ALBERT THIBAUDET || Thibaudet et « le sens des possibles »

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Armand Colin Thibaudet et «le sens des possibles » Author(s): MARIELLE MACÉ Source: Littérature, No. 146, ALBERT THIBAUDET (JUIN 2007), pp. 20-35 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705165 . Accessed: 14/06/2014 17:27 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.78.61 on Sat, 14 Jun 2014 17:27:31 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Thibaudet et «le sens des possibles »Author(s): MARIELLE MACÉSource: Littérature, No. 146, ALBERT THIBAUDET (JUIN 2007), pp. 20-35Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705165 .

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LITTÉRATURE N° 146 - JUIN 2007

■ MAMELLE MACÉ, cnrs

Thibaudet

et « le sens des possibles »

«... une vie que je n'ai pas eue, que j'aurais pu avoir du temps que j'étais "mille Socrate" »

J.-P. Sartre, Lettres au Castor.

« La volupté suprême de la conscience consiste en une certaine possession de possibles, soit dans la jeunesse où la vie s'ouvre devant nous, soit dans la vieillesse, lorsqu'une lumière d'arrière-saison, éclairant tout ce que nous aurions pu être, le confond, dans le même chœur harmo- nieux et illusoire, avec ce que nous avons été. » 1 C'est en ces termes, proches de ceux d'un Gracq, que, commentant la pensée de Bergson, Thibaudet charge d'une signification existentielle l'un de ses outils intel- lectuels préférés, l'une de ces généralités diffuses, empiriques, souvent figúrales, qui se trouvent au centre de son activité critique : la notion de « possibles ». Une catégorie mentale se trouve ainsi brusquement projetée dans l'ordre affectif et narratif des âges de la vie, et une psychologie de la littérature promet d'y puiser les ressources de ses aventures.

L'analogie entre cette description des plaisirs de la conscience et les modes d'organisation de l'activité littéraire s'impose en effet rapidement, et se combine à cet autre registre de la critique de Thibaudet qu'est le mode de pensée géographique. Paysages, panoramas et champs de possi- bilités y incarnent une même conception de l'histoire, humaine ou litté- raire, comme gisement et comme ressource. La « forêt des possibles » 2, ainsi qu'il le dit avec les mots de Dante, recouvre cependant chez Thibaudet deux directions distinctes, celle de l'écriture (ou, corrélativement, de la lecture) et celle de la critique, qui ne se confondent pas ; elle figure d'abord le paysage inconnu des œuvres et des vies à venir, déployées comme un horizon entièrement ouvert devant le regard conquérant de l'écrivain et, 1 . Albert Thibaudet, Trente ans de vie française. Le Bergsonisme, Paris, Éditions de la NRF, 1923, 1. 1, p. 94. 2. Idem, « Mouvement », NRF , 1er janvier 1938, p. 33. Il s'agit de la réédition en revue d un essai sur le cinéma {Mouvement, bois originaux de Jules Chadel, Paris, Édouard de Labou- laye, 1936, 26 p.), où Thibaudet élabore une histoire conjuguée de la philosophie et de l'art du film, qui culmine sur la «conception cinématographique de la connaissance [...] formulée en 1907 dans L'Évolution créatrice ».

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pour son lecteur, la forme simple de l'espérance ; mais elle dessine aussi, et autrement, l'organisation de la littérature du passé, disposée pour le critique en un quadrillage rétrospectif de couples, de chaînes ou de séries. Jeunesse du romanesque, qui se doit d'être ses propres possibles et de courir toutes ses chances ; vieillesse de la critique, qui ouvre un panorama derrière soi, considère ce qui aurait pu être mais n'a pas éclos, et super- pose l'ordre « illusoire » de ses constructions à « l'harmonie » de ce qui fut, comme on justifie tardivement une vie.

Jean Rousset 3 a naguère mis en valeur la « passion des ressem- blances » qui animait Thibaudet, fascination pour les analogies et les répétitions qui encourage la déduction d'une « permanence des formes ». Poursuivant l'enquête sur les catégories qui ont nourri cette activité critique, je souhaite observer cette autre modalité du général qu'est le possible, plus temporel et attentif aux nouveautés que les ressemblances. Le goût des possibles couvre une grande partie de l'arc intellectuel parcouru par les écrits de Thibaudet ; il nourrit une psychologie d'héritage bergsonien, une philosophie du roman, une pensée des genres, un senti- ment du temps littéraire, jusqu'à identifier une façon propre à toute l'époque de se rapporter à l'Histoire.

LA VOLUPTÉ DES POSSIBLES

L'attention de Thibaudet à la notion de possibles est héritée de sa fréquentation de Bergson ; le commentaire qu'il a donné du Bergsonisme en 1923 est en partie cristallisé autour de cette catégorie - dont il s'exagère peut-être la centralité, puisqu'elle en arrive à régler les ques- tions de la liberté, du temps et de 1' individuation, et à organiser les formes pures de l'élan vital qui, toutes voiles dehors, constituent la clef de voûte de l'édifice. On voit vite le commentaire se charger d'accents affectifs ; Thibaudet infléchit en effet la pensée bergsonienne de la possibilité vers la définition d'un certain type de plaisir : il souligne dans cette expérience mentale l'occasion d'une « volupté » particulièrement intense, celle d'être quelqu'un à qui quelque chose arrive ; cet infléchissement nourrira l'asso- ciation de la notion de possibles au « romanesque », mais aussi au besoin de redéfinition de ce que l'on a pu attendre du roman au moment où Thibaudet s'en faisait le théoricien et qui, en cela, fait du sens des possibles un véri- table sentiment d'époque.

La « vie » bergsonienne se définit comme « une plénitude gonflée de possibilités » ; le passage permanent de la multiplicité des voies à l'élec- tion d'une seule, passage de la liberté au renoncement qui définit souverai- nement l'action, informe chez Bergson la tension propre à l'existence 3. Jean Rousset, « Thibaudet ou la passion des ressemblances », Rencontres Albert Thibaudet 1986 , Tournus, Société des amis des arts et des sciences de Tournus, 1986, p. 52-58 ; repris in Passages, échanges et transpositions , Paris, José Corti, 1990, p. 1 1-19.

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concrète. L'espace est un champ de déterminations à l'état d'esquisses ou d'embryons, l'univers matériel dans lequel nous projetons nos attentes et nos désirs embrasse des possibilités d'actions multiples, quand le passé n'agit plus. Cette conception de la vie comme dialectique d'ouverture et de choix débouche directement sur une définition de la conscience ; celle- ci est conçue comme une sorte de halo disposé autour de l'action (dans un imaginaire du magnétisme et du rayonnement que l'on retrouverait sans peine chez Breton), un champ mental antérieur au choix, et qui maintient ensuite autour de la vie concrète les fantômes d'actions possibles, d'hési- tations et de libertés auxquels l'individu, en agissant, a renoncé : « C'est exac- tement à cette représentation d'actions possibles qu'est liée pour M. Bergson la conscience. »4 La conscience est d'autant plus intense que nos délibéra- tions n'aboutissent pas, et elle est nulle lorsque l'action réelle est la seule possible. Elle « peut donc [...] se définir comme le dessin ou le tableau des possibles entre lesquels l'acte essentiel de la vie est de choisir »5. L'inten- sité de la vie psychique est ainsi liée à la présentation mentale d'une multiplicité virtuelle et s'identifie à l'indétermination propre à cet absolu qu'est l'élan vital. Un plaisir singulier en découle, celui d'être imaginai- rement, comme le dira Sartre après Bergson, ses propres virtualités : « La volupté suprême de la conscience consiste en une certaine possession de possibles. » Pensée déjà paysagère, ou synchronique, que cette représentation d'une scène de possibles aimantés autour de l'action, avec laquelle les figures critiques privilégiées par Thibaudet pourront entrer en résonance.

Thibaudet orchestre d'ailleurs, et à plusieurs reprises, un dialogue original entre Leibniz et Bergson qui roule sur la nature des possibles et sur la projectibilité des « mondes » physiques qui leur sont associés ; à la pyramide leibnizienne des modalités s'oppose l'aventure bergsonienne des grands chemins, mieux accordée que la première au regard géographique que Thibaudet porte sur les objets du monde culturel. Les possibles psychi- ques de Bergson, contrairement aux possibles logiques de Leibniz, sont concomitants d'une véritable liberté. Les virtualités dont parle Bergson sont réelles, car chacune d'elles esquisse un commencement d'action, qui est aussi un morceau habitable d'espace ; on verra d'ailleurs que c'est ce rapport viatique au virtuel qui définit le plaisir romanesque. C'est le réel lui-même qui se trouve, comme diraient les wittgensteiniens, « possibi- lisé », enrichi de cette aura mentale où les possibles sont présents de quelque façon, comme un arrière-pays figurable à tous les carrefours.

Au principe de cette conception des possibles, il y a un renverse- ment complet du célèbre argument ontologique de Descartes, sur lequel Thibaudet insiste dans Le Bergsonisme ; pour Descartes, l'existence est 4. Idem., Le Bergsonisme, op. cit., 1. 1, p. 93. 5. Ibid., p. 94.

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un attribut, une perfection supplémentaire (en sorte, par exemple, que Dieu ne saurait être pensé comme inexistant), alors que pour Bergson il y a plus dans l'idée d'un objet pensé comme inexistant que dans l'idée d'un objet pensé comme existant. On ajoute et l'on met en jeu plus d'activité mentale dans la représentation d'un objet possible que dans la représenta- tion d'un objet réel, car la déflation de la conscience est complète lorsque l'action effectuée est la seule possible, et son expansion croît à l'exacte mesure du fossé qui la sépare de l'action. Par conséquent, la notion de possible définit et exploite « l'écart » propre à « la représentation » 6 - c'est ici qu'elle pourra devenir l'outil propre à une pensée de la mimèsis littéraire, le mot-clé du roman où ce qui est indifféremment « en ombre ou en corps ».

Pour un individu, la projection de possibles en avant de soi, la prétention à se figurer le futur est nécessaire mais ne peut relever que de l'illusion, illusion d'agir selon le pluriel qui consiste à « se concevoir comme une nature ». Une distinction essentielle s'ajoute en effet à la descrip- tion du tourniquet vital et en précise le mécanisme proprement représen- tationnel : celle qui sépare la logique de l'action au plan de l'individu et la logique de l'action au plan des généralités - sociétés, nature, et pour- quoi pas genres littéraires. Thibaudet souligne après Bergson la différence qui existe entre la personne qui, lorsqu'elle agit, abandonne en réalité ses possibles derrière soi, comme une branche laisse tomber des feuilles mortes, et la nature qui dispose et disposera toujours d'un nombre incal- culable de vies individuelles pour couvrir un champ de possibles. La logique ferroviaire des bifurcations et des amputations que suppose toute existence concrète fait place à celle, contemplative et euphorique, des panoramas et des réserves de fertilité. Certes la vie générique, la vie multiple, la vie d'une foule doit elle aussi choisir, mais ce qui est « conso- lant », c'est que la multiplicité des êtres qui la composent lui permet de « tourner jusqu'à un point cette nécessité » 7 en expérimentant, en se hasardant sur des tableaux de toutes sortes. Tout pluriel doit donc être pensé comme un pluriel de possibles, et toute pensée modale implique symétriquement la considération d'une foule, d'une synchronie de virtualités, d'un « champ » - champ de ressources ou champ de bataille ; la pensée de l'histoire qui peut s'arrimer à une telle idée du multiple est, on s'en doute, implicitement subordonnée à un maillage ou à une géographie.

La richesse d'une vie intérieure, sa puissance de représentation et de rêverie, poursuit Thibaudet, consiste en sa capacité à mimer la synchronie qui caractérise les généralités, elle est proportionnelle aux « jeux de person- nalités » qu'elle rend possibles. On songera que cette multiplicité de 6. Ibid., p. 93. 1. Ibid., t. II, p. 9.

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points de vue et d'incarnations est le propre des projections dans l'avenir, des ressources culturelles, et surtout de la fiction ; Thibaudet ne manque pas d'établir cette analogie : cette diversité de directions, précise-t-il, existe chez l'enfant qui rêve sa vie, chez l'homme cultivé qui porte sa bibliothèque avec soi, et surtout chez l'artiste : « C'est sur cette tendance, sur ce courant que sont branchés les grands génies créateurs du drame et du roman. » 8 Thibaudet avait ailleurs précisé, identifiant l'indétermination temporelle aux projections et aux illusions qui nourrissent les expérimen- tations romanesques : « Je dis romans, et non souvenirs, ou plutôt je dirai souvenirs en tant qu'ils deviennent des romans, en tant qu'ils transfor- ment l'enfant réel que l'on fut et que l'on ignore en l'enfant possible que l'on construit et que l'on croit avoir été. »9

LE ROMAN ET L'INTENSITÉ DE CONSCIENCE

Dans une telle pensée, le roman devient une fiction vitale, fiction de la conscience de vie comme élan imprévisible et créateur. Il y a quelque chose de trivial mais aussi, et indissociablement, de décisif, à penser l'expérience romanesque selon la multiplication des possibles, c'est-à-dire selon des directions énergétiques que l'action réelle fait évanouir, mais que les états de conscience les plus intenses sont invités à maintenir et à enri- chir - et non, par exemple, selon les catégories logiques de la vraisem- blance ou selon une pensée des formes discursives.

Le Liseur de romans s'ouvre sur une question cognitive en même temps qu'historique directement branchée sur la « volupté de la cons- cience » définie dans Le Bergsonisme : celle du « rendement de plaisir » associé à quelques activités modernes. Thibaudet présente la lecture de romans (et le tabac) sous la forme d'une « volupté nouvelle ». Car le roman, comme le rêve, exploite l'écart représenta- tionnel qui est celui de la liberté vitale, il retrouve cette plénitude gonflée de possibilités qui meuble notre vie mentale avant la détermi- nation et, imaginairement, autour d'elle. L'analogie entre les ressources de la vie psychique et le roman doit être établie du point de vue du lecteur, qu'adopte effectivement Thibaudet dans cette psycho- logie de l'expérience générique qu'est Le Liseur de romans.

Le « possible » devient le nom de l'émotion de la lecture, et le romanesque, partant, une catégorie cognitive - ni une forme ni un système de valeurs mais une expérience par laquelle la conscience triomphe de l'agir individuel (en tant qu'il suppose un renoncement, un enchaînement de sacrifices) sans pourtant en quitter le terrain, puisque chaque possibilité représentée est une virtualité d'action, l'esquisse d'un 8. Ibid., t A, p. 231. 9. Idem , « Réflexions sur le roman », NRF , 1er août 1912, p. 215.

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comportement qui appartient à la réalité. Au sein de cette représentation que Ton peut dire pré-phénoménologique des activités imaginaires, où le vocabulaire est le même que celui de nos actuelles « sémantiques de la fiction » mais la perspective toute différente (car dans les théories des « mondes possibles » le roman est conçu comme l'occasion d'une formi- dable dépense ontologique, et vaut comme sortie plus ou moins radicale de notre propre univers), la mise en jeu du romanesque apparaît comme l'engendrement d'un espace projectible, un « empiétement » du virtuel sur le champ de l'action.

Dans l'émotion littéraire en effet (et l'analyse de Thibaudet exploite ici sans le dire la division bergsonienne entre individus et généralités) la personne peut rencontrer la multiplicité, l'expansion, l'espace d'expéri- mentation et de déploiement qui est celui des sociétés ou des groupes, qui, contrairement aux individus, disposent de plusieurs vies pour incarner leurs déterminations. « Chez ces liseurs, précise en effet Thibaudet, le roman mène une vie imprévisible et libre, analogue à celle que fait avancer la nature. » 10 L'esthétique peut se doubler d'une physiologie : « Le système nerveux a sa raison d'être dans le mouvement, comme le lit d'un fleuve dans l'eau qui y coule. Il peut se définir comme un ordre de mouvements esquissés, de réactions dessinées et suspendues. [...] L'œuvre d'art ressemble au système nerveux, capital indéfini de mouvements esquissés toujours prêts à s'achever, à s'organiser, à provoquer des attitudes et des actions du corps. » 11 Le possible ici est absolument arraché à la retrospec- tion tragique, à la contemplation mélancoliques des voies que nous nous sommes fermées, pour être rendu au courant de l'innombrable et des projets. Ce qui n'a pas été y reflue et y retrouve une chance à être : « le romanesque prend sa source dans un exercice de l'imagination, un débordement de la représentation, un reflux ou une écume de l'action impossible ou empêchée » 12.

Le point de vue du romancier est regardé en conséquence de cette exigence du lecteur : il s'agit de s'accorder à l'émotion recherchée dans le romanesque, le « comment écrit-on ? » vient après un « pour qui écrit-on ? ». On retrouve, pour l'écrivain, le même dépassement de l'opposition berg- sonienne entre les possibles fantomatiques des individus et les multipli- cités réelles des objets génériques. La conception de l'œuvre d'art, ici, est indissolublement liée à une idée de l'être, où il s'agit de disposer face à face les formes de la vie vécue individuellement et celles des vies racon- tées génériquement. Pensée lointainement aristotélicienne, peut-être, où l'art restitue à l'existence la pluralité qui la caractérise de droit mais non de fait, la force de « généralité » que pose si clairement la Poétique , ou 10. Idem, « Introduction » (« Le liseur de romans », Revue de Genève , juillet 1924), Le Liseur de romans , Paris, G. Crès, 1925, p. XXV. Je souligne. 11. Idem, Le Bergsonisme , op. cit., 1. 11, p. 58. 12. Idem, « Le roman de 1 aventure », NKt, P' septembre IV IV, p. old.

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encore la « puissance » propre à l'ordre de la nature - lorsque les faits avérés imposent des singularités pures : « si 1' artiste, précise Thibaudet dans les Réflexions sans pourtant citer Bergson, sait ainsi faire rendre à la vie normale le contraire même de ce qu'elle comportait, c'est qu'il agit à la manière d'une nature ou d'une société autant et plus qu'à la manière d'un individu. Un individu est d'autant plus un individu complet et riche qu'il correspond à un choix plus net, plus décisif, plus actif, entre des possibles qui d'abord s'offrirent à lui et coexistèrent en lui. Au contraire la richesse de la vie sociale, la richesse de la nature consistent dans une coexistence de possibles, de possibles contradictoires et adverses, égale- ment appelés à l'être, à la bataille, à la chance qu'ils doivent courir » 13.

La pensée du romancier est alors une pensée de la ressource, de ce que Montaigne appelait « l'humaine capacité ». Elle justifie par exemple que Thibaudet conçoive les Essais comme une promesse, une maquette ou une « puissance » de roman que Montaigne, lui aussi géographe des possibles, eût contemplé du haut de sa tour. La catégorie mentale qui permet à Thibaudet d'arrimer les Essais au romanesque, dans un article paru en 1935 dans La Revue universelle , intitulé « Le roman de Montaigne », est en effet la notion de possibilité entendue comme modalité de connais- sance et forme de la généralité. Il s'agit d'une reformulation des enjeux de la fiction : « De cette tangence de Montaigne au roman, de ce dialogue de Montaigne avec ce fantôme de roman qui n'est pas encore né, ce Marcellus qui lui apparaît dans les limbes du possible, une addition manus- crite de ses toutes dernières années au chapitre XXI du premier livre nous apporte un témoignage complexe. » 14 Et Thibaudet de citer ce chapitre où Montaigne, racontant des histoires, commente l'intérêt qu'il y a à se demander si ses récits sont véridiques : « il suffit qu'ils soient possibles... Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, c'est toujours un tout de l'humaine capacité, duquel je suis utilement avisé par ce récit. Je le vois et j'en fais mon profit aussi bien en ombre qu'en corps ». Le commentaire apporté par Thibaudet achève d'identifier poussée roma- nesque et possibilité : « ce qui porte sur le possible - c'est-à-dire ce qui serait la matière du roman - lui paraît plus important, plus instructif que ce qui reproduit le réel. [...] Plutarque, c'est du possible passé. Mais le roman produit indéfiniment du possible présent, Don Quichotte rendrait à Montaigne le même service - et bien mieux - que peut lui rendre telle vie de Plutarque [...]» 15.

C'est sous ce visage modal que Thibaudet conçoit partout, dans ses Réflexions , la force propre au genre romanesque ; on ne s'étonnera pas d'y retrouver Leibniz : « le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée 13. Idem, « Dans le monde de la mémoire », NRF, 1er octobre 1925, p. 488. 14. Idem, « Le roman de Montaigne », La Revue universelle , LX, 1935, p. 668. 15. Ibid., p. 668-669.

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avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une auto- biographie du possible, la biographie par Sextus Tarquin de tous ces Sextus Tarquins que, dans l'apologue qui termine La Théodicée de Leib- nitz, la divinité montre à Sextus peuplant à l'infini l'infinité des mondes possibles. Il semble que certains hommes, les créateurs de vie, apportent la conscience de ces existences possibles dans l'existence réelle. S'ils prennent pour sujet de leur œuvre cette existence réelle, elle se réduit en cendre, elle devient fantôme, sous la main qui la touche. Elle a eu sa vie, elle n'a pas droit à une autre. Le génie du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel » 16. L'œuvre apparaît sous les traits d'une capa- cité ou d'une disponibilité, et le roman est pensé selon une dialectique de l'ordre et de la vie apportée au contenu humain : non une question d'invention ou même de mimé sis à proprement parler, mais une question d'expérimentation et de généralisation.

Une brève comparaison fera peut-être sentir la justesse historique de cette psychologie des genres. À une quinzaine d'années de distance, un autre lecteur capital, Sartre, rapporte l'aventure mentale que fut pour lui la lecture de Terre des hommes de Saint-Exupéry : « Pour une fois je ne regrettais pas ma vie réelle et passée, vous autre, Paris, mon époque, les lieux que j'ai connus. C'était autre chose ; beaucoup plus tendre et plus résigné : je regrettais l'Argentine, le Brésil, le Sahara, le monde que je ne connais pas, toute une vie où ni vous ni personne n'aviez de place, une vie que je n'ai pas eue, que j'aurais pu avoir [...]. Je me sentais seul et enfantin, ému comme un tout jeune homme pour un avenir qu'il entre- voit - et en même temps je savais que ça ne serait plus jamais mon avenir ; [...] je m'étais mis dans la peau du type, c'était formidablement vivant. Et puis c'était une drôle de vie qui n'avait pas cette saveur de mort qu'ont toutes les choses, à présent qu'elles sont barrées par la guerre, une vie toute fraîche, bien au-delà de la guerre et de la paix, parce qu'elle n'existait pas. Je crois bien que c'est la première fois depuis dix ou douze ans que ça m' arrive de rêver à une tout autre vie que la mienne. [...] Je suis borgne et maladroit, voilà qui suffit à m'écarter pour toujours du métier de pilote de ligne. Mais c'était plutôt une sorte de réalité humaine générale, en moi, qui aurait pu être ça. » 17 Ici aussi les émotions de la lecture se tournent franchement vers les catégories modales pour en faire les vecteurs d'une expérience morale, à la Montaigne ; l'identification au destin de l'aventurier n'est pas vécue sur le mode du regret, comme si nous étions condamnés à découvrir la médiocrité de notre vie devant l'exemplarité des héros de roman ; au contraire cette identification donne lieu à une aventure intérieure, où le lecteur se découvre porteur d'une possibilité humaine générale. Avant- 16. Idem , « Réflexions sur le roman », NRF , 1er août 1912, p. 212-213. 17. Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres , 1 926-1963, Simone de Beau- voir (éd.), Paris, Gallimard, 1983, 1. 1, p. 441-442.

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guerre, Sartre avait perdu cette intensité de conscience : « Je me sentais très fortement engagé dans une voie qui allait en se rétrécissant, je sentais qu'à chaque pas je perdais une de mes possibilités, comme on perd ses cheveux. » 18 La lecture la lui a redonnée, distribuant complémentairement les plans de I' individuation et de l'espérance.

La pensée du roman, ici comme chez Thibaudet, n'est fondamenta- lement ni une pensée des formes ni une pensée des valeurs, mais des directions pratiques et des virtualités d'action ; le roman est associé à la volupté psychique en tant qu'elle contourne ses propres obstacles et nous fait nous reconnaître comme « hommes moyens », c'est-à-dire comme « capacités », au sens qu'ont donné à ce mot les philosophies de l'action. Notre liberté est dramatiquement bornée, et il y a du tragique au principe de la vie ; ce que le roman imite, alors, c'est l'énergie à l'état de réserve qui s'apprête à se dégrader, l'élan vital composé lucidement avec la défaite vitale. En ce sens, il réélabore moins la vie, qui est choix et renoncements, que la ressource qui la précède et les modalités qui en forment le halo, il met en figures les « capabilités » humaines, et fait vivre au lecteur son « être ses propres possibles » : « L'amour, la mater- nité, précise Thibaudet, nous placent à l'intérieur de l'espèce, mais les créations du génie nous placent à l'intérieur de l'élan vital lui-même, de ce qui a déposé l'espèce humaine sur son passage » 19 ; il y a là une sorte de consolation morale, que Thibaudet associe volontiers à ses romanciers préférés.

Si la comparaison avec le jeune Sartre a un sens, c'est que ce goût des possibles a la saveur du moment, car Thibaudet identifie ici une passion de l'époque pour l'éventuel, l'imagination du futur, le plaisir d'être quelqu'un sur qui un événement s'apprête à bondir. Affect singulier exposé une fois pour toutes par Jacques Rivière dans son célèbre article de 1913, et qui durera autant qu'a duré l'influence de Bergson. Thibaudet souligne dans un chapitre du Liseur de romans repris des Réflexions , inti- tulé très à propos « Le roman de l'énergie », combien ce plaisir dans lequel les romanciers contemporains s'engouffrent est un plaisir daté, un esprit historique, où le « reclassement critique de l'action »20 fait fond sur un bergsonisme généralisé ; reclassement qui définit précisément pour lui une génération littéraire, c'est-à-dire une certaine manière de poser, ou plutôt de reposer, un problème : « Le problème posé pour la génération qui va de 1900 aux années préparatoires de la guerre, c'est bien, dans une certaine mesure, un problème d'énergie, un problème d'action, et, d'une façon générale, un problème qui intéresse tout l'homme ; ce n'est pas, ou c'est beaucoup moins, ce problème d'art pur, qui, sous les signes de 18. Idem, Carnets de la drôle de guerre , nouvelle édition, Ariette Elkaïm-Sartre (éd.), Paris, Gallimard, 1995, p. 272. 19. Albert lhibaudet, Le Bergsonisme , op. cit., 1. 11, p. d/. 20. Idem, Le Liseur de romans, op. cit., p. 200.

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Flaubert ou de Mallarmé, aux temps du naturalisme et du symbolisme, parut quelque temps problème majeur. » 21 On mesurera le tragique de la situation de « sentinelle » adoptée par les écrivains à partir des années 10, dans une période qui s'apprêtait à voir bondir sur elle des événements capitaux, qui ne le savait pas, mais qui s'y préparait par la fascination qu'elle manifestait pour certaines formes temporelles (l'inchoativité, l'imminence), ou pour des formes modales qui définissaient précisément l'expérience affective que l'on attendait du roman.

Car l'époque demandait à sa littérature de réaliser cette « possibili- sation » du réel. Dans « Le roman d'aventures », comme on sait, un Rivière pourtant peu soupçonnable de bergsonisme définissait l'écrivain dont l'époque avait besoin : « L'émotion qu'il nous faut demander au roman d'aventure, c'est, au contraire de l'émotion poétique, celle d'attendre quelque chose, de ne pas tout savoir encore, celle d'être amené aussi près que possible sur le bord de ce qui n'existe pas encore. »22 Désir et lecture de fiction sont ici associés dans la représentation d'un champ de capacités qui est constamment placée à l'horizon de l'expérience. Voilà ce que la génération plaçait dans le roman : une énergie d'engagement dans la prospection du récit, ancrée dans un plaisir neuf. La psychologie de la lecture élaborée par Thibaudet a pris acte de cette attente. L'article de Rivière développait d'ailleurs un imaginaire viatique auquel le regard géographique de Thibaudet s'accorderait volontiers : l'auteur du roman d'aventure, écrivait Rivière, « est en face de son œuvre, comme il est en face du monde : là où il se trouve en elle, c'est toujours le plus loin qu'il soit allé ; tout le reste est encore de l'avenir pour lui » ; voici un créateur qui chemine parmi ses propres inventions « comme un voyageur entre des taillis » 23.

LA CRITIQUE, OU LE ROMAN DE LA VIEILLESSE

« Quand la réalité littéraire procède à ces reclassements, précise Thibaudet, la critique n'a qu'à faire comme elle. » 24 L'activité critique aura eu elle aussi le sens de la ressource et le goût des possibles, mais elle supposera un déplacement de la notion. Ici encore, la pensée de Bergson offre des clefs, car elle invite à considérer ce qu'il y a de bovarysme, et de bovarysme nécessaire, dans cette euphorie romanesque. En effet « vivre » selon les possibles, on l'a dit, est une illusion, l'illusion que le néant puisse jamais précéder l'être, l'illusion que nous puissions nous former au présent l'image de ce que demain sera ; les illusions de cette sorte ont une utilité pratique, et Bergson les montre à l'œuvre dans nos 21. Ibid. II. Jacques Riviere, « Le roman d aventures », NRt, 1er juillet 1913, p. 71. 23. Ibid., p. 51. 24. Albert Thibaudet, « Le dialogue sur Marcel Proust », NRF , 1er mars 1923, p. 539.

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actions. Mais, dans cette mesure même, la critique qui regarde les œuvres faites, comme la philosophie, sera « une réaction ». Le lettré ne répondra pas comme le romancier, ni même comme son lecteur, à l'idée du futur, des vies à vivre, des œuvres à faire, ou de la « prochaine génération litté- raire » 25 . Le critique pur, précise Thibaudet en mettant toujours à profit le même couplage, « fait figure non d'un homme [...] mais d'une chambre de compensation. Ou plutôt il fait fonction non d'un individu, mais d'une nature : car c'est la nature qui pense et qui agit sur ce plan d'une pluralité de parties engagées et d'individus spécialisés »26.

Dans un texte célèbre élaboré lors d'une conférence en Angleterre au début des années 20, Bergson exposait une conception originale de la possibilité, qui affine les formes historiques associées à cette passion de l'incertitude parce qu'elle n'y est plus regardée du point de vue de l'élan vital et de 1' individuation, mais du point de vue de la rétrospection. Il existe en philosophie, grossièrement, deux façons d'envisager le possible ; on peut le penser selon la dynamique aristotélicienne de l'actualisation : il est alors conçu comme antérieur logiquement et chronologiquement au réel, et la réalité est représentée comme une venue à l'existence de ce qui ne présente pas d'impossibilité, de ce qui ne connaît pas d'obstacle à la réalisation ; le réel est alors figuré comme une réserve finie, en attente de combinatoire et d'accroissement d'être, une « armoire aux possibles » dans laquelle la vie viendrait piocher ses formes. Bergson, moqueur, prend pour condamner cette pensée l'exemple de la vie littéraire, et écrit à propos d'un interviewer qui lui demandait comment il prévoyait « la grande œuvre dramatique de demain » (c'est-à-dire qui lui posait la question que Rivière s'était formulée à lui-même) : « Je me rappellerai toujours la surprise de mon interlocuteur quand je lui répondis : "Si je savais ce que sera la grande œuvre drama- tique de demain, je la ferais." Je vis bien qu'il concevait l'œuvre future comme enfermée, dès alors, dans je ne sais quelle armoire aux possibles ; je devais, en considération de mes relations déjà anciennes avec la philo- sophie, avoir obtenu d'elle la clef de l'armoire. »27

On peut en effet concevoir autrement la notion de possible, à partir du moment, précisément, où l'on ne se pose pas la question de l'action : non comme une modalité d'existence inférieure au réel ou un fantôme qui attend son heure, mais comme le résultat d'un acte créateur de l'esprit, qui consiste non à ôter mais à ajouter quelque chose à la réalité, en rejetant imaginairement l'advenu dans le passé ouvert qu'il fut, en considérant le réel comme ce qui « aura été possible », en le conjuguant au futur antérieur. 25. Voir à ce sujet l'article de Léon Blum, lui aussi publié en 1913, et qui fonde les motifs de sa prospection sur l'influence du bergsonisme : « La prochaine génération littéraire », La Revue de Paris , janvier-février 1913, p. 519-536. 26. Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, Paris, Editions de la Nouvelle Revue critique, 1930, p. 15-16. 27. Henri Bergson, « Le possible et le réel », Œuvres (3e éd.), Pans, PUF, 1959, p. 1340 et suiv.

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Rien n'est possible, mais tout l'aura été. Car pour Bergson l'illusion (illu- sion nécessaire à l'action, répétons-le, mais que l'intellect, lui, est sommé de remettre à sa place) consiste à faire de la pensée du possible une façon de se rapporter à l'avenir, conçu comme un espace de compétition entre les virtualités, alors qu'elle est d'abord une façon de se rapporter au passé. « Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve ainsi avoir été, de tout temps, possible ; mais c'est à ce moment précis qu'elle commence à l'avoir toujours été, et voilà pourquoi je disais que sa possi- bilité, qui ne précède pas sa réalité, l'aura précédée une fois la réalité apparue. » 28

Le travail critique de Thibaudet s'accorde à ce mouvement psychique, car à l'inverse de la perpétuelle inchoativité du roman, l'usage des possibles par le critique suppose une synchronie de formes et de posi- tions passées qu'incarnent une bibliothèque, une tête cultivée, un système de genres, et qui équivaut au regard du vieil homme sur les bifurcations, les aiguillages et les rendez- vous manqués de sa propre vie, rendue par un mirage à l'ouverture de ce qu'elle fut au présent. La pensée des possibles ici ne s'engouffre pas dans l'élan vital, elle en opère une perception rétrospective, où le réel est projeté en arrière par un acte pur de l'esprit. Le possible n'est plus une ressource d'action, mais une modalité créatrice du regard, un instrument de comparaison, de production de généralité, et donc de jugement. En outre, dans ce mouvement de rétrospection, les possibles sont rapportés à l'équivalent d'une nature ou d'une foule sans qu'il y ait besoin d'en faire une illusion pragmatique, car ils sont syno- nymes des genres littéraires, outil principal de la critique. Thibaudet transpose à nouveau l'analyse bergsonienne au mode d'existence des œuvres dans le temps : « le critique ne se comporte pas comme l'artiste. Il n'a pas ď œuvre d'art à faire. Il ne voit pas d'art devant lui. Il voit toutes les œuvres d'art derrière lui, comme des choses déjà faites. Son métier est de les considérer dans leur ensemble, de remarquer leurs traits généraux, et c'est de ces traits généraux qu'ils constituent ces êtres géné- raux que sont les genres » 29 .

L'artiste (l'individu) ne s'accorde évidemment pas à cette besogne du critique ; le rapport dans lequel l'œuvre nouvelle qu'il crée se trouve à l'égard des genres, c'est-à-dire à l'égard de l'advenu organisé par quel- ques modalités de la répétition et de la ressemblance, est le même que celui qui associe le possible et le réel dans la pensée « possibilisante » de Bergson : « Il n'arrive jamais, absolument jamais, qu'un artiste de génie ait devant les yeux, avant d'avoir créé une œuvre, le modèle de cette œuvre. [...] Créer dans un genre, c'est ajouter à ce genre»30, non pas 28. Ibid. 29. Albert Thibaudet, Physiologie de la critique , op. cit., p. 188-189. 30. Ibid., p. 188.

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actualiser des virtualités présentes dans quelque réservoir, mais créer du possible à mesure précisément que Ton crée du réel. « L'idée de genre est une idée régulatrice inséparable de la critique ; l'erreur consiste à voir en elle une idée inséparable de l'artiste. »31 Ces deux registres ne se mêlent pas, chacun est renvoyé aux formes propres de sa conscience et à son champ de capacités.

Le possible rétrojecté est donc la version psychique de la généricité, qui contraint les directions que peut prendre la critique. Il désigne un mode d'articulation de la multiplicité, le découpage interne d'une généralité, et renvoie fondamentalement à un passé, au passé comme expérimentation de déterminations, sous forme d'archivé ou de musée imaginaire : « C'est un fait que la littérature du passé est distribuée par genres. »32 Thibaudet ne se méprend pas sur l'artifice de cette mise en intrigue, qui suppose de faire comme si les genres existaient concrètement et comme si les œuvres du passé se disposaient en synchronie dans un seul paysage modal ; mais le critique, explique-t-il dans sa Physiologie de la critique , ne se comporte pas comme l'écrivain. La fonction du critique est de faire ce que le créa- teur ne peut pas faire, c'est-à-dire de classer le créateur « dans un ordre, de mesurer et de soupeser son élan, de voir où cet élan se ralentit et s'arrête, de pressentir l'élan qui pourra le relayer». L'imaginaire géogra- phique de Thibaudet n'est peut-être qu'un corollaire de cette attention aux possibles, indissociable du brassage synchronique de la mémoire littéraire et d'un regard de l'extension : le passage d'un phénomène à un autre, d'une ligne de développement à une autre, dans le travail du critique, « l'habitue à réaliser de plus grandes différences, l'oblige à des voyages, à des confrontations, à un polyglottisme naturel » 33. La représentation de virtualités impliquée dans la possibilité du choix, précise d'ailleurs Thibaudet, a fait naître dans l'évolution l'organe de l'œil et la labilité du regard : « La construction de l'œil implique la tendance de l'élan vital à élargir le champ de notre perception, à lui faire saisir à la fois un plus grand nombre d'objets, afin de le placer dans un courant plus souple d'indétermination. » Ainsi, par exemple, ce que Thibaudet considère comme le plus intéressant dans le style de Flaubert, « c'est la courbe qui le conduit des premières œuvres aux dernières, courbe logique certainement, mais vivante, contingente, imprévisible, et qui nous apparaît élue entre d'autres courbes également possibles »34.

Le passé est considérablement ouvert par cette considération des possibles ; nombreuses sont les remarques en ce sens dans les Réflexions et les monographies, très attentives à la « directionnalité » de la littérature passée, à ce qui n'a pas été mais pouvait être et, en cela, donne sens à ce 31. Ibid., p. 187. 32. Ibid., p. 191. 33. Ibid., p. 16. 34. Idem, « Premières œuvres de Flaubert », NRF, 1er août 1914, p. 307.

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qui fut. C'est ce qui permet à Thibaudet d'imaginer des « Fantômes de Stendhal » et de postuler « un Beyle possible, celui qui se serait levé une heure plus tôt les jours qui suivirent le 18 Brumaire » 35, ou de poser qu'il y a « pour un nouveau Vigny un roman possible de l'officier auprès duquel le capitaine Renaud ne serait qu'un embusqué sublime. / Si ce roman n'a pas été écrit, et si le roman contraire, celui de la destinée ( Servitude et Grandeur militaire sort de la même âme que les tercets des Destinées ) s'est imposé seul, il me semble que cela tient à de simples raisons d'histoire littéraire. Depuis plus d'un demi-siècle, le roman français suit uniformément cette direction » 36.

On retrouve la même attention aux jeux de détermination et d'indé- termination, à la contingence et à la ressource chez un Gide, qui se « répète sans cesse que le legs du passé aurait pu être différent » 37. Mais le panorama, ici, n'est pas exactement celui des « paysages de mémoire » regardés à distance par Thibaudet ; il s'agit pour Gide de penser le sol contre Barrés, non comme la terre des morts mais comme le milieu d'une éclosion que l'on doit constamment guetter, et contre l'éternel retour nietzschéen et sa fermeture temporelle : la « reprise ab ovo du long destin de notre terre rend illusoire tout progrès. [...] Combien plus réconfortante l'idée de possibilités différentes et de songer que peut- être quelque autre habitable planète a pu réaliser plus de bonheur ! / Je préfère supposer que, plutôt que retracer cette même histoire, un nombre infini d'autres histoires seront tentées ; supposer même quelque progrès de l'une à l'autre, si tant est que tout ou rien puisse ou doive recom- mencer » 38. L'avenir des écrivains devient une question de copia, de dépasse- ment par la matière, dans un scénario héroïque de déploiement de l'énergie créatrice et de ce que Gide nomme précisément la « ressource humaine ».

Devant ce cheminement triomphant de la création, observe-t-on fatalement la mélancolie de la position critique ? L'activité de commen- taire suppose en effet, pour Thibaudet, tout en créant les conditions de la synchronie et en construisant une histoire des virtualités, des incertitudes ou, si l'on veut, des défaites possibles, de considérer l'advenu comme le meilleur des mondes possibles, non pour acquiescer à son échelle de valeurs, mais pour se donner les moyens d'en comprendre la fabrique et la logique d'élection. C'est ce qui distingue le goût des possibles de Thibaudet du sentiment de la ressource d'un Gide (pour ne pas parler du vent de l'éventuel et des portes battantes de Breton), tout en maintenant leurs activités associées par une même émotion intellectuelle, irriguée par un même courant. « Il n'est pas besoin de mobiliser toute la pensée 35. Idem, Stendhal , Paris, Hachette, 1931, p. 160. 36. Idem, « Le Roman de la destinee », NRF, 1er avril 1920, p. 573. il. Andre uide, tssais critiques, ťaris, ualiimard, Bibliothèque de la Pleiade, 1VW, p. 1164. 38. Ibid., p. 1051.

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de Leibnitz, écrit-il, pour comprendre que notre monde littéraire est, après tout, le meilleur des mondes littéraire possibles. Ne partage pas cet avis M. Paul Stapfer qui a écrit plusieurs volumes afin de montrer que les réputations littéraires, passées et présentes, constituent la plus hasardeuse et la plus incohérente loterie. Il n'en prenait à témoin, d'ailleurs, que son goût personnel, ce qui était peu. » 39 On retrouve la vieillesse de la critique, comme de toute situation à mémoire, « lorsqu'une lumière d'arrière- saison, éclairant tout ce que nous aurions pu être, le confond, dans le même chœur harmonieux et illusoire, avec ce que nous avons été ». L'uchronie est d'ailleurs, comme le souligne Thibaudet, naturelle et invincible, à l'homme comme à l'historien.

La volupté psychique consiste ainsi à couvrir un plus vaste champ de conscience, et s'accorde au regard paysager que posait Thibaudet sur l'histoire littéraire comme histoire des œuvres faites ou projetées, des indi- vidus réalisés ou esquissés, observables comme les compossibles qui déploient tout ce qu'essaye une nature : « Il est agréable et peut-être utile d'envisager parfois une littérature comme un paysage, un paysage humain où tout nous sollicite », que l'on tient « sous un regard non pas attentif, mais sommaire et voluptueux » 40. La critique savante, précise en cela la Physiologie , regarde ainsi la coexistence des pluriels « comme un bien à maintenir ». En rapportant sa vision de la lecture que Thibaudet avait faite de ses travaux, Bergson a souligné la force de ce regard modal porté sur le passé culturel, énergie de déploiement et de pluralisation qui embrassait les voies et multipliait les carrefours, où la dimension de l'espace se conjuguait à celle du temps et lui ajoutait une coordonnée mentale nouvelle : « il me suit aussi irrégulièrement que fidèlement. Je veux dire que, s'il lui arrive de refaire le voyage que j'ai fait tout d'une traite, il s'arrête, lui, à chaque rond- point dans la traversée d'une ville, à chaque croix forestière s'il est en forêt, également captivé par l'art et par la nature. Sur les chemins, routes et avenues qui rayonnent autour de ces points il s'engage successivement et s'avance chaque fois aussi loin que possible, dressant la carte du pays où je n'avais fait que passer. Résultat : il a traité à sa manière, toujours personnelle, bien des questions que j'avais laissées de côté. Il a travaillé dans un espace à deux dimensions, alors que le mien n'en avait qu'une »41.

Ordre mental et catégorie du devenir, création de l'esprit et modalité affective, cette notion de possibles identifiée par Thibaudet nomme in fine une pensée des formations vitales qui a dominé toute une époque, de 39. Albert Thibaudet, « La Nouvelle Croisade des enfants , par Henri Bordeaux », NRF, 1er juin 1914, p. 1044. 40. Idem, « Les deux ordres », Revue Critique des Idées et des Livres , avril 1921. 41. Henri Bergson, « bur Ihibaudet», NRt , 1er juillet 1936 («Hommage a Albert Thibaudet »), repris in Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1548-1549. Je dois cette référence à Frédéric Worms.

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Bergson à Sartre en passant par Rivière, Gide ou Valéry, mais aussi, dans un tout autre registre, par le surréalisme (jusqu'à Julien Gracq, dont le lexique et l'imaginaire critiques sont pour ainsi dire les mêmes que ceux de Thibaudet) et les avant-gardes intellectuelles. En cela, l'activité critique ne se trouvait pas repoussée aux marges d'une culture, puisqu'elle était capable d'identifier avec précision cette passion de l'incertitude qui la situait dans le temps, identifiant une « génération » à la position d'un problème - « Nous avons pu vivre dans un monde où la peau de chagrin littéraire pouvait donner encore l'équivalent de tout. »42

42. Albert Thibaudet, « Attention à l'unique », NRF , 1er avril 1936, p. 585.

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