Albert JACQUARD

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EXCLUSIF: ALBERT JACQUARD LA DERNIÈRE INTERVIEW s’engager s’engager plique le généticien dans un entretien avec Néoplanète. Une humanité sans fraternité est sans doute concevable. Durerait-elle seulement deux générations ? Une humani- té pratiquant l’humanité exerce la fraternité. C’est là notre spécificité. Nous ne sommes pas n’importe quelle espèce sexuée. Nous sommes, génération après génération, confrontés à la question soit de nous in- venter en fraternité, soit de nous effondrer en une espèce parmi d’autres. Nous ne sommes en rien des objets soumis à quelque destin, mais des passagers conscients et mortels, agissant sur cette planète. Nous sommes des dépositaires et passeurs d’ex- périences, de savoirs, échangeant en pro- jections leurs questionnements, leurs ambi- tions, leurs idées, rêves et idéaux, leurs luttes et combats pour avancer en résonances, par nos unicités partagées.» L’URGENCE EST À UNE RÉFLEXION COLLECTIVE « Pour la nation, comme pour l’Europe, il est trop tard. Il reste à prendre des dé- cisions pour une planète où nous devons apprendre à vivre ensemble. Jugeant les mécanismes de nos démocraties « épui- sés », Albert Jacquard nous invite à « tout inventer y compris la démocratie elle- même pour que cette autorité planétaire soit conforme à la démocratie ». « Nous avons à dresser l’inventaire des dé- cisions qui ne peuvent qu’être planétaires, et trouver une méthode dans l’intérêt du peuple des Terriens. Pour cela, considère- t-il, il faut réfléchir en siècles et non plus en décennies ». « L’humanité se veut maître de la Terre, dans sa prétention infinie. Elle commence à accepter le bout du fil. Le bout du fil, c’est vrai pour chacun d’entre nous, pour une culture, pour un système, pour la fi- nance qui nous étouffe dans sa folie. Tous les fils ont deux bouts, disait Devos. » La croissance ? « Nous sommes dans un monde fini. C’est un temps qui commence : la nature est infinie mais l’homme est fini. La phase initiale est passée. C’est la première finitude de la Terre. Par définition, tout ce qui existe est destiné à disparaître. Etre, c’est la promesse du néant. On disparait mais on peut aller plus loin : être fini provisoire- ment, c’est le grand luxe des humains. Il faut se servir de ce qu’on sait du présent pour préparer un avenir commun ; nous sommes les racines du futur. » «Réinventons l’humanité», d’Albert Jacquard et Hélène Amblard, éditions Sang de la Terre. 4,90 . 14 / Néoplanète 37 - nov. / déc. 2013 Un savant humaniste Albert Jacquard – qui vient de nous quitter à l’âge de 87 ans – était un homme d’exception. Généticien, biologiste, philosophe et mathématicien, c’était un savant doublé d’un grand humaniste, toujours du côté de ceux qui souffrent. Né à Lyon en 1925, sa vie bascule à l’âge de 9 ans : la voiture de son père est prise dans les rails d’un tramway. Son frère et ses grands-parents sont tués. Son visage gardera à jamais les marques de cet accident. Polytechnicien, ingénieur puis haut fonctionnaire au ministère de la Santé et à l’INED (Institut national d’études démographiques), il décide à 40 ans de changer de cap. Il part alors aux Etats-Unis pour étudier la génétique des populations et passe trois ans à l’université de Stanford. A son retour, il enchaîne un doctorat en génétique et un autre en biologie humaine. Chef du service de géné- tique à l’INED, il devient expert en génétique auprès de l’OMS. Entre autres. Et il s’engage dans la lutte contre les inégalités, multipliant les ouvrages scientifiques, de vulgarisation et d’appel à une prise de conscience des menaces qui pèsent sur la Terre. Retour à « l’équation du nénuphar », chère à Albert Jacquard (citée dans la postface de l’ouvrage par le philosophe de la décroissance, Serge Latouche) et démontrant qu’une croissance exponentielle nous mène droit dans le mur : « On plante un né- nuphar dans un grand lac. Ce nénuphar a la propriété hérédi- taire de reproduire chaque jour un autre nénuphar. Au bout de trente jours, la totalité du lac est recouverte par les descendants du premier nénuphar et l’espèce entière meurt étouffée, privée d’espace et de nourriture. La surface envahie doublant chaque jour, au bout de combien de jours les nénuphars ne couvriront- ils que la moitié du lac ? Non, pas 15 jours mais bien 29, la veille de l’échéance fatale (puisque la surface double chaque jour)… et au 25e jour, le nénuphar ne couvrirait que 3,12% de la surface de l’étang : « on a tout le temps », diraient nos gouvernants. » PHOITO : © ROLAND COULON PHOITO : © MCIC Néoplanète 37 - nov. / déc. 2013 15 « N ous vivons une mutation complète de la condition des humains », affirme Albert Jacquard qui pose d’emblée « la » question : « Qu’est-ce donc être humain ? » C’est, dit- il, « faire partie de l’unique forme du vivant capable d’inventer l’huma- nité ». Pour lui, « l’humanité reste une adhésion. Un choix collectif. Un défi sans cesse relevé depuis que l’homme est homme : celui d’innover ». « La question n’est pas pour nous de sauver la Terre, mais de déve- lopper, en la réinventant, l’humanité sur Terre. Ce ne sera possible qu’en respectant notre planète et en nous respectant nous-mêmes, humains d’aujourd’hui, d’hier et à venir. Demain dépend de nous. Nous pouvons laisser faire ; c’est la base du système économique alors même que la fondation d’une démocratie planétaire serait d’agir. » «L’avenir de l’espèce humaine dépend de la richesse de ses échanges, ex- Il a été un combattant des idées reçues, un militant planétaire de l’humain qui n’a eu de cesse de poser les questions qu’on voudrait oublier : qu’est-ce que l’Homme, qu’est ce que l’humanité ? Il avait accordé son dernier entretien à Néoplanète avant de nous quitter, le 11 septembre. Hommage. Par Yves Leers Albert Jacquard à la rencontre des enfants de Rochefort-Montagne (Puy-de-Dôme) « L’ABC d’Albert Jacquard pour changer le monde » C’est un petit livre indispen- sable pour les enfants, sorti quelques jours avant sa mort et illustré par la plasticienne des rues Miss.Tic. Albert Jacquard y répond aux nombreuses questions que peuvent se poser les enfants pour les inciter à « changer le monde » Hachette, 9,90 €

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Le dernier interview D'Albert JACQUARD- Avec Hélène AMBLARD, dans une clase d'élèves à Rochefort-Montagne(63)

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  • EXCLUSIF : ALBERT JACQUARD

    LA DERNIRE INTERVIEW

    sengager sengager

    plique le gnticien dans un entretien avec Noplante. Une humanit sans fraternit est sans doute concevable. Durerait-elle seulement deux gnrations ? Une humani-t pratiquant lhumanit exerce la fraternit. Cest l notre spcificit. Nous ne sommes pas nimporte quelle espce sexue. Nous sommes, gnration aprs gnration, confronts la question soit de nous in-venter en fraternit, soit de nous effondrer en une espce parmi dautres. Nous ne sommes en rien des objets soumis quelque destin, mais des passagers conscients et mortels, agissant sur cette plante. Nous sommes des dpositaires et passeurs dex-priences, de savoirs, changeant en pro-jections leurs questionnements, leurs ambi-tions, leurs ides, rves et idaux, leurs luttes et combats pour avancer en rsonances, par nos unicits partages.

    LURGENCE EST UNE RFLEXION COLLECTIVE Pour la nation, comme pour lEurope, il est trop tard. Il reste prendre des d-cisions pour une plante o nous devons apprendre vivre ensemble. Jugeant les mcanismes de nos dmocraties pui-ss , Albert Jacquard nous invite tout inventer y compris la dmocratie elle-mme pour que cette autorit plantaire soit conforme la dmocratie . Nous avons dresser linventaire des d-cisions qui ne peuvent qutre plantaires, et trouver une mthode dans lintrt du peuple des Terriens. Pour cela, considre-t-il, il faut rfl chir en sicles et non plus en dcennies . Lhumanit se veut matre de la Terre, dans sa prtention infi nie. Elle commence accepter le bout du fi l. Le bout du fi l, cest vrai pour chacun dentre nous, pour

    une culture, pour un systme, pour la fi -nance qui nous touffe dans sa folie. Tous les fi ls ont deux bouts, disait Devos. La croissance ? Nous sommes dans un monde fi ni. Cest un temps qui commence : la nature est infi nie mais lhomme est fi ni. La phase initiale est passe. Cest la premire fi nitude de la Terre. Par dfi nition, tout ce qui existe est destin disparatre. Etre, cest la promesse du nant. On disparait mais on peut aller plus loin : tre fi ni provisoire-ment, cest le grand luxe des humains. Il faut se servir de ce quon sait du prsent pour prparer un avenir commun ; nous sommes les racines du futur.

    Rinventons lhumanit,

    dAlbert Jacquard et Hlne Amblard,

    ditions Sang de la Terre. 4,90 .

    14 / Noplante 37 - nov. / dc. 2013

    Un savant humanisteAlbert Jacquard qui vient de nous quitter lge de 87 ans tait un homme dexception. Gnticien, biologiste, philosophe et mathmaticien, ctait un savant doubl dun grand humaniste, toujours du ct de ceux qui souffrent. N Lyon en 1925, sa vie bascule lge de 9 ans : la voiture de son pre est prise dans les rails dun tramway. Son frre et ses grands-parents sont tus. Son visage gardera jamais les marques de cet accident. Polytechnicien, ingnieur puis haut fonctionnaire au ministre de la Sant et lINED (Institut national dtudes dmographiques), il dcide 40 ans de changer de cap. Il part alors aux Etats-Unis pour tudier la gntique des populations et passe trois ans luniversit de Stanford. A son retour, il enchane un doctorat en gntique et un autre en biologie humaine. Chef du service de gn-tique lINED, il devient expert en gntique auprs de lOMS. Entre autres. Et il sengage dans la lutte contre les ingalits, multipliant les ouvrages scientifiques, de vulgarisation et dappel une prise de conscience des menaces qui psent sur la Terre.

    Retour lquation du nnuphar , chre Albert Jacquard (cite dans la postface de louvrage par le philosophe de la dcroissance, Serge Latouche) et dmontrant quune croissance exponentielle nous mne droit dans le mur : On plante un n-nuphar dans un grand lac. Ce nnuphar a la proprit hrdi-taire de reproduire chaque jour un autre nnuphar. Au bout de trente jours, la totalit du lac est recouverte par les descendants du premier nnuphar et lespce entire meurt touffe, prive despace et de nourriture. La surface envahie doublant chaque jour, au bout de combien de jours les nnuphars ne couvriront-ils que la moiti du lac ? Non, pas 15 jours mais bien 29, la veille de lchance fatale (puisque la surface double chaque jour) et au 25e jour, le nnuphar ne couvrirait que 3,12% de la surface de ltang : on a tout le temps , diraient nos gouvernants.

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    Noplante 37 - nov. / dc. 2013 15

    N ous vivons une mutation complte de la condition des humains , affi rme Albert Jacquard qui pose demble la question : Quest-ce donc tre humain ? Cest, dit-il, faire partie de lunique forme du vivant capable dinventer lhuma-nit . Pour lui, lhumanit reste une adhsion. Un choix collectif. Un dfi sans cesse relev depuis que lhomme est homme : celui dinnover . La question nest pas pour nous de sauver la Terre, mais de dve-lopper, en la rinventant, lhumanit sur Terre. Ce ne sera possible quen respectant notre plante et en nous respectant nous-mmes, humains daujourdhui, dhier et venir. Demain dpend de nous. Nous pouvons laisser faire ; cest la base du systme conomique alors mme que la fondation dune dmocratie plantaire serait dagir. Lavenir de lespce humaine dpend de la richesse de ses changes, ex-

    Il a t un combattant des ides reues, un militant plantaire de lhumain qui na eu de cesse de poser les questions quon voudrait oublier : quest-ce que lHomme, quest ce que lhumanit ? Il avait accord son dernier entretien Noplante avant de nous quitter, le 11 septembre. Hommage. Par Yves Leers

    Albert Jacquard la rencontre des enfants de Rochefort-Montagne (Puy-de-Dme)

    LABC dAlbert Jacquard pour changer le monde

    Cest un petit livre indispen-sable pour les enfants, sorti quelques jours avant sa mort et illustr par la plasticienne des rues Miss.Tic. Albert Jacquard y rpond aux nombreuses questions que peuvent se poser les enfants pour les inciter changer le monde Hachette, 9,90