinguer d'avance les premières des secondes. Dans le doute, on s'abstient de toutes, et ils'établit une sorte d'opinion publique qui tend à faire considérer une association quelconquecomme une entreprise hardie et presque illicite 1.

C'est donc une chimère que de croire que l'esprit d'association, comprimé sur un point, nelaissera pas de se développer avec la même vigueur sur tous les autres, et qu'il suffira depermettre aux hommes d'exécuter en commun certaines entreprises, pour qu'ils se hâtent dele tenter. Lorsque les citoyens auront la faculté et l'habitude de s'associer pour toutes choses,ils s'associeront aussi volontiers pour les petites que pour les grandes. Mais, s'ils ne peuvents'associer que pour les petites, ils ne trouveront pas même l'envie et la capacité de le faire. Envain leur laisserez-vous l'entière liberté de s'occuper en commun de leur négoce: ils n'userontque nonchalamment des droits qu'on leur accorde; et, après vous être épuisés en efforts pour

1 Cela est surtout vrai lorsque c'est le pouvoir exécutif qui est chargé de permettre ou de défendre les

associations suivant sa volonté arbitraire.Quand la loi se borne à prohiber certaines associations et laisse aux tribunaux le soin de punir ceux qui

désobéissent, le mal est bien moins grand: chaque citoyen sait alors à peu près d'avance sur quoi compter;il se juge en quelque sorte lui-même avant ses juges, et, s'écartant des associations défendues, il se livreaux associations permises. C'est ainsi que tous les peuples libres ont toujours compris qu'on pouvaitrestreindre le droit d'association. Mais, s'il arrivait que le législateur chargeât un homme de démêlerd'avance quelles sont les associations dangereuses et utiles, et le laissât libre de détruire toutes lesassociations dans leur germe ou de les laisser naître, personne ne pouvant plus prévoir d'avance dans quelcas on peut s'associer et dans quel autre il faut s'en abstenir, l'esprit d'association serait entièrement frappéd'inertie. La première de ces deux lois n'attaque que certaines associations; la seconde s'adresse à la sociétéelle-même et la blesse. Je conçois qu'un gouvernement régulier ait recours à la première, mais je nereconnais à aucun gouvernement le droit de porter la seconde.

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les écarter des associations défendues, vous serez surpris de ne pouvoir leur persuader deformer les associations permises.

Je ne dis point qu'il ne puisse pas y avoir d'associations civiles dans un pays oùl'association politique est interdite; car les hommes ne sauraient jamais vivre en société sansse livrer à quelque entreprise commune. Mais je soutiens que, dans un semblable pays, lesassociations civiles seront toujours en très petit nombre, faiblement conçues, inhabilementconduites, et qu'elles n'embrasseront jamais de vastes desseins, ou échoueront en voulant lesexécuter.

Ceci nie conduit naturellement à penser que la liberté d'association en matière politiquen'est point aussi dangereuse pour la tranquillité publique qu'on le suppose, et qu'il pourrait sefaire qu'après avoir quelque temps ébranlé l'État, elle l'affermisse.

Dans les pays démocratiques, les associations politiques forment pour ainsi dire les seulsparticuliers puissants qui aspirent à régler l'État. Aussi les gouvernements de nos joursconsidèrent-ils ces espèces d'associations du même oeil que les rois du Moyen Ageregardaient les grands vassaux de la couronne: ils sentent une sorte d'horreur instinctive pourelles, et les combattent en toutes rencontres.

Ils ont, au contraire, une bienveillance naturelle pour les associations civiles, parce qu'ilsont aisément découvert que celles-ci, au lieu de diriger l'esprit des citoyens vers les affairespubliques, servent à l'en distraire, et, les engageant de plus en plus dans des projets qui nepeuvent s'accomplir sans la paix publique, les détournent des révolutions. Mais ils neprennent point garde que les associations politiques multiplient et facilitent prodigieusementles associations civiles, et qu'en évitant un mal dangereux ils se privent d'un remède efficace.Lorsque vous voyez les Américains s'associer librement, chaque jour, dans le but de faireprévaloir une opinion politique, d'élever un homme d'État au gouvernement, ou d'arracher lapuissance à un autre, vous avez de la peine à comprendre que des hommes si indépendantsne tombent pas à tout moment dans la licence.

Si vous venez, d'autre part, à considérer le nombre infini d'entreprises industrielles qui sepoursuivent en commun aux États-Unis, et que vous aperceviez de tous côtés les Américainstravaillant sans relâche à l'exécution de quelque dessein important et difficile, que la moindrerévolution pourrait confondre, vous concevez aisément pourquoi ces gens si bien occupés nesont point tentés de troubler l'État ni de détruire un repos public dont ils profitent.

Est-ce assez d'apercevoir ces choses séparément, et ne faut-il pas découvrir le nœudcaché qui les lie? C'est au sein des associations politiques que les Américains de tous lesétats, de tous les esprits et de tous les âges, prennent chaque jour le goût général del'association, et se familiarisent a son emploi. Là, ils se voient en grand nombre, se parlent,s'entendent et s'animent en commun à toutes sortes d'entreprises. Ils transportent ensuite dansla vie civile les notions qu'ils ont ainsi acquises et les font servir à mille usages.

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C'est donc en jouissant d'une liberté dangereuse que les Américains apprennent l'art derendre les périls de la liberté moins grands.

Si l'on choisit un certain moment dans l'existence d'une nation, il est facile de prouverque les associations politiques troublent l'État et paralysent l'industrie; mais qu'on prenne lavie tout entière d'un peuple, et il sera peut-être aisé de démontrer que la liberté d'associationen matière politique est favorable au bien-être et même à la tranquillité des citoyens.

J'ai dit dans la première partie de cet ouvrage: « La liberté illimitée d'association nesaurait être confondue avec la liberté d'écrire: l'une est tout à la fois moins nécessaire et plusdangereuse que l'autre. Une nation peut y mettre des bornes sans cesser être maîtresse d'elle-même; elle doit quelquefois le faire pour continuer à l'être. » Et plus loin j'ajoutais: « On nepeut se dissimuler que la liberté illimitée d'association en matière politique ne soit, de toutesles libertés, la dernière qu'un peuple puisse supporter. Si elle ne le fait pas tomber dansl'anarchie, elle la lui fait pour ainsi dire toucher à chaque instant. »

Ainsi, je ne crois point qu'une nation soit toujours maîtresse de laisser aux citoyens ledroit absolu de s'associer en matière politique, et je doute même que, dans aucun pays et aaucune époque, il fût sage de ne pas poser de bornes à la liberté d'association.

Tel peuple ne saurait, dit-on, maintenir la paix dans son sein, inspirer le respect des lois,ni fonder de gouvernement durable, s'il ne renferme le droit d'association dans d'étroiteslimites. De pareils biens sont précieux sans doute, et je conçois que, pour les acquérir ou lesconserver, une nation consente à s'imposer momentanément de grandes gênes; mais encoreest-il bon qu'elle sache précisément ce que ces biens lui coûtent.

Que, pour sauver la vie d'un homme, on lui coupe un bras, je le comprends; mais je neveux point qu'on m'assure qu'il va se montrer aussi adroit que s'il n'était pas manchot.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE VIII

Comment les américains combattentl'individualisme par la doctrine de l'intérêtbien entendu

Lorsque le monde était conduit par un petit nombre d'individus puissants et riches, ceux-ci aimaient à se former une idée sublime des devoirs de l'homme; ils se plaisaient à professerqu'il est glorieux de s'oublier soi-même et qu'il convient de faire le bien sans intérêt commeDieu même. C'était la doctrine officielle de ce temps en matière de morale.

Je doute que les hommes fussent plus vertueux dans les siècles aristocratiques que dansles autres, mais il est certain qu'on y parlait sans cesse des beautés de la vertu; ils n'étudiaientqu'en secret par quel côté elle est utile. Mais, à mesure que l'imagination prend un vol moinshaut et que chacun se concentre en soi-même, les moralistes s'effrayent à cette idée desacrifice et ils n'osent plus l'offrir à l'esprit humain; ils se réduisent donc à rechercher sil'avantage individuel des citoyens ne serait pas de travailler au bonheur de tous, et, lorsqu'ilsont découvert un de ces points où l'intérêt particulier vient à se rencontrer avec l'intérêtgénéral, et à s'y confondre, ils se hâtent de le mettre en lumière; peu à peu les observationssemblables se multiplient. Ce qui n'était qu'une remarque isolée devient une doctrine

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générale, et l'on croit enfin apercevoir que l'homme en servant ses semblables se sert lui-même, et que son intérêt particulier est de bien faire.

J'ai déjà montré, dans plusieurs endroits de cet ouvrage, comment les habitants des États-Unis savaient presque toujours combiner leur propre bien-être avec celui de leursconcitoyens. Ce que je veux remarquer ici, c'est la théorie générale à l'aide de laquelle ils yparviennent.

Aux États-Unis, on ne dit presque point que la vertu est belle. On soutient qu'elle estutile, et on le prouve tous les jours. Les moralistes américains ne prétendent pas qu'il faille sesacrifier à ses semblables parce qu'il est grand de le faire; mais ils disent hardiment que depareils sacrifices sont aussi nécessaires à celui qui se les impose qu'à celui qui en profite.

Ils ont aperçu que, dans leur pays et de leur temps, l'homme était ramené vers lui-mêmepar une force irrésistible, et, perdant l'espoir de l'arrêter, ils n'ont plus songé qu'à le conduire.

Ils ne nient donc point que chaque homme ne puisse suivre son intérêt, mais ilss'évertuent à prouver que l'intérêt de chacun est d'être honnête.

Je ne veux point entrer ici dans le détail de leurs raisons, ce qui m'écarterait de mon sujet;qu'il me suffise de dire qu'elles ont convaincu leurs concitoyens.

Il y a longtemps que Montaigne a dit: « Quand, pour sa droicture, je ne suyvray pas ledroict chemin, je le suyvray pour avoir trouve, par expérience, qu'au bout du compte c'estcommunément le plus heureux et le plus utile. »

La doctrine de l'intérêt bien entendu n'est donc pas nouvelle; mais, chez les Américainsde nos jours, elle a été universellement admise; elle y est devenue populaire: on la retrouveau fond de toutes les actions; elle perce à travers tous les discours. On ne la rencontre pasmoins dans la bouche du pauvre que dans celle du riche.

En Europe, la doctrine de l'intérêt est beaucoup plus grossière qu'en Amérique, mais enmême temps elle y est moins répandue et surtout moins montrée, et l'on feint encore tous lesjours parmi nous de grands dévouements qu'on n'a plus.

Les Américains, au contraire, se plaisent à expliquer, à l'aide de l'intérêt bien entendu,presque tous les actes de leur vie; ils montrent complaisamment comment l'amour éclairéd'eux-mêmes les porte sans cesse à s'aider entre eux et les dispose à sacrifier volontiers aubien de l'État une partie de leur temps et de leurs richesses. Je pense qu'en ceci il leur arrivesouvent de ne point se rendre justice; car on voit parfois aux États Unis, comme ailleurs, lescitoyens s'abandonner aux élans désintéressés et irréfléchis qui sont naturels à l'homme; maisles Américains n'avouent guère qu'ils cèdent à des mouvements de cette espèce; ils aimentmieux faire honneur à leur philosophie qu'à eux-mêmes.

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Je pourrais m'arrêter ici et ne point essayer de juger ce que je viens de décrire. L'extrêmedifficulté du sujet serait mon excuse. Mais je ne veux point en profiter, et je préfère que meslecteurs, voyant clairement mon but, refusent de me suivre que de les laisser en suspens.

L'intérêt bien entendu est une doctrine peu haute, mais claire et sûre. Elle ne cherche pasà atteindre de grands objets; mais elle atteint sans trop d'efforts tous ceux auxquels elle vise.Comme elle est à la portée de toutes les intelligences, chacun la saisit aisément et la retientsans peine. S'accommodant merveilleusement aux faiblesses des hommes, elle obtientfacilement un grand empire, et il ne lui est point difficile de le conserver, parce qu'elleretourne l'intérêt personnel contre lui-même et se sert, pour diriger les passions, de l'aiguillonqui les excite.

La doctrine de l'intérêt bien entendu ne produit pas de grands dévouements; mais ellesuggère chaque jour de petits sacrifices; à elle seule, elle ne saurait faire un homme vertueux;mais elle forme une multitude de citoyens, réglés, tempérants, modérés, prévoyants, maîtresd'eux-mêmes; et, si elle ne conduit pas directement à la vertu par la volonté, elle enrapproche insensiblement par les habitudes.

Si la doctrine de l'intérêt bien entendu venait à dominer entièrement le monde moral, lesvertus extraordinaires seraient sans doute plus rares. Mais je pense aussi qu'alors lesgrossières dépravations seraient moins communes. La doctrine de l'intérêt bien entenduempêche peut-être quelques hommes de monter fort au-dessus du niveau ordinaire del'humanité; mais un grand nombre d'autres qui tombaient au-dessous la rencontrent et s'yretiennent. Considérez quelques individus, elle les abaisse. Envisagez l'espèce, elle l'élève.

Je ne craindrai pas de dire que la doctrine de l'intérêt bien entendu me semble, de toutesles théories philosophiques, la mieux appropriée aux besoins des hommes de notre temps, etque j'y vois la plus puissante garantie qui leur reste contre eux-mêmes. C'est doncprincipalement vers elle que l'esprit des moralistes de nos jours doit se tourner. Alors mêmequ'ils la jugeraient imparfaite, il faudrait encore l'adopter comme nécessaire.

Je ne crois pas, à tout prendre, qu'il y ait plus d'égoïsme parmi nous qu'en Amérique; laseule différence, c'est que là il est éclairé et qu'ici il ne l'est point. Chaque Américain saitsacrifier une partie de ses intérêts particuliers pour sauver le reste. Nous voulons tout retenir,et souvent tout nous échappe.

Je ne vois autour de moi que des gens qui semblent vouloir enseigner chaque jour à leurscontemporains, par leur parole et leur exemple, que l'utile n'est jamais déshonnête. N'endécouvrirai-je donc point enfin qui entreprennent de leur faire comprendre commentl'honnête peut être utile?

Il n'y a pas de pouvoir sur la terre qui puisse empêcher que l'égalité croissante desconditions ne porte l'esprit humain vers la recherche de l'utile, et ne dispose chaque citoyen ase resserrer en lui-même.

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Il faut donc s'attendre que l'intérêt individuel deviendra plus que jamais le principal,sinon l'unique mobile des actions des hommes; mais il reste à savoir comment chaquehomme entendra son intérêt individuel.

Si les citoyens, en devenant égaux, restaient ignorants et grossiers, il est difficile deprévoir jusqu'à quel stupide excès pourrait se porter leur égoïsme, et l'on ne saurait dire àl'avance dans quelles honteuses misères ils se plongeraient eux-mêmes, de peur de sacrifierquelque chose de leur bien-être à la prospérité de leurs semblables.

Je ne crois point que la doctrine de l'intérêt, telle qu'on la prêche en Amérique, soitévidente dans toutes ses parties; mais elle renferme un grand nombre de vérités si évidentes,qu'il suffit d'éclairer les hommes pour qu'ils les voient. Éclairez-les donc à tout prix; car lesiècle des dévouements aveugles et des vertus instinctives fuit déjà loin de nous, et je voiss'approcher le temps où la liberté, la paix publique et l'ordre social lui-même ne pourront sepasser des lumières.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE IX

Comment les américains appliquentla doctrine de l'intérêt bien entenduen matière de religion

Si la doctrine de l'intérêt bien entendu n'avait en vue que ce monde, elle serait loin desuffire; car il y a un grand nombre de sacrifices qui ne peuvent trouver leur récompense quedans l'autre; et quelque effort d'esprit que l'on fasse pour prouver l'utilité de la vertu, il seratoujours malaisé de faire bien vivre un homme qui ne veut pas mourir.

Il est donc nécessaire de savoir si la doctrine de l'intérêt bien entendu peut se concilieraisément avec les croyances religieuses.

Les philosophes qui enseignent cette doctrine disent aux hommes que, pour être heureuxdans la vie, on doit veiller sur ses passions et en réprimer avec soin l'excès; qu'on ne sauraitacquérir un bonheur durable qu'en se refusant mille jouissances passagères, et qu'il faut enfintriompher sans cesse de soi-même pour se mieux servir.

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Les fondateurs de presque toutes les religions ont tenu à peu près le même langage. Sansindiquer aux hommes une autre route, ils n'ont fait que reculer le but; au lieu de placer en cemonde le prix des sacrifices qu'ils imposent, ils l'ont mis dans l'autre.

Toutefois, je me refuse à croire que tous ceux qui pratiquent la vertu par esprit dereligion n'agissent que dans la vue d'une récompense.

J'ai rencontré des chrétiens zélés qui s'oubliaient sans cesse afin de travailler avec plusd'ardeur au bonheur de tous, et je les ai entendus prétendre qu'ils n'agissaient ainsi que pourmériter les biens de l'autre monde; mais je ne puis m'empêcher de penser qu'ils s'abusenteux-mêmes. Je les respecte trop pour les croire.

Le christianisme nous dit, il est vrai, qu'il faut préférer les autres à soi pour gagner le ciel;mais le christianisme nous dit aussi qu'on doit faire le bien à ses semblables par amour deDieu. C'est là une expression magnifique; l'homme pénètre par son intelligence dans lapensée divine; il voit que le but de Dieu est l'ordre; il s'associe librement à ce grand dessein;et, tout en sacrifiant ses intérêts particuliers à cet ordre admirable de toutes choses, il n'attendd'autres récompenses que le plaisir de le contempler.

Je ne crois donc pas que le seul mobile des hommes religieux soit l'intérêt; mais je penseque l'intérêt est le principal moyen dont les religions elles-mêmes se servent pour conduireles hommes, et je ne doute pas que ce ne soit par ce côté qu'elles saisissent la foule etdeviennent populaires.

Je ne vois donc pas clairement pourquoi la doctrine de l'intérêt bien entendu écarterait leshommes des croyances religieuses, et il me semble, au contraire, que je démêle comment elleles en rapproche.

Je suppose que, pour atteindre le bonheur de ce monde, un homme résiste en toutesrencontres à l'instinct, et raisonne froidement tous les actes de sa vie, qu'au lieu de céderaveuglément à la fougue de ses premiers désirs, il ait appris l'art de les combattre, et qu'il sesoit habitué à sacrifier sans efforts le plaisir du moment à l'intérêt permanent de toute sa vie.

Si un pareil homme a foi dans la religion qu'il professe, il ne lui en coûtera guère de sesoumettre aux gênes qu'elle impose. La raison même lui conseille de le faire, et la coutumel'a préparé d'avance à le souffrir.

Que s'il a conçu des doutes sur l'objet de ses espérances, il ne s'y laissera point aisémentarrêter, et il jugera qu'il est sage de hasarder quelques-uns des biens de ce inonde pourconserver ses droits à l'immense héritage qu'on lui promet dans l'autre.

« De se tromper en croyant la religion chrétienne vraie, a dit Pascal, il n'y a pas grand-chose à perdre; mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse ! »

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Les Américains n'affectent point une indifférence grossière pour l'autre vie; ils ne mettentpas un puéril orgueil à mépriser des périls auxquels ils espèrent se soustraire.

Ils pratiquent donc leur religion sans honte et sans faiblesse; mais on voit d'ordinaire,jusqu'au milieu de leur zèle, je ne sais quoi de si tranquille de si méthodique et de si calculé,qu'il semble que ce soit la raison bien plus que le cœur qui les conduit au pied des autels.

Non seulement les Américains suivent leur religion par intérêt, mais ils placent souventdans ce monde l'intérêt qu'on peut avoir à la suivre. Au Moyen Age, les prêtres ne parlaientque de l'autre vie; ils ne s'inquiétaient guère de prouver qu'un chrétien sincère peut être unhomme heureux ici-bas.

Mais les prédicateurs américains reviennent sans cesse à la terre, et ils ne peuvent qu'àgrand-peine en détacher leurs regards. Pour mieux toucher leurs auditeurs, ils leur font voirchaque jour comment les croyances religieuses favorisent la liberté et l'ordre public, et il estsouvent difficile de savoir, en les écoutant, si l'objet principal de la religion est de procurerl'éternelle félicité dans l'autre monde ou le bien-être en celui-ci.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE X

DU GOÛT DU BIEN-ÊTRE MATÉRIELEN AMÉRIQUE

En Amérique, la passion du bien-être matériel n'est pas toujours exclusive, mais elle estgénérale ; si tous ne l'éprouvent point de la même manière, tous la ressentent. Le soin desatisfaire les moindres besoins du corps et de pourvoir aux petites commodités de la vie ypréoccupe universellement les esprits.

Quelque chose de semblable se fait voir de plus en plus en Europe.

Parmi les causes qui produisent ces effets pareils dans les deux mondes, il en estplusieurs qui se rapprochent de mon sujet, et que je dois indiquer.

Quand les richesses sont fixées héréditairement dans les mêmes familles, on voit ungrand nombre d'hommes qui jouissent du bien-être matériel, sans ressentir le goût exclusif dubien-être.

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Ce qui attache le plus vivement le cœur humain, ce n'est point la possession paisible d'unobjet précieux, mais le désir imparfaitement satisfait de le posséder et la crainte incessante dele perdre.

Dans les sociétés aristocratiques, les riches, n'ayant jamais connu un état différent duleur, ne redoutent point d'en changer; à peine s'ils en imaginent un autre. Le bien-êtrematériel n'est donc point pour eux le but de la vie; c'est une manière de vivre. Ils leconsidèrent, en quelque sorte, comme l'existence, et en jouissent sans Y songer.

Le goût naturel et instinctif que tous les hommes ressentent pour le bien-être étant ainsisatisfait sans peine et sans crainte, leur âme se porte ailleurs et s'attache à quelque entrepriseplus difficile et plus grande, qui l'anime et l'entraîne.

C'est ainsi qu'au sein même des jouissances matérielles, les membres d'une aristocratiefont souvent voir un mépris orgueilleux pour ces mêmes jouissances et trouvent des forcessingulières quand il faut enfin s'en priver. Toutes les révolutions qui ont troublé ou détruit lesaristocraties ont montré avec quelle facilité des gens accoutumés au superflu pouvaient sepasser du nécessaire, tandis que des hommes qui sont arrivés laborieusement jusqu'àl'aisance peuvent à peine vivre après l'avoir perdue.

Si, des rangs supérieurs, je passe aux basses classes, je verrai des effets analoguesproduits par des causes différentes.

Chez les nations où l'aristocratie domine la société et la tient immobile, le peuple finit pars'habituer à la pauvreté comme les riches à leur opulence. Les uns ne se préoccupent point dubien-être matériel, parce qu'ils le possèdent sans peine; l'autre n'y pense point, parce qu'ildésespère de l'acquérir et qu'il ne le connaît pas assez pour le désirer.

Dans ces sortes de sociétés l'imagination du pauvre est rejetée vers l'autre monde; lesmisères de la vie réelle la resserrent; mais elle leur échappe et va chercher ses jouissancesau-dehors.

Lorsque, au contraire, tes rangs sont confondus et les privilèges détruits, quand lespatrimoines se divisent et que la lumière et la liberté se répandent, l'envie d'acquérir le bien-être se présente à l'imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l'esprit du riche. Ils'établit une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez dejouissances matérielles pour concevoir le goût de ces jouissances, et pas assez pour s'encontenter. Ils ne se les procurent jamais qu'avec effort et ne s'y livrent qu'en tremblant.

Ils s'attachent donc sans cesse à poursuivre ou à retenir ces jouissances si précieuses, siincomplètes et si fugitives.

Je cherche une passion qui soit naturelle à des hommes que l'obscurité de leur origine oula médiocrité de leur fortune excitent et limitent, et je n'en trouve point de mieux appropriéeque le goût du bien-être. La passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de

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classe moyenne; elle grandit et s'étend avec cette classe; elle devient prépondérante avec elle.C'est de là qu'elle gagne les rangs supérieurs de la société et descend jusqu'au sein du peuple.

Je n'ai pas rencontré, en Amérique, de si pauvre citoyen qui ne jetât un regardd'espérance et d'envie sur les jouissances des riches, et dont l'imagination ne se saisit àl'avance des biens que le sort s'obstinait à lui refuser.

D'un autre côté, je n'ai jamais aperçu chez les riches des États-Unis ce superbe dédainpour le bien-être matériel qui se montre quelquefois jusque dans le sein des aristocraties lesplus opulentes et les plus dissolues.

La plupart de ces riches ont été pauvres; ils ont senti l'aiguillon du besoin; ils ontlongtemps combattu une fortune ennemie, et, maintenant que la victoire est remportée, lespassions qui ont accompagné la lutte lui survivent; ils restent comme enivrés au milieu deces petites jouissances qu'ils ont poursuivies quarante ans.

Ce n'est pas qu'aux États-Unis, comme ailleurs, il ne se rencontre un assez grand nombrede riches qui, tenant leurs biens par héritage, possèdent sans efforts une opulence qu'ils n'ontpoint acquise. Mais ceux-ci mêmes ne se montrent pas moins attachés aux jouissances de lavie matérielle. L'amour du bien-être est devenu le goût national et dominant; le grand courantdes passions humaines porte de ce côté, il entraîne tout dans son cours.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE XI

Des effets particuliers que produitl'amour des jouissances matériellesdans les siècles démocratiques

On pourrait croire, d'après ce qui précède, que l'amour des jouissances matérielles doitentraîner sans cesse les Américains vers le désordre des mœurs, troubler les familles etcompromettre enfin le sort de la société même.

Mais il n'en est point ainsi: la passion des jouissances matérielles produit dans le sein desdémocraties d'autres effets que chez les peuples aristocratiques.

Il arrive quelquefois que la lassitude des affaires, l'excès des richesses, la ruine descroyances, la décadence de l'État, détournent peu à peu vers les seules jouissancesmatérielles le cœur d'une aristocratie. D'autres fois, la puissance du prince ou la faiblesse dupeuple, sans ravir aux nobles leur fortune, les forcent à s'écarter du pouvoir, et, leur fermantla voie aux grandes entreprises, les abandonnent à l'inquiétude de leurs désirs; ils retombentalors pesamment sur eux-mêmes, et ils cherchent dans les jouissances du corps l'oubli de leurgrandeur passée.

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Lorsque les membres d'un corps aristocratique se tournent ainsi exclusivement versl'amour des jouissances matérielles, ils rassemblent d'ordinaire de ce seul côté toute l'énergieque leur a donnée la longue habitude du pouvoir.

A de tels hommes la recherche du bien-être ne suffit pas; il leur faut une dépravationsomptueuse et une corruption éclatante, Ils rendent un culte magnifique à la matière et ilssemblent à l'envi vouloir exceller dans l'art de s'abrutir.

Plus une aristocratie aura été forte, glorieuse et libre plus alors elle se montrera dépravée,et, quelle qu'ait été la splendeur de ses vertus, j'ose prédire qu'elle sera toujours surpassée parl'éclat de ses vices.

Le goût des jouissances matérielles ne porte point les peuples démocratiques à de pareilsexcès. L'amour du bien-être s'y montre une passion tenace, exclusive, universelle, maiscontenue. Il n'est pas question d'y bâtir de vastes palais, d'y vaincre ou d'y tromper la nature,d'épuiser l'univers, pour mieux assouvir les passions d'un homme; il s'agit d'ajouter quelquestoises à ses champs, de planter un verger, d'agrandir une demeure, de rendre à chaque instantla vie plus aisée et plus commode, de prévenir la gêne et de satisfaire les moindres besoinssans efforts et presque sans frais. Ces objets sont petits mais l'âme s'y attache: elle lesconsidère tous les jours et de fort près; ils finissent par lui cacher le reste du monde, et ilsviennent quelquefois se placer entre elle et Dieu.

Ceci, dira-t-on, ne saurait s'appliquer qu'à ceux d'entre les citoyens dont la fortune estmédiocre; les riches montreront des goûts analogues à ceux qu'ils faisaient voir dans lessiècles d'aristocratie. Je le conteste.

En fait de jouissances matérielles, les plus opulents citoyens d'une démocratie nemontreront pas des goûts fort différents de ceux du peuple, soit que, étant sortis du sein dupeuple, ils les partagent réellement, soit qu'ils croient devoir s'y soumettre. Dans les sociétésdémocratiques, la sensualité du public a pris une certaine allure modérée et tranquille, àlaquelle toutes les âmes sont tenues de se conformer. Il y est aussi difficile d'échapper à larègle commune par ses vices que par ses vertus.

Les riches qui vivent au milieu des nations démocratiques visent donc à la satisfaction deleurs moindres besoins plutôt qu'à des jouissances extraordinaires ; ils contentent unemultitude de petits désirs et ne se livrent à aucune grande passion désordonnée. Ils tombentainsi dans la mollesse plutôt que dans la débauche.

Ce goût particulier que les hommes des siècles démocratiques conçoivent pour lesjouissances matérielles n'est point naturellement opposé à l'ordre; au contraire, il a souventbesoin de l'ordre pour se satisfaire. Il n'est pas non plus ennemi de la régularité des mœurs;car les bonnes mœurs sont utiles à la tranquillité publique et favorisent l'industrie. Souventmême il vient à se combiner avec une sorte de moralité religieuse; on veut être le mieuxpossible en ce monde, sans renoncer aux chances de l'autre.

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Parmi les biens matériels, il en est dont la possession est criminelle; on a soin de s'enabstenir. Il y en a d'autres dont la religion et la morale permettent l'usage; à ceux-là on livresans réserve son cœur, son imagination, sa vie, et l'on perd de vue, en s'efforçant de les saisir,ces biens plus précieux qui font la gloire et la grandeur de l'espèce humaine.

Ce que je reproche à l'égalité, ce n'est pas d'entraîner les hommes à la poursuite desjouissances défendues; c'est de les absorber entièrement dans la recherche des jouissancespermises.

Ainsi, il pourrait bien s'établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui necorromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leursressorts.

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CHAPITRE XII

Pourquoi certains Américainsfont voir un spiritualismesi exalté

Quoique le désir d'acquérir des biens de ce monde soit la passion dominante desAméricains, il y a des moments de relâche où leur âme semble briser tout à coup les liensmatériels qui la retiennent et s'échapper impétueusement vers le ciel.

On rencontre quelquefois dans tous les États de l'Union, mais principalement dans lescontrées à moitié peuplées de l'Ouest, des prédicateurs ambulants qui colportent de place enplace la parole divine.

Des familles entières, vieillards, femmes et enfants, traversent des lieux difficiles etpercent des bois déserts pour venir de très loin les entendre; et, quand elles les ontrencontrées, elles oublient plusieurs jours et plusieurs nuits, en les écoutant, le soin desaffaires et jusqu'aux plus pressants besoins du corps.

On trouve ça et là, au sein de la société américaine, des âmes toutes remplies d'unspiritualisme exalté et presque farouche, qu'on ne rencontre guère en Europe. Il s'y élève de

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temps à autre des sectes bizarres qui s'efforcent de s'ouvrir des chemins extra-ordinaires versle bonheur éternel. Les folies religieuses y sont fort communes.

Il ne faut pas que ceci nous surprenne.

Ce n'est pas l'homme qui s'est donné à lui-même le goût de l'infini et l'amour de ce quiest immortel. Ces instincts sublimes ne naissent point d'un caprice de sa volonté: ils ont leurfondement immobile dans sa nature; ils existent en dépit de ses efforts. Il peut les gêner et lesdéformer, mais non les détruire.

L'âme a des besoins qu'il faut satisfaire; et, quelque soin que l'on prenne de la distraired'elle-même, elle s'ennuie bientôt, s'inquiète et s'agite au milieu des jouissances des sens.

Si l'esprit de la grande majorité du genre humain se concentrait jamais dans la seulerecherche des biens matériels, on peut s'attendre qu'il se ferait une réaction prodigieuse dansl'âme de quelques hommes. Ceux-là se jetteraient éperdument dans le monde des esprits, depeur de rester embarrassés dans les entraves trop étroites que veut leur imposer le corps.

Il ne faudrait donc pas s'étonner si, au sein d'une société qui ne songerait qu'à la terre, onrencontrait un petit nombre d'individus qui voulussent ne regarder que le ciel. Je seraissurpris si, chez un peuple uniquement préoccupé de son bien-être, le mysticisme ne faisaitpas bientôt des progrès.

On dit que ce sont les persécutions des empereurs et les supplices du cirque qui ontpeuplé les déserts de la Thébaïde; et moi je pense que ce sont bien plutôt les délices de Romeet la philosophie épicurienne de la Grèce.

Si l'état social, les circonstances et les lois ne retenaient pas si étroitement l'espritaméricain dans la recherche du bien-être, il est à croire que, lorsqu'il viendrait à s'occuperdes choses immatérielles, il montrerait plus de réserve et plus d'expérience, et qu'il semodérerait sans peine. Mais il se sent emprisonné dans des limites dont on semble ne pasvouloir le laisser sortir. Dès qu'il dépasse ces limites, il ne sait où se fixer lui-même, et ilcourt souvent, sans s'arrêter, par-delà les bornes du sens commun.

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CHAPITRE XIII

Pourquoi les américainsse montrent si inquietsau milieu de leur bien-être

On rencontre encore quelquefois, dans certains cantons retirés de l'Ancien Monde, depetites populations qui ont été comme oubliées au milieu du tumulte universel et qui sontrestées immobiles quand tout remuait autour d'elles. La plupart de ces peuples sont fortignorants et fort misérables; ils ne se mêlent point aux affaires du gouvernement et souventles gouvernements les oppriment. Cependant, ils montrent d'ordinaire un visage serein, et ilsfont souvent paraître une humeur enjouée.

J'ai vu en Amérique les hommes les plus libres et les plus éclairés, placés dans lacondition la plus heureuse qui soit au monde; il m'a semblé qu'une sorte de nuage couvraithabituellement leurs traits; ils m'ont paru graves et presque tristes jusque dans leurs plaisirs.

La principale raison de ceci est que les premiers ne pensent point aux maux qu'ilsendurent, tandis que les autres songent sans cesse aux biens qu'ils n'ont pas.

C'est une chose étrange de voir avec quelle sorte d'ardeur fébrile les Américains pour-suivent le bien-être, et comme ils se montrent tourmentés sans cesse par une crainte vague den'avoir pas choisi la route la plus courte qui peut y conduire,

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L'habitant des États-Unis s'attache aux biens de ce monde, comme s'il était assuré de nepoint mourir, et il met tant de précipitation à saisir ceux qui passent a sa portée, qu'on diraitqu'il craint à chaque instant de cesser de vivre avant d'en avoir joui. Il les saisit tous, maissans les étreindre, et il les laisse bientôt échapper de ses mains pour courir après desjouissances nouvelles.

Un homme, aux États-Unis, bâtit avec soin une demeure pour y passer ses vieux jours, etil la vend pendant qu'on en pose le faîte; il plante un jardin, et il le loue comme il allait engoûter les fruits; il défriche un champ, et il laisse à d'autres le soin d'en récolter les moissons.Il embrasse une profession, et la quitte. Il se fixe dans un lieu dont il part peu après pour allerporter ailleurs ses changeants désirs. Ses affaires privées lui donnent-elles quelque relâche, ilse plonge aussitôt dans le tourbillon de la politique. Et quand, vers le terme d'une annéeremplie de travaux, il lui reste encore quelques loisirs, il promène çà et là dans les vasteslimites des États-Unis sa curiosité inquiète. Il fera ainsi cinq cents lieues en quelques jours,pour se mieux distraire de son bonheur.

La mort survient enfin et elle l'arrête avant qu'il se soit lassé de cette poursuite inutiled'une félicité complète qui fuit toujours.

On s'étonne d'abord en contemplant cette agitation singulière que font paraître tantd'hommes heureux, au sein même de leur abondance. Ce spectacle est pourtant aussi vieuxque le monde; ce qui est nouveau, c'est de voir tout un peuple qui le donne.

Le goût des jouissances matérielles doit être considéré comme la source première decette inquiétude secrète qui se révèle dans les actions des Américains, et de cette inconstancedont ils donnent journellement l'exemple.

Celui qui a renfermé son cœur dans la seule recherche des biens de ce monde est toujourspressé, car il n'a qu'un temps limité pour les trouver, s'en emparer et en jouir. Le souvenir dela brièveté de la vie l'aiguillonne sans cesse. Indépendamment des biens qu'il possède, il enimagine à chaque instant mille autres que la mort l'empêchera de goûter, s'il ne se hâte, Cettepensée le remplit de troubles, de craintes et de regrets, et maintient son âme dans une sortede trépidation incessante qui le porte à changer à tout moment de desseins et de lieu.

Si au goût du bien-être matériel vient se joindre un état social dans lequel la loi ni lacoutume ne retiennent plus personne à sa place, ceci est une grande excitation de plus pourcette inquiétude d'esprit: on verra alors les hommes changer continuellement de route, depeur de manquer le plus court chemin qui doit les conduire au bonheur.

Il est d'ailleurs facile de concevoir que, si les hommes qui recherchent avec passion lesjouissances matérielles désirent vivement, ils doivent se rebuter aisément; l'objet final étantde jouir, il faut que le moyen d'y arriver soit prompt et facile, sans quoi la peine d'acquérir lajouissance surpasserait la jouissance. La plupart des âmes y sont donc à la fois ardentes et

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molles, violentes et énervées. Souvent la mort y est moins redoutée que la continuité desefforts vers le même but.

L'égalité conduit par un chemin plus direct encore à plusieurs des effets que je viens dedécrire.

Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes lesprofessions sont ouvertes à tous, et qu'on peut parvenir de soi-même au sommet de chacuned'elles, une carrière immense et aisée semble s'ouvrir devant l'ambition des hommes, et ils sefigurent volontiers qu'ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c'est là une vue erronéeque l'expérience corrige tous les jours. Cette même égalité qui permet à chaque citoyen deconcevoir de vastes espérances rend tous les citoyens individuellement faibles. Elle limite detous côtés leurs forces, en même temps qu'elle permet à leurs désirs de s'étendre.

Non seulement ils sont impuissants par eux-mêmes, mais ils trouvent à chaque pasd'immenses obstacles qu'ils n'avaient point aperçus d'abord.

Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables; ils rencontrentla concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place. Lorsque les hommessont à peu près semblables et suivent une même route, il est bien difficile qu'aucun d'entreeux marche vite et perce à travers la foule uniforme qui l'environne et le presse.

Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait naître l'égalité et lesmoyens qu'elle fournit pour les satisfaire tourmente et fatigue les âmes.

On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasseentièrement. Ils jouissent alors de leur indépendance sans inquiétude et sans ardeur. Mais leshommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise.

Un peuple a beau faire des efforts, il ne parviendra pas rendre les conditions parfaitementégales dans son sein et s'il avait le malheur d'arriver à ce nivellement absolu et complet, ilresterait encore l'inégalité des intelligences, qui, venant directement de Dieu, échapperatoujours aux lois.

Quelque démocratique que soit l'état social et la constitution politique d'un peuple, onpeut donc compter que chacun de ses citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs pointsqui le dominent, et l'on peut prévoir qu'il tournera obstinément ses regards de ce seul côté.Quand l'inégalité est la loi commune d'une société, les plus fortes inégalités ne frappent pointl'œil; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C'est pour cela que ledésir de l'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande.

Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité; ilsne sauraient atteindre celle qu'ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sansjamais se dérober à leurs regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ilscroient qu'ils vont la saisir, et elle échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils la voient d'assez

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près pour connaître ses charmes, ils ne l'approchent pas assez pour en jouir, et ils meurentavant d'avoir savouré pleinement ses douceurs.

C'est à ces causes qu'il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants descontrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la viequi viennent quelquefois les saisir au milieu d'une existence aisée et tranquille.

On se plaint en France que le nombre des suicides s’accroît; en Amérique le suicide estrare, mais on assure que la démence est plus commune que partout ailleurs.

Ce sont là des symptômes différents du même mal.

Les Américains ne se tuent point quelque agités qu'ils soient, parce que la religion leurdéfend de le faire, et que chez eux le matérialisme n'existe pour ainsi dire pas, quoique lapassion du bien-être matériel soit générale.

Leur volonté résiste, mais souvent leur raison fléchit.

Dans les temps démocratiques les jouissances sont plus vives que dans les sièclesd'aristocratie, et surtout le nombre de ceux qui les goûtent est infiniment plus grand; mais,d'une autre part, il faut reconnaître que les espérances et les désirs y sont plus souvent déçus,les âmes plus émues et plus inquiètes, et les soucis plus cuisants.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE XIV

Comment le goût des jouissancesmatérielles s'unit, chez les américains,à l'amour de la libertéet au soin des affaires publiques

Lorsqu'un État démocratique tourne à la monarchie absolue, l'activité qui se portaitprécédemment sur les affaires publiques et sur les affaires privées venant tout à coup à seconcentrer sur ces dernières, il en résulte, pendant quelque temps, une grande prospéritématérielle; mais bientôt le mouvement se ralentit et le développement de la productions'arrête.

Je ne sais si l'on peut citer un seul peuple manufacturier et commerçant, depuis lesTyriens jusqu'aux Florentins et aux Anglais, qui n'ait été un peuple libre. Il y a donc un lienétroit et un rapport nécessaire entre ces deux choses : liberté et industrie.

Cela est généralement vrai de toutes les nations, mais spécialement des nationsdémocratiques.

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J'ai fait voir plus haut comment les hommes qui vivent dans les siècles d'égalité avaientun continuel besoin de l'association pour se procurer presque tous les biens qu'ils convoitent,et, d'une autre part, j'ai montré comment la grande liberté politique perfectionnait etvulgarisait dans leur sein l'art de s'associer. La liberté, dans ces siècles, est doncparticulièrement utile à la production des richesses. On peut voir, au contraire, que ledespotisme lui est particulièrement ennemi.

Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n'est ni cruel ni sauvage,mais il est minutieux et tracassier. Un despotisme de cette espèce, bien qu'il ne foule pointaux pieds l'humanité, est directement OPPOSÉ au génie du commerce et aux instincts del'industrie.

Ainsi, les hommes des temps démocratiques ont besoin d'être libres, afin de se procurerplus aisément les jouissances matérielles après lesquelles ils soupirent sans cesse.

Il arrive cependant, quelquefois, que le goût excessif qu'ils conçoivent pour ces mêmesjouissances les livre au premier maître qui se présente. La passion du bien-être se retournealors contre elle-même et éloigne sans l'apercevoir l'objet de ses convoitises.

Il y a, en effet, un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques.

Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plusrapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où leshommes sont emportés et comme hors d'eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu'ilssont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n'aperçoivent plus le lienétroit qui unit la fortune particulière de chacun d'eux à la prospérité de tous. Il n'est pasbesoin d'arracher à de tels citoyens les droits qu'ils possèdent; ils les laissent volontierséchapper eux-mêmes. L'exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un contretempsfâcheux qui les distrait de leur industrie. S'agit-il de choisir leurs représentants, de prêtermain-forte à l'autorité, de traiter en commun la chose commune, le temps leur manque; ils nesauraient dissiper ce temps si précieux en travaux inutiles. Ce sont là jeux d'oisifs qui neconviennent point à des hommes graves et occupés des intérêts sérieux de la vie. Ces gens-làcroient suivre la doctrine de l'intérêt, mais ils ne s'en font qu'une idée grossière, et, pourmieux veiller à ce qu'ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale qui est de restermaîtres d'eux-mêmes.

Les citoyens qui travaillent ne voulant pas songer à la chose publique, et la classe quiPourrait se charger de ce soin pour remplir ses loisirs n'existant plus, la place dugouvernement est comme vide.

Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s'emparer du pouvoir, il trouve quela voie à toutes les usurpations est ouverte.

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Qu'il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendraaisément quitte du reste. Qu'il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passiondes jouissances matérielles découvrent d'ordinaire comment les agitations de la libertétroublent le bien-être, avant que d'apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, aumoindre bruit des passions publiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leurvie privée, ils s'éveillent et s'inquiètent; pendant longtemps la peur de l'anarchie les tient sanscesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre.

Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien; mais je ne veux pasoublier cependant que c'est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à latyrannie. Il ne s'ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique;mais il ne faut pas qu'elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que lemaintien de l'ordre est déjà esclave au fond du cœur; elle est esclave de son bien-être, etl'homme qui doit l'enchaîner peut paraître.

Le despotisme des factions n'y est pas moins à redouter que celui d'un homme.

Lorsque la masse des citoyens ne veut s'occuper que d'affaires privées, les plus petitspartis ne doivent pas désespérer de devenir maîtres des affaires publiques.

Il n'est pas rare de voir alors sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, unemultitude représentée par quelques hommes. Ceux-ci parlent seuls au nom d'une fouleabsente ou inattentive; seuls ils agissent au milieu de l'immobilité universelle; ils disposent,suivant leur caprice, de toutes choses, ils changent les lois et tyrannisent à leur gré lesmœurs; et l'on s'étonne en voyant le petit nombre de faibles et d'indignes mains danslesquelles peut tomber un grand peuple.

jusqu'à présent, les Américains ont évité avec bonheur tous les écueils que je viensd'indiquer; et en cela ils méritent véritablement qu'on les admire.

Il n'y a peut-être pas de pays sur la terre où l'on rencontre moins d'oisifs qu'en Amérique,et où tous ceux qui travaillent soient plus enflammés à la recherche du bien-être. Mais si lapassion des Américains pour les jouissances matérielles est violente, du moins elle n'estpoint aveugle, et la raison, impuissante à la modérer, la dirige.

Un Américain s'occupe de ses intérêts privés comme s'il était seul dans le monde, et, lemoment d'après, il se livre à la chose publique comme s'il les avait oubliés. Il paraît tantôtanime de la cupidité la plus égoïste, et tantôt du patriotisme le plus vif. Le cœur humain nesaurait se diviser de cette manière. Les habitants des États-Unis témoignent alternativementune passion si forte et si semblable pour leur bien-être et leur liberté, qu'il est à croire que cespassions s'unissent et se confondent dans quelque endroit de leur âme. Les Américainsvoient, en effet, dans leur liberté le meilleur instrument et la plus grande garantie de leurbien-être. Ils aiment ces deux choses une par l'autre. Ils ne pensent donc point que se mêlerdu public ne soit pas leur affaire; ils croient, au contraire, que leur principale affaire est de

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s'assurer par eux-mêmes un gouvernement qui leur permette d'acquérir les biens qu'ilsdésirent, et qui ne leur défende pas de goûter en paix ceux qu'ils ont acquis.

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CHAPITRE XV

Comment les croyances religieusesdétournent de temps en tempsl'âme des américainsvers les jouissances immatérielles

Aux États-Unis, quand arrive le septième jour de chaque semaine, la vie commerciale etindustrielle de la nation semble suspendue; tous les bruits cessent. Un profond repos, ouplutôt une sorte de recueillement solennel lui succède; l'âme rentre enfin en possessiond'elle-même, et se contemple.

Durant ce jour, les lieux consacrés au commerce sont déserts; chaque citoyen, entouré deses enfants, se rend dans un temple; là on lui tient d'étranges discours qui semblent peu faitspour son oreille. On l'entretient des maux innombrables causés par l'orgueil et la convoitise.On lui parle de la nécessité de régler ses désirs, des jouissances délicates attachées à la seulevertu, et du vrai bonheur qui l'accompagne.

Rentré dans sa demeure, on ne le voit point courir aux registres de son négoce. Il ouvre lelivre des Saintes Écritures; il y trouve des peintures sublimes ou touchantes de la grandeur et

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de la bonté du Créateur, de la magnificence infinie des oeuvres de Dieu, de la haute destinéeréservée aux hommes, de leurs devoirs et de leurs droits à l'immortalité.

C'est ainsi que, de temps en temps, l'Américain se dérobe en quelque sorte à lui-même, etque, s'arrachant pour un moment aux petites passions qui agitent sa vie et aux intérêtspassagers qui la remplissent, il pénètre tout à coup dans un monde idéal où tout est grand,pur, éternel.

J'ai recherché dans un autre endroit de cet ouvrage les causes auxquelles il fallaitattribuer le maintien des institutions politiques des Américains, et la religion m'a paru l'unedes principales. Aujourd'hui que je m'occupe des individus, je la retrouve et j'aperçois qu'ellen'est pas moins utile à chaque citoyen qu'à tout l'État.

Les Américains montrent, Par leur pratique, qu'ils sentent toute la nécessité de moraliserla démocratie par la religion. Ce qu'ils pensent à cet égard sur eux-mêmes est une vérité donttoute nation démocratique doit être pénétrée.

Je ne doute point que la constitution sociale et politique d'un peuple ne le dispose àcertaines croyances et à certains goûts dans lesquels il abonde ensuite sans peine; tandis queces mêmes causes l'écartent de certaines opinions et de certains penchants, sans qu'il ytravaille de lui-même, et pour ainsi dire sans qu'il s'en doute.

Tout l'art du législateur consiste à bien discerner d'avance ces pentes naturelles dessociétés humaines, afin de savoir où il faut aider l'effort des citoyens, et où il serait plutôtnécessaire de le ralentir. Car ces obligations diffèrent suivant les temps. Il n'y a d'immobileque le but vers lequel doit toujours tendre le genre humain; les moyens de l'y faire arrivervarient sans cesse.

Si j'étais né dans un siècle aristocratique, au milieu d'une nation où la richesse héréditairedes uns et la pauvreté irrémédiable des autres détournassent également les hommes de l'idéedu mieux et tinssent les âmes comme engourdies dans la contemplation d'un autre monde, jevoudrais qu'il me fût possible de stimuler chez un pareil peuple le sentiment des besoins, jesongerais à découvrir les moyens plus rapides et plus aisés de satisfaire les nouveaux désirsque j'aurais fait naître, et, détournant vers les études physiques les plus grands efforts del'esprit humain, je tâcherais de l'exciter à la recherche du bien-être.

S'il arrivait que quelques hommes s'enflammassent inconsidérément à la poursuite de larichesse et fissent voir un amour excessif pour les jouissances matérielles, je ne m'enalarmerais point; ces traits particuliers disparaîtraient bientôt dans la physionomie commune.

Les législateurs des démocraties ont d'autres soins.

Donnez aux peuples démocratiques des lumières et de la liberté, et laissez-les faire. Ilsarriveront sans peine a retirer de ce monde tous les biens qu'il peut offrir; ils perfectionneront

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chacun des arts utiles, et rendront tous les jours la vie plus commode, plus aisée, plus douce;leur état social les pousse naturellement de ce côté. Je ne redoute pas qu'ils s'arrêtent.

Mais tandis que l'homme se complaît dans cette recherche honnête et légitime du bien-être, il est à craindre qu'il ne perde enfin l'usage de ses plus sublimes facultés, et qu'envoulant tout améliorer autour de lui, il ne se dégrade enfin lui-même. C'est là qu'est le péril,et non point ailleurs.

Il faut donc que les législateurs des démocraties et tous les hommes honnêtes et éclairésqui y vivent, s'appliquent sans relâche à y soulever les âmes et à les tenir dressées vers leciel. Il est nécessaire que tous ceux qui s'intéressent à l'avenir des sociétés démocratiquess'unissent, et que tous, de concert, fassent de continuels efforts pour répandre dans le sein deces sociétés le goût de l'infini, le sentiment du grand et l'amour des plaisirs immatériels.

Que, s'il se rencontre parmi les opinions d'un peuple démocratique quelques-unes de cesthéories malfaisantes qui tendent à faire croire que tout périt avec le corps, considérez leshommes qui les professent comme les ennemis naturels de ce peuple.

Il y a bien des choses qui me blessent dans les matérialistes. Leurs doctrines meparaissent pernicieuses, et leur orgueil me révolte. Si leur système pouvait être de quelqueutilité à l'homme, il semble que ce serait en lui donnant une modeste idée de lui-même. Maisils ne font point voir qu'il en soit ainsi; et, quand ils croient avoir suffisamment établi qu'ilsne sont que des brutes, ils se montrent aussi fiers que s'ils avaient démontré qu'ils étaient desdieux.

Le matérialisme est chez toutes les nations une maladie dangereuse de l'esprit humain;mais il faut particulièrement le redouter chez un peuple démocratique, parce qu'il se combinemerveilleusement avec le vice de cœur le plus familier à ces peuples.

La démocratie favorise le goût des jouissances matérielles. Ce goût, s'il devient excessif,dispose bientôt les hommes à croire que tout n'est que matière; et le matérialisme, à son tour,achève de les entraîner avec une ardeur insensée vers ces mêmes jouissances. Tel est lecercle fatal dans lequel les nations démocratiques sont poussées. Il est bon qu'elles voient lepéril, et se retiennent.

La plupart des religions ne sont que des moyens généraux, simples et pratiques,d'enseigner aux hommes l'immortalité de l'âme. C'est là le plus grand avantage qu'un peupledémocratique retire des croyances, et ce qui les rend plus nécessaires à un tel peuple qu'àtous les autres.

Lors donc qu'une religion quelconque a jeté de profondes racines au sein d'unedémocratie, gardez-vous de l'ébranler; mais conservez-la plutôt avec soin comme le plusprécieux héritage des siècles aristocratiques; ne cherchez pas à arracher aux hommes leursanciennes opinions religieuses pour en substituer des nouvelles, de peur que, dans le passage

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d'une foi à une autre, l'âme se trouvant un moment vide de croyances, l'amour desjouissances matérielles ne vienne à s'y étendre et à la remplir tout entière.

Assurément, la métempsycose n'est pas plus raisonnable que le matérialisme; Cependant,s'il fallait absolument qu'une démocratie fît un choix entre les deux, je n'hésiterais pas, et jejugerais que ses citoyens risquent moins de s'abrutir en pensant que leur âme va passer dansle corps d'un porc, qu'en croyant qu'elle n'est rien.

La croyance à un principe immatériel et immortel, uni pour un temps à la matière, est sinécessaire à la grandeur de l'homme, qu'elle produit encore de beaux effets lorsqu'on n'yjoint pas l'opinion des récompenses et des peines, et que l'on se borne à croire qu'après lamort le principe divin renfermé dans l'homme s'absorbe en Dieu ou va animer une autrecréature.

Ceux-là même considèrent le corps comme la portion secondaire et inférieure de notrenature; et ils le méprisent alors même qu'ils subissent son influence; tandis qu'ils ont uneestime naturelle et une admiration secrète pour la partie immatérielle de l'homme, encorequ'ils refusent quelquefois de se soumettre à son empire. C'en est assez pour donner uncertain tour élevé à leurs idées et à leurs goûts, et pour les faire tendre sans intérêt, et commed'eux-mêmes, vers les sentiments purs et les grandes pensées.

Il n'est pas certain que Socrate et son école eussent des opinions bien arrêtées sur ce quidevait arriver a l'homme dans l'autre vie; mais la seule croyance sur laquelle ils étaient fixés,que l'âme n'a rien de commun avec le corps et qu'elle lui survit, a suffi pour donner à laphilosophie platonicienne cette sorte d'élan sublime qui la distingue.

Quand on lit Platon, on aperçoit que dans les temps antérieurs à lui, et de son temps, ilexistait beaucoup d'écrivains qui préconisaient le matérialisme. Ces écrivains ne sont pasparvenus jusqu'à nous ou n'y sont parvenus que fort incomplètement. Il en a été ainsi danspresque tous les siècles: la plupart des grandes réputations littéraires se sont jointes auspiritualisme. L'instinct et le goût du genre humain soutiennent cette doctrine; ils la sauventsouvent en dépit des hommes eux-mêmes et font surnager les noms de ceux qui s'y attachent.Il ne faut donc pas croire que dans aucun temps, et quel que soit l'état politique, la passiondes jouissances matérielles et les opinions qui s'y rattachent pourront suffire à tout un peuple.Le cœur de l'homme est Plus vaste qu'on ne le suppose; il peut renfermer à la fois le goût desbiens de la terre et l'amour de ceux du ciel; quelquefois il semble se livrer éperdument à l'undes deux; mais il n'est jamais longtemps sans songer à l'autre.

S'il est facile de voir que c'est particulièrement dans les temps de démocratie qu'ilimporte de faire régner les opinions spiritualistes, il n'est pas aisé de dire comment ceux quigouvernent les peuples démocratiques doivent faire pour qu'elles y règnent.

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Je ne crois pas à la prospérité non plus qu'à la durée des philosophies officielles, et, quantaux religions d'État, j'ai toujours pensé que si parfois elles pouvaient servir momentanémentles intérêts du pouvoir politique, elles devenaient toujours tôt ou tard fatales à l’Église.

Je ne suis pas non plus du nombre de ceux qui jugent que pour relever la religion auxyeux des peuples, et mettre en honneur le spiritualisme qu'elle professe, il est bon d'accorderindirectement à ses ministres une influence politique que leur refuse la loi.

Je me sens si pénétré des dangers presque inévitables que courent les croyances quandleurs interprètes se mêlent des affaires publiques, et je suis si convaincu qu'il faut à tout prixmaintenir le christianisme dans le sein des démocraties nouvelles, que j'aimerais mieuxenchaîner les prêtres dans le sanctuaire que de les en laisser sortir.

Quels moyens reste-t-il donc à l'autorité pour ramener les hommes vers les opinionsspiritualistes ou pour les retenir dans la religion qui les suggère?

Ce que je vais dire va bien me nuire aux yeux des politiques. Je crois que le seul moyenefficace dont les gouvernements puissent se servir pour mettre en honneur le dogme del'immortalité de l'âme, c'est d'agir chaque jour comme s'ils y croyaient eux-mêmes; et jepense que ce n'est qu'en se conformant scrupuleusement à la morale religieuse dans lesgrandes affaires, qu'ils peuvent se flatter d'apprendre aux citoyens à la connaître, à l'aimer età la respecter dans les petites.

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CHAPITRE XVI

Comment l'amour excessifdu bien-être peut nuireau bien-être

Il y a plus de liaison qu'on ne pense entre le perfectionnement de l'âme et l'améliorationdes biens du corps; l'homme peut laisser ces deux choses distinctes et envisageralternativement chacune d'elles; mais il ne saurait les séparer entièrement sans les perdreenfin de vue l'une et l'autre.

Les bêtes ont les mêmes sens que nous et à peu près les mêmes convoitises: il n'y a pasde passions matérielles qui ne nous soient communes avec elles et dont le germe ne se trouvedans un chien aussi bien qu'en nous-mêmes.

D'où vient donc que les animaux ne savent pourvoir qu'à leurs premiers et à leurs plusgrossiers besoins, tandis que nous varions à l'infini nos jouissances et les accroissons sanscesse?

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Ce qui nous rend supérieurs en ceci aux bêtes, c'est que nous employons notre âme àtrouver les biens matériels vers lesquels l'instinct seul les conduit. Chez l'homme, l'angeenseigne à la brute l'art de se satisfaire. C'est parce que l'homme est capable de s'élever au-dessus des biens du corps et de mépriser jusqu'à la vie, ce dont les bêtes n'ont pas mêmel'idée, qu'il sait multiplier ces mêmes biens à un degré qu'elles ne sauraient non plusconcevoir.

Tout ce qui élève, grandit, étend l'âme, la rend plus capable de réussir à celle même deses entreprises où il ne s'agit point d'elle.

Tout ce qui l'énerve, au contraire, ou l'abaisse, l'affaiblit pour toutes choses, lesprincipales comme les moindres, et menace de la rendre presque aussi impuissante pour lesunes que pour les autres. Ainsi, il faut que l'âme reste grande et forte, ne fût-ce que pourpouvoir, de temps à autre, mettre sa force et sa grandeur au service du corps.

Si les hommes parvenaient jamais a se contenter des biens matériels, il est à croire qu'ilsperdraient peu à peu l'art de les produire, et qu'ils finiraient par en jouir sans discernement etsans progrès, comme les brutes.

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CHAPITRE XVII

Comment dans les temps d'égalitéet de doute il importe de reculerl'objet des actions humaines

Dans les siècles de foi, on place le but final de la vie après la vie.

Les hommes de ces temps-là s'accoutument donc naturellement, et pour ainsi dire sans levouloir, à considérer pendant une longue suite d'années un objet immobile vers lequel ilsmarchent sans cesse, et ils apprennent, par des progrès insensibles, à réprimer mille petitsdésirs passagers, pour mieux arriver à satisfaire ce grand et permanent désir qui lestourmente. Lorsque les mêmes hommes veulent s'occuper des choses de la terre, ceshabitudes se retrouvent. Ils fixent volontiers à leurs actions d'ici-bas un but général et certain,vers lequel tous leurs efforts se dirigent. On ne les voit point se livrer chaque jour à destentatives nouvelles; mais ils ont des desseins arrêtés qu'ils ne se lassent point de poursuivre.

Ceci explique pourquoi les peuples religieux ont souvent accompli des choses sidurables. Il se trouvait qu'en s'occupant de l'autre monde, ils avaient rencontré le grand secretde réussir dans celui-ci.

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Les religions donnent l'habitude générale de se comporter en vue de l'avenir. En cecielles ne sont pas moins utiles au bonheur de cette vie qu'à la félicité de l'autre. C'est un deleurs plus grands côtés politiques.

Mais, à mesure que les lumières de la foi s'obscurcissent, la vue des hommes se resserre,et l'on dirait que chaque jour l'objet des actions humaines leur paraît plus proche.

Quand ils se sont une fois accoutumés à ne plus s'occuper de ce qui doit arriver après leurvie, on les voit retomber aisément dans cette indifférence complète et brutale de l'avenir quin'est que trop conforme à certains instincts de l'espèce humaine. Aussitôt qu'ils ont perdul'usage de placer leurs principales espérances à long terme, ils sont naturellement portés àvouloir réaliser sans retard leurs moindres désirs, et il semble que du moment où ilsdésespèrent de vivre une éternité, ils sont disposés à agir comme s'ils ne devaient existerqu'un seul jour.

Dans les siècles d'incrédulité, il est donc toujours à craindre que les hommes ne se livrentsans cesse au hasard journalier de leurs désirs et que, renonçant entièrement à obtenir ce quine peut s'acquérir sans de longs efforts, ils ne fondent rien de grand, de paisible et dedurable.

S'il arrive que, chez un peuple ainsi disposé, l'état social devienne démocratique, ledanger que je signale s'en augmente.

Quand chacun cherche sans cesse à changer de place, qu'une immense concurrence estouverte à tous, que les richesses s'accumulent et se dissipent en peu d'instants au milieu dutumulte de la démocratie, l'idée d'une fortune subite et facile, de grands biens aisémentacquis et perdus, l'image du hasard, sous toutes ses formes, se présente à l'esprit humain.L'instabilité de l'état social vient favoriser l'instabilité naturelle des désirs. Au milieu de cesfluctuations perpétuelles du sort, le présent grandit; il cache l'avenir qui s'efface et leshommes ne veulent songer qu'au lendemain.

Dans ces pays où, par un concours malheureux, l'irréligion et la démocratie serencontrent, les philosophes et les gouvernants doivent s'attacher sans cesse à reculer auxyeux des hommes l'objet des actions humaines; c'est leur grande affaire.

Il faut que, se renfermant dans l'esprit de son siècle et de son pays, le moraliste apprenneà s'y défendre. Que chaque jour il s'efforce de montrer à ses contemporains comment, aumilieu même du mouvement perpétuel qui les environne, il est plus facile qu'ils ne lesupposent de concevoir et d'exécuter de longues entreprises. Qu'il leur fasse voir que, bienque l'humanité ait changé de face, les méthodes à l'aide desquelles les hommes peuvent seprocurer la prospérité de ce monde sont restées les mêmes, et que, chez les peuplesdémocratiques, comme ailleurs, ce n'est qu'en résistant à mille petites passions particulièresde tous les jours, qu'on peut arriver à satisfaire la passion générale du bonheur, quitourmente.

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La tâche des gouvernants n'est pas moins tracée.

Dans tous les temps il importe que ceux qui dirigent les nations se conduisent en vue del'avenir. Mais cela est plus nécessaire encore dans les siècles démocratiques et incrédules quedans tous les autres. En agissant ainsi, les chefs des démocraties font non seulementprospérer les affaires publiques, mais ils apprennent encore, par leur exemple, auxparticuliers, l'art de conduire les affaires privées.

Il faut surtout qu'ils s'efforcent de bannir, autant que possible, le hasard du mondepolitique.

L'élévation subite et imméritée d'un courtisan ne produit qu'une impression passagèredans un pays aristocratique, parce que l'ensemble des institutions et des croyances forcehabituellement les hommes à marcher lentement dans des voies dont ils ne peuvent sortir.

Mais il n'y a rien de plus pernicieux que de pareils exemples offerts aux regards d'unpeuple démocratique. Ils achèvent de précipiter son cœur sur une pente où tout l'entraîne.C'est donc principalement dans les temps de scepticisme et d'égalité qu'on doit éviter avecsoin que la faveur du peuple, ou celle du prince, dont le hasard vous favorise ou vous prive,ne tienne lieu de la science et des services. Il est à souhaiter que chaque progrès y paraisse lefruit d'un effort, de telle sorte qu'il n'y ait pas de grandeurs trop faciles, et que l'ambition soitforcée de fixer longtemps ses regards vers le but avant de l'atteindre.

Il faut que les gouvernements s'appliquent à redonner aux hommes ce goût de l'avenir,qui n'est plus inspiré par la religion et l'état social, et que, sans le dire, ils enseignent chaquejour pratiquement aux citoyens que la richesse, la renommée, le pouvoir, sont les prix dutravail, que les grands succès se trouvent placés au bout des longs désirs, et qu'on n'obtientrien de durable que ce qui s'acquiert avec peine.

Quand les hommes se sont accoutumés à prévoir de très loin ce qui doit leur arriver ici-bas, et à s'y nourrir d'espérances, il leur devient malaisé d'arrêter toujours leur esprit auxbornes précises de la vie, et ils sont bien prêts d'en franchir les limites, pour jeter leursregards au-delà.

Je ne doute donc point qu'en habituant les citoyens à songer à l'avenir dans ce monde, onne les rapprochât peu à peu, et sans qu'ils le sussent eux-mêmes, des croyances religieuses.

Ainsi, le moyen qui permet aux hommes de se passer, jusqu'à un certain point, dereligion, est peut-être, après tout, le seul qui nous reste pour ramener par un long détour legenre humain vers la foi.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE XVIII

Pourquoi chez les Américains,toutes les professions honnêtessont réputées honorables

Chez les peuples démocratiques, où il n'y a point de richesses héréditaires, chacuntravaille pour vivre, ou a travaillé, ou est né de gens qui ont travaillé. L'idée du travail,comme condition nécessaire, naturelle et honnête de l'humanité, s'offre donc de tout côté àl'esprit humain.

Non seulement le travail n'est point en déshonneur chez ces peuples, mais il est enhonneur; le préjugé n'est pas contre lui, il est pour lui. Aux États-Unis, un homme riche croitdevoir à l'opinion publique de consacrer ses loisirs à quelque opération d'industrie, decommerce ou à quelques devoirs publics. Il s'estimerait mal famé s'il n'employait sa vie qu'àvivre. C'est pour se soustraire à cette obligation du travail que tant de riches Américainsviennent en Europe: là, ils trouvent des débris de sociétés aristocratiques parmi lesquellesl'oisiveté est encore honorée.

L'égalité ne réhabilite pas seulement l'idée du travail, elle relève l'idée du travailprocurant un lucre.

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Dans les aristocraties, ce n'est pas précisément le travail qu'on méprise, c'est le travail envue d'un profit. Le travail est glorieux quand c'est l'ambition ou la seule vertu qui le faitentreprendre. Sous l'aristocratie, cependant, il arrive sans cesse que celui qui travaille pourl'honneur n'est pas insensible à l'appât du gain. Mais ces deux désirs ne se rencontrent qu'auplus profond de son âme. Il a bien soin de dérober à tous les regards la place où ils s'unissent.Il se la cache volontiers à lui-même. Dans les pays aristocratiques, il n'y a guère defonctionnaires publics qui ne prétendent servir sans intérêt l'État. Leur salaire est un détailauquel quelquefois ils pensent peu, et auquel ils affectent toujours de ne point penser.

Ainsi, l'idée du gain reste distincte de celle du travail. Elles ont beau être jointes au fait,le passé les sépare.

Dans les sociétés démocratiques, ces deux idées sont, au contraire, toujours visiblementunies. Comme le désir de bien-être est universel, que les fortunes sont médiocres etpassagères, que chacun a besoin d'accroître ses ressources ou d'en préparer de nouvelles à sesenfants, tous voient bien clairement que c'est le gain qui est, sinon en tout, du moins enpartie, ce qui les porte au travail. Ceux mêmes qui agissent principalement en vue de lagloire s'apprivoisent forcément avec cette pensée qu'ils n'agissent pas uniquement par cettevue, et ils découvrent, quoi qu'ils en aient, que le désir de vivre se mêle chez eux au désird'illustrer leur vie.

Du moment où, d'une part, le travail semble à tous les citoyens une nécessité honorablede la condition humaine, et où, de l'autre, le travail est toujours visiblement fait, en tout ou enpartie, par la considération du salaire, l'immense espace qui séparait les différentesprofessions dans les sociétés aristocratiques disparaît. Si elles ne sont pas toutes pareilles,elles ont du moins un trait semblable.

Il n'y a pas de profession où l'on ne travaille pas pour de l'argent. Le salaire, qui estcommun à toutes, donne à toutes un air de famille.

Ceci sert à expliquer les opinions que les Américains entretiennent relativement auxdiverses professions.

Les serviteurs américains ne se croient pas dégradés parce qu'ils travaillent; car autourd'eux tout le monde travaille. Ils ne se sentent pas abaissés par l'idée qu'ils reçoivent unsalaire; car le président des États-Unis travaille aussi pour un salaire. On le paye pourcommander, aussi bien qu'eux pour servir.

Aux États-Unis, les professions sont plus ou moins pénibles, plus ou moins lucratives,mais elles ne sont jamais ni hautes ni basses. Toute profession honnête est honorable.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE XIX

Ce qui fait pencher presquetous les Américainsvers les professions industrielles

Je ne sais si de tous les arts utiles l'agriculture n'est pas celui qui se perfectionne le moinsvite chez les nations démocratiques. Souvent même on dirait qu'il est stationnaire, parce queplusieurs autres semblent courir.

Au contraire, presque tous les goûts et les habitudes qui naissent de l'égalité conduisentnaturellement les hommes vers le commerce et l'industrie.

Je me figure un homme actif, éclairé, libre, aisé, plein de désirs. Il est trop pauvre pourpouvoir vivre dans l'oisiveté; il est assez riche pour se sentir au-dessus de la crainteimmédiate du besoin, et il songe à améliorer son sort. Cet homme a conçu le goût desjouissances matérielles; mille autres s'abandonnent à ce goût sous ses yeux; lui-même acommencé à s'y livrer, et il brûle d'accroître les moyens de le satisfaire davantage. Cependantla vie s'écoule, le temps presse. Que va-t-il faire?

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La culture de la terre promet à ses efforts des résultats presque certains, mais lents. On nes'y enrichit que peu à peu et avec peine. L'agriculture ne convient qu'à des riches qui ont déjàun grand superflu, ou à des pauvres qui ne demandent qu'à vivre. Son choix est fait: il vendsoi] champ, quitte sa demeure et va se livrer à quelque profession hasardeuse, mais lucrative.

Or, les sociétés démocratiques abondent en gens de cette espèce; et, à mesure quel'égalité des conditions devient plus grande, leur foule augmente.

La démocratie ne multiplie donc pas seulement le nombre des travailleurs; elle porte leshommes à un travail plutôt qu'à un autre; et, tandis qu'elle les dégoûte de l'agriculture, elleles dirige vers le commerce et l'industrie 1.

Cet esprit se fait voir chez les plus riches citoyens eux-mêmes.

Dans les pays démocratiques, un homme, quelque opulent qu'on le suppose, est presquetoujours mécontent de sa fortune, parce qu'il se trouve moins riche que son père et qu'ilcraint que ses fils ne le soient moins que lui. La plupart des riches des démocraties rêventdonc sans cesse aux moyens d'acquérir des richesses, et ils tournent naturellement les yeuxvers le commerce et l'industrie, qui leur paraissent les moyens les plus prompts et les pluspuissants de se les procurer. Ils partagent sur ce point les instincts du pauvre sans avoir sesbesoins, ou plutôt ils sont poussés par le plus impérieux de tous les besoins: celui de ne pasdéchoir.

Dans les aristocraties, les riches sont en même temps les gouvernants. L'attention qu'ilsdonnent sans cesse à de grandes affaires publiques les détourne des petits soins quedemandent le commerce et l'industrie. Si la volonté de quelqu'un d'entre eux se dirigenéanmoins par hasard vers le négoce, la volonté du corps vient aussitôt lui barrer la route; caron a beau se soulever contre l'empire du -nombre, on n'échappe jamais complètement à sonjoug, et, au sein même des corps aristocratiques qui refusent le plus opiniâtrement dereconnaître les droits de la majorité nationale, il se forme une majorité particulière quigouverne 2.

Dans les pays démocratiques, où l'argent ne conduit pas au pouvoir celui qui le possède,mais souvent l'en écarte, les riches ne savent que faire de leurs loisirs. L'inquiétude et lagrandeur de leurs désirs, l'étendue de leurs ressources, le goût de l'extraordinaire, que 1 On a remarqué plusieurs fois que les industriels et les commerçants étaient possédés du goût immodéré des

jouissances matérielles, et on a accusé de cela le commerce et l'industrie; je crois qu'ici on a pris l'effetpour la cause. Ce n'est pas le commerce et l'industrie qui suggèrent le goût des jouissances matérielles auxhommes, mais plutôt ce goût qui porte les hommes vers les carrières industrielles et commerçantes, où ilsespèrent se satisfaire plus complètement et plus vite. Si le commerce et l'industrie font augmenter le désirdu bien-être, cela vient de ce que toute passion se fortifie à mesure qu'on s'en occupe davantage, et s'accroîtpar tous les efforts qu'on tente pour l'assouvir. Toutes les causes qui font prédominer dans le cœur humainl'amour des biens de ce monde, développent l'industrie et le commerce. L'égalité est une de ces causes. Ellefavorise le commerce, non pas directement en donnant aux hommes le goût du négoce, mais indirectementen fortifiant et généralisant dans leurs âmes l'amour du bien-être.

2 Voir la note à la fin du volume.

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ressentent presque toujours ceux qui s'élèvent, de quelque manière que ce soit, au-dessus dela foule, les pressent d'agir. La seule route du commerce leur est ouverte. Dans lesdémocraties, il n'y a rien de plus grand ni de plus brillant que le commerce; c'est lui qui attireles regards du public et remplit l'imagination de la foule; vers lui toutes les passionsénergiques se dirigent. Rien ne saurait empêcher les riches de s'y livrer, ni leurs proprespréjugés, ni ceux d'aucun autre. Les riches des démocraties ne forment jamais Un corps quiait ses mœurs et sa police; les idées particulières de leur classe ne les arrêtent pas, et les idéesgénérales de leur pays les poussent. Les grandes fortunes qu'on voit au sein d'un peupledémocratique ayant, d'ailleurs, presque toujours une origine commerciale, il faut queplusieurs générations se succèdent avant que leurs possesseurs aient entièrement perdu leshabitudes du négoce.

Resserrés dans l'étroit espace que la politique leur laisse, les riches des démocraties sejettent donc de toutes parts dans le commerce; là ils peuvent s'étendre et user de leursavantages naturels; et c'est, en quelque sorte, à l'audace même et à la grandeur de leursentreprises industrielles qu'on doit juger le peu de cas qu'ils auraient fait de l'industrie, s'ilsétaient nés au sein d'une aristocratie.

Une même remarque est de plus applicable à tous les hommes des démocraties, qu'ilssoient pauvres ou riches.

Ceux qui vivent au milieu de l'instabilité démocratique ont sans cesse sous les yeuxl'image du hasard et ils finissent par aimer toutes les entreprises où le hasard joue un rôle.

Ils sont donc tous portés vers le commerce, non seulement à cause du gain qu'il leurpromet, mais par l'amour des émotions qu'il leur donne.

Les États-Unis d'Amérique ne sont sortis que depuis un demi-siècle de la dépendancecoloniale dans laquelle les tenait l'Angleterre; le nombre des grandes fortunes y est fort petit,et les capitaux encore rares. Il n'est pas cependant de peuple sur la terre qui ait fait desprogrès aussi rapides que les Américains dans le commerce et l'industrie. Ils formentaujourd'hui la seconde nation maritime du monde; et, bien que leurs manufactures aient àlutter contre des obstacles naturels presque insurmontables, elles ne laissent pas de prendrechaque jour de nouveaux développements.

Aux États-Unis, les plus grandes entreprises industrielles s'exécutent sans peine, parceque la population tout entière se mêle d'industrie, et que le plus pauvre aussi bien que le plusopulent citoyen unissent volontiers en ceci leurs efforts. On est donc étonné chaque jour devoir les travaux immenses qu'exécute sans peine une nation qui ne renferme pour ainsi direpoint de riches. Les Américains ne sont arrivés que d'hier sur le sol qu'ils habitent, et ils y ontdéjà bouleversé tout l'ordre de la nature à leur profit. Ils ont uni l'Hudson au Mississipi et faitcommuniquer l'océan Atlantique avec le golfe du Mexique, à travers plus de cinq cents lieuesde continent qui séparent ces deux mers. Les plus longs chemins de fer qui aient été faitsjusqu'à nos jours sont en Amérique.

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Mais ce qui me frappe le plus aux États-Unis, ce n'est pas la grandeur extraordinaire dequelques entreprises industrielles, c'est la multitude innombrable des petites entreprises.

Presque tous les agriculteurs des États-Unis ont joint quelque commerce à l'agriculture;la plupart ont fait de l'agriculture un commerce.

Il est rare qu'un cultivateur américain se fixe pour toujours sur le sol qu'il occupe. Dansles nouvelles provinces de l'Ouest principalement, on défriche un champ pour le revendre etnon pour le récolter; on bâtit une ferme dans la prévision que, l'état du pays venant bien tôt àchanger par suite de l'accroissement de ses habitants, on pourra en obtenir un bon prix.

Tous les ans un essaim d'habitants du Nord descend vers le Midi et vient s'établir dans lescontrées où croissent le coton et la canne à sucre. Ces hommes cultivent la terre dans le butde lui faire produire en peu d'années de quoi les enrichir, et ils entrevoient déjà le moment oùils pourront retourner dans leur patrie jouir de l'aisance ainsi acquise. Les Américainstransportent donc dans l'agriculture l'esprit du négoce, et leurs passions industrielles semontrent là comme ailleurs.

Les Américains font d'immenses progrès en industrie parce qu'ils s'occupent tous à la foisd'industrie; et pour cette même cause ils sont sujets à des crises industrielles très inattendueset très formidables.

Comme ils font tous du commerce, le commerce est soumis chez eux à des influencestellement nombreuses et si compliquées, qu'il est impossible de prévoir à l'avance lesembarras qui peuvent naître. Comme chacun d'eux se mêle plus ou moins d'industrie, aumoindre choc que les affaires y éprouvent, toutes les fortunes particulières trébuchent enmême temps, et l'État chancelle.

Je crois que le retour des crises industrielles est une maladie endémique chez les nationsdémocratiques de nos jours. On peut la rendre moins dangereuse, mais non la guérir, parcequ'elle ne tient pas à un accident, mais au tempérament même de ces peuples.

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De la Démocratie en Amérique IIDeuxième partie

CHAPITRE XX

COMMENT L'ARISTOCRATIEPOURRAIT SORTIRDE L'INDUSTRIE

J'ai montré comment la démocratie favorisait les développements de l'industrie, etmultipliait sans mesure le nombre des industriels; nous allons voir par quel chemin détournél'industrie pourrait bien à son tour ramener les hommes vers l'aristocratie.

On a reconnu que quand un ouvrier ne s'occupait tous les jours que du même détail, onparvenait plus aisément, plus rapidement et avec plus d'économie à la production générale del’œuvre.

On a également reconnu que plus une industrie était entreprise en grand, avec de grandscapitaux, un grand crédit, plus ses produits étaient à bon marché.

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Ces vérités étaient entrevues depuis longtemps, mais on les a démontrées de nos jours.Déjà on les applique à plusieurs industries très importantes, et successivement les moindress'en emparent.

Je ne vois rien dans le monde politique qui doive préoccuper davantage le législateur queces deux nouveaux axiomes de la science industrielle.

Quand un artisan se livre sans cesse et uniquement à la fabrication d'un seul objet, il finitpar s'acquitter de ce travail avec une dextérité singulière. Mais il perd, en même temps, lafaculté générale d'appliquer son esprit à la direction du travail. Il devient chaque jour plushabile et moins industrieux, et l'on peut dire qu'en lui l'homme se dégrade à mesure quel'ouvrier se perfectionne.

Que doit-on attendre d'un homme qui a employé vingt ans de sa vie à faire des têtesd'épingles? et à quoi peut désormais s'appliquer chez lui cette puissante intelligencehumaine, qui a souvent remué le monde, sinon à rechercher le meilleur moyen de faire destètes d'épingles !

Lorsqu'un ouvrier a consumé de cette manière une portion considérable de son existence,sa pensée s'est arrêtée pour jamais près de l'objet journalier de ses labeurs; son corps acontracté certaines habitudes fixes dont il ne lui est plus permis de se départir. Et, un mot, iln'appartient plus à lui-même, mais à la profession qu'il a choisie. C'est en vain que les lois etles mœurs ont pris soin de briser autour de cet homme toutes les barrières et de lui ouvrir detous côtés mille chemins différents vers la fortune; une théorie industrielle plus puissante queles mœurs et les lois l'a attaché à un métier, et souvent à un lieu qu'il ne peut quitter. Elle luia assigné dans la société une certaine place dont il ne peut sortir. Au milieu du mouvementuniversel, elle l'a rendu immobile.

À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète,l'ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. L'art fait des progrès, l'artisanrétrograde. D'un autre côté, à mesure qu'il se découvre plus manifestement que les produitsd'une industrie sont d'autant plus parfaits et d'autant moins chers que la manufacture est plusvaste et le capital plus grand, des hommes très riches et très éclairés se présentent pourexploiter des industries qui, jusque-là, avaient été livrées à des artisans ignorants oumalaisés. La grandeur des efforts nécessaires et l'immensité des résultats à obtenir lesattirent.

Ainsi donc, dans le même temps que la science industrielle abaisse sans cesse la classedes ouvriers, elle élève celle des maîtres.

Tandis que l'ouvrier ramène de plus en plus son intelligence à l'étude d'un seul détail, lemaître promène chaque jour ses regards sur un plus vaste ensemble, et son esprit s'étend enproportion que celui de l'autre se resserre. Bientôt il ne faudra plus au second que la forcephysique sans l'intelligence; le premier a besoin de la science, et presque du génie pour

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réussir. L'un ressemble de plus en plus à l'administrateur d'un vaste empire, et l'autre à unebrute.

Le maître et l'ouvrier n'ont donc ici rien de semblable, et ils diffèrent chaque jourdavantage. Ils ne se tiennent que comme les deux anneaux extrêmes d'une longue chaîne.Chacun occupe une place qui est faite pour lui, et dont il ne sort point. L'un est dans unedépendance continuelle, étroite et nécessaire de l'autre, et semble né pour obéir, commecelui-ci pour commander.

Qu'est-ce ceci, sinon de l'aristocratie ?

Les conditions venant à s'égaliser de plus en plus dans le corps de la nation, le besoin desobjets manufacturés s'y généralise et s'y accroît, et le bon marché qui met ces objets à laportée des fortunes médiocres, devient un plus grand élément de succès.

Il se trouve donc chaque jour que des hommes plus opulents et plus éclairés consacrent àl'industrie leurs richesses et leurs sciences et cherchent, en ouvrant de grands ateliers et endivisant strictement le travail, à satisfaire les nouveaux désirs qui se manifestent de toutesparts.

Ainsi, à mesure que la masse de la nation tourne à la démocratie, la classe particulièrequi s'occupe d'industrie devient plus aristocratique. Les hommes se montrent de plus en plussemblables dans l'une et de plus en plus différents dans l'autre, et l'inégalité augmente dans lapetite société en proportion qu'elle décroît dans la grande.

C'est ainsi que, lorsqu'on remonte à la source, il semble qu'on voie l'aristocratie sortir parun effort naturel du sein même de la démocratie.

Mais cette aristocratie-là ne ressemble point à celles qui l'ont précédée.

On remarquera d'abord que, ne s'appliquant qu'à l'industrie et à quelques-unes desprofessions industrielles seulement, elle est une exception, un monstre, dans l'ensemble del'état social.

Les petites sociétés aristocratiques que forment certaines industries au milieu del'immense démocratie de nos jours renferment, comme les grandes sociétés aristocratiquesdes anciens temps, quelques hommes très opulents et une multitude très misérable.

Ces pauvres ont peu de moyens de sortir de leur condition et de devenir riches, mais lesriches deviennent sans cesse des pauvres, ou quittent le négoce après avoir réalisé leursprofits. Ainsi, les éléments qui forment la classe des pauvres sont à peu près fixes; mais leséléments qui composent la classe des riches ne le sont pas. À vrai dire, quoiqu'il y ait desriches, la classe des riches n'existe point; car ces riches n'ont pas d'esprit ni d'objetscommuns, de traditions ni d'espérances communes. Il y a donc des membres, mais point decorps.

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Non seulement les riches ne sont pas unis solidement entre eux, mais on peut dire qu'iln'y a pas de lien véritable entre le pauvre et le riche.

Ils ne sont pas fixés à perpétuité l'un près de l'autre; à chaque instant l'intérêt lesrapproche et les sépare. L'ouvrier dépend en général des maîtres, mais non de tel maître. Cesdeux hommes se voient à la fabrique et ne se connaissent pas ailleurs, et tandis qu'ils setouchent par un point, ils restent fort éloignés par tous les autres. Le manufacturier nedemande à l'ouvrier que son travail, et l'ouvrier n'attend de lui que le salaire. L'un nes'engage point à protéger, ni l'autre à défendre, et ils ne sont liés d'une manière permanente,ni par l'habitude, ni par le devoir.

L'aristocratie que fonde le négoce ne se fixe presque jamais au milieu de la populationindustrielle qu'elle dirige; son but n'est point de gouverner celle-ci, mais de s'en servir.

Une aristocratie ainsi constituée ne saurait avoir une grande prise sur ceux qu'elleemploie; et, parvint-elle à les saisir un moment, bientôt ils lui échappent. Elle ne sait pasvouloir et ne peut agir.

L'aristocratie territoriale des siècles passés était obligée par la loi, ou se croyait obligéepar les mœurs, de venir au secours de ses serviteurs et de soulager leurs misères. Maisl'aristocratie manufacturière de nos jours, après avoir appauvri et abruti les hommes dont ellese sert, les livre en temps de crise à la charité publique pour les nourrir. Ceci résultenaturellement de ce qui précède. Entre l'ouvrier et le maître, les rapports sont fréquents, maisil n'y a pas d'association véritable.

Je pense qu'à tout prendre, l'aristocratie manufacturière que nous voyons s'élever sousnos yeux est une des plus dures qui aient paru sur la terre; mais elle est en même temps unedes plus restreintes et des moins dangereuses.

Toutefois, c’est de ce côté que les amis de la démocratie doivent sans cesse tourner avecinquiétude leurs regards; car, si jamais l'inégalité permanente des conditions et l'aristocratiepénètrent de nouveau dans le monde, on peut prédire qu'elles y entreront par cette porte.

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De la démocratie en Amérique II (1840)

Troisième et quatrième parties.

Une édition électronique réalisée à partir de la 13e édition parue duvivant d’Alexis de Tocqueville du livre d’Alexis de Tocqueville (1840),Démocratie en Amérique II.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Une édition électronique réalisée avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintoshle 21 février 2002.

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Table des matières

DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE II

(voir le fichier précédent pour les parties I et II du tome II)

Première partie: Influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel auxÉtats-Unis

Chapitre I: De la méthode philosophique des AméricainsChapitre II: De la source principale des croyances chez les peuples démocratiquesChapitre III: Pourquoi les Américains montrent plus d'aptitude et de goût pour les idées

générales que leurs pères les AnglaisChapitre IV: Pourquoi les Américains n'ont jamais été aussi passionnés que les

Français pour les idées générales en matière politique

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Alexis de Tocqueville (1840), De la démocratie en Amérique II (1re et 2e parties) 168

Chapitre V: Comment, aux États-Unis, la religion sait se servir des instinctsdémocratiques

Chapitre VI: Du progrès du catholicisme aux États-UnisChapitre VII: Ce qui fait pencher l'esprit des peuples démocratiques vers le panthéismeChapitre VIII: Comment l'égalité suggère aux Américains l'idée de la perfectibilité

indéfinie de l'hommeChapitre IX: Comment l'exemple des Américains ne prouve point qu'un peuple

démocratique ne saurait avoir de l'aptitude et du goût pour les sciences, lalittérature et les arts

Chapitre X: Pourquoi les Américains s'attachent plutôt à la pratique des sciences qu'àla théorie

Chapitre XI: Dans quel esprit les Américains cultivent les artsChapitre XII: Pourquoi les Américains élèvent en même temps de si petits et de si

grands monumentsChapitre XIII: Physionomie littéraire des siècles démocratiquesChapitre XIV: De l'industrie littéraireChapitre XV: Pourquoi l'étude de la littérature grecque et latine est particulièrement

utile dans les sociétés démocratiquesChapitre XVI: Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaiseChapitre XVII: De quelques sources de poésie chez les nations démocratiquesChapitre XVIII: Pourquoi les écrivains et les orateurs américains sont souvent boursouflésChapitre XIX: Quelques observations sur le théâtre des peuples démocratiquesChapitre XX: De quelques tendances particulières aux historiens dans les siècles

démocratiquesChapitre XXI: De l'éloquence parlementaire aux États-Unis

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Alexis de Tocqueville (1840), De la démocratie en Amérique II (1re et 2e parties) 169

Deuxième partie: Influence de la démocratie sur les sentiments des Américains

Chapitre I: Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent etplus durable pour l'égalité que pour la liberté

Chapitre II: De l'individualisme dans les pays démocratiquesChapitre III: Comment l'individualisme est plus grand au sortir d'une révolution

démocratique qu'à une autre époqueChapitre IV: Comment les Américains combattent l'individualisme par des institutions

libresChapitre V: De l'usage que les Américains font de l'association dans la vie civileChapitre VI: Du rapport des associations et des journauxChapitre VII: Rapports des associations civiles et des associations politiquesChapitre VIII: Comment les Américains combattent l'individualisme par la doctrine de

l'intérêt bien entenduChapitre IX: Comment les Américains appliquent la doctrine de l'intérêt bien entendu

en matière de religionChapitre X: Du goût du bien-être matériel en AmériqueChapitre XI: Des effets particuliers que produit l'amour des jouissances matérielles

dans les siècles démocratiquesChapitre XII: Pourquoi les Américains font voir un spiritualisme si exaltéChapitre XIII: Pourquoi les Américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-

êtreChapitre XIV : Comment le goût des jouissances matérielles s’unit, chez les Américains,

à l'amour de la liberté et au soin des affaires publiquesChapitre XV: Comment les croyances religieuses détournent de temps en temps l'âme

des Américains vers les jouissances immatériellesChapitre XVI: Comment l'amour excessif du bien-être peut nuire au bien-êtreChapitre XVII: Comment dans les temps d'égalité et de doute il importe de reculer l'objet

des actions humainesChapitre XVIII: Pourquoi chez les Américains toutes les professions honnêtes sont

réputées honorablesChapitre XIX: Ce qui fait pencher presque tous les Américains vers les professions

industriellesChapitre XX: Comment l'aristocratie pourrait sortir de l'industrie

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Troisième partie : Influence de la démocratie sur les mœurs proprement dites

Chapitre I: Comment les mœurs s'adoucissent à mesure que les conditions s'égalisent

Chapitre II: Comment la démocratie rend les rapports habituels des Américains plussimples et plus aisés

Chapitre III: Pourquoi les Américains ont si peu de susceptibilité dans leur pays et semontrent si susceptibles dans le nôtre

Chapitre IV: Conséquences des trois chapitres précédents

Chapitre V: Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître

Chapitre VI: Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à élever leprix et à raccourcir la durée des baux

Chapitre VII: Influence de la démocratie sur les salaires

Chapitre VIII: Influence de la démocratie sur la famille

Chapitre IX: Éducation des jeunes filles aux États-Unis

Chapitre X: Comment la jeune fille se retrouve sous les traits de l'épouse

Chapitre XI: Comment l'égalité des conditions contribue à maintenir les bonnes mœursen Amérique

Chapitre XII: Comment les Américains comprennent l'égalité de l'homme et de lafemme

Chapitre XIII: Comment l'égalité divise naturellement les Américains en une multitudede petites sociétés particulières

Chapitre XIV: Quelques réflexions sur les manières américaines

Chapitre XV: De la gravité des Américains et pourquoi elle ne les empêche pas de fairesouvent des choses inconsidérées

Chapitre XVI: Pourquoi la vanité nationale des Américains est plus inquiète et plusquerelleuse que celle des Anglais

Chapitre XVII: Comment l'aspect de la société, aux États-Unis, est tout à la fois agité etmonotone

Chapitre XVIII: De l'honneur aux États-Unis et dans les sociétés démocratiques

Chapitre XIX: Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d'ambitieux et si peu de grandesambitions

Chapitre XX: De l'industrie des places chez certaines nations démocratiques

Chapitre XXI: Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares

Chapitre XXII: Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la paix, et lesarmées démocratiques naturellement la guerre

Chapitre XXIII: Quelle est, dans les armées démocratiques, la classe la plus guerrière et laplus révolutionnaire

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Chapitre XXIV: Ce qui rend les armées démocratiques plus faibles que les autres arméesen entrant en campagne et plus redoutables quand la guerre se prolonge

Chapitre XXV: De la discipline dans les armées démocratiques

Chapitre XXVI: Quelques considérations sur la guerre dans les sociétés démocratiques

Quatrième partie: De l'influence qu'exercent les idées et les sentimentsdémocratiques sur la société politique

Chapitre I: L'égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres

Chapitre II: Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sontnaturellement favorables à la concentration des pouvoirs

Chapitre III: Que les sentiments des peuples démocratiques sont d'accord avec leursidées pour les porter à concentrer le pouvoir

Chapitre IV: De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter unpeuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l'en détournent

Chapitre V: Que parmi les nations européennes de nos jours le pouvoir souverains'accroît, quoique les souverains soient moins stables

Chapitre VI: Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre

Chapitre VII: Suite des chapitres précédents

Chapitre VIII: Vue générale du sujet

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De la Démocratie en Amérique II

Troisième partieINFLUENCE DE LA DÉMOCRATIESUR LES MŒURS PROPREMENT DITES

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE I

Comment les mœurs s'adoucissentà mesure que les conditionss'égalisent

Nous apercevons, depuis plusieurs siècles, que les conditions s'égalisent, et nousdécouvrons en même temps que les mœurs s'adoucissent. Ces deux choses sont-ellesseulement contemporaines, ou existe-t-il entre elles quelque lien secret, de telle sorte quel'une ne puisse avancer sans faire marcher l'autre ?

Il y a plusieurs causes qui peuvent concourir à rendre les mœurs d'un peuple moins rudes;mais, parmi toutes ces causes, la plus puissante me paraît être l'égalité des conditions.L'égalité des conditions et l'adoucissement des mœurs ne sont donc pas seulement à mesyeux des événements contemporains, ce sont encore des faits corrélatifs.

Lorsque les fabulistes veulent nous intéresser aux actions des animaux, ils donnent àceux-ci des idées et des passions humaines. Ainsi font les poètes quand ils parlent des génieset des anges. Il n'y a point de si profondes misères, ni de félicités si pures qui puissent arrêternotre esprit et saisir notre cœur, si on ne nous représente à nous-mêmes sous d'autres traits.

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Ceci s'applique fort bien au sujet qui nous occupe présentement.

Lorsque tous les hommes sont rangés d'une manière irrévocable, suivant leur profession,leurs biens et leur naissance, au sein d'une société aristocratique, les membres de chaqueclasse, se considérant tous comme enfants de la même famille, éprouvent les uns pour lesautres une sympathie continuelle et active qui ne peut jamais se rencontrer au même degréparmi les citoyens d'une démocratie.

Mas il n'en est pas de même des différentes classes vis-à-vis les unes des autres.

Chez un peuple aristocratique, chaque caste a ses opinions, ses sentiments, ses droits, sesmœurs, son existence à part. Ainsi, les hommes qui la composent ne ressemblent point à tousles autres; ils n'ont point la même manière de penser ni de sentir, et c’est à peine s'ils croientfaire partie de la même humanité.

Ils ne sauraient donc bien comprendre ce que les autres éprouvent, ni juger ceux-ci pareux-mêmes.

On les voit quelquefois pourtant se prêter avec ardeur un mutuel secours; mais cela n'estpas contraire à ce qui précède.

Ces mêmes institutions aristocratiques qui avaient rendu si différents les êtres d'unemême espèce, les avaient cependant unis les uns aux autres par un lien politique fort étroit.

Quoique le serf ne s'intéressât pas naturellement au sort des nobles, il ne s'en croyait pasmoins obligé de se dévouer pour celui d'entre eux qui était son chef; et, bien que le noble secrût d'une autre nature que les serfs, il jugeait néanmoins que son devoir et son honneur lecontraignaient à défendre, au péril de sa propre vie, ceux qui vivaient sur ses domaines.

Il est évident que ces obligations mutuelles ne naissaient pas du droit naturel, mais dudroit politique, et que la société obtenait plus que l'humanité seule n'eût pu faire. Ce n'étaitpoint à l'homme qu'on se croyait tenu de prêter appui; c'était au vassal ou au seigneur. Lesinstitutions féodales rendaient très sensible aux maux de certains hommes, non point auxmisères de l'espèce humaine. Elles donnaient de la générosité aux mœurs plutôt que de ladouceur, et, bien qu'elles suggérassent de grands dévouements, elles ne faisaient pas naîtrede véritables sympathies; car il n'y a de sympathies réelles qu'entre gens semblables; et, dansles siècles aristocratiques, on ne voit ses semblables que dans les membres de sa caste.

Lorsque les chroniqueurs du Moyen Âge, qui tous, par leur naissance ou leurs habitudes,appartenaient à l'aristocratie, rapportent la fin tragique d'un noble, ce sont des douleursinfinies; tandis qu'ils racontent tout ne haleine et sans sourciller le massacre et les torturesdes gens du peuple.

Ce n'est point que ces écrivains éprouvassent une haine habituelle ou un méprissystématique pour le peuple. La guerre entre les diverses classes de l'État n'était point encore

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déclarée. Ils obéissaient à un instinct plutôt qu'à une passion; comme ils ne se formaient pasune idée nette des souffrances du pauvre, ils s'intéressaient faiblement à son sort.

Il en était ainsi des hommes du peuple, dès que le lien féodal venait à se briser. Cesmêmes siècles qui ont vu tant de dévouements héroïques de la part des vassaux pour leursseigneurs, ont été témoins de cruautés inouïes exercées de temps en temps par les bassesclasses sur les hautes.

Il ne faut pas croire que cette insensibilité mutuelle tînt seulement au défaut d'ordre et delumières; car on en retrouve la trace dans les siècles suivants, qui, tout en devenant réglés etéclairés, sont encore restés aristocratiques.

En l'année 1675, les basses classes de la Bretagne s'émurent à propos d'une nouvelle taxe.Ces mouvements tumultueux furent réprimes avec une atrocité sans exemple. Voicicomment Mme de Sévigné, témoin de ces horreurs, en rend compte à sa fille:

Aux Rochers, 3 octobre 1675.

« Mon Dieu, ma fille, que votre lettre d'Aix est plaisante ! Au moins relisez vos lettres avant quede les envoyer. Laissez-vous surprendre à leur agrément et consolez-vous, par ce plaisir, de la peineque vous avez d'en tant écrire. Vous avez donc baisé toute la Provence ? Il n'y aurait pas satisfaction àbaiser toute la Bretagne, à moins qu'on n'aimât à sentir le vin. Voulez-vous savoir des nouvelles deRennes ? On a fait une taxe de cent mille écus, et si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatreheures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, etdéfendu de recueillir les habitants sous peine de la vie; de sorte qu'on voyait tous ces misérables,femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sansavoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua le violon qui avait commencé la danse etla pillerie du papier timbré; il a été écartelé, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville.On a pris soixante bourgeois, et on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemplepour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, et de ne point jeter depierres dans leur jardin 1.

« Mme de Tarente était hier dans ses bois par un temps enchanté. Il n'est question ni de chambreni de collation. Elle entre par la barrière et s'en retourne de même... »

Dans une autre lettre elle ajoute:

« Vous me parlez bien plaisamment de nos misères; nous ne sommes plus si roués; un en huitjours, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me parait maintenant un rafraîchissement.J'ai une tout autre idée de la justice, depuis que je suis dans ce pays. Vos galériens me paraissent unesociété d'honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce (voir note: 5). »

1 Pour sentir l'à-propos de cette dernière plaisanterie, il faut se rappeler que Mme de Grignan était

gouvernante de Provence.

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On aurait tort de croire que Mme de Sévigné, qui traçait ces lignes, fût une créatureégoïste et barbare: elle aimait avec passion ses enfants et se montrait fort sensible auxchagrins de ses amis; et l'on aperçoit même, en la lisant, qu'elle traitait avec bonté etindulgence ses vassaux et ses serviteurs. Mais Mme de Sévigné ne concevait pas clairementce que c'était que de souffrir quand on n'était pas gentilhomme.

De nos jours, l'homme le plus dur, écrivant à la personne la plus insensible, n'oserait selivrer de sang-froid au badinage cruel que je viens de reproduire, et, lors même que sesmœurs particulières lui permettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le luidéfendraient.

D'où vient cela ? Avons-nous plus de sensibilité que nos pères ? Je ne sais; mais, a coupsûr, notre sensibilité se porte sur plus d'objets.

Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près lamême manière de penser et de sentir, chacun d'eux peut juger en un moment des sensationsde tous les autres: il jette un coup d’œil rapide sur lui-même; cela lui suffit. Il n'y a donc pasde misère qu'il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre l'étendue.En vain s'agira-t-il d'étrangers ou d'ennemis: l'imagination le met aussitôt à leur place. Ellemêle quelque chose de personnel a sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu'on déchire lecorps de son semblable.

Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres;mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l'espèce humaine. Onne les voit point infliger de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ilspeuvent soulager les douleurs d'autrui, ils prennent plaisir à le faire; ils ne sont pasdésintéressés, mais ils sont doux.

Quoique les Américains aient pour ainsi dire réduit l'égoïsme en théorie sociale etphilosophique, ils ne s'en montrent pas moins fort accessibles à la pitié.

Il n'y a point de pays où la justice criminelle soit administrée avec plus de bénignitéqu'aux États-Unis. Tandis que les Anglais semblent vouloir conserver précieusement dansleur législation pénale les traces sanglantes du Moyen Âge, les Américains ont presque faitdisparaître la peine de mort de leurs codes.

L'Amérique du Nord est, je pense, la seule contrée sur la terre où, depuis cinquante ans,on n'ait point arraché la vie à un seul citoyen pour délits politiques.

Ce qui achève de prouver que cette singulière douceur des Américains. Vientprincipalement de leur état social, c’est la manière dont ils traitent leurs esclaves.

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Peut-être n'existe-t-il pas, à tout prendre, de colonie européenne dans le Nouveau Mondeoù la condition physique des Noirs soit moins dure qu'aux États-Unis. Cependant lesesclaves y éprouvent encore d'affreuses misères et sont sans cesse exposés à des punitionstrès cruelles.

Il est facile de découvrir que le sort de ces infortunés inspire peu de pitié à leurs maîtres,et qu'ils voient dans l'esclavage non seulement un fait dont ils profitent, mais encore un malqui ne les touche guère. Ainsi, le même homme qui est plein d'humanité pour ses semblablesquand ceux-ci sont en même temps ses égaux, devient insensible à leurs douleurs dès quel'égalité cesse.

C'est donc à cette égalité qu'il faut attribuer sa douceur, plus encore qu'à la civilisation etaux lumières.

Ce que je viens de dire des individus s'applique jusqu'à un certain point aux peuples.

Lorsque chaque nation a ses opinions, ses croyances, ses lois, ses usages à part, elle seconsidère comme formant à elle seule l'humanité tout entière, et ne se sent touchée que deses propres douleurs. Si la guerre vient a s'allumer entre deux peuples disposés de cettemanière, elle ne saurait manquer de se faire avec barbarie.

Au temps de leurs plus grandes lumières, les Romains égorgeaient les généraux ennemis,après les avoir traînés en triomphe derrière un char, et livraient les prisonniers aux bêtes pourl'amusement du peuple. Cicéron, qui pousse de si grands gémissements, à l'idée d'un citoyenmis en croix, ne trouve rien à redire à ces atroces abus de la victoire. Il est évident qu'à sesyeux un étranger n'est point de la même espèce humaine qu'un Romain.

À mesure, au contraire, que les peuples deviennent plus semblables les uns aux autres, ilsse montrent réciproquement plus compatissants pour leurs misères, et le droit des genss'adoucir.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE II

Comment la démocratierend les rapports habituelsdes Américains plus simpleset plus aisés

La démocratie n'attache point fortement les hommes les uns aux autres, mais elle rendleurs rapports habituels plus aisés.

Deux Anglais se rencontrent par hasard aux antipodes; ils sont entourés d'étrangers dontils connaissent à peine la langue et les mœurs.

Ces deux hommes se considèrent d'abord fort curieusement et avec une sorte d'inquiétudesecrète; puis ils se détournent, ou, s'ils s'abordent, ils ont soin de ne se parler que d'un aircontraint et distrait, et de dire des choses peu importantes.

Cependant il n'existe entre eux aucune inimitié; ils ne se sont jamais vus, et se tiennentréciproquement pour fort honnêtes. Pourquoi mettent-ils donc tant de soin à s'éviter ?

Il faut retourner en Angleterre pour le comprendre.

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Lorsque c'est la naissance seule, indépendamment de la richesse, qui classe les hommes,chacun sait précisément le point qu'il occupe dans l'échelle sociale; il ne cherche pas àmonter, et ne craint pas de descendre. Dans une société ainsi organisée, les hommes desdifférentes castes communiquent peu les uns avec les autres; mais, lorsque le hasard les meten conta&, ils s'abordent volontiers, sans espérer ni redouter de se confondre. Leurs rapportsne sont pas basés sur l'égalité; mais ils ne sont pas contraints.

Quand à l'aristocratie de naissance succède l'aristocratie d'argent, il n'en est plus demême.

Les privilèges de quelques-uns sont encore très grands, mais la possibilité de les acquérirest ouverte à tous; d'où il suit que ceux qui les possèdent sont préoccupés sans cesse par lacrainte de les perdre ou de les voir partager, et ceux qui ne les ont pas encore veulent à toutprix les posséder, ou, s'ils ne peuvent y réussir, le paraître: ce qui n'est point impossible.Comme la valeur sociale des hommes n'est plus fixée d'une manière ostensible et permanentepar le sang, et qu'elle varie à l'infini suivant la richesse, les rangs existent toujours, mais onne voit plus clairement et du premier coup d’œil ceux qui les occupent.

Il s'établit aussitôt une guerre sourde entre tous les citoyens; les uns s'efforcent, par milleartifices, de pénétrer en réalité ou en apparence parmi ceux qui sont au-dessus d'eux; lesautres combattent sans cesse pour repousser ces usurpateurs de leurs droits, ou plutôt lemême homme fait les deux choses, et, tandis qu'il cherche à s'introduire dans la sphèresupérieure, il lutte sans relâche contre l'effort qui vient d'en bas.

Tel est de nos jours l'état de l'Angleterre, et je pense que c'est à cet état qu'il fautprincipalement rapporter ce qui précède.

L'orgueil aristocratique étant encore très grand chez les Anglais, et les limites del'aristocratie étant devenues douteuses, chacun craint à chaque instant que sa familiarité nesoit surprise. Ne pouvant juger du premier coup d’œil quelle est la situation sociale de ceuxqu'on rencontre, l'on évite prudemment d'entrer en contact avec eux. On redoute, rendant delégers services, de former malgré soi une amitié mal assortie; on craint les bons offices, etl'on se soustrait à la reconnaissance indiscrète d'un inconnu aussi soigneusement qu'à sahaine.

Il y a beaucoup de gens qui expliquent, par des causes purement physiques, cetteinsociabilité singulière et cette humeur réservée et taciturne des Anglais. Je veux bien que lesang y soit en effet pour quelque chose; mais je crois que l'état social y est pour beaucoupplus. L'exemple des Américains vient le prouver.

En Amérique, où les privilèges de naissance n'ont jamais existé, et où la richesse nedonne aucun droit particulier à celui qui la possède, des inconnus se réunissent volontiersdans les mêmes lieux, et ne trouvent ni avantage ni péril à se communiquer librement leurspensées.

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Se rencontrent-ils par hasard, ils ne se cherchent ni ne s'évitent; leur abord est doncnaturel, franc et ouvert; on voit qu'ils n'espèrent et ne redoutent presque rien les uns desautres, et qu'ils ne s'efforcent pas plus de montrer que de cacher la place qu'ils occupent. Sileur contenance est souvent froide et sérieuse, elle n'est jamais hautaine ni contrainte et,quand ils ne s'adressent Point la parole, c'est qu'ils ne sont pas en humeur de parler, et nonqu'ils croient avoir intérêt à se taire.

En pays étranger, deux Américains sont sur-le-champ amis, Par cela seul qu'ils sontAméricains. Il n'y a point de préjugé qui les repousse, et la communauté de patrie les attire.À deux Anglais le même sang ne suffit point: il faut que le même rang les rapproche.

Les Américains remarquent aussi bien que nous cette humeur insociable des Anglaisentre eux, et ils ne s'en étonnent pas moins que nous ne le faisons nous-mêmes. Cependant,les Américains tiennent à l'Angleterre par l'origine, la religion, la langue et en partie lesmœurs; ils n'en diffèrent que par l'état social. Il est donc permis de dire que la réserve desAnglais découle de la Constitution du Pays bien plus que de celle des citoyens.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE III

Pourquoi les américains ont si peude susceptibilité dans leur payset se montrent si susceptiblesdans le nôtre

Les Américains ont un tempérament vindicatif comme tous les peuples sérieux etréfléchis. Ils n'oublient presque jamais une offense; mais il n'est point facile de les offenser,et leur ressentiment est aussi lent à s'allumer qu'à s'éteindre.

Dans les sociétés aristocratiques, où un petit nombre d'individus dirigent toutes choses,les rapports extérieurs des hommes entre eux sont soumis à des conventions à peu près fixes.Chacun croit alors savoir, d'une manière précise, par quel signe il convient de témoigner sonrespect ou de marquer sa bienveillance, et l'étiquette est une science dont on ne suppose pasl'ignorance.

Ces usages de la première classe servent ensuite de modèle à toutes les autres, et, de plus,chacune de celles-ci se fait un code à part, auquel tous ses membres sont tenus de seconformer.

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Les règles de la politesse forment ainsi une législation compliquée, qu'il est difficile deposséder complètement, et dont pourtant il n'est pas permis de s'écarter sans péril; de tellesorte que chaque jour les hommes sont sans cesse exposés à faire ou à recevoirinvolontairement de cruelles blessures.

Mais, à mesure que les rangs s'effacent, que des hommes divers par leur éducation et leurnaissance se mêlent et se confondent dans les mêmes lieux, il est presque impossible des'entendre sur les règles du savoir-vivre. La loi étant incertaine, y désobéir n'est point uncrime aux yeux mêmes de ceux qui la connaissent; on s'attache donc au fond des actionsplutôt qu'à la forme, et l'on est tout à la fois moins civil et moins querelleur.

Il y a une foule de petits égards auxquels un Américain ne tient point; il juge qu'on ne leslui doit pas, ou il suppose qu'on ignore les lui devoir. Il ne s'aperçoit donc pas qu'on luimanque, ou bien il le pardonne; ses manières en deviennent moins courtoises, et ses mœursplus simples et plus mâles.

Cette indulgence réciproque que font voir les Américains et cette virile confiance qu'ilsse témoignent résultent encore d'une cause plus générale et plus profonde. Je l'ai déjàindiquée dans le chapitre précédent.

Aux États-Unis, les rangs ne diffèrent que fort peu dans la société civile et ne diffèrentpoint du tout dans le monde politique; un Américain ne se croit donc pas tenu à rendre dessoins particuliers à aucun de ses semblables et il ne songe pas non plus à en exiger pour lui-même Comme il ne voit point que son intérêt soit de rechercher avec ardeur la compagnie dequelques-uns de ses concitoyens, il se figure difficilement qu'on repousse la sienne; neméprisant personne à raison de la condition, il n'imagine point que personne le méprise pourla même cause, et, jusqu'à ce qu'il ait aperçu clairement l'injure, il ne croit pas qu'on veuillel'outrager,

L'état social dispose naturellement les Américains à ne point s'offenser aisément dans lespetites choses. Et, d'une autre part, la liberté démocratique dont ils jouissent achève de fairepasser cette mansuétude dans les mœurs nationales.

Les institutions politiques des États-Unis mettent sans cesse en contact les citoyens detoutes les classes et les forcent de suivre en commun de grandes entreprises. Des gens ainsioccupés n'ont guère le temps de songer aux détails de l'étiquette et ils ont d'ailleurs tropd'intérêt à vivre d'accord pour s'y arrêter. Ils s'accoutument donc aisément a considérer, dansceux avec lesquels ils se rencontrent, les sentiments et les idées plutôt que les manières, et ilsne se laissent point émouvoir pour des bagatelles.

J'ai remarqué bien des fois qu'aux États-Unis, ce n'est point une chose aisée que de faireentendre à un homme que sa présence importune. Pour en arriver là, les voies détournées ticsuffisent point toujours.

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Je contredis un Américain à tout propos, afin de lui faire sentir que ses discours mefatiguent; et à chaque instant je lui vois faire de nouveaux efforts pour me convaincre; jegarde un silence obstiné, et il s'imagine que je réfléchis profondément aux vérités qu'il meprésente; et, quand je me dérobe enfin tout à coup à sa poursuite, il suppose qu'une affairepressante m'appelle ailleurs. Cet homme ne comprendra pas qu'il m'excède, sans que je le luidise, et je ne pourrai me sauver de lui qu'en devenant son ennemi mortel.

Ce qui surprend au premier abord, c'est que ce même homme transporté en Europe ydevient tout à coup d'un commerce méticuleux et difficile, à ce point que souvent jerencontre autant de difficulté à ne point l'offenser que j'en trouvais à lui déplaire. Ces deuxeffets si différents sont produits par la même cause.

Les institutions démocratiques donnent en général aux hommes une vaste idée de leurpatrie et d'eux-mêmes.

L'Américain sort de son pays le cœur gonflé d'orgueil. Il arrive en Europe et s'aperçoitd'abord qu'on ne s'y préoccupe point autant qu'il se l'imaginait des États-Unis et du grandpeuple qui les habite. Ceci commence à l'émouvoir.

Il a entendu dire que les conditions ne sont point égales dans notre hémisphère. Ils'aperçoit, en effet, que, parmi les nations de l'Europe, la trace des rangs n'est pasentièrement effacée; que la richesse et la naissance y conservent des privilèges incertainsqu'il lui est aussi difficile de méconnaître que de définir. Ce spectacle le surprend etl'inquiète, parce qu'il est entièrement nouveau pour lui; rien de ce qu'il a vu dans son pays nel'aide à le comprendre. Il ignore donc profondément quelle place il convient d'occuper danscette hiérarchie à moitié détruite, parmi ces classes qui sont assez distinctes pour se haïr et semépriser, et assez rapprochées pour qu'il soit toujours prêt à les confondre, Il craint de seposer trop haut, et surtout d'être rangé trop bas : ce double péril tient constamment son esprità la gêne et embarrasse sans cesse ses actions comme ses discours.

La tradition lui a appris qu'en Europe le cérémonial variait à l'infini suivant lesconditions; ce souvenir d'un autre temps achève de le troubler, et il redoute d'autant plus dene pas obtenir les égards qui lui sont dus, qu'il ne sait pas précisément en quoi ils consistent.Il marche donc toujours ainsi qu'un homme environné d’embûches; la société n'est pas pourlui un délassement, mais un sérieux travail. Il pèse vos moindres démarches, interroge vosregards et analyse avec soin tous vos discours, de peur qu'ils ne renferment quelquesallusions cachées qui le blessent. Je ne sais s'il s'est jamais rencontré de gentilhommecampagnard plus pointilleux que lui sur l'article du savoir-vivre; il s'efforce d'obéir lui-mêmeaux moindres lois de l'étiquette, et il ne souffre pas qu'on en néglige aucune envers lui; il esttout à la fois plein de scrupule et d'exigence; il désirerait faire assez, mais il craint de fairetrop, et, comme il ne connaît pas bien les limites de l'un et de l'autre, il se tient dans uneréserve embarrassée et hautaine,

Ce n'est pas tout encore, et voici bien un autre détour du cœur humain.

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Un Américain parle tous les jours de l'admirable égalité qui règne aux États-Unis; il s'enenorgueillit tout haut pour son pays; mais il s'en afflige secrètement pour lui-même, et ilaspire à montrer que, quant à lui, il fait exception à l'ordre général qu'il préconise.

On ne rencontre guère d'Américain qui ne veuille tenir quelque peu par sa naissance auxpremiers fondateurs des colonies, et, quant aux rejetons de grandes familles d'Angleterre,l'Amérique m'en a semblé toute couverte.

Lorsqu'un Américain opulent aborde en Europe, son premier soin est de s'entourer detoutes les richesses du luxe; et il a si grand-peur qu'on ne le prenne pour le simple citoyend'une démocratie, qu'il se replie de cent façons afin de présenter chaque jour devant vous unenouvelle image de sa richesse. Il se loge d'ordinaire dans le quartier le plus apparent de laville; il a de nombreux serviteurs qui l'entourent sans cesse.

J'ai entendu un Américain se plaindre que, dans les principaux salons de Paris, on nerencontrât qu'une société mêlée. Le goût qui y règne ne lui paraissait pas assez pur, et illaissait entendre adroitement qu'à son avis, on y manquait de distinction dans les manières. Il.ne s'habituait pas à voir l'esprit se cacher ainsi sous des formes vulgaires.

De pareils contrastes ne doivent pas surprendre.

Si la trace des anciennes distinctions aristocratiques n'était pas si complètement effacéeaux États-Unis, les Américains se montreraient moins simples et moins tolérants dans leurpays, moins exigeants et moins empruntés dans le nôtre.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE IV

CONSÉQUENCES DES TROISCHAPITRES PRÉCÉDENTS

Lorsque les hommes ressentent une pitié naturelle pour les maux les uns des autres, quedes rapports aisés et fréquents les rapprochent chaque jour saris qu'aucune susceptibilité lesdivise, il est facile de comprendre qu'au besoin ils se prêteront mutuellement leur aide.Lorsqu'un Américain réclame le concours de ses semblables, il est fort rare que ceux-ci le luirefusent, et j'ai observé souvent qu'ils le lui accordaient spontanément avec un grand zèle.

Survient-il quelque accident imprévu sur la voie publique, on accourt de toutes partsautour de celui qui en est victime; quelque grand malheur inopiné frappe-t-il une famille , lesbourses de mille inconnus s'ouvrent sans peine; des dons modiques, mais fort nombreux,viennent au secours de sa misère.

Il arrive fréquemment, chez les nations les plus civilisées du globe, qu'un malheureux setrouve aussi isolé au milieu de la foule que le sauvage dans ses bois; cela ne se voit presquepoint aux États-Unis. Les Américains, qui sont toujours froids dans leurs manières et souventgrossiers, ne se montrent presque jamais insensibles, et, s'ils ne se hâtent pas d'offrir desservices, ils ne refusent point d'en rendre.

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Tout ceci n'est point contraire à ce que j'ai dit ci-devant à propos de l'individualisme. Jevois même que ces choses s'accordent, loin de se combattre.

L'égalité des conditions, en même temps qu'elle fait sentir aux hommes leur indépen-dance, leur montre leur faiblesse; ils sont libres, mais exposés à mille accidents, etl'expérience ne tarde pas à leur apprendre que, bien qu'ils n'aient pas un habituel besoin dusecours d'autrui, il arrive presque toujours quelque moment où ils ne sauraient s'en passer.

Nous voyons tous les jours en Europe que les hommes d'une même professions'entraident volontiers; ils sont tous exposés aux mêmes maux; cela suffit pour qu'ilscherchent mutuellement à s'en garantir, quelque durs ou égoïstes qu'ils soient d'ailleurs. Lorsdonc que l'un d'eux est en péril, et que, par un petit sacrifice passager ou un élan soudain, lesautres peuvent l'y soustraire, ils ne manquent pas de le tenter. Ce n'est point qu'ilss'intéressent profondément à son sort; car, si, par hasard, les efforts qu'ils font pour lesecourir sont inutiles, ils l'oublient aussitôt et retournent à eux-mêmes; mais il s'est fait entreeux une sorte d'accord tacite et presque involontaire, d'après lequel chacun doit aux autres unappui momentané qu'à son tour il pourra réclamer lui-même.

Étendez à un peuple ce que je dis d'une classe seulement, et vous comprendrez mapensée.

Il existe en effet, parmi tous les citoyens d'une démocratie, une convention analogue àcelle dont je parle; tous se sentent sujets à la même faiblesse et aux mêmes dangers, et leurintérêt, aussi bien que leur sympathie, leur fait une loi de se prêter au besoin une mutuelleassistance.

Plus les conditions deviennent semblables, et plus les hommes laissent voir cettedisposition réciproque à s'obliger.

Dans les démocraties, où l'on n'accorde guère de grands bienfaits, on rend sans cesse debons offices. Il est rare qu'un homme s'y montre dévoué, mais tous sont serviables.

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CHAPITRE V

Comment la démocratie modifieles rapports du serviteuret du maître

Un Américain qui avait longtemps voyagé en Europe, me disait un jour:

« Les Anglais traitent leurs serviteurs avec une hauteur et des manières absolues qui noussurprennent; mais, d'une autre part, les Français usent quelquefois avec les leurs d'une familiarité, ouse montrent à leur égard d'une politesse que nous ne saurions concevoir. On dirait qu'ils craignent decommander. L'attitude du supérieur et de l'inférieur est mal gardée.»

Cette remarque est juste, et je l'ai faite moi-même bien des fois.

J'ai toujours considéré l'Angleterre comme le pays du monde où, de notre temps, le liende la domesticité est le plus serré, et la France la contrée de la terre où il est le plus lâche.Nulle part le maître ne m'a paru plus haut ni plus bas que dans ces deux pays.

C'est entre ces extrémités que les Américains se placent.

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Voilà le fait superficiel et apparent. Il faut remonter fort avant pour en découvrir lescauses.

On n'a point encore vu de sociétés où les conditions fussent si égales, qu'il ne s'yrencontrât point de riches ni de pauvres; et, par conséquent, de maîtres et de serviteurs.

La démocratie n'empêche point que ces deux classes d'hommes n'existent; mais ellechange leur esprit et modifie leurs rapports.

Chez les peuples aristocratiques, les serviteurs forment une classe particulière qui nevarie pas plus que celle des maîtres. Un ordre fixe ne tarde pas à y naître; dans la premièrecomme dans la seconde, on voit bientôt paraître une hiérarchie, des classificationsnombreuses, des rangs marqués, et les générations s'y succèdent sans que les positionschangent. Ce sont deux sociétés superposées l'une à l'autre, toujours distinctes, mais régiespar des principes analogues.

Cette constitution aristocratique n'influe guère moins sur les idées et les mœurs desserviteurs que sur celles des maîtres, et, bien que les effets soient différents, il est facile dereconnaître la même cause.

Les uns et les autres forment de petites nations au milieu de la grande; et il finit parnaître, au milieu d'eux, de certaines notions permanentes en matière de juste et d'injuste. Ony envisage les différents actes de la vie humaine sous un jour particulier qui ne change pas.Dans la société des serviteurs comme dans celle des maîtres, les hommes exercent unegrande influence les uns sur les autres. Ils reconnaissent des règles fixes, et, à défaut de loi,ils rencontrent une opinion publique qui les dirige; il y règne des habitudes réglées, unepolice.

Ces hommes, dont la destinée est d'obéir, n'entendent point sans doute la gloire, la vertu,l'honnêteté, l'honneur, de la même manière que les maîtres. Mais ils se sont fait une gloire,des vertus et une honnêteté de serviteurs, et ils conçoivent, si je puis m'exprimer ainsi, unesorte d'honneur servile 1.

Parce qu'une classe est basse, il ne faut pas croire que tous ceux qui en font partie aient lecœur bas. Ce serait une grande erreur. Quelque inférieure qu'elle soit, celui qui y est lepremier et qui n'a point l'idée d'en sortir, se trouve dans une position aristocratique qui luisuggère des sentiments élevés, un fier orgueil et un respect pour lui-même, qui le rendentpropre aux grandes vertus et aux actions peu communes.

1 Si l'on vient à examiner de près et dans le détail les opinions principales qui dirigent ces hommes,

l'analogie paraît plus frappante encore, et l'on s'étonne de retrouver parmi eux, aussi bien que parmi lesmembres les plus altiers d'une hiérarchie féodale, l'orgueil de la naissance, le respect pour les aïeux et lesdescendants, le mépris de l'inférieur, la crainte du contact, le goût de l'étiquette, des traditions et del'Antiquité.

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Chez les peuples aristocratiques il n'était point rare de trouver dans le service des grandsdes âmes nobles et vigoureuses qui portaient la servitude sans la sentir, et qui se soumettaientaux volontés de leur maître sans avoir peur de sa colère.

Mais il n'en était presque jamais ainsi dans les rangs inférieurs de la classe domestique.On conçoit que celui qui occupe le dernier bout d'une hiérarchie de valets est bien bas.

Les Français avaient créé un mot tout exprès pour ce dernier des serviteurs del'aristocratie. Ils l'appelaient le laquais.

Le mot de laquais servait de terme extrême, quand tous les autres manquaient, pourreprésenter la bassesse humaine; sous l'ancienne monarchie, lorsqu'on voulait peindre en unmoment un être vil et dégradé, on disait de lui qu'il avait l'âme d'un laquais. Cela seulsuffisait. Le sens était complet et compris.

L'inégalité permanente des conditions ne donne pas seulement aux serviteurs de certainesvertus et de certains vices particuliers; elle les place vis-à-vis des maîtres dans une positionparticulière.

Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dès l'enfance, avec l'idée d'êtrecommandé. De quelque côté qu'il tourne ses regards, il voit aussitôt l'image de la hiérarchieet l'aspect de l'obéissance.

Dans les pays où règne l'inégalité permanente des conditions, le maître obtient doncaisément de ses serviteurs une obéissance prompte, complète, respectueuse et facile, parceque ceux-ci révèrent en lui, non seulement le maître, mais la classe des maîtres. Il pèse surleur volonté avec tout le poids de l'aristocratie.

Il commande leurs actes; il dirige encore jusqu'à un certain point leurs pensées. Lemaître, dans les aristocraties, exerce souvent, à son insu même, un prodigieux empire sur lesopinions, les habitudes, les mœurs de ceux qui lui obéissent, et son influence s'étendbeaucoup plus loin encore que son autorité.

Dans les sociétés aristocratiques, non seulement il y a des familles héréditaires de valets,aussi bien que des familles héréditaires de maîtres; mais les mêmes familles de valets sefixent, pendant plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres (ce sont commedes lignes parallèles qui ne se confondent point ni ne se séparent); ce qui modifieprodigieusement les rapports mutuels de ces deux ordres de personnes.

Ainsi, bien que, sous l'aristocratie, le maître et le serviteur n'aient entre eux aucuneressemblance naturelle; que la fortune, l'éducation, les opinions, les droits les placent, aucontraire, à une immense distance sur l'échelle des êtres, le temps finit cependant par les lierensemble. Une longue communauté de souvenirs les attache, et, quelque différents qu'ilssoient, ils s'assimilent; tandis que, dans les démocraties, où naturellement ils sont presquesemblables, ils restent toujours étrangers l'un à l'autre.

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Chez les peuples aristocratiques, le maître en vient donc a envisager ses serviteurscomme une partie inférieure et secondaire de lui-même, et il s'intéresse souvent à leur sort,par un dernier effort de l'égoïsme.

De leur côté, les serviteurs ne sont pas éloignés de se considérer sous le même point devue, et ils s'identifient quelquefois à la personne du maître, de telle sorte qu'ils en deviennentenfin l'accessoire, à leurs propres yeux comme aux siens.

Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée, dont il ne peutsortir; près de lui se trouve un autre homme, qui tient un rang supérieur qu'il ne peut perdre.D'un côté, l'obscurité, la pauvreté, l'obéissance à perpétuité; de l'autre, la gloire, la richesse,le commandement à perpétuité. Ces conditions sont toujours diverses et toujours proches, etle lien qui les unit est aussi durable qu'elles-mêmes.

Dans cette extrémité, le serviteur finit par se désintéresser de lui-même; il s'en détache; ilse déserte en quelque sorte, ou plutôt il se transporte tout entier dans son maître; c’est là qu'ilse crée une personnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des richesses de ceux quilui commandent; il se glorifie de leur gloire, se rehausse de leur noblesse, et se repaît sanscesse d'une grandeur empruntée, à laquelle il met souvent plus de prix que ceux qui en ont lapossession pleine et véritable.

Il y a quelque chose de touchant et de ridicule à la fois dans une si étrange confusion dedeux existences.

Ces passions de maîtres transportées dans des âmes de valets y prennent les dimensionsnaturelles du lieu qu'elles occupent; elles se rétrécissent et s'abaissent. Ce qui était orgueilchez le premier devient vanité puérile et prétention misérable chez les autres. Les serviteursd'un grand se montrent d'ordinaire fort pointilleux sur les égards qu'on lui doit, et ils tiennentplus à ses moindres privilèges que lui-même.

On rencontre encore quelquefois parmi nous un de ces vieux serviteurs de l'aristocratie; ilsurvit à sa race et disparaîtra bientôt avec elle.

Aux États-Unis, je n'ai vu personne qui lui ressemblât. Non seulement les Américains neconnaissent point l'homme dont il s'agit, mais on a grand-peine à leur en faire comprendrel'existence. Ils ne trouvent guère moins de difficulté à le concevoir que nous n'en avons nous-mêmes à imaginer ce qu'était un esclave chez les Romains, ou un serf au Moyen Âge. Tousces hommes sont en effet, quoique à des degrés différents, les produits d'une même cause. Ilsreculent ensemble loin de nos regards et fuient chaque jour dans l'obscurité du passé avecl'état social qui les a fait naître.

L'égalité des conditions fait, du serviteur et du maître, des êtres nouveaux, et établit entreeux de nouveaux rapports.

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Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place; ily a encore une classe de valets et une classe de maîtres; mais ce ne sont pas toujours lesmêmes individus, ni surtout les mêmes familles qui les composent; et il n'y a pas plus deperpétuité dans le commandement que dans l'obéissance.

Les serviteurs ne formant point un peuple à part, ils n'ont point d'usages, de préjugés nide mœurs qui leur soient propres; on ne remarque pas parmi eux un certain tour d'esprit niune façon particulière de sentir; ils ne connaissent ni vices ni vertus d'état, mais ils partagentles lumières, les idées, les sentiments, les vertus et les vices de leurs contemporains; et ilssont honnêtes ou fripons de la même manière que les maîtres.

Les conditions ne sont pas moins égales parmi les serviteurs que parmi les maîtres.

Comme on ne trouve point, dans la classe des serviteurs, de rangs marqués ni de hiérar-chie permanente, il ne faut pas s'attendre à y rencontrer la bassesse et la grandeur qui se fontvoir dans les aristocraties de valets aussi bien que dans toutes les autres.

Je n'ai jamais vu aux États-Unis rien qui pût me rappeler l'idée du serviteur d'élite, donten Europe nous avons conservé le souvenir; mais je n'y ai point trouvé non plus l'idée dulaquais. La trace de l'un comme de l'autre y est perdue.

Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre eux; on peut direqu'ils sont, en quelque sorte, les égaux de leurs maîtres.

Ceci a besoin d'être expliqué pour le bien comprendre.

A chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire a le devenir; le serviteur n'estdonc pas un autre homme que le maître.

Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander et qu'est-ce qui force le second àobéir ? L'accord momentané et libre de leurs deux volontés. Naturellement ils ne sont pointinférieurs l'un à l'autre, ils ne le deviennent momentanément que par l'effet du contrat. Dansles limites de ce contrat, l'un est le serviteur et l'autre le maître; en dehors, ce sont deuxcitoyens, deux hommes.

Ce que je prie le lecteur de bien considérer, c’est que ceci n'est point seulement la notionque les serviteurs se forment à eux-mêmes de leur état. Les maîtres considèrent ladomesticité sous le même jour, et les bornes précises du commandement et de l'obéissancesont aussi bien fixées dans l'esprit de l'un que dans celui de l'autre.

Lorsque la plupart des citoyens ont depuis longtemps atteint une condition a peu prèssemblable, et que l'égalité est un fait ancien et admis, le sens public, que les exceptionsn'influencent jamais, assigne, d'une manière générale, à la valeur de l'homme, de certaines

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limites au-dessus ou au-dessous desquelles il est difficile qu'aucun homme reste longtempsplacé.

En vain la richesse et la pauvreté, le commandement et l'obéissance mettent acci-dentellement de grandes distances entre deux hommes, l'opinion publique, qui se fonde surl'ordre ordinaire des choses, les rapproche du commun niveau et crée entre eux une sorted'égalité imaginaire, en dépit de l'inégalité réelle de leurs conditions.

Cette opinion toute-puissante finit par pénétrer dans l'âme même de ceux que leur intérêtpourrait armer contre elle; elle modifie leur jugement en même temps qu'elle subjugue leurvolonté.

Au fond de leur âme, le maître et le serviteur n'aperçoivent plus entre eux de dissem-blance profonde, et ils n'espèrent ni ne redoutent d'en rencontrer jamais. Ils sont donc sansmépris et sans colère, et ils ne se trouvent ni humbles ni fiers en se regardant.

Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son pouvoir, et le serviteur ydécouvre la seule cause de son obéissance. Ils ne se disputent point entre eux sur la positionréciproque qu'ils occupent; mais chacun voit aisément la sienne et s'y tient.

Dans nos armées, le soldat est pris à peu près dans les mêmes classes que les officiers etpeut parvenir aux mêmes emplois; hors des rangs, il se considère comme parfaitement égal àses chefs, et il l'est en effet; mais sous le drapeau il ne fait nulle difficulté d'obéir, et sonobéissance, pour être volontaire et définie, n'est pas moins prompte, nette et facile.

Ceci donne une idée de ce qui se passe dans les sociétés démocratiques entre le serviteuret le maître.

Il serait insensé de croire qu'il pût jamais naître entre ces deux hommes aucune de cesaffections ardentes et profondes qui s'allument quelquefois au sein de la domesticitéaristocratique, ni qu'on dût y voir apparaître des exemples éclatants de dévouement.

Dans les aristocraties, le serviteur et le maître ne s'aperçoivent que de loin en loin, etsouvent ils ne se parlent que par intermédiaire. Cependant, ils tiennent d'ordinaire fermementl'un à l'autre.

Chez les peuples démocratiques, le serviteur et le maître sont fort proches; leurs corps setouchent sans cesse, leurs âmes ne se mêlent point; ils ont des occupations communes, ilsn'ont presque jamais d'intérêts communs.

Chez ces peuples, le serviteur se considère toujours comme un passant dans la demeurede ses maîtres. Il n'a pas connu leurs aïeux et ne verra pas leurs descendants; il n'a rien à enattendre de durable. Pourquoi confondrait-il son existence avec la leur, et d'où lui viendraitce singulier abandon de lui-même ? La position réciproque est changée; les rapports doiventl'être.

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Je voudrais pouvoir m'appuyer dans tout ce qui précède de l'exemple des Américains;mais je ne saurais le faire sans distinguer avec soin les personnes et les lieux.

Au sud de l'Union, l'esclavage existe. Tout ce que je viens de dire ne peut donc s'yappliquer.

Au nord, la plupart des serviteurs sont des affranchis ou des fils d'affranchis. Ceshommes occupent dans l'estime Publique une position contestée: la loi les rapproche duniveau de leur maître; les mœurs les en repoussent obstinément. Eux-mêmes ne discernentpas clairement leur place, et ils se montrent presque toujours insolents ou rampants.

Mais, dans ces mêmes provinces du Nord, particulièrement dans la Nouvelle-Angleterre,on rencontre un assez grand nombre de Blancs qui consentent, moyennant salaire, à sesoumettre passagèrement aux volontés de leurs semblables. J'ai entendu dire que cesserviteurs remplissent d'ordinaire les devoirs de leur état avec exactitude et intelligence, etque, sans se croire naturellement inférieurs à celui qui les commande, ils se soumettent sanspeine à lui obéir.

Il m'a semblé voir que ceux-là transportaient dans la servitude quelques-unes deshabitudes viriles que l'indépendance et l'égalité font naître. Ayant une fois choisi unecondition dure, ils ne cherchent pas indirectement à s'y soustraire, et ils se respectent assezeux-mêmes pour ne pas refuser à leurs maîtres une obéissance qu'ils ont librement promise.

De leur côté, les maîtres n'exigent de leurs serviteurs que la fidèle et rigoureuse exécutiondu contrat; ils ne leur demandent pas des respects; ils ne réclament pas leur amour ni leurdévouement; il leur suffit de les trouver ponctuels et honnêtes.

Il ne serait donc pas vrai de dire que, sous la démocratie, les rapports du serviteur et dumaître sont désordonnés; ils sont ordonnés d'une autre manière; la règle est différente, mais ily a une règle.

Je n'ai point ici à rechercher si cet état nouveau que je viens de décrire est inférieur àcelui qui l'a précédé, ou si seulement il est autre. Il me suffit qu'il soit réglé et fixe; car cequ'il importe le plus de rencontrer parmi les hommes, ce n'est pas un certain ordre, c’estl'ordre.

Mais que dirai-je de ces tristes et turbulentes époques durant lesquelles l'égalité se fondeau milieu du tumulte d'une révolution alors que la démocratie, après s'être établie dans l'étatsocial, lutte encore avec peine contre les préjugés et les mœurs ?

Déjà la loi et en partie l'opinion proclament qu'il n'existe pas d'infériorité naturelle etpermanente entre le serviteur et le maître. Mais cette foi nouvelle n'a pas encore pénétréjusqu'au fond de l'esprit de celui-ci, ou plutôt son cœur la repousse. Dans le secret de sonâme, le maître estime encore qu'il est d'une espèce particulière et supérieure; mais il n'ose le

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dire, et il se laisse attirer en frémissant vers le niveau. Son commandement en devient tout àla fois timide et dur; déjà il n'éprouve plus pour ses serviteurs les sentiments protecteurs etbienveillants qu'un long pouvoir incontesté fait toujours naître, et il s'étonne qu'étant lui-même changé, son serviteur change; il veut que, ne faisant pour ainsi dire que passer àtravers la domesticité, celui-ci y contracte des habitudes régulières et permanentes; qu'il semontre satisfait et fier d'une position servile, dont tôt ou tard il doit sortir; qu'il se dévouepour un homme qui ne peut ni le protéger ni le perdre, et qu'il s'attache enfin, par un lienéternel, à des êtres qui lui ressemblent et qui ne durent pas plus que lui.

Chez les peuples aristocratiques, il arrive souvent que l'état de domesticité n'abaisse pointl'âme de ceux qui s'y soumettent, parce qu'ils n'en connaissent et qu'ils n'en imaginent pasd'autres, et que la prodigieuse inégalité qui se fait voir entre eux et le maître leur semblel'effet nécessaire et inévitable de quelque loi cachée de la Providence.

Sous la démocratie, l'état de domesticité n'a rien qui dégrade, parce qu'il est librementchoisi, passagèrement adopté, que l'opinion publique ne le flétrit point, et qu'il ne créeaucune inégalité permanente entre le serviteur et le maître.

Mais, durant le passage d'une condition sociale à l'autre, il survient presque toujours unmoment où l'esprit des hommes vacille entre la notion aristocratique de la sujétion et lanotion démocratique de l'obéissance.

L'obéissance perd alors sa moralité aux yeux de celui qui obéit; il ne la considère pluscomme une obligation en quelque sorte divine, et il ne la voit point encore sous son aspectpurement humain; elle n'est à ses yeux ni sainte ni juste, et il s'y soumet comme a un faitdégradant et utile.

Dans ce moment, l'image confuse et incomplète de l'égalité se présente à l'esprit desserviteurs; ils ne discernent point d'abord si c’est dans l'état même de domesticité ou endehors que cette égalité à laquelle ils ont droit se retrouve, et ils se révoltent au fond de leurcœur contre une infériorité à laquelle ils se sont soumis eux-mêmes et dont ils profitent. Ilsconsentent à servir, et ils ont honte d'obéir; ils aiment les avantages de la servitude, maispoint le maître, ou, pour mieux dire, ils ne sont pas sûrs que ce ne soit pas à eux à être lesmaîtres, et ils sont disposés à considérer celui qui les commande comme l'injuste usurpateurde leur droit.

C'est alors qu'on voit dans la demeure de chaque citoyen quelque chose d'analogue autriste spectacle que la société politique présente. Là se poursuit sans cesse une guerre sourdeet intestine entre des pouvoirs toujours soupçonneux et rivaux: le maître se montremalveillant et doux, le serviteur malveillant et indocile; l'un veut se dérober sans cesse, pardes restrictions déshonnêtes, à l'obligation de protéger et de rétribuer, l'autre à celle d'obéir.Entre eux flottent les rênes de l'administration domestique, que chacun s'efforce de saisir.Les lignes qui divisent l'autorité de la tyrannie, la liberté de la licence, le droit du fait,paraissent à leurs yeux enchevêtrées et confondues, et nul ne sait précisément ce qu'il est, nice qu'il peut, ni ce qu'il doit.

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Un pareil état n'est pas démocratique, mais révolutionnaire.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE VI

Comment les institutions et les mœursdémocratiques tendent à élever le prix et àraccourcir la durée des baux

Ce que j'ai dit des serviteurs et des maîtres s'applique, jusqu'à un certain point, auxpropriétaires et aux fermiers. Le sujet mérite cependant d'être considéré à part.

En Amérique, il n'y a pour ainsi dire pas de fermiers; tout homme est possesseur duchamp qu'il cultive.

Il faut reconnaître que les lois démocratiques tendent puissamment à accroître le nombredes propriétaires et à diminuer celui des fermiers. Toutefois ce qui se passe aux États-Unisdoit être attribué, bien moins aux institutions du pays, qu'au pays lui-même. En Amérique, laterre coûte peu, et chacun devient aisément propriétaire. Elle donne peu, et ses produits nesauraient qu'avec peine se diviser entre un propriétaire et un fermier.

L'Amérique est donc unique en ceci comme en d'autres choses; et ce serait errer que de laprendre pour exemple.

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Je pense que dans les pays démocratiques aussi bien que dans les aristocraties, il serencontrera des propriétaires et des fermiers; mais les propriétaires et les fermiers n'y serontpas liés de la même manière.

Dans les aristocraties, les fermages ne s'acquittent pas seulement en argent, mais enrespect, en affection et en services. Dans les pays démocratiques, ils ne se payent qu'enargent. Quand les patrimoines se divisent et changent de mains, et que la relation permanentequi existait entre les familles et la terre disparaît, ce n'est plus qu'un hasard qui met encontact le propriétaire et le fermier. Ils se joignent un moment pour débattre les conditionsdu contrat, et se perdent ensuite de vue. Ce sont deux étrangers que l'intérêt rapproche et quidiscutent rigoureusement entre eux une affaire, dont le seul sujet est l'argent.

A mesure que les biens se partagent et que la richesse se disperse çà et là sur toute lasurface du pays, l'État se remplit de gens dont l'opulence ancienne est en déclin, et denouveaux enrichis dont les besoins s'accroissent plus vite que les ressources. Pour tous ceux-là, le moindre profit est de conséquence, et nul d'entre eux ne se sent disposé à laisseréchapper aucun de ses avantages, ni à perdre une portion quelconque de son revenu.

Les rangs se confondant et les très grandes ainsi que les très petites fortunes devenantplus rares, il se trouve chaque jour moins de distance entre la condition sociale dupropriétaire et celle du fermier; l'un n'a point naturellement de supériorité incontestée surl'autre. Or, entre deux hommes égaux et malaisés, quelle peut être la matière du contrat delouage ? sinon de l'argent !

Un homme qui a pour propriété tout un canton et possède cent métairies comprend qu'ils'agit de gagner à la fois le cœur de plusieurs milliers d'hommes; ceci lui paraît mériter qu'ons'y applique. Pour atteindre un si grand objet, il fait aisément des sacrifices.

Celui qui possède cent arpents ne s'embarrasse point de pareils soins; il ne lui importeguère de capter la bienveillance particulière de son fermier.

Une aristocratie ne meurt point comme un homme, en un jour. Son principe se détruitlentement au fond des âmes, avant d'être attaqué dans les lois. Longtemps donc avant que laguerre n'éclate contre elle, on voit se desserrer peu à peu le lien qui jusqu'alors avait uni leshautes classes aux basses. L'indifférence et le mépris se trahissent d'un côté; de l'autre lajalousie et la haine: les rapports entre le pauvre et le riche deviennent plus rares et moinsdoux; le prix des baux s'élève. Ce n'est point encore le résultat de la révolution démocratique,mais c'en est la certaine annonce. Car une aristocratie qui a laissé échapper définitivement deses mains le cœur du peuple, est comme un arbre mort dans ses racines, et que les ventsrenversent d'autant plus aisément qu'il est plus haut.

Depuis cinquante ans, le prix des fermages s'est prodigieusement accru, non seulementen France, mais dans la plus grande partie de l'Europe. Les progrès singuliers qu'ont faitsl'agriculture et l'industrie, durant la même période, ne suffisent point, à mon sens, pourexpliquer ce phénomène. Il faut recourir à quelque autre cause plus puissante et plus cachée.

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Je pense que cette cause doit être recherchée dans les institutions démocratiques queplusieurs peuples européens ont adoptées et dans les passions démocratiques qui agitent plusou moins tous les autres.

J'ai souvent entendu de grands propriétaires anglais se féliciter de ce que, de nos jours, ilstirent beaucoup plus d'argent de leurs domaines que ne le faisaient leurs pères.

Ils ont peut-être raison de se réjouir; mais, à coup sûr, ils ne savent point de quoi ils seréjouissent. Ils croient faire un profit net, et ils ne font qu'un échange. C'est leur influencequ'ils cèdent à deniers comptants; et ce qu'ils gagnent en argent, ils vont bientôt le perdre enpouvoir.

Il y a encore un autre signe auquel on peut aisément reconnaître qu'une grande révolutiondémocratique s'accomplit ou se prépare.

Au Moyen Age, presque toutes les terres étaient louées à perpétuité, ou du moins à trèslongs termes. Quand on étudie l'économie domestique de ce temps, on voit que les baux dequatre-vingt-dix-neuf ans y étaient plus fréquents que ceux de douze ne le sont de nos jours.

On croyait alors à l'immortalité des familles; les conditions semblaient fixées à toujours,et la société entière paraissait si immobile, qu'on n'imaginait point que rien dût jamaisremuer dans son sein.

Dans les siècles d'égalité, l'esprit humain prend un autre tour. Il se figure aisément querien ne demeure. L'idée de l'instabilité le possède.

En cette disposition, le propriétaire et le fermier lui-même ressentent une sorte d'horreurinstinctive pour les obligations à long terme; ils ont peur de se trouver bornés un jour par laconvention dont aujourd'hui ils profitent. Ils s'attendent vaguement à quelque changementsoudain et imprévu dans leur condition. Ils se redoutent eux-mêmes; ils craignent que, leurgoût venant à changer, ils ne s'affligent de ne pouvoir quitter ce qui faisait l'objet de leursconvoitises, et ils ont raison de le craindre; car, dans les siècles démocratiques, ce qu'il y a deplus mouvant, au milieu du mouvement de toutes choses, c’est le cœur de l'homme.

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CHAPITRE VII

INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SURLES SALAIRES

La plupart des remarques que j'ai faites ci-devant, en parlant des serviteurs et des maîtres,peuvent s'appliquer aux maîtres et aux ouvriers.

À mesure que les règles de la hiérarchie sociale sont moins observées, tandis que lesgrands s'abaissent, que les petits s'élèvent et que la pauvreté aussi bien que la richesse cessed'être héréditaire, on voit décroître chaque jour la distance de fait et d'opinion qui séparaitl'ouvrier du maître.

L'ouvrier conçoit une idée plus élevée de ses droits, de son avenir, de lui-même; unenouvelle ambition, de nouveaux désirs le remplissent, de nouveaux besoins l'assiègent. Àtout moment, il jette des regards pleins de convoitise sur les profits de celui qui l'emploie;afin d'arriver à les partager, il s'efforce de mettre son travail à plus haut prix, et il finitd'ordinaire par y réussir.

Dans les pays démocratiques, comme ailleurs, la plupart des industries sont conduites àpeu de frais par des hommes que la richesse et les lumières ne placent point au-dessus ducommun niveau de ceux qu'ils emploient. Ces entrepreneurs d'industrie sont très nombreux;

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leurs intérêts diffèrent; ils ne sauraient donc aisément s'entendre entre eux et combiner leursefforts.

D'un autre côté, les ouvriers ont presque tous quelques ressources assurées qui leurpermettent de refuser leurs services lorsqu'on ne veut point leur accorder ce qu'ilsconsidèrent comme la juste rétribution du travail.

Dans la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour les salaires, les forces sontdonc partagées, les succès alternatifs.

Il est même à croire qu'à la longue l'intérêt des ouvriers doit prévaloir; car les salairesélevés qu'ils ont déjà obtenus les rendent chaque jour moins dépendants de leurs maîtres, et,à mesure qu'ils sont plus indépendants, ils peuvent plus aisément obtenir l'élévation dessalaires.

Je prendrai pour exemple l'industrie qui, de notre temps, est encore la plus suivie parminous, ainsi que chez presque toutes les nations du monde: la culture des terres.

En France, la plupart de ceux qui louent leurs services pour cultiver le sol en possèdenteux-mêmes quelques parcelles qui, à la rigueur, leur permettent de subsister sans travaillerpour autrui. Lorsque ceux-là viennent offrir leurs bras au grand propriétaire ou au fermiervoisin, et qu'on refuse de leur accorder un certain salaire, ils se retirent sur leur petit domaineet attendent qu'une autre occasion se présente.

Je pense qu'en prenant les choses dans leur ensemble, on peut dire que l'élévation lente etprogressive des salaires est une des lois générales qui régissent les sociétés démocratiques. Àmesure que les conditions deviennent plus égales, les salaires s'élèvent, et, à mesure que lessalaires sont plus hauts, les conditions deviennent plus égales.

Mais, de nos jours, une grande et malheureuse exception se rencontre.

J'ai montré, dans un chapitre précédent, comment l'aristocratie, chassée de la sociétépolitique, s'était retirée dans certaines parties du monde industriel, et y avait établi sous uneautre forme son empire.

Ceci influe puissamment sur le taux des salaires.

Comme il faut être déjà très riche pour entreprendre les grandes industries dont je parle,le nombre de ceux qui les entreprennent est fort petit. Étant peu nombreux, ils peuventaisément se liguer entre eux, et fixer au travail le prix qu'il leur plaît.

Leurs ouvriers sont, au contraire, en très grand nombre, et la quantité s'en accroît sanscesse; car il arrive de temps à autre des prospérités extraordinaires durant lesquelles lessalaires s'élèvent outre mesure et attirent dans les manufactures les populationsenvironnantes. Or, une fois que les hommes sont entrés dans cette carrière, nous avons vu

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qu'ils n'en sauraient sortir, parce qu'ils ne tardent pas à y contracter des habitudes de corps etd'esprit qui les rendent impropres à tout autre labeur. Ces hommes ont en général peu delumières, d'industrie et de ressources; ils sont donc presque à la merci de leur maître.Lorsqu'une concurrence, ou d'autres circonstances fortuites, fait décroître les gains de celui-ci, il peut restreindre leurs salaires presque à son gré, et reprendre aisément sur eux ce que lafortune lui enlève.

Refusent-ils le travail d'un commun accord: le maître, qui est un homme riche, peutattendre aisément, sans se ruiner, que la nécessité les lui ramène; mais eux, il leur fauttravailler tous les jours pour ne pas mourir; car ils n'ont guère d'autre propriété que leursbras. L'oppression les a dès longtemps appauvris, et ils sont plus faciles à opprimer à mesurequ'ils deviennent plus pauvres. C'est un cercle vicieux dont ils ne sauraient aucunementsortir.

On ne doit donc point s'étonner si les salaires, après s'être, élevés quelquefois tout à coup,baissent ici d'une manière permanente, tandis que, dans les autres professions, le prix dutravail, qui ne croit en général que peu à peu, s'augmente sans cesse.

Cet état de dépendance et de misère dans lequel se trouve de notre temps une partie de lapopulation industrielle est un fait exceptionnel et contraire à tout ce qui l'environne; mais,pour cette raison même, il n'en est pas de plus grave, ni qui mérite mieux d'attirer l'attentionparticulière du législateur ; car il est difficile, lorsque la société entière se remue, de tenir uneclasse immobile, et, quand le plus grand nombre s'ouvre sans cesse de nouveaux cheminsvers la fortune, de faire que quelques-uns supportent en paix leurs besoins et leurs désirs.

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CHAPITRE VIII

Influence de la démocratieSur la famille

Je viens d'examiner comment, chez les peuples démocratiques et en particulier chez lesAméricains, l'égalité des conditions modifie les rapports des citoyens entre eux.

Je veux pénétrer plus avant, et entrer dans le sein de la famille. Mon but n'est point ici dechercher des vérités nouvelles, mais de montrer comment des faits déjà connus se rattachentà mon sujet.

Tout le monde a remarqué que, de nos jours, il s'était établi de nouveaux rapports entreles différents membres de la famille, que la distance qui séparait jadis le père de ses fils étaitdiminuée, et que l'autorité paternelle était sinon détruite, au moins altérée.

Quelque chose d'analogue mais de plus frappant encore, se fait voir aux États-Unis.

En Amérique, la famille, en prenant ce mot dans son sens romain et aristocratique,n'existe point. On n'en retrouve quelques vestiges que durant les premières années qui

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suivent la naissance des enfants. Le père exerce alors, sans opposition, la dictaturedomestique, que la faiblesse de ses fils rend nécessaire, et que leur intérêt, ainsi que sasupériorité incontestables, justifie.

Mais du moment où le jeune Américain s'approche de la virilité, les liens de l'obéissancefiliale se détendent de jour en jour. Maître de ses pensées, il l'est bientôt après de sa conduite.En Amérique, il n'y a pas, à vrai dire d'adolescence. Au sortir du premier âge, l'homme semontre et commence à tracer lui-même son chemin.

On aurait tort de croire que ceci arrive à la suite d'une lutte intestine, dans laquelle le filsaurait obtenu, par une sorte de violence morale, la liberté que son père lui refusait. Lesmêmes habitudes, les mêmes principes qui poussent l'un à se saisir de l'indépendance,disposent l'autre à en considérer l'usage comme un droit incontestable.

On ne remarque donc dans le premier aucune de ces passions haineuses et désordonnéesqui agitent les hommes longtemps encore après qu'ils se sont soustraits à un pouvoir établi.Le second n'éprouve point ces regrets pleins d'amertume et de colère, qui surviventd'ordinaire à la puissance déchue: le père a aperçu de loin les bornes où devait venir expirerson autorité; et, quand le temps l'a approché de ces limites, il abdique sans peine. Le fils aprévu d'avance l'époque précise où sa propre volonté deviendrait sa règle, et il s'empare de laliberté sans précipitation et sans efforts, comme d'un bien qui lui est dû et qu'on ne cherchepoint à lui ravir 1.

Il n'est peut-être pas inutile de faire voir comment ces changements qui ont lieu dans lafamille sont étroitement liés à la révolution sociale et politique qui achève de s'accomplirsous nos yeux,

Il y a certains grands principes sociaux qu'un peuple fait pénétrer partout ou ne laissesubsister nulle part.

Dans les pays aristocratiquement et hiérarchiquement organisés, le pouvoir ne s'adressejamais directement à l'ensemble des gouvernés. Les hommes tenant les uns aux autres, on se

1 Les Américains n'ont point encore imaginé cependant, comme nous l'avons fait en France, d'enlever aux

pères l'un des principaux éléments de la puissance, en leur ôtant leur liberté de disposer après la mort deleurs biens. Aux États-Unis, la faculté de tester est illimitée. En cela comme dans presque tout le reste, ilest facile de remarquer que, si la législation politique des Américains est beaucoup plus démocratique quela nôtre, nôtre législation civile est infiniment plus démocratique que la leur. Cela se conçoit sans peine.

Notre législation civile a eu pour auteur un homme qui voyait son intérêt à satisfaire les passionsdémocratiques de ses contemporains dans tout ce qui n'était pas directement et immédiatement hostile àson pouvoir. Il permettait volontiers que quelques principes populaires régissent les biens et gouvernassentles familles, pourvu qu'on ne prétendît pas les introduire dans la direction de l'État. Tandis que le torrentdémocratique déborderait sur les lois civiles, il espérait se tenir aisément à l'abri derrière les lois politiques.Cette vue est à la fois pleine d'habileté et d'égoïsme; mais un pareil compromis ne pouvait être durable.Car, à la longue, la société politique ne saurait manquer de devenir l'expression et l'image de la sociétécivile; et c’est dans ce sens qu'on peut dire qu'il n'y a rien de plus politique chez un peuple que lalégislation civile.

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borne à conduire les premiers. Le reste suit. Ceci s'applique à la famille, comme à toutes lesassociations qui ont un chef. Chez les peuples aristocratiques, la société ne connaît, à vraidire, que le père. Elle ne tient les fils que par les mains du père; elle le gouverne et il lesgouverne. Le père n'y a donc pas seulement un droit naturel. On lui donne un droit politiqueà commander. Il est l'auteur et le soutien de la famille; il en est aussi le magistrat.

Dans les démocraties, où le bras du gouvernement va chercher chaque homme enparticulier au milieu de la foule pour le plier isolément aux lois communes, il n'est pas besoinde semblable intermédiaire; le père n'est, aux yeux de la loi, qu'un citoyen plus âgé et plusriche que ses fils.

Lorsque la plupart des conditions sont très inégales, et que l'inégalité des conditions estpermanente, l'idée du supérieur grandit dans l'imagination des hommes; la loi ne luiaccordât-elle pas de prérogatives, la coutume et l'opinion lui en concèdent. Lorsque, aucontraire, les hommes diffèrent peu les uns des autres et ne restent pas toujoursdissemblables, la notion générale du supérieur devient plus faible et moins claire; en vain lavolonté du législateur s'efforce-t-elle de placer celui qui obéit fort au-dessous de celui quicommande, les mœurs rapprochent ces deux hommes l'un de l'autre et les attirent chaque jourvers le même niveau.

Si donc je ne vois point, dans la législation d'un peuple aristocratique, de privilègesparticuliers accordés au chef de la famille, je ne laisserai pas d'être assuré que son pouvoir yest fort respecté et plus étendu que dans le sein d'une démocratie, car je sais que, quelles quesoient les lois, le supérieur paraîtra toujours plus haut et l'inférieur plus bas dans lesaristocraties que chez les .peuples démocratiques.

Quand les hommes vivent dans le souvenir de ce qui a été, plutôt que dans lapréoccupation de ce qui est, et qu'ils s'inquiètent bien plus de ce que leurs ancêtres ont penséqu'ils ne cherchent à penser eux-mêmes, le père est le lien naturel et nécessaire entre le passéet le présent, l'anneau où ces deux chaînes aboutissent et se rejoignent. Dans les aristocraties,le père n'est donc pas seulement le chef politique de la famille; il y est l'organe de latradition, l'interprète de la coutume, l'arbitre des mœurs. On l'écoute avec déférence; on nel'aborde qu'avec respect, et l'amour qu'on lui porte est toujours tempéré par la crainte.

L'état social devenant démocratique, et les hommes adoptant pour principe général qu'ilest bon et légitime de juger toutes choses par soi-même en prenant les anciennes croyancescomme renseignement et non comme règle, la puissance d'opinion exercée par le père sur lesfils devient moins grande, aussi bien que son pouvoir légal.

La division des patrimoines qu'amène la démocratie, contribue peut-être plus que tout lereste à changer les rapports du père et des enfants.

Quand le père de famille a peu de bien, son fils et lui vivent sans cesse dans le mêmelieu, et s'occupent en commun des mêmes travaux. L'habitude et le besoin les rapprochent etles forcent à communiquer à chaque instant l'un avec l'autre; il ne peut donc manquer de

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s'établir entre eux une sorte d'intimité familière qui rend l'autorité moins absolue, et quis'accommode mal avec les formes extérieures du respect.

Or, chez les peuples démocratiques, la classe qui possède ces petites fortunes estprécisément celle qui donne la puissance aux idées et le tour aux mœurs. Elle fait prédominerpartout ses opinions en même temps que ses volontés, et ceux mêmes qui sont le plus enclinsà résister à ses commandements finissent par se laisser entraîner par ses exemples, J'ai vu defougueux ennemis de la démocratie qui se faisaient tutoyer par leurs enfants.

Ainsi, dans le même temps que le pouvoir échappe à l'aristocratie, on voit disparaître cequ'il y avait d'austère, de conventionnel et de légal dans la puissance paternelle, et une sorted'égalité s'établit autour du foyer domestique.

Je ne sais si, à tout prendre, la société perd à ce changement; mais je suis porté à croireque l'individu y gagne. Je pense qu'à mesure que les mœurs et les lois sont plusdémocratiques, les rapports du père et du fils deviennent plus intimes et plus doux; la règle etl'autorité s'y rencontrent moins; la confiance et l'affection y sont souvent plus grandes, et ilsemble que le lien naturel se resserre, tandis que le lien social se détend.

Dans la famille démocratique, le père n'exerce guère d'autre pouvoir que celui qu'on seplaît à accorder à la tendresse et à l'expérience d'un vieillard. Ses ordres seraient peut-êtreméconnus; mais ses conseils sont d'ordinaire pleins de puissance. S'il n'est point entouré derespects officiels, ses fils du moins l'abordent avec confiance. Il n'y a point de formulereconnue pour lui adresser la parole; mais on lui parle sans cesse, et on le consulte volontierschaque jour. Le maître et le magistrat ont disparu; le père reste.

Il suffit, pour juger de la différence des deux états sociaux sur ce point, de parcourir lescorrespondances domestiques que les aristocraties nous ont laissées. Le style en est toujourscorrect, cérémonieux, rigide, et si froid, que la chaleur naturelle du cœur peut à peine s'ysentir à travers les mots.

Il règne, au contraire, dans toutes les paroles qu'un fils adresse à son père, chez lespeuples démocratiques, quelque chose de libre, de familier et de tendre à la fois, qui faitdécouvrir au premier abord que des rapports nouveaux se sont établis au sein de la famille.

Une révolution analogue modifie les rapports mutuels des enfants.

Dans la famille aristocratique, aussi bien que dans la société aristocratique, toutes lesplaces sont marquées. Non seulement le père y occupe un rang à part et y jouit d'immensesprivilèges; les enfants eux-mêmes ne sont point égaux entre eux: l'âge et le sexe fixentirrévocablement à chacun son rang et lui assurent certaines prérogatives. La démocratierenverse ou abaisse la plupart de ces barrières.

Dans la famille aristocratique, l'aîné des fils héritant de la plus grande partie des biens etde presque tous les droits, devient le chef et jusqu'à un certain point le maître de ses frères. À

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lui la grandeur et le pouvoir, à eux la médiocrité et la dépendance. Toutefois, on aurait tortde croire que, chez les peuples aristocratiques, les privilèges de l'aîné ne fussent avantageuxqu'a lui seul, et qu'ils n'excitassent autour de lui que l'envie et la haine.

L'aîné s'efforce d'ordinaire de procurer la richesse et le pouvoir a ses frères, parce quel'éclat général de la maison rejaillit sur celui qui la représente; et les cadets cherchent àfaciliter à l'aîné toutes ses entreprises, parce que la grandeur et la force du chef de la famillele met de plus en plus en état d'en élever tous les rejetons.

Les divers membres de la famille aristocratique sont donc fort étroitement liés les unsaux autres; leurs intérêts se tiennent, leurs esprits sont d'accord; mais il est rare que leurscœurs s'entendent.

La démocratie attache aussi les frères les uns aux autres; mais elle s'y prend d'une autremanière.

Sous les lois démocratiques , les enfants sont parfaitement égaux, par conséquentindépendants; rien ne les rapproche forcément, mais aussi rien ne les écarte ; et, comme ilsont une origine commune, qu'ils s'élèvent sous le même toit, qu'ils sont l'objet des mêmessoins, et qu'aucune prérogative particulière ne les distingue ni ne les sépare, on voit aisémentnaître parmi eux la douce et juvénile intimité du premier age. Le lien ainsi formé aucommencement de la vie, il ne se présente guère d'occasions de le rompre car la fraternité lesrapproche chaque jour sans les gêner.

Ce n'est donc point par les intérêts, c'est par la communauté des souvenirs et la libresympathie des opinions et des goûts que la démocratie attache les frères les uns aux autres.Elle divise leur héritage, mais elle permet que leurs âmes se confondent.

La douceur de ces mœurs démocratiques est si grande que les partisans de l'aristocratieeux-mêmes s'y laissent prendre, et que, après l'avoir goûtée quelque temps, ils ne sont pointtentés de retourner aux formes respectueuses et froides de la famille aristocratiques. Ilsconserveraient volontiers les habitudes domestiques de la démocratie, pourvu qu'ils pussentrejeter son état social et ses lois. Mais ces choses se tiennent, et l'on ne saurait jouir des unessans souffrir les autres.

Ce que je viens de dire de l'amour filial et de la tendresse fraternelle doit s'entendre detoutes les passions qui prennent spontanément leur source dans la nature elle-même.

Lorsqu'une certaine manière de penser ou de sentir est le produit d'un état particulier del'humanité, cet état venant à changer, il ne reste rien. C'est ainsi que la loi peut attacher trèsétroitement deux citoyens l'un à l'autre; la loi abolie, ils se séparent. Il n'y avait rien de plusserré que le nœud qui unissait le vassal au seigneur, dans le monde féodal. Maintenant, cesdeux hommes ne se connaissent plus. La crainte, la reconnaissance et l'amour qui les liaientjadis ont disparu. On n'en trouve point la trace.

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Mais il n'en est pas ainsi des sentiments naturels à l'espèce humaine. Il est rare que la loi,en s'efforçant de plier ceux-ci d'une certaine manière, ne les énerve; qu'en voulant y ajouter,elle ne leur ôte point quelque chose, et qu'ils ne soient pas toujours plus forts, livrés à eux-mêmes.

La démocratie, qui détruit ou obscurcit presque toutes les anciennes conventions socialeset qui empêche que les hommes ne s'arrêtent aisément à de nouvelles, fait disparaîtreentièrement la plupart des sentiments qui naissent de ces conventions. Mais elle ne fait quemodifier les autres, et souvent elle leur donne une énergie et une douceur qu'ils n'avaient pas.

Je pense qu'il n'est pas impossible de renfermer dans une seule phrase tout le sens de cechapitre et de plusieurs autres qui le précèdent. La démocratie détend les liens sociaux, maiselle resserre les liens naturels. Elle rapproche les parents dans le même temps qu'elle sépareles citoyens.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE IX

ÉDUCATION DES JEUNES FILLES AUXÉTATS-UNIS

Il n'y a jamais eu de sociétés libres sans mœurs, et, ainsi que je l'ai dit dans la premièrepartie de cet ouvrage, c’est la femme qui fait les mœurs. Tout ce qui influe sur la conditiondes femmes, sur leurs habitudes et leurs opinions, a donc un grand intérêt politique à mesyeux.

Chez presque toutes les nations protestantes, les jeunes filles sont infiniment plusmaîtresses de leurs actions que chez les peuples catholiques.

Cette indépendance est encore plus grande dans les pays protestants qui, ainsi quel'Angleterre, ont conservé ou acquis le droit de se gouverner eux-mêmes. La liberté pénètrealors dans la famille par les habitudes politiques et par les croyances religieuses.

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Aux États-Unis, les doctrines du protestantisme viennent se combiner avec uneConstitution très libre et un état social très démocratique; et nulle part la jeune fille n'est pluspromptement ni plus complètement livrée à elle-même.

Longtemps avant que la jeune Américaine ait atteint l'âge nubile, on commence àl'affranchir peu à peu de la tutelle maternelle; elle n'est point encore entièrement sortie del'enfance, que déjà elle pense par elle-même, parle librement et agit seule; devant elle estexposé sans cesse le grand tableau du monde; loin de chercher à lui en dérober la vue, on ledécouvre chaque jour de plus en plus à ses regards, et on lui apprend à le considérer d'un oeilferme et tranquille. Ainsi, les vices et les périls que la société présente ne tardent pas à luiêtre révélés; elle les voit clairement, les juge sans illusion et les affronte sans crainte; car elleest pleine de confiance dans ses forces, et sa confiance semble partagée par tous ceux quil'environnent.

Il ne faut donc presque jamais s'attendre à rencontrer chez la jeune fille d'Amérique cettecandeur virginale au milieu des naissants désirs, non plus que ces grâces naïves et ingénuesqui accompagnent d'ordinaire chez l'Européenne le passage de l'enfance à la jeunesse. Il estrare que l'Américaine, quel que soit son âge, montre une timidité et une ignorance puériles.Comme la jeune fille d'Europe, elle veut plaire, mais elle sait précisément à quel prix. Si ellene se livre pas au mal, du moins elle le connaît; elle a des mœurs pures plutôt qu'un espritchaste.

J'ai souvent été surpris et presque effrayé en voyant la dextérité singulière et l'heureuseaudace avec lesquelles ces jeunes filles d'Amérique savaient conduire leurs pensées et leursparoles au milieu des écueils d'une conversation enjouée; un philosophe aurait bronché centfois sur l'étroit chemin qu'elles parcouraient sans accidents et sans peine.

Il est facile, en effet de reconnaître que, au milieu même de l'indépendance de sapremière jeunesse, l'Américaine ne cesse jamais entièrement d'être maîtresse d'elle-même;elle jouit de tous les plaisirs permis sans s'abandonner a aucun d'eux, et sa raison ne lâchepoint les rênes, quoiqu'elle semble souvent les laisser flotter.

En France, où nous mêlons encore d'une si étrange manière, dans nos opinions et dansnos goûts, des débris de tous les âges, il nous arrive souvent de donner aux femmes uneéducation timide, retirée et presque claustrale, comme au temps de l'aristocratie, et nous lesabandonnons ensuite tout à coup, sans guide et sans secours, au milieu des désordresinséparables d'une société démocratique.

Les Américains sont mieux d'accord avec eux-mêmes.

Ils ont vu que, au sein d'une démocratie, l'indépendance individuelle ne pouvait manquerd'être très grande, la jeunesse hâtive, les goûts mal contenus, la coutume changeante,l'opinion publique souvent incertaine ou impuissante l'autorité paternelle faible et le pouvoirmarital contesté.

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Dans cet état de choses, ils ont jugé qu'il y avait peu de chances de pouvoir comprimerchez la femme les passions les plus tyranniques du cœur humain, et qu'il était plus sûr de luienseigner l'art de les combattre elle-même. Comme ils ne pouvaient empêcher que sa vertune fût souvent en péril, ils ont voulu qu'elle sût la défendre, et ils ont plus compté sur le libreeffort de sa volonté que sur des barrières ébranlées, ou détruites. Au lieu de la tenir dans ladéfiance d'elle-même, ils cherchent donc sans cesse à accroître sa confiance en ses propresforces. N'ayant ni la possibilité ni le désir de maintenir la jeune fille dans une perpétuelle etcomplète ignorance, ils se sont hâtés de lui donner une connaissance précoce de touteschoses. Loin de lui cacher les corruptions du monde, ils ont voulu qu'elle les vît dès l'abordet qu'elle s'exerçât d'elle-même à les fuir, et ils ont mieux aimé garantir son honnêteté que detrop respecter son innocence.

Quoique les Américains soient un peuple fort religieux, ils ne s'en sont pas rapportés à lareligion seule pour défendre la vertu de la femme; ils ont cherché à armer sa raison. En ceci,comme en beaucoup d'autres circonstances, ils ont suivi la même méthode. Ils ont d'abordfait d'incroyables efforts pour obtenir que l'indépendance individuelle se réglât d'elle-même,et ce n'est que, arrivés aux dernières limites de la force humaine, qu'ils ont enfin appelé lareligion à leur secours.

Je sais qu'une pareille éducation n'est pas sans danger; je n'ignore pas non plus qu'elletend à développer le jugement aux dépens de l'imagination, et à faire des femmes honnêtes etfroides plutôt que des épouses tendres et d'aimables compagnes de l'homme. Si la société enest plus tranquille et mieux réglée, la vie privée en a souvent moins de charmes. Mais ce sontlà des maux secondaires, qu'un intérêt plus grand doit faire braver. Parvenus au point où noussommes, il ne nous est plus permis de faire un choix: il faut une éducation démocratiquepour garantir la femme des périls dont les institutions et les mœurs de la démocratiel'environnent.

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CHAPITRE X

COMMENT LA JEUNE FILLESE RETROUVE SOUS LES TRAITS DEL'ÉPOUSE

En Amérique, l'indépendance de la femme vient se perdre sans retour au milieu des liensdu mariage. Si la jeune fille y est moins contrainte que partout ailleurs, l'épouse s'y soumet àdes obligations plus étroites. L'une fait de la maison paternelle un lieu de liberté et de plaisir,l'autre vit dans la demeure de son mari comme dans un cloître.

Ces deux états si différents ne sont peut-être pas si contraires qu'on le suppose, et il estnaturel que les Américains passent par l'un pour arriver à l'autre.

Les peuples religieux et les nations industrielles se font une idée particulièrement gravedu mariage. Les uns considèrent la régularité de la vie d'une femme comme la meilleuregarantie et le signe le plus certain de la pureté de ses mœurs. Les autres y voient le gageassuré de l'ordre et de la prospérité de la maison.

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Les Américains forment tout à la fois une nation puritaine et un peuple commerçant;leurs croyances religieuses, aussi bien que leurs habitudes industrielles, les portent donc àexiger de la femme une abnégation d’elle-même et un sacrifice continuel de ses plaisirs à sesaffaires, qu'il est rare de lui demander en Europe. Ainsi, il règne aux États-Unis une opinionpublique inexorable qui renferme avec soin la femme dans le petit cercle des intérêts et desdevoirs domestiques, et qui lui défend d'en sortir.

A son entrée dans le monde, la jeune Américaine trouve ces notions fermement établies;elle voit les règles qui en découlent; elle ne tarde pas à se convaincre qu'elle ne saurait sesoustraire un moment aux usages de ses contemporains, sans mettre aussitôt en péril satranquillité, son honneur et jusqu'à son existence sociale, et elle trouve, dans la fermeté de saraison et dans les habitudes viriles que son éducation lui a données, l'énergie de s'ysoumettre.

On peut dire que c’est dans l'usage de l'indépendance qu'elle a puisé le courage d'en subirsans lutte et sans murmure le sacrifice, quand le moment est venu de se l'imposer.

L'Américaine, d'ailleurs, ne tombe jamais dans les liens du mariage comme dans unpiège tendu à sa simplicité et à son ignorance. On lui a appris d'avance ce qu'on attendaitd'elle, et c’est d'elle-même et librement qu'elle se place sous le joug. Elle supportecourageuse ment sa condition nouvelle, parce qu'elle l'a choisie.

Comme en Amérique la discipline paternelle est fort lâche et que le lien conjugal est fortétroit, ce n'est qu'avec circonspection et avec crainte qu'une jeune fille le contracte. On n'yvoit guère d'unions précoces. Les Américaines ne se marient donc que quand leur raison estexercée et mûrie; tandis qu'ailleurs la plupart des femmes ne commencent d'ordinaire àexercer et mûrir leur raison que dans le mariage.

Je suis, du reste, très loin de croire que ce grand changement qui s'opère dans toutes leshabitudes des femmes aux États-Unis, aussitôt qu'elles sont mariées, ne doive être attribuéqu'à la contrainte de l'opinion publique. Souvent elles se l'imposent elles-mêmes par le seuleffort de leur volonté.

Lorsque le temps est arrivé de choisir un époux, cette froide et austère raison que la librevue du monde a éclairée et affermie indique à L'Américaine qu'un esprit léger et indépendantdans les liens du mariage est un sujet de trouble éternel, non de plaisir; que les amusementsde la jeune fille ne sauraient devenir les délassements de l'épouse, et que pour la femme lessources du bonheur sont dans la demeure conjugale. Voyant d'avance et avec clarté le seulchemin qui peut conduire à la félicité domestique, elle y entre dès ses premiers pas, et le suitjusqu'au bout sans chercher à retourner en arrière.

Cette même vigueur de volonté que font voir les jeunes épouses d'Amérique, en se plianttout à coup et sans se plaindre aux austères devoirs de leur nouvel état, se retrouve du restedans toutes les grandes épreuves de leur vie.

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n'y a pas de pays au monde où les fortunes particulières soient plus instables qu'auxÉtats-Unis. il n'est pas rare que, dans le cours de son existence, le même homme monte etredescende tous les degrés qui conduisent de l'opulence à la pauvreté.

Les femmes d'Amérique supportent ces révolutions avec une tranquille et indomptableénergie. On dirait que leurs désirs se resserrent avec leur fortune, aussi aisément qu'ilss'étendent.

La plupart des aventuriers qui vont peupler chaque année les solitudes de l'Ouestappartiennent, ainsi que je l'ai dit dans mon premier ouvrage, à l'ancienne race anglo-américaine du Nord. Plusieurs de ces hommes qui courent avec tant d'audace vers la richessejouissaient déjà de l'aisance dans leur pays. Ils mènent avec eux leurs compagnes, et fontpartager à celles-ci les périls et les misères sans nombre qui signalent toujours lecommencement de pareilles entreprises. J'ai souvent rencontré jusque sur les limites dudésert de jeunes femmes qui, après avoir été élevées au milieu de toutes les délicatesses desgrandes villes de la Nouvelle-Angleterre, étaient passées, presque sans transition, de la richedemeure de leurs parents dans une hutte mal fermée au sein d'un bois. La fièvre, la solitude,l'ennui, n'avaient point brisé les ressorts de leur courage. Leurs traits semblaient altérés etflétris, mais leurs regards étaient fermes. Elles paraissaient tout à la fois tristes et résolues.

Je ne doute point que ces jeunes Américaines n'eussent amassé, dans leur éducationpremière, cette force intérieure dont elles faisaient alors usage.

C'est donc encore la jeune fille qui, aux États-Unis, se retrouve sous les traits de l'épouse;le rôle a changé, les habitudes diffèrent, l'esprit est le même.

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CHAPITRE XI

Comment l'égalité des conditions contribueà maintenir les bonnes mœurs en Amérique

Il y a des philosophes et des historiens qui ont dit, ou ont laissé entendre, que les femmesétaient plus ou moins sévères dans leurs mœurs suivant qu'elles habitaient plus ou moins loinde l'équateur. C'est se tirer d'affaire à bon marché, et, à ce compte, il suffirait d'une sphère etd'un compas pour résoudre en un instant l'un des plus difficiles problèmes que l'humanitéprésente.

Je ne vois point que cette doctrine matérialiste soit établie par les faits.

Les mêmes nations se sont montrées, à différentes époques de leur histoire, chastes oudissolues. La régularité ou le désordre de leurs mœurs tenait donc à quelques causeschangeantes, et non pas seulement à la nature du pays, qui ne changeait point.

Je ne nierai pas que, dans certains climats, les passions qui naissent de l'attrait réciproquedes sexes ne soient particulièrement ardentes; mais je pense que cette ardeur naturelle peuttoujours être excitée ou contenue par l'état social et les institutions politiques.

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Quoique les voyageurs qui ont visité l'Amérique du Nord diffèrent entre eux sur plusieurspoints, ils s'accordent tous à remarquer que les mœurs y sont infiniment plus sévères quepartout ailleurs.

Il est évident que, sur ce point, les Américains sont très supérieurs à leurs pères lesAnglais. Une vue superficielle des deux nations suffit pour le montrer.

En Angleterre, comme dans toutes les autres contrées de l'Europe, la malignité publiques'exerce sans cesse sur les faiblesses des femmes. On entend souvent les philosophes et leshommes d'État s'y plaindre de ce que les mœurs ne sont pas assez régulières, et la littératurele fait supposer tous les jours.

En Amérique, tous les livres, sans en excepter les romans, supposent les femmes chastes,et personne n'y raconte aventures galantes.

Cette grande régularité des mœurs américaines tient sans doute en partie au pays, à larace, à la religion. Mais toutes ces causes, qui se rencontrent ailleurs, ne suffisent pas encorepour l'expliquer. Il faut pour cela recourir à quelque raison particulière.

Cette raison me paraît être l'égalité et les institutions qui en découlent.

L'égalité des conditions ne produit pas à elle seule la régularité des mœurs; mais on nesaurait douter qu'elle ne la facilite et l'augmente.

Chez les peuples aristocratiques, la naissance et la fortune font souvent de l'homme et dela femme des êtres si différents qu'ils ne sauraient jamais parvenir à s'unir l'un à l'autre. Lespassions les rapprochent, mais l'état social et les idées qu'il suggère les empêchent de se lierd'une manière permanente et ostensible. De là naissent nécessairement un grand nombred'unions passagères et clandestines. La nature s'y dédommage en secret de la contrainte queles lois lui imposent.

Ceci ne se voit pas de même quand l'égalité des conditions a fait tomber toutes lesbarrières imaginaires ou réelles qui séparaient l'homme de la femme. Il n'y a point alors dejeune fille qui ne croie pouvoir devenir l'épouse de l'homme qui la préfère; ce qui rend ledésordre des mœurs avant le mariage fort difficile. Car, quelle que soit la crédulité despassions, il n'y a guère moyen qu'une femme se persuade qu'on l'aime lorsqu'on estparfaitement libre de l'épouser et qu'on ne le fait point.

La même cause agit, quoique d'une manière plus indirecte, dans le mariage.

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Rien ne sert mieux à légitimer l'amour illégitime aux yeux de ceux qui l'éprouvent ou dela foule qui le contemple, que des unions forcées ou faites au hasard 1.

1 Il est aisé de se convaincre de cette vérité en étudiant les différentes littératures de I'Europe. Lorsqu'un

Européen veut retracer dans ses fictions quelques-unes des grandes catastrophes qui se font voir i souventparmi nous au sein du mariage, il a soin d'exciter d'avance la pitié du lecteur en lui montrant des êtres malassortis ou contraints. Quoique une longue tolérance ait depuis longtemps relâché nos mœurs, ilparviendrait difficilement à nous intéresser aux malheurs de ces personnages S'il ne commençait par faireexcuser leur faute. Cet artifice ne manque guère de réussir. Le spectacle journalier dont nous sommestémoins nous prépare de loin à l'indulgence.

Les écrivains américains ne sauraient rendre aux yeux de leurs lecteurs de pareilles excusesvraisemblables; leurs usages, leurs lois, s'y refusent et, désespérant de rendre le désordre aimable, ils ne lepeignent point. C'est, en partie, à cette cause qu'il faut attribuer le petit nombre de romans qui se publientaux États-Unis.

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Dans un pays où la femme exerce toujours librement son choix, et où l'éducation l'a miseen état de bien choisir, l'opinion publique est inexorable pour ses fautes.

Le rigorisme des Américains naît, en partie, de là. Ils considèrent le mariage comme uncontrat souvent onéreux, mais dont cependant on est tenu à la rigueur d'exécuter toutes lesclauses, parce qu'on a pu les connaître toutes à l'avance et qu'on a joui de la liberté entière dene s'obliger a rien.

Ce qui rend la fidélité plus obligatoire la rend plus facile.

Dans les pays aristocratiques le mariage a plutôt pour but d'unir des biens que despersonnes; aussi arrive-t-il quelquefois que le mari y est pris à l'école et la femme ennourrice. Il n'est pas étonnant que le lien conjugal qui retient unies les fortunes des deuxépoux laisse leurs cœurs errer à l'aventure. Cela découle naturellement de l'esprit du contrat.

Quand, au contraire, chacun choisit toujours lu même sa compagne, saris que riend'extérieur le gêne, i même le dirige, ce n'est d'ordinaire que la similitude des goûts et desidées qui rapproche l'homme et la femme; et cette même similitude les retient et les fixe l'unà côté de l'autre.

Nos pères avaient conçu une opinion singulière en fait de mariage.

Comme ils s'étaient aperçus que le petit nombre de mariages d'inclination qui se faisaientde leur temps avaient presque toujours eu une issue funeste, ils en avaient conclu résolumentqu'en pareille matière il était très dangereux de consulter son propre cœur. Le hasard leurparaissait plus clairvoyant que le choix.

Il n'était pas bien difficile de voir cependant que les exemples qu'ils avaient sous les yeuxne prouvaient rien.

Je remarquerai d'abord que, si les peuples démocratiques accordent aux femmes le droitde choisir librement leur mari, ils ont soin de fournir d'avance à leur esprit les lumières, et àleur volonté la force qui peuvent être nécessaires pour un pareil choix; tandis que les jeunesfilles qui, chez les peuples aristocratiques, échappent furtivement à l'autorité paternelle pourse jeter d'elles-mêmes dans les bras d'un homme qu'on ne leur a donné ni le temps deconnaître, ni la capacité de juger, manquent de toutes ces garanties. On ne saurait être surprisqu'elles fassent un mauvais usage de leur libre arbitre, la première fois qu'elles en usent; niqu'elles tombent dans de si cruelles erreurs lorsque, sans avoir reçu l'éducation démocratique,elles veulent suivre, en se mariant, les coutumes de la démocratie.

Mais il y a plus.

Lorsqu'un homme et une femme veulent se rapprocher à travers les inégalités de l'étatsocial aristocratique, ils ont d'immenses obstacles à vaincre. Après avoir rompu ou desserré

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les liens de l'obéissance filiale, il leur faut échapper, par un dernier effort, à l'empire de lacoutume et à la tyrannie de l'opinion; et, lorsque enfin ils sont arrivés au bout de cette rudeentreprise, ils se trouvent comme des étrangers au milieu de leurs amis naturels et de leursproches: le préjugé qu'ils ont franchi les en sépare. Cette situation ne tarde pas à abattre leurcourage et à aigrir leurs cœurs.

Si donc il arrive que des époux unis de cette manière sont d'abord malheureux, et puiscoupables, il ne faut pas l'attribuer à ce qu'ils se sont librement choisis, mais plutôt à ce qu'ilsvivent dans une société qui n'admet point de pareils choix.

On ne doit pas oublier, d'ailleurs, que le même effort qui fait sortir violemment unhomme d'une erreur commune, l'entraîne presque toujours hors de la raison; que, pour oserdéclarer une guerre, même légitime, aux idées de son siècle et de son pays, il faut avoir dansl'esprit une certaine disposition violente et aventureuse, et que des gens de ce caractère,quelque direction qu'ils prennent, parviennent rarement au bonheur et à la vertu. Et c'est,pour le dire en passant, ce qui explique pourquoi, dans les révolutions les plus nécessaires etles plus saintes, il se rencontre si peu de révolutionnaires modérés et honnêtes.

Que, dans un siècle d'aristocratie, un homme s'avise par hasard de ne consulter dansl'union conjugale d'autres convenances que son opinion particulière et son goût, et que ledésordre des mœurs et la misère ne tardent pas ensuite à s'introduire dans son ménage, il nefaut donc pas s'en étonner. Mais, lorsque cette même manière d'agir est dans l'ordre naturel etordinaire des choses; que l'état social la facilite; que la puissance paternelle s'y prête et quel'opinion publique la préconise, on ne doit pas douter que la paix intérieure des familles n'endevienne plus grande, et que la foi conjugale n'en soit mieux gardée.

Presque tous les hommes des démocraties parcourent une carrière politique ou exercentune profession, et, d'une autre part, la médiocrité des fortunes y oblige la femme à serenfermer chaque jour dans l'intérieur de sa demeure, afin de présider elle-même, et de trèsprès, aux détails de l'administration domestique.

Tous ces travaux distincts et forcés sont comme autant de barrières naturelles qui,séparant les sexes, rendent les sollicitations de l'un plus rares et moins vives, et la résistancede l'autre plus aisée.

Ce n'est pas que l'égalité des conditions puisse jamais parvenir à rendre l'homme chaste;mais elle donne au désordre de ses mœurs un caractère moins dangereux. Comme personnen'a plus alors le loisir ni l'occasion d'attaquer les vertus qui veulent se défendre, on voit tout àla fois un grand nombre de courtisanes et une multitude de femmes honnêtes.

Un pareil état de choses produit de déplorables misères individuelles, mais il n'empêchepoint que le corps social ne soit dispos et fort; il ne détruit pas les liens de famille et n'énervepas les mœurs nationales. Ce qui met en danger la société, ce n'est pas la grande corruption

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chez quelques-uns, c’est le relâchement de tous. Aux yeux du législateur, la prostitution estbien moins à redouter que la galanterie.

Cette vie tumultueuse et sans cesse tracassée, que l'égalité donne aux hommes, ne lesdétourne pas seulement de l'amour en leur ôtant le loisir de s'y livrer; elle les en écarteencore par un chemin plus secret, mais plus sûr.

Tous les hommes qui vivent dans les temps démocratiques contractent plus ou moins leshabitudes intellectuelles des classes industrielles et commerçantes; leur esprit prend un toursérieux, calculateur et positif; il se détourne volontiers de l'idéal pour se diriger vers quelquebut visible et prochain qui se présente comme le naturel et nécessaire objet des désirs.L'égalité ne détruit pas ainsi l'imagination; mais elle la limite et ne lui permet de voler qu'enrasant la terre.

Il n'y a rien de moins rêveur que les citoyens d'une démocratie, et l'on n'en voit guère quiveuillent s'abandonner à ces contemplations oisives et solitaires qui précèdent d'ordinaire etqui produisent les grandes agitations du cœur.

Ils mettent, il est vrai, beaucoup de prix à se procurer cette sorte d'affection profonde,régulière et paisible, qui fait le charme et la sécurité de la vie; mais ils ne courent pasvolontiers après des émotions violentes et capricieuses qui la troublent et l'abrègent.

Je sais que tout ce qui précède n'est complètement applicable qu'à l'Amérique et ne peut,quant à présent, s'étendre d'une manière générale à l'Europe.

Depuis un demi-siècle que les lois et les habitudes poussent avec une énergie sanspareille plusieurs peuples européens vers la démocratie, on ne voit point que chez ces nationsles rapports de l'homme et de la femme soient devenus plus réguliers et plus chastes. Lecontraire se laisse même apercevoir en quelques endroits. Certaines classes sont mieuxréglées; la moralité générale paraît plus lâche. Je ne craindrai pas de le remarquer, car je neme sens pas mieux disposé à flatter mes contemporains qu'à en médire.

Ce spectacle doit affliger, mais non surprendre.

L'heureuse influence qu'un état social démocratique peut exercer sur la régularité deshabitudes est un de ces faits qui ne sauraient se découvrir qu'à la longue. Si l'égalité desconditions est favorable aux bonnes mœurs, le travail social qui rend les conditions égales,leur est très funeste.

Depuis cinquante ans que la France se transforme, nous avons eu rarement de la liberté,mais toujours du désordre. Au milieu de cette confusion universelle des idées et de cetébranlement général des opinions, parmi ce mélange incohérent du juste et de l'injuste, duvrai et du faux, du droit et du fait, la vertu publique est devenue incertaine, et la moralitéprivée chancelante.

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Mais toutes les révolutions, quels que fussent leur objet et leurs agents, ont d'abordproduit des effets semblables. Celles mêmes qui ont fini par resserrer le lien des mœurs ontcommencé par le détendre.

Les désordres dont nous sommes souvent témoins ne me semblent donc pas un faitdurable. Déjà de curieux indices l'annoncent.

Il n'y a rien de plus misérablement corrompu qu'une aristocratie qui conserve sesrichesses en perdant son pouvoir, et qui, réduite à des jouissances vulgaires, possède encored'immenses loisirs. Les passions énergiques et les grandes pensées qui l'avaient animée jadisen disparaissent alors, et l'on n'y rencontre plus guère qu'une multitude de petits vicesrongeurs qui s'attachent à elle, comme des vers à un cadavre.

Personne ne conteste que l'aristocratie française du dernier siècle ne fût très dissolue;tandis que d'anciennes habitudes et de vieilles croyances maintenaient encore le respect desmœurs dans les autres classes.

On n'aura pas de peine non plus à tomber d'accord que, de notre temps, une certainesévérité de principes ne se fasse voir parmi les débris de cette même aristocratie, au lieu quele désordre des mœurs a paru s'étendre dans les rangs moyens et inférieurs de la société. Detelle sorte que les mêmes familles qui se montraient, il y a cinquante ans, les plus relâchées,se montrent aujourd'hui les plus exemplaires, et que la démocratie semble n'avoir moraliséque les classes aristocratiques.

La révolution, en divisant la fortune des nobles, en les forçant de s'occuper assidûment deleurs affaires et de leurs familles, en les renfermant avec leurs enfants sous le même toit, endonnant enfin un tour plus raisonnable et plus grave à leurs pensées, leur a suggéré, sansqu'ils s'en aperçoivent eux-mêmes, le respect des croyances religieuses, l'amour de l'ordre,des plaisirs paisibles, des joies domestiques et du bien-être; tandis que le reste de la nation,qui avait naturellement ces mêmes goûts, était entraîné vers le désordre par l'effort mêmequ'il fallait faire pour renverser les lois et les coutumes politiques.

L'ancienne aristocratie française a subi les conséquences de la Révolution, et elle n'apoint ressenti les passions révolutionnaires, ni partagé l'entraînement souvent anarchique quil'a produite; il est facile de concevoir qu'elle éprouve dans ses mœurs l'influence salutaire decette révolution avant ceux mêmes qui l'ont faite.

Il est donc permis de dire, quoique la chose au premier abord paraisse surprenante, que,de nos jours, ce sont les classes les plus antidémocratiques de la nation qui font le mieux voirl'espèce de moralité qu'il est raisonnable d'attendre de la démocratie.

Je ne puis m'empêcher de croire que, quand nous aurons obtenu tous les effets de larévolution démocratique, après être sortis du tumulte qu'elle a fait naître, ce qui n'est vraiaujourd'hui que de quelques-uns le deviendra peu à peu de tous.

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CHAPITRE XII

COMMENT LES AMÉRICAINSCOMPRENNENT L'ÉGALITÉDE L'HOMME ETDE LA FEMME

J'ai fait voir comment la démocratie détruisait ou modifiait les diverses inégalités que lasociété fait naître; mais est-ce là tout, et ne parvient-elle pas enfin à agir sur cette grandeinégalité de l'homme et de la femme, qui a semblé, jusqu'à nos jours, avoir ses fondementséternels dans la nature ?

Je pense que le mouvement social qui rapproche du même niveau le fils et le père, leserviteur et le maître, et, en général, l'inférieur et le supérieur, élève la femme et doit de plusen plus en faire l'égale de l'homme.

Mais c’est ici, plus que jamais, que je sens le besoin d'être bien compris; car il n'y a pasde sujet sur lequel l'imagination grossière et désordonnée de notre siècle se soit donné uneplus libre carrière.

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Il y a des gens en Europe qui, confondant les attributs divers des sexes, prétendent fairede l'homme et de la femme des êtres, non seulement égaux, mais semblables. Ils donnent àl'un comme à l'autre les mêmes fonctions, leur imposent les mêmes devoirs et leur accordentles mêmes droits; ils les mêlent en toutes choses, travaux, plaisirs, affaires. On peut aisémentconcevoir qu'en s'efforçant d'égaler ainsi un sexe à l'autre, on les dégrade tous les deux; etque de ce mélange grossier des oeuvres de la nature il ne saurait jamais sortir que deshommes faibles et des femmes déshonnêtes.

Ce n'est point ainsi que les Américains ont compris l'espèce d'égalité démocratique quipeut s'établir entre la femme et l'homme. Ils ont pensé que, puisque la nature avait établi unesi grande variété entre la constitution physique et morale de l'homme et celle de la femme,son but clairement indiqué était de donner à leurs différentes facultés un emploi divers; et ilsont jugé que le progrès ne consistait point à faire faire à peu près les mêmes choses à desêtres dissemblables, mais à obtenir que chacun d'eux s'acquittât le mieux possible de satâche. Les Américains ont appliqué aux deux sexes le grand principe d'économie politiquequi domine de nos jours l'industrie. Ils ont soigneusement divisé les fonctions de l'homme etde la femme, afin que le grand travail social fût mieux fait.

L'Amérique est le pays du monde où l'on a pris le soin le plus continuel de tracer auxdeux sexes des lignes d'action nettement séparées, et où l'on a voulu que tous deuxmarchassent d'un pas égal, mais dans des chemins toujours différents. Vous ne voyez pointd'Américaines diriger les affaires extérieures de la famille, conduire un négoce, ni pénétrerenfin dans la sphère politique; mais on n'en rencontre point non plus qui soient obligées de selivrer aux rudes travaux du labourage, ni à aucun des exercices pénibles qui exigent ledéveloppement de la force physique. Il n'y a pas de familles si pauvres qui fassent exceptionà cette règle.

Si L'Américaine ne peut point s'échapper du cercle paisible des occupations domestiques,elle n'est, d'autre part, jamais contrainte d'en sortir.

De là vient que les Américaines, qui font souvent voir une mâle raison et une énergietoute virile, conservent en général une apparence très délicate, et restent toujours femmes parles manières, bien qu'elles se montrent hommes quelquefois par l'esprit et le cœur.

Jamais non plus les Américains n'ont imaginé que la conséquence des principesdémocratiques fût de renverser la puissance maritale et d'introduire la confusion des autoritésdans la famille. Ils ont pensé que toute association, pour être efficace, devait avoir un chef, etque le chef naturel de l'association conjugale était l'homme. Ils ne refusent donc point àcelui-ci le droit de diriger sa compagne; et ils croient que, dans la petite société du mari et dela femme, ainsi que dans la grande société politique, l'objet de la démocratie est de régler etde légitimer les pouvoirs nécessaires, et non de détruire tout pouvoir.

Cette opinion n'est point particulière à un sexe et combattue par l'autre.

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Je n'ai pas remarqué que les Américaines considérassent l'autorité conjugale comme uneusurpation heureuse de leurs droits, ni qu'elles crussent que ce fût s'abaisser de s'y soumettre.Il m'a semblé voir, au contraire, qu'elles se faisaient une sorte de gloire du volontaireabandon de leur volonté, et qu'elles mettaient leur grandeur à se plier d'elles-mêmes au jouget non à s'y soustraire. C'est là, du moins, le sentiment qu'expriment les plus vertueuses: lesautres se taisent, et l'on n'entend point aux États-Unis d'épouse adultère réclamerbruyamment les droits de la femme, en foulant aux pieds ses plus saints devoirs.

On a remarqué souvent qu'en Europe un certain mépris se découvre au milieu même desflatteries que les hommes prodiguent aux femmes: bien que l'Européen se fasse souventl'esclave de la femme, on voit qu'il ne la croit jamais sincèrement son égale.

Aux États-Unis, on ne loue guère les femmes; mais on montre chaque jour qu'on lesestime.

Les Américains font voir sans cesse une pleine confiance dans la raison de leurcompagne, et un respect profond pour sa liberté. Ils jugent que son esprit est aussi capableque celui de l'homme de découvrir la vérité toute nue, et son cœur assez ferme pour la suivre;et ils n'ont jamais cherché à mettre la vertu de l'un plus que celle de l'autre à l'abri despréjugés, de l'ignorance ou de la peur.

Il semble qu'en Europe, où l'on se soumet si aisément à l'empire despotique des femmes,on leur refuse cependant quelques-uns des plus grands attributs de l'espèce humaine, et qu'onles considère comme des êtres séduisants et incomplets; et, ce dont on ne saurait trops'étonner, c’est que les femmes elles-mêmes finissent par se voir sous le même jour, etqu'elles ne sont pas éloignées de considérer comme un privilège la faculté qu'on leur laissede se montrer futiles, faibles et craintives. Les Américaines ne réclament point de semblablesdroits.

On dirait, d'une autre part, qu'en fait de mœurs, nous ayons accordé à l'homme une sorted'immunité singulière; de telle sorte qu'il y ait comme une vertu à son usage, et une autre àcelui de sa compagne; et que, suivant l'opinion publique, le même acte puisse êtrealternativement un crime ou seulement une faute.

Les Américains ne connaissent point cet inique partage des devoirs et des droits. Chezeux, le séducteur est aussi déshonoré que sa victime.

Il est vrai que les Américains témoignent rarement aux femmes ces égards empressésdont on se plaît à les environner en Europe; mais ils montrent toujours, par leur conduite,qu'ils les supposent vertueuses et délicates; et ils ont un si grand respect pour leur libertémorale, qu'en leur présence chacun veille avec soin sur ses discours, de peur qu'elles nesoient forcées d'entendre un langage qui les blesse. En Amérique, une jeune fille entreprend,seule et sans crainte, un long voyage.

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Les législateurs des États-Unis, qui ont adouci presque toutes les dispositions du codepénal, punissent de mort le viol; et il n'est point de crimes que l'opinion publique poursuiveavec une ardeur plus inexorable. Cela s'explique: comme les Américains ne conçoivent riende plus précieux que l'honneur de la femme, et rien de si respectable que son indépendance,ils estiment qu'il n'y a pas de châtiment trop sévère pour ceux qui les lui enlèvent malgré elle.

En France, où le même crime est frappé de peines beaucoup plus douces, il est souventdifficile de trouver un jury qui condamne. Serait-ce mépris de la pudeur, ou mépris de lafemme ? Je ne puis m'empêcher de croire que c’est l'un et l'autre.

Ainsi, les Américains ne croient pas que l'homme et la femme aient le devoir ni le droitde faire les mêmes choses, mais ils montrent une même estime pour le rôle de chacun d'eux,et ils les considèrent comme des êtres dont la valeur est égale, quoique la destinée diffère. Ilsne donnent point au courage de la femme la même forme ni le même emploi qu'à celui del'homme; mais ils ne doutent jamais de son courage; et s'ils estiment que l'homme et sacompagne ne doivent pas toujours employer leur intelligence et leur raison de la mêmemanière, ils jugent, du moins, que la raison de l'une est aussi assurée que celle de l'autre, etson intelligence aussi claire.

Les Américains, qui ont laissé subsister dans la société l'infériorité de la femme, l'ontdonc élevée de tout leur pouvoir, dans le monde intellectuel et moral, au niveau de l'homme;et, en ceci, ils me paraissent avoir admirablement compris la véritable notion du progrèsdémocratique.

Pour moi, je n'hésiterai pas à le dire: quoique aux États-Unis la femme ne sorte guère ducercle domestique, et qu'elle y soit, à certains égards, fort dépendante, nulle part sa positionne m'a semblé plus haute; et si, maintenant que j'approche de la fin de ce livre, où j'ai montrétant de choses considérables faites par les Américains, on me demandait à quoi je pense qu'ilfaille principalement attribuer la prospérité singulière et la force croissante de ce peuple, jerépondrais que c’est à la supériorité de ses femmes.

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CHAPITRE XIII

Comment l'égalité divisenaturellement les Américainsen une multitude de petites sociétésparticulières

On serait porté à croire que la conséquence dernière et l'effet nécessaire des institutionsdémocratiques est de confondre les citoyens dans la vie privée aussi bien que dans la viepublique, et de les forcer tous à mener une existence commune.

C'est comprendre sous une forme bien grossière et bien tyrannique l'égalité que ladémocratie fait naître.

Il n'y a point d'état social ni de lois qui puissent rendre les hommes tellement semblables,que l'éducation, la fortune et les goûts ne mettent entre eux quelque différence, et, si deshommes différents peuvent trouver quelquefois leur intérêt à faire, en commun, les mêmeschoses, on doit croire qu'ils n'y trouveront jamais leur plaisir. Ils échapperont donc toujours,quoi qu'on fasse, à la main du législateur; et, se dérobant par quelque endroit du cercle oùl'on cherche à les renfermer, ils établiront, à côté de la grande société politique, de petitessociétés privées, dont la similitude des conditions, des habitudes et des mœurs sera le lien.

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Aux États-Unis, les citoyens n'ont aucune prééminence les uns sur les autres; ils ne sedoivent réciproquement ni obéissance ni respect; ils administrent ensemble la justice etgouvernent l'État, et en général ils se réunissent tous pour traiter les affaires qui influent surla destinée commune; mais je n'ai jamais ouï dire qu'on prétendît les amener à se divertir tousde la même manière, ni a se réjouir confusément dans les mêmes lieux.

Les Américains, qui se mêlent si aisément dans l'enceinte des assemblées politiques etdes tribunaux, se divisent, au contraire, avec grand soin, en petites associations fortdistinctes, pour goûter à part les jouissances de la vie privée. Chacun d'eux reconnaîtvolontiers tous ses concitoyens pour ses égaux, mais il n'en reçoit jamais qu'un très petitnombre parmi ses amis et ses hôtes.

Cela me semble très naturel. À mesure que le cercle de la société publique s'agrandit, ilfaut s'attendre à ce que la sphère des relations privées se resserre: au lieu d'imaginer que lescitoyens des sociétés nouvelles vont finir par vivre en commun, je crains bien qu'ilsn'arrivent enfin à ne plus former que de très petites coteries.

Chez les peuples aristocratiques, les différentes classes sont comme de vastes enceintes,d'où l'on ne peut sortir et où l'on ne saurait entrer. Les classes ne se communiquent pointentre elles; mais, dans l'intérieur de chacune d'elles, les hommes se pratiquent forcément tousles jours. Lors même que naturellement ils ne se conviendraient point, la convenancegénérale d'une même condition les rapproche.

Mais, lorsque ni la loi ni la coutume ne se chargent d'établir des relations fréquentes ethabituelles entre certains hommes, la ressemblance accidentelle des opinions et despenchants en décide; ce qui varie les sociétés particulières à l'infini.

Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les uns les autres, etse trouvent naturellement si proches qu'à chaque instant il peut leur arriver de se confondretous dans une masse commune, il se crée une multitude de classifications artificielles etarbitraires à l'aide desquelles chacun cherche à se mettre à l'écart, de peur d'être entraînémalgré soi dans la foule.

Il ne saurait jamais manquer d'en être ainsi; car on peut changer les institutions humaines,mais non l'homme: quel que soit l'effort général d'une société pour rendre les citoyens égauxet semblables, l'orgueil particulier des individus cherchera toujours à échapper au niveau, etvoudra former quelque part une inégalité dont il profite.

Dans les aristocraties, les hommes sont séparés les uns des autres par de hautes barrièresimmobiles; dans les démocraties, ils sont divisés par une multitude de petits fils presqueinvisibles, qu'on brise à tout moment et qu'on change sans cesse de place.

Ainsi, quels que soient les progrès de l'égalité, il se formera toujours chez les peuplesdémocratiques un grand nombre de petites associations privées au milieu de la grande société

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politique. Mais aucune d'elles ne ressemblera, par les manières, à la classe supérieure quidirige les aristocraties.

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CHAPITRE XlV

Quelques réflexionssur les manières américaines

Il n'y a rien, au premier abord, qui semble moins important que la forme extérieure desactions humaines, et il n'y a rien à quoi les hommes attachent plus de prix; ils s'accoutumentà tout, excepté à vivre dans une société qui n'a pas leurs manières. L'influence qu'exerce l'étatsocial et politique sur les manières vaut donc la peine d'être sérieusement examinée.

Les manières sortent, en général, du fond même des mœurs; et, de plus, elles résultentquelquefois d'une convention arbitraire, entre certains hommes. Elles sont en même tempsnaturelles et acquises.

Quand des hommes s'aperçoivent qu'ils sont les premiers sans contestation et sans peine;qu'ils ont chaque jour sous les yeux de grands objets dont ils s'occupent, laissant à d'autresles détails, et qu'ils vivent au sein d'une richesse qu'ils n'ont pas acquise et qu'ils ne craignentpas de perdre, on conçoit qu'ils éprouvent une sorte de dédain superbe pour les petits intérêts

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et les soins matériels de la vie, et qu'ils aient dans la pensée une grandeur naturelle que lesparoles et les manières révèlent.

Dans les pays démocratiques, les manières ont d'ordinaire peu de grandeur, parce que lavie privée y est fort petite. Elles sont souvent vulgaires, parce que la pensée n'y a que peud'occasions de s'y élever au-delà de la préoccupation des intérêts domestiques.

La véritable dignité des manières consiste à se montrer toujours a sa place, ni plus haut,ni plus bas; cela est à la portée du paysan comme du prince. Dans les démocraties, toutes lesplaces paraissent douteuses; d'où il arrive que les manières, qui y sont souvent orgueilleuses,y sont rarement dignes. De plus, elles ne sont jamais ni bien réglées ni bien savantes.

Les hommes qui vivent dans les démocraties sont trop mobiles pour qu'un certainnombre d'entre eux parviennent à établir un code de savoir-vivre et puissent tenir la main àce qu'on le suive. Chacun y agit donc à peu près à sa guise, et il y règne toujours une certaineincohérence dans les manières, parce qu'elles se conforment aux sentiments et aux idéesindividuelles de chacun, plutôt qu'à un modèle idéal donné d'avance à l'imitation de tous.

Toutefois, ceci est bien plus sensible au moment où l'aristocratie vient de tomber quelorsqu'elle est depuis longtemps détruite.

Les institutions politiques nouvelles et les nouvelles mœurs réunissent alors dans lesmêmes lieux et forcent souvent de vivre en commun des hommes que l'éducation et leshabitudes rendent encore prodigieusement dissemblables; ce qui fait ressortir à tout momentde grandes bigarrures. On se souvient encore qu'il a existé un code précis de la politesse;mais on ne sait déjà plus ni ce qu'il contient ni où il se trouve. Les hommes ont perdu la loicommune des manières, et ils n'ont pas encore pris le parti de s'en passer; mais chacuns'efforce de former, avec les débris des anciens usages, une certaine règle arbitraire etchangeante; de telle sorte que les manières n'ont ni la régularité ni la grandeur qu'elles fontsouvent voir chez les peuples aristocratiques, ni le tour simple et libre qu'on leur remarquequelquefois dans la démocratie; elles sont tout à la fois gênées et sans gêne.

Ce n'est pas là l'état normal.

Quand l'égalité est complète et ancienne, tous les hommes, ayant à peu près les mêmesidées et faisant à peu près les mêmes choses, n'ont pas besoin de s'entendre ni de se copierpour agir et parler de la même sorte; on voit sans cesse une multitude de petitesdissemblances dans leurs manières; on n'y aperçoit pas de grandes différences. Ils ne seressemblent jamais parfaitement, parce qu'ils n'ont pas le même modèle; ils ne sont jamaisfort dissemblables, parce qu'ils ont la même condition. Au premier abord, on dirait que lesmanières de tous les Américains sont exactement pareilles. Ce n'est qu'en les considérant defort près, qu'on aperçoit les particularités par où tous diffèrent.

Les Anglais se sont fort égayés aux dépens des manières américaines; et, ce qu'il y a departiculier, c’est que la plupart de ceux qui nous en ont fait un si plaisant tableau

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appartenaient aux classes moyennes d'Angleterre, auxquelles ce même tableau est fortapplicable. De telle sorte que ces impitoyables détracteurs présentent d'ordinaire l'exemplede ce qu'ils blâment aux États-Unis; ils ne s'aperçoivent pas qu'ils se raillent eux-mêmes,pour la grande joie de l'aristocratie de leur pays.

Rien ne fait plus de tort à la démocratie que la forme extérieure de ses mœurs. Bien desgens s'accommoderaient volontiers de ses vices, qui ne peuvent supporter ses manières.

Je ne saurais admettre, cependant, qu'il n'y ait rien à louer dans les manières des peuplesdémocratiques.

Chez les nations aristocratiques, tous ceux qui avoisinent la première classe s'efforcentd'ordinaire de lui ressembler, ce qui produit des imitations très ridicules et fort plates. Si lespeuples démocratiques ne possèdent point chez eux le modèle des grandes manières, ilséchappent du moins à l'obligation d'en voir tous les jours de méchantes copies.

Dans les démocraties, les manières ne sont jamais si raffinées que chez les peuplesaristocratiques; mais jamais non plus elles ne se montrent si grossières. On n'y entend ni lesgros mots de la populace, ni les expressions nobles et choisies des grands seigneurs. Il y asouvent de la trivialité dans les mœurs, mais point de brutalité ni de bassesse.

J'ai dit que dans les démocraties il ne saurait se former un code précis en fait de savoir-vivre. Ceci a son inconvénient et ses avantages. Dans les aristocraties, les règles de labienséance imposent à chacun la même apparence; elles rendent tous les membres de lamême classe semblables, en dépit de leurs penchants particuliers; elles parent le naturel et lecachent. Chez les peuples démocratiques, les manières ne sont ni aussi savantes ni aussirégulières; mais elles sont souvent plus sincères. Elles forment comme un voile léger et maltissu, à travers lequel les sentiments véritables et les idées individuelles de chaque homme selaissent aisément voir. La forme et le fond des actions humaines s'y rencontrent donc souventdans un rapport intime, et, si le grand tableau de l'humanité est moins orné, il est plus vrai. Etc'est ainsi que, dans un sens, on peut dire que l'effet de la démocratie n'est point précisémentde donner aux hommes certaines manières, mais d'empêcher qu'ils n'aient des manières.

On peut quelquefois retrouver dans une démocratie des sentiments, des passions, desvertus et des vices de l'aristocratie, mais non ses manières. Celles-ci se perdent etdisparaissent sans retour, quand la révolution démocratique est complète.

Il semble qu'il n'y a rien de plus durable que les manières d'une classe aristocratique; carelle les conserve encore quelque temps après avoir perdu ses biens et son pouvoir; ni de sifragile, car à peine ont-elles disparu, qu'on n'en retrouve plus la trace, et qu'il est difficile dedire ce qu'elles étaient du moment qu'elles ne sont plus. Un changement dans l'état socialopère ce prodige; quelques générations y suffisent.

Les traits principaux de l'aristocratie restent gravés dans l'histoire, lorsque l'aristocratieest détruite, mais les formes délicates et légères de ses mœurs disparaissent de la mémoire

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des hommes, presque aussitôt après sa chute. Ils ne sauraient les concevoir dès qu'ils ne lesont plus sous les yeux. Elles leur échappent sans qu'ils le voient ni qu'ils le sentent. Car, pouréprouver cette espèce de plaisir raffiné que procurent la distinction et le choix des manières,il faut que l'habitude et l'éducation y aient préparé le cœur, et l'on en Perd aisément le goûtavec l'usage,

Ainsi, non seulement les peuples démocratiques ne sauraient avoir les manières del'aristocratie, mais ils ne les conçoivent ni ne les désirent; ils ne les imaginent point, ellessont, pour eux, comme si elles n'avaient jamais été.

Il ne faut pas attacher trop d'importance à cette perte; mais il est permis de la regretter,

Je sais qu'il est arrivé plus d'une fois que les mêmes hommes ont eu des mœurs trèsdistinguées et des sentiments très vulgaires : l'intérieur des cours a fait assez voir que degrands dehors pouvaient souvent cacher des cœurs fort bas. Mais, si les manières del'aristocratie ne faisaient point la vertu, elles ornaient quelquefois la vertu même. Ce n'étaitpoint un spectacle ordinaire que celui d'une classe nombreuse et puissante, où tous les actesextérieurs de la vie semblaient révéler à chaque instant la hauteur naturelle des sentiments etdes pensées, la délicatesse et la régularité des goûts, l'urbanité des mœurs.

Les manières de l'aristocratie donnaient de belles illusions sur la nature humaine; et,quoique le tableau fût souvent menteur, on éprouvait un noble plaisir à le regarder.

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CHAPITRE XV

De la gravité des américainset pourquoi elle ne les empêche pasde faire souvent des choses inconsidérées

Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques ne prisent point ces sortes dedivertissements naïfs, turbulents et grossiers auxquels le peuple se livre dans les aristocraties: ils les trouvent puérils ou insipides. Ils ne montrent guère plus de goût pour les amusementsintellectuels et raffinés des classes aristocratiques; il leur faut quelque chose de productif etde substantiel dans leurs plaisirs, et ils veulent mêler des jouissances à leur joie.

Dans les sociétés aristocratiques, le peuple s'abandonne volontiers aux élans d'une gaietétumultueuse et bruyante qui l'arrache tout à coup à la contemplation de ses misères; leshabitants des démocraties n'aiment point à se sentir ainsi tirés violemment hors d'eux-mêmes, et c’est toujours à regret qu'ils se perdent de vue. À ces transports frivoles, ilspréfèrent des délassements graves et silencieux qui ressemblent à des affaires et ne lesfassent point entièrement oublier.

Il y a tel Américain qui, au lieu d'aller dans ses moments de loisir danser joyeusement surla place publique, ainsi que les gens de sa profession continuent à le faire dans une grande

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partie de l'Europe, se retire seul au fond de sa demeure pour y boire. Cet homme jouit à lafois de deux plaisirs: il songe à son négoce, et il s'enivre décemment en famille.

Je croyais que les Anglais formaient la nation la plus sérieuse qui fût sur la terre, mais j'aivu les Américains, et j'ai changé d'opinion.

Je ne veux pas dire que le tempérament ne soit pas pour beaucoup dans le caractère deshabitants des États-Unis. je pense, toutefois, que les institutions politiques y contribuent plusencore.

Je crois que la gravité des Américains naît en partie de leur orgueil. Dans les paysdémocratiques, le pauvre lui-même a une haute idée de sa valeur personnelle. Il se contempleavec complaisance et croit volontiers que les autres le regardent. Dans cette disposition, ilveille avec soin sur ses paroles et sur ses actes, et ne se livre point, de peur de découvrir cequi lui manque. Il se figure que, pour paraître digne, il lui faut rester grave.

Mais j'aperçois une autre cause plus intime et plus puissante qui produit instinctivementchez les Américains cette gravité qui m'étonne.

Sous le despotisme, les peuples se livrent de temps en temps aux éclats d'une folle joie;mais, en général, ils sont mornes et concentrés, parce qu'ils ont peur.

Dans les monarchies absolues, que tempèrent la coutume et les mœurs, ils font souventvoir une humeur égale et enjouée, parce que, ayant quelque liberté et une assez grandesécurité, ils sont écartés des soins les plus importants de la vie; mais tous les peuples libressont graves, parce que leur esprit est habituellement absorbé dans la vue de quelque projetdangereux ou difficile.

Il en est surtout ainsi chez les peuples libres qui sont constitués en démocraties. Il serencontre alors dans toutes les classes un nombre infini de gens qui se préoccupent sanscesse des affaires sérieuses du gouvernement, et ceux qui ne songent point à diriger lafortune publique sont livrés tout entiers aux soins d'accroître leur fortune privée. Chez unpareil peuple, la gravité n'est plus particulière à certains hommes, elle devient une habitudenationale.

On parle des petites démocraties de l'Antiquité, dont les citoyens se rendaient sur la placepublique avec des couronnes de roses, et qui passaient presque tout leur temps en danses eten spectacles. Je ne crois pas plus à de semblables républiques qu'à celle de Platon; ou, si leschoses s'y passaient ainsi qu'on nous le raconte, je ne crains pas d'affirmer que cesprétendues démocraties étaient formées d'éléments bien différents des nôtres, et qu'ellesn'avaient avec celles-ci rien de commun que le nom.

Il ne faut pas croire, du reste, qu'au milieu de tous leurs labeurs, les gens qui vivent dansles démocraties se jugent à plaindre: le contraire se remarque. Il n'y a point d'hommes quitiennent autant à leur condition que ceux-là. Ils trouveraient la vie sans saveur, si on les

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délivrait des soins qui les tourmentent, et ils se montrent plus attachés à leurs soucis que lespeuples aristocratiques à leurs plaisirs.

Je me demande pourquoi les mêmes peuples démocratiques, qui sont si graves, seconduisent quelquefois d'une manière si inconsidérée.

Les Américains, qui gardent presque toujours un maintien posé et un air froid, se laissentnéanmoins emporter souvent bien loin des limites de la raison par une passion soudaine ouune opinion irréfléchie, et il leur arrive de faire sérieusement des étourderies singulières.

Ce contraste ne doit pas surprendre.

Il y a une sorte d'ignorance qui naît de l'extrême publicité. Dans les États despotiques, leshommes ne savent comment agir, parce qu'on ne leur dit rien; chez les nationsdémocratiques, ils agissent souvent au hasard, parce qu'on a voulu leur tout dire. Lespremiers ne savent pas, et les autres oublient. Les traits principaux de chaque tableaudisparaissent pour eux parmi la multitude des détails.

On s'étonne de tous les propos imprudents que se permet quelquefois un homme publicdans les États libres et surtout dans les États démocratiques, sans en être compromis; tandisque, dans les monarchies absolues, quelques mots qui échappent par hasard suffisent pour ledévoiler à jamais et le perdre sans ressource.

Cela s'explique par ce qui précède. Lorsqu'on parle au milieu d'une grande foule,beaucoup de paroles ne sont point entendues, ou sont aussitôt effacées du souvenir de ceuxqui les entendent; mais, dans le silence d'une multitude muette et immobile, les moindreschuchotements frappent l'oreille.

Dans les démocraties, les hommes ne sont jamais fixes; mille hasards les font sans cessechanger de place, et il règne presque toujours le ne sais quoi d'imprévu et, pour ainsi dire,d'improvisé dans leur vie. Aussi sont-ils souvent forcés de faire ce qu'ils ont mal appris, deparler de ce qu'ils ne comprennent guère, et de se livrer à des travaux auxquels un longapprentissage ne les a pas prépares.

Dans les aristocraties, chacun n'a qu'un seul but qu'il poursuit sans cesse; mais, chez lespeuples démocratiques, l'existence de l'homme est plus compliquée; il est rare que le mêmeesprit n'y embrasse point plusieurs objets à la fois, et souvent des objets fort étrangers les unsaux autres. Comme il ne peut les bien connaître tous, il se satisfait aisément de notionsimparfaites.

Quand l'habitant des démocraties n'est pas presse par ses besoins, il l'est du moins par sesdésirs; car, parmi tous les biens qui l'environnent, il n'en voit aucun qui soit entièrement horsde sa portée. Il fait donc toutes choses à la hâte, se contente d'à-peu-près, et ne s'arrête jamaisqu'un moment pour considérer chacun de ses actes.

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Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de frais; car il tient à savoir vitebeaucoup, plutôt qu'à bien savoir.

Il n'a guère le temps, et il perd bientôt le goût d'approfondir.

Ainsi donc, les peuples démocratiques sont graves, parce que leur état social et politiqueles porte sans cesse à s'occuper de choses sérieuses; et ils agissent inconsidérément parcequ'ils ne donnent que peu de temps et d'attention à chacune de ces choses.

L'habitude de l'inattention doit être considérée comme le plus grand vice de l'espritdémocratique.

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CHAPITRE XVI

Pourquoi la vanité nationaledes Américains est plus inquièteet plus querelleuse que celledes anglais

Tous les peuples libres se montrent glorieux d’eux-mêmes; mais l'orgueil national ne semanifeste pas chez tous de la même manière.

Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissent impatients de lamoindre censure et insatiables de louanges. Le plus mince éloge leur agrée, et le plus grandsuffit rarement à les satisfaire; ils vous harcèlent à tout moment pour obtenir de vous d'êtreloués; et, si vous résistez à leurs instances, ils se louent eux-mêmes. On dirait que, doutant deleur propre mérite, ils veulent à chaque instant en avoir le tableau sous leurs yeux. Leurvanité n'est pas seulement avide, elle est inquiète et envieuse. Elle n'accorde rien endemandant sans cesse. Elle est quêteuse et querelleuse à la fois.

Je dis à un Américain que le pays qu'il habite est beau; il réplique: « Il est vrai, il n'y en apas de pareil au monde ! » J'admire la liberté dont jouissent les habitants, et il me répond: «C'est un don précieux que la liberté ! mais il y a bien peu de peuples qui soient dignes d'en

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jouir. » Je remarque la pureté de mœurs qui règne aux États-Unis: « Je conçois, dit-il, qu'unétranger, qui a été frappé de la corruption qui se fait voir chez toutes les autres nations, soitétonné à ce spectacle. » Je l'abandonne enfin à la contemplation de lui-même; mais il revientà moi et ne me quitte point qu'il ne soit parvenu à me faire répéter ce que je viens de lui dire.On ne saurait imaginer de patriotisme plus incommode et plus bavard. Il fatigue ceux mêmequi l'honorent.

Il n'en est point ainsi des Anglais. L'Anglais jouit tranquillement des avantages réels ouimaginaires qu'à ses yeux son pays possède. S'il n'accorde rien aux autres nations, il nedemande rien non plus pour la sienne. Le blâme des étrangers ne l'émeut point et leurlouange ne le flatte guère. Il se tient vis-à-vis du monde entier dans une réserve pleine dedédain et d'ignorance. Son orgueil n'a pas besoin d'aliment; il vit sur lui-même.

Que deux peuples sortis depuis peu d'une même souche se montrent si opposés l'un àl'autre, dans la manière de sentir et de parler, cela est remarquable.

Dans les pays aristocratiques, les grands possèdent d'immenses privilèges, sur lesquelsleur orgueil se repose, sans chercher à se nourrir des menus avantages qui s'y rapportent. Cesprivilèges leur étant arrivés par héritage, ils les considèrent, en quelque sorte, comme unepartie d'eux-mêmes, ou du moins comme un droit naturel et inhérent à leur personne. Ils ontdonc un sentiment paisible de leur supériorité; ils ne songent point à vanter des prérogativesque chacun aperçoit et que personne ne leur dénie. Ils ne s'en étonnent point assez pour enparler. Ils restent immobiles au milieu de leur grandeur solitaire, sûrs que tout le monde les yvoit sans qu'ils cherchent à s'y montrer, et que nul n'entreprendra de les en faire sortir.

Quand une aristocratie conduit les affaires publiques, son orgueil national prendnaturellement cette forme réservée, insouciante et hautaine, et toutes les autres classes de lanation l'imitent.

Lorsque au contraire les conditions diffèrent peu, les moindres avantages ont del'importance. Comme chacun voit autour de soi un million de gens qui en possèdent de toutsemblables ou d'analogues, l'orgueil devient exigeant et jaloux; il s'attache à des misères etles défend opiniâtrement.

Dans les démocraties, les conditions étant fort mobiles, les hommes ont presque toujoursrécemment acquis les avantages qu'ils possèdent; ce qui fait qu'ils sentent un plaisir infini àles exposer aux regards, pour montrer aux autres et se témoigner à eux-mêmes qu'ils enjouissent; et comme, à chaque instant, il peut arriver que ces avantages leur échappent, ilssont sans cesse en alarmes et s'efforcent de faire voir qu'ils les tiennent encore. Les hommesqui vivent dans les démocraties aiment leur pays de la même manière qu'ils s'aiment eux-mêmes, et ils transportent les habitudes de leur vanité privée dans leur vanité nationale.

La vanité inquiète et insatiable des peuples démocratiques tient tellement à l'égalité et àla fragilité des conditions, que les membres de la plus fière noblesse montrent absolument la

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même passion dans les petites portions de leur existence où il y a quelque chose d'instable etde contesté.

Une classe aristocratique diffère toujours profondément des autres classes de la nationpar l'étendue et la perpétuité des prérogatives; mais il arrive quelquefois que plusieurs de sesmembres ne diffèrent entre eux que par de petits avantages fugitifs qu'ils peuvent perdre etacquérir tous les jours.

On a vu les membres d'une puissante aristocratie, réunis dans une capitale ou dans unecour, s'y disputer avec acharnement les privilèges frivoles qui dépendent du caprice de lamode ou de la volonté du maître. Ils montraient alors précisément les uns envers les autresles mêmes jalousies puériles qui animent les hommes des démocraties, la même ardeur pours'emparer des moindres avantages que leurs égaux leur contestaient, et le même besoind'exposer à tous les regards ceux dont ils avaient la jouissance.

Si les courtisans s'avisaient jamais d'avoir de l'orgueil national, je ne doute pas qu'ils n'enfissent voir un tout pareil à celui des peuples démocratiques.

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CHAPITRE XVII

Comment l'aspect de la société,aux États-Unis, est tout à la foisagité et monotone

Il semble que rien ne soit plus propre à exciter et à nourrir la curiosité que l'aspect desÉtats-Unis. Les fortunes, les idées, les lois y varient sans cesse. On dirait que l'immobilenature elle-même est mobile, tant elle se transforme chaque jour sous la main de l'homme.

À la longue cependant la vue de cette société si agitée paraît monotone et, après avoircontemplé quelque temps ce tableau si mouvant, le spectateur s'ennuie.

Chez les peuples aristocratiques, chaque homme est à peu près fixe dans sa sphère; maisles hommes sont prodigieusement dissemblables; ils ont des passions, des idées, deshabitudes et des goûts essentiellement divers. Rien n'y remue, tout y diffère.

Dans les démocraties, au contraire, tous les hommes sont semblables et font des choses àpeu près semblables. Ils sont sujets, il est vrai, à de grandes et continuelles vicissitudes; mais,comme les mêmes succès et les mêmes revers reviennent continuellement, le nom des

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acteurs seul est différent, la pièce est la même. L'aspect de la société américaine est agité,parce que les hommes et les choses changent constamment; et il est monotone, parce quetous les changements sont pareils.

Les hommes qui vivent dans les temps démocratiques ont beaucoup de passions; mais laplupart de leurs Passions aboutissent à l'amour des richesses ou en sortent. Cela ne vient pasde ce que leurs âmes sont plus petites, mais de ce que l'importance de l'argent est alorsréellement plus grande.

Quand les concitoyens sont tous indépendants et indifférents, ce n'est qu'en payant qu'onpeut obtenir le concours de chacun d'eux; ce qui multiplie à l'infini l'usage de la richesse eten accroît le prix.

Le prestige qui s'attachait aux choses anciennes ayant disparu, la naissance, l'état, laprofession ne distinguent plus les hommes, ou les distinguent à peine; il ne reste plus guèreque l'argent qui crée des différences très visibles entre eux et qui puisse en mettre quelques-uns hors de pair. La distinction qui naît de la richesse s'augmente de la disparition et de ladiminution de toutes les autres.

Chez les peuples aristocratiques, l'argent ne mène qu'à quelques points seulement de lavaste circonférence des désirs; dans les démocraties, il semble qu'il conduise à tous.

On retrouve donc d'ordinaire l'amour des richesses, comme principal ou accessoire, aufond des actions des Américains; ce qui donne à toutes leurs passions un air de famille, et netarde point à en rendre fatigant le tableau.

Ce retour perpétuel de la même passion est monotone; les procédés particuliers que cettepassion emploie pour se satisfaire le sont également.

Dans une démocratie constituée et paisible, comme celle des États-Unis, où l'on ne peuts'enrichir ni par la guerre, ni par les emplois publics, ni par les confiscations politiques,l'amour des richesses dirige principalement les hommes vers l'industrie. Or, l'industrie, quiamène souvent de si grands désordres et de si grands désastres, ne saurait cependantprospérer qu'à l'aide d'habitudes très régulières et par une longue succession de petits actestrès uniformes. Les habitudes sont d'autant plus régulières et les actes plus uniformes que lapassion est plus vive. On peut dire que c’est la violence même de leurs désirs qui rend lesAméricains si méthodiques. Elle trouble leur âme, mais elle range leur vie.

Ce que je dis de l'Amérique s'applique du reste à presque tous les hommes de nos jours.La variété disparaît du sein de l'espèce humaine; les mêmes manières d'agir, de penser et desentir se retrouvent dans tous les coins du monde. Cela ne vient pas seulement de ce que tousles peuples se pratiquent davantage et se copient plus fidèlement, mais de ce qu'en chaquepays les hommes, s'écartant de plus en plus des idées et des sentiments particuliers à unecaste, à une profession, à une famille, arrivent simultanément à ce qui tient de plus près à laconstitution de l'homme, qui est partout la même. Ils deviennent ainsi semblables, quoiqu'ils

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ne se soient pas imités. Ils sont comme des voyageurs répandus dans une grande forêt donttous les chemins aboutissent à un même point. Si tous aperçoivent à la fois le point central etdirigent de ce côté leurs pas, ils se rapprochent insensiblement les uns des autres, sans sechercher, sans s'apercevoir et saris se connaître, et ils seront enfin surpris en se voyant réunisdans le même lieu. Tous les peuples qui prennent pour objet de leurs études et de leurimitation, non tel homme, mais l'homme lui-même, finiront par se rencontrer dans les mêmesmœurs, comme ces voyageurs au rond-point.

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CHAPITRE XVIII

DE L'HONNEUR AUX ÉTATS-UNISET DANS LES SOCIÉTÉSDÉMOCRATIQUES 1

Il semble que les hommes se servent de deux méthodes fort distinctes dans le jugementpublic qu'ils portent des actions de leurs semblables: tantôt ils les jugent suivant les simplesnotions du juste et de l'injuste, qui sont répandues sur toute la terre; tantôt ils les apprécient àl'aide de notions très particulières qui n'appartiennent qu'à un pays et à une époque. Souvent

1 Le mot honneur n'est pas toujours pris dans le même sens en français. 1º Il signifie d'abord l'estime, la

gloire, la considération qu'on obtient de ses semblables: c'est dans ce sens qu'on dit conquérir de l'honneur.2º Honneur signifie encore l'ensemble des règles à l'aide desquelles on obtient cette gloire, cette estime etcette considération. C'est ainsi qu'on dit qu'un homme s'est toujours conformé strictement aux lois del'honneur: qu'il a forfait à l'honneur. En écrivant le présent chapitre, j'ai toujours pris le mot honneur dansce dernier sens.

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il arrive que ces deux règles diffèrent; quelquefois, elles se combattent, mais jamais elles nese confondent entièrement, ni ne se détruisent.

L'honneur, dans le temps de son plus grand pouvoir, régit la volonté plus que lacroyance, et les hommes, alors même qu'ils se soumettent sans hésitation et sans murmure ases commandements, sentent encore, par une sorte d'instinct obscur, mais puissant, qu'ilexiste une loi plus générale, plus ancienne et plus sainte, à laquelle ils désobéissentquelquefois sans cesser de la connaître. Il y a des actions qui ont été jugées à la fois honnêteset déshonorantes. Le refus d'un duel a souvent été dans ce cas.

Je crois qu'on peut expliquer ces phénomènes autrement que par le caprice de certainsindividus et de certains peuples, ainsi qu'on l'a fait jusqu'ici.

Le genre humain éprouve des besoins permanents et généraux, qui ont fait naître des loismorales à l'inobservation desquelles tous les hommes ont naturellement attaché, en tous lieuxet en tous temps, l'idée du blâme et de la honte. Ils ont appelé faire mai s'y soustraire, fairebien s'y soumettre.

Il s'établit de plus, dans le sein de la vaste association humaine, des associations plusrestreintes, qu'on nomme des peuples, et, au milieu de ces derniers, d'autres plus petitesencore, qu'on appelle des classes ou des castes.

Chacune de ces associations forme comme une espèce particulière dans le genre humain;et, bien qu'elle ne diffère point essentiellement de la masse des hommes, elle s'en tientquelque peu à part et éprouve des besoins qui lui sont propres. Ce sont ces besoins spéciauxqui modifient en quelque façon et dans certains pays la manière d'envisager les actionshumaines et l'estime qu'il convient d'en faire.

L'intérêt général et permanent du genre humain est que les hommes ne se tuent point lesuns les autres; mais il peut se faire que l'intérêt particulier et momentané d'un peuple oud'une classe soit, dans certains cas, d'excuser et même d'honorer l'homicide.

L'honneur n'est autre chose que cette règle particulière fondée sur un état particulier, àl'aide de laquelle un peuple ou une classe distribue le blâme ou la louange.

Il n'y a rien de plus improductif pour l'esprit humain qu'une idée abstraite. Je me hâtedonc de courir vers les faits. Un exemple va mettre en lumière ma pensée.

Je choisirai l'espèce d'honneur le plus extraordinaire qui ait jamais paru dans le monde, etcelui que nous connaissons le mieux: l'honneur aristocratique né au sein de la sociétéféodale. Je l'expliquerai à l'aide de ce qui précède, et j'expliquerai ce qui précède par lui.

Je n'ai point à rechercher ici, quand et comment l'aristocratie du Moyen Âge était née,pourquoi elle s'était si profondément séparée du reste de la nation, ce qui avait fondé et

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affermi son pouvoir. Je la trouve debout, et je cherche à comprendre pourquoi elleconsidérait la plupart des actions humaines sous un jour si particulier.

Ce qui me frappe d'abord, c’est que, dans le monde féodal, les actions n'étaient pointtoujours louées ni blâmées en raison de leur valeur intrinsèque, mais qu'il arrivaitquelquefois de les priser uniquement par rapport à celui qui en était l'auteur ou l'objet; ce quirépugne à la conscience générale du genre humain. Certains actes étaient donc indifférentsde la part d'un roturier, qui déshonoraient un noble; d'autres changeaient de caractère suivantque la personne qui en souffrait appartenait à l'aristocratie ou vivait hors d'elle.

Quand ces différentes opinions ont pris naissance, la noblesse formait un corps à part, aumilieu du peuple, qu'elle dominait des hauteurs inaccessibles où elle s'était retirée. Pourmaintenir cette position particulière qui faisait sa force, elle n'avait pas seulement besoin deprivilèges politiques: il lui fallait des vertus et des vices à son usage.

Que telle vertu ou tel vice appartint à la noblesse plutôt qu'à la roture; que telle action fûtindifférente quand elle avait un vilain pour objet, ou condamnable quand il s'agissait d'unnoble, voilà ce qui était souvent arbitraire; mais qu'on attachât de l'honneur ou de la honteaux actions d'un homme suivant sa condition , c’est ce qui résultait de la constitution mêmed'une société aristocratique. Cela s'est vu, en effet, dans tous les pays qui ont eu unearistocratie. Tant qu'il en reste un seul vestige, ces singularités se retrouvent: débaucher unefille de couleur nuit à peine à la réputation d'un Américain; l'épouser le déshonore.

Dans certains cas, l'honneur féodal prescrivait la vengeance et flétrissait le Pardon desinjures; dans d'autres, il commandait impérieusement aux hommes de se vaincre, il ordonnaitl'oubli de soi-même. Il ne faisait point une loi de l'humanité ni de la douceur; mais il vantaitla générosité; il prisait la libéralité plus que la bienfaisance, il permettait qu'on s'enrichît parle jeu, par la guerre, mais non par le travail; il préférait de grands crimes à de petits gains. Lacupidité le révoltait moins que l'avarice, la violence lui agréait souvent, tandis que l'astuce etla trahison lui apparaissaient toujours méprisables.

Ces notions bizarres n'étaient pas nées du caprice seul de ceux qui les avaient conçues.

Une classe qui est parvenue à se mettre à la tête et au-dessus de toutes les autres, et quifait de constants efforts pour se maintenir à ce rang suprême, doit particulièrement honorerles vertus qui ont de la grandeur et de l'éclat, et qui peuvent se combiner aisément avecl'orgueil et l'amour du pouvoir. Elle ne craint pas de déranger l'ordre naturel de laconscience, pour placer ces vertus-là avant toutes les autres. On conçoit même qu'elle élèvevolontiers certains vices audacieux et brillants, au-dessus des vertus paisibles et modestes.Elle y est en quelque sorte contrainte par sa condition.

En avant de toutes les vertus et à la place d'un grand nombre d'entre elles, les nobles duMoyen Age mettaient le courage militaire.

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C'était encore là une opinion singulière qui naissait forcément de la singularité de l'étatsocial.

L'aristocratie féodale était née par la guerre et pour la guerre; elle avait trouvé dans lesarmes son pouvoir et elle le maintenait par les armes; rien ne lui était donc plus nécessaireque le courage militaire; et il était naturel qu'elle le glorifiât par-dessus tout le reste. Tout cequi le manifestait au-dehors, fût-ce même aux dépens de la raison et de l'humanité, était doncapprouvé et souvent commandé par elle. La fantaisie des hommes ne se retrouvait que dansle détail.

Qu'un homme regardât comme une injure énorme de recevoir un coup sur la joue et fûtobligé de tuer dans un combat singulier celui qui l'avait ainsi légèrement frappé, voilàl'arbitraire; mais qu'un noble ne pût recevoir paisiblement une injure et fût déshonoré s'il selaissait frapper sans combattre, ceci ressortait des principes mêmes et des besoins d'unearistocratie militaire.

Il était donc vrai, jusqu'à un certain point, de dire que l'honneur avait des allurescapricieuses; mais les caprices de l'honneur étaient toujours renfermés dans de certaineslimites nécessaires. Cette règle particulière, appelée par nos pères l'honneur, est si loin de meparaître une loi arbitraire, que je m'engagerais sans peine à rattacher à un petit nombre debesoins fixes et invariables des sociétés féodales ses prescriptions les plus incohérentes et lesplus bizarres.

Si je suivais l'honneur féodal dans le champ de la politique, je n'aurais pas plus de peine ày expliquer ses démarches.

L'état social et les institutions politiques du Moyen Âge étaient tels que le pouvoirnational n'y gouvernait jamais directement les citoyens. Celui-ci n'existait pour ainsi dire pasà leurs yeux; chacun ne connaissait qu'un certain homme auquel il était obligé d'obéir. C'estpar celui-là que, sans le savoir, on tenait à tous les autres.

Dans les sociétés féodales, tout l'ordre public roulait donc sur le sentiment de fidélité à lapersonne même du seigneur. Cela détruit, on tombait aussitôt dans l'anarchie.

La fidélité au chef politique était d'ailleurs un sentiment dont tous les membres del'aristocratie apercevaient chaque jour le prix, car chacun d'eux était à la fois seigneur etvassal, et avait à commander aussi bien qu'à obéir.

Rester fidèle à son seigneur, se sacrifier pour lui au besoin, partager sa fortune bonne oumauvaise, l'aider dans ses entreprises quelles qu'elles fussent, telles furent les premièresprescriptions de l'honneur féodal en matière politique. La trahison du vassal fut condamnéepar l'opinion avec une rigueur extraordinaire. On créa un nom particulièrement infamantpour elle, on l'appela félonie.

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On ne trouve, au contraire, dans le Moyen Age, que peu de traces d'une passion qui a faitla vie des sociétés antiques. Je veux parler du patriotisme. Le nom même du patriotisme n'estpoint ancien dans notre idiome 1.

Les institutions féodales dérobaient la patrie aux regards; elles en rendaient l'amourmoins nécessaire. Elles faisaient oublier la nation en passionnant pour un homme. Aussi nevoit-on pas que l'honneur féodal ait jamais fait une loi étroite de rester fidèle à son pays.

Ce n'est pas que l'amour de la patrie n'existât point dans le cœur de nos pères; mais il n'yformait qu'une sorte d'instinct faible et obscur, qui est devenu plus clair et plus fort, à mesurequ'on a détruit les classes et centralisé le pouvoir.

Ceci se voit bien par les jugements contraires que portent les peuples d'Europe sur lesdifférents faits de leur histoire, suivant la génération qui les juge. Ce qui déshonoraitprincipalement le connétable de Bourbon aux yeux de ses contemporains, c’est qu'il portaitles armes contre son roi; ce qui le déshonore le plus à nos yeux, c’est qu'il faisait la guerre àson pays. Nous les flétrissons autant que nos aïeux, mais par d'autres raisons.

J'ai choisi pour éclaircir ma pensée l'honneur féodal, parce que l'honneur féodal a destraits plus marqués et mieux qu'aucun autre; j'aurais pu prendre mon exemple ailleurs, jeserais arrivé au même but par un autre chemin.

Quoique nous connaissions moins bien les Romains que nos ancêtres, nous savonscependant qu'il existait chez eux, en fait de gloire et de déshonneur , des opinionsparticulières qui ne découlaient pas seulement des notions générales du bien et du mal.Beaucoup d'actions humaines y étaient considérées sous un jour différent, suivant qu'ils'agissait d'un citoyen ou d'un étranger, d'un homme libre ou d'un esclave; on y glorifiaitcertains vices, on y avait élevé certaines vertus par-delà toutes les autres.

« Or, était en ce temps-là, dit Plutarque dans la vie de Coriolan, la prouesse honorée etprisée à Rome par-dessus toutes les autres vertus. De quoi fait foi de ce que l'on la nommaitvirtus; du nom même de la vertu, en attribuant le nom du commun genre à une espèceparticulière. Tellement que “ vertu ” en latin était autant à dire comme “ vaillance ”. » Qui nereconnaît là le besoin particulier de cette association singulière qui s'était formée pour laconquête du monde ?

Chaque nation prêtera à des observations analogues; car, ainsi que je l'ai dit plus haut,toutes les fois que-les hommes se rassemblent en société particulière, il s'établit aussitôtparmi eux un honneur, c'est-à-dire un ensemble d'opinions qui leur est propre sur ce qu'ondoit louer ou blâmer; et ces règles particulières ont toujours leur source dans les habitudesspéciales et les intérêts spéciaux de l'association.

1 Le mot patrie lui-même ne se rencontre dans les auteurs français qu'à partir du XVI, siècle.

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Cela s'applique, dans une certaine mesure, aux sociétés démocratiques comme auxautres. Nous allons en retrouver la preuve chez les Américains 1.

On rencontre encore éparses, parmi les opinions des Américains, quelques notionsdétachées de l'ancien honneur aristocratique de l'Europe. Ces opinions traditionnelles sont entrès petit nombre; elles ont peu de racine et peu de pouvoir. C'est une religion dont on laissesubsister quelques-uns des temples, mais à laquelle on ne croit plus.

Au milieu de ces notions à demi effacées d'un honneur exotique, apparaissent quelquesopinions nouvelles qui constituent ce qu'on pourrait appeler de nos jours l'honneuraméricain.

J'ai montré comment les Américains étaient poussés incessamment vers le commerce etl'industrie. Leur origine, leur état social, les institutions politiques, le lieu même qu'ilshabitent les entraîne irrésistiblement vers ce côté. Ils forment donc, quant à présent, uneassociation presque exclusivement industrielle et commerçante, placée au sein d'un paysnouveau et immense qu'elle a pour principal objet d'exploiter. Tel est le trait caractéristiquequi, de nos jours, distingue le plus particulièrement le peuple américain de tous les autres.

Toutes les vertus paisibles qui tendent à donner une allure régulière au corps social et àfavoriser le négoce, doivent donc être spécialement honorées chez ce peuple, et l'on nesaurait les négliger sans tomber dans le mépris public.

Toutes les vertus turbulentes qui jettent souvent de l'éclat, mais plus souvent encore dutrouble dans la société, occupent au contraire dans l'opinion de ce même peuple un rangsubalterne. On peut les négliger sans perdre l'estime de ses concitoyens, et on s'exposeraitpeut-être à la perdre en les acquérant.

Les Américains ne font pas un classement moins arbitraire parmi les vices.

Il y a certains penchants condamnables aux yeux de la raison générale et de la conscienceuniverselle du genre humain, qui se trouvent être d'accord avec les besoins particuliers etmomentanés de l'association américaine; et elle ne les réprouve que faiblement, quelquefoiselle les loue; je citerai particulièrement l'amour des richesses et les penchants secondaires quis'y rattachent. Pour défricher, féconder, transformer ce vaste continent inhabité qui est sondomaine, il faut à l'Américain l'appui journalier d'une passion énergique; cette passion nesaurait être que l'amour des richesses; la passion des richesses n'est donc point flétrie enAmérique, et, pourvu qu'elle ne dépasse pas les limites que l'ordre public lui assigne, onl'honore. L'Américain appelle noble et estimable ambition ce que nos pères du Moyen Âgenommaient cupidité servile; de même qu'il donne le nom de fureur aveugle et barbare àl'ardeur conquérante et à l'humeur guerrière qui les jetaient chaque jour dans de nouveauxcombats.

1 Je parle ici des Américains qui habitent les pays où l'esclavage n'existe pas. Ce ont les seuls qui puissent

présenter l'image complète d'une société démocratique.

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Aux États-Unis, les fortunes se détruisent et se relèvent sans peine. Le pays est sansbornes et plein de ressources inépuisables. Le peuple a tous les besoins et tous les appétitsd'un être qui croît, et, quelques efforts qu'il fasse, il est toujours environné de plus de biensqu'il n'en peut saisir. Ce qui est à craindre chez un pareil peuple, ce n'est pas la ruine dequelques individus, bientôt réparée, c’est l'inactivité et la mollesse de tous. L'audace dans lesentreprises industrielles est la première cause de ses progrès rapides, de sa force, de sagrandeur. L'industrie est pour lui comme une vaste loterie où un petit nombre d'hommesperdent chaque jour, mais où l'État gagne sans cesse; un semblable peuple doit donc voiravec faveur et honorer l'audace en matière d'industrie. Or, toute entreprise audacieusecompromet la fortune de celui qui s'y livre et la fortune de tous ceux qui se fient à lui. LesAméricains, qui font de la témérité commerciale une sorte de vertu, ne sauraient, en aucuncas, flétrir les téméraires.

De là vient qu'on montre, aux États-Unis, une indulgence si singulière pour lecommerçant qui fait faillite: l'honneur de celui-ci ne souffre point d'un pareil accident. Encela, les Américains diffèrent, non seulement des peuples européens, mais de toutes lesnations commerçantes de nos jours; aussi ne ressemblent-ils, par leur position et leursbesoins, à aucune d'elles.

En Amérique, on traite avec une sévérité inconnue dans le reste du monde tous les vicesqui sont de nature à altérer la pureté des mœurs et à détruire l'union conjugale. Cela contrasteétrangement, au premier abord, avec la tolérance qu'on y montre sur d'autres points. On estsurpris de rencontrer chez le même peuple une morale si relâchée et si austère.

Ces choses ne sont pas aussi incohérentes qu'on le suppose. L'opinion publique, auxÉtats-Unis, ne réprime que mollement l'amour des richesses, qui sert à la grandeurindustrielle et à la prospérité de la nation; et elle condamne particulièrement les mauvaisesmœurs, qui distraient l'esprit humain de la recherche du bien-être et troublent l'ordre intérieurde la famille, si nécessaire au succès des affaires. Pour être estimés de leurs semblables, lesAméricains sont donc contraints de se plier à des habitudes régulières. C'est en ce sens qu'onPeut dire qu'ils mettent leur honneur à être chastes.

L'honneur américain s'accorde avec l'ancien honneur de l'Europe sur un point: il met lecourage à la tête des vertus, et en fait pour l'homme la plus grande des nécessités morales;mais il n'envisage pas le courage sous le même aspect.

Aux États-Unis, la valeur guerrière est peu prisée, le courage qu'on connaît le mieux etqu'on estime le plus est celui qui fait braver les fureurs de l'Océan pour arriver plus tôt auport, supporter saris se plaindre les misères du désert, et la solitude, plus cruelle que toutesles misères; le courage qui rend presque insensible au renversement subit d'une fortunepéniblement acquise, et suggère aussitôt de nouveaux efforts pour en construire unenouvelle. Le courage de cette espèce est principalement nécessaire au maintien et à laprospérité de l'association américaine, et il est particulièrement honoré et glorifié par elle. Onne saurait s'en montrer prive, sans déshonneur.

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Je trouve un dernier trait; il achèvera de mettre en relief l'idée de ce chapitre.

Dans une société démocratique, comme celle des États-Unis, où les fortunes sont petiteset mal assurées, tout le monde travaille, et le travail mène à tout. Cela a retourné le pointd'honneur et l'a dirigé contre l'oisiveté.

J'ai rencontré quelquefois en Amérique des gens riches, jeunes, ennemis par tempéramentde tout effort pénible, et qui étaient forcés de prendre une profession. Leur nature et leurfortune leur permettaient de rester oisifs; l'opinion publique le leur défendaitimpérieusement, et il lui fallait obéir. J'ai souvent vu, au contraire, chez les nationseuropéennes où l'aristocratie lutte encore contre le torrent qui l'entraîne, j'ai vu, dis-je, deshommes que leurs besoins et leurs désirs aiguillonnaient sans cesse, demeurer dans l'oisivetépour ne point perdre l'estime de leurs égaux, et se soumettre plus aisément à l'ennui et à lagêne qu'au travail.

Qui n'aperçoit dans ces deux obligations si contraires deux règles différentes, quipourtant l'une et l'autre émanent de l'honneur ?

Ce que nos pères ont appelé par excellence l'honneur n'était, à vrai dire, qu'une de sesformes. Ils ont donné un nom générique à ce qui n'était qu'une espèce. L'honneur se retrouvedonc dans les siècles démocratiques comme dans les temps d'aristocratie. Mais il ne sera pasdifficile de montrer que dans ceux-là il présente une autre physionomie.

Non seulement ses prescriptions sont différentes, nous allons voir qu'elles sont moinsnombreuses et moins claires et qu'on suit plus mollement ses lois.

Une caste est toujours dans une situation bien plus particulière qu'un peuple. Il n'y a riende plus exceptionnel dans le monde qu'une petite société toujours composée des mêmesfamilles, comme l'aristocratie du Moyen Age, par exemple, et dont l'objet est de concentreret de retenir exclusivement et héréditairement dans son sein la lumière, la richesse et lepouvoir.

Or, plus la position d'une société est exceptionnelle, plus ses besoins spéciaux sont engrand nombre, et plus les notions de son honneur, qui correspondent à ses besoins,s'accroissent.

Les prescriptions de l'honneur seront donc toujours moins nombreuses chez un peuplequi n'est point partagé en castes, que chez un autre. S'il vient à s'établir des nations où il soitmême difficile de retrouver des classes, l'honneur s'y bornera à un petit nombre de préceptes,et ces préceptes s'éloigneront de moins en moins des lois morales adoptées par le commun del'humanité,

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Ainsi les prescriptions de l'honneur seront moins bizarres et moins nombreuses chez unenation démocratique que dans une aristocratie.

Elles seront aussi plus obscures; cela résulte nécessairement de ce qui précède.

Les traits caractéristiques de l'honneur étant en plus petit nombre et moins singuliers, ildoit souvent être difficile de les discerner.

Il y a d'autres raisons encore.

Chez les nations aristocratiques du Moyen Âge, les générations se succédaient en vainles unes aux autres; chaque famille y était comme un homme immortel et perpétuellementimmobile; les idées n'y variaient guère plus que les conditions.

Chaque homme y avait donc toujours devant les yeux les mêmes objets, qu'il envisageaitdu même point de vue; son oeil pénétrait peu à peu dans les moindres détails, et saperception ne pouvait manquer, à la longue, de devenir claire et distincte. Ainsi, nonseulement les hommes des temps féodaux avaient des opinions fort extraordinaires quiconstituaient leur honneur, mais chacune de ces opinions se peignait dans leur esprit sousune forme nette et précise.

Il ne saurait jamais en être de même dans un pays comme l'Amérique, où tous lescitoyens remuent; où la société, se modifiant elle-même tous les jours, change ses opinionsavec ses besoins. Dans un pareil pays, on entrevoit la règle de l'honneur, on a rarement leloisir de la considérer fixement.

La société fût-elle immobile, il serait encore difficile d'y arrêter le sens qu'on doit donnerau mot honneur.

Au Moyen Âge, chaque classe ayant son honneur, la même opinion n'était jamais admiseà la fois par un très grand nombre d'hommes, ce qui permettait de lui donner une formearrêtée et précise; d'autant plus que tous ceux qui l'admettaient, ayant tous une positionparfaitement identique et fort exceptionnelle, trouvaient une disposition naturelle à s'entendresur les prescriptions d'une loi qui n'était faite que pour eux seuls.

L'honneur devenait ainsi un code complet et détaillé où tout était prévu et ordonné àl'avance, et qui présentait une règle fixe et toujours visible aux actions humaines. Chez unenation démocratique comme le peuple américain, où les rangs sont confondus et où la sociétéentière ne forme qu'une masse unique, dont tous les éléments sont analogues sans êtreentièrement semblables, on ne saurait jamais s'entendre à l'avance exactement sur ce qui estpermis et défendu par l'honneur.

Il existe bien, au sein de ce peuple, de certains besoins nationaux qui font naître desopinions communes en matière d'honneur; mais de semblables opinions ne se présentent

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jamais en même temps, de la même manière et avec une égale force, à l'esprit de tous lescitoyens; la loi de l'honneur existe, mais elle manque souvent d'interprètes.

La confusion est bien plus grande encore dans un pays démocratique comme le nôtre, oùles différentes classes qui composaient l'ancienne société, venant à se mêler sans avoir puencore se confondre, importent, chaque jour, dans le sein les unes des autres, les notionsdiverses et souvent contraires de leur honneur; où chaque homme, suivant ses caprices,abandonne une partie des opinions de ses pères et retient l'autre; de telle sorte qu'au milieu detant de mesures arbitraires, il ne saurait jamais s'établir une commune règle. Il est presqueimpossible alors de dire à l'avance quelles actions seront honorées ou flétries. Ce sont destemps misérables, mais ils ne durent point.

Chez les nations démocratiques, l'honneur, étant mal défini, est nécessairement moinspuissant; car il est difficile d'appliquer avec certitude et fermeté une loi qui estimparfaitement connue. L'opinion publique, qui est l'interprète naturel et souverain de la loide l'honneur, ne voyant pas distinctement de quel côté il convient de faire pencher le blâmeou la louange, ne prononce qu'en hésitant son arrêt. Quelquefois il lui arrive de se contredire;souvent elle se tient immobile, et laisse faire.

La faiblesse relative de l'honneur dans les démocraties tient encore à plusieurs autrescauses.

Dans les pays aristocratiques, le même honneur n'est jamais admis que par un certainnombre d'hommes, souvent restreint et toujours séparé du reste de leurs semblables.L'honneur se mêle donc aisément et se confond, dans l'esprit de ceux-là, avec l'idée de toutce qui les distingue. Il leur apparaît comme le trait distinctif de leur physionomie; ils enappliquent les différentes règles avec toute l'ardeur de l'intérêt personnel, et ils mettent, si jepuis m'exprimer ainsi, de la passion à lui obéir.

Cette vérité se manifeste bien clairement quand on lit les coutumiers du Moyen Âge, àl'article des duels judiciaires. On y voit que les nobles étaient tenus, dans leurs querelles, dese servir de la lance et de l'épée, tandis que les vilains usaient entre eux du bâton, « attendu,ajoutent les coutumes, que les vilains n'ont pas d'honneur ». Cela ne voulait pas dire, ainsiqu'on se l'imagine de nos jours, que ces hommes fussent méprisables; cela signifiaitseulement que leurs actions n'étaient pas jugées d'après les mêmes règles que celles del'aristocratie.

Ce qui étonne, au premier abord, c’est que, quand l'honneur règne avec cette pleinepuissance, ses prescriptions sont en général fort étranges, de telle sorte qu'on semble luimieux obéir a mesure qu'il paraît s'écarter davantage de la raison; d'où il est quelquefoisarrivé de conclure que l'honneur était fort, à cause même de son extravagance.

Ces deux choses ont, en effet, la même origine; mais elles ne découlent pas l'une deJ'autre.

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L'honneur est bizarre en proportion de ce qu'il représente des besoins plus particuliers etressentis par un plus petit nombre d'hommes; et c’est parce qu'il représente des besoins decette espèce qu'il est puissant. L'honneur n'est donc pas puissant parce qu'il est bizarre; maisil est bizarre et puissant par la même cause.

Je ferai une autre remarque.

Chez les peuples aristocratiques, tous les rangs diffèrent, mais tous les rangs sont fixes;chacun occupe dans sa sphère un lieu dont il ne peut sortir, et où il vit au milieu d'autreshommes attachés autour de lui de la même manière. Chez ces nations, nul ne peut doncespérer ou craindre de n'être pas vu; il ne se rencontre pas d'homme si bas placé qui n'ait sonthéâtre, et qui doive échapper, par son obscurité, au blâme ou à la louange.

Dans les États démocratiques, au contraire, où tous les citoyens sont confondus dans lamême foule et s'y agitent sans cesse, l'opinion publique n'a point de prise; son objet disparaîtà chaque instant, et lui échappe. L'honneur y sera donc toujours moins impérieux et moinspressant; car l'honneur n'agit qu'en vue du public, différent en cela de la simple vertu, qui vitsur elle-même et se satisfait de son témoignage.

Si le lecteur a bien saisi tout ce qui précède, il a dû comprendre qu'il existe, entrel'inégalité des conditions et ce que nous avons appelé l'honneur, un rapport étroit etnécessaire qui, si je ne me trompe, n'avait point été encore clairement indiqué. Je dois doncfaire un dernier effort pour le bien mettre en lumière.

Une nation se place à part dans le genre humain. Indépendamment de certains besoinsgénéraux inhérents à l'espèce humaine, elle a ses intérêts et ses besoins particuliers. Ils'établit aussitôt dans son sein en matière de blâme et de louange, de certaines opinions quilui sont propres et que ses citoyens appellent l'honneur.

Dans le sein de cette même nation, il vient à s'établit une caste qui, se séparant à son tourde toutes les autres classes, contracte des besoins particuliers, et ceux-ci, à leur tout, fontnaître des opinions spéciales. L'honneur de cette caste, composé bizarre des notionsparticulières de la nation et des notions plus particulières encore de la caste, s'éloignera,autant qu'on puisse l'imaginer, des simples et générales opinions des hommes. Nous avonsatteint le point extrême, redescendons.

Les rangs se mêlent, les privilèges sont abolis. Les hommes qui composent la nationétant redevenus semblables et égaux, leurs intérêts et leurs besoins se confondent, et l'on voits'évanouir successivement toutes les notions singulières que chaque caste appelait l'honneur;l'honneur ne découle plus que des besoins particuliers de la nation elle-même; il représenteson individualité parmi les peuples.

S'il était permis enfin de supposer que toutes les races se confondissent et que tous lespeuples du monde en vinssent à ce point d'avoir les mêmes intérêts, les mêmes besoins, et de

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ne plus se distinguer les uns des autres par aucun trait caractéristique, on cesseraitentièrement d'attribuer une valeur conventionnelle aux actions humaines; tous lesenvisageraient sous le même jour; les besoins généraux de l'humanité, que la consciencerévèle à chaque homme, seraient la commune mesure. Alors, on ne rencontrerait plus dans cemonde que les simples et générales notions du bien et du mal, auxquelles s'attacheraient, parun lien naturel et nécessaire, les idées de louange ou de blâme.

Ainsi, pour renfermer enfin dans une seule formule toute ma pensée ce sont lesdissemblances et les inégalités des hommes qui ont créé l'honneur; il s'affaiblit à mesure queces différences s'effacent et il disparaîtrait avec elles.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE XIX

Pourquoi on trouve aux États-Unistant d'ambitieux et si peu de grandesambitions

La première chose qui frappe aux États-Unis, c'est la multitude innombrable de ceux quicherchent à sortir de leur condition originaire; et la seconde, c'est le petit nombre de grandesambitions qui se font remarquer au milieu de ce mouvement universel de l'ambition. Il n'y apas d'Américains qui ne se montrent dévorés du désir de s'élever; mais on n'en voit presquepoint qui paraissent nourrir de très vastes espérances, ni tendre fort haut. Tous veulentacquérir sans cesse des biens, de la réputation, du pouvoir; peu envisagent en grand toutesces choses. Et cela surprend au premier abord puisqu'on n'aperçoit rien, ni dans les mœurs, nidans les lois de l'Amérique, qui doive y borner les désirs et les empêcher de prendre de touscôtés leur essor.

Il semble difficile d'attribuer à l'égalité des conditions ce singulier état de choses; car, aumoment où cette même égalité s'est établie parmi nous, elle y a fait éclore aussitôt desambitions presque sans limites. Je crois cependant que c'est principalement dans l'état socialet les mœurs démocratiques des Américains qu'on doit chercher la cause de ce qui précède.

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Toute révolution grandit l'ambition des hommes. Cela est surtout vrai de la révolution quirenverse une aristocratie.

Les anciennes barrières qui séparaient la foule de la renommée et du pouvoir, venant às'abaisser tout à coup, il se fait un mouvement d'ascension impétueux et universel vers cesgrandeurs longtemps enviées et dont la jouissance est enfin permise. Dans cette premièreexaltation du triomphe, rien ne semble impossible a personne. Non seulement les désirs n'ontpas de bornes, mais le pouvoir de les satisfaire n'en a presque point. Au milieu de cerenouvellement général et soudain des coutumes et des lois, dans cette vaste confusion detous les hommes et de toutes les règles, les citoyens s'élèvent et tombent avec une rapiditéinouïe, et la puissance passe si vite de mains en mains, que nul ne doit désespérer de la saisirà son tour.

Il faut bien se souvenir d'ailleurs que les gens qui détruisent une aristocratie ont vécusous ses lois; ils ont vu ses splendeurs et ils se sont laissé pénétrer, sans le savoir, par lessentiments et les idées qu'elle avait conçus. Au moment donc où une aristocratie se dissout,son esprit flotte encore sur la masse, et l'on conserve ses instincts longtemps après qu'on l'avaincue.

Les ambitions se montrent donc toujours fort grandes, tant que dure la révolutiondémocratique; il en sera de même quelque temps encore après qu'elle est finie.

Le souvenir des événements extraordinaires dont ils ont été témoins ne s'efface point enun jour de la mémoire des hommes. Les passions que la révolution avait suggérées nedisparaissent point avec elle. Le sentiment de l'instabilité se perpétue au milieu de l'ordre.L'idée de la facilité du succès survit aux étranges vicissitudes qui l'avaient fait naître. Lesdésirs demeurent très vastes alors que les moyens de les satisfaire diminuent chaque jour. Legoût des grandes fortunes subsiste, bien que les grandes fortunes deviennent rares, et l'onvoit s'allumer de toutes parts des ambitions disproportionnées et malheureuses qui brûlent ensecret et sans fruit le cœur qui les contient.

Peu à peu cependant les dernières traces de la lutte s'effacent; les restes de l'aristocratieachèvent de disparaître. On oublie les grands événements qui ont accompagné sa chute; lerepos succède à la guerre, l'empire de la règle renaît au sein du monde nouveau; les désirs s'yproportionnent aux moyens; les besoins, les idées et les sentiments s'enchaînent; les hommesachèvent de se niveler: la société démocratique est enfin assise.

Si nous considérons un peuple démocratique parvenu à cet état permanent et normal, ilnous présentera un spectacle tout différent de celui que nous venons de contempler, et nouspourrons juger sans peine que, si l'ambition devient grande tandis que les conditionss'égalisent, elle perd ce caractère quand elles sont égales.

Comme les grandes fortunes sont partagées et que la science s'est répandue, nul n'estabsolument privé de lumières ni de biens; les privilèges et les incapacités de classes étantabolies, et les hommes ayant brisé pour jamais les liens qui les tenaient immobiles, l'idée du

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progrès s'offre à l'esprit de chacun d'eux; l'envie de s'élever naît à la fois dans tous les cœurs;chaque homme veut sortir de sa place. L'ambition est le sentiment universel.

Mais, si l'égalité des conditions donne à tous les citoyens quelques ressources, elleempêche qu'aucun d'entre eux n'ait des ressources très étendues; ce qui renfermenécessairement les désirs dans des limites assez étroites. Chez les peuples démocratiques,l'ambition est donc ardente et continue, mais elle ne saurait viser habituellement très haut; etla vie s'y passe d'ordinaire à convoiter avec ardeur de petits objets qu'on voit à sa portée.

Ce qui détourne surtout les hommes des démocraties de la grande ambition, ce n'est pasla petitesse de leur fortune, mais le violent effort qu'ils font tous les jours pour l'améliorer. Ilscontraignent leur âme à employer toutes ses forces pour faire des choses médiocres : ce quine peut manquer de borner bientôt sa vue et de circonscrire son pouvoir. Ils pourraient êtrebeaucoup plus pauvres et rester plus grands.

Le petit nombre d'opulents citoyens qui se trouvent au sein d'une démocratie ne fait pointexception à cette règle. Un homme qui s'élève par de-grés vers la richesse et le pouvoircontracte, dans ce long travail, des habitudes de prudence et de retenue dont il ne peutensuite se départir. On n'élargit pas graduellement son âme comme sa maison.

Une remarque analogue est applicable aux fils de ce même homme. Ceux-ci sont nés, ilest vrai, dans une position élevée, mais leurs parents ont été humbles; ils ont grandi au milieude sentiments et d'idées auxquels, plus tard, il leur est difficile de se soustraire; et il est àcroire qu'ils hériteront en même temps des instincts de leur père et de ses biens.

Il peut arriver, au contraire, que le plus pauvre rejeton d'une aristocratie puissante fassevoir une ambition vaste, parce que les opinions traditionnelles de sa race et l'esprit général desa caste le soutiennent encore quelque temps au-dessus de sa fortune.

Ce qui empêche aussi que les hommes des temps démocratiques ne se livrent aisément àl'ambition des grandes choses, c’est le temps qu'ils prévoient devoir s'écouler avant qu'ils nesoient en état de les entreprendre. « C'est un grand avantage que la qualité, a dit Pascal, qui,dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe, comme un autre pourrait l'être àcinquante; ce sont trente ans de gagnés sans peine. » Ces trente ans-là manquent d'ordinaireaux ambitieux des démocraties. L'égalité, qui laisse à chacun la faculté d'arriver a tout,empêche qu'on ne grandisse vite.

Dans une société démocratique, comme ailleurs, il n'y a qu'un certain nombre de grandesfortunes à faire; et les carrières qui y mènent étant ouvertes indistinctement à chaque citoyen,il faut bien que les progrès de tous se ralentissent. Comme les candidats paraissent à peu prèspareils, et qu'il est difficile de faire entre eux un choix sans violer le principe de l'égalité, quiest la loi suprême des sociétés démocratiques, la première idée qui se présente est de les fairetous marcher du même pas et de les soumettre tous aux mêmes épreuves.

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À mesure donc que les hommes deviennent plus semblables, et que le principe del'égalité pénètre plus paisiblement et plus profondément dans les institutions et dans lesmœurs, les règles de l'avancement deviennent plus inflexibles, l'avancement plus lent; ladifficulté de parvenir vite à un certain degré de grandeur s'accroît.

Par haine du privilège et par embarras du choix, on en vient à contraindre tous leshommes, quelle que soit leur taille, à passer au travers d'une même filière, et on les soumettous indistinctement à une multitude de petits exercices préliminaires, au milieu desquelsleur jeunesse se perd et leur imagination s'éteint; de telle sorte qu'ils désespèrent de pouvoirjamais jouir pleinement des biens qu'on leur offre; et, quand ils arrivent enfin à pouvoir fairedes choses extraordinaires, ils en ont perdu le goût.

À la Chine, où l'égalité des conditions est très grande et très ancienne, un homme nepasse d'une fonction publique à une autre qu'après s'être soumis à un concours. Cette épreuvese rencontre à chaque pas de sa carrière, et l'idée en est si bien entrée dans les mœurs que jeme souviens d'avoir lu un roman chinois où le héros, après beaucoup de vicissitudes, toucheenfin le cœur de sa maîtresse en passant un bon examen. De grandes ambitions respirent malà l'aise dans une semblable atmosphère.

Ce que je dis de la politique s'étend à toutes choses; l'égalité produit partout les mêmeseffets; là où la loi ne se charge pas de régler et de retarder le mouvement des hommes, laconcurrence y suffit.

Dans une société démocratique bien assise, les grandes et rapides élévations sont doncrares; elles forment des exceptions à la commune règle. C'est leur singularité qui fait oublierleur petit nombre.

Les hommes des démocraties finissent par entrevoir toutes ces choses; ils s'aperçoivent àla longue que le législateur ouvre devant eux un champ sans limites, dans lequel touspeuvent aisément faire quelques pas, mais que nul ne peut se flatter de parcourir vite. Entreeux et le vaste et final objet de leurs désirs, ils voient une multitude de petites barrièresintermédiaires, qu'il leur faut franchir avec lenteur; cette vue fatigue d'avance leur ambitionet la rebute. Ils renoncent donc à ces lointaines et douteuses espérances, pour chercher prèsd'eux des jouissances moins hautes et plus faciles. La loi ne borne point leur horizon, mais ilsle resserrent eux-mêmes.

J'ai dit que les grandes ambitions étaient plus rares dans les siècles démocratiques quedans les temps d'aristocratie; j'ajoute que, quand, malgré ces obstacles naturels, ellesviennent à naître, elles ont une autre physionomie.

Dans les aristocraties, la carrière de l'ambition est souvent étendue; mais ses bornes sontfixes. Dans les pays démocratiques, elle s'agite d'ordinaire dans un champ étroit; mais vient-elle à en sortir, on dirait qu'il n'y a plus rien qui la limite. comme les hommes y sont faibles,isolés et mouvants; que les précédents y ont peu d'empire et les lois peu de durée, larésistance aux nouveautés y est molle et le corps social n'y paraît jamais fort droit, ni bien

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ferme dans son assiette. De sorte que, quand les ambitieux ont une fois la puissance en main,ils croient pouvoir tout oser; et, quand elle leur échappe, ils songent aussitôt à bouleverserl'État pour la reprendre.

Cela donne à la grande ambition politique un caractère violent et révolutionnaire, qu'il estrare de lui voir, au même degré, dans les sociétés aristocratiques.

Une multitude de petites ambitions fort sensées, du milieu desquelles s'élancent de loinen loin quelques grands désirs mal réglés: tel est d'ordinaire le tableau que présentent lesnations démocratiques. Une ambition proportionnée, modérée et vaste, ne s'y rencontreguère.

J'ai montré ailleurs par quelle force secrète l'égalité faisait prédominer, dans le cœurhumain, la passion des jouissances matérielles et l'amour exclusif du présent; ces différentsinstincts se mêlent au sentiment de l'ambition, et le teignent, pour ainsi dire, de leurscouleurs.

Je pense que les ambitieux des démocraties se préoccupent moins que tous les autres desintérêts et des jugements de l'avenir: le moment actuel les occupe seul et les absorbe. Ilsachèvent rapidement beaucoup d'entreprises, plutôt qu'ils n'élèvent quelques monuments trèsdurables; ils aiment le succès bien plus que la gloire. Ce qu'ils demandent surtout deshommes, c'est l'obéissance. Ce qu'ils veulent avant tout, c’est l'empire. Leurs mœurs sontpresque toujours restées moins hautes que leur condition ; ce qui fait qu'ils transportent trèssouvent dans une fortune extraordinaire des goûts très vulgaires, et qu'ils semblent ne s'êtreélevés au souverain pouvoir que pour se procurer plus aisément de petits et grossiers plaisirs.

Je crois que de nos jours il est fort nécessaire d'épurer, de régler et de proportionner lesentiment de l'ambition, mais qu'il serait très dangereux de vouloir l'appauvrir et lecomprimer outre mesure. Il faut tâcher de lui poser d'avance des bornes extrêmes, qu'on nelui permettra jamais de franchir; mais on doit se garder de trop gêner son essor dansl'intérieur des limites permises.

J'avoue que je redoute bien moins, pour les sociétés démocratiques, l'audace que lamédiocrité des désirs; ce qui me semble le plus à craindre, c’est que, au milieu des petitesoccupations incessantes de la vie privée, l'ambition ne perde son élan et sa grandeur; que lespassions humaines ne s'y apaisent et ne s'y abaissent en même temps, de sorte que chaquejour l'allure du corps social devienne plus tranquille et moins haute.

Je pense donc que les chefs de ces sociétés nouvelles auraient tort de vouloir y endormirles citoyens dans un bonheur trop uni et trop paisible, et qu'il est bon qu'ils leur donnentquelquefois de difficiles et de périlleuses affaires, afin d'y élever l'ambition et de lui ouvrirun théâtre.

Les moralistes se plaignent sans cesse que le vice favori de notre époque est l'orgueil.

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Cela est vrai dans un certain sens: il n'y a personne, en effet, qui ne croie valoir mieuxque son voisin et qui consente à obéir à son supérieur; mais cela ce très faux dans un autre;car ce même homme, qui ne peut supporter ni la subordination ni l'égalité, se méprisenéanmoins lui-même à ce point qu'il ne se croit fait que pour goûter des plaisirs vulgaires. Ils'arrête volontiers dans de médiocres désirs sans oser aborder les hautes entreprises: il lesimagine à peine.

Loin donc de croire qu'il faille recommander à nos contemporains l'humilité, je voudraisqu'on s'efforçât de leur donner une idée plus vaste d'eux-mêmes et de leur espèce; l'humiliténe leur est point saine; ce qui leur manque le plus, à mon avis, c’est de l'orgueil. Je céderaisvolontiers plusieurs de nos petites vertus pour ce vice.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE XX

DE L'INDUSTRIE DES PLACESCHEZ CERTAINES NATIONSDÉMOCRATIQUES

Aux États-Unis, dès qu'un citoyen a quelques lumières et quelques ressources, il chercheà s'enrichir dans le commerce et l'industrie, ou bien il achète un champ couvert de forêts et sefait pionnier. Tout ce qu'il demande à l'État , c’est de ne point venir le troubler dans seslabeurs et d'en assurer le fruit.

Chez la plupart des peuples européens, lorsqu'un homme commence à sentir ses forces età étendre ses désirs, la première idée qui se présente à lui est d'obtenir un emploi public. Cesdifférents effets, sortis d'une même cause, méritent que nous nous arrêtions un moment icipour les considérer.

Lorsque les fonctions publiques sont en petit nombre, mal rétribuées, instables, et que,d'autre part, les carrières industrielles sont nombreuses et productives, c’est vers l'industrie etnon vers l'administration que se dirigent de toutes Parts les nouveaux et impatients désirs quefait naître chaque jour l'égalité.

Mais si, dans le même temps que les rangs s'égalisent, les lumières restent incomplètesou les esprits timides, ou que le commerce et l'industrie, gênés dans leur essor , n'offrent quedes moyens difficiles et lents de faire fortune, les citoyens, désespérant d'améliorer par eux-mêmes leur sort, accourent tumultueusement vers le chef de l'État et demandent son aide. Se

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mettre plus à l'aise aux dépens du Trésor public leur paraît être, sinon la seule voie qu'ilsaient, du moins la voie la plus aisée et la mieux ouverte à tous pour sortir d'une condition quine leur suffit plus: la recherche des places devient la plus suivie de toutes les industries.

Il en doit être ainsi, surtout dans les grandes monarchies centralisées, où le nombre desfonctions rétribuées est immense et l'existence des fonctionnaires assez assurée, de telle sorteque personne ne désespère d'y obtenir un emploi et d'en jouir paisiblement comme d'unpatrimoine.

Je ne dirai point que ce désir universel et immodéré des fonctions publiques est un grandmal social; qu'il détruit, chez chaque citoyen, l'esprit d'indépendance et répand dans tout lecorps de la nation une humeur vénale et servile; qu'il y étouffe les vertus viriles; je ne feraipoint observer non plus qu'une industrie de cette espèce ne crée qu'une activité improductiveet agite le pays sans le féconder: tout cela se comprend aisément.

Mais je veux remarquer que le gouvernement qui favorise une semblable tendance risquesa tranquillité et met sa vie même en grand péril.

Je sais que, dans un temps comme le nôtre, où l'on voit s'éteindre graduellement l'amouret le respect qui s'attachaient jadis au pouvoir, il peut paraître nécessaire aux gouvernantsd'enchaîner plus étroitement, par son intérêt, chaque homme, et qu'il leur semble commodede se servir de ses passions mêmes pour le tenir dans l'ordre et dans le silence; mais il n'ensaurait être ainsi longtemps, et ce qui peut paraître durant une certaine période une cause deforce, devient assurément à la longue un grand sujet de trouble et de faiblesse.

Chez les peuples démocratiques comme chez tous les autres, le nombre des emploispublics finit par avoir des bornes; mais, chez ces mêmes peuples, le nombre des ambitieuxn'en a point; il s'accroît sans cesse, par un mouvement graduel et irrésistible, à mesure queles conditions s'égalisent; il ne se borne que quand les hommes manquent.

Lors donc que l'ambition n'a d'issue que vers l'administration seule, le gouvernement finitnécessairement par rencontrer une opposition permanente; car sa tâche est de satisfaire avecdes moyens limités des désirs qui se multiplient sans limites. Il faut se bien convaincre que,de tous les peuples du monde, le plus difficile à contenir et à diriger, c’est un peuple desolliciteurs. Quelques efforts que fassent ses chefs, ils ne sauraient jamais le satisfaire, et l'ondoit toujours appréhender qu'il ne renverse enfin la Constitution du pays et ne change la facede l'État, par le seul besoin de faire vaquer des places.

Les princes de notre temps, qui s'efforcent d'attirer vers eux seuls tous les nouveauxdésirs que l'égalité suscite, et de les contenter, finiront donc, si je ne me trompe, par serepentir de s'être engagés dans une semblable entreprise; ils découvriront un jour qu'ils onthasardé leur pouvoir en le rendant si nécessaire, et qu'il eût été plus honnête et plus sûrd'enseigner à chacun de leurs sujets l'art de se suffire à lui-même.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE XXI

Pourquoi les grandes révolutionsdeviendront rares

Un peuple qui a vécu pendant des siècles sous le régime des castes et des classes neparvient à un état social démocratique qu'à travers une longue suite de transformations plusou moins pénibles, à l'aide de violents efforts, et après de nombreuses vicissitudes durantlesquelles les biens, les opinions et le pouvoir changent rapidement de place.

Alors même que cette grande révolution est terminée, l'on voit encore subsister pendantlongtemps les habitudes révolutionnaires créées par elle, et de profondes agitations luisuccèdent.

Comme tout ceci se passe au moment où les conditions s'égalisent, on en conclut qu'ilexiste un rapport caché et un lien secret entre l'égalité même et les révolutions, de telle sorteque l'une ne saurait exister sans que les autres ne naissent.

Sur ce point, le raisonnement semble d'accord avec l'expérience.

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Chez un peuple où les rangs sont à peu près égaux, aucun lien apparent ne réunit leshommes et ne les tient fermes à leur place. Nul d'entre eux n'a le droit permanent, ni lepouvoir de commander, et nul n'a pour condition d'obéir; mais chacun, se trouvant pourvu dequelques lumières et de quelques ressources, peut choisir sa voie, et marcher à part de tousses semblables.

Les mêmes causes qui rendent les citoyens indépendants les uns des autres les poussentchaque jour vers de nouveaux et inquiets désirs, et les aiguillonnent sans cesse.

Il semble donc naturel de croire que, dans une société démocratique, les idées, les choseset les hommes doivent éternellement changer de formes et de places, et que les sièclesdémocratiques seront des temps de transformations rapides et incessantes.

Cela est-il en effet ? l'égalité des conditions porte-t-elle les hommes d'une manièrehabituelle et permanente vers les révolutions ? contient-elle quelque principe perturbateurqui empêche la société de s'asseoir et dispose les citoyens à renouveler sans cesse leurs lois,leurs doctrines et leurs mœurs ? Je ne le crois point. Le sujet est important; je prie le lecteurde me bien suivre.

Presque toutes les révolutions qui ont changé la face des peuples ont été faites pourconsacrer ou pour détruire l'égalité. Écartez les causes secondaires qui ont produit lesgrandes agitations des hommes, vous en arriverez presque toujours à l'inégalité. Ce sont lespauvres qui ont voulu ravir les biens des riches, ou les riches qui ont essayé d'enchaîner lespauvres. Si donc vous pouvez fonder un état de société où chacun ait quelque chose à garderet peu à prendre, vous aurez beaucoup fait pour la paix du monde.

Je n'ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il se rencontre toujours descitoyens très pauvres et des citoyens très riches; mais les pauvres, au lieu d'y formerl'immense majorité de la nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques,sont en petit nombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d'unemisère irrémédiable et héréditaire.

Les riches, de leur côté, sont clairsemés et impuissants; ils n'ont point de privilèges quiattirent les regards; leur richesse même, n'étant plus incorporée à la terre et représentée parelle, est insaisissable et comme invisible. De même qu'il n'y a plus de races de pauvres, il n'ya plus de races de riches; ceux-ci sortent chaque jour du sein de la foule, et y retournent sanscesse. Ils ne forment donc point une classe à part, qu'on puisse aisément définir et dépouiller;et, tenant d'ailleurs par mille fils secrets à la masse de leurs concitoyens, le peuple ne sauraitguère les frapper sans s'atteindre lui-même. Entre ces deux extrémités de sociétésdémocratiques, se trouve une multitude innombrable d'hommes presque pareils, qui, sansêtre précisément ni riches ni pauvres, possèdent assez de biens pour désirer l'ordre, et n'enont pas assez pour exciter l'envie.

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Ceux-là sont naturellement ennemis des mouvements violents; leur immobilité maintienten repos tout ce qui se trouve au-dessus et au-dessous d'eux, et assure le corps social dansson assiette.

Ce n'est pas que ceux-là mêmes soient satisfaits de leur fortune présente, ni qu'ilsressentent de l'horreur naturelle pour une révolution dont ils partageraient les dépouilles sansen éprouver les maux; ils désirent au contraire, avec une ardeur sans égale, de s'enrichir;mais l'embarras est de savoir sur qui prendre. Le même état social qui leur suggère sans cessedes désirs renferme ces désirs dans des limites nécessaires. Il donne aux hommes plus deliberté de changer et moins d'intérêt au changement.

Non seulement les hommes des démocraties ne désirent pas naturellement lesrévolutions, mais ils les craignent.

Il n'y a pas de révolution qui ne menace plus ou moins la propriété acquise. La plupart deceux qui habitent les pays démocratiques sont propriétaires; ils n'ont pas seulement despropriétés, ils vivent dans la condition où les hommes attachent à leur propriété le plus deprix.

Si l'on considère attentivement chacune des classes dont la société se compose, il estfacile de voir qu'il n'y en a point chez lesquelles les passions que la propriété fait naîtresoient plus âpres et plus tenaces que chez les classes moyennes.

Souvent les pauvres ne se soucient guère de ce qu'ils possèdent, parce qu'ils souffrentbeaucoup plus de ce qui leur manque qu'ils ne jouissent du peu qu'ils ont. Les riches ontbeaucoup d'autres passions à satisfaire que celle des richesses, et, d'ailleurs, le long etpénible usage d'une grande fortune finit quelquefois par les rendre comme insensibles à sesdouceurs.

Mais les hommes qui vivent dans une aisance également éloignée de l'opulence et de lamisère, mettent à leurs biens un prix immense. Comme ils sont encore fort voisins de lapauvreté, ils voient de près ses rigueurs, et ils les redoutent; entre elle et eux, il n'y a rienqu'un petit patrimoine sur lequel ils fixent aussitôt leurs craintes et leurs espérances. Àchaque instant, ils s'y intéressent davantage par les soucis constants qu'il leur donne, et ils s'yattachent par les efforts journaliers qu'ils font pour l'augmenter. L'idée d'en céder la moindrepartie leur est insupportable, et ils considèrent sa perte entière comme le dernier desmalheurs. Or, c’est le nombre de ces petits propriétaires ardents et inquiets que l'égalité desconditions accroît sans cesse.

Ainsi, dans les sociétés démocratiques, la majorité des citoyens ne voit pas clairement cequ'elle pourrait gagner à une révolution, et elle sent à chaque instant, et de mille manières, cequ'elle pourrait y perdre.

J'ai dit, dans un autre endroit de cet ouvrage, comment l'égalité des conditions poussaitnaturellement les hommes vers les carrières industrielles et commerçantes, et comment elle

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accroissait et diversifiait la propriété foncière; j'ai fait voir enfin comment elle inspirait àchaque homme un désir ardent et constant d'augmenter son bien-être. Il n'y a rien de pluscontraire aux passions révolutionnaires que toutes ces choses.

Il peut se faire que par son résultat final une révolution serve l'industrie et le commerce;mais son premier effet sera presque toujours de ruiner les industriels et les commerçants,parce qu'elle ne peut manquer de changer tout d'abord l'état général de la consommation etde renverser momentanément la proportion qui existait entre la reproduction et les besoins.

Je ne sache rien d'ailleurs de plus opposé aux mœurs révolutionnaires que les mœurscommerciales. Le commerce est naturellement ennemi de toutes les passions violentes. Ilaime les tempéraments, se plaît dans les compromis, fuit avec grand soin la colère. Il estpatient, souple, insinuant, et il n'a recours aux moyens extrêmes que quand la plus absoluenécessité l'y oblige. Le commerce rend les hommes indépendants les uns des autres; il leurdonne une haute idée de leur valeur individuelle; il les porte à vouloir faire leurs propresaffaires, et leur apprend à y réussir; il les dispose donc à la liberté, mais il les éloigne desrévolutions.

Dans une révolution, les possesseurs de biens mobiliers ont plus à craindre que tous lesautres; car, d'une part, leur propriété est souvent aisée a saisir, et, de l'autre, elle peut à toutmoment disparaître complètement; ce qu'ont moins à redouter les propriétaires fonciers, qui,en perdant le revenu de leurs terres, espèrent du moins garder, à travers les vicissitudes, laterre elle-même. Aussi voit-on que les uns sont bien plus effrayés que les autres à l'aspect desmouvements révolutionnaires.

Les peuples sont donc moins disposés aux révolutions à mesure que, chez eux, les biensmobiliers se multiplient et se diversifient, et que le nombre de ceux qui les possèdent devientplus grand,

Quelle que soit d'ailleurs la profession qu'embrassent les hommes et le genre de biensdont ils jouissent, un trait leur est commun à tous.

Nul n'est pleinement satisfait de sa fortune présente, et tous s'efforcent chaque jour, parmille moyens divers, de l'augmenter. Considérez chacun d'entre eux à une époquequelconque de sa vie, et vous le verrez préoccupé de quelques plans nouveaux dont l'objetest d'accroître son aisance; ne lui parlez pas des intérêts et des droits du genre humain; cettepetite entreprise domestique absorbe pour le moment toutes ses pensées et lui fait souhaiterde remettre les agitations publiques à un autre temps.

Cela ne les empêche pas seulement de faire des révolutions, mais les détourne de levouloir. Les violentes passions politiques ont peu de prise sur des hommes qui ont ainsiattaché toute leur âme à la poursuite du bien-être. L'ardeur qu'ils mettent aux petites affairesles calme sur les grandes.

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Il s'élève, il est vrai, de temps à autre, dans les sociétés démocratiques, des citoyensentreprenants et ambitieux, dont les immenses désirs ne peuvent se satisfaire en suivant laroute commune. Ceux-ci aiment les révolutions et les appellent; mais ils ont grand-peine àles faire naître, si des événements extraordinaires ne viennent à leur aide.

On ne lutte point avec avantage contre l'esprit de son siècle et de son pays; et un homme,quelque puissant qu'on le suppose, fait difficilement partager à ses contemporains dessentiments et des idées que l'ensemble de leurs désirs et de leurs sentiments repousse. Il nefaut donc pas croire que, quand une fois l'égalité des conditions, devenue un fait ancien etincontesté, a imprimé aux mœurs son caractère, les hommes se laissent aisément précipiterdans les hasards à la suite d'un chef imprudent ou d'un hardi novateur.

Ce n'est pas qu'ils lui résistent d'une manière ouverte, à l'aide de combinaisons savantes,ou même par un dessein prémédité de résister. Ils ne le combattent point avec énergie, ils luiapplaudissent même quelquefois, mais ils ne le suivent point. A sa fougue, ils opposent ensecret leur inertie; à ses instincts révolutionnaires, leurs intérêts conservateurs, leurs goûtscasaniers à ses passions aventureuses; leur bon sens aux écarts de son génie; à sa poésie, leurprose. Il les soulève un moment avec mille efforts, et bientôt ils lui échappent, et, commeentraînés par leur propre poids, ils retombent. Il s'épuise à vouloir animer cette fouleindifférente et distraite, et il se voit enfin réduit à l'impuissance, non qu'il soit vaincu, maisparce qu'il est seul.

Je ne prétends point que les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques soientnaturellement immobiles; je pense, au contraire, qu'il règne au sein d'une pareille société unmouvement éternel, et que personne n'y connaît le repos; mais je crois que les hommes s'yagitent entre de certaines limites qu'ils ne dépassent guère. Ils varient, altèrent ourenouvellent chaque jour les choses secondaires; ils ont grand soin de ne pas toucher auxprincipales. lis aiment le changement; mais ils redoutent les révolutions.

Quoique les Américains modifient ou abrogent sans cesse quelques-unes de leurs lois, ilssont bien loin de faire voir des passions révolutionnaires. Il est facile de découvrir, à lapromptitude avec laquelle ils s'arrêtent et se calment lorsque l'agitation publique commence àdevenir menaçante et au moment même où les passions semblent le plus excitées, qu'ilsredoutent une révolution comme le plus grand des malheurs et que chacun d'entre eux estrésolu intérieurement à faire de grands sacrifices pour l'éviter. Il n'y a pas de pays au mondeoù le sentiment de la propriété se montre plus actif et plus inquiet qu'aux États-Unis, et où lamajorité témoigne moins de penchants pour les doctrines qui menacent d'altérer d'unemanière quelconque la constitution des biens.

J'ai souvent remarqué que les théories qui sont révolutionnaires de leur nature, en cequ'elles ne peuvent se réaliser que par un changement complet et quelquefois subit dans l'étatde la propriété et des personnes, sont infiniment moins en faveur aux États-Unis que dans lesgrandes monarchies de l'Europe. Si quelques hommes les professent, la masse les repousseavec une sorte d'horreur instinctive.

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Je ne crains pas de dire que la plupart des maximes qu'on a coutume d'appeler démo-cratiques en France seraient proscrites par la démocratie des États-Unis. Cela se comprendaisément. En Amérique, on a des idées et des passions démocratiques; en Europe, nous avonsencore des passions et des idées révolutionnaires.

Si l'Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles seront amenées par laprésence des Noirs sur le sol des États-Unis: c'est-à-dire que ce ne sera pas l'égalité desconditions, mais au contraire leur inégalité qui les fera naître.

Lorsque les conditions sont égales, chacun s'isole volontiers en soi-même et oublie lepublic. Si les législateurs des peuples démocratiques ne cherchaient point à corriger cettefuneste tendance ou la favorisaient, dans la pensée qu'elle détourne les citoyens des passionspolitiques et les écarte ainsi des révolutions, il se pourrait qu'ils finissent eux-mêmes parproduire le mal qu'ils veulent éviter, et qu'il arrivât un moment où les passions désordonnéesde quelques hommes, s'aidant de l'égoïsme inintelligent et de la pusillanimité du plus grandnombre, finissent par contraindre le corps social à subir d'étranges vicissitudes.

Dans les sociétés démocratiques, il n'y a guère que de petites minorités qui désirent lesrévolutions; mais les minorités peuvent quelquefois les faire.

Je ne dis donc point que les nations démocratiques soient à l'abri des révolutions, je disseulement que l'état social de ces nations ne les y porte pas, mais plutôt les en éloigne. Lespeuples démocratiques, livrés à eux-mêmes, ne s'engagent point aisément dans les grandesaventures; ils ne sont entraînés vers les révolutions qu'à leur insu, ils les subissentquelquefois mais ils ne les font pas. Et j'ajoute que, quand on leur a permis d'acquérir deslumières et de l'expérience, ils ne les laissent pas faire.

Je sais bien qu'en cette matière les institutions publiques elles-mêmes peuvent beaucoup;elles favorisent ou contraignent les instincts qui naissent de l'état social. Je ne soutiens doncpas, je le répète, qu'un peuple soit à l'abri des révolutions par cela seul que, dans son sein, lesconditions sont égales; mais le crois que, quelles que soient les institutions d'un pareilpeuple, les grandes révolutions y seront toujours infiniment moins violentes et plus raresqu'on ne le suppose; et j'entrevois aisément tel état politique qui, venant à se combiner avecl'égalité, rendrait la société plus stationnaire qu'elle ne l'a jamais été dans notre Occident.

Ce que je viens de dire des faits s'applique en partie aux idées.

Deux choses étonnent aux États-Unis: la grande mobilité de la plupart des actionshumaines et la fixité singulière de certains principes. Les hommes remuent sans cesse,l'esprit humain semble presque immobile.

Lorsqu'une opinion s'est une fois étendue sur le sol américain et y a pris racine, on diraitque nul pouvoir sur la terre n'est en état de l'extirper. Aux États-Unis, les doctrines généralesen matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique, ne varient point, ou

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du moins elles ne se modifient qu'après un travail caché et souvent insensible; les plusgrossiers préjugés eux-mêmes ne s'effacent qu'avec une lenteur inconcevable au milieu deces frottements mille fois répétés des choses et des hommes.

J'entends dire qu'il est dans la nature et dans les habitudes des démocraties de changer àtout moment de sentiments et de pensées. Cela peut être vrai de petites nationsdémocratiques, comme celles de l'Antiquité, qu'on réunissait tout entières sur une placepublique et qu'on agitait ensuite au gré d'un orateur. Je n'ai rien vu de semblable dans le seindu grand peuple démocratique qui occupe les rivages opposés de notre Océan. Ce qui m'afrappé aux États-Unis, c'est la peine qu'on éprouve à désabuser la majorité d'une idée qu'ellea conçue et de la détacher d'un homme qu'elle adopte. Les écrits ni les discours ne sauraientguère y réussir; l'expérience seule en vient à bout; quelquefois encore faut-il qu'elle serépète.

Cela étonne au premier abord; un examen plus attentif l'explique.

Je ne crois pas qu'il soit aussi facile qu'on l'imagine de déraciner les préjugés d'un peupledémocratique; de changer ses croyances; de substituer de nouveaux principes religieux,philosophiques, politiques et moraux, à ceux qui s'y sont une fois établis; en un mot, d'y fairede grandes et fréquentes révolutions dans les intelligences. Ce n'est pas que l'esprit humain ysoit oisif; il s'agite sans cesse; mais il s'exerce plutôt à varier à l'infini les conséquences desprincipes connus, et à en découvrir de nouvelles, qu'à chercher de nouveaux principes. Iltourne avec agilité sur lui-même plutôt qu'il ne s'élance en avant par un effort rapide etdirect; il étend peu à peu sa sphère par de petits mouvements continus et précipités; il ne ladéplace point tout à coup.

Des hommes égaux en droits, en éducation, en fortune, et, pour tout dire en un mot, decondition pareille, ont nécessairement des besoins, des habitudes et des goûts peudissemblables. Comme ils aperçoivent les objets sous le même aspect, leur esprit inclinenaturellement vers des idées analogues, et quoique chacun d'eux puisse s'écarter de sescontemporains et se faire des croyances à lui, ils finissent par se retrouver tous, sans le savoiret sans le vouloir, dans un certain nombre d'opinions communes.

Plus je considère attentivement les effets de l'égalité sur l'intelligence, plus je mepersuade que l'anarchie intellectuelle dont nous sommes témoins n'est pas, ainsi queplusieurs le supposent, l'état naturel des peuples démocratiques. Je crois qu'il faut plutôt laconsidérer comme un accident particulier à leur jeunesse, et qu'elle ne se montre qu'à cetteépoque de passage où les hommes ont déjà brisé les antiques liens qui les attachaient les unsaux autres, et diffèrent encore prodigieusement par l'origine, l'éducation et les mœurs; detelle sorte que, ayant conservé des idées, des instincts et des goûts fort divers, rien ne lesempêche plus de les produire. Les principales opinions des hommes deviennent semblables àmesure que les conditions se ressemblent. Tel me paraît être le fait général et permanent; lereste est fortuit et passager.

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Je crois qu'il arrivera rarement que, dans le sein d'une société démocratique, un hommevienne à concevoir, d'un seul coup, un système d'idées fort éloignées de celui qu'ont adoptéses contemporains; et, si un pareil novateur se présentait, j'imagine qu'il aurait d'abord grand-peine à se faire écouter, et plus encore à se faire croire.

Lorsque les conditions sont presque pareilles, un homme ne se laisse pas aisémentpersuader par un autre. Comme tous se voient de très près, qu'ils ont appris ensemble lesmêmes choses et mènent la même vie, ils ne sont pas naturellement disposés à prendre l'und'entre eux pour guide et à le suivre aveuglément: on ne croit guère sur parole son semblableou son égal.

Ce n'est pas seulement la confiance dans les lumières de certains individus qui s'affaiblitchez les nations démocratiques, ainsi que je l'ai dit ailleurs, l'idée générale de la supérioritéintellectuelle qu'un homme quelconque peut acquérir sur tous les autres ne tarde pas às'obscurcir.

À mesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogme de l'égalité desintelligences s'insinue peu à peu dans leurs croyances, et il devient plus difficile à unnovateur, quel qu'il soit, d'acquérir et d'exercer un grand pouvoir sur l'esprit d'un peuple.Dans de pareilles sociétés, les soudaines révolutions intellectuelles sont donc rares; car, sil'on jette les yeux sur l'histoire du monde, l'on voit que c’est bien moins la force d'unraisonnement que l'autorité d'un nom qui a produit les grandes et rapides mutations desopinions humaines.

Remarquez d'ailleurs que, comme les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiquesne sont attachés par aucun lien les uns aux autres, il faut convaincre chacun d'eux. Tandisque, dans les sociétés aristocratiques, c’est assez de pouvoir agir sur l'esprit de quelques-uns;tous les autres suivent. Si Luther avait vécu dans un siècle d'égalité, et qu'il n'eût point eupour auditeurs des seigneurs et des princes, il aurait peut-être trouvé plus de difficulté àchanger la face de l'Europe.

Ce n'est pas que les hommes des démocraties soient naturellement fort convaincus de lacertitude de leurs opinions, et très fermes dans leurs croyances; ils ont souvent des doutesque personne à leurs yeux, ne peut résoudre. Il arrive quelquefois dans ce temps-là quel'esprit humain changerait volontiers de place; mais, comme rien ne le pousse puissammentni ne le dirige, il oscille sur lui-même et ne se meut pas 1.

1 Si je recherche quel est l'état de société le plus favorable aux grandes révolutions de l'intelligence, je trouve

qu'il se rencontre quelque part entre l'égalité complète de tous les citoyens et la séparation absolue desclasses. Sous le régime des castes, les générations se succèdent sans que les hommes changent de place; lesuns n'attendent rien de plus, et les autres n'espèrent rien de mieux. L'imagination s'endort au milieu de cesilence et de cette immobilité universelle, et l'idée même du mouvement ne s'offre plus à l'esprit humain.Quand les classes ont été abolies et que les conditions sont devenues presque égales, tous les hommess'agitent sans cesse, mais chacun d'eux est isolé, indépendant et faible. Ce dernier état diffèreprodigieusement du premier; cependant, il-lui est analogue en un point. Les grandes révolutions de J'esprithumain y sont fort rares.

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Lorsqu'on a acquis la confiance d'un peuple démocratique, c’est encore une grandeaffaire que d'obtenir son attention. Il est très difficile de se faire écouter des hommes quivivent dans les démocraties, lorsqu'on ne les entretient point d'eux-mêmes. Ils n'écoutent pasles choses qu'on leur dit, parce qu'ils sont toujours fort préoccupés des choses qu'ils font.

Il se rencontre, en effet, peu d'oisifs chez les nations démocratiques. La vie s'y passe aumilieu du mouvement et du bruit, et les hommes y sont si employés à agir, qu'il leur restepeu de temps pour penser. Ce que je veux remarquer surtout, c’est que non seulement ils sontoccupés, mais que leurs occupations les passionnent. Ils sont perpétuellement en action, etchacune de leurs actions absorbe leur âme; le feu qu'ils mettent aux affaires les empêche des'enflammer pour les idées.

Je pense qu'il est fort malaisé d'exciter l'enthousiasme d'un peuple démocratique pour unethéorie quelconque qui n'ait pas un rapport visible, direct et immédiat avec la pratiquejournalière de sa vie. Un pareil peuple n'abandonne donc pas aisément ses anciennescroyances. Car c'est l'enthousiasme qui précipite l'esprit humain hors des routes frayées, etqui fait les grandes révolutions intellectuelles comme les grandes révolutions politiques.

Ainsi, les peuples démocratiques n'ont ni le loisir ni le goût d'aller à la recherched'opinions nouvelles. Lors même qu'ils viennent à douter de celles qu'ils possèdent, ils lesconservent néanmoins, parce qu'il leur faudrait trop de temps et d'examen pour en changer;ils les gardent, non comme certaines, mais comme établies.

Il y a d'autres raisons encore et de plus puissantes qui s'opposent a ce qu'un grandchangement s'opère aisément dans les doctrines d'un peuple démocratique. Je l'ai déjàindiqué au commencement de ce livre.

Si, dans le sein d'un peuple semblable, les influences individuelles sont faibles et presquenulles, le pouvoir exercé par la masse sur l'esprit de chaque individu est très grand. J'en aidonné ailleurs les raisons. Ce que je veux dire en ce moment, c’est qu'on aurait tort de croireque cela dépendît uniquement de la forme du gouvernement, et que la majorité dût y perdreson empire intellectuel avec son pouvoir politique.

Dans les aristocraties, les hommes ont souvent une grandeur et une force qui leur sontpropres. Lorsqu'ils se trouvent en contradiction avec le plus grand nombre de leurssemblables, ils se retirent en eux-mêmes, s'y soutiennent et s'y consolent. Il n'en est pas demême parmi les peuples démocratiques. Chez eux, la faveur publique semble aussinécessaire que l'air que l'on respire, et c’est, pour ainsi dire, ne pas vivre que d'être cridésaccord avec la masse. Celle-ci n'a pas besoin d'employer les lois pour plier ceux qui ne

Mais, entre ces deux extrémités de l'histoire des peuples, se rencontre un âge intermédiaire, époque

glorieuse et troublée, où les conditions ne sont pas assez fixes pour que l'intelligence sommeille, et où ellessont assez inégales pour que les hommes exercent un très grand pouvoir sur l'esprit les uns des autres, etque quelques-uns puissent modifier les croyances de tous. C'est alors que les puissant, réformateurss'élèvent, et que de nouvelles idées changent tout à coup la face du monde.

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pensent pas comme elle. Il lui suffit de les désapprouver. Le sentiment de leur isolement etde leur impuissance les accable aussitôt et les désespère.

Toutes les fois que les conditions sont égales, l'opinion générale pèse d'un poids immensesur l'esprit de chaque individu; elle l'enveloppe, le dirige et l'opprime: cela tient à laconstitution même de la société bien plus qu'à ses lois politiques. À mesure que tous leshommes se ressemblent davantage, chacun se sent de plus en plus faible en face de tous. Nedécouvrant rien qui l'élève fort au-dessus d'eux et qui l'en distingue, il se défie de lui-mêmedès qu'ils le combattent; non seulement il doute de ses forces, mais il en vient à douter de sondroit, et il est bien près de reconnaître qu'il a tort, quand le plus grand nombre l'affirme. Lamajorité n'a pas besoin de le contraindre; elle le convainc.

De quelque manière qu'on organise les pouvoirs d'une société démocratique et qu'on lespondère, il sera donc toujours très difficile d'y croire ce que rejette la masse, et d'y professerce qu'elle condamne.

Ceci favorise merveilleusement la stabilité des croyances.

Lorsqu'une opinion a pris pied chez un peuple démocratique et s'est établie dans l'espritdu plus grand nombre, elle subsiste ensuite d'elle-même et se perpétue sans efforts, parce quepersonne ne l'attaque. Ceux qui l'avaient d'abord repoussée comme fausse finissent par larecevoir comme générale, et ceux qui continuent à la combattre au fond de leur cœur n'enfont rien voir; ils ont bien soin de ne point s'engager dans une lutte dangereuse et inutile.

Il est vrai que, quand la majorité d'un peuple démocratique change d'opinion, elle peutopérer à son gré d'étranges et subites révolutions dans le monde des intelligences; mais il esttrès difficile que son opinion change, et presque aussi difficile de constater qu'elle estchangée.

Il arrive quelquefois que le temps, les événements ou l'effort individuel et solitaire desintelligences, finissent par ébranler ou Par détruire peu à peu une croyance, sans qu'il enparaisse rien au-dehors. On ne la combat point ouvertement. On ne se réunit point pour luifaire la guerre. Ses sectateurs la quittent un à un sans bruit; mais chaque jour quelques-unsl'abandonnent, jusqu'à ce qu'enfin elle ne soit plus partagée que par le petit nombre.

En cet état, elle règne encore.

Comme ses ennemis continuent à se taire, ou ne se communiquent qu'à la dérobée leurspensées, ils sont eux-mêmes longtemps sans pouvoir s'assurer qu'une grande révolution s'estaccomplie, et dans le doute ils demeurent immobiles. Ils observent et se taisent. La majoriténe croit plus; mais elle a encore l'air de croire, et ce vain fantôme d'une opinion publiquesuffit pour glacer les novateurs, et les tenir dans le silence et le respect.

Nous vivons à une époque qui a vu les plus rapides changements s'opérer dans l'espritdes hommes. Cependant, il se pourrait faire que bientôt les principales opinions humaines

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soient plus stables qu'elles ne l'ont été dans les siècles précédents de notre histoire; ce tempsn'est pas venu, mais peut-être il approche.

A mesure que j'examine de plus près les besoins et les instincts naturels des peuplesdémocratiques, je me persuade que, si jamais l'égalité s'établit d'une manière générale etpermanente dans le monde, les grandes révolutions intellectuelles et politiques deviendrontbien difficiles et plus rares qu'on ne le suppose.

Parce que les hommes des démocraties paraissent toujours émus, incertains, haletants,prêts à changer de volonté et de place, on se figure qu'ils vont abolir tout à coup leurs lois,adopter de nouvelles croyances et prendre de nouvelles mœurs. On ne songe point que, sil'égalité porte les hommes aux changements, elle leur suggère des intérêts et des goûts quiont besoin de la stabilité pour se satisfaire; elle les Pousse, et, en même temps, elle les arrête,elle les aiguillonne et les attache à la terre; elle enflamme leurs désirs et limite leurs forces.

C'est ce qui ne se découvre pas d'abord: les passions qui écartent les citoyens les uns desautres dans une démocratie se manifestent d'elles-mêmes. Mais on n'aperçoit pas du premiercoup d’œil la force cachée qui les retient et les rassemble.

Oserais-je le dire au milieu des ruines qui m'environnent ? ce que je redoute le plus pourles générations à venir, ce ne sont pas les révolutions.

Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement dans le cercle despetits intérêts domestiques, et à s'y agiter sans repos, on peut appréhender qu'ils ne finissentpar devenir comme inaccessibles à ces grandes et puissantes émotions publiques quitroublent les peuples, mais qui les développent et les renouvellent. Quand Je vois la propriétédevenir si mobile, et l'amour de la propriété si inquiet et si ardent, je ne puis m'empêcher decraindre que les hommes n'arrivent à ce point de regarder toute théorie nouvelle comme unpéril, toute innovation comme un trouble fâcheux, tout progrès social comme un premier pasvers une révolution, et qu'ils refusent entièrement de se mouvoir de peur qu'on ne lesentraîne. Je tremble, je le confesse, qu'ils ne se laissent enfin si bien posséder par un lâcheamour des jouissances présentes, que l'intérêt de leur propre avenir et de celui de leursdescendants disparaisse, et qu'ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinéeque de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser.

On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, et, moi, j'ai peurqu'elles ne finissent par être trop invariablement fixées dans les mêmes institutions, lesmêmes préjugés, les mêmes mœurs; de telle sorte que le genre humain s'arrête et se borne;que l'esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire d'idées nouvelles;que l'homme s'épuise en petits mouvements solitaires et stériles, et que, tout en se remuantsans cesse, l'humanité n'avance plus.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE XXII

Pourquoi les peuples démocratiquesdésirent naturellement la paix,et les armées démocratiques naturellementla guerre

Les mêmes intérêts, les mêmes craintes, les mêmes passions qui écartent les peuplesdémocratiques des révolutions les éloignent de la guerre; l'esprit militaire et l'espritrévolutionnaire s'affaiblissent en même temps et par les mêmes causes.

Le nombre toujours croissant des propriétaires amis de la paix, le développement de larichesse mobilière, que la guerre dévore si rapidement, cette mansuétude des mœurs, cettemollesse de cœur, cette disposition à la pitié que l'égalité inspire, cette froideur de raison quirend peu sensible aux poétiques et violentes émotions qui naissent parmi les armes, toutesces causes s'unissent pour éteindre l'esprit militaire.

Je crois qu'on peut admettre comme règle générale et constante que, chez les peuplescivilisés, les passions guerrières deviendront plus rares et moins vives, à mesure que lesconditions seront plus égales.

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La guerre cependant est un accident auquel tous les peuples sont sujets, les peuplesdémocratiques aussi bien que les autres, Quel que soit le goût que ces nations aient pour lapaix, il faut bien qu'elles se tiennent prêtes à repousser la guerre, ou, en d'autres termes,qu'elles aient une armée.

La fortune, qui a fait des choses si particulières en faveur des habitants des États-Unis,les a placés au milieu d'un désert où ils n'ont, pour ainsi dire, pas de voisins. Quelquesmilliers de soldats leur suffisent, mais ceci est américain et point démocratique.

L'égalité des conditions, et les mœurs ainsi que les institutions qui en dérivent, nesoustraient pas un peuple démocratique à l'obligation d'entretenir des armées, et ses armées,exercent toujours une très grande influence sur son sort. Il importe donc singulièrement derechercher quels sont les instincts naturels de ceux qui les composent.

Chez les peuples aristocratiques, chez ceux surtout où la naissance règle seule le rang,l'inégalité se retrouve dans l'armée comme dans la nation; l'officier est le noble, le soldat estle serf. L'un est nécessairement appelé à commander, l'autre à obéir. Dans les arméesaristocratiques, l'ambition du soldat a donc des bornes très étroites.

Celle des officiers n'est pas non plus illimitée.

Un corps aristocratique ne fait pas seulement partie d'une hiérarchie; il contient toujoursune hiérarchie dans son sein; les membres qui la composent sont placés les uns au-dessus desautres, d'une certaine manière qui ne varie point. Celui-ci est appelé naturellement par lanaissance à commander un régiment, et celui-là une compagnie; arrivés à ces termesextrêmes de leurs espérances, ils s'arrêtent d'eux-mêmes et se tiennent pour satisfaits de leursort.

Il y a d'abord une grande cause qui, dans les aristocraties, attiédit le désir de l'avancementchez l'officier.

Chez les peuples aristocratiques, l'officier, indépendamment de son rang dans l'armée,occupe encore un rang élevé dans la société; le premier n'est presque toujours à ses yeuxqu'un accessoire du second; le noble, en embrassant la carrière des armes, obéit moins encoreà l'ambition qu'à une sorte de devoir que sa naissance lui impose. Il entre dans l'armée afind'y employer honorablement les années oisives de sa jeunesse, et de pouvoir en rapporterdans ses foyers et parmi ses pareils quelques souvenirs honorables de la vie militaire; maisson principal objet n'est point d'y acquérir des biens, de la considération et du pouvoir; car ilpossède ces avantages par lui-même et en jouit sans sortir de chez lui.

Dans les armées démocratiques, tous les soldats peuvent devenir officiers, ce quigénéralise le désir de l'avancement et étend les limites de l'ambition militaire presque àl'infini.

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De son côté, l'officier ne voit rien qui l'arrête naturellement et forcément à un gradeplutôt qu'à un autre, et chaque grade a un prix immense à ses yeux, parce que son rang dansla société dépend presque toujours de son rang dans l'armée.

Chez les peuples démocratiques, il arrive souvent que l'officier n'a de bien que sa paye, etne peut attendre de considération que de ses honneurs militaires. Toutes les fois qu'il changede fonctions, il change donc de fortune, et il est en quelque sorte un autre homme. Ce quiétait l'accessoire de l'existence dans les armées aristocratiques est ainsi devenu le principal,le tout, l'existence elle-même.

Sous l'ancienne monarchie française, on ne donnait aux officiers que leur titre denoblesse. De nos jours, on ne leur donne que leur titre militaire. Ce petit changement desformes du langage suffit pour indiquer qu'une grande révolution s'est opérée dans laconstitution de la société et dans celle de l'armée.

Au sein des armées démocratiques, le désir d'avancer est presque universel; il est ardent,tenace, continuel; il s'accroît de tous les autres désirs, et ne s'éteint qu'avec la vie. Or, il estfacile de voir que, de toutes les armées du monde, celles où l'avancement doit être le pluslent en temps de paix sont les armées démocratiques. Le nombre des grades étantnaturellement limité, le nombre des concurrents presque innombrable, et la loi inflexible del'égalité pesant sur tous, nul ne saurait faire de progrès rapides, et beaucoup ne peuventbouger de place. Ainsi le besoin d'avancer y est plus grand, et la facilité d'avancer moindrequ'ailleurs.

Tous les ambitieux que contient une armée démocratique souhaitent donc la guerre avecvéhémence, parce que la guerre vide les places et permet enfin de violer ce droit del'ancienneté, qui est le seul privilège naturel à la démocratie.

Nous arrivons ainsi à cette conséquence singulière que, de toutes les armées, celles quidésirent le plus ardemment la guerre sont les armées démocratiques, et que, parmi lespeuples, ceux qui aiment le plus la paix sont les peuples démocratiques; et ce qui achève derendre la chose extraordinaire, c’est que l'égalité produit à la fois ces effets contraires.

Les citoyens, étant égaux, conçoivent chaque jour le désir et découvrent la possibilité dechanger leur condition et d'accroître leur bien-être: cela les dispose à aimer la paix, qui faitprospérer l'industrie et permet à chacun de pousser tranquillement à bout ses petitesentreprises; et, d'un autre côté, cette même égalité, en augmentant le prix des honneursmilitaires aux yeux de ceux qui suivent la carrière des armes, et en rendant les honneursaccessibles à tous, fait rêver aux soldats les champs de bataille. Des deux parts, l'inquiétudedu cœur est la même, le goût des jouissances est aussi insatiable, l'ambition égale; le moyende la satisfaire est seul différent.

Ces dispositions opposées de la nation et de l'armée font courir aux sociétés démo-cratiques de grands dangers.

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Lorsque l'esprit militaire abandonne un peuple, la carrière militaire cesse aussitôt d'êtrehonorée, et les hommes de guerre tombent au dernier rang des fonctionnaires publics. On lesestime peu et on ne les comprend plus. Il arrive alors le contraire de ce qui se voit dans lessiècles aristocratiques. Ce ne sont plus les principaux citoyens qui entrent dans l'armée, maisles moindres. On ne se livre à l'ambition militaire que quand nulle autre n'est permise. Ceciforme un cercle vicieux d'où on a de la peine à sortir. L'élite de la nation évite la carrièremilitaire, parce que cette carrière n'est pas honorée; et elle n'est point honorée, parce quel'élite de la nation n'y entre plus.

Il ne faut donc pas s'étonner si les armées démocratiques se montrent souvent inquiètesgrondantes et mal satisfaites de leur sort, quoique la condition physique y soit d'ordinairebeaucoup plus douce et la discipline moins rigide que dans toutes les autres. Le soldat se sentdans une position inférieure, et son orgueil blessé achève de lui donner le goût de la guerre,qui le rend nécessaire, ou l'amour des révolutions, durant lesquelles il espère conquérir, lesarmes à la main, l'influence politique et la considération individuelle qu'on lui conteste.

La composition des armées démocratiques rend ce dernier péril fort à craindre.

Dans la société démocratique, presque tous les citoyens ont des propriétés à conserver;mais les armées démocratiques sont conduites, en général, par des prolétaires. La plupartd'entre eux ont peu à perdre dans les troubles civils. La masse de la nation y craintnaturellement beaucoup plus les révolutions que dans les siècles d'aristocratie; mais les chefsde l'armée les redoutent bien moins.

De plus, comme chez les peuples démocratiques, ainsi que je l'ai dit ci-devant, lescitoyens les plus riches, les plus instruits, les plus capables, n'entrent guère dans la carrièremilitaire, il arrive que l'armée, dans son ensemble, finit par faire une petite nation à part, oùl'intelligence est moins étendue et les habitudes plus grossières que dans la grande. Or cettepetite nation incivilisée possède les armes, et seule elle sait s'en servir.

Ce qui accroît, en effet, le péril que l'esprit militaire et turbulent de l'armée fait courir auxpeuples démocratiques, c’est l'humeur pacifique des citoyens; il n'y a rien de si dangereuxqu'une armée au sein d'une nation qui n'est pas guerrière; l'amour excessif de tous lescitoyens pour la tranquillité y met chaque jour la Constitution à la merci des soldats.

On peut donc dire d'une manière générale que, si les peuples démocratiques sontnaturellement portés vers la paix par leurs intérêts et leurs instincts, ils sont sans cesse attirésvers la guerre et les révolutions par leurs armées.

Les révolutions militaires, qui ne sont presque jamais à craindre dans les aristocraties,sont toujours à redouter chez les nations démocratiques. Ces périls doivent être rangés parmiles plus redoutables de tous ceux que renferme leur avenir; il faut que l'attention des hommesd'État s'applique sans relâche à y trouver un remède.

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Lorsqu'une nation se sent intérieurement travaillée par l'ambition inquiète de son armée,la première pensée qui se présente c'est de donner à cette ambition incommode la guerre pourobjet.

Je ne veux point médire de la guerre; la guerre agrandit presque toujours la pensée d'unpeuple et lui élève le cœur. Il y a des cas où seule elle peut arrêter le développement excessifde certains penchants que fait naturellement naître l'égalité, et où il faut la considérer commenécessaire à certaines maladies invétérées auxquelles les sociétés démocratiques sontsujettes.

La guerre a de grands avantages; mais il ne faut pas se flatter qu'elle diminue le péril quivient d'être signale. Elle ne fait que le suspendre, et il revient plus terrible après elle; carl'armée souffre bien plus impatiemment la paix après avoir goûté de la guerre. La guerre neserait un remède que pour un peuple qui voudrait toujours la gloire.

Je prévois que tous les princes guerriers qui s'élèveront au sein des grandes nationsdémocratiques trouveront qu'il leur est plus facile de vaincre avec leur armée que de la fairevivre en paix après la victoire. Il y a deux choses qu'un peuple démocratique aura toujoursbeaucoup de peine à faire: commencer la guerre et la finir.

Si, d'ailleurs, la guerre a des avantages particuliers pour les peuples démocratiques, d'unautre côté elle leur fait courir de certains périls que n'ont point à en redouter, au même degré,les aristocraties. Je n'en citerai que deux.

Si la guerre satisfait l'armée, elle gêne et souvent désespère cette foule innombrable decitoyens dont les petites passions ont, tous les jours, besoin de la paix pour se satisfaire. Ellerisque donc de faire naître sous une autre forme le désordre qu'elle doit prévenir.

Il n'y a pas de longue guerre qui, dans un pays démocratique, ne mette en grand hasard laliberté. Ce n'est pas qu'il faille craindre précisément d'y voir, après chaque victoire, lesgénéraux vainqueurs s'emparer par la force du souverain pouvoir, à la manière de Sylla et deCésar. Le péril est d'une autre sorte. La guerre ne livre pas toujours les peuplesdémocratiques au gouvernement militaire; mais elle ne peut manquer d'accroîtreimmensément, chez ces peuples, les attributions du gouvernement civil; elle centralisepresque forcément dans les mains de celui-ci la direction de tous les hommes et l'usage detoutes les choses. Si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la violence, elle yamène doucement par les habitudes.

Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d'une nation démocratiquedoivent savoir que le plus sûr et le plus court moyen d'y parvenir est la guerre. C'est là lepremier axiome de la science.

Un remède semble s'offrir de lui-même, lorsque l'ambition des officiers et des soldatsdevient à craindre, c'est d'accroître le nombre des places à donner, en augmentant l'armée.Ceci soulage le mal présent, mais engage d'autant plus l'avenir.

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Augmenter l'armée peut produire un effet durable dans une société aristocratique, parceque, dans ces sociétés, l'ambition militaire est limitée à une seule espèce d'hommes, ets'arrête, pour chaque homme, à une certaine borne; de telle sorte qu'on peut arriver àcontenter à peu près tous ceux qui la ressentent.

Mais, chez un peuple démocratique, on ne gagne rien à accroître l'armée, parce que lenombre des ambitieux s'y accroît toujours exactement dans le même rapport que l'armée elle-même. Ceux dont vous avez exaucé les vœux en créant de nouveaux emplois sont aussitôtremplacés par une foule nouvelle que vous ne pouvez satisfaire, et les premiers eux-mêmesrecommencent bientôt à se plaindre; car la même agitation d'esprit qui règne parmi lescitoyens d'une démocratie se fait voir dans l'armée; ce qu'on y veut, ce n'est pas de gagner uncertain grade, mais d'avancer toujours. Si les désirs ne sont pas très vastes, ils renaissent sanscesse. Un peuple démocratique qui augmente son armée ne fait donc qu'adoucir, pour unmoment, l'ambition des gens de guerre; mais bientôt elle devient plus redoutable, parce queceux qui la ressentent sont plus nombreux.

Je pense, pour ma part, qu'un esprit inquiet et turbulent est un mal inhérent à laconstitution même des armées démocratiques, et qu'on doit renoncer à le guérir. Il ne fautPas que les législateurs des démocraties se flattent de trouver une organisation militaire quiait par elle-même la force de calmer et de contenir les gens de guerre; ils s'épuiseraient envains efforts avant d'y atteindre.

Ce n'est pas dans l'armée qu'on peut rencontrer le remède aux vices de l'armée, mais dansle pays.

Les peuples démocratiques craignent naturellement le trouble et le despotisme. Il s'agitseulement de faire de ces instincts des goûts réfléchis, intelligents et Stables. Lorsque lescitoyens ont enfin appris à faire un paisible et utile usage de la liberté et ont senti sesbienfaits; quand ils ont contracté un amour viril de l'ordre, et se sont pliés volontairement à larègle, ces mêmes citoyens, en entrant dans la carrière des armes, y apportent, à leur insu etcomme malgré eux, ces habitudes et ces mœurs. L'esprit général de la nation, pénétrant dansl'esprit particulier de l'armée, tempère les opinions et les désirs que l'état militaire fait naîtreou, par la force toute-puissante de l'opinion publique , il les comprime. Ayez des citoyenséclairés, réglés, fermes et libres, et vous aurez des soldats disciplinés et obéissants.

Toute loi qui, en réprimant l'esprit turbulent de l'armée, tendrait à diminuer, dans le seinde la nation, l'esprit de liberté civile et à y obscurcir l'idée du droit et des droits, irait donccontre son objet. Elle favoriserait l'établissement de la tyrannie militaire, beaucoup plusqu'elle ne lui nuirait.

Après tout, et quoi qu'on fasse, une grande armée, au sein d'un peuple démocratique, seratoujours un grand péril; et le moyen le plus efficace de diminuer ce péril sera de réduirel'armée; mais c’est un remède dont il n'est pas donné à tous les peuples de pouvoir user.

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De la Démocratie en Amérique IITroisième partie

CHAPITRE XXIII

Quelle est, dans les armées démocratiques,la classe la plus guerrière et la plusrévolutionnaire

Il est de l'essence d'une armée démocratique d'être très nombreuse, relativement aupeuple qui la fournit; j'en dirai plus loin les raisons.

D'une autre part, les hommes qui vivent dans les temps démocratiques ne choisissentguère la carrière militaire.

Les peuples démocratiques sont donc bientôt amenés à renoncer au recrutementvolontaire, pour avoir recours à l'enrôlement forcé. La nécessité de leur condition les oblige àprendre ce dernier moyen, et l'on peut aisément prédire que tous l'adopteront.

Le service militaire étant forcé, la charge s'en partage indistinctement et également surtous les citoyens. Cela ressort encore nécessairement de la condition de ces peuples et deleurs idées. Le gouvernement y peut à peu près ce qu'il veut, pourvu qu'il s'adresse à tout lemonde à la fois; c’est l'inégalité du poids et non le poids qui fait d'ordinaire qu'on lui résiste.

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Or, le service militaire étant commun à tous les citoyens, il en résulte évidemment quechacun d'eux ne reste qu'un petit nombre d'années sous les drapeaux.

Ainsi, il est dans la nature des choses que le soldat ne soit qu'en passant dans l'armée,tandis que, chez la plupart des nations aristocratiques, l'état militaire est un métier que lesoldat prend ou qui lui est imposé pour toute la vie.

Ceci a de grandes conséquences. Parmi les soldats qui composent une arméedémocratique, quelques-uns s'attachent à la vie militaire; mais le plus grand nombre, amenésainsi malgré eux sous le drapeau et toujours prêts à retourner dans leurs foyers, ne seconsidèrent pas comme sérieusement engagés dans la carrière militaire et ne songent qu'à ensortir. Ceux-ci ne contractent pas les besoins et ne partagent jamais qu'à moitié les passionsque cette carrière fait naître. Ils se plient à leurs devoirs militaires, mais leur âme resteattachée aux intérêts et aux désirs qui la remplissaient dans la vie civile. Ils ne prennent doncpas l'esprit de l'armée; ils apportent plutôt au sein de l'armée l'esprit de la société et l'yconservent. Chez les peuples démocratiques, ce sont les simples soldats qui restent le pluscitoyens; c’est sur eux que les habitudes nationales gardent le plus de prise et l'opinionpublique le plus de pouvoir. C'est par les soldats qu'on peut surtout se flatter de faire pénétrerdans une armée démocratique l'amour de la liberté et le respect des droits qu'on a su inspirerau peuple lui-même. Le contraire arrive chez les nations aristocratiques, où les soldatsfinissent par n'avoir plus rien de commun avec leurs concitoyens, et par vivre au milieu d'euxcomme des étrangers, et souvent comme des ennemis.

Dans les armées aristocratiques, l'élément conservateur est l'officier, parce que l'officierseul a gardé des liens étroits avec la société civile, et ne quitte jamais la volonté de venir tôtou tard y reprendre sa place; dans les armées démocratiques, c’est le soldat, et pour descauses toutes semblables.

Il arrive souvent, au contraire, que, dans ces mêmes armées démocratiques, l'officiercontracte des goûts et des désirs entièrement à part de ceux de la nation. Cela se comprend.

Chez les peuples démocratiques, l'homme qui devient officier rompt tous les liens quil'attachaient à la vie civile; il en sort pour toujours et il n'a aucun intérêt à y rentrer. Savéritable patrie, c’est l'armée, puisqu'il n'est rien que par le rang qu'il y occupe; il suit donc lafortune de l'armée, grandit ou s'abaisse avec elle, et c’est vers elle seule qu'il dirigedésormais ses espérances. L'officier ayant des besoins fort distincts de ceux du pays, il peutse faire qu'il désire ardemment la guerre ou travaille à une révolution, dans le moment mêmeoù la nation aspire le plus à la stabilité et à la paix.

Toutefois il y a des causes qui tempèrent en lui l'humeur guerrière et inquiète. Sil'ambition est universelle et continue chez les peuples démocratiques, nous avons vu qu'elle yest rarement grande. L'homme qui, sorti des classes secondaires de la nation, est parvenu, àtravers les rangs inférieurs de l'armée, jusqu'au grade d'officier, a déjà fait un pas immense. Ila pris pied dans une sphère supérieure à celle qu'il occupait au sein de la société civile, et il ya acquis des droits que la plupart des nations démocratiques considéreront toujours comme

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inaliénables 1. Il s'arrête volontiers après ce grand effort, et songe à jouir de sa conquête. Lacrainte de compromettre ce qu'il possède amollit déjà dans son cœur l'envie d'acquérir cequ'il n'a pas. Après avoir franchi le premier et le plus grand obstacle qui arrêtait ses progrès,il se résigne avec moins d'impatience à la lenteur de sa marche. Cet attiédissement del'ambition s'accroît à mesure que, s'élevant davantage en grade, il trouve plus à perdre dansles hasards. Si je ne me trompe, la partie la moins guerrière comme la moins révolutionnaired'une armée démocratique sera toujours la tête.

Ce que je viens de dire de l'officier et du soldat n'est point applicable à une classenombreuse qui, dans toutes les armées, occupe entre eux la place intermédiaire; je veuxparler des sous-officiers.

Cette classe des sous-officiers qui, avant le siècle présent, n'avait point encore paru dansl'histoire, est appelée désormais, je pense, à y jouer un rôle.

De même que l'officier, le sous-officier a rompu dans sa pensée tous les liens quil'attachaient à la société civile; de même que lui, il a fait de l'état militaire sa carrière, et, plusque lui peut-être, il a dirigé de ce seul côté tous ses désirs; mais il n'a pas encore atteintcomme l'officier un point élevé et solide où il lui soit loisible de s'arrêter et de respirer àl'aise, en attendant qu'il puisse monter plus haut.

Par la nature même de ses fonctions qui ne saurait changer, le sous-officier est condamnéà mener une existence obscure, étroite, malaisée et précaire. Il ne voit encore de l'étatmilitaire que les périls. Il n'en connaît que les privations et l'obéissance, plus difficiles àsupporter que les périls. Il souffre d'autant plus de ses misères présentes, qu'il sait que laconstitution de la société et celle de l'armée lui permettent de s'en affranchir; d'un jour àl'autre, en effet, il peut devenir officier. Il commande alors, il a des honneurs, del'indépendance, des droits, des jouissances non seulement cet objet de ses espérances luiparait immense, mais avant que de le saisir, il n'est jamais sûr de l'atteindre. Son grade n'arien d'irrévocable; il est livré chaque jour tout entier à l'arbitraire de ses chefs; les besoins dela discipline exigent impérieusement qu'il en soit ainsi. Une faute légère, un caprice, peuventtoujours lui faire perdre, en un moment, le fruit de plusieurs années de travaux et d'efforts.jusqu'à ce qu'il soit arrivé au grade qu'il convoite, il n'a donc rien fait. Là seulement il sembleentrer dans la carrière. Chez un homme ainsi aiguillonné sans cesse par sa jeunesse, sesbesoins, ses passions, l'esprit de son temps, ses espérances et ses craintes, il ne peut manquerde s'allumer une ambition désespérée.

Le sous-officier veut donc la guerre, il la veut toujours et à tout prix, et, si on lui refuse laguerre, il désire les révolutions qui suspendent l'autorité des règles au milieu desquelles ilespère, à la faveur de la confusion et des passions politiques, chasser son officier et enprendre la place; et il n'est pas impossible qu'il les fasse naître, parce qu'il exerce une grande

1 La position de l'officier est, en effet, bien plus assurée chez les peuples démocratiques que chez les autres.

Moins l'officier est par lui-même, plus le grade a comparativement de prix, et plus le législateur trouvejuste et nécessaire d'en assurer la jouissance.

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influence sur les soldats par la communauté d'origine et d'habitudes, bien qu'il en diffèrebeaucoup par les passions et les désirs.

On aurait tort de croire que ces dispositions diverses de l'officier, du sous-officier et dusoldat tinssent à un temps ou à un pays. Elles se feront voir à toutes les époques et cheztoutes les nations démocratiques.

Dans toute armée démocratique, ce sera toujours le sous-officier qui représentera lemoins l'esprit pacifique et régulier du pays, et le soldat qui le représentera le mieux. Lesoldat apportera dans la carrière militaire la force ou la faiblesse des mœurs nationales; il yfera voir l'image fidèle de la nation. Si elle est ignorante et faible, il se laissera entraîner audésordre par ses chefs, à son insu ou malgré lui. Si elle est éclairée et énergique, il lesretiendra lui-même dans l'ordre.

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CHAPITRE XXIV

Ce qui rend les armées démocratiques plusfaibles que les autres arméesen entrant en campagne et plus redoutablesquand la guerrese prolonge

Toute armée qui entre en campagne après une longue paix risque d'être vaincue; toutearmée qui a longtemps fait la guerre a de grandes chances de vaincre: cette vérité estparticulièrement applicable aux armées démocratiques.

Dans les aristocraties, l'état militaire, étant une carrière privilégiée, est honorée même entemps de paix. Les hommes qui ont de grands talents, de grandes lumières et une grandeambition l'embrassent; l'armée est, en toutes choses, au niveau de la nation; souvent mêmeelle le dépasse.

Nous avons vu comment, au contraire, chez les peuples démocratiques, l'élite de la nations'écartait peu à peu de la carrière militaire pour chercher, par d'autres chemins, laconsidération, le pouvoir et surtout la richesse. Après une longue paix, et dans les tempsdémocratiques les paix sont longues, l'armée est toujours inférieure au pays lui-même. C'est

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en cet état que la trouve la guerre; et, jusqu'à ce que la guerre l'ait changée, il y a péril pour lepays et pour l'armée.

J'ai fait voir comment, dans les armées démocratiques et en temps de paix, le droitd'ancienneté était la loi suprême et inflexible de l'avancement. Cela ne découle passeulement, ainsi que je l'ai dit, de la constitution de ces armées, mais de la constitution mêmedu peuple, et se retrouvera toujours.

De plus, comme chez ces peuples l'officier n'est quelque chose dans le pays que par saposition militaire, et qu'il tire de là toute sa considération et toute son aisance, il ne se retireou n'est exclu de l'armée qu'aux limites extrêmes de la vie.

Il résulte de ces deux causes que lorsque après un long repos, un peuple démocratiqueprend enfin les armes, tous les chefs de son armée se trouvent être des vieillards. Je ne parlepas seulement des généraux, mais des officiers subalternes, dont la plupart sont restésimmobiles, ou n'ont pu marcher que pas à pas. Si l'on considère une armée démocratiqueaprès une longue paix, on voit avec surprise que tous les soldats sont voisins de l'enfance ettous les chefs sur le déclin; de telle sorte que les premiers manquent d'expérience, et lesseconds de vigueur.

Cela est une grande cause de revers; car la première condition pour bien conduire laguerre est d'être jeune; je n'aurais pas osé le dire, si le plus grand capitaine des tempsmodernes ne l'avait dit.

Ces deux causes n'agissent pas de la même manière sur les armées aristocratiques.

Comme on y avance par droit de naissance bien plus que par droit d'ancienneté, il serencontre toujours dans tous les grades un certain nombre d'hommes jeunes, et qui apportentà la guerre toute la première énergie du corps et de l'âme.

De plus, comme les hommes qui recherchent les honneurs militaires chez un peuplearistocratique ont une position assurée dans la société civile, ils attendent rarement que lesapproches de la vieillesse les surprennent dans l'armée. Après avoir consacré à la carrière desarmes les plus vigoureuses années de leur jeunesse, ils se retirent d'eux-mêmes et vont userdans leurs foyers les restes de leur âge mûr.

Une longue paix ne remplit pas seulement les armées démocratiques de vieux officiers,elle donne encore a tous les officiers des habitudes de corps et d'esprit qui les rendent peupropres à la guerre. Celui qui a longtemps vécu au milieu de l'atmosphère paisible et tièdedes mœurs démocratiques se plie d'abord malaisément aux rudes travaux et aux austèresdevoirs que la guerre impose. S'il n'y perd pas absolument le goût des armes, il y prend dumoins des façons de vivre qui l'empêchent de vaincre.

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Chez les peuples aristocratiques, la mollesse de la vie civile exerce moins d'influence surles mœurs militaires, parce que, chez ces peuples, c'est l'aristocratie qui conduit l'armée. Or,une aristocratie, quelque plongée qu'elle soit dans les délices, a toujours plusieurs autrespassions que celles du bien-être, et elle fait volontiers le sacrifice momentané de son bien-être, pour mieux satisfaire ces passions-là.

J'ai montré comment, dans les armées démocratiques, en temps de paix, les lenteurs del'avancement sont extrêmes. Les officiers supportent d'abord cet état de choses avecimpatience; ils s'agitent, s'inquiètent et se désespèrent; mais, à la longue, la plupart d'entreeux se résignent. Ceux qui ont le plus d'ambition et de ressources sortent de l'armée; lesautres, proportionnant enfin leurs goûts et leurs désirs à la médiocrité de leur sort, finissentpar considérer l'état militaire sous un aspect civil. Ce qu'ils en prisent le plus, c’est l'aisanceet la stabilité qui l'accompagnent; sur l'assurance de cette petite fortune, ils fondent toutel'image de leur avenir, et ils ne demandent qu'à pouvoir en jouir paisiblement. Ainsi, nonseulement une longue paix remplit de vieux officiers les armées démocratiques, mais elledonne souvent des instincts de vieillards à ceux mêmes qui y sont encore dans la vigueur del'âge.

J'ai fait voir également comment, chez les nations démocratiques, en temps de paix, lacarrière militaire était peu honorée et mal suivie.

Cette défaveur publique est un poids très lourd qui pèse sur l'esprit de l'armée. Les âmesen sont comme pliées; et, quand enfin la guerre arrive, elles ne sauraient reprendre en unmoment leur élasticité et leur vigueur.

Une semblable cause d'affaiblissement moral ne se rencontre point dans les arméesaristocratiques. Les officiers ne s'y trouvent jamais abaissés à leurs propres yeux et à ceux deleurs semblables, parce que, indépendamment de leur grandeur militaire, ils sont grands pareux-mêmes.

L'influence de la paix se fit-elle sentir sur les deux armées de la même manière, lesrésultats seraient encore différents.

Quand les officiers d'une armée aristocratique ont perdu l'esprit guerrier et le désir des'élever par les armes, il leur reste encore un certain respect pour l'honneur de leur ordre, etune vieille habitude d'être les premiers et de donner l'exemple. Mais lorsque les officiersd'une armée démocratique n'ont plus l'amour de la guerre et l'ambition militaire, il ne resterien.

Je pense donc qu'un peuple démocratique qui entreprend une guerre après une longuepaix risque beaucoup plus qu'un autre d'être vaincu; mais il ne doit pas se laisser aisémentabattre par les revers, car les chances de son armée s'accroissent par la durée même de laguerre.

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Lorsque la guerre, en se prolongeant, a enfin arraché tous les citoyens à leurs travauxpaisibles et fait échouer leurs petites entreprises, il arrive que les mêmes passions qui leurfaisaient attacher tant de prix à la paix se tournent vers les armes. La guerre, après avoirdétruit toutes les industries, devient elle-même la grande et unique industrie, et c’est vers elleseule que se dirigent alors de toutes parts les ardents et ambitieux désirs que l'égalité a faitnaître. C'est pourquoi ces mêmes nations démocratiques qu'on a tant de peine à entraîner surles champs de bataille y font quelquefois des choses prodigieuses, quand on est enfinparvenu à leur mettre les armes à la main.

A mesure que la guerre attire de plus en plus vers l'armée tous les regards, qu'on lui voitcréer en peu de temps de grandes réputations et de grandes fortunes, l'élite de la nation prendla carrière des armes; tous les esprits naturellement entreprenants, fiers et guerriers, queproduit non plus seulement l'aristocratie, mais le pays entier, sont entraînés de ce côté.

Le nombre des concurrents aux honneurs militaires étant immense, et la guerre poussantrudement chacun à sa place, il finit toujours par se rencontrer de grands généraux. Unelongue guerre produit sur une armée démocratique ce qu'une révolution produit sur le peuplelui-même. Elle brise les règles et fait surgir tous les hommes extraordinaires. Les officiersdont l'âme et le corps ont vieilli dans la paix sont écartés, se retirent ou meurent. À leur placese presse une foule d'hommes jeunes que la guerre a déjà endurcis, et dont elle a étendu etenflammé les désirs, Ceux-ci veulent grandir à tout prix et grandir sans cesse; après eux enviennent d'autres qui ont mêmes passions et mêmes désirs; et, après ces autres-là, d'autresencore, sans trouver de limites que celles de l'armée. L'égalité permet à tous l'ambition, et lamort se charge de fournir à toutes les ambitions des chances. La mort ouvre sans cesse lesrangs, vide les places, ferme la carrière et l'ouvre.

Il y a d'ailleurs, entre les mœurs militaires et les mœurs démocratiques, un rapport cachéque la guerre découvre.

Les hommes des démocraties ont naturellement le désir passionné d'acquérir vite lesbiens qu'ils convoitent et d'en jouir aisément. La plupart d'entre eux adorent le hasard etcraignent bien moins la mort que la peine. C'est dans cet esprit qu'ils mènent le commerce etl'industrie; et ce même esprit, transporté par eux sur les champs de bataille, les porte àexposer volontiers leur vie pour s'assurer, en un moment, les prix de la victoire. Il n'y a pasde grandeurs qui satisfassent plus l'imagination d'un peuple démocratique que la grandeurmilitaire, grandeur brillante et soudaine qu'on obtient sans travail, en ne risquant que sa vie.

Ainsi, tandis que l'intérêt et les goûts écartent de la guerre les citoyens d'une démocratie,les habitudes de leur âme les préparent à la bien faire; ils deviennent aisément de bonssoldats, dès qu'on a pu les arracher à leurs affaires et à leur bien-être.

Si la paix est particulière ment nuisible aux armées démocratiques, la guerre leur assuredonc des avantages que les autres armées n'ont jamais; et ces avantages, bien que peusensibles d'abord, ne peuvent manquer, à la longue, de leur donner la victoire.

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Un peuple aristocratique qui, luttant contre une nation démocratique, ne réussit pas à laruiner dès les premières campagnes, risque toujours beaucoup d'être vaincu par elle.

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CHAPITRE XXV

DE LA DISCIPLINEDANS LES ARMÉESDÉMOCRATIQUES

C'est une opinion fort répandue, surtout parmi les peuples aristocratiques, que la grandeégalité qui règne au sein des démocraties y rend à la longue le soldat indépendant del'officier, et y détruit ainsi le lien de la discipline.

C'est une erreur. Il y a, en effet, deux espèces de discipline qu'il ne faut pas confondre.

Quand l'officier est le noble et le soldat le serf; l'un le riche, et l'autre le pauvre; que lepremier est éclairé et fort, et le second ignorant et faible, il est facile d'établir entre ces deuxhommes le lien le plus étroit d'obéissance. Le soldat est plié à la discipline militaire avant,pour ainsi dire, que d'entrer dans l'armée, ou plutôt la discipline militaire n'est qu'unperfectionnement de la servitude sociale. Dans les armées aristocratiques, le soldat arriveassez aisément à être comme insensible à toutes choses, excepté à l'ordre de ses chefs. Il agitsans penser, triomphe sans ardeur, et meurt sans se plaindre. En cet état, ce n'est plus unhomme, mais c'est encore un animal très redoutable dressé à la guerre.

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Il faut que les peuples démocratiques désespèrent d'obtenir jamais de leurs soldats cetteobéissance aveugle, minutieuse, résignée et toujours égale, que les peuples aristocratiquesleur imposent sans peine. L'état de la société n'y prépare point: ils risqueraient de perdreleurs avantages naturels en voulant acquérir artificiellement ceux-là. Chez les peuplesdémocratiques, la discipline militaire ne doit pas essayer d'anéantir le libre essor des âmes;elle ne peut aspirer qu'à le diriger; l'obéissance qu'elle crée est moins exacte, mais plusimpétueuse et plus intelligente. Sa racine est dans la volonté même de celui qui obéit; elle nes'appuie pas seulement sur son instinct, mais sur sa raison; aussi se resserre-t-elle souventd'elle-même à proportion que le péril la rend nécessaire. La discipline d'une arméearistocratique se relâche volontiers dans la guerre, parce que cette discipline se fonde sur leshabitudes, et que la guerre trouble ces habitudes. La discipline d'une armée démocratique seraffermit, au contraire, devant l'ennemi, parce que chaque soldat voit alors très clairementqu'il faut se taire et obéir pour pouvoir vaincre.

Les peuples qui ont fait les choses les plus considérables par la guerre n'ont point connud'autre discipline que celle dont je parle. Chez les Anciens, on ne recevait dans les arméesque des hommes libres et des citoyens, lesquels différaient peu les uns des autres et étaientaccoutumés à se traiter en égaux. Dans ce sens, on peut dire que les armées de l'Antiquitéétaient démocratiques, bien qu'elles sortissent du sein de l'aristocratie; aussi régnait-il dansces armées une sorte de confraternité familière entre l'officier et le soldat. On s'en convaincen lisant la Vie des grands capitaines de Plutarque. Les soldats y parlent sans cesse et fortlibrement à leurs généraux, et ceux-ci écoutent volontiers les discours de leurs soldats, et yrépondent. C'est par des paroles et des exemples, bien plus que par la contrainte et leschâtiments, qu'ils les conduisent. On dirait des compagnons autant que des chefs.

Je ne sais si les soldats grecs et romains ont jamais perfectionné au même point que lesRusses les petits détails de la discipline militaire; mais cela n'a pas empêché Alexandre deconquérir l'Asie, et Rome le monde.

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CHAPITRE XXVl

Quelques considérations sur la guerre dansles sociétés démocratiques

Lorsque le principe de l'égalité ne se développe pas seulement chez une nation, mais enmême temps chez plusieurs peuples voisins, ainsi que cela se voit de nos jours en Europe, leshommes qui habitent ces pays divers, malgré la disparité des langues, des usages et des lois,se ressemblent toutefois en ce point qu'ils redoutent également la guerre et conçoivent pourla paix un même amour 1. En vain l'ambition ou la colère arme les princes, une sorted'apathie et de bienveillance universelle les apaise en dépit d'eux-mêmes et leur fait tomberl'épée des mains : les guerres deviennent plus rares.

À mesure que l'égalité, se développant à la fois dans plusieurs pays, y pousse simulta-nément vers l'industrie et le commerce les hommes qui les habitent, non seulement leursgoûts se ressemblent, mais leurs intérêts se mêlent et s'enchevêtrent, de telle sorte qu'aucunenation ne peut infliger aux autres des maux qui ne retombent pas sur elle-même, et que toutesfinissent par considérer la guerre comme une calamité presque aussi grande pour levainqueur que pour le vaincu.

1 La crainte que les peuples européens montrent de la guerre ne tient pas seulement au progrès qu'a fait chez

eux l'égalité; je n'ai pas besoin, je pense, de le faire remarquer au lecteur. Indépendamment de cette causepermanente, il y en a plusieurs accidentelles qui sont très puissantes. Je citerai, avant toutes les autres, lalassitude extrême que les guerres de la Révolution et de l'Empire ont laissée.

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Ainsi, d'un côté, il est très difficile, dans les siècles démocratiques, d'entraîner lespeuples à se combattre; mais, d'une autre part, il est presque impossible que deux d'entre euxse fassent isolément la guerre. Les intérêts de tous sont si enlacés, leurs opinions et leursbesoins si semblables, qu'aucun ne saurait se tenir en repos quand les autres s'agitent. Lesguerres deviennent donc plus rares; mais lorsqu'elles naissent, elles ont un champ plus vaste.

Des peuples démocratiques qui s'avoisinent ne deviennent pas seulement semblables surquelques points, ainsi que je viens de le dire; ils finissent par se ressembler sur presquetous 1.

Or, cette similitude des peuples a, quant à la guerre, des conséquences très importantes.

Lorsque je me demande pourquoi la confédération helvétique du XV, siècle faisaittrembler les plus grandes et les plus puissantes nations de l'Europe, tandis que, de nos jours,son pouvoir est en rapport exact avec sa population, je trouve que les Suisses sont devenussemblables à tous les hommes qui les environnent, et ceux-ci aux Suisses; de telle sorte que,le nombre seul faisant entre eux la différence, aux plus gros bataillons appartientnécessairement la victoire. L'un des résultats de la révolution démocratique qui s'opère enEurope, est donc de faire prévaloir, sur tous les champs de bataille, la force numérique, et decontraindre toutes les petites nations à s'incorporer aux grandes, ou du moins à entrer dans lapolitique de ces dernières.

La raison déterminante de la victoire étant le nombre, il en résulte que chaque peuple doittendre de tous ses efforts à amener le plus d'hommes possible sur le champ de bataille.

1 Cela ne vient pas uniquement de ce que ces peuples ont le même état social, mais de ce que ce même état

social est tel qu'il porte naturellement les hommes à s'imiter et à se confondre. Lorsque les citoyens sontdivisés en castes et en classes , non seulement ils diffèrent les uns des autres, mais ils n'ont ni le goût ni ledésir de se ressembler; chacun cherche, au contraire, de plus en plus, à garder intactes ses opinions et seshabitudes propres et à rester soi. L'esprit d'individualité est très vivace.

Quand un peuple a un État social démocratique, c'est-à-dire qu'il n'existe plus dans son sein de castesni de classes, et que tous les citoyens y sont à peu près égaux en lumières et en biens, l'esprit humainchemine en sens contraire. Les hommes se ressemblent, et de plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne passe ressembler. Loin de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d'eux, ils ne demandentqu'à le perdre pour se confondre dans la masse commune, qui seule représente à leurs yeux le droit et laforce. L'esprit d'individualité est presque détruit.

Dans les temps d'aristocratie, ceux mêmes qui sont naturellement pareils aspirent à créer entre eux desdifférences imaginaires. Dans les temps de démocratie, ceux mêmes qui naturellement ne se ressemblentpas ne demandent qu'à devenir semblables et se copient, tant l'esprit de chaque homme est toujoursentraîné dans le mouvement général de l'humanité.

Quelque chose de semblable se fait également remarquer de peuple à peuples. Deux peuples auraientle même état social aristocratique, qu'ils pourraient rester fort distincts et très différents, parce que l'espritde l'aristocratie est de s'individualiser. Mais deux peuples voisins ne sauraient avoir un même état socialdémocratique, sans adopter aussitôt des opinions et des mœurs semblables, parce que l'esprit de démocratiefait tendre les hommes à s'assimiler.

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Quand on pouvait enrôler sous les drapeaux une espèce de troupes supérieure à toutes lesautres, comme l'infanterie suisse ou la chevalerie française du XVIe siècle, on n'estimait pasavoir besoin de lever de très grosses armées; mais il n'en est plus ainsi quand tous les soldatsse valent.

La même cause qui fait naître ce nouveau besoin fournit aussi les moyens de le satisfaire.Car, ainsi que je l'ai dit, quand tous les hommes sont semblables, ils sont tous faibles. Lepouvoir social est naturellement beaucoup plus fort chez les peuples démocratiques quepartout ailleurs. Ces peuples, en même temps qu'ils sentent le désir d'appeler toute leurpopulation virile sous les armes, ont donc la faculté de l'y réunir: ce qui fait que, dans lessiècles d'égalité, les armées semblent croître à mesure que l'esprit militaire s'éteint.

Dans les mêmes siècles, la manière de faire la guerre change aussi par les mêmes causes.

Machiavel dit dans son livre du Prince « qu'il est bien plus difficile de subjuguer unpeuple qui a pour chefs un prince et des barons, qu'une nation qui est conduite par un princeet des esclaves ». Mettons, pour n'offenser personne, des fonctionnaires publics au lieud'esclaves, et nous aurons une grande vérité, fort applicable à notre sujet.

Il est très difficile à un grand peuple aristocratique de conquérir ses voisins et d'êtreconquis par eux. Il ne saurait les conquérir, parce qu'il ne peut jamais réunir toutes ses forceset les tenir longtemps ensemble; et il ne peut erre conquis, parce que l'ennemi trouve partoutde petits foyers de résistance qui l'arrêtent. Je comparerai la guerre dans un paysaristocratique à la guerre dans un pays de montagnes: les vaincus trouvent à chaque instantl'occasion de se rallier dans de nouvelles positions et d'y tenir ferme.

Le contraire précisément se fait voir chez les nations démocratiques.

Celles-ci amènent aisément toutes leurs forces disponibles sur le champ de bataille, et,quand la nation est riche et nombreuse, elle devient aisément conquérante; mais, une foisqu'on l'a vaincue et qu'on pénètre sur son territoire, il lui reste peu de ressources, et, si l'onvient jusqu'à s'emparer de sa capitale, la nation est perdue. Cela s'explique très bien: chaquecitoyen étant individuellement très isolé et très faible, nul ne peut ni se défendre soi-même,ni présenter à d'autres un point d'appui. Il n'y a de fort dans un pays démocratique que l'État;la force militaire de l'État étant détruite par la destruction de son armée, et son pouvoir civilparalysé par la prise de sa capitale, le reste ne forme plus qu'une multitude sans règle et sansforce qui ne peut lutter contre la puissance organisée qui l'attaque; je sais qu'on peut rendre lepéril moindre en créant des libertés et, par conséquent, des existences provinciales, mais ceremède sera toujours insuffisant.

Non seulement la population ne pourra plus alors continuer la guerre, mais il est àcraindre qu'elle ne veuille pas le tenter.

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D'après le droit des gens adopté par les nations civilisées, les guerres n'ont pas pour butde s'approprier les biens des particuliers, mais seulement de s'emparer du pouvoir politique.On ne détruit la propriété privée que par occasion et pour atteindre le second objet.

Lorsqu'une nation aristocratique est envahie après la défaite de son armée, les nobles,quoiqu'ils soient en même temps les riches, aiment mieux continuer individuellement à sedéfendre que de se soumettre; car, si le vainqueur restait maître du pays, il leur enlèveraitleur pouvoir politique, auquel ils tiennent plus encore qu'à leurs biens: ils préfèrent donc lescombats à la conquête, qui est pour eux le plus grand des malheurs, et ils entraînent aisémentavec eux le peuple, parce que le peuple a contracté le long usage de les suivre et de leurobéir, et n'a d'ailleurs presque rien à risquer dans la guerre.

Chez une nation où règne l'égalité des conditions, chaque citoyen ne prend, au contraire,qu'une petite part au pouvoir politique, et souvent n'y prend point de part; d'un autre côté,tous sont indépendants et ont des biens à perdre; de telle sorte qu'on y craint bien moins laconquête et bien plus la guerre que chez un peuple aristocratique. Il sera toujours trèsdifficile de déterminer une population démocratique à prendre les armes quand la guerre seraportée sur son territoire. C'est pourquoi il est nécessaire de donner à ces peuples des droits etun esprit politique qui suggère à chaque citoyen quelques-uns des intérêts qui font agir lesnobles dans les aristocraties.

Il faut bien que les princes et les autres chefs des nations démocratiques se le rappellent:il n'y a que la passion et l'habitude de la liberté qui puissent lutter avec avantage contrel'habitude et la passion du bien-être. Je n'imagine rien de mieux préparé, en cas de revers,pour la conquête, qu'un peuple démocratique qui n'a pas d'institutions libres.

On entrait jadis en campagne avec peu de soldats; on livrait de petits combats et l'onfaisait de longs sièges. Maintenant, on livre de grandes batailles, et dès qu'on peut marcherlibrement devant soi, on court sur la capitale, afin de terminer la guerre d'un seul coup.

Napoléon a inventé, dit-on, ce nouveau système. Il ne dépendait pas d'un homme, quelqu'il fût, d'en créer un semblable. La manière dont Napoléon a fait la guerre lui a étésuggérée par l'état de la société de son temps, et elle lui a réussi parce qu'elle étaitmerveilleusement appropriée à cet état et qu'il la mettait pour la première fois en usage.Napoléon est le premier qui ait parcouru à la tête d'une armée le chemin de toutes lescapitales. Mais c’est la ruine de la société féodale qui lui avait ouvert cette route. Il estpermis de croire que, si cet homme extraordinaire fût né il y a trois cents ans, il n'eût pasretiré les mêmes fruits de sa méthode, ou plutôt il aurait eu une autre méthode.

Je n'ajouterai plus qu'un mot relatif aux guerres civiles, car je crains de fatiguer lapatience du lecteur.

La plupart des choses que j'ai dites à propos des guerres étrangères s'applique à plus forteraison aux guerres civiles. Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n'ont pasnaturellement l'esprit militaire: ils le prennent quelquefois lorsqu'on les a entraînés malgré

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eux sur les champs de bataille; mais se lever en masse de soi-même et s'exposervolontairement aux misères de la guerre et surtout que la guerre civile entraîne, c’est un partiauquel l'homme des démocraties ne se résout point. Il n'y a que les citoyens les plusaventureux qui consentent à se jeter dans un semblable hasard; la masse de la populationdemeure immobile.

Alors même qu'elle voudrait agir, elle n'y parviendrait pas aisément; car elle ne trouvepas dans son sein d'influences anciennes et bien établies auxquelles elle veuille se soumettre,point de chefs déjà connus pour rassembler les mécontents, les régler et les conduire; pointde pouvoirs politiques placés au-dessous du pouvoir national, et qui viennent appuyerefficacement la résistance qu'on lui oppose.

Dans les contrées démocratiques, la puissance morale de la majorité est immense, et lesforces matérielle dont elle dispose hors de proportion avec celles qu'il est d'abord possible deréunir contre elle. Le parti qui est assis sur le siège de la majorité, qui parle en son nom etemploie son pouvoir, triomphe donc, en un moment et sans peine, de toutes les résistancesparticulières. Il ne leur laisse pas même le temps de naître; il en écrase le germe.

Ceux qui, chez ces peuples, veulent faire une révolution par les armes, n'ont doncd'autres ressources que de s'emparer à l'improviste de la machine toute montée dugouvernement, ce qui peut s'exécuter par un coup de main plutôt que par une guerre; car, dumoment où il y a guerre en règle, le parti qui représente l'État est presque toujours sur devaincre.

Le seul cas où une guerre civile pourrait naître serait celui où, l'armée se divisant, uneportion lèverait l'étendard de la révolte et l'autre resterait fidèle. Une armée forme une petitesociété fort étroitement liée et très vivace, qui est en état de se suffire quelque temps à elle-même. La guerre pourrait être sanglante; mais elle ne serait pas longue; car, ou l'arméerévoltée attirerait à elle le gouvernement par la seule démonstration de ses forces ou par sapremière victoire, et la guerre serait finie; ou bien la lutte s'engagerait, et la portion del'armée qui ne s'appuierait pas sur la puissance organisée de l'État ne tarderait pas à sedisperser d'elle-même ou à être détruite.

On peut donc admettre, comme vérité générale, que dans les siècles d'égalité, les guerresciviles deviendront beaucoup plus rares et plus courtes 1.

1 II est bien entendu que je parle ici des nations démocratiques uniques et non point des nations

démocratiques confédérées. Dans les confédérations, le pouvoir prépondérant résidant toujours, malgré lesfictions, dans les gouvernements d'État et non dans le gouvernement fédérai, les guerres civiles ne sont quedes guerres étrangères déguisées.

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De la Démocratie en Amérique II

Quatrième partieDE L'INFLUENCE QU'EXERCENTLES IDÉES ET LES SENTIMENTSDÉMOCRATIQUES SUR LA SOCIÉTÉ POLITIQUE

Je remplirais mal l'objet de ce livre si, après avoir montré les idées et les sentiments quel'égalité suggère, je ne faisais voir, en terminant, quelle est l'influence générale que cesmêmes sentiments et ces mêmes idées peuvent exercer sur le gouvernement des sociétéshumaines.

Pour y réussir, je serai obligé de revenir souvent sur mes pas. Mais j'espère que le lecteurne refusera pas de me suivre, lorsque des chemins qui lui sont connus le conduiront versquelque vérité nouvelle.

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De la Démocratie en Amérique IIQuatrième partie

CHAPITRE I

L'égalité donne naturellementaux hommes le goûtdes institutions libres

L'égalité, qui rend les hommes indépendants les uns des autres, leur fait contracterl'habitude et le goût de ne suivre, dans leurs actions particulières, que leur volonté. Cetteentière indépendance, dont ils jouissent continuellement vis-à-vis de leurs égaux et dansl'usage de la vie privée, les dispose à considérer d'un oeil mécontent toute autorité, et leursuggère bientôt l'idée et l'amour de la liberté politique. Les hommes qui vivent dans ce tempsmarchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers les institutions libres. Prenez l'und'eux au hasard: remontez, s'il se peut, à ses instincts primitifs - vous découvrirez que, parmiles différents gouvernements, celui qu'il conçoit d'abord et qu'il prise le plus, c’est legouvernement dont il a élu le chef et dont il contrôle les actes.

De tous les effets politiques que produit l'égalité des conditions, c’est cet amour del'indépendance qui frappe le premier les regards et dont les esprits timides s'effrayentdavantage, et l'on ne peut dire qu'ils aient absolument tort de le faire, car l'anarchie a destraits plus effrayants dans les pays démocratiques qu'ailleurs. Comme les citoyens n'ont

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aucune action les uns sur les autres, à l'instant où le pouvoir national qui les contient tous àleur place vient à manquer, il semble que le désordre doit être aussitôt à son comble, et que,chaque citoyen s'écartant de son côté, le corps social va tout à coup se trouver réduit enpoussière.

Je suis convaincu toutefois que l'anarchie n'est pas le mal principal que les sièclesdémocratiques doivent craindre, mais le moindre.

L'égalité produit, en effet, deux tendances: l'une mène directement les hommes àl'indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu'à l'anarchie, l'autre les conduit par unchemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude.

Les peuples voient aisément la première et y résistent; ils se laissent entraîner par l'autresans la voir; il importe donc particulièrement de la montrer.

Pour moi, loin de reprocher à l'égalité l'indocilité qu'elle inspire, c’est de celaprincipalement que je la loue. Je l'admire en lui voyant déposer au fond de l'esprit et du cœurde chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l'indépendance politique,préparant ainsi le remède au mal qu'elle fait naître. C'est par ce côté que je m'attache à elle.

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De la Démocratie en Amérique IIQuatrième partie

CHAPITRE II

Que les idées des peuples démocratiques enmatière de gouvernement sontnaturellement favorables à la concentrationdes pouvoirs

L'idée de pouvoirs secondaires, placés entre le souverain et les sujets, se présentaitnaturellement à l'imagination des Peuples aristocratiques, parce que ces pouvoirsrenfermaient dans leur sein des individus ou des familles que la naissance, les lumières, lesrichesses, tenaient hors de pair et semblaient destinés à commander. Cette même idée estnaturellement absente de l'esprit des hommes dans les siècles d'égalité par des raisonscontraires; on ne peut l'y introduire qu'artificiellement, et on ne l'y retient qu'avec peine;tandis qu'ils conçoivent, pour ainsi dire sans y penser, l'idée d'un pouvoir unique et centralqui mène tous les citoyens par lui-même.

En politique, d'ailleurs, comme en philosophie et en religion, l'intelligence des peuplesdémocratiques reçoit avec délices les idées simples et générales. Les systèmes compliqués larepoussent, et elle se plaît à imaginer une grande nation dont tous les citoyens ressemblent àun seul modèle et sont dirigés par un seul pouvoir.

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Après l'idée d'un pouvoir unique et central, celle qui se présente le plus spontanément àl'esprit des hommes, dans les siècles d'égalité, est l'idée d'une législation uniforme. Commechacun d'eux se voit peu différent de ses voisins, il comprend mal pourquoi la règle qui estapplicable à un homme ne le serait pas également à tous les autres. Les moindres privilègesrépugnent donc à sa raison. Les plus légères dissemblances dans les institutions politiques dumême peuple le blessent, et l'uniformité législative lui paraît être la condition première d'unbon gouvernement.

Je trouve, au contraire, que cette même notion d'une règle uniforme, également imposéeà tous les membres du corps social, est comme étrangère à l'esprit humain dans les sièclesaristocratiques. Il ne la reçoit point ou il la rejette.

Ces penchants opposés de l'intelligence finissent, de part et d'autre, par devenir desinstincts si aveugles et des habitudes si invincibles, qu'ils dirigent encore les actions, en dépitdes faits particuliers. Il se rencontrait quelquefois, malgré l'immense variété du Moyen Âge,des individus parfaitement semblables: ce qui n'empêchait pas que le législateur n'assignât àchacun d'eux des devoirs divers et des droits différents. Et, au contraire, de nos jours, desgouvernements s'épuisent, afin d'imposer les mêmes usages et les mêmes lois à despopulations qui ne se ressemblent point encore.

À mesure que les conditions s'égalisent chez un peuple, les individus paraissent pluspetits et la société semble plus grande, ou plutôt chaque citoyen, devenu semblable à tous lesautres, se perd dans la foule, et l'on n'aperçoit plus que la vaste et magnifique image dupeuple lui-même.

Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très hautedes privilèges de la société et une idée fort humble des droits de l'individu. Ils admettentaisément que l'intérêt de l'un est tout et que celui de l'autre n'est rien. Ils accordent assezvolontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumières et desagesse qu'aucun des hommes qui le composent, et que son devoir, aussi bien que son droit,est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire.

Si l'on veut bien examiner de près nos contemporains, et percer jusqu'à la racine de leursopinions politiques, on y retrouvera quelques-unes des idées que je viens de reproduire, etl'on s'étonnera peut-être de rencontrer tant d'accord parmi des gens qui se font si souvent laguerre.

Les Américains croient que, dans chaque État, le pouvoir social doit émaner directementdu peuple ; mais une fois que ce pouvoir est constitué, ils ne lui imaginent, pour ainsi dire,point de limites; ils reconnaissent volontiers qu'il a le droit de tout faire.

Quant à des privilèges particuliers accordés à des villes, à des familles ou à des individus,ils en ont perdu jusqu'à l'idée. Leur esprit n'a jamais prévu qu'on pût ne pas appliquer unifor-mément la même loi à toutes les parties du même État et à tous les hommes qui l'habitent.

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Ces mêmes opinions se répandent de plus en plus en Europe; elles s'introduisent dans lesein même des nations qui repoussent le plus violemment le dogme de la souveraineté dupeuple. Celles-ci donnent au pouvoir une autre origine que les Américains; mais ellesenvisagent le pouvoir sous les mêmes traits. Chez toutes, la notion de puissanceintermédiaire s'obscurcît et s'efface. L'idée d'un droit inhérent à certains individus disparaîtrapidement de l'esprit des hommes; l'idée du droit tout-puissant et pour ainsi dire unique dela société vient remplir sa place. Ces idées s'enracinent et croissent à mesure que lesconditions deviennent plus égales et les hommes plus semblables; l'égalité les fait naître etelles hâtent à leur tour les progrès de l'égalité.

En France, où la révolution dont je parle est plus avancée que chez aucun autre peuple del'Europe, ces mêmes opinions se sont entièrement emparées de l'intelligence. Qu'on écouteattentivement la voix de nos différents partis, on verra qu'il n'y en a point qui ne les adopte.La plupart estiment que le gouvernement agit mal; mais tous pensent que le gouvernementdoit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement laguerre ne laissent pas de s'accorder sur ce point. L'unité, l'ubiquité, l'omnipotence du pouvoirsocial, l'uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmespolitiques enfantés de nos jours. On les retrouve au fond des plus bizarres utopies. L'esprithumain poursuit encore ces images quand il rêve.

Si de pareilles idées se présentent spontanément à l'esprit des particuliers, elles s'offrentplus volontiers encore à l'imagination des princes.

Tandis que le vieil état social de l'Europe s'altère et se dissout, les souverains se font surleurs facultés et sur leurs devoirs des croyances nouvelles; ils comprennent pour la premièrefois que la puissance centrale qu'ils représentent peut et doit administrer par elle-même, etsur un plan uniforme, toutes les affaires et tous les hommes. Cette opinion, qui, j'ose le dire,n'avait jamais été conçue avant notre temps par les rois de l'Europe, pénètre au plus profondde l'intelligence de ces princes; elle s'y tient ferme au milieu de l'agitation de toutes lesautres.

Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu'on ne l'imagine; ils sedisputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise; mais ilss'entendent aisément sur les devoirs et sur les droits de la souveraineté. Tous conçoivent legouvernement sous l'image d'un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur.

Toutes les idées secondaires, en matière politique, sont mouvantes; celle-là reste fixe,inaltérable, pareille à elle-même. Les publicistes et les hommes d'État l'adoptent, la foule lasaisit avidement; les gouvernés et les gouvernants s'accordent à la poursuivre avec la mêmeardeur: elle vient la première; elle semble innée.

Elle ne sort donc point d'un caprice de l'esprit humain, mais elle est une conditionnaturelle de l'état actuel des hommes.

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De la Démocratie en Amérique IIQuatrième partie

CHAPITRE III

Que les sentiments des peuplesdémocratiques sont d'accordavec leurs idées pour les porter àconcentrer le pouvoir

Si, dans les siècles d'égalité, les hommes perçoivent aisément l'idée d'un grand pouvoircentral, on ne saurait douter, d'autre part, que leurs habitudes et leurs sentiments ne lesprédisposent a reconnaître un pareil pouvoir et à lui prêter la main. La démonstration de cecipeut être faite en peu de mots, la plupart des raisons ayant été déjà données ailleurs.

Les hommes qui habitent les pays démocratiques n'ayant ni supérieurs, ni inférieurs, niassociés habituels et nécessaires, se replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrentisolément. J'ai eu occasion de le montrer fort au long quand il s'est agi de l'individualisme.

Ce n'est donc jamais qu'avec effort que ces hommes s'arrachent à leurs affaires parti-culières pour s'occuper des affaires communes; leur pente naturelle est d'en abandonner lesoin au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qui est l'État.

Non seulement ils n'ont pas naturellement le goût de s'occuper du public, mais souvent letemps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si

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agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu'il ne reste presque plus d'énergie ni de loisir àchaque homme pour la vie politique.

Que de pareils penchants ne soient pas invincibles, ce n'est pas moi qui le nierai, puisquemon but principal en écrivant ce livre a été de les combattre. Je soutiens seulement que, denos jours, une force secrète les développe sans cesse dans le cœur humain, et qu'il suffit dene point les arrêter pour qu'ils le remplissent.

J'ai également eu l'occasion de montrer comment l'amour croissant du bien-être et lanature mobile de la propriété faisaient redouter aux peuples démocratiques le désordrematériel. L'amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique queconservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure quetoutes les autres s'affaissent et meurent; cela dispose naturellement les citoyens à donner sanscesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoirl'intérêt et les moyens de les défendre de l'anarchie en se défendant lui-même.

Comme, dans les siècles d'égalité, nul n'est obligé de prêter sa force à son semblable, etnul n'a droit d'attendre de son semblable un grand appui, chacun est tout à la foisindépendant et faible. Ces deux états, qu'il ne faut pas envisager séparément ni confondre,donnent au citoyen des démocraties des instincts fort contraires. Son indépendance le remplitde confiance et d'orgueil au sein de ses égaux, et sa débilité lui fait sentir, de temps en temps,le besoin d'un secours étranger qu'il ne peut attendre d'aucun d'eux, puisqu'ils sont tousimpuissants et froids. Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet êtreimmense qui seul s'élève au milieu de l'abaissement universel. C'est vers lui que ses besoinset surtout ses désirs le ramènent sans cesse, et c'est lui qu'il finit par envisager comme lesoutien unique et nécessaire de la faiblesse individuelle 1.

Ceci achève de faire comprendre ce qui se passe souvent chez les peuples démocratiques,où l'on voit les hommes qui supportent si malaisément des supérieurs souffrir patiemment unmaître, et se montrer tout à la fois fiers et serviles.

1 Dans les sociétés démocratiques, il n'y a que le pouvoir central qui ait quelque stabilité dans son assiette et

quelque permanence dans ses entreprises. Tous les citoyens remuent sans cesse et se transforment. Or, ilest dans la nature de tout gouvernement de vouloir agrandir continuellement sa sphère. Il est donc biendifficile qu'à la longue celui-ci ne parvienne pas à réussir, puisqu'il agit avec une pensée fixe et une volontécontinue sur des hommes dont la position, les idées et les désirs varient tous les jours. Souvent il arrive queles citoyens travaillent pour lui sans le vouloir.

Les siècles démocratiques sont des temps d'essais, d'innovations et d'aventures. Il s'y trouve toujoursune multitude d'hommes qui sont engagés dans une entreprise difficile ou nouvelle qu'ils poursuivent àpart, sans s'embarrasser de leurs semblables. Ceux-là admettent bien, pour principe générai, que lapuissance publique ne doit pas intervenir dans les affaires privées; mais, par exception, chacun d'eux désirequ'elle l'aide dans l'affaire spéciale qui le préoccupe et cherche à attirer l'action du gouvernement de soncôté, tout en voulant la resserrer de tous les autres.

Une multitude de gens ayant à la fois sur une foule d'objets différents cette vue particulière, la sphèredu pouvoir central s'étend insensiblement de toutes parts, bien que chacun d'eux souhaite de la restreindre.Un gouvernement démocratique accroît donc ses attributions par le seul fait qu'il dure. Le temps travaillepar lui; tous les accidents lui profitent; les passions individuelles l'aident à leur insu même, et l'on peut direqu'il devient d'autant plus centralisé que la société démocratique est plus vieille.

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La haine que les hommes portent au privilège s'augmente à mesure que les privilègesdeviennent plus rares et moins grands, de telle sorte qu'on dirait que les passionsdémocratiques s'enflamment davantage dans le temps même où elles trouvent le moinsd'aliments. J'ai déjà donné la raison de ce phénomène. Il n'y a pas de si grande inégalité quiblesse les regards lorsque toutes les conditions sont inégales; tandis que la plus petitedissemblance paraît choquante au sein de l'uniformité générale; la vue en devient plusinsupportable à mesure que l'uniformité est plus complète. Il est donc naturel que l'amour del'égalité croisse sans cesse avec l'égalité elle-même; en le satisfaisant, on le développe.

Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démocratiquescontre les moindres privilèges, favorise singulièrement la concentration graduelle de tous lesdroits politiques dans les mains du seul représentant de l'État. Le souverain, étantnécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n'excite l'envie d'aucund'eux, et chacun croit enlever à ses égaux toutes les prérogatives qu'il lui concède.

L'homme des siècles démocratiques n'obéit qu'avec une extrême répugnance a son voisinqui est son égal; il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes; il sedéfie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir; il le craint et le méprise; il aime à luifaire sentir à chaque instant la commune dépendance où ils sont tous les deux du mêmemaître.

Toute puissance centrale qui suit ces instincts naturels aime l'égalité et la favorise; carl'égalité facilite singulièrement l'action d'une semblable puissance, l'étend et l'assure.

On peut dire également que tout gouvernement central adore l'uniformité; l'uniformité luiévite l'examen d'une infinité de détails dont il devrait s'occuper, s'il fallait faire la règle pourles hommes, au lieu de faire passer indistinctement tous les hommes sous la même règle,Ainsi, le gouvernement aime ce que les citoyens aiment, et il hait naturellement ce qu'ilshaïssent. Cette communauté de sentiments qui, chez les nations démocratiques, unitcontinuellement dans une même pensée chaque individu et le souverain, établit entre eux unesecrète et permanente sympathie. On pardonne au gouvernement ses fautes en faveur de sesgoûts, la confiance publique ne l'abandonne qu'avec peine au milieu de ses excès ou de seserreurs, et elle revient à lui dès qu'il la rappelle. Les peuples démocratiques haïssent souventles dépositaires du pouvoir central; mais ils aiment toujours ce pouvoir lui-même.

Ainsi, je suis parvenu par deux chemins divers au même but. J'ai montré que l'égalitésuggérait aux hommes la pensée d'un gouvernement unique, uniforme et fort, je viens defaire voir qu'elle leur en donne le goût; c'est donc vers un gouvernement de cette espèce quetendent les nations de nos jours. La pente naturelle de leur esprit et de leur cœur les y mène,et il leur suffit de ne point se retenir pour qu'elles y arrivent.

Je pense que, dans les siècles démocratiques qui vont s'ouvrir, l'indépendanceindividuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l'art. La centralisation sera legouvernement naturel

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De la Démocratie en Amérique IIQuatrième partie

CHAPITRE IV

De quelques causes particulières etaccidentelles qui achèvent de porterun peuple démocratique à centraliserle pouvoir ou qui l'en détournent

Si tous les peuples démocratiques sont entraînés instinctivement vers la centralisation despouvoirs, ils y tendent d'une manière inégale. Cela dépend des circonstances particulières quipeuvent développer ou restreindre les effets naturels de l'état social. Ces circonstances sonten très grand nombre; je ne parlerai que de quelques-unes.

Chez les hommes qui ont longtemps vécu libres avant de devenir égaux, les instincts quela liberté avait donnés combattent jusqu'à un certain point les penchants que suggèrel'égalité ; et, bien que parmi eux le pouvoir central accroisse ses privilèges, les particuliersn'y perdent jamais entièrement leur indépendance.

Mais, quand l'égalité vient à se développer chez un peuple qui n'a jamais connu ou qui neconnaît plus depuis longtemps la liberté, ainsi que cela se voit sur le continent de l'Europe,les anciennes habitudes de la nation arrivant à se combiner subitement et par une sorted'attraction naturelle avec les habitudes et les doctrines nouvelles que fait naître l'état social,

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tous les pouvoirs semblent accourir d'eux-mêmes vers le centre; ils s'y accumulent avec unerapidité surprenante, et l'État atteint tout d'un coup les extrêmes limites de sa force, tandisque les particuliers se laissent tomber en un moment jusqu'au dernier degré de la faiblesse.

Les Anglais qui vinrent, il y a trois siècles, fonder dans les déserts du Nouveau Mondeune société démocratique, s'étaient tous habitués dans la mère patrie à prendre part auxaffaires publiques; ils connaissaient le jury; ils avaient la liberté de la parole et celle de lapresse, la liberté individuelle, l'idée du droit et l'usage d'y recourir. lis transportèrent enAmérique ces institutions libres et ces mœurs viriles, et elles le soutinrent contre lesenvahissements de l'État.

Chez les Américains, c’est donc la liberté qui est ancienne; l'égalité est comparativementnouvelle. Le contraire arrive en Europe où l'égalité, introduite par le pouvoir absolu et sousl'œil des rois, avait déjà pénétré dans les habitudes des peuples longtemps avant que la libertéfût entrée dans leurs idées.

J'ai dit que, chez les peuples démocratiques, le gouvernement ne se présentait naturelle-ment à l'esprit humain que sous la forme d'un pouvoir unique et central, et que la notion despouvoirs intermédiaires ne lui était pas familière. Cela est particulièrement applicable auxnations démocratiques qui ont vu le principe de l'égalité triompher à l'aide d'une révolutionviolente. Les classes qui dirigeaient les affaires locales disparaissant tout à coup dans cettetempête, et la masse confuse qui reste n'ayant encore ni l'organisation ni les habitudes qui luipermettent de prendre en main l'administration de ces mêmes affaires, on n'aperçoit plus quel'État lui-même qui puisse se charger de tous les détails du gouvernement. La centralisationdevient un fait en quelque sorte nécessaire.

Il ne faut ni louer ni blâmer Napoléon d'avoir concentré dans ses seules mains presquetous les pouvoirs administratifs; car, après la brusque disparition de la noblesse et de la hautebourgeoisie, ces pouvoirs lui arrivaient d'eux-mêmes; il lui eût été presque aussi difficile deles repousser que de les prendre. Une semblable nécessité ne s'est jamais fait sentir auxAméricains, qui, n'ayant point eu de révolution et s'étant, dès l'origine, gouvernés d'eux-mêmes, n'ont jamais dû charger l'État de leur servir momentanément de tuteur.

Ainsi la centralisation ne se développe pas seulement, chez un peuple démocratique,suivant le progrès de l'égalité, mais encore suivant la manière dont cette égalité se fonde.

Au commencement d'une grande révolution démocratique, et quand la guerre entre lesdifférentes classes ne fait que de naître, le peuple s'efforce de centraliser l'administrationpublique dans les mains du gouvernement, afin d'arracher la direction des affaires locales àl'aristocratie. Vers la fin de cette même révolution, au contraire, c’est d'ordinaire l'aristocratievaincue qui tâche de livrer à l'État la direction de toutes les affaires, parce qu'elle redoute lamenue tyrannie du peuple, devenu son égal et souvent son maître.

Ainsi, ce n'est pas toujours la même classe de citoyens qui s'applique à accroître lesprérogatives du pouvoir; mais, tant que dure la révolution démocratique, il se rencontre

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toujours dans la nation une classe puissante par le nombre ou par la richesse, que despassions spéciales et des intérêts particuliers portent à centraliser l'administration. publique,indépendamment de la haine pour le gouvernement du voisin, qui est un sentiment général etpermanent chez les peuples démocratiques. On peut remarquer que, de notre temps, ce sontles classes inférieures d'Angleterre qui travaillent de toutes leurs forces à détruirel'indépendance locale et à transporter l'administration de tous les points de la circonférenceau centre, tandis que les classes supérieures s'efforcent de retenir cette même administrationdans ses anciennes limites. J'ose prédire qu'un jour viendra où l'on verra un spectacle toutcontraire.

Ce qui précède fait bien comprendre pourquoi le pouvoir social doit toujours être plusfort et l'individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l'égalité par unlong et pénible travail social, que dans une société démocratique où, depuis l'origine, lescitoyens ont toujours été égaux. C'est ce que l'exemple des Américains achève de prouver.

Les hommes qui habitent les États-Unis n'ont jamais été séparés par aucun privilège; ilsn'ont jamais connu la relation réciproque d'inférieur et de maître, et, comme ils ne seredoutent et ne se haïssent point les uns les autres, ils n'ont jamais connu le besoin d'appelerle souverain à diriger le détail de leurs affaires. La destinée des Américains est singulière: ilsont pris à l'aristocratie d'Angleterre l'idée des droits individuels et le goût des libertés locales;et ils ont pu conserver l'une et l'autre parce qu'ils n'ont pas eu à combattre d'aristocratie.

Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indépendance,cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. Il est aisé, quand tous les hommes seressemblent, de fonder un gouvernement unique et tout-puissant; les instincts suffisent. Maisil faut aux hommes beaucoup d'intelligence, de science et d'art, pour organiser et maintenir,dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secondaires, et pour créer, au milieu del'indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des associations libres qui soienten état de lutter contre la tyrannie sans détruire l'ordre.

La concentration des pouvoirs et la servitude individuelle croîtront donc, chez les nationsdémocratiques, non seulement en proportion de l'égalité, mais en raison de l'ignorance.

Il est vrai que, dans les siècles peu éclairés, le gouvernement manque souvent delumières pour perfectionner le despotisme, comme les citoyens pour s'y dérober. Mais l'effetn'est point égal des deux parts.

Quelque grossier que soit un peuple démocratique, le pouvoir central qui le dirige n'estjamais complètement privé de lumières, parce qu'il attire aisément à lui le peu qui s'enrencontre dans le pays, et que, au besoin, il va en chercher au-dehors. Chez une nation qui estignorante aussi bien que démocratique, il ne peut donc manquer de se manifester bientôt unedifférence prodigieuse entre la capacité intellectuelle du souverain et celle de chacun de sessujets. Cela achève de concentrer aisément dans ses mains tous les pouvoirs. La puissanceadministrative de l'État s'étend sans cesse, parce qu'il n'y a que lui qui soit assez habile pouradministrer.

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Les nations aristocratiques, quelque peu éclairées qu'on les suppose, ne donnent jamais lemême spectacle, parce que les lumières y sont assez également réparties entre le prince et lesprincipaux citoyens.

Le pacha qui règne aujourd'hui sur l'Égypte a trouvé la population de ce pays composéed'hommes très ignorants et très égaux, et il s'est approprie, pour la gouverner, la science etl'intelligence de l'Europe. Les lumières particulières du souverain arrivant ainsi à secombiner avec l'ignorance et la faiblesse démocratique des sujets, le dernier terme de lacentralisation a été atteint sans peine, et le prince a pu faire du pays sa manufacture et deshabitants ses ouvriers.

Je crois que la centralisation extrême du pouvoir politique finit par énerver la société etpar affaiblir ainsi à la longue le gouvernement lui-même. Mais je ne nie point qu'une forcesociale centralisée ne soit en état d'exécuter aisément, dans un temps donné et sur un pointdéterminé, de grandes entreprises. Cela est surtout vrai dans la guerre, où le succès dépendbien plus de la facilité qu'on trouve à porter rapidement toutes ses ressources sur un certainpoint, que de l'étendue même de ces ressources. C'est donc principalement dans la guerre queles peuples sentent le désir et souvent le besoin d'augmenter les prérogatives du pouvoircentral. Tous les génies guerriers aiment la centralisation, qui accroît leurs forces, et tous lesgénies centralisateurs aiment la guerre, qui oblige les nations à resserrer dans les mains del'État tous les pouvoirs. Ainsi, la tendance démocratique qui porte les hommes à multipliersans cesse les privilèges de l'État et à restreindre les droits des particuliers, est bien plusrapide et plus continue chez les peuples démocratiques, sujets par leur position à de grandeset fréquentes guerres, et dont l'existence peut souvent être mise en péril, que chez tous lesautres.

J'ai dit comment la crainte du désordre et l'amour du bien-être portaient insensiblementles peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seulpouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour lesprotéger contre l'anarchie. J'ai à peine besoin d'ajouter que toutes les circonstancesparticulières qui tendent à rendre l'état d'une société démocratique troublé et précaire,augmentent cet instinct général et portent, de plus en plus, les particuliers à sacrifier à leurtranquillité leurs droits.

Un peuple n'est donc jamais si disposé à accroître les attributions du pouvoir centralqu'au sortir d'une révolution longue et sanglante qui, après avoir arraché les biens des mainsde leurs anciens possesseurs, a ébranlé toutes les croyances, rempli la nation de hainesfurieuses, d'intérêts opposés et de factions contraires. Le goût de la tranquillité publiquedevient alors une passion aveugle, et les citoyens sont sujets à s'éprendre d'un amour trèsdésordonné pour l'ordre.

Je viens d'examiner plusieurs accidents qui tous concourent à aider la centralisation dupouvoir. Je n'ai pas encore parlé du principal.

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La première des causes accidentelles qui, chez les peuples démocratiques, peuvent attirerdans les mains du souverain la direction de toutes les affaires, c'est l'origine de ce souverainlui-même et ses penchants.

Les hommes qui vivent dans les siècles d'égalité aiment naturellement le pouvoir centralet étendent volontiers ses privilèges; mais, s'il arrive que ce même pouvoir représentefidèlement leurs intérêts et reproduise exactement leurs instincts, la confiance qu'ils luiportent n'a presque point de bornes, et ils croient accorder à eux-mêmes tout ce qu'ilsdonnent.

L'attraction des pouvoirs administratifs vers le centre sera toujours moins aisée et moinsrapide avec des rois qui tiennent encore par quelque endroit à l'ancien ordre aristocratique,qu'avec des princes nouveaux, fils de leurs oeuvres, que leur naissance, leurs préjugés, leursinstincts, leurs habitudes, semblent lier indissolublement à la cause de J'égalité. Je ne veuxpoint dire que les princes d'origine aristocratique qui vivent dans les siècles de démocratie necherchent point à centraliser. Je crois qu'ils s'y emploient aussi diligemment que tous lesautres. Pour eux, les seuls avantages de l'égalité sont de ce côté; mais leurs facilités sontmoindres, parce que les citoyens, au lieu d'aller naturellement au-devant de leurs désirs, nes'y prêtent souvent qu'avec peine. Dans les sociétés démocratiques, la centralisation seratoujours d'autant plus grande que le souverain sera moins aristocratique: voilà la règle.

Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie, les préjugés naturels du souverainse trouvant en parfait accord avec les préjugés naturels des nobles, les vices inhérents auxsociétés aristocratiques se développent librement et ne trouvent point leur remède. Lecontraire arrive quand le rejeton d'une tige féodale est placé à la tête d'un peupledémocratique. Le prince incline, chaque jour, par son éducation, ses habitudes et sessouvenirs, vers les sentiments que l'inégalité des conditions suggère; et le peuple tend sanscesse, par son état social, vers les mœurs que l'égalité fait naître. Il arrive alors souvent queles citoyens cherchent à contenir le pouvoir central, bien moins comme tyrannique quecomme aristocratique; et qu'ils maintiennent fermement leur indépendance, non seulementparce qu'ils veulent être libres, mais surtout parce qu'ils prétendent rester égaux.

Une révolution qui renverse une ancienne famille de rois pour placer des hommesnouveaux à la tête d'un peuple démocratique, peut affaiblir momentanément le pouvoircentral; mais, quelque anarchique qu'elle paraisse d'abord, on ne doit point hésiter à prédireque son résultat final et nécessaire sera d'étendre et d'assurer les prérogatives de ce mêmepouvoir.

La première, et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à centraliser lapuissance publique dans une société démocratique, est d'aimer l'égalité ou de le faire croire.Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie : elle se réduit, pour ainsidire, à un principe unique.

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De la Démocratie en Amérique IIQuatrième partie

CHAPITRE V

Que parmi les nations européennesde nos jours le pouvoir souverain s'accroît,quoique les souverainssoient moins stables

Si l'on vient à réfléchir sur ce qui précède, on sera surpris et effrayé de voir comment, enEurope, tout semble concourir à accroître indéfiniment les prérogatives du pouvoir central età rendre chaque jour l'existence individuelle plus faible, plus subordonnée et plus précaire.

Les nations démocratiques de l'Europe ont toutes les tendances générales et permanentesqui portent les Américains vers la centralisation des pouvoirs, et, de plus, elles sont soumisesà une multitude de causes secondaires et accidentelles que les Américains ne connaissentpoint. On dirait que chaque pas qu'elles font vers l'égalité les rapproche du despotisme.

Il suffit de jeter les yeux autour de nous et sur nous-mêmes pour s'en convaincre.

Durant les siècles aristocratiques qui ont précédé le nôtre, les souverains de l'Europeavaient été privés ou s'étaient dessaisis de plusieurs des droits inhérents à leur pouvoir. Il n'ya pas encore cent ans que, chez la plupart des nations européennes, il se rencontrait desparticuliers ou des corps presque indépendants qui administraient la justice, levaient etentretenaient des soldats, percevaient des impôts, et souvent même faisaient ou expliquaient

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la loi. l'État a partout repris pour lui seul ces attributs naturels de la puissance souveraine;dans tout ce qui a rapport au gouvernement, il ne souffre plus d'intermédiaire entre lui et lescitoyens, et il les dirige par lui-même dans les affaires générales. Je suis bien loin de blâmercette concentration des pouvoirs; je me borne à la montrer.

A la même époque, il existait en Europe un grand nombre de pouvoirs secondaires quireprésentaient des intérêts locaux et administraient les affaires locales. La plupart de cesautorités locales ont déjà disparu; toutes tendent à disparaître ou à tomber dans ladépendance. D'un bout de l'Europe les privilèges des seigneurs, les libertés des villes, lesadministrations provinciales, sont détruites ou vont l'être.

L'Europe a éprouvé, depuis un demi-siècle, beaucoup de révolutions et contre-révolutions qui l'ont remuée en sens contraire. Mais tous ces mouvements se ressemblent enun point: tous ont ébranlé ou détruit les pouvoirs secondaires. Des privilèges locaux que lanation française n'avait pas abolis dans les pays conquis par elle ont achevé de succombersous les efforts des princes qui l'ont vaincue. Ces princes ont rejeté toutes les nouveautés quela révolution avait créées chez eux, excepté la centralisation: c’est la seule chose qu'ils aientconsenti à tenir d'elle.

Ce que je veux remarquer, c’est que tous ces droits divers qui ont été arrachéssuccessivement, de notre temps, à des classes, à des corporations, à des hommes, n'ont pointservi à élever sur une base plus démocratique de nouveaux pouvoirs secondaires, mais sesont concentrés de toutes parts dans les mains du souverain. Partout l'État arrive de plus enplus à diriger par lui-même les moindres citoyens et à conduire seul chacun d'eux dans lesmoindres affaires 1.

Presque tous les établissements charitables de l'ancienne Europe étaient dans les mainsde particuliers ou de corporations; ils sont tous tombés plus ou moins sous la dépendance dusouverain, et, dans plusieurs pays, ils sont régis par lui. C'est l'État qui a entrepris presqueseul de donner du pain à ceux qui ont faim, des secours et un asile aux malades, du travailaux oisifs, il s'est fait le réparateur presque unique de toutes les misères.

L'éducation, aussi bien que la charité, est devenue, chez la plupart des peuples de nosjours, une affaire nationale. l'État reçoit et souvent prend l'enfant des bras de sa mère pour leconfier à ses agents; c'est lui qui se charge d'inspirer à chaque génération des sentiments, et

1 Cet affaiblissement graduel de l'individu en face de la société se manifeste de mille manières. Je citerai

entre autres ce qui -à rapport aux testaments. Dans les pays aristocratiques, on professe d'ordinaire unprofond respect pour la dernière volonté des hommes. Cela allait même quelquefois, chez les ancienspeuples de l'Europe, jusqu'à la superstition: le pouvoir social, loin de gêner les caprices du mourant, prêtaitaux moindres d'entre eux sa force; il lui assurait une puissance perpétuelle.

Quand tous les vivants sont faibles, la volonté des morts est moins respectée. On lui trace un cercletrès étroit, et, si elle vient à en sortir, le souverain l'annule ou la contrôle. Au Moyen Âge, le pouvoir detester n'avait, pour ainsi dire, point de bornes. Chez les Français de nos jours, on ne saurait distribuer sonpatrimoine entre ses enfants, sans que l'État intervienne. Après avoir régenté la vie entière, il veut encoreen régler le dernier acte.

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Alexis de Tocqueville (1840), De la démocratie en Amérique II (1re et 2e parties) 311

de lui fournir des idées. L'uniformité règne dans les études comme dans tout le reste; ladiversité comme la liberté en disparaissent chaque jour.

Je ne crains pas non plus d'avancer que, chez presque toutes les nations chrétiennes denos jours, les catholiques aussi bien que les protestantes, la religion est menacée de tomberdans les mains du gouvernement. Ce n'est pas que les souverains se montrent fort jaloux defixer eux-mêmes le dogme; mais ils s'emparent de plus en plus des volontés de celui quil'explique: ils ôtent au clergé ses propriétés, lui assignent un salaire, détournent et utilisent àleur seul profit l'influence que le prêtre possède; ils en font un de leurs fonctionnaires etsouvent un de leurs serviteurs, et ils pénètrent avec lui jusqu'au plus profond de l'âme dechaque homme 1.

Mais ce n'est encore là qu'un côté du tableau.

Non seulement le pouvoir du souverain s'est étendu, comme nous venons de le voir, dansla sphère entière des anciens pouvoirs; celle-ci ne suffit plus pour le contenir; il la débordede toutes parts et va se répandre sur le domaine que s'était réservé jusqu'ici l'indépendanceindividuelle. Une multitude d'actions qui échappaient jadis entièrement au contrôle de lasociété y ont été soumises de nos jours, et leur nombre s'accroît sans cesse.

Chez les peuples aristocratiques, le pouvoir social se bornait d'ordinaire à diriger et àsurveiller les citoyens dans tout ce qui avait un rapport direct et visible avec l'intérêt national;il les abandonnait volontiers à leur libre arbitre en tout le reste. Chez ces peuples, legouvernement semblait oublier souvent qu'il est un point où les fautes et les misères desindividus compromettent le bien-être universel, et qu'empêcher la ruine d'un particulier doitquelquefois être une affaire publique.

Les nations démocratiques de notre temps penchent vers un excès contraire.

Il est évident que la plupart de nos princes ne veulent pas seulement diriger le peuple toutentier; on dirait qu'ils se jugent responsables des actions et de la destinée individuelle deleurs sujets, qu'ils ont entrepris de conduire et d'éclairer chacun d'eux dans les différentsactes de sa vie, et, au besoin, de le rendre heureux malgré lui-même.

De leur côté, les particuliers envisagent de plus en plus le pouvoir social sous le mêmejour; dans tous leurs besoins, ils l'appellent à leur aide, et ils attachent à tout moment sur luileurs regards comme sur un précepteur ou sur un guide.

J'affirme qu'il n'y a pas de pays en Europe où l'administration publique ne soit devenuenon seulement plus centralisée, mais plus inquisitive et plus détaillée; partout elle pénètre

1 À mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre des fonctionnaires qui le

représentent s'accroît. Ils forment une nation dans chaque nation, et, comme le gouvernement leur prête sastabilité, ils remplacent de plus en plus chez chacune d'elles l'aristocratie. Presque partout, en Europe, lesouverain domine de deux manières: il mène une partie des citoyens par la crainte qu'ils éprouvent de sesagents, et l'autre par l'espérance qu'ils conçoivent de devenir ses agents.

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plus avant que jadis dans les affaires privées; elle règle à sa manière plus d'actions, et desactions plus petites, et elle s'établit davantage tous les jours, à côté, autour et au-dessus dechaque individu, pour l'assister, le conseiller et le contraindre.

jadis, le souverain vivait du revenu de ses terres ou du produit des taxes. Il n'en est plusde même aujourd'hui que ses besoins ont crû avec sa puissance. Dans les mêmescirconstances où jadis un prince établissait un nouvel impôt, on a recours aujourd'hui à unemprunt. Peu à peu l'État devient ainsi le débiteur de la plupart des riches, et il centralisedans ses mains les plus grands capitaux.

Il attire les moindres d'une autre manière.

À mesure que les hommes se mêlent et que les conditions s'égalisent, le pauvre a plus deressources, de lumières et de désirs. Il conçoit l'idée d'améliorer son sort, et il cherche a yparvenir par l'épargne. L'épargne fait donc naître, chaque jour, un nombre infini de petitscapitaux, fruits lents et successifs du travail; ils s'accroissent sans cesse. Mais le plus grandnombre resteraient improductifs, S'ils demeuraient épars. Cela a donné naissance à uneinstitution philanthropique qui deviendra bientôt, si je ne me trompe, une de nos plus grandesinstitutions politiques. Des hommes charitables ont conçu la pensée de recueillir l'épargne dupauvre et d'en utiliser le produit. Dans quelques pays, ces associations bienfaisantes sontrestées entièrement distinctes de l'État; mais, dans presque tous, elles tendent visiblement àse confondre avec lui, et il y en a même quelques-unes où le gouvernement les a remplacéeset où il a entrepris la tâche immense de centraliser dans un seul lieu et de faire valoir par sesseules mains l'épargne journalière de plusieurs millions de travailleurs.

Ainsi, l'État attire à lui l'argent des riches par l'emprunt, et par les caisses d'épargne ildispose à son gré des deniers du pauvre. Près de lui et dans ses mains, les richesses du paysaccourent sans cesse; elles s'y accumulent d'autant plus que l'égalité des conditions devientplus grande; car, chez une nation démocratique, il n'y a que l'État qui inspire de la confianceaux particuliers, parce qu'il n'y a que lui seul qui leur paraisse avoir quelque force et quelquedurée 1.

Ainsi le souverain ne se borne pas à diriger la fortune publique; il s'introduit encore dansles fortunes privées; il est le chef de chaque citoyen et souvent son maître, et, de plus, il sefait son intendant et son caissier.

Non seulement le pouvoir central remplit seul la sphère entière des anciens pouvoirs,l'étend et la dépasse, mais il s'y meut avec plus d'agilité, de force et d'indépendance qu'il nefaisait jadis.

1 D'une part, le goût du bien-être augmente sans cesse, et le gouvernement s'empare de plus en plus de toutes

les sources du bien-être. Les hommes vont donc par deux chemins divers vers la servitude. Le goût dubien-être les détourne de se mêler du gouvernement, et l'amour du bien-être les met dans une dépendancede plus en plus étroite des gouvernants.

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Tous les gouvernements de l'Europe ont prodigieusement perfectionné, de notre temps, lascience administrative; ils font plus de choses, et ils font chaque chose avec plus d'ordre, derapidité et moins de frais; ils semblent s'enrichir sans cesse de toutes les lumières qu'ils ontenlevées aux particuliers. Chaque jour, les princes de l'Europe tiennent leurs délégués dansune dépendance plus étroite, et ils inventent des méthodes nouvelles pour les diriger de plusprès et les surveiller avec moins de peine. Ce n'est point assez pour eux de conduire toutesles affaires par leurs agents, ils entreprennent de diriger la conduite de leurs agents danstoutes leurs affaires; de sorte que l'administration publique ne dépend pas seulement dumême pouvoir; elle se resserre de plus en plus dans un même lieu et se concentre dans moinsde mains. Le gouvernement centralise son action en même temps qu'il accroît sesprérogatives: double cause de force.

Quand on examine la constitution qu'avait jadis le pouvoir judiciaire chez la plupart desnations de l'Europe, deux choses frappent: l'indépendance de ce pouvoir et l'étendue de sesattributions.

Non seulement les cours de justice décidaient presque toutes les querelles entreparticuliers; dans un grand nombre de cas, elles servaient d'arbitres entre chaque individu etl'État.

Je ne veux point parler ici des attributions politiques et administratives que les tribunauxavaient usurpées en quelques pays, mais des attributions judiciaires qu'ils possédaient danstous. Chez tous les Peuples d'Europe, il y avait et il y a encore beaucoup de droitsindividuels, se rattachant la plupart au droit général de propriété, qui ,étaient placés sous lasauvegarde du juge et que l'État ne pouvait violer sans la permission de celui-ci.

C'est ce pouvoir semi-politique qui distinguait principalement les tribunaux de l'Europede tous les autres; car tous les peuples ont eu des juges, mais tous n'ont point donné auxjuges les mêmes privilèges.

Si l'on examine maintenant ce qui se passe chez les nations démocratiques de l'Europequ'on appelle libres, aussi bien que chez les autres, on voit que, de toutes parts, à côté de cestribunaux, il s'en crée d'autres plus dépendants, dont l'objet particulier est de déciderexceptionnellement les questions litigieuses qui peuvent s'élever entre l'administrationpublique et les citoyens. On laisse à l'ancien pouvoir judiciaire son indépendance, mais onresserre sa juridiction, et l'on tend, de plus en plus, à n'en faire qu'un arbitre entre des intérêtsparticuliers.

Le nombre de ces tribunaux spéciaux augmente sans cesse, et leurs attributions croissent.Le gouvernement échappe donc chaque jour davantage à l'obligation de faire sanctionner parun autre pouvoir ses volontés et ses droits. Ne pouvant se passer de juges, il veut, du moins,choisir lui-même ses juges et les tenir toujours dans sa main, c'est-à-dire que, entre lui et lesparticuliers, il place encore l'image de la justice plutôt que la justice elle-même.

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Ainsi, il ne suffit point à l'État d'attirer à lui toutes les affaires, il arrive encore, de plus enplus, à les décider toutes par lui-même sans contrôle et sans recours 1.

Il y a chez les nations modernes de l'Europe une grande cause qui, indépendamment detoutes celles que je viens d'indiquer, contribue sans cesse à étendre l'action du souverain ou aaugmenter ses prérogatives; on n'y a pas assez pris garde. Cette cause est le développementde l'industrie, que les progrès de l'égalité favorisent.

L'industrie agglomère d'ordinaire une multitude d'hommes dans le même lieu; elle établitentre eux des rapports nouveaux et compliqués. Elle les expose à de grandes et subitesalternatives d'abondance et de misère, durant lesquelles la tranquillité publique est menacée.Il peut arriver enfin que ces travaux compromettent la santé et même la vie de ceux qui enprofitent ou de ceux qui s'y livrent. Ainsi, la classe industrielle a plus besoin d'êtreréglementée, surveillée et contenue que les autres classes, et il est naturel que les attributionsdu gouvernement croissent avec elle.

Cette vérité est généralement applicable; mais voici ce qui se rapporte plus parti-culièrement aux nations de l'Europe.

Dans les siècles qui ont précédé ceux où nous vivons, l'aristocratie possédait le sol etétait en état de le défendre. La propriété immobilière fut donc environnée de garanties, et sespossesseurs jouirent d'une grande indépendance. Cela créa des lois et des habitudes qui sesont perpétuées, malgré la division des terres et la ruine des nobles; et, de nos jours, lespropriétaires fonciers et les agriculteurs sont encore de tous les citoyens ceux qui échappentle plus aisément au contrôle du pouvoir social.

Dans ces mêmes siècles aristocratiques, où se trouvent toutes les sources de notrehistoire, la propriété mobilière avait peu d'importance et ses possesseurs étaient méprisés etfaibles; les industriels formaient une classe exceptionnelle au milieu du mondearistocratique. Comme ils n'avaient point de patronage assuré, ils n'étaient point protégés, etsouvent ils ne pouvaient se protéger eux-mêmes.

Il entra donc dans les habitudes de considérer la propriété industrielle comme un biend'une nature particulière, qui ne méritait point les mêmes égards et qui ne devait pas obtenirles mêmes garanties que la propriété en général, et les industriels comme une petite classe àpart dans l'ordre social, dont l'indépendance avait peu de valeur et qu'il convenaitd'abandonner à la passion réglementaire des princes. Si l'on ouvre, en effet, les codes duMoyen Age, on est étonné de voir comment, dans ces siècles d'indépendance individuelle,l'industrie était sans cesse réglementée par les rois, jusque dans ses moindres détails; sur cepoint, la centralisation est aussi active et aussi détaillée qu'elle saurait l'être.

1 On fait à ce sujet en France un singulier sophisme. Lorsqu'il vient à naître un procès entre l'administration

et un particulier, on refuse d'en soumettre l'examen au juge ordinaire, afin, dit-on, de ne point mêler lepouvoir administratif et le pouvoir judiciaire. Comme si ce n'était pas mêler ces deux pouvoirs, et les mêlerde la façon la plus périlleuse et la plus tyrannique, que de revêtir le gouvernement du droit de juger etd'administrer tout à la fois.

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Depuis ce temps, une grande révolution a eu lieu dans le monde; la propriété industrielle,qui n'était qu'un germe, s'est développée, elle couvre l'Europe; la classe industrielle s'estétendue, elle s'est enrichie des débris de toutes les autres; elle a crû en nombre, enimportance, en richesse; elle croît sans cesse; presque tous ceux qui n'en font pas partie s'yrattachent, du moins par quelque endroit; après avoir été la classe exceptionnelle, ellemenace de devenir la classe principale, et, pour ainsi dire, la classe unique; cependant lesidées et les habitudes politiques que jadis elle avait fait naître sont demeurées. Ces idées etces habitudes n'ont point changé, parce qu'elles sont vieilles, et ensuite parce qu'elles setrouvent en parfaite harmonie avec les idées nouvelles et les habitudes générales des hommesde nos jours.

La propriété industrielle n'augmente donc point ses droits avec son importance. La classeindustrielle ne devient pas moins dépendante en devenant plus nombreuse; mais on dirait, aucontraire, qu'elle apporte le despotisme dans son sein et qu'il s'étend naturellement à mesurequ'elle se développe 1.

En proportion que la nation devient plus industrielle, elle sent un plus grand besoin deroutes, de canaux, de ports et autres travaux d'une nature semi-publique, qui facilitentl'acquisition des richesses, et en proportion qu'elle est plus démocratique, les particulierséprouvent plus de difficulté à exécuter de pareils travaux, et l'État plus de facilité à les faire.Je ne crains pas d'affirmer que la tendance manifeste de tous les souverains de notre tempsest de se charger seuls de l'exécution de pareilles entreprises; par là, ils resserrent chaquejour les populations dans une plus étroite dépendance.

D'autre part, à mesure que la puissance de l'État s'accroît et que ses besoins augmentent,il consomme lui-même une quantité toujours plus grande de produits industriels, qu'ilfabrique d'ordinaire dans ses arsenaux et ses manufactures. C'est ainsi que, dans chaqueroyaume, le souverain devient le plus grand des industriels; il attire et retient à son service unnombre prodigieux d'ingénieurs, d'architectes, de mécaniciens et d'artisans.

1 Je citerai à l'appui de ceci quelques faits. C'est dans les mines que se trouvent les sources naturelles de la

richesse industrielle. À mesure que l'industrie s'est développée en Europe, que le produit des crimes estdevenu un intérêt plus général et leur bonne exploitation plus difficile par la division des biens que l'égalitéamène, la plupart des souverains ont réclamé le droit de posséder le fonds des mines et d'en surveiller lestravaux; ce qui ne s'était point vu pour les propriétés d'une autre espèce.

Les mines, qui étaient des propriétés individuelles soumises aux mêmes obligations et pourvues desmêmes garanties que les autres biens immobiliers, sont ainsi tombées dans le domaine public. C'est l'Étatqui les exploite ou qui les concède; les propriétaires sont transformés en usagers; ils tiennent leurs droits del'État, et, de plus, l'État revendique presque partout le pouvoir de les diriger; il leur trace des règles, leurimpose des méthodes, les soumet à une surveillance habituelle, et, s'ils lui résistent, un tribunaladministratif les dépossède; et l'administration publique transporte à d'autres leurs privilèges; de sorte quele gouvernement ne possède pas seulement les mines, il tient tous les mineurs sous sa main.

Cependant, à mesure que l'industrie se développe, l'exploitation des anciennes mines augmente. On enouvre de nouvelles. La population des mines s'étend et grandit. Chaque jour, les souverains étendent sousnos pieds leur domaine et le peuplent de leurs serviteurs.

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Il n'est pas seulement le premier des industriels, il tend de plus en plus à se rendre le chefou plutôt le maître de tous les autres.

Comme les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus égaux, ils ne peuvent rienfaire en industrie sans s'associer; or, la puissance publique veut naturellement placer cesassociations sous son contrôle.

Il faut reconnaître que ces sortes d'êtres collectifs qu'on nomme associations sont plusforts et plus redoutables qu'un simple individu ne saurait l'être, et qu'ils ont moins que ceux-ci la responsabilité de leurs propres actes, d'où il résulte qu'il semble raisonnable de laisser àchacune d'elles une indépendance moins grande de la puissance sociale qu'on ne le feraitpour un particulier.

Les souverains ont d'autant plus de pente à agir ainsi que leurs goûts les y convient. Chezles Peuples démocratiques, il n'y a que par l'association que la résistance des citoyens aupouvoir central puisse se produire; aussi ce dernier ne voit-il jamais qu'avec défaveur lesassociations qui ne sont pas sous sa main; et ce qui est fort digne de remarque, c’est que,chez ces peuples démocratiques, les citoyens envisagent souvent ces mêmes associations,dont ils ont tant besoin, avec un sentiment secret de crainte et de jalousie qui les empêche deles défendre. La puissance et la durée de ces petites sociétés particulières, au milieu de lafaiblesse et de l'instabilité générale, les étonnent et les inquiètent, et ils ne sont pas éloignésde considérer comme de dangereux privilèges le libre emploi que fait chacune d'elles de sesfacultés naturelles.

Toutes ces associations qui naissent de nos jours sont d'ailleurs autant de personnesnouvelles, dont le temps n'a pas consacré les droits et qui entrent dans le monde à uneépoque où l'idée des droits particuliers est faible, et où le pouvoir social est sans limites; iln'est pas surprenant qu'elles perdent leur liberté en naissant.

Chez tous les peuples de l'Europe, il y a certaines associations qui ne peuvent se formerqu'après que l'État a examiné leurs statuts et autorisé leur existence. Chez plusieurs, on faitdes efforts pour étendre à toutes les associations cette règle. On voit aisément où mènerait lesuccès d'une pareille entreprise.

Si une fois le souverain avait le droit général d'autoriser à certaines conditions lesassociations de toute espèce, il ne tarderait pas à réclamer celui de les surveiller et de lesdiriger, afin qu'elles ne puissent pas s'écarter de la règle qu'il leur aurait imposée. De cettemanière, l'État, après avoir mis dans sa dépendance tous ceux qui ont envie de s'associer, ymettrait encore tous ceux qui se sont associés, c'est-à-dire presque tous les hommes quivivent de nos jours.

Les souverains s'approprient ainsi de plus en plus et mettent à leur usage la plus grandepartie de cette force nouvelle que l'industrie crée de notre temps dans le monde. L'industrienous mène, et ils la mènent,

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J'attache tant d'importance à tout ce que je viens de dire, que je suis tourmenté de la peurd'avoir nui à ma pensée en voulant mieux la rendre.

Si donc le lecteur trouve que les exemples cités à l'appui de mes paroles sont insuffisantsou mal choisis; s'il pense que j'ai exagéré en quelque endroit les progrès du pouvoir social, etqu'au contraire j'ai restreint outre mesure la sphère où se meut encore l'indépendanceindividuelle, je le supplie d'abandonner un moment le livre et de considérer à son tour parlui-même les objets que j'avais entrepris de lui montrer. Qu'il examine attentivement ce quise passe chaque jour parmi nous et hors de nous; qu'il interroge ses voisins; qu'il secontemple enfin lui-même; je suis bien trompé s'il n'arrive sans guide, et par d'autreschemins, au point où j'ai voulu le conduire.

Il s'apercevra que, pendant le demi-siècle qui vient de s'écouler, la centralisation a crûpartout de mille façons différentes. Les guerres, les révolutions, les conquêtes ont servi à sondéveloppement; tous les hommes ont travaillé à l'accroître. Pendant cette même période,durant laquelle ils se sont succédé avec une rapidité prodigieuse à la tête des affaires, leursidées, leurs intérêts, leurs passions ont varié à l'infini; mais tous ont voulu centraliser enquelques manières. L'instinct de la centralisation a été comme le seul point immobile aumilieu de la mobilité singulière de leur existence et de leurs pensées.

Et, lorsque le lecteur, ayant examiné ce détail des affaires humaines, voudra enembrasser dans son ensemble le vaste tableau, il restera étonné.

D'un côté, les plus fermes dynasties sont ébranlées ou détruites; de toutes parts lespeuples échappent violemment à l'empire de leurs lois; ils détruisent ou limitent l'autorité deleurs seigneurs ou de leurs princes; toutes les nations qui ne sont point en révolutionparaissent du moins inquiètes et frémissantes; un même esprit de révolte les anime. Et, del'autre, dans ce même temps d'anarchie et chez ces mêmes peuples si indociles, le pouvoirsocial accroît sans cesse ses prérogatives; il devient plus centralisé, plus entreprenant, plusabsolu, plus étendu. Les citoyens tombent à chaque instant sous le contrôle del'administration publique; ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à luisacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendance individuelle, et cesmêmes hommes qui de temps à autre renversent un trône et foulent aux pieds des rois, seplient de plus en plus, sans résistance, aux moindres volontés d'un commis.

Ainsi donc, deux révolutions semblent s'opérer de nos jours, en sens contraire: l'uneaffaiblit continuellement le pouvoir, et l'autre le renforce sans cesse: à aucune autre époquede notre histoire il n'a paru si faible ni si fort.

Mais, quand on vient enfin à considérer de plus près l'état du monde, on voit que cesdeux révolutions sont intimement liées l'une à l'autre, qu'elles partent de la même source, etqu'après avoir eu un cours divers, elles conduisent enfin les hommes au même lieu.

Je ne craindrai pas encore de répéter une dernière fois ce que j'ai déjà dit ou indiqué dansplusieurs endroits de ce livre: il faut bien prendre garde de confondre le fait même de

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l'égalité avec la révolution qui achève de l'introduire dans l'état social et dans les lois; c’est làque se trouve la raison de presque tous les phénomènes qui nous étonnent.

Tous les anciens pouvoirs politiques de l'Europe, les plus grands aussi bien que lesmoindres, ont été fondés dans des siècles d'aristocratie, et ils représentaient ou défendaientplus ou moins le principe de l'inégalité et du privilège. Pour faire prévaloir dans legouvernement les besoins et les intérêts nouveaux que suggérait l'égalité croissante, il a doncfallu aux hommes de nos jours renverser ou contraindre les anciens pouvoirs. Cela les aconduits à faire des révolutions, et a inspire a un grand nombre d'entre eux ce goût sauvagedu désordre et de l'indépendance que toutes les révolutions, quel que soit leur objet, fonttoujours naître.

Je ne crois pas qu'il y ait une seule contrée en Europe où le développement de l'égalitén'ait point été précédé ou suivi de quelques changements violents dans l'état de la propriété etdes personnes, et presque tous ces changements ont été accompagnés de beaucoup d'anarchieet de licence, parce qu'ils étaient faits par la portion la moins policée de la nation contre cellequi l'était le plus.

De là sont sorties les deux tendances contraires que j'ai précédemment montrées. Tantque la révolution démocratique était dans sa chaleur, les hommes occupés à détruire lesanciens pouvoirs aristocratiques qui combattaient contre elle se montraient animés d'ungrand esprit d'indépendance, et, à mesure que la victoire de l'égalité devenait plus complète,ils s'abandonnaient peu à peu aux instincts naturels que cette même égalité fait naître, et ilsrenforçaient et centralisaient le pouvoir social. Ils avaient voulu être libres pour pouvoir sefaire égaux, et, à mesure que l'égalité s'établissait davantage à l'aide de la liberté, elle leurrendait la liberté plus difficile.

Ces deux états n'ont pas toujours été successifs. Nos pères ont fait voir comment unpeuple pouvait organiser une immense tyrannie dans son sein au moment même où iléchappait à l'autorité des nobles et bravait la puissance de tous les rois, enseignant à la foisau monde la manière de conquérir son indépendance et de la perdre.

Les hommes de notre temps s'aperçoivent que les anciens pouvoirs s'écroulent de toutesparts; ils voient toutes les anciennes influences qui meurent, toutes les anciennes barrièresqui tombent; cela trouble le jugement des plus habiles; ils ne font attention qu'à la prodi-gieuse révolution qui s'opère sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomberpour jamais en anarchie. S'ils songeaient aux conséquences finales de cette révolution, ilsconcevraient peut-être d'autres craintes.

Pour moi, je ne me fie point, je le confesse, à l'esprit de liberté qui semble animer mescontemporains; je vois bien que les nations de nos jours sont turbulentes; mais je nedécouvre pas clairement qu'elles soient libérales, et je redoute qu'au sortir de ces agitationsqui font vaciller tous les trônes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu'ils ne l'ontété.

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De la Démocratie en Amérique IIQuatrième partie

CHAPITRE VI

Quelle espèce de despotisme les nationsdémocratiques ont à craindre

J'avais remarqué durant mon séjour aux États-Unis qu'un état social démocratiquesemblable à celui des Américains pourrait offrir des facilités singulières à l'établissement dudespotisme, et j'avais vu à mon retour en Europe combien la plupart de nos princes s'étaientdéjà servis des idées, des sentiments et des besoins que ce même état social faisait naître,pour étendre le cercle de leur pouvoir.

Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraient peut-être par subirquelque oppression pareille à celle qui pesa jadis sur plusieurs des peuples de l'Antiquité.

Un examen plus détaillé du sujet et cinq ans de méditations nouvelles n'ont point diminuémes craintes, mais ils en ont changé l'objet.

On n'a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui aitentrepris d'administrer par lui-même, et sans les secours de pouvoirs secondaires, toutes lesparties d'un grand empire; il n'y en a point qui ait tenté d'assujettir indistinctement tous sessujets aux détails d'une règle uniforme, ni qui soit descendu à côté de chacun d'eux pour lerégenter et le conduire. L'idée d'une pareille entreprise ne s'était jamais présentée à l'esprit

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humain, et, s'il était arrivé à un homme de la concevoir, l'insuffisance des lumières,l'imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitaitl'inégalité des conditions l'auraient bientôt arrêté dans l'exécution d'un si vaste dessein.

On voit qu'au temps de la plus grande puissance des Césars, les différents peuples quihabitaient le monde romain avaient encore conservé des coutumes et des mœurs diverses:quoique soumises au même monarque, la plupart des provinces étaient administrées à part;elles étaient remplies de municipalités puissantes et actives, et, quoique tout le gouvernementde l'empire fût concentré dans les seules mains de l'empereur, et qu'il restât toujours, aubesoin, l'arbitre de toutes choses, les détails de la vie sociale et de l'existence individuelleéchappaient d'ordinaire à son contrôle.

Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leurpermettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d'employer à lessatisfaire la force entière de l'État; il leur est arrivé souvent d'abuser de ce pouvoir pourenlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie: leur tyrannie pesait prodigieusementsur quelques-uns; mais elle ne s'étendait pas sur un grand nombre; elle s'attachait à quelquesgrands objets principaux, et négligeait le reste; elle était violente et restreinte.

Il semble que, si le despotisme venait à s'établir chez les nations démocratiques de nosjours, il aurait d'autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait leshommes sans les tourmenter.

Je ne doute pas que, dans des siècles de lumières et d'égalité comme les nôtres, lessouverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seulesmains, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêtsprivés, que n'a jamais pu le faire aucun de ceux de l'Antiquité. Mais cette même égalité, quifacilite le despotisme, le tempéré; nous avons vu comment, à mesure que les hommes sontplus semblables et plus égaux, les mœurs publiques deviennent plus humaines et plusdouces; quand aucun citoyen n'a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyranniemanque, en quelque sorte, d'occasion et de théâtre. Toutes les fortunes étant médiocres, lespassions sont naturellement contenues, l'imagination bornée, les plaisirs simples. Cettemodération universelle modère le souverain lui-même et arrête dans de certaines limitesl'élan désordonné de ses désirs.

Indépendamment de ces raisons puisées dans la nature même de l'état social, je pourraisen ajouter beaucoup d'autres que je prendrais en dehors de mon sujet; mais je veux me tenirdans les bornes que je me suis posées.

Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et même cruels danscertains moments de grande effervescence et de grands périls; mais ces crises seront rares etpassagères.

Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leursmœurs, à l'étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale,

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à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu'ils conservent presque tous dans levice comme dans la vertu, je ne crains pas qu'ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, maisplutôt des tuteurs.

Je pense donc que l'espèce d'oppression, dont les peuples démocratiques sont menacés neressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient entrouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression quireproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme; les anciens mots dedespotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher dela définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans lemonde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repossur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfantset ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de sesconcitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; iln'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire dumoins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurerleur jouissance et de veiller sut leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Ilressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer leshommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dansl'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Iltravaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; ilpourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs.principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, quene peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'ilrenferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaquecitoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elleles a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoirpétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surfaced'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles lesesprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pourdépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il forcerarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêchede naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduitenfin chaque nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont legouvernement est le berger.

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J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens defaire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes desformes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombremême de la souveraineté du peuple.

Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies: ils sententle besoin d'être conduits et l'envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l'un ni l'autre de cesinstincts contraires, ils s'efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent unpouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent lacentralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolentd'être en tutelle, en songeant qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individusouffre qu'on l'attache, parce qu'il voit que ce n'est pas un homme ni une classe, mais lepeuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.

Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leurmaître, et y rentrent.

Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s'accommodent très aisément de cette espècede compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensentavoir assez garanti la liberté des individus, quand c'est au pouvoir national qu'ils la livrent.Cela ne me suffit point. La nature du maître m'importe bien moins que l'obéissance.

Je ne nierai pas cependant qu'une constitution semblable ne soit infiniment préférable àcelle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d'un hommeou d'un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratiquepourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire.

Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellementélective et indépendante, l'oppression qu'il fait subir aux individus est quelquefois plusgrande; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu'on legêne et qu'on le réduit à l'impuissance, peut encore se figurer qu'en obéissant il ne se soumetqu'à lui-même, et que c’est à l'une de ses volontés qu'il sacrifie toutes les autres.

Je comprends également que, quand le souverain représente la nation et dépend d'elle, lesforces et les droits qu'on enlève à chaque citoyen ne servent pas seulement au chef de l'État,mais profitent à l'État lui même, et que les particuliers retirent quelque fruit du sacrificequ'ils ont fait au public de leur indépendance.

Créer une représentation nationale dans un pays très centralisé, c’est donc diminuer lemal que l'extrême centralisation peut produire, mais ce n'est pas le détruire.

Je vois bien que, de cette manière, on conserve l'intervention individuelle dans les plusimportantes affaires; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières.L'on oublie que c’est surtout dans le détail qu'il est dangereux d'asservir les hommes. Je

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serais, pour ma part, porte a croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses quedans les moindres, si je pensais qu'on pût jamais être assuré de l'une sans posséder l'autre.

La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentirindistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point; mais elle les contrarie sanscesse et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint ainsi peu à peu leuresprit et énerve leur âme, tandis que l'obéissance, qui n'est due que dans un petit nombre decirconstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne lafait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vousavez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants dece pouvoir; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n'empêcherapas qu'ils ne perdent peu à peu la faculté de penser de sentir et d'agir par eux-mêmes, et qu'ilsne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l'humanité.

J'ajoute qu'ils deviendront bientôt incapables d'exercer le grand et unique privilège quileur reste. Les peuples démocratiques qui ont introduit la liberté dans la sphère politique, enmême temps qu'ils accroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont été conduitsà des singularités bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peutsuffire, ils estiment que les citoyens en sont incapables; s'agit-il du gouvernement de toutl'État, ils confient à ces citoyens d'immenses prérogatives; ils en font alternativement lesjouets du souverain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes. Après avoirépuisé tous les différents systèmes d'élection, sans en trouver un qui leur convienne, ilss'étonnent et cherchent encore; comme si le mal qu'ils remarquent ne tenait pas à laconstitution du pays bien plus qu'à celle du corps électoral.

Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncéà l'habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent lesconduire; et l'on ne fera point croire qu'un gouvernement libéral, énergique et sage, puissejamais sortir des suffrages d'un peuple de serviteurs.

Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes lesautres parties, m'a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants etl'imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas a cri amener la ruine; et le peuple, fatigué deses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôts'étendre aux pieds d'un seul maître.

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De la Démocratie en Amérique IIQuatrième partie

CHAPITRE VII

SUITE DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS

Je crois qu'il est plus facile d'établir un gouvernement absolu et despotique chez unpeuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareilgouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimeraitles hommes, mais qu'à la longue il ravirait à chacun d'eux plusieurs des principaux attributsde l'humanité.

Le despotisme me parait donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques.

J'aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps; mais je me sens enclin à l'adorerdans le temps où nous sommes.

Je suis convaincu, d'autre part, que tous ceux qui, dans les siècles où nous entrons,essaieront d'appuyer la liberté sur le privilège et l'aristocratie, échoueront.

Tous ceux qui voudront attirer et retenir l'autorité dans le sein d'une seule classeéchoueront. Il n'y a pas, de nos jours, de souverain assez habile et assez fort pour fonder ledespotisme en rétablissant des distinctions permanentes entre ses sujets; il n'y a pas non plusde législateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir des institutions libres, s'il neprend l'égalité pour premier principe et pour symbole. Il faut donc que tous ceux de noscontemporains qui veulent créer ou assurer l'indépendance et la dignité de leurs semblables

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se montrent amis de l'égalité; et le seul moyen digne d'eux de se montrer tels, c’est de l'être:le succès de leur sainte entreprise en dépend.

Ainsi, il ne s'agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sortir laliberté du sein de la société démocratique où Dieu nous fait vivre.

Ces deux premières vérités me semblent simples, claires et fécondes, et elles m'amènentnaturellement à considérer quelle espèce de gouvernement libre peut s'établir chez un peupleoù les conditions sont égales.

Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins, que,chez elles, le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, pluspénétrant, plus puissant qu'ailleurs. La société V est naturellement plus agissante et plusforte, l'individu plus subordonné et plus faible: l'une fait plus, l'autre moins; cela est forcé.

Il ne faut donc pas s'attendre à ce que, dans les contrées démocratiques, le cercle del'indépendance individuelle soit jamais aussi large que dans les pays d'aristocratie. Mais celan'est point à souhaiter; car, chez les nations aristocratiques, la société est souvent sacrifiée àl'individu, et la prospérité du plus grand nombre à la grandeur de quelques-uns.

Il est tout à la fois nécessaire et désirable que le pouvoir central qui dirige un peupledémocratique soit actif et puissant. Il ne s'agit point de le rendre faible ou indolent, maisseulement de l'empêcher d'abuser de son agilité et de sa force.

Ce qui contribuait le plus à assurer l'indépendance des particuliers dans les sièclesaristocratiques, c’est que le souverain ne s'y chargeait pas seul de gouverner et d'administrerles citoyens; il était obligé de laisser en partie ce soin aux membres de l'aristocratie; de tellesorte que le pouvoir social, étant toujours divisé, ne pesait jamais tout entier et de la mêmemanière sur chaque homme.

Non seulement le souverain ne faisait pas tout par lui-même, mais la plupart desfonctionnaires qui agissaient à sa place, tirant leur pouvoir du fait de leur naissance, et nonde lui, n'étaient pas sans cesse dans sa main, Il ne pouvait les créer ou les détruire à chaqueinstant, suivant ses caprices, et les plier tous uniformément à ses moindres volontés. Celagarantissait encore l'indépendance des particuliers.

Je comprends bien que, de nos jours, on ne saurait avoir recours au même moyen, mais jevois des procédés démocratiques qui les remplacent.

Au lieu de remettre au souverain seul tous les pouvoirs administratifs, qu'on enlève à descorporations ou à des nobles, on peut en confier une partie à des corps secondairestemporairement formés de simples citoyens; de cette manière, la liberté des particuliers seraplus sûre, sans que leur égalité soit moindre.

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Les Américains, qui ne tiennent pas autant que nous aux mots, ont conservé le nom decomté à la plus grande de leurs circonscriptions administratives; mais ils ont remplacé enpartie le comté par une assemblée provinciale.

Je conviendrai sans peine qu'à une époque d'égalité comme la nôtre, il serait injuste etdéraisonnable d'instituer des fonctionnaires héréditaires; mais rien n'empêche de leursubstituer, dans une certaine mesure, des fonctionnaires électifs. L'élection est un expédientdémocratique qui assure l'indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir central, autantet plus que ne saurait le faire l'hérédité chez les peuples aristocratiques.

Les pays aristocratiques sont remplis de particuliers riches et influents, qui ne savent sesuffire à eux-mêmes, et qu'on n'opprime pas aisément ni en secret; et ceux-là maintiennent lepouvoir dans des habitudes générales de modération et de retenue.

Je sais bien que les contrées démocratiques ne présentent point naturellement d'individussemblables; mais on peut y créer artificiellement quelque chose d'analogue.

Je crois fermement qu'on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristocratie;mais je pense que les simples citoyens en s'associant, peuvent y constituer des êtres trèsopulents, très influents, très forts, en un mot des personnes aristocratiques.

On obtiendrait de cette manière plusieurs des plus grands avantages politiques del'aristocratie, sans ses injustices ni ses dangers. Une association politique, industrielle,commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu'on nesaurait plier à volonté ni opprimer dans l'ombre, et qui, en défendant ses droits particulierscontre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes.

Dans les temps d'aristocratie, chaque homme est toujours lié d'une manière très étroite àplusieurs de ses concitoyens, de telle sorte qu'on ne saurait attaquer celui-là, que les autresn'accourent à son aide. Dans les siècles d'égalité, chaque individu est naturellement isolé; iln'a point d'amis héréditaires dont il puisse exiger le concours, point de classe dont lessympathies lui soient assurées; on le met aisément à part, et on le foule impunément auxpieds. De nos jours, un citoyen qu'on opprime n'a donc qu'un moyen de se défendre; c'est des'adresser à la nation tout entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain; il n'a qu'unmoyen de le faire, c'est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieusechez les nations démocratiques que chez toutes les autres; elle seule guérit la plupart desmaux que l'égalité peut produire. L'égalité isole et affaiblit les hommes; mais la presse placeà côté de chacun d'eux une arme très puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faireusage. [,'égalité ôte à chaque individu l'appui de ses proches; mais la presse lui permetd'appeler à son aide tous ses concitoyens et tous ses semblables. L'imprimerie a hâté lesprogrès de l'égalité, et elle est un de ses meilleurs correctifs.

Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passerde la liberté de la presse; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent lefaire. Pour garantir l'indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m'en fie point aux grandes

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assemblées politiques, aux prérogatives parlementaires, à la proclamation de la souverainetédu peuple.

Toutes ces choses se concilient, jusqu'à un certain point, avec la servitude individuelle;mais cette servitude ne saurait être complète si la presse est libre. La presse est, parexcellence, l'instrument démocratique de la liberté.

Je dirai quelque chose d'analogue du pouvoir judiciaire.

Il est de l'essence du pouvoir judiciaire de s'occuper d'intérêts particuliers et d'attachervolontiers ses regards sur de petits objets qu'on expose à sa vue; il est encore de l'essence dece pouvoir de ne point venir de lui-même au secours de ceux qu'on opprime, mais d'être sanscesse à la disposition du plus humble d'entre eux. Celui-ci, quelque faible qu'on le suppose,peut toujours forcer le juge d'écouter sa plainte et d'y répondre: cela tient à la constitutionmême du pouvoir judiciaire.

Un semblable pouvoir est donc spécialement applicable aux besoins de la liberté, dans untemps où l’œil et la main du souverain s'introduisent sans cesse parmi les plus minces détailsdes actions humaines, et où les particuliers, trop faibles pour se protéger eux-mêmes, sonttrop isolés pour pouvoir compter sur le secours de leurs pareils. La force des tribunaux a été,de tout temps, la plus grande garantie qui se puisse offrir à l'indépendance individuelle, maiscela est surtout vrai dans les siècles démocratiques; les droits et les intérêts particuliers y sonttoujours en péril, si le pouvoir judiciaire ne grandit et ne s'étend à mesure que les conditionss'égalisent.

L'égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et surlesquels le législateur doit toujours avoir l’œil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisémentl'utilité des formes; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J'en ai dit ailleurs lesraisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n'aspirentd'ordinaire qu'à des jouissances faciles et présentes, ils s'élancent impétueusement versl'objet de chacun de leurs désirs; les moindres délais les désespèrent. Ce tempérament, qu'ilstransportent dans la vie politique, les indispose contre les formes qui les retardent ou lesarrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins.

Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pourtant cequi rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrièreentre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l'un et de donner à l'autre letemps de se reconnaître, Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souverain est plusactif et plus puissant et que les particuliers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsiles peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, etnaturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très sérieuse.

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Il n'y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contemporains.pour les questions de formes; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos joursune importance qu'elles n'avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts del'humanité s'y rattachent.

Je pense que, si les hommes d'État qui vivaient dans les siècles aristocratiques pouvaientquelquefois mépriser impunément les formes et s'élever souvent au-dessus d'elles, ceux quiconduisent les peuples d'aujourd'hui doivent considérer avec respect la moindre d'entre elleset ne la négliger que quand une impérieuse nécessité y oblige. Dans les aristocraties, on avaitla superstition des formes; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles.

Un autre instinct très naturel aux peuples démocratiques, et très dangereux, est celui quiles porte à mépriser les droits individuels et à en tenir peu de compte.

Les hommes s'attachent en général à un droit et lui témoignent du respect en raison deson importance ou du long usage qu'ils en ont fait. Les droits individuels qui se rencontrentchez les peuples démocratiques sont d'ordinaire peu importants, très récents et fort instables;cela fait qu'on les sacrifie souvent sans peine et qu'on les viole presque toujours sansremords.,

Or, il arrive que, dans ce même temps et chez ces mêmes nations 0ù les hommesconçoivent un mépris naturel pour les droits des individus, les droits de la société s'étendentnaturellement et s'affermissent, c'est-à-dire que les hommes deviennent moins attachés auxdroits particuliers, au moment où il serait le plus nécessaire de retenir et de défendre le peuqui en reste.

C'est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de laliberté et de la grandeur humaine doivent, sans cesse, se tenir debout et prêts à empêcher quele pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus àl'exécution générale de ses desseins. Il n'y a point dans ces temps-là de citoyen si obscur qu'ilne soit très dangereux de laisser opprimer, ni de droits individuels si peu importants qu'onpuisse impunément livrer à l'arbitraire. La raison en est simple: quand on viole le droitparticulier d'un individu dans un temps où l'esprit humain est pénétré de l'importance et de lasainteté des droits de cette espèce, on ne fait de mal qu'à celui qu'on dépouille; mais violer undroit semblable, de nos jours, c'est corrompre profondément les mœurs nationales et mettreen péril la société tout entière; parce que l'idée même de ces sortes de droits tend sans cesseparmi nous à s'altérer et à se perdre.

Il y a de certaines habitudes, de certaines idées, de certains vices qui sont propres à l'étatde révolution, et qu'une longue révolution ne peut manquer de faire naître et de généraliser,quels que soient d'ailleurs son caractère, son objet et son théâtre.

Lorsqu'une nation quelconque a plusieurs fois, dans un court espace de temps, changé dechefs, d'opinions et de lois, les hommes qui la composent finissent par contracter le goût dumouvement et par s’habituer à ce que tous les mouvements s'opèrent rapidement à l'aide de

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la force. Ils conçoivent alors naturellement (lu mépris pour les formes, dont ils voient chaquejour l'impuissance, et ils ne supportent qu'avec impatience l'empire de la règle, auquel ons'est soustrait tant de fois sous leurs yeux.

Comme les notions ordinaires de l'équité et de la morale ne suffisent plus pour expliqueret justifier toutes les nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance, on serattache au principe de l'utilité sociale, on crée le dogme de la nécessité politique, et l'ons'accoutume volontiers à sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler aux piedsles droits individuels, afin d'atteindre plus promptement le but général qu'on se propose.

Ces habitudes et ces idées, que j'appellerai révolutionnaires, parce que toutes lesrévolutions les produisent, se font voir dans le sein des aristocraties aussi bien que chez lespeuples démocratiques; mais chez les premières elles sont souvent moins puissantes ettoujours moins durables, parce qu'elles y rencontrent des habitudes, des idées, des défauts etdes travers qui leur sont contraires. Elles s'effacent donc d'elles-mêmes dès que la révolutionest terminée, et la nation en revient à ses anciennes allures politiques. Il n'en est pas toujoursainsi dans les contrées démocratiques, où il est toujours à craindre que les instinctsrévolutionnaires, s'adoucissant et se régularisant sans s'éteindre ne se transformentgraduellement en mœurs gouvernementales et en habitudes administratives.

Je ne sache donc pas de pays où les révolutions soient plus dangereuses que les paysdémocratiques, parce que, indépendamment des maux accidentels et passagers qu'elles nesauraient Jamais manquer de faire, elles risquent toujours d'en créer de permanents et, pourainsi dire, d'éternels.

Je crois qu'il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point,d'une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doivent jamais faire derévolutions; mais je pense qu'ils ont raison d'hésiter plus que tous les autres avantd'entreprendre, et qu'il leur vaut mieux souffrir beaucoup d'incommodités de l'état présentque de recourir à un si périlleux remède.

Je terminerai par une idée générale qui renferme dans son sein non seulement toutes lesidées particulières qui ont été exprimées dans ce présent chapitre, niais encore la plupart decelles que ce livre a pour but d'exposer.

Dans les siècles d'aristocratie qui ont précédé le nôtre, il y avait des particuliers trèspuissants et une autorité sociale fort débile. L'image même de la société était obscure et seperdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs différents qui régissaient les citoyens. Leprincipal effort des hommes de ce temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoirsocial, à accroître et à assurer ses prérogatives et, au contraire, à resserrer l'indépendanceindividuelle dans des bornes plus étroites, et à subordonner l'intérêt particulier à l'intérêtgénéral.

D'autres périls et d'autres soins attendent les hommes de nos jours.

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Chez la plupart des nations modernes, le souverain, quels que soient son origine, saconstitution et son nom, est devenu presque tout-puissant, et les particuliers tombent, de plusen plus, dans le dernier degré de la faiblesse et de la dépendance.

Tout était différent dans les anciennes sociétés. L'unité et l'uniformité ne s'y rencontraientnulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres, que la figure particulière dechaque individu se perdra bientôt entièrement dans la physionomie commune. Nos pèresétaient toujours prêts à abuser de cette idée, que les droits particuliers sont respectables, etnous sommes naturellement portés à exagérer cette autre, que l'intérêt d'un individu doittoujours plier devant l'intérêt de plusieurs.

Le monde politique change; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des mauxnouveaux.

Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles et immobiles; donner auxparticuliers de certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits;conserver à l'individu le peu d'indépendance, de force et d'originalité qui lui restent; le,relever à côté de la société et le soutenir en face d'elle: tel me parait être le premier objet dulégislateur dans l'âge où nous entrons.

On dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu'à faire avec les hommes deschoses grandes. Je voudrais qu'ils songeassent un peu plus à faire de grands hommes; qu'ilsattachassent moins de prix à l’œuvre et plus à l'ouvrier et qu'ils se souvinssent sans cessequ'une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellementfaible, et qu'on n'a point encore trouvé de formes sociales ni de combinaisons politiques quipuissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous.

Je vois chez nos contemporains deux idées contraires mais également funestes.

Les uns n'aperçoivent dans l'égalité que les tendances anarchiques qu'elle fait naître. Ilsredoutent leur libre arbitre; ils ont peur d'eux-mêmes.

Les autres, en plus petit nombre, mais mieux éclairés, ont une autre vue. A côté de laroute qui, partant de l'égalité, conduit à l'anarchie, ils ont enfin découvert le chemin quisemble mener invinciblement les hommes vers la servitude. Ils plient d'avance leur âme àcette servitude nécessaire; et, désespérant de rester libres, ils adorent déjà au fond de leurcœur le maître qui doit bientôt venir.

Les premiers abandonnent la liberté parce qu'ils l'estiment dangereuse; les seconds parcequ'ils la jugent impossible.

Si j'avais eu cette dernière croyance, je n'aurais pas écrit l'ouvrage qu'on vient de lire; jeme serais borné à gémir en secret sur la destinée de mes semblables.

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J'ai voulu exposer au grand jour les périls que l'égalité fait courir à l'indépendancehumaine, parce que je crois fermement que ces périls sont les plus formidables aussi bienque les moins prévus de tous ceux que renferme l'avenir. Mais je ne les crois pasinsurmontables.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nous entrons ont naturellementle goût de l'indépendance. Naturellement ils supportent avec impatience la règle: lapermanence de l'état même qu'ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pouvoir; mais ils sontenclins à mépriser et à haïr celui qui l'exerce, et ils échappent aisément d'entre ses mains àcause de leur petitesse et de leur mobilité même.

Ces instincts se retrouveront toujours, parce qu'ils sortent du fond de l'état social, qui nechangera pas. Pendant longtemps, ils empêcheront qu'aucun despotisme ne puisse s'asseoir,et ils fourniront de nouvelles armes à chaque génération nouvelle qui voudra lutter en faveurde la liberté des hommes.

Ayons donc de l'avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cettesorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve.

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De la Démocratie en Amérique IIQuatrième partie

CHAPITRE VIII

VUE GÉNÉRALE DU SUJET

Je voudrais, avant de. quitter pour jamais la carrière que je viens de parcourir, pouvoirembrasser d'un dernier regard tous les traits divers qui marquent la face du monde nouveau,et juger enfin de l'influence générale que doit exercer l'égalité sur le sort des hommes; maisla difficulté d'une pareille entreprise m'arrête; en présence d'un si grand objet, je sens ma vuequi se trouble et ma raison qui chancelle.

Cette société nouvelle, que j'ai cherché à Peindre et que je veux juger, ne fait que denaître. Le temps n'en a point encore arrêté la forme; la grande révolution qui l'a créée dureencore, et, dans ce qui arrive de nos jours, il est presque impossible de discerner ce qui doitpasser avec la révolution elle-même, et ce qui doit rester après elle.

Le monde qui s'élève est encore à moitié engage sous les débris du monde qui tombe, et,au milieu de l'immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire cequi restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d'endisparaître.

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Quoique la révolution qui s'opère dans l'état social, les lois, les idées, les sentiments deshommes, soit encore bien loin d'être terminée, déjà on ne saurait comparer ses oeuvres avecrien de ce qui s'est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu'àl'Antiquité la plus reculée; je n'aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Lepassé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres.

Cependant, au milieu de ce tableau si vaste, si nouveau, si confus, j'entrevois déjàquelques traits principaux qui se dessinent , et je les indique:

Je vois que les biens et les maux se repartissent assez également dans le monde. Lesgrandes richesses disparaissent; le nombre des petites fortunes s'accroît; les désirs et lesjouissances se multiplient; il n'y a plus de prospérités extraordinaires ni de misèresirrémédiables. L'ambition est un sentiment universel, il y a peu d'ambitions vastes. Chaqueindividu est isole et faible; la société est agile, prévoyante et forte; les particuliers font depetites choses, et l'État d'immenses.

Les âmes ne sont pas énergiques; mais les mœurs sont douces et les législationshumaines. S'il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très hautes, très brillanteset très pures, les habitudes sont rangées, la violence rate, la cruauté presque inconnue.L'existence des hommes devient plus longue et leur propriété plus sûre. La vie n'est pas trèsornée, mais très aisée et très paisible. Il y a peu de plaisirs très délicats et très grossiers, peude politesses dans les manières et peu de brutalité dans les goûts, On ne rencontre guèred'hommes très savants ni de populations très ignorantes. Le génie devient plus rare et leslumières plus communes. L'esprit humain se développe par les petits efforts combinés detous les hommes, et non par l'impulsion puissante de quelques-uns d'entre eux. Il y a moinsde perfection, mais plus de fécondité dans les oeuvres. Tous les liens de race, de classe, depatrie se détendent; le grand lien de l'humanité se resserre.

Si parmi tous ces traits divers, je cherche celui qui nie parait le plus général et le plusfrappant, j'arrive à voir que ce qui se remarque dans les fortunes se représente sous milleautres formes. Presque tous les extrêmes s'adoucissent et s'émoussent; presque tous les pointssaillants s'effacent pour faire place à quelque chose de moyen, qui est tout à la fois moinshaut et moins bas, moins brillant et moins obscur que ce qui se voyait dans le monde.

Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d'êtres pareils, où rien nes'élève ni ne s'abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m'attriste et me glace, etje suis tenté de regretter la société qui n'est plus.

Lorsque le monde était rempli d'hommes très grands et très petits, très riches et trèspauvres, très savants et très ignorants, je détournais mes regards des seconds pour ne lesattacher que sur les premiers, et ceux-ci réjouissaient ma vue; mais je comprends que ceplaisir naissait de ma faiblesse: c'est parce que je ne puis voir en même temps tout ce quim'environne qu'il m'est permis de choisir ainsi et de mettre à part, parmi tant d'objets, ceuxqu'il me plait de contempler. Il n'en est pas de même de l'Être tout-puissant et éternel, dont

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l’œil enveloppe nécessairement l'ensemble des choses, et qui voit distinctement, bien qu'à lafois, tout le genre humain et chaque homme.

Il est naturel de croire que ce qui satisfait le plus les regards de ce créateur et de ceconservateur des hommes, ce n'est point la prospérité singulière de quelques-uns, mais leplus grand bien-être de tous: ce qui me semble une décadence est donc à ses yeux unprogrès; ce qui me blesse lui agrée. L'égalité est moins élevée peut-être; mais elle est plusjuste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté.

Je m'efforce de pénétrer dans ce point de vue de Dieu, et c'est de là que je cherche àconsidérer et à juger les choses humaines.

Personne, sur la terre, ne peut encore affirmer d'une manière absolue et générale quel'état nouveau des sociétés soit supérieur à l'état ancien; mais il est déjà aisé de voir qu'il estautre.

Il y a de certains vices et de certaines vertus qui étaient attachés à la constitution desnations aristocratiques, et qui sont tellement contraires au génie des peuples nouveaux qu'onne saurait les introduire dans leur sein. Il y a de bons penchants et de mauvais instincts quiétaient étrangers aux premiers et qui sont naturels aux seconds; des idées qui se présententd’elles-mêmes à l'imagination des uns et que l'esprit des autres rejette. Ce sont comme deuxhumanités distinctes, dont chacune a ses avantages et ses inconvénients particuliers, sesbiens et ses maux qui lui sont propres.

Il faut donc bien prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu'on apuisées dans celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car ces sociétés, différantprodigieusement entre elles, sont incomparables.

Il ne serait guère plus raisonnable de demander aux hommes de notre temps les vertusparticulières qui découlaient de l'état social de leurs ancêtres, puisque cet état social lui-même est tombé, et qu'il a entraîné confusément dans sa chute tous les biens et tous les mauxqu'il portait avec lui.

Mais ces choses sont encore mal comprises de nos jours.

J'aperçois un grand nombre de mes contemporains qui entreprennent de faire un choixentre les institutions, les opinions, les idées qui naissaient de la constitution aristocratique del'ancienne société; ils abandonneraient volontiers les unes, mais ils voudraient retenir lesautres et les transporter avec eux dans le monde nouveau.

Je pense que ceux-là consument leur temps et leurs forces dans un travail honnête etstérile.

Il ne s'agit plus de retenir les avantages particuliers que l'inégalité des conditions procureaux hommes, mais de s'assurer les biens nouveaux que l'égalité peut leur offrir. Nous ne

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devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d'atteindrel'espèce de grandeur et de bonheur qui nous est propre.

Pour moi qui, parvenu à ce dernier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois,tous les objets divers que j'avais contemplés à part en marchant, je me sens plein de crainteset plein d'espérances. Je vois de grands périls qu'il est possible de conjurer; de grands mauxqu'on peut éviter ou restreindre, et je m'affermis de plus en plus dans cette croyance que,pour erre honnêtes et prospères, il suffit encore aux nations démocratiques de le vouloir.

Je n'ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sontjamais ici-bas maîtres d'eux-mêmes, et qu'ils obéissent nécessairement à je ne sais quelleforce insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du soi oudu climat.

Ce sont là de fausses et lâches doctrines, qui ne sauraient jamais produire que deshommes faibles et des nations pusillanimes: la Providence ris créé le genre humain nientièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaquehomme, un cercle fatal dont il ne peut sortir; mais, dans ses vastes limites, l'homme estpuissant et libre; ainsi des peuples.

Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient paségales; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, auxlumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères.

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh le 21 février 2002.