Alexandrins #8

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Issue number 8: special! In this issue, we uncover the lost side of vietnamese cinematography

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Veuillez prendre un moment pour nous envoyer vos opinions sur ce numéro à notre adresse email: [email protected]

Bonne lecture!

SOMMAIRE

Pensez au cinéma et vous aurez en tête (outre l’odeur addictive du popcorn) des blockbusters américains qui dominent les murs de presque toutes les cinémas à Ha Noi. Eh bien, nous vous contredisons! Au cours de notre méditation sur la cinématographie, nous avons eu l’occasion de découvrir, à travers des géants de l’industrie, ce qui était depuis longtemps caché dans les ténèbres des coulisses : les films artistiques. Voici des productions plus timides, honnêtes, qui, au lieu de dépendre des scènes d’action extravagantes, attirent notre attention sur de petits aspects, singuliers et suggestifs, mais que nous reconnaissons, les ayant tous vécus dans notre vie. Au Vietnam, malgré la tendance récente de produire plus de films commerciaux, afin de faire revivre le cinéma vietnamien, qui s’est plus ou moins éteint depuis 1987, des films qui mettent en scène une exploration artistique demeurent plus à proximité du public que nous ne le croyions! Comme la réalisatrice Pham Nhue Giang le dit si bien ; « Le cinéma a aussi une autre fonction, qui est d’éduquer », il nous faut dépasser la simple notion de divertissement pour pouvoir « comprendre ce que sont que la hauteur et la bassesse » des films. Il nous faut également dépasser le concept séduisant que cette industrie ne rapporte que prestige et gloire. Les cinéastes sont constamment confrontés à des obstacles pour réaliser un film, chose fondamentale à comprendre, et perchés sur la falaise de l’incertain. L’ironie du sort de l’acteur Nguyen Chanh Tin en est la preuve…

U n m o t d e l a p a r t d e s r é d a c t r i c e s - e n - c h e f

Equipe rédactrice : Lucie Ménage, Tran Thanh Mai, Le Hoang Bao Khanh, Morgane Bocquet, Martin Boulo, Vu Yen Ba, Nguyen Phuong Thao, Brewen-Hai LePort, Sophie Tabet, Benjamin Delsinne, Nguyen Minh Anh, Nguyen Vuong Mai Equipe de maquettistes : Nguyen Hong Ha, Bui Le Huy, Nguyen Do Quyen, , Le Nguyen Phong Equipe de photographes : Hoang Nguyen Khanh Linh, Gopala Reeshva Neesha, , Hoang Thuy Trang, Doan Chan May Avec la participation de San Yvin et Nguyen Phan Linh Dan

DOSSIER CINÉMA 03| Usine de dessins animés 05| A quoi ressemble un bon acteur? 07| Des « Chi Pheo—Thi No » au cinéma 08| Un commerce obsolète 09| Ulysse ơi, où vas-tu?

NOUVELLE

10| L’Absente

Responsables de publication: Rédactrices en chef : To Thu Phuong et Ngo Huong Giang Philippe LeBadezet Thierry Cadart Brice Lequeux

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DOSSIER: Cinéma3

Le studio se situe en centre-ville, niché entre

magasins et restaurants de trottoir à la vietnamienne.

Son nom, dressé en grand et en lettres dorées, ne semble

pas attirer l’attention des passants, tant l’ensemble

ressemble davantage à un ordinaire centre d’affaires, où le

premier étage et les façades sont loués par des magasins,

qui profitent du flux de la population cherchant un

humble divertissement un après-midi de dimanche. Un

simple couloir, recouvert et peint en blanc, tient lieu

d’entrée au complexe. Rien ne crie l’atmosphère joviale

auquel on associerait les dessins animés et leur lieu de

fabrication. Il fait sombre, ou peut-être s’agit-il du temps

maussade qui règne sur Hanoi ces temps-ci. « Hãng phim

hoat hình Viet Nam » est pourtant le studio d’animation

le plus ancien du Vietnam, datant de 1957, jouissant d’une

grande envergure nationale.

L’allée donne sur une petite cour et un parking

pour le personnel du studio. Deux bâtiments aux murs

d’un vert sauge se font face : c’est le berceau d’une grande

majorité des dessins animés vietnamiens. En effet,

derrière ces lignées de fenêtres, perdus dans les formes et

les couleurs, des directeurs donnent des instructions en se

penchant sur des dessinateurs, qui, eux, se penchent sur

leurs tablettes graphiques pour souffler vie aux traits et

aux courbes.

Un studio pas comme les autres Malgré ces équipements adéquats, le studio

d’animation ne réalise pas de dessins animés qui

pourraient obtenir un grand succès commercial. Il ne

ressemble en rien aux studios d’animations de Disney ou

de Pixar tels que nous les connaissons, que ce soit dans le

fonctionnement ou dans les produits finaux.

Ces dessins animés ne sont pas produits

spontanément pour répondre aux besoins de

divertissement. Au contraire, les dessinateurs créent à la

demande des entreprises privées, des chaînes de télévision

et du Ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme.

Ils sont diffusés ensuite dans les écoles maternelles, les

écoles primaires et dans les établissements du Ministère

de l’Éducation.

Ainsi, contrairement à leurs homologues

occidentaux, les dessinateurs du studio d’animation du

Vietnam ne créent pas, dans le sens où ils useraient de leur

imagination pour inventer des histoires inédites couplées

de charmants personnages.

En réalité, les films sont essentiellement

didactiques : ils mettent en avant l’éthique et les

valeurs de la famille et de l’école. Le studio fait

alors de nombreuses adaptations de fables connues des

enfants vietnamiens, en reprenant exactement les

mêmes personnages et les mêmes fameuses répliques. Par

exemple, l’histoire de la grenouille au fond du puits est

La scène animée au Vietnam :10##,Õ#0�)0"�( #"�1p '�"! 1,&�1p5',(5Ƒ&'

Dessins animés. Évoquer ces mots et surgissent alors les images de Tom and Jerry, Les Schtroumpfs, Toy Story, et dernièrement, Frozen. Peu de

titres vietnamiens viennent à l’esprit. Infiltration dans une boîte

de production de dessins animés à Hanoi pour découvrir le pourquoi de

cette absence.

Une comparaison avec Pixar.

©Pixar, Inc.© Hoang Nguyen Khanh Linh

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DOSSIER: Cinéma4

censée critiquer les individus bornés mais qui se croient

supérieurs aux autres. Idem pour les légendes et les

contes. Plusieurs films traitent aussi des faits et des

événements historiques. Les héros importants du

Vietnam, notamment dans sa lutte pour l’indépendance

tout au long de l’Histoire, sont mis en scène. Qui n’a pas

déjà entendu l’histoire de Tran Quoc Toan écrasant de sa

main une orange, tellement il est enragé face aux menaces

d’invasion ? Le studio n’hésite pas à faire de cette histoire

une morale sur le courage et l’amour pour la patrie.

Récemment, des messages sur la préservation de

l’environnement ont commencé à être véhiculés.

Selon le directeur Ha Bac, cela représente aussi

un choix de réaliser des films tournant autour des sujets

traditionnels. « Nous ne pouvons compter sur la tradition

et les thèmes populaires pour concurrencer les autres

studios mondiaux, nous n’aurons pas beaucoup de poids

avec ceux évoquant la modernité. »

Le méchant de cette histoire : les animations étrangères La compétition n’est pas absente. « Il y a

quatre ou cinq ans, notre usine ne connaissait aucune

concurrence, se rappelle rêveusement M. Ngoc Anh,

directeur administratif et financier. Cependant, depuis

peu, des usines de dessins animés privées sont

apparues et leur poids n’est pas négligeable sur le marché.

Même la station de télévision du Viêt-Nam s’y met, pour

ne pas avoir à nous passer commande. » Il ajoute toutefois

que la longue tradition concernant les dessins animés

ainsi que les expériences variées des dessinateurs

permettent à l’usine d’être sensiblement en avance dans

cette course.

Non, ce n’est pas le marché des dessins animés

à l’intérieur du pays qui inquiète. La concurrence se fait

surtout acharnée avec les dessins animés étrangers. « Un

des grands marchés de dessins animés au Vietnam

aujourd’hui sont des films issus des Etats-Unis. Vous

pouvez aisément le deviner : c’est Disney Channel et

Pixar qui dominent. », indique M. Ngoc Anh.

Le problème vient de l’organisation au sein du

secteur cinématographique au Vietnam. M. Ha Bac

explique : « Non seulement il y a peu d’investissements

pour chaque production animée, mais il y a également peu

d’investissement pour la formation professionnelle des

dessinateurs et des directeurs. Il faut de cinq à dix ans

pour une équipe compétente et capable, or nous n’avons

pas les moyens pour assurer un tel parcours. Les centaines

d’animateurs de Lion King ont été formés pendant très

longtemps, dans des conditions très favorables à la

création. »

Un autre concurrent : les dessins animés

japonais, connus sous leur appellation anime,

connaissent également une grande réussite auprès des

enfants et des jeunes aujourd’hui. « Pour les plus jeunes,

c’est Doraemon. Pour les plus grands, c’est Dragon Ball,

c’est Détective Conan, c’est Sailor Moon. Bref, il existe

une grande variété en ce qui concerne les anime, et nous

sommes désavantagés en termes de contenu », confirme

M. Ngoc Anh. Il pense que les leçons de

morale intéressent beaucoup moins que les intrigues

remplies d’action et d’idylles. Un des projets actuellement

menés par l’usine est une campagne de promotion

des animations vietnamiennes auprès des enfants et des

jeunes Vietnamiens. « Il faut les attirer davantage vers les

productions qui seront utiles pour leur culture générale

sur le pays. Ce n’est pas une tâche facile dans un contexte

de mondialisation, je l’admets, mais nous n’avons pas

peur. »

En fin de compte, les responsables du secteur des

dessins animés au Viêt-Nam semblent bien pessimistes,

mais la lutte continue. Pour maintenir son public, le

studio étend son aire de production en fabriquant des

marchandises à partir des films ou en créant un service

pour organiser les fêtes, les anniversaires et les sorties

scolaires. Un cinéma annexé à l’usine vient d’être ouvert

récemment, diffusant exclusivement ses productions.

M. Ngoc Anh résume : « Notre vocation est d’éduquer les

enfants. Les objectifs en terme de profits ne sont presque

jamais atteints, mais cela ne pose aucun problème. »

- Le Hoang Bao Khanh -

© Hoang Nguyen Khanh Linh

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DOSSIER: Cinéma5

Même plongé dans le noir complet de la salle de spectacle ou bien de cinéma, on entend toujours murmurer le fatidique « Qu’est- ce qu’il joue bien celui-là ! ». Il y a toujours des personnes à qui il suffit de monter sur scène ou d’apparaitre sur l’écran pour capter immédiatement l’attention du spectateur : c’est physique, c’est l’instinct. Ils sont si bons acteurs ou actrices qu’ils vous entrainent dans leur monde et vous tiennent en haleine tout au long de leur performance. Puis, le rideau tombe, les lumières se rallument et c’est la fin du rêve. Au-delà de cette téléportation dans un monde nouveau et magique, qu’est-ce qu’est réellement un bon acteur ? Le métier d’acteur a beaucoup évolué depuis ces vingt dernières années, notamment à la suite de l’augmentation affolante du nombre d’acteurs chaque année. Exercer ce métier tel que nous l’imaginons aujourd’hui est quasi-impossible car les places sont limitées et son accès reste très sélectif. En effet, il y a encore vingt ans, les acteurs pouvaient rencontrer leur metteur en scène sans passer par l’étape du casting et de toute la paperasserie, « c’était du porte à porte », alors que de nos jours, le casting est une étape obligatoire s’ajoutant à une pile innombrable de courriers afin de trouver un tournage rentable. « Il ne faut pas non plus oublier que plus un artiste est populaire, plus la probabilité qu’il apparaisse sur le grand écran sera grande ». Dès le XVIIIème siècle, la question du bon acteur s’est posée. Denis Diderot, écrivain et philosophe français, auteur de l’essai Paradoxe sur le comédien cherche à montrer que l’acteur convaincant est celui qui est capable d’exprimer une émotion qu’il ne ressent pas forcément, soit d’être un personnage à l’intérieur d’un autre personnage. C’est le paradoxe : « moins on sent, plus on fait sentir ». Diderot expose alors deux sortes de jeux d’acteur qui sont le « jouer d’âme » consistant à ressentir les émotions que l’on joue et le « jouer d’intelligence » qui, lui, repose sur le paraître et consiste à jouer sans ressentir. Ce paradoxe est le contraste entre l’expression du corps et l’absence d’émotion ressentie de la part de l’acteur. Il joue sans éprouver, il rit sans être gai, pleure sans être triste.

L’acteur se sert de son corps comme d’un instrument. Pour autant, cette manière de Diderot de caractériser un « bon acteur » peut paraître réductrice. Marianne Séguin, comédienne, metteur en scène de la compagnie « Théâtrasie Thang Long » mais aussi intervenante théâtrale au lycée français dans le cadre de l’Option Théâtre nous a donné sa définition d’un bon acteur. L’esprit d’équipe et la solidarité sont des aspects très importants puisque dans le cinéma comme dans le théâtre, les acteurs travaillent toujours en groupe, pas seulement avec d’autres acteurs mais aussi des metteurs en scène, une équipe de montage, cam-eramen ou stylistes. Ainsi, l’acteur doit se plier aux règles du « jeu collectif ». Cette idée est également re-prise par Madame Hanh, directrice de l’entreprise BHD CEO qui affirme que « l’industrie cinématographique repose sur la collectivité ». Mais la qualité la plus im-portante reste tout de même la singularité, c’est-à-dire le fait d’avoir une identité, sans avoir peur « d’être dif-férent » des autres, car cette différence peut se transform-er en un atout. Enfin, le cinéma et le théâtre sont des arts, et comme dans tout art qui se respecte, il faut du savoir et du savoir-faire comme le préconisait si bien notre bon Nietzche. L’acteur se doit donc d’être un bosseur, une personne ordonnée et professionnelle car sans savoir-faire, le talent reste insuffisant. La personne doit donc « apprendre à se sacrifier » comme l’actrice Anne Hathaway qui joue Fantine, qui dans Les Misérables accepte de se couper les cheveux très courts afin d’être conforme au rôle qu’elle doit incarner. Certaines actrices n’auraient jamais accepté un tel sacrifice. Il doit y avoir ainsi confor-mité entre l’apparence physique, de l’acteur et celle du personnage afin que les spectateurs soient capables de deviner leur tempérament et leur caractère. Selon la réalisatrice Pham Nhue Giang, « ll est fondamen-tal que de l’acteur émane immédiatement la nature du personnage ».

« Un bon acteur c’est comme un bon footballeur. » Marianne Séguin

« Un mauvais comédien joue, un bon comédien est » Actors Studio

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6DOSSIER: Cinéma

Finalement, d’après la scénariste Bui Kim Quy, « un bon acteur est quelqu’un qui prend de l’initiative au sein de l’échange et de l’expression de la manière la plus franche possible dans leurs sentiments personnels (…). Il doit pouvoir s’harmoniser avec son personnage sans laisser le corps dominer l’âme de ce dernier » tandis qu’un acteur possédant des lacunes est celui qui écoute plus qu’il ne parle, qui hoche la tête avec résignation plus qu’il ne prend d’initiatives. Son langage corporel n’est pas maîtrisé. Il effectue simplement les actions du personnage, sans les éprouver, comme s’il nous récitait un texte. Ainsi, « être un bon acteur ne se réduit pas uniquement à bien savoir imiter » mais à créer. « Un artiste est un créateur, non pas un imitateur. » Bui Kim Quy Dans la plupart des cas, le public ne se rappelle d’un bon film que par le nom de ses acteurs. En effet, ces derniers sont le « visage du film » comme l’explique Madame Hanh, mais il ne faut toutefois pas oublier que l’industrie cinématographique repose sur un travail collectif. Les acteurs sont très importants, certes, mais il existe bien d’autres « éléments » qui permettent de créer un bon film et que l’on ne voit pas forcément. Ainsi, afin d’être un bon acteur, l’ensemble de l’équipe directrice, de réalisation ou bien de montage doivent l’être aussi. Le cinéma, théâtre ou toute autre forme d’art permet au spectateur de s’envoler vers un autre monde, pas facile d’accès, afin de pouvoir sortir de sa routine. L’acteur, soit la personne qui prête son physique ou sa voix à un personnage fictif, est celui qui va relier le spectateur à ce monde imaginaire. Il est donc celui auquel nous voulons tous ressembler, dont la vie nous semble idéale voire parfaite. Pour autant, « il existe de mauvais acteurs comme il existe de mauvais charpentiers » comme le précise Marianne Séguin. Enfin, il arrive que l’on soit mauvais un soir, mais que nos prestations restent généralement bonnes. Le bon acteur est aussi celui qui incarne son per-sonnage en lui donnant une personnalité crédible et cohérente par rapport à la situation et aux émotions qu’il devrait ressentir à ce même moment dans la vie réelle, et il prend vie dans notre esprit, à tel point que l’on souhaite parfois devenir cette même personne. Il réussit ainsi à mettre en vie son personnage : il est son propre personnage. C’est pour cela que même avant d’entrer dans la phase de l’apprentissage de son texte, il se doit d’analyser objectivement celui qu’il devra interpréter afin de le connaitre, de créer des liens étroits et d’être le plus naturel possible lors du fameux jour J. Mais, faire un bon film ne suffit pas vraiment à être un bon acteur. Prenons l’exemple de Morgan Freeman, non pas qu’il soit mon acteur préféré, mais plutôt car il s’est imposé comme l’un des grands acteurs américains,

et qu’il a remporté un nombre d’Oscars considérables. Il se pourrait que Morgan Freeman n’ait pas réellement joué ces rôles et qu’il se comporte comme cela dans la vie réelle. Ainsi, ce qui fait de lui un bon voire excellent acteur est le fait qu’il ait incarné plusieurs personnages, tous différents : il incarne le prisonnier modèle dans The Shawshank Redemption, le Président des États-Unis dans Deep Impact, ou encore l’artiste aveugle dans Danny the Dog. Prenant fait et cause pour la population noire américaine, il dénonce les horreurs de l’aparthéid dans Bopha, son premier film en tant que réalisateur, et a rencontré à plusieurs reprises le président sud-africain Nelson Mandela, qu’il incarne dans Invictus, un des films qui lui permettra de s’imposer sur la scène internationale du cinéma. Morgan Freeman semble pouvoir interpréter un grand nombre de rôles, sans qu’on le reconnaisse. Il peut avoir joué un détenu, il incarnera très bien le rôle d’un président. Et c’est bien cela le critère ultime, celui qui permet de reconnaître qu’on est en face d’un bon acteur, c’est qu’il n’est pas reconnaissable.

Si vous être un passionné(e) de cinéma ou de théâtre, ou simplement parce que vous vous ennuyez un dimanche soir, affalés dans votre lit devant une série américaine alors venez découvrir les interviews complètes des différents professionnels sur le site du lycée dans la rubrique « Les Alexandrins ».

- Morgane Bocquet -

Afin de construire un article significatif sur la définition précise d’un « bon acteur », nombreux témoins ont été interrogés, tous de professions différentes dans l’objectif de mélanger les points de vue. Un remerciement leur est sincèrement adressé.

Photos par Neesha Reeshva

Montage par N

guyen Do Q

uyen

Existe-t-il un acteur parfait?

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DOSSIER : Cinéma

Des

« Allo! Allo! Ai đấy? Nói to lên!!! … Hohoho! ... »

S i vous vous êtes déjà rendu au

cinéma Megastar, vous aurez forcément vu une courte publici-té dans laquelle Chí Phèo et Thị Nở, deux personnages parmi les plus connus de la littérature vietna-mienne, se trouvent dans une salle de cinéma mais parlent

si fort au téléphone que l’on ne peut plus rien entendre d’autre. On les trouve ridicules et amusants, et on se croit tous supérieurs à eux. Mais il y a une chose que l’on ne savait pas, c’est que parfois, nous sommes nous-mêmes des « Chí Phèo et Thị Nở » en réalité. Vous pouvez dire que je dis n’importe quoi, mais comme toutes les vérités, celle-ci n’est pas facile à accepter.

De nos jours, à Hanoi, jeunes et adultes aiment de plus en plus aller au cinéma, pour apprécier un bon film ou juste pour se relaxer. Pendant les weekends ou pendant les vacances, des queues massives de spectateurs attendent leur tour pour acheter des tickets. Ce samedi-là, j’ai effectué un sondage au Centre National du Cinéma de Hanoi (Trung tâm chiếu phim quốc gia Hà Nội), demandant à un échantillon de 40 personnes leur point de vue sur les mauvaises habitudes qu’ils rencontrent durant une séance cinématographique. L’expérience a produit des résultats plutôt surprenants. Personne ne souhaite être embêté par les autres quand ils se concentrent sur un film intéressant, puisque 92.5% des personnes interrogées, qui ont entre 20 et 30 ans, sont d’accord avec ce fait. Pourtant, 72.5% d’entre eux, admettent qu’ils se tournent souvent vers leurs voisins pour discuter, éclaircir un point dans le film, rigoler, parler et critiquer les autres ou les personnages sur l’écran. Et dans ces 72.5%, 17.5% ne mettent même pas leur portable en mode silencieux. Cette contradiction est aussi confirmée par les employés du cinéma. Selon eux, ces mauvaises habitudes existent à chaque séance cinématographique : « Depuis que nous travaillons ici, le tumulte et le bruit des gens font partie du quotidien. Plus de la moitié de la salle fait du bruit comme s’ils étaient chez eux.

Parfois même, quand quelques uns reçoivent les remarques des autres spectateurs pour leurs mauvais comportements, ils continuent néanmoins à faire du bruit comme des mal-éduqués. Il y a toujours des gens qui chuchotent bien sûr. Mais souvent, certains se croient certainement supérieurs et donc s’autorisent à parler à haute voix. Dans d’autres situations, ce sont des adolescents, mais ceux-ci savent rester discrets la plupart du temps, évitant ainsi de déranger tout le monde. » Cependant, quand les autres commencent à chuchoter ou à rigoler, ils leur lancent des regards de travers, les méprisent comme si en critiquant, leurs propres valeurs pouvaient s’affirmer. L’habitude de rabaisser autrui n’est pas une nouvelle chose dans notre monde, mais elle est davantage renforcée lorsqu’on se trouve dans un milieu public, où les idées égocentriques et la pensée que l’on a toujours raison nous donnent une vision aberrante de la société… J’aime aller au cinéma ! A chaque période de vacances, il me faut une journée au cinéma avec mes amis, pour nous amuser et laisser les travaux de l’école derrière nous. A chaque fois, des couples, oubliant qu’il y a aussi des célibataires dans la même salle qu’eux, s’embrassent bruyamment et distraient tout le monde avec leurs rires. On entend des groupes de jeunes filles et garçons mâcher leur popcorn aussi fort que des décortiqueuses essayant de perforer nos oreilles ou critiquer l’apparence des acteurs et actrices comme s’ils étaient rois et reines de beauté du monde. Au pire, on peut se retrouver parmi les malchanceux, qui achètent un siège devant quelqu’un qui aime poser ses pieds sur la chaise de devant… Je me souviens de la fois où j’ai regardé« The Impossible », un film si touchant qu’il fait pleurer jusqu'à ne plus pouvoir respirer. Soudain, un portable a sonné, une femme a répondu, aussi naturellement qu’elle l’aurait fait chez elle en regardant la télévision. Et juste à cause de ça, les émotions accumulées en un sommet formidable dans le reste de la salle s’écroulent comme des eaux en crue…. J’admets que parfois, je deviens moi-même une « Thị Nở », quand je trouve des scènes discutables ou amusantes, et que parfois, le rire de toute la salle en chœur sur une scène comique nous détend. Mais les autres habitudes sont en train d’abîmer non seulement le plaisir de se retrouver dans un milieu public mais aussi la beauté des histoires racontées sur l’écran…

- Nguyen Vuong Mai-

Au cinéma—Dessin par Reeshva Neesha

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au cinéma

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DOSSIER : Cinéma

E ntre deux immeubles jaunis typiquement hanoïens se trouve une petite allée, réputée abriter de nombreux magasins de disques. Pourtant, la ruelle du 31 Hàng Bài paraît vide quand j’y entre. Le chemin, plein de cailloux et bordé par des pots

de fleurs délaissés, mène jusqu’au rez-de-chaussée obscur d’un bâtiment d’immeuble. La seule lueur provient d’une porte ouverte, révélant un magasin de films sans nom à l’intérieur.

Le nombre de rayons frappe la vue de tout visiteur dès l’entrée, ainsi que les innombrables CD de films piratés, contenus dans des pochettes plastiques minces, qui remplissent à ras bord les nombreux meubles en bois. Si les films inondent la petite salle, les allées entre les rayons, elles, restent entièrement vides. Aucun client.

Une femme d’une cinquantaine d’années se tient debout, l’air décontracté, le coude posé sur l’un des meubles. « Tu cherches quelque chose ? » demande-t-elle. Face à ma réponse négative, elle détourne son attention de nouveau vers la télévision au mur, qui, branchée sur un jeu télévisé, sature l’air avec ses bruits vides.

Des magasins maussades, un passé glorieux

Le magasin sans nom au fond de cette ruelle ne se distingue pas des autres magasins de films par la rareté de sa clientèle. Dans les boutiques qui présentent de nombreuses étagères comblées de disques, aussi bien que dans les mini-boutiques au bord des trottoirs, on se retrouve assez souvent le seul client, fouillant le tas de pochettes de disques. A Phuong Nam, le plus grand magasin de la rue Hàng Bài, les vendeurs surpassent en nombre la clientèle, et de loin.

Pourtant, jadis, des aficionados de films animaient ces magasins à longueur de journée. Retournons au fond de la ruelle 31 : « Autrefois, toute ma famille était mobilisée pour la vente », me raconte la vendeuse dans ce magasin. Elle se charge seule des ventes aujourd’hui, car sa fille est sortie pour se rendre chez le coiffeur. « Il y a quelques années, nous employions en plus quatre personnes, ajoute-t-elle, tellement il y avait de clients à servir. Evidemment il n’y avait pas de temps pour que quelqu’un sorte et parte ailleurs, comme le fait ma fille en ce moment ! » Même constat de la vendeuse à Phuong Nam : « Seuls les clients qui ont l’habitude de nous fréquenter viennent. On ne peut pas s’attendre à la venue spontanée de clients maintenant. »

Quand la demande ne suffit plus pour soutenir les marchands de films, ceux-ci, qu’ils le veuillent ou non, doivent chercher d’autres débouchés. Autrefois, six boutiques peuplaient la ruelle numéro 31 de Hàng Bài. Désormais, dans l’allée, on ne retrouve plus qu’un mur jaune vétuste et des portes fermées à huis clos. Combien de temps luira l’unique magasin qui reste, avant que lui aussi ne cède ?

« Les six magasins ont fermé l’un après l’autre, détaille la vendeuse. L’un d’eux se situe à l’étage supérieur ; il s’est converti en magasins de vêtements, et maintenant il ne reste plus rien. »

Un mystère évident

Difficile sans doute pour les vendeurs de se confronter à une chute aussi importante de leur commerce – surtout quand la cause leur reste

mystérieuse. La plupart des vendeurs interrogés n’affirment ne pas connaître d’explication.

« Je n’ai pas grande idée des mécanismes derrière la demande, explique une des commis de vente à Phuong Nam, l’air désintéressé. Bon, ça doit être la dépression économique. »

La propriétaire du magasin de la ruelle 31, elle, suppose autre chose. « Les chaînes de télé sur le câble sont tellement peu chères de nos jours, les gens regardent de chez eux sans avoir besoin de disques, c’est pratique. » L’air rêveur, elle émet d’autres hypothèses. « Et puis, si une personne achète un film, elle peut le prêter à ses amis… À la fin, ça ne vaut plus la peine d’acheter un DVD, quoi. »

Il semblerait toutefois que la télévision ne constitue pas le seul danger pour les magasins de films, ni le plus grand. « Puisque j’ai un ordinateur chez moi et que les films sont abondants sur internet, y compris ceux qui ne sont pas vendus sous formes de disques, je préfère regarder en ligne, » raconte Thuy Ha, lycéenne de 16 ans. Elle s’intéresse particulièrement aux films coréens, dont plusieurs ne sont pas disponibles dans les magasins. « En plus, ajoute-elle, l’internet est pratique, on peut regarder n’importe quoi dès qu’on le veut ! »

Sa camarade de classe, Chi, est d’accord. « Je vais parfois aux magasins, mais seulement pour acheter quelques films que j’aime particulièrement. Sinon, je regarde des centaines de films en ligne sans perdre un sou… »

Si les magasins de films sont considérés autrefois comme fournisseurs d’une grande variété de films à un prix très bon marché grâce au piratage réalisé par les fabricants de disques, l’apogée de l’internet a tout changé. Désormais, la généralisation du piratage permet à chaque spectateur de réduire le prix des films à une gratuité complète, surtout au Vietnam où les droits d’auteurs sont très peu respectés.

Les pistes pour rallumer l’ardeur des magasins de films paraissent floues. La possibilité d’une disparition complète reste lointaine, puisque des clients accoutumés maintiennent encore le commerce en vie, com-me Chi, qui, malgré tout, visite la rue de Hàng Bài une fois par mois pour quelques achats. Toutefois, l’extinction semble promise aux rayons de disques, qui accumulent, peu à peu, des grains de poussière.

- Vu Yen Ba -

Dimanche après-midi, moment idéal pour flâner dans Hanoï. Pour les aficionados de films, quel plus beau sentier que la rue Hàng Bài ? Route où se situe le cinéma de l’Août, où se promènent nombreux marchands de disques de films, où s’éparpillent de nombreux magasins de films. Hàng Bài traduit cependant aussi par son activité ralentie un déclin de la vente des disques de films piratés.

Photo: D

oan Chan M

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Magasin de de disques

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DOSSIER : Cinéma Article de publicité

Ou vas- tu

ous ne savez pas encore comment vous divertir après les longues vacances d’avril ? Et bien venez voir Ulysse ơi, où vas-tu ?, une comédie musicale unique en son genre. Ce spectacle est porté par des jeunes Vietnamiens pratiquant le chant et/ou le théâtre

depuis plusieurs années (y compris trois élèves du LFAY : l’auteure de cet article, Philippe Peng en Tle ES et Loan Nguyen en 1èreES), ainsi que d’autres comédiens ou musiciens français plus âgés (dont Marianne Seguin, notre charmante intervenante professionnelle dans le cadre de l’option théâtre), formant un véritable mix entre professionnels et amateurs mais aussi et surtout entre différentes cultures. Afin d’insister sur ce brassage culturel, le spectacle sera bilingue, alternant des répliques en vietnamien et en français.

Un mythe revisité…

Tout le monde connait l’histoire d’Ulysse, ce héros de la mythologie grecque qui a joué un rôle crucial dans la guerre de Troie. Ou le connait-on vraiment ? C’est ce que vous demanderaient la compagnie Thang Long et le groupe Puzzle, qui a revisité ce mythe dans leur nouveau spectacle. Ce dernier relate le retour d’Ulysse et de ses compagnons à Ithaque, la patrie d’Ulysse, après 10 ans d’absence, ainsi que les périls que le héros doit affronter pour retrouver Pénélope, sa femme bien-aimée qu’il a été contraint de quitter, et Télémaque, son fils qu’il n’a jamais connu.

Néanmoins, sur scène, ce ne sont pas Ulysse et ses compagnons que nous observons, mais une troupe de comédiens qui tente de les interpréter et de faire vivre ce mythe, non sans encombres. Dès lors, la limite entre le fictif et le réel s’efface. De plus, le spectacle se veut dans la lignée du théâtre de rue participatif en mettant en avant le concept du « spect’acteur » : le public est sollicité pour se joindre aux comédiens sur scène et construire avec eux le spectacle auquel il assiste. L’aire de jeu englobe par là toute la salle et non plus la seule scène, ce qui rompt encore plus la limite entre le réel

et le fictif.

…par un groupe pas comme les autres…

Le groupe Puzzle et la compagnie Thang Long sont en réalité deux acteurs connus de la scène culturelle hanoïenne : les hanoïens se souviennent du premier pour ses cabarets mensuels et de la deuxième pour ses spectacles qui font chaque année une tournée en France, à l’image de leur adaptation de l’Illusion Comique de Corneille ou encore de la pièce Ngày xưa.

Mettant en valeur leurs spécificités, le spectacle qu’ils montent ensemble mêle musique et théâtre : un thème principal et sept chansons ont été composés spécialement pour le spectacle et seront interprétés par les comédiens, accompagnés par un pianiste, un batteur, deux guitaristes et une violoniste qui incarnent le chœur. A la différence des tragédies antiques, où le chœur est placé entre le public et la scène pour ne pas couper le champ d’action des comédiens, le chœur a ici une place sur la scène où il peut communiquer directement avec les comédiens.

…qui vous promet une expérience excentrique !

Et comme si tout cela ne suffisait pas encore à persuader les gens d’assister au spectacle, ce dernier inclut également des vidéos mélangeant film et dessin, servant à la fois de décor et d’instrument narratif, qui sont, avec les lumières, ce sur quoi toute la scénographie repose.

Ainsi, Ulysse ơi, où vas-tu? conduira ses spectateurs dans l’aventure la plus originale qu’ils aient jamais connue dans leur vie, dans un nouveau terrain plein de rebondissements qui séduira n’importe qui, qu’il soit jeune ou adulte. Alors, qu’attendez-vous encore ? Venez assister au spectacle !

Le 23, 24 et 25 avril à l’Espace, 24 rue Trang Tien, entrée libre.

- Tran Thanh Mai -

« Ulysse ơi, où vas-tu ? », le dernier projet sur lequel travaille la compagnie Thang Long, en collaboration avec le groupe Puzzle, fera une apparition exclusive sur la scène culturelle de Hanoi cet avril, à l’Espace, avant d’être en tournée à Hue en mai.

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NOUVELLE

“Et de cette dépression ?... “,demanda le frère Sam.*

“Il faut conclure ?...”, ajouta le frère Si-

Mes voisins étaient demeurés silencieux depuis mon arrivée, mais tout à coup, l’exclamation brusque d’un homme me tira de ma lecture.

“Quatre dames!”

Je fis un effort et tournai la tête, pas trop pour ne pas me faire remarquer. De l’autre côté du comptoir, cinq hommes roses et trapus fumaient en jouant aux cartes autour d’une table. Entre eux s’établissait un rapport froid, officiel. L’un d’entre eux consulta sa montre et bailla avec affectation. Ils jouaient parce qu’ils n’avaient rien à se dire et ne se gênaient pas de faire autrement (l’un regardait par ici, l’autre par là ; chacun regardait en soi).

J’essayai de reprendre ma lecture :

“Et de cette dépression ?...”, demanda le frère Sam.

“Il faut conclure ?...”, ajouta le frère Sib.

“Que le beau temps ne se maintiendra pas”, répondit Aristo-

Le garçon était revenu avec un air lassé sur le visage. Il paraissait jeune et faisait avec docilité ce que les autres lui disaient, bien qu’avec un pragmatisme exaspérant. Naturellement, je levai la tête et brusquement s’opéra un changement. Devant moi deux yeux roses et ensommeillés me dévisageaient négligemment et obstinément. Le regard était doux mais imprévisible et sans fond, comme celui des statues blanches ; il sembla venir de très loin et l’impression en fut désagréable. Il m’était vraiment peu naturel que ces deux yeux se mettent à m’examiner seulement maintenant. A cette sidération s’ajoutèrent les sentiments les plus irréels : l’excitation et la honte. Une espèce de grimace voluptueuse était venue au coin de mes lèvres. Je découvris alors trop tard l’immense imprudence que j’avais commise, et mon trouble devint insupportable, plus qu’il ne l’était tout à l’heure. Je le haïssais ! Je le haïssais bien qu’étant pire que lui, peut-être. Il posa ma commande sur la table. Il était respectueux jusqu’aux bouts des ongles. Ce gringalet ! L’idée me vint soudain de ne m’en aller qu’après l’avoir insulté de la façon la plus provocatrice, de prendre une fourchette et de lui crever l’œil.

- Votre commande. Dit-il d’un air vague.

Froides et insipides verbiages qui ne font preuve d’aucune sensibilité! Il repartit, dos tourné après avoir fait quelques pas à reculons. Le sentiment révoltant qui s’était épanoui s’était alors évanoui.

Je ramassai la cuillère venue avec la commande. C’était une cuillère en argent toute propre. Face à la glace, j’anticipai le jugement des autres. Mon propre visage m’avait toujours été un mystère : jamais tout à fait le même, jamais tout à fait le mien. Tellement qu’à un moment je commençai à croire que ce n’était plus des expressions que je portais, mais plutôt des visages. Posée devant moi était alors une sorte d’idée indolente mais volumineuse, et pourtant je ne pus la regarder tant elle m’écœura. Personne ne me ressemblait et je ne res-semblais à personne. Je reposai la cuillère à côté de la com-mande. Mes mots me manquèrent.

Un couple était entré en poursuivant leur conversation. Une des serveuses est venue en flottant pour leur ôter leurs pardessus, une deuxième est apparue et les a priés de la suivre à leur table. L’homme, maigre et brun possédait des traits distingués et sa compagne fut une femme ravissante au visage minois et aux cheveux mordorés. Qu’est-ce que l’homme avait l’air attaché à ce visage de fleur. Ils s’installèrent devant moi. Leur conversation ne me fut pas perceptible. Pourtant, leurs mots feutrés, aussi inintelligibles qu’ils l’étaient, restèrent distincts, presque analogues à un bourdonnement de bruits sourds. Je ne pus qu’attraper au vol et discerner quelques mots disjoints. D’après l’inflexion joviale de sa voix, l’homme chuchotait des belles paroles en épiant cette belle femme. Néanmoins, avec les rares interruptions de la femme depuis son apparition (de temps en temps elle faisait un petit « oui » de la tête), on eut l’impression que l’homme racontait avec volubilité des histoires dont il s’amusait lui-même, lor-sque la belle femme prononça tendrement :

- Oh cher Stéphane, vous m’éblouissez tellement ! Mais dites-le moi plus souvent, dites-le moi bien souvent.

Ses mots, ces mots, des Mots! De simples Mots! Si terribles qu'ils le soient! Si charmants qu’ils le soient! Comme ils furent clairs et vifs et rudes! Impossible de leur échapper. Les mots ne sont pas nécessaires si ce n’est pour blesser le simple esprit. Les mots, ça s’oublient si facilement. Et pourtant de quelle vertu subtile ils disposent! Ils semblent être en mesure de donner une forme palpable aux choses informes, d'avoir une musique aussi douce que celui d’un chant de choir. De simples mots! Existe-t-il donc quelque chose de plus réel que les mots? Et elle sourit. Les creux de son visage s’insinuèrent. On aurait dit qu’elle s’était ragaillardie d’un seul coup. Elle dut le détester ou pire encore, tout lui fut indifférent de sa part. Et pourtant, de plus en plus hagards, de plus en plus effarés, toutes ses paroles, tous ses gestes se firent moins aisés. L’adoration particulière, que rien ne semblait pouvoir abattre, que l’homme éprouvait à l’égard de sa compagne, lui gonflait

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le cœur. Elle était si timide, si épouvantée dans son exaspéra-tion naïvement imprudente que l’inconcevable pour elle était advenu. Elle crut avoir enfin compris que l’homme l’aimait, et qu’elle s’apitoyait sur son pauvre amour et se contraignit de sourire. Elle était tombée dans le piège qu’elle redoutait. Une fois prise, elle fit encore quelques tentatives pour s’y soustraire. Mais la tendresse qu’elle avait refoulée éradiqua ses résolutions. Quoi qu’il en soit, elle manquait de discrétion, de réserve.

- Gar-

Au bout de la salle était un homme décemment vêtu qui s’enfonça dans sa banquette en soupirant. La bonne ne l’avait pas entendu et lui n’avait pas songé à finir sa phrase. Désormais, il n’aurait consenti pour rien au monde à l’interpeller, considérant qu’éventuellement, quelqu’un viendrait avec un menu. Il ajusta hâtivement son col de chemise. Par moments, il marmonnait quelque chose sans quitter les passants du regard pour ensuite balayer de droite à gauche la scène avec un air pudique et gêné avant de glisser ses yeux sur le demi-couple. Au jugé, on aurait dit que c’était un pauvre enfant décrépit qui devait se contenter d’aimer de loin les autres. Sur ce visage blafard auquel on avait l’habitude de pardonner, des yeux noirs jaillissaient comme des cassis mouillés et sa bouche ressemblait à une cicatrice (on ne s’apercevait pas d’abord que ses traits étaient réguliers et fins). La tête basse, il demeura seul sur ses pages, la bouche recouverte par sa main, le bras accoudé sur ses genoux, ses paupières abaissées et ses cils recourbés. Il existe dans la timidité une forme de narcissisme indéniable : quelqu’un qui se soucie des autres, la conviction profonde que ce que l’on dit, la procédure par laquelle est exécutée une tâche et la contenance sont d’une certaine importance. Tout honnête homme de notre époque est nécessairement médiocre et lâche ; un intellectuel de type classique réputé geignard, velléitaire et finalement stupide. Tel est son état normal, j’en suis profondément persuadée.

Mon infirmité ridicule et sans excuse fut ma peur de parler. Il m’est arrivé une période pendant laquelle je n’avais personne

avec qui échanger une parole au point où que j’avais presque désappris de le faire. Dorénavant, j’en étais réduite à un handicap des mots et à prendre l’habitude de répondre à la conversation avec des monosyllabes par embarras. Si je m’efforçais à m’engager dans la conversation, je finirai par bredouiller des paroles dont on ne saisissait pas le sens et un baragouinage en suivrait. D’ailleurs, j’excellais tellement dans ce domaine que naturellement, je finissais par perdre mes quelques connaissances par faute de ne pas trouver d’intérêt à les aborder. Je dis cela sans contrition ni amertume car je sais qu’il en est de même pour tous. Et puis de toute manière, malgré les efforts, les conversations que j’entreprenais n’ont jamais su prendre un tour personnel. Peut-être aussi que c’étaient mes yeux. On avait attiré mon attention sur mon regard – brutal paraissait-il – et avait tenté de me faire comprendre qu’il faisait passer une pensée tempétueuse. Et le pire n’était pas qu’ils vous prennent pour une folle pour avoir pensé autrement, mais qu’il se pourrait qu’ils aient raison.

Le garçon s’approcha du monsieur (qui tressaillit sensiblement) et lui tendit la carte.

“Voulez-vous choisir votre menu ?”

“Qu’est-ce que je voudrais ?”

J’aurais voulu captiver les gens. J’avoue que lorsque quelqu’un viendra à mes côtés pour geindre sur une mésaventure, je hocherai la tête et lui dirai « C’est bien triste. » en guise de condoléance, qu’à leurs questions subtiles je répondrai au hasard, que je suis intéressée par ma propre maussaderie et que je m’attriste plutôt sur mon propre poème. Un peu trop peut-être pour m’intéresser à celui des autres. Quoi qu’ils me fassent, bien ou mal, je n’en reviendrai jamais de me retrouver parmi eux.

“Donnez-moi donc une salade avec des tomates. J’aime bien les tomates.”

Moi aussi.

* : extrait du Rayon Vert de Jules Verne

- Lucie Ménage-

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