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AlbertCamus

LAPESTE

(1947)

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Il estaussi raisonnablede représenteruneespèced’emprisonnementpar une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existeréellementparquelquechosequin’existepas.

DANIELDEFOE.

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I

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Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sontproduitsen194.,àOran.Del’avisgénéral,ilsn’yétaientpasàleurplace,sortantunpeudel’ordinaire.Àpremièrevue,Oranest,eneffet,unevilleordinaireetriendeplusqu’unepréfecturefrançaisedelacôtealgérienne.

Lacitéelle-même,ondoitl’avouer,estlaide.D’aspecttranquille,ilfautquelquetempspourapercevoircequilarenddifférentedetantd’autresvilles commerçantes, sous toutes les latitudes.Comment faire imaginer,parexemple,unevillesanspigeons,sansarbresetsansjardins,oùl’onnerencontrenibattementsd’ailesnifroissementsdefeuilles,unlieuneutrepourtoutdire?Lechangementdessaisonsnes’ylitquedansleciel.Leprintempss’annonceseulementparlaqualitédel’airouparlescorbeillesde fleurs que des petits vendeurs ramènent des banlieues ; c’est unprintempsqu’onvendsurlesmarchés.Pendantl’été,lesoleilincendielesmaisons trop sècheset couvre lesmursd’unecendregrise ;onnepeutplusvivrealorsquedans l’ombredesvolets clos.Enautomne, c’est, aucontraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement enhiver.

Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est dechercher commentony travaille, commentonyaimeet commentonymeurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat, tout cela se faitensemble,dumêmeairfrénétiqueetabsent.C’est-à-direqu’ons’yennuieetqu’ons’yappliqueàprendredeshabitudes.Nosconcitoyenstravaillentbeaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’intéressent surtout aucommerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire desaffaires. Naturellement ils ont du goût aussi pour les joies simples, ilsaiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, trèsraisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et ledimanche,essayant, lesautres joursde lasemaine,degagnerbeaucoupd’argent. Le soir, lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent àheurefixedanslescafés,ilssepromènentsurlemêmeboulevardoubienilssemettentàleursbalcons.Lesdésirsdesplusjeunessontviolentsetbrefs,tandisquelesvicesdesplusâgésnedépassentpaslesassociationsdeboulomanes,lesbanquetsdesamicalesetlescerclesoùl’onjouegros

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jeusurlehasarddescartes.

Ondirasansdoutequecelan’estpasparticulierànotrevilleetqu’ensomme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien n’est plusnaturel, aujourd’hui,quedevoirdesgens travaillerdumatinau soir etchoisirensuitedeperdreauxcartes,aucafé,etenbavardages, le tempsquileurrestepourvivre.Maisilestdesvillesetdespaysoùlesgensont,detempsentemps,lesoupçond’autrechose.Engénéral,celanechangepas leur vie. Seulement, il y a eu le soupçon et c’est toujours cela degagné. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons,c’est-à-dire une ville tout à fait moderne. Il n’est pas nécessaire, enconséquence,depréciserlafaçondontons’aimecheznous.Leshommeset les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appellel’acte d’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude à deux.Entrecesextrêmes,iln’yapassouventdemilieu.Celanonplusn’estpasoriginal. ÀOran comme ailleurs, faute de temps et de réflexion, on estbienobligédes’aimersanslesavoir.

Ce qui est plus original dansnotre ville est la difficulté qu’onpeut ytrouver àmourir. Difficulté, d’ailleurs, n’est pas le bonmot et il seraitplus justedeparlerd’inconfort.Cen’est jamais agréabled’êtremalade,maisilyadesvillesetdespaysquivoussoutiennentdanslamaladie,oùl’on peut, en quelque sorte, se laisser aller. Un malade a besoin dedouceur,ilaimeàs’appuyersurquelquechose,c’estbiennaturel.MaisàOran, les excès du climat, l’importance des affaires qu’on y traite,l’insignifiancedudécor,larapiditéducrépusculeetlaqualitédesplaisirs,tout demande la bonne santé. Un malade s’y trouve bien seul. Qu’onpensealorsàceluiquivamourir,prisaupiègederrièredescentainesdemurs crépitants de chaleur, pendant qu’à la même minute, toute unepopulation, au téléphone ou dans les cafés, parle de traites, deconnaissements et d’escompte. On comprendra ce qu’il peut y avoird’inconfortable dans lamort,mêmemoderne, lorsqu’elle survient ainsidansunlieusec.

Ces quelques indications donnent peut-être une idée suffisante denotre cité. Au demeurant, on ne doit rien exagérer. Ce qu’il fallaitsouligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie.Mais on passe sesjournéessansdifficultésaussitôtqu’onadeshabitudes.Dumomentquenotrevillefavorisejustementleshabitudes,onpeutdirequetoutestpourlemieux.Souscetangle,sansdoute,lavien’estpastrèspassionnante.Dumoins, on ne connaît pas chez nous le désordre. Et notre population

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franche,sympathiqueetactive,atoujoursprovoquéchezlevoyageuruneestime raisonnable. Cette cité sans pittoresque, sans végétation et sansâme finit par sembler reposante, on s’y endort enfin. Mais il est justed’ajouter qu’elle s’est greffée sur un paysage sans égal, au milieu d’unplateau nu, entouré de collines lumineuses, devant une baie au dessinparfait.Onpeutseulementregretterqu’ellesesoitconstruiteentournantledosàcettebaieetque,partant, ilsoit impossibled’apercevoir lamerqu’ilfauttoujoursallerchercher.

Arrivé là, onadmettra sanspeineque riennepouvait faire espérerànos concitoyens les incidents qui seproduisirent auprintempsde cetteannée-là etqui furent,nous le comprîmes ensuite, comme lespremierssignesdelasériedesgravesévénementsdontons’estproposédefaireicila chronique.Ces faitsparaîtrontbiennaturelsà certainset, àd’autres,invraisemblablesaucontraire.Mais,aprèstout,unchroniqueurnepeuttenircomptedecescontradictions.Satâcheestseulementdedire:«Ceciestarrivé»,lorsqu’ilsaitquececiest,eneffet,arrivé,quececiaintéresséla vie de tout un peuple, et qu’il y a donc desmilliers de témoins quiestimerontdansleurcœurlavéritédecequ’ildit.

Dureste,lenarrateur,qu’onconnaîtratoujoursàtemps,n’auraitguèrede titre à faire valoir dans une entreprise de ce genre si le hasard nel’avaitmisàmêmederecueilliruncertainnombrededépositionsetsilaforcedeschosesnel’avaitmêléàtoutcequ’ilprétendrelater.C’estcequil’autoriseàfaireœuvred’historien.Bienentendu,unhistorien,mêmes’ilestunamateur,atoujoursdesdocuments.Lenarrateurdecettehistoireadonclessiens:sontémoignaged’abord,celuidesautresensuite,puisque,par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous lespersonnagesdecettechronique,et,endernierlieu,lestextesquifinirentpartomberentresesmains.Ilseproposed’ypuiserquandillejugerabonet de les utiliser comme il lui plaira. Il se propose encore…Mais il estpeut-êtretempsdelaisserlescommentairesetlesprécautionsdelangagepour en venir au récit lui-même. La relation des premières journéesdemandequelqueminutie.

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Lematindu16avril,ledocteurBernardRieuxsortitdesoncabinetetbutasurunratmort,aumilieudupalier.Surlemoment,ilécartalabêtesansyprendregardeetdescendit l’escalier.Mais, arrivédans la rue, lapenséeluivintqueceratn’étaitpasàsaplaceetilretournasursespaspouravertirleconcierge.DevantlaréactionduvieuxM.Michel,ilsentitmieuxcequesadécouverteavaitd’insolite.Laprésencedeceratmortluiavaitparuseulementbizarretandisque,pourleconcierge,elleconstituaitunscandale.Lapositiondecedernierétaitd’ailleurscatégorique:iln’yavaitpasderatsdanslamaison.Ledocteureutbeaul’assurerqu’ilyenavait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, laconviction deM.Michel restait entière. Il n’y avait pas de rats dans lamaison, il fallait donc qu’on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, ils’agissaitd’unefarce.

Le soirmême,BernardRieux, debout dans le couloir de l’immeuble,cherchaitsesclefsavantdemonterchez lui, lorsqu’ilvitsurgir,dufondobscur du corridor, un gros rat à la démarche incertaine et au pelagemouillé.Labêtes’arrêta,semblachercherunéquilibre,pritsacourseversle docteur, s’arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri ettombaenfinenrejetantdusangparlesbabinesentrouvertes.Ledocteurlacontemplaunmomentetremontachezlui.

Ce n’était pas au rat qu’il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sapréoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir lelendemainpourunestationdemontagne.Illatrouvacouchéedansleurchambre,commeilluiavaitdemandédelefaire.Ainsisepréparait-elleàlafatiguedudéplacement.Ellesouriait.

–Jemesenstrèsbien,disait-elle.

Le docteur regardait le visage tourné vers lui dans la lumière de lalampe de chevet. PourRieux, à trente ans etmalgré lesmarques de lamaladie,cevisageétaittoujoursceluidelajeunesse,àcausepeut-êtredecesourirequiemportaittoutlereste.

– Dors si tu peux, dit-il. La garde viendra à onze heures et je vousmèneraiautraindemidi.

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Il embrassa un front légèrement moite. Le sourire l’accompagnajusqu’àlaporte.

Lelendemain17avril,àhuitheures, leconciergearrêtaledocteuraupassageetaccusadesmauvaisplaisantsd’avoirdéposétroisratsmortsaumilieu du couloir. On avait dû les prendre avec de gros pièges, car ilsétaientpleinsdesang.Leconciergeétaitrestéquelquetempssur lepasdelaporte,tenantlesratsparlespattes,etattendantquelescoupablesvoulussentbiensetrahirparquelquesarcasme.Maisrienn’étaitvenu.

–Ah!ceux-là,disaitM.Michel,jefiniraiparlesavoir.

Intrigué, Rieux décida de commencer sa tournée par les quartiersextérieurs où habitaient les plus pauvres de ses clients. La collecte desorduress’yfaisaitbeaucoupplustardetl’autoquiroulaitlelongdesvoiesdroites et poussiéreuses de ce quartier frôlait les boîtes de détritus,laisséesauborddutrottoir.Dansuneruequ’il longeaitainsi, ledocteurcomptaunedouzainederatsjetéssurlesdébrisdelégumesetleschiffonssales.

Iltrouvasonpremiermaladeaulit,dansunepiècedonnantsurlarueetquiservaitàlafoisdechambreàcoucheretdesalleàmanger.C’étaitun vieil Espagnol au visage dur et raviné. Il avait devant lui, sur lacouverture, deuxmarmites remplies de pois. Aumoment où le docteurentrait, le malade, à demi dressé dans son lit, se renversait en arrièrepourtenterderetrouversonsoufflecaillouteuxdevieilasthmatique.Safemmeapportaunecuvette.

–Hein,docteur,dit-ilpendantlapiqûre,ilssortent,vousavezvu?

–Oui,ditlafemme,levoisinenaramassétrois.

Levieuxsefrottaitlesmains.

–Ilssortent,onenvoitdanstouteslespoubelles,c’estlafaim!

Rieuxn’eutpasdepeineàconstaterensuitequetoutlequartierparlaitdesrats.Sesvisitesterminées,ilrevintchezlui.

–Ilyauntélégrammepourvouslà-haut,ditM.Michel.

Ledocteurluidemandas’ilavaitvudenouveauxrats.

– Ah ! non, dit le concierge, je fais le guet, vous comprenez. Et cescochons-làn’osentpas.

Le télégramme avertissait Rieux de l’arrivée de sa mère pour lelendemain.Ellevenaits’occuperdelamaisondesonfils,enl’absencede

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lamalade.Quandledocteurentrachezlui,lagardeétaitdéjàlà.Rieuxvitsafemmedebout,entailleur,aveclescouleursdufard.Illuisourit:

–C’estbien,dit-il,trèsbien.

Un moment après, à la gare, il l’installait dans le wagon-lit. Elleregardaitlecompartiment.

–C’esttropcherpournous,n’est-cepas?

–Illefaut,ditRieux.

–Qu’est-cequec’estquecettehistoirederats?

–Jenesaispas.C’estbizarre,maiscelapassera.

Puisilluidittrèsvitequ’illuidemandaitpardon,ilauraitdûveillersurelleet il l’avaitbeaucoupnégligée.Ellesecouait la tête,commepour luisignifierdesetaire.Maisilajouta:

–Toutiramieuxquandtureviendras.Nousrecommencerons.

–Oui,dit-elle,lesyeuxbrillants,nousrecommencerons.

Unmomentaprès,elleluitournaitledosetregardaitàtraverslavitre.Surlequai,lesgenssepressaientetseheurtaient.Lechuintementdelalocomotive arrivait jusqu’à eux. Il appela sa femmepar sonprénomet,quandelleseretourna,ilvitquesonvisageétaitcouvertdelarmes.

–Non,dit-ildoucement.

Sous les larmes, le sourire revint, un peu crispé. Elle respiraprofondément:

–Va-t’en,toutirabien.

Il la serra contre lui, et sur le quaimaintenant, de l’autre côté de lavitre,ilnevoyaitplusquesonsourire.

–Jet’enprie,dit-il,veillesurtoi.

Maisellenepouvaitpasl’entendre.

Prèsdelasortie,surlequaidelagare,RieuxheurtaM.Othon,lejuged’instruction, qui tenait son petit garçon par la main. Le docteur luidemandas’ilpartaitenvoyage.M.Othon,longetnoir,etquiressemblaitmoitié à ce qu’on appelait autrefois un homme dumonde,moitié à uncroque-mort,réponditd’unevoixaimable,maisbrève:

– J’attends Mme Othon qui est allée présenter ses respects à mafamille.

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Lalocomotivesiffla.

–Lesrats…,ditlejuge.

Rieuxeutunmouvementdansladirectiondutrain,maisseretournaverslasortie.

–Oui,dit-il,cen’estrien.

Toutcequ’ilretintdecemomentfutlepassaged’unhommed’équipequiportaitsouslebrasunecaissepleinederatsmorts.

L’après-mididumême jour,audébutdesaconsultation,Rieuxreçutun jeunehommedonton luiditqu’il était journaliste etqu’il étaitdéjàvenulematin.Ils’appelaitRaymondRambert.Courtdetaille,lesépaulesépaisses, levisagedécidé, lesyeuxclairset intelligents,Rambertportaitdeshabitsdecoupesportiveetsemblaitàl’aisedanslavie.Ilalladroitaubut.IlenquêtaitpourungrandjournaldeParissurlesconditionsdeviedesArabesetvoulaitdesrenseignementssurleurétatsanitaire.Rieuxluiditquecetétatn’étaitpasbon.Mais il voulait savoir,avantd’allerplusloin,silejournalistepouvaitdirelavérité.

–Certes,ditl’autre.

–Jeveuxdire:pouvez-vousportercondamnationtotale?

– Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cettecondamnationseraitsansfondement.

Doucement, Rieux dit qu’en effet une pareille condamnation seraitsansfondement,maisqu’enposantcettequestion,ilcherchaitseulementàsavoirsiletémoignagedeRambertpouvaitounonêtresansréserves.

– Je n’admets que les témoignages sans réserves. Je ne soutiendraidoncpaslevôtredemesrenseignements.

–C’estlelangagedeSaint-Just,ditlejournalisteensouriant.

Rieux dit sans élever le ton qu’il n’en savait rien,mais que c’était lelangaged’unhommelassédumondeoùilvivait,ayantpourtantlegoûtde ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l’injustice et lesconcessions.Rambert,lecoudanslesépaules,regardaitledocteur.

–Jecroisquejevouscomprends,dit-ilenfinenselevant.

Ledocteurl’accompagnaitverslaporte:

–Jevousremerciedeprendreleschosesainsi.

Rambertparutimpatienté:

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–Oui,dit-il,jecomprends,pardonnez-moicedérangement.

Ledocteurluiserralamainetluiditqu’ilyauraituncurieuxreportageà faire sur la quantité de rats morts qu’on trouvait dans la ville en cemoment.

–Ah!s’exclamaRambert,celam’intéresse.

Àdix-septheures,commeilsortaitpourdenouvellesvisites,ledocteurcroisadans l’escalierunhommeencore jeune,à lasilhouette lourde,auvisage massif et creusé, barré d’épais sourcils. Il l’avait rencontré,quelquefois, chez lesdanseurs espagnolsquihabitaient ledernier étagede son immeuble. JeanTarrou fumaitune cigaretteavecapplicationencontemplant les dernières convulsions d’un rat qui crevait sur unemarche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peuappuyédesesyeuxgris,luiditbonjouretajoutaquecetteapparitiondesratsétaitunecurieusechose.

–Oui,ditRieux,maisquifinitparêtreagaçante.

–Dansunsens,docteur,dansunsensseulement.Nousn’avonsjamaisrien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui,positivementintéressant.

Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arrière,regardadenouveaulerat,maintenantimmobile,puissouritàRieux:

–Mais,ensomme,docteur,c’estsurtoutl’affaireduconcierge.

Justement,ledocteurtrouvaleconciergedevantlamaison,adosséaumur près de l’entrée, une expression de lassitude sur son visaged’ordinairecongestionné.

–Oui, jesais,dit levieuxMichelàRieuxqui luisignalait lanouvelledécouverte. C’est par deux ou trois qu’on les trouve maintenant. Maisc’estlamêmechosedanslesautresmaisons.

Ilparaissaitabattuetsoucieux.Ilsefrottaitlecoud’ungestemachinal.Rieux lui demanda comment il se portait. Le concierge ne pouvait pasdire, bien entendu, que ça n’allait pas. Seulement, il ne se sentait pasdanssonassiette.Àsonavis, c’était lemoralqui travaillait.Ces rats luiavaient donnéun coup et tout irait beaucoupmieux quand ils auraientdisparu.

Maislelendemainmatin,18avril,ledocteurquiramenaitsamèredelagaretrouvaM.Michelavecunemineencorepluscreusée:delacave

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augrenier,unedizainederatsjonchaientlesescaliers.Lespoubellesdesmaisons voisines en étaient pleines. La mère du docteur apprit lanouvellesanss’étonner.

–Cesontdeschosesquiarrivent.

C’étaitunepetitefemmeauxcheveuxargentés,auxyeuxnoirsetdoux.

– Je suis heureuse de te revoir, Bernard, disait-elle. Les rats nepeuventriencontreça.

Luiapprouvait;c’étaitvraiqu’avecelletoutparaissaittoujoursfacile.

Rieuxtéléphonacependantauservicecommunaldedératisation,dontilconnaissaitledirecteur.Celui-ciavait-ilentenduparlerdecesratsquivenaientengrandnombremouriràl’airlibre?Mercier,ledirecteur,enavait entendu parler et, dans son service même, installé non loin desquais,onenavaitdécouvertunecinquantaine.Ilsedemandaitcependantsic’étaitsérieux.Rieuxnepouvaitpasendécider,maisilpensaitqueleservicededératisationdevaitintervenir.

–Oui,ditMercier,avecunordre.Si tucroisqueçavautvraiment lapeine,jepeuxessayerd’obtenirunordre.

–Çaenvauttoujourslapeine,ditRieux.

Sa femme de ménage venait de lui apprendre qu’on avait collectéplusieurscentainesderatsmortsdanslagrandeusineoùtravaillaitsonmari.

C’est à peu près à cette époque en tout cas que nos concitoyenscommencèrentàs’inquiéter.Car,àpartirdu18,lesusinesetlesentrepôtsdégorgèrent, en effet, des centainesde cadavresde rats.Dansquelquescas, on fut obligé d’achever les bêtes, dont l’agonie était trop longue.Mais,depuislesquartiersextérieursjusqu’aucentredelaville,partoutoùle docteur Rieux venait à passer, partout où nos concitoyens serassemblaient, les rats attendaient en tas, dans les poubelles, ou enlonguesfiles,dans lesruisseaux.Lapressedusoirs’emparade l’affaire,dès ce jour-là, et demanda si lamunicipalité, oui ou non, se proposaitd’agiretquellesmesuresd’urgenceelleavaitenvisagéespourgarantirsesadministrésdecetteinvasionrépugnante.Lamunicipaliténes’étaitrienproposéetn’avaitrienenvisagédutoutmaiscommençaparseréunirenconseil pour délibérer. L’ordre fut donné au service de dératisation decollecter les ratsmorts, tous lesmatins,à l’aube.Lacollecte finie,deuxvoituresduservicedevaientporter lesbêtesà l’usined’incinérationdes

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ordures,afindelesbrûler.

Maisdanslesjoursquisuivirent,lasituations’aggrava.Lenombredesrongeursramassésallaitcroissantet larécolteétaittouslesmatinsplusabondante.Dès le quatrième jour, les rats commencèrent à sortir pourmourirengroupes.Desréduits,dessous-sols,descaves,deségouts, ilsmontaient en longues files titubantes pour venir vaciller à la lumière,tourner sur eux-mêmes et mourir près des humains. La nuit, dans lescouloirs ou les ruelles, on entendait distinctement leurs petits crisd’agonie.Lematin,dans les faubourgs,on les trouvaitétalésàmêmeleruisseau,unepetitefleurdesangsurlemuseaupointu,lesunsgonflésetputrides,lesautresraidisetlesmoustachesencoredressées.Danslavillemême,onlesrencontraitparpetitstas,surlespaliersoudanslescours.Ilsvenaientaussimouririsolémentdansleshallsadministratifs,danslespréaux d’école, à la terrasse des cafés, quelquefois. Nos concitoyensstupéfaitslesdécouvraientauxendroitslesplusfréquentésdelaville.Laplaced’Armes,lesboulevards,lapromenadeduFront-de-Mer,deloinenloin, étaient souillés. Nettoyée à l’aube de ses bêtesmortes, la ville lesretrouvaitpeuàpeu,deplusenplusnombreuses,pendantlajournée.Surles trottoirs, il arrivait aussi à plus d’un promeneur nocturne de sentirsoussonpiedlamasseélastiqued’uncadavreencorefrais.Oneûtditquela terre même où étaient plantées nos maisons se purgeait de sonchargementd’humeurs,qu’ellelaissaitmonteràlasurfacedesfuronclesetdessaniesqui,jusqu’ici,latravaillaientintérieurement.Qu’onenvisageseulement lastupéfactiondenotrepetiteville,si tranquille jusque-là,etbouleversée en quelques jours, commeun hommebien portant dont lesangépaissemettraittoutd’uncoupenrévolution!

Les choses allèrent si loin que l’agence Ransdoc (renseignements,documentation, tous les renseignements sur n’importe quel sujet)annonça,danssonémissionradiophoniqued’informationsgratuites,sixmilledeuxcenttrenteetunratscollectésetbrûlésdanslaseulejournéedu25.Cechiffre,quidonnaitunsensclairauspectaclequotidienquelaville avait sous les yeux, accrut le désarroi. Jusqu’alors, on s’étaitseulement plaint d’un accident un peu répugnant. On s’apercevaitmaintenant que ce phénomène dont on ne pouvait encore ni préciserl’ampleur ni déceler l’origine avait quelque chose demenaçant. Seul levieilEspagnolasthmatiquecontinuaitdesefrotterlesmainsetrépétait:«Ilssortent,ilssortent»,avecunejoiesénile.

Le28avril, cependant,Ransdocannonçaitune collectedehuitmille

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rats environ et l’anxiété était à son combledans la ville.Ondemandaitdesmesures radicales, on accusait les autorités, et certains qui avaientdes maisons au bord de la mer parlaient déjà de s’y retirer. Mais, lelendemain, l’agenceannonçaque lephénomèneavaitcessébrutalementet que le service de dératisation n’avait collecté qu’une quantiténégligeablederatsmorts.Lavillerespira.

C’estpourtantlemêmejour,àmidi,queledocteurRieux,arrêtantsavoituredevantsonimmeuble,aperçutauboutdelarueleconciergequiavançaitpéniblement, la têtepenchée,braset jambesécartés,dansuneattitude de pantin. Le vieil homme tenait le bras d’un prêtre que ledocteur reconnut.C’était le pèrePaneloux, un jésuite érudit etmilitantqu’ilavaitrencontréquelquefoisetquiétaittrèsestimédansnotreville,même parmi ceux qui sont indifférents en matière de religion. Il lesattendit.LevieuxMichelavaitlesyeuxbrillantsetlarespirationsifflante.Il ne s’était pas senti très bien et avait voulu prendre l’air. Mais desdouleursvivesaucou,auxaissellesetauxainesl’avaientforcéàreveniretàdemanderl’aidedupèrePaneloux.

–Cesontdesgrosseurs,dit-il.J’aidûfaireuneffort.

Lebrashorsdelaportière,ledocteurpromenasondoigtàlabaseducouqueMichelluitendait;unesortedenœuddeboiss’yétaitformé.

– Couchez-vous, prenez votre température, je viendrai vous voir cetaprès-midi.

Leconciergeparti,RieuxdemandaaupèrePanelouxcequ’ilpensaitdecettehistoirederats:

– Oh ! dit le père, ce doit être une épidémie, et ses yeux sourirentderrièreleslunettesrondes.

Aprèsledéjeuner,Rieuxrelisait letélégrammedelamaisondesantéqui lui annonçait l’arrivée de sa femme, quand le téléphone se fitentendre. C’était un de ses anciens clients, employé de mairie, quil’appelait. Il avait longtemps souffert d’un rétrécissement de l’aorte, et,commeilétaitpauvre,Rieuxl’avaitsoignégratuitement.

–Oui,disait-il, vousvous souvenezdemoi.Mais il s’agitd’unautre.Venezvite,ilestarrivéquelquechosechezmonvoisin.

Savoixs’essoufflait.Rieuxpensaauconciergeetdécidaqu’illeverraitensuite.Quelquesminutesplustard,ilfranchissaitlaported’unemaisonbasse de la rue Faidherbe, dans un quartier extérieur. Au milieu de

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l’escalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, l’employé, quidescendait à sa rencontre. C’était un homme d’une cinquantained’années,à lamoustache jaune, longetvoûté, lesépaulesétroiteset lesmembresmaigres.

– Cela va mieux, dit-il en arrivant vers Rieux, mais j’ai cru qu’il ypassait.

Ilsemouchait.Audeuxièmeetdernierétage,sur laportedegauche,Rieuxlut,tracéàlacraierouge:«Entrez,jesuispendu.»

Ilsentrèrent.Lacordependaitdelasuspensionau-dessusd’unechaiserenversée,latablepousséedansuncoin.Maisellependaitdanslevide.

–Jel’aidécrochéàtemps,disaitGrandquisemblaittoujourscherchersesmots,bienqu’ilparlâtlelangageleplussimple.Jesortais,justement,et j’ai entendu du bruit. Quand j’ai vu l’inscription, comment vousexpliquer,j’aicruàunefarce.Maisilapousséungémissementdrôle,etmêmesinistre,onpeutledire.

Ilsegrattaitlatête:

–Àmonavis,l’opérationdoitêtredouloureuse.Naturellement,jesuisentré.

Ilsavaientpousséuneporteetsetrouvaientsurleseuild’unechambreclaire,maismeubléepauvrement.Unpetithommerondétaitcouchésurle lit de cuivre. Il respirait fortement et les regardait avec des yeuxcongestionnés.Ledocteurs’arrêta.Danslesintervallesdelarespiration,illuisemblaitentendredespetitscrisderats.Maisriennebougeaitdanslescoins.Rieuxallaverslelit.L’hommen’étaitpastombéd’assezhaut,nitrop brusquement, les vertèbres avaient tenu. Bien entendu, un peud’asphyxie. Il faudraitavoiruneradiographie.Ledocteur fitunepiqûred’huilecamphréeetditquetouts’arrangeraitenquelquesjours.

–Merci,docteur,ditl’hommed’unevoixétouffée.

RieuxdemandaàGrands’ilavaitprévenulecommissariatetl’employépritunairdéconfit:

–Non,dit-il,oh!non.J’aipenséquelepluspressé…

–Biensûr,coupaRieux,jeleferaidonc.

Mais, à ce moment, le malade s’agita et se dressa dans le lit enprotestantqu’ilallaitbienetquecen’étaitpaslapeine.

–Calmez-vous,ditRieux.Cen’estpasuneaffaire,croyez-moi,etilfaut

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quejefassemadéclaration.

–Oh!fitl’autre.

Et il se rejeta en arrière pour pleurer à petits coups. Grand, quitripotaitsamoustachedepuisunmoment,s’approchadelui.

– Allons, monsieur Cottard, dit-il. Essayez de comprendre. On peutdirequeledocteurestresponsable.Si,parexemple,ilvousprenaitl’enviederecommencer…

MaisCottarddit,aumilieudeseslarmes,qu’ilnerecommenceraitpas,quec’étaitseulementunmomentd’affolementetqu’ildésiraitseulementqu’onluilaissâtlapaix.Rieuxrédigeaituneordonnance.

–C’estentendu,dit-il.Laissonscela, jereviendraidansdeuxoutroisjours.Maisnefaitespasdebêtises.

Sur le palier, il dit à Grand qu’il était obligé de faire sa déclaration,maisqu’ildemanderaitaucommissairedenefairesonenquêtequedeuxjoursaprès.

–Ilfautlesurveillercettenuit.A-t-ildelafamille?

–Jenelaconnaispas.Maisjepeuxveillermoi-même.

Ilhochaitlatête.

–Luinonplus,remarquez-le,jenepeuxpasdirequejeleconnaisse.Maisilfautbiens’entraider.

Danslescouloirsdelamaison,RieuxregardamachinalementverslesrecoinsetdemandaàGrandsilesratsavaienttotalementdisparudesonquartier.L’employén’en savait rien.On lui avait parlé en effet de cettehistoire, mais il ne prêtait pas beaucoup d’attention aux bruits duquartier.

–J’aid’autressoucis,dit-il.

Rieuxluiserraitdéjàlamain.Ilétaitpressédevoirleconciergeavantd’écrireàsafemme.

Les crieurs des journaux du soir annonçaient que l’invasion des ratsétaitstoppée.MaisRieuxtrouvasonmaladeàdemiverséhorsdulit,unemain sur le ventre et l’autre autour du cou, vomissant avec de grandsarrachementsunebile rosâtredansunbidond’ordures.Aprèsde longsefforts, hors d’haleine, le concierge se recoucha. La température était àtrente-neufcinq,lesganglionsducouetlesmembresavaientgonflé,deuxtaches noirâtres s’élargissaient à son flanc. Il se plaignait maintenant

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d’unedouleurintérieure.

–Çabrûle,disait-il,cecochon-làmebrûle.

Sabouchefuligineuse lui faisaitmâcher lesmotset il tournaitvers ledocteur des yeux globuleux où le mal de tête mettait des larmes. SafemmeregardaitavecanxiétéRieuxquidemeuraitmuet.

–Docteur,disait-elle,qu’est-cequec’est?

–Çapeutêtren’importequoi.Maisiln’yaencoreriendesûr.Jusqu’àcesoir,dièteetdépuratif.Qu’ilboivebeaucoup.

Justement,leconciergeétaitdévoréparlasoif.

Rentré chez lui, Rieux téléphonait à son confrère Richard, un desmédecinslesplusimportantsdelaville.

–Non,disaitRichard,jen’airienvud’extraordinaire.

–Pasdefièvreavecinflammationslocales?

–Ah!si,pourtant,deuxcasavecdesganglionstrèsenflammés.

–Anormalement?

–Heu,ditRichard,lenormal,voussavez…

Lesoir,danstouslescas,leconciergedéliraitet,àquarantedegrés,seplaignaitdesrats.Rieuxtentaunabcèsdefixation.Souslabrûluredelatérébenthine,leconciergehurla:«Ah!lescochons!»

Les ganglions avaient encore grossi, durs et ligneux au toucher. Lafemmeduconcierges’affolait:

–Veillez,luiditledocteur,etappelez-mois’ilyalieu.

Lelendemain,30avril,unebrisedéjàtièdesoufflaitdansuncielbleuethumide.Elleapportaituneodeurdefleursquivenaitdesbanlieueslesplus lointaines. Les bruits dumatin dans les rues semblaient plus vifs,plusjoyeuxqu’àl’ordinaire.Danstoutenotrepetiteville,débarrasséedelasourdeappréhensionoùelleavaitvécupendantlasemaine,cejour-làétait celui du renouveau. Rieux lui-même, rassuré par une lettre de safemme,descenditchezleconciergeaveclégèreté.Eteneffet,aumatin,lafièvreétaittombéeàtrente-huitdegrés.Affaibli,lemaladesouriaitdanssonlit.

–Celavamieux,n’est-cepas,docteur?ditsafemme.

–Attendonsencore.

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Maisàmidi,lafièvreétaitmontéed’unseulcoupàquarantedegrés,lemalade délirait sans arrêt et les vomissements avaient repris. Lesganglionsducouétaientdouloureuxautoucheret leconciergesemblaitvouloir tenir sa tête le plus possible éloignée du corps. Sa femme étaitassise aupieddu lit, lesmains sur la couverture, tenantdoucement lespiedsdumalade.ElleregardaitRieux.

– Écoutez, dit celui-ci, il faut l’isoler et tenter un traitementd’exception. Je téléphone à l’hôpital et nous le transporterons enambulance.

Deux heures après, dans l’ambulance, le docteur et la femme sepenchaientsurlemalade.Desabouchetapisséedefongosités,desbribesdemotssortaient:«Lesrats!»disait-il.Verdâtre,leslèvrescireuses,lespaupièresplombées,lesoufflesaccadéetcourt,écarteléparlesganglions,tasséaufonddesacouchettecommes’ileûtvoulularefermersurluioucommesiquelquechose,venudufonddelaterre,l’appelaitsansrépit,leconciergeétouffaitsousunepeséeinvisible.Lafemmepleurait.

–N’ya-t-ildoncplusd’espoir,docteur?

–Ilestmort,ditRieux.

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Lamortduconcierge,ilestpossibledeledire,marqualafindecettepériode remplie de signes déconcertants et le début d’une autre,relativement plus difficile, où la surprise des premiers temps setransforma peu à peu en panique. Nos concitoyens, ils s’en rendaientcomptedésormais,n’avaient jamaispenséquenotrepetitevillepûtêtreunlieuparticulièrementdésignépourquelesratsymeurentausoleiletquelesconciergesypérissentdemaladiesbizarres.Decepointdevue,ilsse trouvaienten sommedans l’erreuret leurs idéesétaientà réviser.Sitout s’était arrêté là, les habitudes sans doute l’eussent emporté. Maisd’autresparminos concitoyens, etquin’étaientpas toujours conciergesnipauvres,durentsuivrelaroutesurlaquelleM.Michels’étaitengagélepremier.C’estàpartirdecemomentquelapeur,etlaréflexionavecelle,commencèrent.

Cependant,avantd’entrerdansledétaildecesnouveauxévénements,lenarrateur croitutilededonner sur lapériodequi vientd’êtredécritel’opiniond’unautretémoin.JeanTarrou,qu’onadéjàrencontréaudébutde ce récit, s’était fixé à Oran quelques semaines plus tôt et habitait,depuis ce temps, un grand hôtel du centre. Apparemment, il semblaitassezaisépourvivredesesrevenus.Mais,bienque lavillese fûtpeuàpeuhabituéeàlui,personnenepouvaitdired’oùilvenait,nipourquoiilétaitlà.Onlerencontraitdanstouslesendroitspublics.Dèsledébutduprintemps,onl’avaitbeaucoupvusurlesplages,nageantsouventetavecunplaisirmanifeste.Bonhomme,toujourssouriant,ilsemblaitêtrel’amide tous les plaisirs normaux sans en être l’esclave. En fait, la seulehabitudequ’onluiconnûtétait la fréquentationassiduedesdanseursetdesmusiciensespagnols,asseznombreuxdansnotreville.

Sescarnets,entoutcas,constituenteuxaussiunesortedechroniquedecettepériodedifficile.Mais il s’agitd’unechronique trèsparticulièrequi semble obéir à un parti pris d’insignifiance. À première vue, onpourraitcroirequeTarrous’estingéniéàconsidérerleschosesetlesêtresparlegrosboutdelalorgnette.Dansledésarroigénéral, ils’appliquait,en somme, à se faire l’historien de ce qui n’a pas d’histoire. On peutdéplorersansdoutecepartiprisetysoupçonnerlasécheresseducœur.

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Mais il n’en reste pasmoinsque ces carnets peuvent fournir, pourunechronique de cette période, une foule de détails secondaires qui ontcependantleurimportanceetdontlabizarreriemêmeempêcheraqu’onjugetropvitecetintéressantpersonnage.

Les premières notes prises par Jean Tarrou datent de son arrivée àOran.Ellesmontrent,dèsledébut,unecurieusesatisfactiondesetrouverdans une ville aussi laide par elle-même. On y trouve la descriptiondétaillée des deux lions de bronze qui ornent la mairie, desconsidérations bienveillantes sur l’absence d’arbres, les maisonsdisgracieuses et le plan absurde de la ville. Tarrou y mêle encore desdialoguesentendusdanslestramwaysetdanslesrues,sansyajouterdecommentaires, sauf, un peu plus tard, pour l’une de ces conversations,concernantunnomméCamps.Tarrouavaitassistéàl’entretiendedeuxreceveursdetramways:

–TuasbienconnuCamps,disaitl’un.

–Camps?Ungrandavecunemoustachenoire?

–C’estça.Ilétaitàl’aiguillage.

–Oui,biensûr.

–Ehbien,ilestmort.

–Ah!etquanddonc?

–Aprèsl’histoiredesrats.

–Tiens!Etqu’est-cequ’ilaeu?

–Jenesaispas,lafièvre.Etpuis, iln’étaitpasfort.Ilaeudesabcèssouslebras.Iln’apasrésisté.

–Ilavaitpourtantl’aircommetoutlemonde.

–Non,ilavaitlapoitrinefaibleetilfaisaitdelamusiqueàl’Orphéon.Toujourssoufflerdansunpiston,çause.

– Ah ! termina le deuxième, quand on est malade, il ne faut passoufflerdansunpiston.

Aprèscesquelquesindications,TarrousedemandaitpourquoiCampsétaitentréàl’Orphéoncontresonintérêtleplusévidentetquellesétaientles raisons profondes qui l’avaient conduit à risquer sa vie pour desdéfilésdominicaux.

Tarrousemblaitensuiteavoirétéfavorablementimpressionnéparune

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scènequisedéroulaitsouventaubalconqui faisait faceàsafenêtre.Sachambre donnait en effet sur une petite rue transversale où des chatsdormaientà l’ombredesmurs.Mais tous les jours, aprèsdéjeuner, auxheuresoù la ville tout entière somnolaitdans la chaleur,unpetit vieuxapparaissaitsurunbalcon,del’autrecôtédelarue.Lescheveuxblancsetbien peignés, droit et sévère dans ses vêtements de coupe militaire, ilappelait les chats d’un «Minet,minet », à la fois distant et doux. Leschats levaient leurs yeux pâles de sommeil, sans encore se déranger.L’autre déchirait des petits bouts de papier au-dessus de la rue et lesbêtes,attiréesparcettepluiedepapillonsblancs,avançaientaumilieudela chaussée, tendant une patte hésitante vers les derniersmorceaux depapier.Lepetitvieuxcrachaitalorssurleschatsavecforceetprécision.Sil’undescrachatsatteignaitsonbut,ilriait.

Enfin,Tarrouparaissaitavoirétédéfinitivementséduitparlecaractèrecommercialdelavilledontl’apparence,l’animationetmêmelesplaisirssemblaient commandés par les nécessités du négoce. Cette singularité(c’estletermeemployéparlescarnets)recevaitl’approbationdeTarrouet l’une de ses remarques élogieuses se terminait même parl’exclamation : « Enfin ! » Ce sont les seuls endroits où les notes duvoyageur, à cette date, semblent prendre un caractère personnel. Il estdifficile simplement d’en apprécier la signification et le sérieux. C’estainsiqu’aprèsavoirrelatéqueladécouverted’unratmortavaitpoussélecaissier de l’hôtel à commettre une erreur dans sa note, Tarrou avaitajouté,d’uneécrituremoinsnettequed’habitude:«Question:commentfairepournepasperdresontemps?Réponse:l’éprouverdanstoutesalongueur.Moyens:passerdesjournéesdansl’antichambred’undentiste,surunechaiseinconfortable;vivreàsonbalconledimancheaprès-midi;écouterdesconférencesdansunelanguequ’onnecomprendpas,choisirlesitinérairesdechemindeferlespluslongset lesmoinscommodesetvoyagerdeboutnaturellement;fairelaqueueauxguichetsdesspectaclesetnepasprendresaplace,etc.»Mais toutdesuiteaprèscesécartsdelangageoudepensée,lescarnetsentamentunedescriptiondétailléedestramwaysdenotreville,de leur formedenacelle, leurcouleur indécise,leur saleté habituelle, et terminent ces considérations par un « c’estremarquable»quin’expliquerien.

Voicientoutcas les indicationsdonnéesparTarrousur l’histoiredesrats:

«Aujourd’hui,lepetitvieuxd’enfaceestdécontenancé.Iln’yaplusde

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chats.Ilsonteneffetdisparu,excitésparlesratsmortsquel’ondécouvreengrandnombredanslesrues.Àmonavis,iln’estpasquestionqueleschatsmangent les ratsmorts.Jemesouviensque lesmiensdétestaientça.Iln’empêchequ’ilsdoiventcourirdanslescavesetquelepetitvieuxestdécontenancé.Ilestmoinsbienpeigné,moinsvigoureux.Onlesentinquiet.Auboutd’unmoment,ilestrentré.Maisilavaitcraché,unefois,danslevide.

« Dans la ville, on a arrêté un tram aujourd’hui parce qu’on y avaitdécouvert un rat mort, parvenu là on ne sait comment. Deux ou troisfemmessontdescendues.Onajetélerat.Letramestreparti.

«Àl’hôtel,leveilleurdenuit,quiestunhommedignedefoi,m’aditqu’ils’attendaitàunmalheuravectouscesrats.“Quandlesratsquittentlenavire…”Jeluiairéponduquec’étaitvraidanslecasdesbateaux,maisqu’onnel’avaitjamaisvérifiépourlesvilles.Cependant,saconvictionestfaite.Jeluiaidemandéquelmalheur,selonlui,onpouvaitattendre.Ilnesavaitpas,lemalheurétantimpossibleàprévoir.Maisiln’auraitpasétéétonné qu’un tremblement de terre fît l’affaire. J’ai reconnu que c’étaitpossibleetilm’ademandésiçanem’inquiétaitpas.

«–Laseulechosequim’intéresse,luiai-jedit,c’estdetrouverlapaixintérieure.

«Ilm’aparfaitementcompris.

«Aurestaurantdel’hôtel,ilyatouteunefamillebienintéressante.Lepèreestungrandhommemaigre,habillédenoir,avecuncoldur.Ilalemilieu du crâne chauve et deux touffes de cheveux gris, à droite et àgauche. Des petits yeux ronds et durs, un nez mince, une bouchehorizontale,luidonnentl’aird’unechouettebienélevée.Ilarrivetoujoursle premier à la porte du restaurant, s’efface, laisse passer sa femme,menue comme une souris noire, et entre alors avec, sur les talons, unpetitgarçonetunepetitefillehabilléscommedeschienssavants.Arrivéàsa table, il attend que sa femme ait pris place, s’assied, et les deuxcaniches peuvent enfin se percher sur leurs chaises. Il dit “vous” à safemmeet à ses enfants, débite desméchancetés polies à la première etdesparolesdéfinitivesauxhéritiers:

«–Nicole,vousvousmontrezsouverainementantipathique!

«Etlapetitefilleestprêteàpleurer.C’estcequ’ilfaut.

«Cematin,lepetitgarçonétaittoutexcitéparl’histoiredesrats.Ila

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vouludireunmotàtable:

«–Onneparlepasderatsàtable,Philippe.Jevousinterdisàl’avenirdeprononcercemot.

«–Votrepèrearaison,aditlasourisnoire.

«Lesdeuxcanichesontpiqué lenezdans leurpâtéeet lachouettearemerciéd’unsignedetêtequin’endisaitpaslong.

«Malgrécebelexemple,onparlebeaucoupenvilledecettehistoirederats.Lejournals’enestmêlé.Lachroniquelocale,quid’habitudeesttrèsvariée,estmaintenantoccupéetoutentièreparunecampagnecontre lamunicipalité : “Nos édiles se sont-ils avisés du danger que pouvaientprésenterlescadavresputréfiésdecesrongeurs?”Ledirecteurdel’hôtelne peut plus parler d’autre chose. Mais c’est aussi qu’il est vexé.Découvrir des rats dans l’ascenseur d’un hôtel honorable lui paraîtinconcevable.Pour leconsoler, je luiaidit :“Maistout lemondeenestlà.”

« – Justement, m’a-t-il répondu, nous sommes maintenant commetoutlemonde.

«C’est luiquim’aparlédespremierscasdecette fièvresurprenantedontoncommenceàs’inquiéter.Unedeses femmesdechambreenestatteinte.

« – Mais sûrement, ce n’est pas contagieux, a-t-il précisé avecempressement.

«Jeluiaiditquecelam’étaitégal.

«–Ah!Jevois.Monsieurestcommemoi,Monsieurestfataliste.

« Je n’avais rien avancé de semblable et d’ailleurs je ne suis pasfataliste.Jeleluiaidit…»

C’estàpartirdecemomentque lescarnetsdeTarroucommencentàparleravecunpeudedétailsdecettefièvreinconnuedontons’inquiétaitdéjàdanslepublic.Ennotantquelepetitvieuxavaitretrouvéenfinseschatsavecladisparitiondesrats,etrectifiaitpatiemmentsestirs,Tarrouajoutaitqu’onpouvaitdéjàciterunedizainedecasdecettefièvre,dontlaplupartavaientétémortels.

À titredocumentaire,onpeutenfinreproduire leportraitdudocteurRieuxparTarrou.Autantquelenarrateurpuissejuger,ilestassezfidèle:

« Paraît trente-cinq ans. Taille moyenne. Les épaules fortes. Visage

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presque rectangulaire. Les yeux sombres et droits, mais les mâchoiressaillantes. Le nez fort est régulier. Cheveux noirs coupés très court. Laboucheestarquéeavecdeslèvrespleinesetpresquetoujoursserrées.Ilaunpeu l’aird’unpaysan sicilienavec sapeaucuite, sonpoilnoir et sesvêtementsdeteintestoujoursfoncées,maisquiluivontbien.

«Ilmarchevite.Ildescendlestrottoirssanschangersonallure,maisdeuxfoissurtroisremontesurletrottoiropposéenfaisantunlégersaut.Il est distrait au volant de son auto et laisse souvent ses flèches dedirectionlevées,mêmeaprèsqu’ilaeffectuésontournant.Toujoursnu-tête.L’airrenseigné.»

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Les chiffres de Tarrou étaient exacts. Le docteur Rieux en savaitquelquechose.Lecorpsduconcierge isolé, il avait téléphonéàRichardpourlequestionnersurcesfièvresinguinales.

– Je n’y comprends rien, avait dit Richard. Deux morts, l’un enquarante-huitheures, l’autreentroisjours.J’avaislaisséledernieravectouteslesapparencesdelaconvalescence,unmatin.

–Prévenez-moi,sivousavezd’autrescas,ditRieux.

Ilappelaencorequelquesmédecins.L’enquêteainsimenéeluidonnaunevingtainedecassemblablesenquelquesjours.Presquetousavaientété mortels. Il demanda alors à Richard, président de l’ordre desmédecinsd’Oran,l’isolementdesnouveauxmalades.

– Mais je n’y puis rien, dit Richard. Il faudrait des mesurespréfectorales.D’ailleurs,quivousditqu’ilyarisquedecontagion?

–Riennemeledit,maislessymptômessontinquiétants.

Richard,cependant,estimaitqu’«iln’avaitpasqualité».Toutcequ’ilpouvaitfaireétaitd’enparleraupréfet.

Mais, pendant qu’on parlait, le temps se gâtait. Au lendemain de lamort du concierge, de grandes brumes couvrirent le ciel. Des pluiesdiluviennes et brèves s’abattirent sur la ville ; une chaleur orageusesuivait ces brusques ondées. La mer elle-même avait perdu son bleuprofondet,souslecielbrumeux,elleprenaitdeséclatsd’argentoudefer,douloureux pour la vue. La chaleur humide de ce printemps faisaitsouhaiter les ardeurs de l’été. Dans la ville, bâtie en escargot sur sonplateau, à peine ouverte vers la mer, une torpeur morne régnait. Aumilieudeseslongsmurscrépis,parmilesruesauxvitrinespoudreuses,danslestramwaysd’unjaunesale,onsesentaitunpeuprisonnierduciel.Seul,levieuxmaladedeRieuxtriomphaitdesonasthmepourseréjouirdecetemps.

–Çacuit,disait-il,c’estbonpourlesbronches.

Çacuisaiteneffet,maisniplusnimoinsqu’une fièvre.Toute lavilleavait la fièvre, c’était dumoins l’impression qui poursuivait le docteur

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Rieux,lematinoùilserendaitrueFaidherbe,afind’assisteràl’enquêtesurlatentativedesuicidedeCottard.Maiscetteimpressionluiparaissaitdéraisonnable.Ill’attribuaitàl’énervementetauxpréoccupationsdontilétaitassailliet iladmitqu’ilétaiturgentdemettreunpeud’ordredanssesidées.

Quandilarriva, lecommissairen’étaitpasencore là.Grandattendaitsurlepalieretilsdécidèrentd’entrerd’abordchezluienlaissantlaporteouverte. L’employé de mairie habitait deux pièces, meublées trèssommairement.On remarquait seulementun rayondebois blanc garnidedeuxou troisdictionnaires, etun tableaunoir sur lequelonpouvaitlire encore, à demi effacés, les mots « allées fleuries ». Selon Grand,Cottard avait passé une bonne nuit. Mais il s’était réveillé, le matin,souffrant de la tête et incapable d’aucune réaction. Grand paraissaitfatiguéetnerveux,sepromenantde longen large,ouvrantetrefermantsurlatableungrosdossierremplidefeuillesmanuscrites.

Il raconta cependant au docteur qu’il connaissait mal Cottard, maisqu’il lui supposait un petit avoir. Cottard était un homme bizarre.Longtemps, leurs relations s’étaient bornées à quelques saluts dansl’escalier.

–Jen’aieuquedeuxconversationsaveclui.Ilyaquelquesjours,j’airenversésur lepalieruneboîtedecraiesque jeramenaischezmoi. Ilyavaitdescraiesrougesetdescraiesbleues.Àcemoment,Cottardestsortisurlepalieretm’aaidéàlesramasser.Ilm’ademandéàquoiservaientcescraiesdedifférentescouleurs.

Grandluiavaitalorsexpliquéqu’ilessayaitderefaireunpeudelatin.Depuislelycée,sesconnaissancess’étaientestompées.

– Oui, dit-il au docteur, on m’a assuré que c’était utile pour mieuxconnaîtrelesensdesmotsfrançais.

Ilécrivaitdoncdesmots latinssurson tableau. Il recopiaità lacraiebleue la partie des mots qui changeait suivant les déclinaisons et lesconjugaisons,et,àlacraierouge,cellequinechangeaitjamais.

–JenesaispassiCottardabiencompris,mais ilaparuintéresséetm’ademandéunecraierouge.J’aiétéunpeusurprismaisaprèstout…Jenepouvaispasdeviner,biensûr,quecelaserviraitsonprojet.

Rieuxdemandaquelétait lesujetde ladeuxièmeconversation.Mais,accompagnédesonsecrétaire,lecommissairearrivaitquivoulaitd’abord

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entendre les déclarations de Grand. Le docteur remarqua que Grand,parlantdeCottard,l’appelaittoujours«ledésespéré».Ilemployamêmeà un moment l’expression « résolution fatale ». Ils discutèrent sur lemotifdusuicideetGrandsemontratatillonsurlechoixdestermes.Ons’arrêtaenfinsurlesmots«chagrinsintimes».Lecommissairedemandasiriendansl’attitudedeCottardnelaissaitprévoircequ’ilappelait«sadétermination».

– Il a frappé hier à ma porte, dit Grand, pour me demander desallumettes.Jeluiaidonnémaboîte.Ils’estexcuséenmedisantqu’entrevoisins…Puisilm’aassuréqu’ilmerendraitmaboîte.Jeluiaiditdelagarder.

Lecommissairedemandaà l’employésiCottardne luiavaitpasparubizarre.

– Ce qui m’a paru bizarre, c’est qu’il avait l’air de vouloir engagerconversation.Maismoij’étaisentraindetravailler.

GrandsetournaversRieuxetajouta,d’unairembarrassé:

–Untravailpersonnel.

Lecommissairevoulaitvoircependant lemalade.MaisRieuxpensaitqu’ilvalaitmieuxpréparerd’abordCottardàcettevisite.Quandilentradanslachambre,cedernier,vêtuseulementd’uneflanellegrisâtre,étaitdressédanssonlitettournéverslaporteavecuneexpressiond’anxiété.

–C’estlapolice,hein?

–Oui,ditRieux,etnevousagitezpas.Deuxoutroisformalitésetvousaurezlapaix.

MaisCottardréponditquecelaneservaitàrienetqu’iln’aimaitpaslapolice.Rieuxmarquadel’impatience.

–Jenel’adorepasnonplus.Ils’agitderépondreviteetcorrectementàleursquestions,pourenfinirunebonnefois.

Cottardsetutetledocteurretournaverslaporte.Maislepetithommel’appelaitdéjàetluipritlesmainsquandilfutprèsdulit:

–Onnepeutpastoucheràunmalade,àunhommequis’estpendu,n’est-cepas,docteur?

Rieuxleconsidéraunmomentetl’assuraenfinqu’iln’avaitjamaisétéquestionderiendecegenreetqu’aussibien,ilétaitlàpourprotégersonmalade.Celui-ciparutsedétendreetRieuxfitentrerlecommissaire.

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OnlutàCottardletémoignagedeGrandetonluidemandas’ilpouvaitpréciserlesmotifsdesonacte.Ilréponditseulementetsansregarderlecommissaireque«chagrinsintimes,c’étaittrèsbien».Lecommissairelepressa de dire s’il avait envie de recommencer. Cottard, s’animant,réponditquenonetqu’ildésiraitseulementqu’onluilaissâtlapaix.

– Je vous ferai remarquer, dit le commissaire sur un ton irrité, que,pourlemoment,c’estvousquitroublezcelledesautres.

MaissurunsignedeRieux,onenrestalà.

–Vouspensez,soupiralecommissaireensortant,nousavonsd’autreschatsàfouetter,depuisqu’onparledecettefièvre…

IldemandaaudocteursilachoseétaitsérieuseetRieuxditqu’iln’ensavaitrien.

–C’estletemps,voilàtout,conclutlecommissaire.

C’était letemps,sansdoute.Toutpoissaitauxmainsàmesurequelajournée avançait et Rieux sentait son appréhension croître à chaquevisite. Le soir de ce même jour, dans le faubourg, un voisin du vieuxmalade se pressait sur les aines et vomissait au milieu du délire. Lesganglions étaient bien plus gros que ceux du concierge. L’un d’euxcommençait à suppurer et, bientôt, il s’ouvrit commeunmauvais fruit.Rentréchez lui,Rieuxtéléphonaaudépôtdeproduitspharmaceutiquesdu département. Ses notes professionnelles mentionnent seulement àcettedate:«Réponsenégative».Et,déjà,onl’appelaitailleurspourdescas semblables. Il fallaitouvrir lesabcès, c’était évident.Deuxcoupsdebistouri en croix et les ganglions déversaient une puréemêlée de sang.Les malades saignaient, écartelés. Mais des taches apparaissaient auventreetauxjambes,unganglioncessaitdesuppurer,puisseregonflait.Laplupartdutemps,lemalademourait,dansuneodeurépouvantable.

La presse, si bavarde dans l’affaire des rats, ne parlait plus de rien.C’estquelesratsmeurentdanslarueetleshommesdansleurchambre.Et les journaux ne s’occupent que de la rue. Mais la préfecture et lamunicipalité commençaient à s’interroger.Aussi longtemps que chaquemédecin n’avait pas eu connaissance de plus de deux ou trois cas,personnen’avaitpenséàbouger.Mais,ensomme,ilsuffitquequelqu’unsongeât à faire l’addition. L’addition était consternante. En quelquesjours à peine, les casmortels semultiplièrent et il devint évident pourceuxquisepréoccupaientdecemalcurieuxqu’ils’agissaitd’unevéritableépidémie. C’est le moment que choisit Castel, un confrère de Rieux,

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beaucoupplusâgéquelui,pourvenirlevoir.

–Naturellement,luidit-il,voussavezcequec’est,Rieux?

–J’attendslerésultatdesanalyses.

–Moi,jelesais.Etjen’aipasbesoind’analyses.J’aifaitunepartiedemacarrièreenChine,etj’aivuquelquescasàParis,ilyaunevingtained’années.Seulement,onn’apasoséleurdonnerunnom,surlemoment.L’opinion publique, c’est sacré : pas d’affolement, surtout pasd’affolement.Etpuiscommedisaitunconfrère:«C’estimpossible,toutle monde sait qu’elle a disparu de l’Occident. » Oui, tout le monde lesavait,sauflesmorts.Allons,Rieux,voussavezaussibienquemoicequec’est.

Rieuxréfléchissait.Parlafenêtredesonbureau,ilregardaitl’épauledela falaisepierreusequi se refermaitau loinsur labaie.Leciel,quoiquebleu, avait un éclat terne qui s’adoucissait à mesure que l’après-midis’avançait.

–Oui,Castel,dit-il,c’estàpeinecroyable.Maisilsemblebienquecesoitlapeste.

Castelselevaetsedirigeaverslaporte.

–Vous savez ce qu’onnous répondra, dit le vieux docteur : «Elle adisparudespaystempérésdepuisdesannées.»

–Qu’est-cequeçaveutdire,disparaître?réponditRieuxenhaussantlesépaules.

–Oui.Etn’oubliezpas:àParisencore,ilyapresquevingtans.

–Bon. Espérons que ce ne sera pas plus grave aujourd’hui qu’alors.Maisc’estvraimentincroyable.

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Lemotde«peste»venaitd’êtreprononcépourlapremièrefois.ÀcepointdurécitquilaisseBernardRieuxderrièresafenêtre,onpermettraaunarrateurde justifier l’incertitudeet lasurprisedudocteur,puisque,avecdesnuances,saréactionfutcellede laplupartdenosconcitoyens.Lesfléaux,eneffet,sontunechosecommune,maisoncroitdifficilementaux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans lemondeautantdepestesquedeguerres.Etpourtantpestes et guerres trouventles gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu,commel’étaientnosconcitoyens,etc’estainsiqu’il fautcomprendreseshésitations.C’estainsiqu’ilfautcomprendreaussiqu’ilfutpartagéentrel’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent :« Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre estcertainement trop bête,mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtiseinsistetoujours,ons’enapercevraitsil’onnepensaitpastoujoursàsoi.Nosconcitoyensàcetégardétaientcommetoutlemonde,ilspensaientàeux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pasauxfléaux.Lefléaun’estpasàlamesuredel’homme,onseditdoncquelefléauestirréel,c’estunmauvaisrêvequivapasser.Maisilnepassepastoujours et, demauvais rêve enmauvais rêve, ce sont les hommes quipassent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas prisleurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables qued’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient quetoutétaitencorepossiblepoureux,cequisupposaitquelesfléauxétaientimpossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient desvoyagesetilsavaientdesopinions.Commentauraient-ilspenséàlapestequi supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils secroyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura desfléaux.

Même lorsque le docteur Rieux eut reconnu devant son ami qu’unepoignéedemaladesdispersésvenaient,sansavertissement,demourirdelapeste, ledangerdemeurait irréelpour lui.Simplement,quandonestmédecin, on s’est fait une idée de la douleur et on a un peu plusd’imagination.Enregardantparlafenêtresavillequin’avaitpaschangé,c’estàpeinesiledocteursentaitnaîtreenluicelégerécœurementdevant

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l’avenir qu’on appelle inquiétude. Il essayait de rassembler dans sonesprit ce qu’il savait de cette maladie. Des chiffres flottaient dans samémoireetilsedisaitquelatrentainedegrandespestesquel’histoireaconnuesavaitfaitprèsdecentmillionsdemorts.Maisqu’est-cequecentmillionsdemorts?Quandonafaitlaguerre,c’estàpeinesionsaitdéjàcequ’estunmort.Etpuisqu’unhommemortn’adepoidsquesionl’avumort,centmillionsdecadavressemésàtraversl’histoirenesontqu’unefumée dans l’imagination. Le docteur se souvenait de la peste deConstantinople qui, selon Procope, avait fait dix mille victimes en unjour.Dixmillemortsfontcinqfoislepublicd’ungrandcinéma.Voilàcequ’ilfaudraitfaire.Onrassemblelesgensàlasortiedecinqcinémas,onlesconduitsuruneplacedelavilleetonlesfaitmourirentaspouryvoirunpeuclair.Aumoins,onpourraitmettrealorsdesvisagesconnussurcet entassement anonyme. Mais, naturellement, c’est impossible àréaliser,etpuisquiconnaîtdixmillevisages?D’ailleurs,desgenscommeProcopenesavaientpascompter,lachoseestconnue.ÀCanton,ilyavaitsoixante-dixans,quarantemilleratsétaientmortsdelapesteavantquelefléaus’intéressâtauxhabitants.Mais,en1871,onn’avaitpaslemoyende compter les rats. On faisait son calcul approximativement, en gros,avec des chances évidentes d’erreur. Pourtant, si un rat a trentecentimètresdelong,quarantemilleratsmisboutàboutferaient…

Mais ledocteurs’impatientait.Ilse laissaitalleret ilne le fallaitpas.Quelques cas ne font pas une épidémie et il suffit de prendre desprécautions. Il fallait s’en tenir à ce qu’on savait, la stupeur et laprostration,lesyeuxrouges,labouchesale,lesmauxdetête,lesbubons,lasoifterrible,ledélire,lestachessurlecorps,l’écartèlementintérieur,etau bout de tout cela… Au bout de tout cela, une phrase revenait audocteur Rieux, une phrase qui terminait justement dans son manuell’énumération des symptômes : « Le pouls devient filiforme et lamortsurvientàl’occasiond’unmouvementinsignifiant.»Oui,auboutdetoutcela,onétaitpenduàunfilet lestroisquartsdesgens,c’était lechiffreexact, étaient assez impatients pour faire ce mouvement imperceptiblequilesprécipitait.

Le docteur regardait toujours par la fenêtre.D’un côté de la vitre, lecielfraisduprintemps,etdel’autrecôtélemotquirésonnaitencoredanslapièce : lapeste.Lemotnecontenaitpas seulementceque la sciencevoulaitbienymettre,maisunelonguesuited’imagesextraordinairesquines’accordaientpasaveccettevillejauneetgrise,modérémentaniméeà

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cetteheure,bourdonnanteplutôtquebruyante,heureuseensomme,s’ilest possible qu’on puisse être à la fois heureux et morne. Et unetranquillité si pacifique et si indifférente niait presque sans effort lesvieillesimagesdufléau,Athènesempestéeetdésertéeparlesoiseaux,lesvilles chinoises remplies d’agonisants silencieux, les bagnards deMarseilleempilantdansdestrouslescorpsdégoulinants,laconstructionenProvencedugrandmurquidevaitarrêterleventfurieuxdelapeste,Jaffaetseshideuxmendiants,leslitshumidesetpourriscollésàlaterrebattuedel’hôpitaldeConstantinople,lesmaladestirésavecdescrochets,le carnaval des médecins masqués pendant la Peste noire, lesaccouplementsdesvivantsdanslescimetièresdeMilan,lescharrettesdemortsdansLondresépouvanté,etlesnuitsetlesjoursremplis,partoutettoujours, du cri interminable des hommes. Non, tout cela n’était pasencoreassezfortpourtuerlapaixdecettejournée.Del’autrecôtédelavitre,letimbred’untramwayinvisiblerésonnaittoutd’uncoupetréfutaitenunesecondelacruautéetladouleur.Seulelamer,auboutdudamierterne desmaisons, témoignait de ce qu’il y a d’inquiétant et de jamaisreposédanslemonde.EtledocteurRieux,quiregardaitlegolfe,pensaità ces bûchers dont parle Lucrèce et que les Athéniens frappés par lamaladie élevaient devant lamer.On y portait lesmorts durant la nuit,maislaplacemanquaitetlesvivantssebattaientàcoupsdetorchespouryplacerceuxqui leuravaientétéchers, soutenantdes luttessanglantesplutôtqued’abandonnerleurscadavres.Onpouvaitimaginerlesbûchersrougeoyants devant l’eau tranquille et sombre, les combats de torchesdans la nuit crépitante d’étincelles et d’épaisses vapeurs empoisonnéesmontantverslecielattentif.Onpouvaitcraindre…

Maiscevertigenetenaitpasdevantlaraison.Ilestvraiquelemotde« peste » avait été prononcé, il est vrai qu’à la minute même le fléausecouait et jetait à terre une ou deux victimes.Mais quoi, cela pouvaits’arrêter.Cequ’ilfallaitfaire,c’étaitreconnaîtreclairementcequidevaitêtrereconnu,chasserenfinlesombresinutilesetprendrelesmesuresquiconvenaient. Ensuite, la peste s’arrêterait parce que la peste nes’imaginait pas ou s’imaginait faussement. Si elle s’arrêtait, et c’était leplusprobable,toutiraitbien.Danslecascontraire,onsauraitcequ’elleétaitets’iln’yavaitpasmoyendes’enarrangerd’abordpourlavaincreensuite.

Ledocteurouvritlafenêtreetlebruitdelavilles’enflad’uncoup.D’unatelier voisinmontait le sifflementbref et répétéd’une sciemécanique.

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Rieuxsesecoua.Làétaitlacertitude,dansletravaildetouslesjours.Lerestetenaitàdesfilsetàdesmouvementsinsignifiants,onnepouvaits’yarrêter.L’essentielétaitdebienfairesonmétier.

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Le docteur Rieux en était là de ses réflexions quand on lui annonçaJosephGrand.Employéàlamairie,etbienquesesoccupationsyfussenttrès diverses, on l’utilisait périodiquement au service des statistiques, àl’état civil. Il était amené ainsi à faire les additions des décès. Et, denaturel obligeant, il avait consenti à apporter lui-mêmechezRieuxunecopiedesesrésultats.

Le docteur vit entrer Grand avec son voisin Cottard. L’employébrandissaitunefeuilledepapier.

– Les chiffres montent, docteur, annonça-t-il : onze morts enquarante-huitheures.

Rieux salua Cottard et lui demanda comment il se sentait. GrandexpliquaqueCottardavaittenuàremercierledocteuretàs’excuserdesennuis qu’il lui avait causés. Mais Rieux regardait la feuille destatistiques:

–Allons,ditRieux,ilfautpeut-êtresedécideràappelercettemaladieparsonnom.Jusqu’àprésent,nousavonspiétiné.Maisvenezavecmoi,jedoisalleraulaboratoire.

–Oui,oui,disaitGrandendescendantlesescaliersderrièreledocteur.Ilfautappelerleschosesparleurnom.Maisquelestcenom?

–Jenepuisvousledire,etd’ailleurscelanevousseraitpasutile.

–Vousvoyez,souritl’employé.Cen’estpassifacile.

Ilssedirigèrentverslaplaced’Armes.Cottardsetaisaittoujours.Lesruescommençaientàsechargerdemonde.Lecrépusculefugitifdenotrepays reculait déjà devant la nuit et les premières étoiles apparaissaientdans l’horizon encore net.Quelques secondes plus tard, les lampes au-dessus des rues obscurcirent tout le ciel en s’allumant et le bruit desconversationsparutmonterd’unton.

–Pardonnez-moi,ditGrandaucoindelaplaced’Armes.Mais il fautque je prenne mon tramway. Mes soirées sont sacrées. Comme on ditdansmonpays:«Ilnefautjamaisremettreaulendemain…»

Rieux avait déjà noté cette manie qu’avait Grand, né àMontélimar,

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d’invoquer les locutions de son pays et d’ajouter ensuite des formulesbanalesquin’étaientdenullepartcomme«untempsderêve»ou«unéclairageféerique».

–Ah!ditCottard,c’estvrai.Onnepeutpasletirerdechezluiaprèsledîner.

RieuxdemandaàGrands’iltravaillaitpourlamairie.Grandréponditquenon,iltravaillaitpourlui.

–Ah!ditRieuxpourdirequelquechose,etçaavance?

– Depuis des années que j’y travaille, forcément. Quoique dans unautresens,iln’yaitpasbeaucoupdeprogrès.

–Mais,ensomme,dequois’agit-il?ditledocteurens’arrêtant.

Grand bredouilla en assurant son chapeau rond sur ses grandesoreilles.EtRieuxcomprittrèsvaguementqu’ils’agissaitdequelquechosesur l’essor d’une personnalité. Mais l’employé les quittait déjà et ilremontaitleboulevarddelaMarne,souslesficus,d’unpetitpaspressé.Auseuildulaboratoire,Cottardditaudocteurqu’ilvoudraitbienlevoirpourluidemanderconseil.Rieux,quitripotaitdanssespocheslafeuilledestatistiques,l’invitaàveniràsaconsultation,puis,seravisant,luiditqu’ilallaitdanssonquartierlelendemainetqu’ilpasseraitlevoirenfind’après-midi.

En quittant Cottard, le docteur s’aperçut qu’il pensait à Grand. Ill’imaginaitaumilieud’unepeste,etnonpasdecelle-ciquisansdouteneseraitpassérieuse,maisd’unedesgrandespestesdel’histoire.«C’estlegenred’hommequiestépargnédanscescas-là.»Ilsesouvenaitd’avoirluquelapesteépargnaitlesconstitutionsfaiblesetdétruisaitsurtoutlescomplexionsvigoureuses.Etcontinuantd’ypenser,ledocteurtrouvaitàl’employéunairdepetitmystère.

Àpremièrevue,eneffet,JosephGrandn’étaitriendeplusquelepetitemployé de mairie dont il avait l’allure. Long et maigre, il flottait aumilieudevêtementsqu’ilchoisissaittoujourstropgrands,dansl’illusionqu’ilsluiferaientplusd’usage.S’ilgardaitencorelaplupartdesesdentssur les gencives inférieures, il avait perdu en revanche celles de lamâchoiresupérieure.Sonsourire,quirelevaitsurtoutlalèvreduhaut,luidonnait ainsi une bouche d’ombre. Si l’on ajoute à ce portrait unedémarchedeséminariste,l’artderaserlesmursetdeseglisserdanslesportes,unparfumdecaveetdefumée,touteslesminesdel’insignifiance,

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onreconnaîtraquel’onnepouvaitpasl’imaginerailleursquedevantunbureau, appliqué à réviser les tarifs des bains-douches de la ville ou àréunirpourun jeunerédacteur lesélémentsd’unrapportconcernant lanouvelle taxe sur l’enlèvement des ordures ménagères. Même pour unespritnonprévenu, ilsemblaitavoirétémisaumondepourexercer lesfonctionsdiscrètesmaisindispensablesd’auxiliairemunicipaltemporaireàsoixante-deuxfrancstrenteparjour.

C’était en effet la mention qu’il disait faire figurer sur les feuillesd’emploi, à la suite du mot « qualification ». Lorsque vingt-deux ansauparavant, à la sortie d’une licence que, faute d’argent, il ne pouvaitdépasser,ilavaitacceptécetemploi,onluiavaitfaitespérer,disait-il,une« titularisation » rapide. Il s’agissait seulement de donner pendantquelquetempslespreuvesdesacompétencedanslesquestionsdélicatesque posait l’administration de notre cité. Par la suite, il ne pouvaitmanquer, on l’en avait assuré, d’arriver à unpostede rédacteur qui luipermettraitdevivrelargement.Certes,cen’étaitpasl’ambitionquifaisaitagir JosephGrand, il s’en portait garant avec un souriremélancolique.Mais la perspective d’une vie matérielle assurée par des moyenshonnêtes, et, partant, la possibilité de se livrer sans remords à sesoccupations favorites lui souriait beaucoup. S’il avait accepté l’offre quiluiétaitfaite,cefutpourdesraisonshonorableset,sil’onpeutdire,parfidélitéàunidéal.

Ilyavaitdelonguesannéesquecetétatdechosesprovisoiredurait,lavie avait augmenté dans des proportions démesurées, et le salaire deGrand,malgréquelquesaugmentationsgénérales,étaitencoredérisoire.Ils’enétaitplaintàRieux,maispersonneneparaissaits’enaviser.C’esticiqueseplacel’originalitédeGrand,oudumoinsl’undesessignes.Ileûtpu, en effet, faire valoir, sinondesdroits dont il n’était pas sûr, dumoins les assurances qu’on lui avait données.Mais, d’abord, le chef debureau qui l’avait engagé étaitmort depuis longtemps et l’employé, audemeurant,nesesouvenaitpasdestermesexactsdelapromessequiluiavaitétéfaite.Enfin,etsurtout,JosephGrandnetrouvaitpassesmots.

C’estcetteparticularitéquipeignaitlemieuxnotreconcitoyen,commeRieux put le remarquer. C’est elle en effet qui l’empêchait toujoursd’écrire la lettre de réclamation qu’ilméditait, ou de faire la démarcheque les circonstances exigeaient. À l’en croire, il se sentaitparticulièrementempêchéd’employerlemot«droit»surlequeliln’étaitpas ferme,niceluide«promesses»quiaurait impliquéqu’il réclamait

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son dû et aurait par conséquent revêtu un caractère de hardiesse, peucompatibleaveclamodestiedesfonctionsqu’iloccupait.D’unautrecôté,il se refusait à utiliser les termes de « bienveillance », « solliciter »,«gratitude»,dontilestimaitqu’ilsneseconciliaientpasavecsadignitépersonnelle. C’est ainsi que, faute de trouver le mot juste, notreconcitoyencontinuad’exercersesobscuresfonctionsjusqu’àunâgeassezavancé. Au reste, et toujours selon ce qu’il disait au docteur Rieux, ils’aperçut à l’usage que sa vie matérielle était assurée, de toute façon,puisqu’illuisuffisait,aprèstout,d’adaptersesbesoinsàsesressources.Ilreconnutainsilajustessed’undesmotsfavorisdumaire,grosindustrieldenotreville,lequelaffirmaitavecforcequefinalement(etilinsistaitsurcemotquiportait tout lepoidsdu raisonnement), finalementdonc, onn’avaitjamaisvupersonnemourirdefaim.Danstouslescas,laviequasiascétiquequemenaitJosephGrandl’avaitfinalement,eneffet,délivrédetoutsoucidecetordre.Ilcontinuaitdecherchersesmots.

Dansuncertainsens,onpeutbiendirequesavieétaitexemplaire.Ilétait de ces hommes, rares dans notre ville comme ailleurs, qui onttoujourslecouragedeleursbonssentiments.Lepeuqu’ilconfiaitdeluitémoignaiteneffetdebontésetd’attachementsqu’onn’osepasavouerdenos jours. Il ne rougissait pasde convenir qu’il aimait sesneveux et sasœur, seule parente qu’il eût gardée et qu’il allait, tous les deux ans,visiter enFrance. Il reconnaissaitque le souvenirde sesparents,mortsalors qu’il était encore jeune, lui donnait du chagrin. Il ne refusait pasd’admettre qu’il aimait par-dessus tout une certaine cloche de sonquartier qui résonnait doucement vers cinq heures du soir.Mais, pourévoquer des émotions si simples cependant, lemoindremot lui coûtaitmillepeines.Finalement, cettedifficultéavait fait sonplusgrandsouci.«Ah!docteur,disait-il,jevoudraisbienapprendreàm’exprimer.»IlenparlaitàRieuxchaquefoisqu’illerencontrait.

Ledocteur,cesoir-là,regardantpartirl’employé,comprenaittoutd’uncoup ce que Grand avait voulu dire : il écrivait sans doute un livre ouquelque chose d’approchant. Jusque dans le laboratoire où il se renditenfin, cela rassurait Rieux. Il savait que cette impression était stupide,mais il n’arrivait pas à croire que la peste pût s’installer vraimentdansune ville où l’on pouvait trouver des fonctionnaires modestes quicultivaientd’honorablesmanies.Exactement, iln’imaginaitpas laplacedecesmaniesaumilieudelapesteetiljugeaitdoncque,pratiquement,lapesteétaitsansavenirparminosconcitoyens.

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Lelendemain,grâceàuneinsistancejugéedéplacée,Rieuxobtenaitlaconvocationàlapréfectured’unecommissionsanitaire.

– Il est vrai que la population s’inquiète, avait reconnu Richard. Etpuis les bavardages exagèrent tout.Lepréfetm’adit : «Faisons vite sivousvoulez,maisensilence.»Ilestd’ailleurspersuadéqu’ils’agitd’unefaussealerte.

BernardRieuxpritCasteldanssavoiturepourgagnerlapréfecture.

–Savez-vous,luiditcedernier,queledépartementn’apasdesérum?

–Jesais.J’aitéléphonéaudépôt.Ledirecteuresttombédesnues.IlfautfairevenirçadeParis.

–J’espèrequeceneserapaslong.

–J’aidéjàtélégraphié,réponditRieux.

Lepréfetétaitaimable,maisnerveux.

–Commençons,messieurs,disait-il.Dois-jerésumerlasituation?

Richard pensait que c’était inutile. Les médecins connaissaient lasituation. La question était seulement de savoir quelles mesures ilconvenaitdeprendre.

–Laquestion,ditbrutalementlevieuxCastel,estdesavoirs’ils’agitdelapesteounon.

Deuxou troismédecins s’exclamèrent.Lesautres semblaienthésiter.Quantaupréfet, ilsursautaetseretournamachinalementvers laporte,comme pour vérifier qu’elle avait bien empêché cette énormité de serépandredanslescouloirs.Richarddéclaraqu’àsonavis,ilnefallaitpascéderàl’affolement:ils’agissaitd’unefièvreàcomplicationsinguinales,c’étaittoutcequ’onpouvaitdire,leshypothèses,ensciencecommedansla vie, étant toujours dangereuses. Le vieux Castel, qui mâchonnaittranquillementsamoustachejaunie,levadesyeuxclairssurRieux.Puisiltournaunregardbienveillantversl’assistanceetfitremarquerqu’ilsavaittrès bien que c’était la peste, mais que, bien entendu, le reconnaîtreofficiellementobligeraitàprendredesmesuresimpitoyables.Ilsavaitquec’était,au fond, cequi faisait reculer sesconfrèreset,partant, il voulait

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bienadmettrepourleurtranquillitéquecenefûtpaslapeste.Lepréfets’agitaetdéclaraque,danstouslescas,cen’étaitpasunebonnefaçonderaisonner.

– L’important, dit Castel, n’est pas que cette façon de raisonner soitbonne,maisqu’ellefasseréfléchir.

CommeRieuxsetaisait,onluidemandasonavis:

– Il s’agit d’une fièvre à caractère typhoïde, mais accompagnée debubons et de vomissements. J’ai pratiqué l’incisiondes bubons. J’ai puainsiprovoquerdesanalysesoùlelaboratoirecroitreconnaîtrelebacilletrapudelapeste.Pourêtrecomplet,ilfautdirecependantquecertainesmodifications spécifiques du microbe ne coïncident pas avec ladescriptionclassique.

Richard souligna que cela autorisait les hésitations et qu’il faudraitattendre au moins le résultat statistique de la série d’analyses,commencéedepuisquelquesjours.

–Quandunmicrobe,ditRieux,aprèsuncourtsilence,estcapableentrois joursde tempsdequadrupler levolumede la rate,dedonnerauxganglionsmésentériques le volumed’uneorange et la consistancede labouillie, il n’autorise justement pas d’hésitations. Les foyers d’infectionsont en extension croissante. À l’allure où lamaladie se répand, si ellen’estpasstoppée,ellerisquedetuerlamoitiédelavilleavantdeuxmois.Par conséquent, il importe peu que vous l’appeliez peste ou fièvre decroissance. Il importeseulementquevous l’empêchiezde tuer lamoitiédelaville.

Richardtrouvaitqu’ilnefallaitrienpousseraunoiretquelacontagiond’ailleursn’étaitpasprouvéepuisque lesparentsdesesmaladesétaientencoreindemnes.

–Maisd’autressontmorts, fitremarquerRieux.Et,bienentendu, lacontagionn’est jamaisabsolue, sansquoionobtiendraitunecroissancemathématiqueinfinieetundépeuplementfoudroyant.Ilnes’agitpasderienpousseraunoir.Ils’agitdeprendredesprécautions.

Richard, cependant, pensait résumer la situation en rappelant quepourarrêtercettemaladie,siellenes’arrêtaitpasd’elle-même, il fallaitappliquerlesgravesmesuresdeprophylaxieprévuesparlaloi;que,pourcefaire,ilfallaitreconnaîtreofficiellementqu’ils’agissaitdelapeste;quela certitude n’était pas absolue à cet égard et qu’en conséquence, cela

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demandaitréflexion.

–Laquestion,insistaRieux,n’estpasdesavoirsilesmesuresprévuespar la loi sont graves mais si elles sont nécessaires pour empêcher lamoitié de la ville d’être tuée. Le reste est affaire d’administration et,justement,nosinstitutionsontprévuunpréfetpourréglercesquestions.

– Sans doute, dit le préfet, mais j’ai besoin que vous reconnaissiezofficiellementqu’ils’agitd’uneépidémiedepeste.

–Sinousnelereconnaissonspas,ditRieux,ellerisquequandmêmedetuerlamoitiédelaville.

Richardintervintavecquelquenervosité.

–La vérité est que notre confrère croit à la peste. Sa description dusyndromeleprouve.

Rieuxréponditqu’iln’avaitpasdécritunsyndrome, il avaitdécrit cequ’il avait vu. Et ce qu’il avait vu c’étaient des bubons, des taches, desfièvresdélirantes,fatalesenquarante-huitheures.Est-cequeM.Richardpouvait prendre la responsabilité d’affirmer que l’épidémie s’arrêteraitsansmesuresdeprophylaxierigoureuses?

RichardhésitaetregardaRieux:

– Sincèrement, dites-moi votre pensée, avez-vous la certitude qu’ils’agitdelapeste?

– Vous posez mal le problème. Ce n’est pas une question devocabulaire,c’estunequestiondetemps.

–Votrepensée,ditlepréfet,seraitque,mêmes’ilnes’agissaitpasdelapeste,lesmesuresprophylactiquesindiquéesentempsdepestedevraientcependantêtreappliquées.

–S’ilfautabsolumentquej’aieunepensée,c’esteneffetcelle-ci.

LesmédecinsseconsultèrentetRichardfinitpardire:

–Il fautdoncquenousprenions laresponsabilitéd’agircommesi lamaladieétaitunepeste.

Laformulefutchaleureusementapprouvée:

–C’estaussivotreavis,moncherconfrère?demandaRichard.

–Laformulem’estindifférente,ditRieux.Disonsseulementquenousnedevonspas agir comme si lamoitiéde la villene risquait pasd’êtretuée,caralorselleleserait.

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Au milieu de l’agacement général, Rieux partit. Quelques momentsaprès, dans le faubourg qui sentait la friture et l’urine, une femme quihurlaitàlamort,lesainesensanglantées,setournaitverslui.

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Lelendemaindelaconférence, lafièvrefitencoreunpetitbond.Ellepassamêmedansles journaux,maissousuneformebénigne,puisqu’ilssecontentèrentd’yfairequelquesallusions.Lesurlendemain,entoutcas,Rieuxpouvaitliredepetitesaffichesblanchesquelapréfectureavaitfaitrapidement coller dans les coins les plus discrets de la ville. Il étaitdifficiledetirerdecetteaffichelapreuvequelesautoritésregardaientlasituationenface.Lesmesuresn’étaientpasdraconiennesetl’onsemblaitavoir beaucoup sacrifié audésir denepas inquiéter l’opinionpublique.L’exorde de l’arrêté annonçait, en effet, que quelques cas d’une fièvrepernicieuse, dont on ne pouvait encore dire si elle était contagieuse,avaient fait leur apparition dans la commune d’Oran. Ces cas n’étaientpasassezcaractériséspourêtreréellementinquiétantsetiln’yavaitpasdedoutequelapopulationsauraitgardersonsang-froid.Néanmoins,etdansunespritdeprudencequipouvaitêtrecomprispartoutlemonde,lepréfet prenait quelques mesures préventives. Comprises et appliquéescommeellesdevaient l’être, cesmesuresétaientdenatureàarrêternettoutemenace d’épidémie. En conséquence, le préfet ne doutait pas uninstant que ses administrés n’apportassent la plus dévouée descollaborationsàsoneffortpersonnel.

L’afficheannonçaitensuitedesmesuresd’ensemble,parmi lesquellesunedératisationscientifiqueparinjectiondegaztoxiquesdansleségoutset une surveillance étroite de l’alimentation en eau. Elle recommandaitaux habitants la plus extrême propreté et invitait enfin les porteurs depuces à seprésenterdans lesdispensairesmunicipaux.D’autrepart lesfamilles devaient obligatoirement déclarer les cas diagnostiqués par lemédecin et consentir à l’isolement de leurs malades dans les sallesspécialesde l’hôpital.Ces salles étaientd’ailleurséquipéespour soignerlesmaladesdansleminimumdetempsetaveclemaximumdechancesde guérison. Quelques articles supplémentaires soumettaient à ladésinfectionobligatoirelachambredumaladeetlevéhiculedetransport.Pourlereste,onsebornaitàrecommanderauxprochesdesesoumettreàunesurveillancesanitaire.

Le docteur Rieux se détourna brusquement de l’affiche et reprit le

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chemindesoncabinet.JosephGrand,quil’attendait,levadenouveaulesbrasenl’apercevant.

–Oui,ditRieux,jesais,leschiffresmontent.

La veille, une dizaine demalades avaient succombé dans la ville. LedocteurditàGrandqu’illeverraitpeut-êtrelesoir,puisqu’ilallaitrendrevisiteàCottard.

–Vousavezraison,ditGrand.Vousluiferezdubien,carjeletrouvechangé.

–Etcommentcela?

–Ilestdevenupoli.

–Nel’était-ilpasauparavant?

Grand hésita. Il ne pouvait dire que Cottard fût impoli, l’expressionn’auraitpasétéjuste.C’étaitunhommerenferméetsilencieuxquiavaitun peu l’allure du sanglier. Sa chambre, un restaurant modeste et dessortiesassezmystérieuses,c’étaittoutelaviedeCottard.Officiellement,ilétaitreprésentantenvinsetliqueurs.Deloinenloin,ilrecevaitlavisitede deux ou trois hommes qui devaient être ses clients. Le soir,quelquefois, il allait au cinéma qui se trouvait en face de la maison.L’employéavaitmêmeremarquéqueCottardsemblaitvoirdepréférenceles films de gangsters. En toutes occasions, le représentant demeuraitsolitaireetméfiant.

Toutcela,selonGrand,avaitbienchangé:

–Jenesaispascommentdire,maisj’ail’impression,voyez-vous,qu’ilchercheàseconcilierlesgens,qu’ilveutmettretoutlemondeaveclui.Ilmeparle souvent, ilm’offrede sortir avec lui et jene saispas toujoursrefuser.Aureste,ilm’intéresse,et,ensomme,jeluiaisauvélavie.

Depuissatentativedesuicide,Cottardn’avaitplusreçuaucunevisite.Danslesrues,chezlesfournisseurs,ilcherchaittouteslessympathies.Onn’avait jamaismistantdedouceuràparlerauxépiciers, tantd’intérêtàécouterunemarchandedetabacs.

–Cettemarchandedetabacs,remarquaitGrand,estunevraievipère.Je l’ai dit àCottard,mais ilm’a réponduque jeme trompais et qu’elleavaitdebonscôtésqu’ilfallaitsavoirtrouver.

Deux ou trois fois enfin, Cottard avait emmené Grand dans lesrestaurantsetlescafésluxueuxdelaville.Ils’étaitmisàlesfréquenteren

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effet.

–Onyestbien,disait-il,etpuisonestenbonnecompagnie.

Grand avait remarqué les attentions spéciales du personnel pour lereprésentant et il en comprit la raison en observant les pourboiresexcessifs que celui-ci laissait. Cottard paraissait très sensible auxamabilités dont on le payait de retour. Un jour que le maître d’hôtell’avait reconduit et aidé à endosser son pardessus, Cottard avait dit àGrand:

–C’estunbongarçon,ilpeuttémoigner.

–Témoignerdequoi?

Cottardavaithésité.

–Ehbien,quejenesuispasunmauvaishomme.

Du reste, il avait des sautes d’humeur. Un jour où l’épicier s’étaitmontré moins aimable, il était revenu chez lui dans un état de fureurdémesurée:

–Ilpasseaveclesautres,cettecrapule,répétait-il.

–Quelsautres?

–Touslesautres.

Grandavaitmêmeassistéàunescènecurieusechezlamarchandedetabacs. Aumilieu d’une conversation animée, celle-ci avait parlé d’unearrestationrécentequiavaitfaitdubruitàAlger.Ils’agissaitd’unjeuneemployédecommercequiavaittuéunArabesuruneplage.

–Sil’onmettaittoutecetteracailleenprison,avaitditlamarchande,leshonnêtesgenspourraientrespirer.

Mais elle avait dû s’interrompre devant l’agitation subite de Cottardqui s’était jeté hors de la boutique, sans unmot d’excuse. Grand et lamarchande,lesbrasballants,l’avaientregardéfuir.

Parlasuite,GranddevaitsignaleràRieuxd’autreschangementsdansle caractère de Cottard. Ce dernier avait toujours été d’opinions trèslibérales.Saphrasefavorite:«Lesgrosmangenttoujourslespetits»leprouvait bien. Mais depuis quelque temps, il n’achetait plus que lejournalbienpensantd’Oranetonnepouvaitmêmesedéfendredecroirequ’ilmettaitunecertaineostentationà le liredansdesendroitspublics.Demême,quelquesjoursaprèss’êtrelevé,ilavaitpriéGrand,quiallaitàlaposte,debienvouloirexpédierunmandatdecentfrancsqu’ilenvoyait

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touslesmoisàunesœuréloignée.MaisaumomentoùGrandpartait:

–Envoyez-luideuxcentsfrancs,demandaCottard,ceseraunebonnesurprisepourelle.Ellecroitquejenepensejamaisàelle.Maislavéritéestquejel’aimebeaucoup.

Enfin ilavaiteuavecGrandunecurieuseconversation.Celui-ciavaitété obligé de répondre aux questions de Cottard intrigué par le petittravailauquelGrandselivraitchaquesoir.

–Bon,avaitditCottard,vousfaitesunlivre.

–Sivousvoulez,maisc’estpluscompliquéquecela!

–Ah!s’étaitécriéCottard,jevoudraisbienfairecommevous.

Grand avait paru surpris et Cottard avait balbutié qu’être un artistedevaitarrangerbiendeschoses.

–Pourquoi?avaitdemandéGrand.

– Eh bien, parce qu’un artiste a plus de droits qu’un autre, tout lemondesaitça.Onluipasseplusdechoses.

–Allons,ditRieuxàGrand,lematindesaffiches,l’histoiredesratsluia tourné la tête comme à beaucoup d’autres, voilà tout. Ou encore il apeurdelafièvre.

Grandrépondit:

–Jenecroispas,docteur,etsivousvoulezmonavis…

Lavoiturededératisationpassasousleurfenêtredansungrandbruitd’échappement. Rieux se tut jusqu’à ce qu’il fût possible de se faireentendre et demanda distraitement l’avis de l’employé. L’autre leregardaitavecgravité:

–C’estunhomme,dit-il,quiaquelquechoseàsereprocher.

Ledocteurhaussalesépaules.Commedisaitlecommissaire,ilyavaitd’autreschatsàfouetter.

Dans l’après-midi,Rieux eut une conférence avecCastel. Les sérumsn’arrivaientpas.

–Dureste,demandaitRieux,seraient-ilsutiles?Cebacilleestbizarre.

–Oh!ditCastel,jenesuispasdevotreavis.Cesanimauxonttoujoursunaird’originalité.Mais,danslefond,c’estlamêmechose.

–Vouslesupposezdumoins.Enfait,nousnesavonsriendetoutcela.

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–Évidemment,jelesuppose.Maistoutlemondeenestlà.

Pendanttoutelajournée,ledocteursentitcroîtrelepetitvertigequileprenaitchaquefoisqu’ilpensaità lapeste.Finalement, ilreconnutqu’ilavaitpeur.Ilentradeuxfoisdansdescaféspleinsdemonde.Luiaussi,comme Cottard, sentait un besoin de chaleur humaine. Rieux trouvaitcelastupide,maiscelal’aidaàsesouvenirqu’ilavaitpromisunevisiteaureprésentant.

Lesoir,ledocteurtrouvaCottarddevantlatabledesasalleàmanger.Quand il entra, il y avait sur la table un roman policier étalé. Mais lasoirée était déjà avancée et, certainement, il devait être difficile de liredansl’obscuriténaissante.Cottarddevaitplutôt,uneminuteauparavant,setenirassisetréfléchirdanslapénombre.Rieuxluidemandacommentil allait. Cottard, en s’asseyant, bougonna qu’il allait bien et qu’il iraitencoremieuxs’ilpouvaitêtresûrquepersonnenes’occupâtdelui.Rieuxfitobserverqu’onnepouvaitpastoujoursêtreseul.

–Oh!cen’estpascela.Moi,jeparledesgensquis’occupentdevousapporterdesennuis.

Rieuxsetaisait.

– Ce n’est pasmon cas, remarquez-le bien.Mais je lisais ce roman.Voilàunmalheureuxqu’onarrêteunmatin,toutd’uncoup.Ons’occupaitde lui et il n’en savait rien. On parlait de lui dans les bureaux, oninscrivait son nom sur des fiches. Vous trouvez que c’est juste ? Voustrouvezqu’onaledroitdefaireçaàunhomme?

–Celadépend,ditRieux.Dansunsens,onn’ajamaisledroit,eneffet.Mais tout cela est secondaire. Il ne faut pas rester trop longtempsenfermé.Ilfautquevoussortiez.

Cottard sembla s’énerver, dit qu’il ne faisait que cela, et que, s’il lefallait, tout le quartier pourrait témoigner pour lui. Hors du quartiermême,ilnemanquaitpasderelations.

–VousconnaissezM.Rigaud,l’architecte?Ilestdemesamis.

L’ombre s’épaississait dans la pièce. La rue du faubourg s’animait etune exclamation sourde et soulagée salua, au-dehors, l’instant où leslampess’allumèrent.RieuxallaaubalconetCottardl’ysuivit.Detouslesquartiersalentour,commechaquesoirdansnotreville,unelégèrebrisecharriaitdesmurmures,desodeursdeviandegrillée,lebourdonnementjoyeuxetodorantdelalibertéquigonflaitpeuàpeularue,envahiepar

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unejeunessebruyante.Lanuit, lesgrandscrisdesbateauxinvisibles, larumeurquimontaitdelameretdelafoulequis’écoulait,cetteheurequeRieux connaissait bien et aimait autrefois lui paraissait aujourd’huioppressanteàcausedetoutcequ’ilsavait.

–Pouvons-nousallumer?dit-ilàCottard.

Lalumièreunefoisrevenue, lepetithommeleregardaavecdesyeuxclignotants:

– Dites-moi, docteur, si je tombais malade, est-ce que vous meprendriezdansvotreserviceàl’hôpital?

–Pourquoipas?

Cottarddemandaalors s’il étaitarrivéqu’onarrêtâtquelqu’unqui setrouvait dansune clinique oudans unhôpital.Rieux répondit que celas’étaitvu,maisquetoutdépendaitdel’étatdumalade.

–Moi,ditCottard,j’aiconfianceenvous.

Puisildemandaaudocteurs’ilvoulaitbienlemenerenvilledanssonauto.

Au centre de la ville, les rues étaient déjà moins peuplées et leslumièresplusrares.Desenfantsjouaientencoredevantlesportes.QuandCottardledemanda,ledocteurarrêtasavoituredevantungroupedecesenfants.Ilsjouaientàlamarelleenpoussantdescris.Maisl’und’eux,auxcheveuxnoirscollés, la raieparfaiteet la figuresale, fixaitRieuxdesesyeux clairs et intimidants. Le docteur détourna son regard. Cottard,debout sur le trottoir, lui serrait lamain. Le représentant parlait d’unevoixrauqueetdifficile.Deuxoutroisfois,ilregardaderrièrelui.

–Lesgensparlentd’épidémie.Est-cequec’estvrai,docteur?

–Lesgensparlenttoujours,c’estnaturel,ditRieux.

–Vousavezraison.Etpuisquandnousauronsunedizainedemorts,ceseraleboutdumonde.Cen’estpascelaqu’ilnousfaudrait.

Lemoteurronflaitdéjà.Rieuxavait lamainsurson levierdevitesse.Maisilregardaitànouveaul’enfantquin’avaitpascessédeledévisageravec sonair grave et tranquille.Et soudain, sans transition, l’enfant luisouritdetoutessesdents.

–Qu’est-cedoncqu’ilnousfaudrait?demandaledocteurensouriantàl’enfant.

Cottardagrippasoudainlaportièreet,avantdes’enfuir,criad’unevoix

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pleinedelarmesetdefureur:

–Untremblementdeterre.Unvrai!

Iln’y eutpasde tremblementde terreet la journéedu lendemain sepassaseulement,pourRieux,en longuescoursesauxquatrecoinsde laville,enpourparlersavec les famillesdemaladesetendiscussionsavecles malades eux-mêmes. Jamais Rieux n’avait trouvé son métier aussilourd. Jusque-là, lesmalades lui facilitaient la tâche, ils se donnaient àlui.Pourlapremièrefois,ledocteurlessentaitréticents,réfugiésaufonddeleurmaladieavecunesorted’étonnementméfiant.C’étaitunelutteàlaquelleiln’étaitpasencorehabitué.Etversdixheuresdusoir,savoiturearrêtéedevantlamaisonduvieilasthmatiquequ’ilvisitaitendernierlieu,Rieuxavaitdelapeineàs’arracheràsonsiège.Ils’attardaitàregarderlaruesombreetlesétoilesquiapparaissaientetdisparaissaientdanslecielnoir.

Le vieil asthmatique était dressé dans son lit. Il semblait respirermieuxetcomptaitlespoischichesqu’ilfaisaitpasserd’unedesmarmitesdansl’autre.Ilaccueillitledocteuravecunemineréjouie.

–Alors,docteur,c’estlecholéra?

–Oùavez-vousprisça?

–Danslejournal,etlaradiol’aditaussi.

–Non,cen’estpaslecholéra.

–Entoutcas,ditlevieuxtrèssurexcité,ilsyvontfort,hein,lesgrossestêtes!

–N’encroyezrien,ditledocteur.

Ilavaitexaminélevieuxetmaintenantilétaitassisaumilieudecettesalleàmangermisérable.Oui,ilavaitpeur.Ilsavaitquedanslefaubourgmêmeunedizainedemaladesl’attendraient,lelendemainmatin,courbéssurleursbubons.Dansdeuxoutroiscasseulement,l’incisiondesbubonsavaitamenéunmieux.Mais,pourlaplupart,ceseraitl’hôpitaletilsavaitcequel’hôpitalvoulaitdirepourlespauvres.«Jeneveuxpasqu’ilserveà leurs expériences », lui avait dit la femme d’un des malades. Il neservirait pas leurs expériences, il mourrait et c’était tout. Les mesuresarrêtées étaient insuffisantes, cela était bien clair. Quant aux salles«spécialementéquipées»,illesconnaissait:deuxpavillonshâtivementdéménagésde leurs autresmalades, leurs fenêtres calfeutrées, entourésd’uncordonsanitaire.Sil’épidémienes’arrêtaitpasd’elle-même,ellene

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seraitpasvaincueparlesmesuresquel’administrationavaitimaginées.

Cependant, le soir, lescommuniquésofficiels restaientoptimistes.Lelendemain, l’agence Ransdoc annonçait que les mesures préfectoralesavaientétéaccueilliesavecsérénitéetque,déjà,unetrentainedemaladess’étaientdéclarés.CastelavaittéléphonéàRieux:

–Combiendelitsoffrentlespavillons?

–Quatre-vingts.

–Ilyacertainementplusdetrentemaladesdanslaville?

– Il y a ceux qui ont peur et les autres, les plusnombreux, ceuxquin’ontpaseuletemps.

–Lesenterrementsnesontpassurveillés?

– Non. J’ai téléphoné à Richard qu’il fallait desmesures complètes,nondesphrases,etqu’ilfallaitélevercontrel’épidémieunevraiebarrièreouriendutout.

–Etalors?

–Ilm’aréponduqu’iln’avaitpaspouvoir.Àmonavis,çavamonter.

En trois jours, en effet, les deux pavillons furent remplis. Richardcroyait savoir qu’on allait désaffecter une école et prévoir un hôpitalauxiliaire. Rieux attendait les vaccins et ouvrait les bubons. Castelretournait à ses vieux livres et faisait de longues stations à labibliothèque.

–Lesratssontmortsdelapesteoudequelquechosequiluiressemblebeaucoup, concluait-il. Ils ont mis dans la circulation des dizaines demilliers de puces qui transmettront l’infection suivant une proportiongéométrique,sionnel’arrêtepasàtemps.

Rieuxsetaisait.

Àcetteépoqueletempsparutsefixer.Lesoleilpompaitlesflaquesdesdernières averses.De beaux ciels bleus débordant d’une lumière jaune,des ronronnements d’avions dans la chaleur naissante, tout dans lasaison invitait à la sérénité. En quatre jours, cependant, la fièvre fitquatrebondssurprenants:seizemorts,vingt-quatre,vingt-huitettrente-deux. Le quatrième jour, on annonça l’ouverture de l’hôpital auxiliairedans une école maternelle. Nos concitoyens qui, jusque-là, avaientcontinuédemasquer leur inquiétude sousdesplaisanteries, semblaientdanslesruesplusabattusetplussilencieux.

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Rieuxdécidadetéléphoneraupréfet:

–Lesmesuressontinsuffisantes.

–J’aileschiffres,ditlepréfet,ilssonteneffetinquiétants.

–Ilssontplusqu’inquiétants,ilssontclairs.

–JevaisdemanderdesordresauGouvernementgénéral.

RieuxraccrochadevantCastel:

–Desordres!Etilfaudraitdel’imagination.

–Etlessérums?

–Ilsarriverontdanslasemaine.

La préfecture, par l’intermédiaire de Richard, demanda à Rieux unrapportdestinéàêtreenvoyédanslacapitaledelacoloniepoursolliciterdesordres.Rieuxymitunedescriptioncliniqueetdeschiffres.Lemêmejour,oncomptaunequarantainedemorts.Lepréfetpritsurlui,commeil disait, d’aggraver dès le lendemain les mesures prescrites. Ladéclarationobligatoireet l’isolementfurentmaintenus.Lesmaisonsdesmaladesdevaientêtreferméesetdésinfectées, lesprochessoumisàunequarantainedesécurité, lesenterrementsorganiséspar lavilledans lesconditionsqu’onverra.Unjouraprès,lessérumsarrivaientparavion.Ilspouvaient suffire aux cas en traitement. Ils étaient insuffisants sil’épidémiedevaits’étendre.OnréponditautélégrammedeRieuxque lestock de sécurité était épuisé et que de nouvelles fabrications étaientcommencées.

Pendant ce temps, et de toutes les banlieues environnantes, leprintempsarrivaitsurlesmarchés.Desmilliersderosessefanaientdanslescorbeillesdesmarchands,au longdes trottoirs, et leurodeur sucréeflottait dans toute la ville. Apparemment, rien n’était changé. Lestramwaysétaienttoujourspleinsauxheuresdepointe,videsetsalesdanslajournée.Tarrouobservaitlepetitvieuxetlepetitvieuxcrachaitsurleschats.Grandrentrait tous lessoirschez luipoursonmystérieuxtravail.Cottard tournait en rond etM. Othon, le juge d’instruction, conduisaittoujours saménagerie. Le vieil asthmatique transvasait ses pois et l’onrencontraitparfoislejournalisteRambert,l’airtranquilleetintéressé.Lesoir,lamêmefouleemplissaitlesruesetlesqueuess’allongeaientdevantles cinémas. D’ailleurs, l’épidémie sembla reculer et, pendant quelquesjours,oncomptaunedizainedemortsseulement.Puis, toutd’uncoup,elle remonta en flèche. Le jour où le chiffre des morts atteignit de

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nouveaulatrentaine,BernardRieuxregardaitladépêcheofficiellequelepréfetluiavaittendueendisant:«Ilsonteupeur.»Ladépêcheportait:«Déclarezl’étatdepeste.Fermezlaville.»

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II

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À partir de cemoment, il est possible de dire que la peste fut notreaffaire à tous. Jusque-là, malgré la surprise et l’inquiétude que leuravaientapportéescesévénementssinguliers,chacundenosconcitoyensavaitpoursuivisesoccupations,commeill’avaitpu,àsaplaceordinaire.Etsansdoute,celadevaitcontinuer.Maisunefoislesportesfermées,ilss’aperçurent qu’ils étaient tous, et le narrateur lui-même, pris dans lemême sac et qu’il fallait s’en arranger. C’est ainsi, par exemple, qu’unsentimentaussiindividuelqueceluidelaséparationd’avecunêtreaimédevint soudain,dès lespremières semaines, celuide toutunpeuple, et,aveclapeur,lasouffranceprincipaledecelongtempsd’exil.

Une des conséquences les plus remarquables de la fermeture desportesfut,eneffet,lasoudaineséparationoùfurentplacésdesêtresquin’yétaientpaspréparés.Desmèresetdesenfants,desépoux,desamantsqui avaient cru procéder quelques jours auparavant à une séparationtemporaire,quis’étaientembrasséssurlequaidenotregareavecdeuxoutroisrecommandations,certainsdeserevoirquelquesjoursouquelquessemainesplustard,enfoncésdanslastupideconfiancehumaine,àpeinedistraitsparcedépartdeleurspréoccupationshabituelles,sevirentd’unseul coup éloignés sans recours, empêchés de se rejoindre ou decommuniquer. Car la fermeture s’était faite quelques heures avant quel’arrêt préfectoral fût publié et, naturellement, il était impossible deprendre en considération les cas particuliers. On peut dire que cetteinvasion brutale de la maladie eut pour premier effet d’obliger nosconcitoyens à agir comme s’ils n’avaient pas de sentiments individuels.Dans lespremièresheuresde la journéeoù l’arrêtéentraenvigueur, lapréfecturefutassaillieparunefoulededemandeursqui,autéléphoneouauprès des fonctionnaires, exposaient des situations égalementintéressanteset,enmêmetemps,égalementimpossiblesàexaminer.Àlavérité, il fallut plusieurs jours pour que nous nous rendissions comptequenousnous trouvionsdansunesituationsanscompromis,etque lesmots«transiger»,«faveur»,«exception»n’avaientplusdesens.

Même la légère satisfaction d’écrire nous fut refusée. D’une part, eneffet, la ville n’était plus reliée au reste du pays par les moyens de

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communication habituels, et, d’autre part, un nouvel arrêté interditl’échange de toute correspondance, pour éviter que les lettres pussentdevenirlesvéhiculesdel’infection.Audébut,quelquesprivilégiéspurents’aboucher,auxportesdelaville,avecdessentinellesdespostesdegarde,quiconsentirentàfairepasserdesmessagesàl’extérieur.Encoreétait-cedans les premiers jours de l’épidémie, à un moment où les gardestrouvaientnatureldecéderàdesmouvementsdecompassion.Mais,auboutdequelquetemps,lorsquelesmêmesgardesfurentbienpersuadésdelagravitédelasituation,ilsserefusèrentàprendredesresponsabilitésdont ils ne pouvaient prévoir l’étendue. Les communicationstéléphoniques interurbaines, autorisées au début, provoquèrent de telsencombrements aux cabines publiques et sur les lignes, qu’elles furenttotalementsuspenduespendantquelquesjours,puissévèrementlimitéesà ce qu’on appelait les cas urgents, comme la mort, la naissance et lemariage.Lestélégrammesrestèrentalorsnotreseuleressource.Desêtresqueliaientl’intelligence,lecœuretlachair,enfurentréduitsàchercherles signes de cette communion ancienne dans les majuscules d’unedépêchededixmots.Etcomme,enfait, lesformulesqu’onpeututiliserdansuntélégrammesontviteépuisées,delonguesviescommunesoudespassions douloureuses se résumèrent rapidement dans un échangepériodique de formules toutes faites comme : « Vais bien. Pense à toi.Tendresse.»

Certainsd’entrenous,cependant,s’obstinaientàécrireetimaginaientsans trêve, pour correspondre avec l’extérieur, des combinaisons quifinissaient toujours par s’avérer illusoires. Quand même quelques-unsdesmoyens que nous avions imaginés réussissaient, nous n’en savionsrien, ne recevant pas de réponse. Pendant des semaines, nous fûmesréduits alors à recommencer sans cesse la même lettre, à recopier lesmêmes appels, si bien qu’au bout d’un certain temps, les mots quid’abord étaient sortis tout saignants de notre cœur se vidaient de leursens. Nous les recopiions alorsmachinalement, essayant de donner aumoyen de ces phrasesmortes des signes de notre vie difficile. Et pourfinir,àcemonologuestérileetentêté,àcetteconversationarideavecunmur,l’appelconventionneldutélégrammenousparaissaitpréférable.

Au bout de quelques jours d’ailleurs, quand il devint évident quepersonneneparviendraitàsortirdenotreville,oneutl’idéededemandersi le retour de ceux qui étaient partis avant l’épidémie pouvait êtreautorisé. Après quelques jours de réflexion, la préfecture répondit par

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l’affirmative.Maiselleprécisaque lesrapatriésnepourraient,enaucuncas, ressortir de la ville et que, s’ils étaient libres de venir, ils ne leseraient pas de repartir. Là encore, quelques familles, d’ailleurs rares,prirent lasituationà la légère,et faisantpasseravant touteprudence ledésir où elles étaient de revoir leurs parents, invitèrent ces derniers àprofiterdel’occasion.Mais,trèsrapidement,ceuxquiétaientprisonniersdelapestecomprirentledangerauquelilsexposaientleursprochesetserésignèrentàsouffrircetteséparation.Auplusgravedelamaladie,onnevit qu’un cas où les sentiments humains furent plus forts que la peurd’unemorttorturée.Cenefutpas,commeonpouvaits’yattendre,deuxamants que l’amour jetait l’un vers l’autre, par-dessus la souffrance. Ils’agissait seulement du vieux docteur Castel et de sa femme, mariésdepuis de nombreuses années. Mme Castel, quelques jours avantl’épidémie,s’étaitrenduedansunevillevoisine.Cen’étaitmêmepasundecesménagesquioffrentaumondel’exempled’unbonheurexemplaireet le narrateur est en mesure de dire que, selon toute probabilité, cesépoux,jusqu’ici,n’étaientpascertainsd’êtresatisfaitsdeleurunion.Maiscette séparationbrutale et prolongée les avaitmis àmêmede s’assurerqu’ils ne pouvaient vivre éloignés l’un de l’autre, et qu’auprès de cettevéritésoudainmiseaujour,lapesteétaitpeudechose.

Il s’agissait d’une exception.Dans lamajorité des cas, la séparation,c’étaitévident,nedevaitcesserqu’avecl’épidémie.Etpournoustous,lesentiment qui faisait notre vie et que, pourtant, nous croyions bienconnaître(lesOranais,onl’adéjàdit,ontdespassionssimples),prenaitunvisagenouveau.Desmaris etdes amantsqui avaient laplus grandeconfiancedansleurcompagnesedécouvraientjaloux.Deshommesquisecroyaient légers en amour retrouvaient une constance. Des fils, quiavaientvécuprèsde leurmèreen la regardantàpeine,mettaient touteleur inquiétudeet leur regretdansunplidesonvisagequihantait leursouvenir.Cette séparationbrutale, sansbavures, sans avenirprévisible,nous laissait décontenancés, incapables de réagir contre le souvenir decette présence, encore si proche et déjà si lointaine, qui occupaitmaintenant nos journées. En fait, nous souffrions deux fois – de notresouffranced’abordetdecelleensuitequenous imaginionsauxabsents,fils,épouseouamante.

End’autres circonstances, d’ailleurs, nos concitoyens auraient trouvéune issue dans une vie plus extérieure et plus active. Mais, en mêmetemps,lapesteleslaissaitoisifs,réduitsàtournerenronddansleurville

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morne et livrés, jour après jour, aux jeux décevants du souvenir. Car,dansleurspromenadessansbut,ilsétaientamenésàpassertoujoursparlesmêmeschemins,et, laplupartdutemps,dansunesipetiteville,ceschemins étaient précisément ceux qu’à une autre époque ils avaientparcourusavecl’absent.

Ainsi, la première chose que la peste apporta à nos concitoyens futl’exil.Etlenarrateurestpersuadéqu’ilpeutécrireici,aunomdetous,cequelui-mêmeaéprouvéalors,puisqu’il l’aéprouvéenmêmetempsquebeaucoupdenosconcitoyens.Oui,c’étaitbienlesentimentdel’exilquececreuxquenousportionsconstammentennous,cetteémotionprécise,ledésirdéraisonnablederevenirenarrièreouaucontrairedepresserlamarche du temps, ces flèches brûlantes de lamémoire. Si, quelquefois,nousnous laissions aller à l’imagination etnousplaisions à attendre lecoup de sonnette du retour ou un pas familier dans l’escalier, si, à cesmoments-là, nous consentions à oublier que les trains étaientimmobilisés, si nous nous arrangions alors pour rester chez nous àl’heure où, normalement, un voyageur amené par l’express du soirpouvait être rendu dans notre quartier, bien entendu, ces jeux nepouvaientdurer.Ilvenaittoujoursunmomentoùnousnousapercevionsclairementque les trainsn’arrivaientpas.Nous savions alorsquenotreséparation était destinée à durer et que nous devions essayer de nousarranger avec le temps. Dès lors, nous réintégrions en somme notreconditiondeprisonniers,nous étions réduits ànotrepassé, et simêmequelques-unsd’entrenousavaientlatentationdevivredansl’avenir,ilsyrenonçaient rapidement, autant du moins qu’il leur était possible, enéprouvantlesblessuresquefinalementl’imaginationinfligeàceuxquiluifontconfiance.

En particulier, tous nos concitoyens se privèrent très vite,même enpublic, de l’habitude qu’ils avaient pu prendre de supputer la durée deleur séparation. Pourquoi ? C’est que lorsque les plus pessimistesl’avaient fixéeparexempleàsixmois, lorsqu’ilsavaientépuiséd’avancetoutel’amertumedecesmoisàvenir,hisséàgrand-peineleurcourageauniveaudecetteépreuve,tenduleursdernièresforcespourdemeurersansfaiblir à lahauteurde cette souffrance étirée surune si longue suitedejours,alors,parfois,unamiderencontre,unavisdonnéparunjournal,un soupçon fugitif ou une brusque clairvoyance, leur donnait l’idéequ’aprèstout,iln’yavaitpasderaisonpourquelamaladienedurâtpasplusdesixmois,etpeut-êtreunan,ouplusencore.

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Àcemoment,l’effondrementdeleurcourage,deleurvolontéetdeleurpatience était si brusque qu’il leur semblait qu’ils ne pourraient plusjamaisremonterdecetrou.Ilss’astreignaientparconséquentànepenserjamaisautermedeleurdélivrance,àneplussetournerversl’aveniretàtoujours garder, pour ainsi dire, les yeux baissés.Mais, naturellement,cetteprudence,cettefaçonderuseravecladouleur,defermerleurgardepourrefuserlecombatétaientmalrécompensées.Enmêmetempsqu’ilsévitaient cet effondrement dont ils ne voulaient à aucun prix, ils seprivaient en effet de ces moments, en somme assez fréquents, où ilspouvaientoublierlapestedanslesimagesdeleurréunionàvenir.Etparlà,échouésàmi-distancedecesabîmesetdecessommets, ilsflottaientplutôtqu’ilsnevivaient,abandonnésàdes jourssansdirectionetàdessouvenirsstériles,ombreserrantesquin’auraientpuprendreforcequ’enacceptantdes’enracinerdanslaterredeleurdouleur.

Ilséprouvaientainsi lasouffranceprofondedetouslesprisonniersetdetouslesexilés,quiestdevivreavecunemémoirequinesertàrien.Cepassémême auquel ils réfléchissaient sans cesse n’avait que le goût duregret. Ils auraient voulu, en effet, pouvoir lui ajouter tout ce qu’ilsdéploraient de n’avoir pas fait quand ils pouvaient encore le faire avecceluioucellequ’ilsattendaient–demêmequ’àtouteslescirconstances,même relativement heureuses, de leur vie de prisonniers, ils mêlaientl’absent,etcequ’ilsétaientalorsnepouvait lessatisfaire.Impatientsdeleurprésent,ennemisdeleurpasséetprivésd’avenir,nousressemblionsbienainsiàceuxque la justiceou lahainehumainesfontvivrederrièredes barreaux. Pour finir, le seul moyen d’échapper à ces vacancesinsupportables était de faire marcher à nouveau les trains parl’imagination et de remplir les heures avec les carillons répétés d’unesonnettepourtantobstinémentsilencieuse.

Mais si c’était l’exil,dans lamajoritédes cas c’était l’exil chez soi.Etquoiquelenarrateurn’aitconnuquel’exildetoutlemonde,ilnedoitpasoublier ceux, comme le journaliste Rambert ou d’autres, pour qui, aucontraire,lespeinesdelaséparations’amplifièrentdufaitque,voyageurssurprisparlapesteetretenusdanslaville,ilssetrouvaientéloignésàlafois de l’être qu’ils ne pouvaient rejoindre et du pays qui était le leur.Dansl’exilgénéral,ilsétaientlesplusexilés,carsiletempssuscitaitchezeux, comme chez tous, l’angoisse qui lui est propre, ils étaient attachésaussià l’espaceetseheurtaientsanscesseauxmursquiséparaient leurrefuge empesté de leur patrie perdue. C’étaient eux sans doute qu’on

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voyaiterreràtouteheuredujourdanslavillepoussiéreuse,appelantensilencedessoirsqu’ilsétaientseulsàconnaître,etlesmatinsdeleurpays.Ilsnourrissaientalors leurmaldesignes impondérablesetdemessagesdéconcertantscommeunvold’hirondelles,uneroséedecouchant,oucesrayonsbizarresquelesoleilabandonneparfoisdanslesruesdésertes.Cemondeextérieurquipeuttoujourssauverdetout, ils fermaient lesyeuxsur lui, entêtés qu’ils étaient à caresser leurs chimères trop réelles et àpoursuivrede toutes leurs forces les imagesd’une terreoùunecertainelumière, deux ou trois collines, l’arbre favori et des visages de femmescomposaientunclimatpoureuxirremplaçable.

Pour parler enfin plus expressément des amants, qui sont les plusintéressantsetdontlenarrateurestpeut-êtremieuxplacépourparler,ilsse trouvaient tourmentés encore par d’autres angoisses au nombredesquelles il faut signaler le remords. Cette situation, en effet, leurpermettait de considérer leur sentiment avec une sorte de fiévreuseobjectivité. Et il était rare que, dans ces occasions, leurs propresdéfaillances ne leur apparussent pas clairement. Ils en trouvaient lapremièreoccasiondansladifficultéqu’ilsavaientàimaginerprécisémentles faits et gestes de l’absent. Ils déploraient alors l’ignorance où ilsétaient de son emploi du temps ; ils s’accusaient de la légèreté aveclaquelleilsavaientnégligédes’eninformeretfeintdecroireque,pourunêtrequiaime,l’emploidutempsdel’aimén’estpaslasourcedetouteslesjoies. Il leur était facile, à partir de cemoment, de remonter dans leuramour et d’en examiner les imperfections. En temps ordinaire, noussavionstous,consciemmentounon,qu’iln’estpasd’amourquinepuissese surpasser, et nous acceptions pourtant, avec plus ou moins detranquillité, que le nôtre demeurâtmédiocre.Mais le souvenir est plusexigeant. Et, de façon très conséquente, cemalheur qui nous venait del’extérieur, et qui frappait toute une ville, ne nous apportait passeulementunesouffranceinjustedontnousaurionspunousindigner.Ilnous provoquait aussi à nous faire souffrir nous-mêmes et nous faisaitainsiconsentiràladouleur.C’étaitlàunedesfaçonsqu’avaitlamaladiededétournerl’attentionetdebrouillerlescartes.

Ainsi,chacundutaccepterdevivreau jour le jour,etseulen faceduciel.Cetabandongénéralquipouvaità la longuetremper lescaractèrescommençait pourtant par les rendre futiles. Pour certains de nosconcitoyens, par exemple, ils étaient alors soumis à un autre esclavagequi lesmettait au servicedu soleil etde lapluie. Il semblait, à lesvoir,

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qu’ils recevaient pour la première fois, et directement, l’impression dutempsqu’il faisait. Ils avaient lamine réjouie sur la simple visited’unelumièredorée,tandisquelesjoursdepluiemettaientunvoileépaissurleurs visages et leurs pensées. Ils échappaient, quelques semaines plustôt, à cette faiblesse et à cet asservissement déraisonnable parce qu’ilsn’étaientpasseulsen facedumondeetque,dansunecertainemesure,l’être qui vivait avec eux se plaçait devant leur univers. À partir de cetinstant,aucontraire,ilsfurentapparemmentlivrésauxcapricesduciel,c’est-à-direqu’ilssouffrirentetespérèrentsansraison.

Danscesextrémitésdelasolitude,enfin,personnenepouvaitespérerl’aide du voisin et chacun restait seul avec sa préoccupation. Si l’und’entrenous,parhasard,essayaitdeseconfieroudedirequelquechosedesonsentiment,laréponsequ’ilrecevait,quellequ’ellefût,leblessaitlaplupart du temps. Il s’apercevait alors que son interlocuteur et lui neparlaient pas de la même chose. Lui, en effet, s’exprimait du fond delonguesjournéesderuminationetdesouffrancesetl’imagequ’ilvoulaitcommuniquer avait cuit longtemps au feu de l’attente et de la passion.L’autre,aucontraire,imaginaituneémotionconventionnelle, ladouleurqu’on vend sur les marchés, une mélancolie de série. Bienveillante ouhostile, la réponse tombait toujours à faux, il fallait y renoncer. Ou dumoins,pourceuxàquilesilenceétaitinsupportable,etpuisquelesautresnepouvaienttrouverlevrailangageducœur,ilsserésignaientàadopterlalanguedesmarchésetàparler,euxaussi,surlemodeconventionnel,celuide lasimplerelationetdufaitdivers,de lachroniquequotidienneenquelquesorte.Làencore,lesdouleurslesplusvraiesprirentl’habitudedesetraduiredanslesformulesbanalesdelaconversation.C’estàceprixseulement que les prisonniers de la peste pouvaient obtenir lacompassiondeleurconciergeoul’intérêtdeleursauditeurs.

Cependant,etc’est leplusimportant,sidouloureusesquefussentcesangoisses,si lourdàporterque fûtcecœurpourtantvide,onpeutbiendire que ces exilés, dans la première période de la peste, furent desprivilégiés.Aumomentmême, en effet, où lapopulation commençait às’affoler, leur pensée était tout entière tournée vers l’être qu’ilsattendaient. Dans la détresse générale, l’égoïsme de l’amour lespréservait, et, s’ils pensaient à la peste, ce n’était jamais que dans lamesureoùelledonnaità leurséparationdesrisquesd’êtreéternelle. Ilsapportaientainsiaucœurmêmede l’épidémieunedistraction salutairequ’on était tenté de prendre pour du sang-froid. Leur désespoir les

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sauvaitdelapanique,leurmalheuravaitdubon.Parexemple,s’ilarrivaitque l’und’eux fûtemportépar lamaladie, c’étaitpresque toujours sansqu’il pût y prendre garde. Tiré de cette longue conversation intérieurequ’ilsoutenaitavecuneombre, ilétaitalors jetésanstransitionauplusépaissilencedelaterre.Iln’avaiteuletempsderien.

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Pendantquenosconcitoyensessayaientdes’arrangeraveccesoudainexil, lapestemettaitdesgardesauxportesetdétournait lesnaviresquifaisaient route vers Oran. Depuis la fermeture, pas un véhicule n’étaitentré dans la ville. À partir de ce jour-là, on eut l’impression que lesautomobilessemettaientàtournerenrond.Leportprésentaitaussiunaspect singulier, pour ceux qui le regardaient du haut des boulevards.L’animation habituelle qui en faisait l’un des premiers ports de la côtes’étaitbrusquementéteinte.Quelquesnaviresmaintenusenquarantaines’yvoyaientencore.Mais,surlesquais,degrandesgruesdésarmées,leswagonnets renversés sur le flanc,despiles solitairesde fûtsoude sacs,témoignaientquelecommerce,luiaussi,étaitmortdelapeste.

Malgré ces spectacles inaccoutumés, nos concitoyens avaientapparemment du mal à comprendre ce qui leur arrivait. Il y avait lessentimentscommunscommelaséparationoulapeur,maisoncontinuaitaussi de mettre au premier plan les préoccupations personnelles.Personnen’avaitencoreacceptéréellementlamaladie.Laplupartétaientsurtout sensiblesà cequidérangeait leurshabitudesouatteignait leursintérêts.Ilsenétaientagacésouirritésetcenesontpaslàdessentimentsqu’onpuisseopposeràlapeste.Leurpremièreréaction,parexemple,futd’incriminer l’administration. La réponse du préfet en présence descritiquesdont lapresse se faisait l’écho («Nepourrait-on envisagerunassouplissement des mesures envisagées ? ») fut assez imprévue.Jusqu’ici, ni les journaux ni l’agence Ransdoc n’avaient reçucommunication officielle des statistiques de la maladie. Le préfet lescommuniqua, jour après jour, à l’agence, en la priant d’en faire uneannoncehebdomadaire.

Làencore,cependant, laréactiondupublicnefutpas immédiate.Eneffet,l’annoncequelatroisièmesemainedepesteavaitcomptétroiscentdeux morts ne parlait pas à l’imagination. D’une part, tous peut-êtren’étaient pas morts de la peste. Et, d’autre part, personne en ville nesavait combien,en tempsordinaire, ilmouraitdegenspar semaine.Laville avait deux centmille habitants.On ignorait si cette proportion dedécès était normale. C’est même le genre de précisions dont on ne se

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préoccupe jamais,malgré l’intérêtévidentqu’ellesprésentent.Lepublicmanquait, enquelque sorte, depoints de comparaison.Cen’est qu’à lalongue, en constatant l’augmentation des décès, que l’opinion pritconsciencede lavérité.La cinquièmesemainedonnaeneffet trois centvingt et un morts et la sixième, trois cent quarante-cinq. Lesaugmentations, du moins, étaient éloquentes. Mais elles n’étaient pasassez fortes pour que nos concitoyens ne gardassent, aumilieu de leurinquiétude,l’impressionqu’ils’agissaitd’unaccidentsansdoutefâcheux,maisaprèstouttemporaire.

Ils continuaient ainsi de circuler dans les rues et de s’attabler à laterrassedescafés.Dansl’ensemble,ilsn’étaientpaslâches,échangeaientplus de plaisanteries que de lamentations et faisaient mine d’accepteravec bonne humeur des inconvénients évidemment passagers. Lesapparencesétaientsauvées.Verslafindumoiscependant,etàpeuprèspendant la semaine de prières dont il sera question plus loin, destransformations plus graves modifièrent l’aspect de notre ville. Toutd’abord,lepréfetpritdesmesuresconcernantlacirculationdesvéhiculesetleravitaillement.Leravitaillementfutlimitéetl’essencerationnée.Onprescrivit même des économies d’électricité. Seuls, les produitsindispensables parvinrent par la route et par l’air, à Oran. C’est ainsiqu’onvit la circulationdiminuerprogressivement jusqu’àdeveniràpeuprèsnulle,desmagasinsde luxe fermerdu jourau lendemain,d’autresgarnir leurs vitrines de pancartes négatives, pendant que des filesd’acheteursstationnaientdevantleursportes.

Oranpritainsiunaspectsingulier.Lenombredespiétonsdevintplusconsidérable etmême, aux heures creuses, beaucoup de gens réduits àl’inaction par la fermeture des magasins ou de certains bureauxemplissaientlesruesetlescafés.Pourlemoment,ilsn’étaientpasencoreen chômage, mais en congé. Oran donnait alors, vers trois heures del’après-midi par exemple, et sous un beau ciel, l’impression trompeused’unecitéenfêtedontoneûtarrêtélacirculationetfermélesmagasinspourpermettreledéroulementd’unemanifestationpublique,etdontleshabitantseussentenvahilesruespourparticiperauxréjouissances.

Naturellement,lescinémasprofitaientdececongégénéraletfaisaientdegrossesaffaires.Maislescircuitsquelesfilmsaccomplissaientdansledépartement étaient interrompus. Au bout de deux semaines, lesétablissements furent obligés d’échanger leurs programmes, et, aprèsquelque temps, lescinémas finirentparprojeter toujours lemême film.

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Leursrecettescependantnediminuaientpas.

Les cafés enfin, grâce aux stocks considérables accumulés dans unevilleoùlecommercedesvinsetdesalcoolstientlapremièreplace,purentégalement alimenter leurs clients. À vrai dire, on buvait beaucoup. Uncaféayantaffichéque«levinprobetuelemicrobe»,l’idéedéjànaturelleaupublicquel’alcoolpréservaitdesmaladiesinfectieusessefortifiadansl’opinion. Toutes les nuits, vers deux heures, un nombre assezconsidérable d’ivrognes expulsés des cafés emplissaient les rues et s’yrépandaientenproposoptimistes.

Maistousceschangements,dansunsens,étaientsiextraordinairesets’étaientaccomplissirapidementqu’iln’étaitpasfaciledelesconsidérercomme normaux et durables. Le résultat est que nous continuions àmettreaupremierplannossentimentspersonnels.

En sortant de l’hôpital, deux jours après la fermeture des portes, ledocteurRieux rencontraCottard qui leva vers lui le visagemêmede lasatisfaction.Rieuxlefélicitadesamine.

–Oui, ça va tout à fait bien, dit le petit homme.Dites-moi, docteur,cettesacréepeste,hein!çacommenceàdevenirsérieux.

Le docteur le reconnut. Et l’autre constata avec une sorted’enjouement:

–Iln’yapasderaisonqu’elles’arrêtemaintenant.Toutvaêtresensdessusdessous.

Ils marchèrent un moment ensemble. Cottard racontait qu’un grosépicier de son quartier avait stocké des produits alimentaires pour lesvendreauprix fortetqu’onavaitdécouvertdesboîtesdeconservesoussonlit,quandonétaitvenulechercherpourl’emmeneràl’hôpital.«Ilyestmort.Lapeste,çanepaiepas.»Cottardétaitainsipleind’histoires,vraies ou fausses, sur l’épidémie. On disait, par exemple, que dans lecentre,unmatin,unhommeprésentantlessignesdelapeste,etdansledélire de la maladie, s’était précipité au-dehors, jeté sur la premièrefemmerencontréeetl’avaitétreinteencriantqu’ilavaitlapeste.

–Bon ! remarquaitCottard, surun ton aimablequin’allait pas avecsonaffirmation,nousallonstousdevenirfous,c’estsûr.

Demême,l’après-mididumêmejour,JosephGrandavaitfiniparfairedes confidences personnelles au docteur Rieux. Il avait aperçu laphotographie de Mme Rieux sur le bureau et avait regardé le docteur.

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Rieuxréponditquesafemmesesoignaithorsdelaville.«Dansunsens,avaitditGrand, c’estunechance.»Ledocteur réponditquec’étaitunechancesansdouteetqu’ilfallaitespérerseulementquesafemmeguérît.

–Ah!fitGrand,jecomprends.

Et pour la première fois depuis que Rieux le connaissait, il semit àparler d’abondance. Bien qu’il cherchât encore ses mots, il réussissaitpresquetoujoursàlestrouvercommesi,depuislongtemps,ilavaitpenséàcequ’ilétaitentraindedire.

Ils’étaitmariéfortjeuneavecunejeunefillepauvredesonvoisinage.C’étaitmêmepoursemarierqu’ilavaitinterrompusesétudesetprisunemploi.NiJeanneni luinesortaient jamaisde leurquartier. Ilallait lavoir chez elle, et lesparentsdeJeanne riaientunpeude ceprétendantsilencieuxetmaladroit.Lepèreétait cheminot.Quand ilétaitderepos,on le voyait toujours assis dans un coin, près de la fenêtre, pensif,regardant le mouvement de la rue, ses mains énormes à plat sur lescuisses. Lamère était toujours auménage, Jeanne l’aidait. Elle était simenuequeGrandnepouvaitlavoirtraverseruneruesansêtreangoissé.Les véhicules lui paraissaient alors démesurés. Un jour, devant uneboutique deNoël, Jeanne, qui regardait la vitrine avec émerveillement,s’étaitrenverséeversluiendisant:«Quec’estbeau!»Illuiavaitserrélepoignet.C’estainsiquelemariageavaitétédécidé.

Lerestedel’histoire,selonGrand,étaittrèssimple.Ilenestainsipourtout le monde : on se marie, on aime encore un peu, on travaille. Ontravailletantqu’onenoublied’aimer.Jeanneaussitravaillait,puisquelespromessesduchefdebureaun’avaientpasététenues.Ici,ilfallaitunpeud’imagination pour comprendre ce que voulait dire Grand. La fatigueaidant, il s’était laissé aller, il s’était tudeplus enplus et il n’avait passoutenu sa jeune femmedans l’idéequ’elle était aimée.Unhommequitravaille,lapauvreté,l’avenirlentementfermé,lesilencedessoirsautourde la table, il n’y a pas de place pour la passion dans un tel univers.Probablement,Jeanneavaitsouffert.Elleétaitrestéecependant:ilarrivequ’on souffre longtemps sans le savoir. Les années avaient passé. Plustard,elleétaitpartie.Bienentendu,ellen’étaitpaspartieseule.«Jet’aibienaimé,maismaintenantjesuisfatiguée…Jenesuispasheureusedepartir,maisonn’apasbesoind’êtreheureuxpourrecommencer.»C’est,engros,cequ’elleluiavaitécrit.

Joseph Grand à son tour avait souffert. Il aurait pu recommencer,

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commeleluifitremarquerRieux.Maisvoilà,iln’avaitpaslafoi.

Simplement, il pensait toujours à elle. Ce qu’il aurait voulu, c’est luiécrire une lettre pour se justifier. « Mais c’est difficile, disait-il. Il y alongtempsquej’ypense.Tantquenousnoussommesaimés,nousnoussommes compris sans paroles. Mais on ne s’aime pas toujours. À unmomentdonné,j’auraisdûtrouverlesmotsquil’auraientretenue,maisje n’ai pas pu. » Grand se mouchait dans une sorte de serviette àcarreaux.Puisils’essuyaitlesmoustaches.Rieuxleregardait.

– Excusez-moi, docteur, dit le vieux, mais, comment dire ?… J’aiconfiance en vous. Avec vous, je peux parler. Alors, ça me donne del’émotion.

Visiblement,Grandétaitàmillelieuesdelapeste.

Lesoir,Rieuxtélégraphiaitàsa femmeque lavilleétait fermée,qu’ilallait bien, qu’elle devait continuer de veiller sur elle-même et qu’ilpensaitàelle.

Troissemainesaprèslafermeturedesportes,Rieuxtrouva,àlasortiedel’hôpital,unjeunehommequil’attendait.

–Jesuppose,luiditcedernier,quevousmereconnaissez.

Rieuxcroyaitleconnaître,maisilhésitait.

– Je suis venu avant ces événements, dit l’autre, vousdemanderdesrenseignements sur les conditions de vie des Arabes. Je m’appelleRaymondRambert.

–Ah!oui,ditRieux.Ehbien,vousavezmaintenantunbeausujetdereportage.

L’autreparaissaitnerveux.Ilditquecen’étaitpascelaetqu’ilvenaitdemanderuneaideaudocteurRieux.

–Jem’enexcuse,ajouta-t-il,mais jeneconnaispersonnedanscettevilleetlecorrespondantdemonjournalalemalheurd’êtreimbécile.

Rieux luiproposademarcher jusqu’àundispensaireducentre,car ilavait quelques ordres à donner. Ils descendirent les ruelles du quartiernègre. Le soir approchait, mais la ville, si bruyante autrefois à cetteheure-là,paraissaitcurieusementsolitaire.Quelquessonneriesdeclairondans le ciel encore doré témoignaient seulement que les militaires sedonnaient l’air de faire leurmétier. Pendant ce temps, le longdes ruesabruptes,entre lesmursbleus,ocreetvioletsdesmaisonsmauresques,

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Rambertparlait,trèsagité.IlavaitlaissésafemmeàParis.Àvraidire,cen’étaitpassafemme,maisc’était lamêmechose.Il luiavaittélégraphiédès la fermeture de la ville. Il avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’unévénementprovisoire et il avait seulement cherchéà correspondreavecelle.Sesconfrèresd’Oranluiavaientditqu’ilsnepouvaientrien,lapostel’avaitrenvoyé,unesecrétairedelapréfectureluiavaitriaunez.Ilavaitfini,aprèsuneattentededeuxheuresdansunefile,parfaireaccepteruntélégrammeoùilavaitinscrit:«Toutvabien.Àbientôt.»

Maislematin,enselevant,l’idéeluiétaitvenuebrusquementqu’aprèstout,ilnesavaitpascombiendetempscelapouvaitdurer.Ilavaitdécidéde partir. Comme il était recommandé (dans son métier, on a desfacilités),ilavaitputoucherledirecteurducabinetpréfectoraletluiavaitditqu’iln’avaitpasderapportavecOran,quecen’étaitpassonaffaired’yrester,qu’ilsetrouvaitlàparaccidentetqu’ilétaitjustequ’onluipermîtde s’en aller, même si, une fois dehors, on devait lui faire subir unequarantaine. Le directeur lui avait dit qu’il comprenait très bien, maisqu’onnepouvaitpasfaired’exception,qu’ilallaitvoir,maisqu’ensommelasituationétaitgraveetquel’onnepouvaitriendécider.

–Maisenfin,avaitditRambert,jesuisétrangeràcetteville.

–Sansdoute,maisaprèstout,espéronsquel’épidémienedurerapas.

Pourfinir,ilavaitessayédeconsolerRambertenluifaisantremarquerqu’ilpouvaittrouveràOranlamatièred’unreportageintéressantetqu’iln’était pas d’événement, tout bien considéré, qui n’eût son bon côté.Ramberthaussaitlesépaules.Onarrivaitaucentredelaville:

–C’eststupide,docteur,vouscomprenez.Jen’aipasétémisaumondepour faire des reportages.Mais peut-être ai-je étémis aumonde pourvivreavecunefemme.Celan’est-ilpasdansl’ordre?

Rieuxditqu’entoutcascelaparaissaitraisonnable.

Surlesboulevardsducentre,cen’étaitpaslafouleordinaire.Quelquespassants se hâtaient vers des demeures lointaines. Aucun ne souriait.Rieuxpensaquec’étaitlerésultatdel’annonceRansdocquisefaisaitcejour-là.Auboutdevingt-quatreheures,nosconcitoyensrecommençaientàespérer.Mais le jourmême, leschiffresétaientencore trop fraisdanslesmémoires.

– C’est que, dit Rambert sans crier gare, elle et moi nous sommesrencontrésdepuispeuetnousnousentendonsbien.

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Rieuxnedisaitrien.

–Mais je vous ennuie, reprit Rambert. Je voulais simplement vousdemandersivousnepouvezpasmefaireuncertificatoùilseraitaffirméquejen’aipascettesacréemaladie.Jecroisquecelapourraitmeservir.

Rieuxapprouvadelatête,ilreçutunpetitgarçonquisejetaitdanssesjambeset leremitdoucementsursespieds. Ilsrepartirentetarrivèrentsur laplaced’Armes.Lesbranchesdes ficus etdespalmierspendaient,immobiles, grises de poussière, autour d’une statue de la République,poudreuseetsale.Ilss’arrêtèrentsouslemonument.Rieuxfrappacontrele sol, l’un après l’autre, ses pieds couverts d’un enduit blanchâtre. Ilregarda Rambert. Le feutre un peu en arrière, le col de chemisedéboutonné sous la cravate,mal rasé, le journalisteavaitunairbuté etboudeur.

– Soyez sûr que je vous comprends, dit enfin Rieux, mais votreraisonnementn’estpasbon.Jenepeuxpasvousfairececertificatparcequ’enfait,j’ignoresivousavezounoncettemaladieetparceque,mêmedanscecas,jenepuispascertifierqu’entrelasecondeoùvoussortirezdemonbureauet celleoùvousentrerezà lapréfecture, vousne serezpasinfecté.Etpuismême…

–Etpuismême?ditRambert.

–Etpuis,mêmesijevousdonnaiscecertificat,ilnevousserviraitderien.

–Pourquoi?

–Parcequ’ilyadanscettevilledesmilliersd’hommesdansvotrecasetqu’onnepeutcependantpasleslaissersortir.

–Maiss’ilsn’ontpaslapesteeux-mêmes?

–Cen’estpasuneraisonsuffisante.Cettehistoireeststupide, jesaisbien,maisellenousconcernetous.Ilfautlaprendrecommeelleest.

–Maisjenesuispasd’ici!

–Àpartirdemaintenant,hélas!vousserezd’icicommetoutlemonde.

L’autres’animait:

– C’est une question d’humanité, je vous le jure. Peut-être ne vousrendez-vouspascomptedecequesignifieuneséparationcommecelle-cipourdeuxpersonnesquis’entendentbien.

Rieuxne réponditpas toutde suite.Puis il ditqu’il croyaitqu’il s’en

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rendaitcompte.Detoutessesforces,ildésiraitqueRambertretrouvâtsafemmeetquetousceuxquis’aimaientfussentréunis,maisilyavaitdesarrêtésetdes lois, ilyavait lapeste,sonrôleà luiétaitde fairecequ’ilfallait.

–Non,ditRambertavecamertume,vousnepouvezpascomprendre.Vousparlezlelangagedelaraison,vousêtesdansl’abstraction.

LedocteurlevalesyeuxsurlaRépubliqueetditqu’ilnesavaitpass’ilparlaitlelangagedelaraison,maisilparlaitlelangagedel’évidenceetcen’étaitpasforcémentlamêmechose.Lejournalisterajustaitsacravate:

–Alors,celasignifiequ’ilfautquejemedébrouilleautrement?Mais,reprit-ilavecunesortededéfi,jequitteraicetteville.

Ledocteurditqu’illecomprenaitencore,maisquecelaneleregardaitpas.

–Si,celavousregarde,fitRambertavecunéclatsoudain.Jesuisvenuversvousparcequ’onm’aditquevousaviezeuunegrandepartdanslesdécisions prises. J’ai pensé alors que, pour un cas au moins, vouspourriez défaire ce que vous aviez contribué à faire.Mais cela vous estégal.Vousn’avezpenséàpersonne.Vousn’avezpastenucomptedeceuxquiétaientséparés.

Rieuxreconnutque,dansunsens,celaétaitvrai,iln’avaitpasvouluentenircompte.

–Ah!jevois,fitRambert,vousallezparlerdeservicepublic.Maislebienpublicestfaitdubonheurdechacun.

–Allons,ditledocteurquisemblaitsortird’unedistraction,ilyacelaet il y a autre chose. Il ne faut pas juger.Mais vous avez tort de vousfâcher.Sivouspouvezvoustirerdecetteaffaire,j’enseraiprofondémentheureux.Simplement,ilyadeschosesquemafonctionm’interdit.

L’autresecoualatêteavecimpatience.

–Oui,j’aitortdemefâcher.Etjevousaiprisassezdetempscommecela.

Rieuxluidemandadeleteniraucourantdesesdémarchesetdenepasluigarderrancune.Ilyavaitsûrementunplansurlequelilspouvaientserencontrer.Rambertparutsoudainperplexe:

– Je le crois, dit-il, après un silence, oui, je le crois malgré moi etmalgrétoutcequevousm’avezdit.

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Ilhésita:

–Maisjenepuispasvousapprouver.

Ilbaissa son feutre sur le frontetpartitd’unpas rapide.Rieux levitentrerdansl’hôteloùhabitaitJeanTarrou.

Aprèsunmoment,ledocteursecoualatête.Lejournalisteavaitraisondanssonimpatiencedebonheur.Maisavait-ilraisonquandill’accusait?«Vousvivezdansl’abstraction.»Était-cevraimentl’abstractionquecesjournées passées dans son hôpital où la peste mettait les bouchéesdoubles, portant à cinq cents le nombre moyen des victimes parsemaine ? Oui, il y avait dans le malheur une part d’abstraction etd’irréalité. Mais quand l’abstraction se met à vous tuer, il faut biens’occuperdel’abstraction.EtRieuxsavaitseulementquecen’étaitpasleplus facile. Ce n’était pas facile, par exemple, de diriger cet hôpitalauxiliaire(ilyenavaitmaintenanttrois)dontilétaitchargé.Ilavaitfaitaménager dans une pièce, donnant sur la salle de consultations, unechambre de réception. Le sol creusé formait un lac d’eau crésylée aucentreduquel se trouvaitun îlotdebriques.Lemaladeétait transportésursonîle,déshabillérapidementetsesvêtementstombaientdansl’eau.Lavé,séché,recouvertdelachemiserugueusedel’hôpital,ilpassaitauxmainsdeRieux,puisonletransportaitdansl’unedessalles.Onavaitétéobligé d’utiliser les préaux d’une école qui contenaitmaintenant, et entout, cinq cents lits dont la presque totalité était occupée. Après laréception du matin qu’il dirigeait lui-même, les malades vaccinés, lesbubonsincisés,Rieuxvérifiaitencorelesstatistiques,etretournaitàsesconsultationsdel’après-midi.Danslasoiréeenfin,ilfaisaitsesvisitesetrentraittarddanslanuit.Lanuitprécédente,samèreavaitremarqué,enluitendantuntélégrammedeMmeRieuxjeune,quelesmainsdudocteurtremblaient.

–Oui,disait-il,maisenpersévérant,jeseraimoinsnerveux.

Ilétaitvigoureuxetrésistant.Enfait,iln’étaitpasencorefatigué.Maissesvisites,parexemple, luidevenaient insupportables.Diagnostiquer lafièvre épidémique revenait à faire enlever rapidement lemalade. Alorscommençaient l’abstraction et la difficulté en effet, car la famille dumaladesavaitqu’elleneverraitpluscedernierqueguérioumort«Pitié,docteur ! » disait Mme Loret, la mère de la femme de chambre quitravaillaità l’hôteldeTarrou.Quesignifiaitcela?Bienentendu, ilavaitpitié.Maiscelanefaisaitavancerpersonne.Ilfallaittéléphoner.Bientôt

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letimbredel’ambulancerésonnait.Lesvoisins,audébut,ouvraientleursfenêtres et regardaient. Plus tard, ils les fermaient avec précipitation.Alorscommençaientlesluttes,leslarmes,lapersuasion,l’abstractionensomme.Danscesappartementssurchauffésparlafièvreetl’angoisse,desscènes de folie se déroulaient. Mais le malade était emmené. Rieuxpouvaitpartir.

Lespremièresfois,ils’étaitbornéàtéléphoneretàcourirversd’autresmalades,sansattendrel’ambulance.Maislesparentsavaientalorsferméleurporte,préférantletête-à-têteaveclapesteàuneséparationdontilsconnaissaient maintenant l’issue. Cris, injonctions, interventions de lapolice, et, plus tard, de la force armée, le malade était pris d’assaut.Pendantlespremièressemaines,Rieuxavaitétéobligéderesterjusqu’àl’arrivéedel’ambulance.Ensuite,quandchaquemédecinfutaccompagnédans ses tournées par un inspecteur volontaire, Rieux put courir d’unmalade à l’autre. Mais dans les commencements, tous les soirs furentcomme ce soir où, entré chez Mme Loret, dans un petit appartementdécoréd’éventailsetdefleursartificielles, il futreçupar lamèrequi luiditavecunsouriremaldessiné:

–J’espèrebienquecen’estpaslafièvredonttoutlemondeparle.

Et lui, relevant drap et chemise, contemplait en silence les tachesrouges sur le ventre et les cuisses, l’enflure des ganglions. La mèreregardait entre les jambesde sa fille et criait, sanspouvoir sedominer.Touslessoirsdesmèreshurlaientainsi,avecunairabstrait,devantdesventres offerts avec tous leurs signes mortels, tous les soirs des brass’agrippaientàceuxdeRieux,desparolesinutiles,despromessesetdespleurs se précipitaient, tous les soirs des timbres d’ambulancedéclenchaient des crises aussi vaines que toute douleur. Et au bout decettelonguesuitedesoirstoujourssemblables,Rieuxnepouvaitespérerrien d’autre qu’une longue suite de scènes pareilles, indéfinimentrenouvelées. Oui, la peste, comme l’abstraction, était monotone. Uneseulechosepeut-êtrechangeaitetc’étaitRieuxlui-même.Illesentaitcesoir-là,aupieddumonumentàlaRépublique,conscientseulementdeladifficile indifférence qui commençait à l’emplir, regardant toujours laported’hôteloùRambertavaitdisparu.

Auboutdecessemainesharassantes,aprèstouscescrépusculesoùlavillesedéversaitdanslesruespourytournerenrond,Rieuxcomprenaitqu’il n’avait plus à se défendre contre la pitié.On se fatigue de la pitié

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quand la pitié est inutile. Et dans la sensation de ce cœur fermélentement sur lui-même, le docteur trouvait le seul soulagement de cesjournées écrasantes. Il savait que sa tâche en serait facilitée. C’estpourquoiils’enréjouissait.Lorsquesamère,lerecevantàdeuxheuresdumatin, s’affligeait du regard vide qu’il posait sur elle, elle déploraitprécisément le seul adoucissement que Rieux pût alors recevoir. Pourlutter contre l’abstraction, il fautunpeu lui ressembler.Mais commentcelapouvait-ilêtresensibleàRambert?L’abstractionpourRambertétaittout cequi s’opposait à sonbonheur.Et à la vérité,Rieux savait que lejournaliste avait raison, dans un certain sens.Mais il savait aussi qu’ilarrivequel’abstractionsemontreplusfortequelebonheuretqu’il fautalors,etseulement,entenircompte.C’estcequidevaitarriveràRambertet le docteur put l’apprendre dans le détail par des confidences queRambertluifitultérieurement.Ilputainsisuivre,etsurunnouveauplan,cette espèce de luttemorne entre le bonheur de chaque homme et lesabstractionsde lapeste,quiconstituatoute laviedenotrecitépendantcettelonguepériode.

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Maislàoùlesunsvoyaientl’abstraction,d’autresvoyaientlavérité.Lafin du premier mois de peste fut assombrie en effet par unerecrudescence marquée de l’épidémie et un prêche véhément du pèrePaneloux, le jésuite qui avait assisté le vieux Michel au début de samaladie. Le père Paneloux s’était déjà distingué par des collaborationsfréquentes au bulletin de la Société géographique d’Oran, où sesreconstitutionsépigraphiques faisaientautorité.Mais il avaitgagnéuneaudienceplus étendueque celled’un spécialiste en faisantune sériedeconférences sur l’individualisme moderne. Il s’y était fait le défenseurchaleureuxd’unchristianismeexigeant,égalementéloignédulibertinagemoderne et de l’obscurantisme des siècles passés. À cette occasion, iln’avait pas marchandé de dures vérités à son auditoire. De là, saréputation.

Or, vers la fin de cemois, les autorités ecclésiastiques de notre villedécidèrent de lutter contre la peste par leurs propres moyens, enorganisant une semaine de prières collectives. Cesmanifestations de lapiétépubliquedevaientseterminerledimancheparunemessesolennelleplacéesousl’invocationdesaintRoch,lesaintpestiféré.Àcetteoccasion,on avait demandé au père Paneloux de prendre la parole. Depuis unequinzainedejours,celui-cis’étaitarrachéàsestravauxsursaintAugustinet l’Église africaine qui lui avaient conquis une place à part dans sonordre. D’une nature fougueuse et passionnée, il avait accepté avecrésolutionlamissiondontonlechargeait.Longtempsavantceprêche,onenparlaitdéjàenville et ilmarqua,à samanière,unedate importantedansl’histoiredecettepériode.

La semaine fut suivie par un nombreux public. Ce n’est pas qu’entemps ordinaire les habitants d’Oran soient particulièrement pieux. Ledimanche matin, par exemple, les bains de mer font une concurrencesérieuseàlamesse.Cen’étaitpasnonplusqu’unesubiteconversionleseûtilluminés.Mais,d’unepart,lavilleferméeetleportinterdit,lesbainsn’étaient plus possibles, et, d’autre part, ils se trouvaient dans un étatd’esprit bien particulier où, sans avoir admis au fond d’eux-mêmes lesévénements surprenants qui les frappaient, ils sentaient bien,

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évidemment, que quelque chose était changé. Beaucoup cependantespéraient toujours que l’épidémie allait s’arrêter et qu’ils seraientépargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encoreobligésàrien.Lapesten’étaitpoureuxqu’unevisiteusedésagréablequidevait partir un jour puisqu’elle était venue. Effrayés, mais nondésespérés, le moment n’était pas encore arrivé où la peste leurapparaîtrait comme la forme même de leur vie et où ils oublieraientl’existenceque, jusqu’àelle, ilsavaientpumener.Ensomme, ilsétaientdans l’attente. À l’égard de la religion, comme de beaucoup d’autresproblèmes, la peste leur avait donné une tournure d’esprit singulière,aussiéloignéede l’indifférencequede lapassionetqu’onpouvaitassezbiendéfinirparlemot«objectivité».Laplupartdeceuxquisuivirentlasemainede prières auraient fait leur, par exemple, le propos qu’undesfidèlesdevaittenirdevantledocteurRieux:«Detoutefaçon,çanepeutpas faire demal. »Tarrou lui-même, après avoir notédans ses carnetsquelesChinois,enpareilcas,vontjouerdutambourindevantlegéniedela peste, remarquait qu’il était absolument impossible de savoir si, enréalité, le tambourin se montrait plus efficace que les mesuresprophylactiques. Il ajoutait seulementque,pour trancher laquestion, ileûtfalluêtrerenseignésurl’existenced’ungéniedelapesteetquenotreignorancesurcepointstérilisaittouteslesopinionsqu’onpouvaitavoir.

Lacathédraledenotreville,entoutcas,futàpeuprèsremplieparlesfidèles pendant toute la semaine. Les premiers jours, beaucoupd’habitantsrestaientencoredanslesjardinsdepalmiersetdegrenadiersquis’étendentdevantleporche,pourécouterlamaréed’invocationsetdeprièresqui refluaient jusquedans les rues.Peuàpeu, l’exempleaidant,lesmêmesauditeurssedécidèrentàentreretàmêlerunevoixtimideauxréponsdel’assistance.Etledimanche,unpeupleconsidérableenvahitlanef, débordant jusque sur le parvis et les derniers escaliers. Depuis laveille, le ciel s’était assombri, la pluie tombait à verse. Ceux qui setenaient dehors avaient ouvert leurs parapluies. Une odeur d’encens etd’étoffes mouillées flottait dans la cathédrale quand le père Panelouxmontaenchaire.

Ilétaitdetaillemoyenne,maistrapu.Quandils’appuyasurlerebordde la chaire, serrant le bois entre ses grosses mains, on ne vit de luiqu’une forme épaisse et noire surmontée des deux taches de ses joues,rubicondes sous les lunettesd’acier. Il avait une voix forte, passionnée,qui portait loin, et lorsqu’il attaqua l’assistance d’une seule phrase

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véhémente etmartelée : «Mes frères, vous êtes dans lemalheur,mesfrères, vous l’avez mérité », un remous parcourut l’assistance jusqu’auparvis.

Logiquement, cequi suivitne semblait pas se raccorder à cet exordepathétique.Cefutlasuitedudiscoursquifitseulementcomprendreànosconcitoyensque,parunprocédéoratoirehabile, lepèreavaitdonnéenuneseulefois,commeonassèneuncoup,lethèmedesonprêcheentier.Paneloux,toutdesuiteaprèscettephrase,eneffet,citaletextedel’ExoderelatifàlapesteenÉgypteetdit:«Lapremièrefoisquecefléauapparaîtdansl’histoire,c’estpourfrapperlesennemisdeDieu.Pharaons’opposeauxdesseinséternelsetlapestelefaitalorstomberàgenoux.Depuisledébutdetoutel’histoire,lefléaudeDieumetàsespiedslesorgueilleuxetlesaveugles.Méditezcelaettombezàgenoux.»

Lapluie redoublait au-dehors et cettedernièrephrase,prononcéeaumilieud’unsilenceabsolu,renduplusprofondencoreparlecrépitementde l’averse sur les vitraux, retentit avec un tel accent que quelquesauditeurs, après une seconde d’hésitation, se laissèrent glisser de leurchaisesurleprie-Dieu.D’autrescrurentqu’ilfallaitsuivreleurexemplesibienque,deprocheenproche,sansunautrebruitquelecraquementdequelqueschaises,toutl’auditoiresetrouvabientôtàgenoux.Panelouxseredressaalors,respiraprofondémentetrepritsuruntondeplusenplusaccentué:«Si,aujourd’hui,lapestevousregarde,c’estquelemomentderéfléchirestvenu.Lesjustesnepeuventcraindrecela,maislesméchantsont raison de trembler. Dans l’immense grange de l’univers, le fléauimplacablebattra lebléhumain jusqu’à ceque lapaille soit séparéedugrain.Ilyauraplusdepaillequedegrain,plusd’appelésqued’élus,etcemalheur n’a pas été voulu par Dieu. Trop longtemps, ce monde acomposé avec lemal, trop longtemps, il s’est reposé sur lamiséricordedivine. Il suffisait du repentir, tout était permis. Et pour le repentir,chacun se sentait fort. Le moment venu, on l’éprouverait assurément.D’icilà,leplusfacileétaitdeselaisseraller,lamiséricordedivineferaitlereste.Ehbien,celanepouvaitdurer.Dieuqui,pendantsi longtemps,apenchésurleshommesdecettevillesonvisagedepitié,lasséd’attendre,déçudanssonéternelespoir,vientdedétournersonregard.Privésdelalumière de Dieu, nous voici pour longtemps dans les ténèbres de lapeste!»

Dans la salle quelqu’un s’ébroua, commeun cheval impatient. Aprèsune courte pause, le père reprit, sur un ton plus bas : «On lit dans la

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Légende doréequ’au temps du roi Humbert, en Lombardie, l’Italie futravagée d’une peste si violente qu’à peine les vivants suffisaient-ils àenterrerlesmortsetcettepestesévissaitsurtoutàRomeetàPavie.Etunbonange apparut visiblement, qui donnait des ordres aumauvais angequiportaitunépieudechasseetilluiordonnaitdefrapperlesmaisons;et autant de fois qu’unemaison recevait de coups, autant y avait-il demortsquiensortaient.»

Paneloux tendit ici ses deux bras courts dans la direction du parvis,comme s’il montrait quelque chose derrière le rideau mouvant de lapluie :«Mes frères,dit-il avec force, c’est lamêmechassemortellequicourt aujourd’hui dans nos rues. Voyez-le, cet ange de la peste, beaucommeLuciferetbrillantcomme lemal lui-même,dresséau-dessusdevostoits,lamaindroiteportantl’épieurougeàhauteurdesatête,lamaingauchedésignantl’unedevosmaisons.Àl’instant,peut-être,sondoigtsetend vers votreporte, l’épieu résonne sur le bois ; à l’instant encore, lapesteentrechezvous,s’assieddansvotrechambreetattendvotreretour.Elleestlà,patienteetattentive,assuréecommel’ordremêmedumonde.Cettemain qu’elle vous tendra, nulle puissance terrestre et pasmême,sachez-lebien,lavainesciencehumaine,nepeutfairequevousl’évitiez.Et battus sur l’aire sanglante de la douleur, vous serez rejetés avec lapaille.»

Ici, le père reprit avec plus d’ampleur encore l’image pathétique dufléau.Ilévoqual’immensepiècedeboistournoyantau-dessusdelaville,frappantauhasardetserelevantensanglantée,éparpillantenfinlesanget la douleur humaine « pour des semailles qui prépareraient lesmoissonsdelavérité».

Auboutdesalonguepériode,lepèrePanelouxs’arrêta,lescheveuxsurlefront,lecorpsagitéd’untremblementquesesmainscommuniquaientàlachaireetreprit,plussourdement,maissuruntonaccusateur:«Oui,l’heureestvenuederéfléchir.Vousavezcruqu’ilvoussuffiraitdevisiterDieuledimanchepourêtre libresdevosjournées.Vousavezpenséquequelques génuflexions le paieraient bien assez de votre insouciancecriminelle.MaisDieun’estpastiède.Cesrapportsespacésnesuffisaientpasàsadévorantetendresse.Ilvoulaitvousvoirpluslongtemps,c’estsamanièredevousaimeret,àvraidire,c’estlaseulemanièred’aimer.Voilàpourquoi, fatiguéd’attendre votre venue, il a laissé le fléau vous visitercomme il a visité toutes les villesdupéchédepuis que leshommesontunehistoire.Vous savezmaintenant cequ’est lepéché, comme l’ont su

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Caïnetsesfils,ceuxd’avantledéluge,ceuxdeSodomeetdeGomorrhe,PharaonetJobetaussitouslesmaudits.Etcommetousceux-làl’ontfait,c’estunregardneufquevousportezsurlesêtresetsurleschoses,depuislejouroùcettevillearefermésesmursautourdevousetdufléau.Voussavezmaintenant,etenfin,qu’ilfautveniràl’essentiel.»

Unventhumides’engouffraitàprésentsouslanefetlesflammesdesciergessecourbèrentengrésillant.Uneodeurépaissedecire,des toux,un éternuementmontèrent vers le pèrePanelouxqui, revenant sur sonexposéavecunesubtilitéquifuttrèsappréciée,repritd’unevoixcalme:«Beaucoupd’entrevous,jelesais,sedemandentjustementoùjeveuxenvenir.Jeveuxvousfaireveniràlavéritéetvousapprendreàvousréjouir,malgrétoutcequej’aidit.Letempsn’estplusoùdesconseils,unemainfraternelleétaientlesmoyensdevouspousserverslebien.Aujourd’hui,lavéritéestunordre.Etlechemindusalut,c’estunépieurougequivouslemontreetvousypousse.C’estici,mesfrères,quesemanifesteenfinlamiséricordedivinequiamisentoutechoselebienetlemal,lacolèreetlapitié,lapesteetlesalut.Cefléaumêmequivousmeurtrit,ilvousélèveetvousmontrelavoie.

«Ilyabienlongtemps,leschrétiensd’Abyssinievoyaientdanslapesteun moyen efficace, d’origine divine, de gagner l’éternité. Ceux quin’étaientpas atteints s’enroulaientdans lesdrapsdespestiférés afindemourir certainement. Sans doute cette fureur de salut n’est-elle pasrecommandable.Ellemarqueuneprécipitation regrettable,bienprochedel’orgueil.IlnefautpasêtrepluspresséqueDieuettoutcequiprétendaccélérer l’ordre immuable,qu’ilaétabliunefoispourtoutes,conduitàl’hérésie.Mais,dumoins, cet exemple comporte sa leçon.Ànosespritsplusclairvoyants,ilfaitvaloirseulementcettelueurexquised’éternitéquigît au fond de toute souffrance. Elle éclaire, cette lueur, les cheminscrépusculaires quimènent vers la délivrance. Ellemanifeste la volontédivine qui, sans défaillance, transforme le mal en bien. Aujourd’huiencore, à travers ce cheminement demort, d’angoisses et de clameurs,elle nous guide vers le silence essentiel et vers le principe de toute vie.Voilà, mes frères, l’immense consolation que je voulais vous apporterpour que ce ne soient pas seulement des paroles qui châtient que vousemportiezd’ici,maisaussiunverbequiapaise.»

OnsentaitquePanelouxavaitfini.Au-dehors,lapluieavaitcessé.Uncielmêléd’eauetdesoleildéversaitsurlaplaceunelumièreplusjeune.Delaruemontaientdesbruitsdevoix,desglissementsdevéhicules,tout

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le langage d’une ville qui s’éveille. Les auditeurs réunissaientdiscrètement leurs affaires dans un remue-ménage assourdi. Le pèrerepritcependantlaparoleetditqu’aprèsavoirmontrél’Originedivinedelapesteet lecaractèrepunitifdece fléau, ilenavait terminéetqu’ilneferaitpasappelpoursaconclusionàuneéloquencequiseraitdéplacée,touchantunematièresitragique.Illuisemblaitquetoutdevaitêtreclairà tous. Il rappela seulement qu’à l’occasion de la grande peste deMarseille,lechroniqueurMathieuMaraiss’étaitplaintd’êtreplongédansl’enfer, à vivre ainsi sans secours et sans espérance. Eh bien !MathieuMarais était aveugle ! Jamais plus qu’aujourd’hui, au contraire, le pèrePaneloux n’avait senti le secours divin et l’espérance chrétienne quiétaientoffertsàtous.Ilespéraitcontretoutespoirque,malgrél’horreurdeces journéeset lescrisdesagonisants,nosconcitoyensadresseraientauciellaseuleparolequifûtchrétienneetquiétaitd’amour.Dieuferaitlereste.

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Ceprêcheeut-ildel’effetsurnosconcitoyens,ilestdifficiledeledire.M. Othon, le juge d’instruction, déclara au docteur Rieux qu’il avaittrouvél’exposédupèrePaneloux«absolumentirréfutable».Maistoutlemonde n’avait pas d’opinion aussi catégorique. Simplement, le prêcherendit plus sensible à certains l’idée, vague jusque-là, qu’ils étaientcondamnés,pouruncrimeinconnu,àunemprisonnementinimaginable.Et alors que les uns continuaient leur petite vie et s’adaptaient à laclaustration, pour d’autres, au contraire, leur seule idée fut dès lors des’évaderdecetteprison.

Lesgensavaientd’abordacceptéd’êtrecoupésdel’extérieurcommeilsauraientacceptén’importequelennuitemporairequinedérangeraitquequelques-unesde leurshabitudes.Mais, soudain conscients d’une sortede séquestration, sous le couvercle du ciel où l’été commençait degrésiller, ils sentaient confusément que cette réclusion menaçait touteleurvieet, lesoirvenu,l’énergiequ’ilsretrouvaientaveclafraîcheurlesjetaitparfoisàdesactesdésespérés.

Toutd’abord,etquecesoitounonparl’effetd’unecoïncidence,c’estàpartirdecedimanchequ’ilyeutdansnotrevilleunesortedepeurassezgénérale et assez profonde pour qu’on pût soupçonner que nosconcitoyens commençaient vraiment à prendre conscience de leursituation.Decepointdevue,leclimatoùnousvivionsdansnotrevillefutunpeumodifié.Mais,envérité,lechangementétait-ildansleclimatoudanslescœurs,voilàlaquestion.

Peu de jours après le prêche, Rieux qui commentait cet événementavec Grand, en se dirigeant vers les faubourgs, heurta dans la nuit unhommequisedandinaitdevanteux,sansessayerd’avancer.Àcemêmemoment, les lampadaires de notre ville, qu’on allumait de plus en plustard, resplendirent brusquement. La haute lampe placée derrière lespromeneurs éclaira subitement l’homme qui riait sans bruit, les yeuxfermés. Sur son visage blanchâtre, distendu par une hilaritémuette, lasueurcoulaitàgrossesgouttes.Ilspassèrent.

–C’estunfou,ditGrand.

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Rieux, qui venait de lui prendre le bras pour l’entraîner, sentit quel’employétremblaitd’énervement.

–Iln’yaurabientôtplusquedesfousdansnosmurs,fitRieux.

Lafatigueaidant,ilsesentaitlagorgesèche.

–Buvonsquelquechose.

Dans le petit café où ils entrèrent, et qui était éclairé par une seulelampeau-dessusducomptoir,lesgensparlaientàvoixbasse,sansraisonapparente,dansl’airépaisetrougeâtre.Aucomptoir,Grand,àlasurprisedu docteur, commanda un alcool qu’il but d’un trait et dont il déclaraqu’ilétaitfort.Puisilvoulutsortir.Au-dehors,ilsemblaitàRieuxquelanuit était pleine de gémissements. Quelque part dans le ciel noir, au-dessusdes lampadaires,un sifflement sourd lui rappela l’invisible fléauquibrassaitinlassablementl’airchaud.

–Heureusement,heureusement,disaitGrand.

Rieuxsedemandaitcequ’ilvoulaitdire.

–Heureusement,disaitl’autre,j’aimontravail.

–Oui,ditRieux,c’estunavantage.

Et,décidéànepasécouterlesifflement,ildemandaàGrands’ilétaitcontentdecetravail.

–Ehbien,jecroisquejesuisdanslabonnevoie.

–Vousenavezencorepourlongtemps?

Grandparuts’animer,lachaleurdel’alcoolpassadanssavoix.

–Jenesaispas.Maislaquestionn’estpaslà,docteur,cen’estpaslaquestion,non.

Dans l’obscurité, Rieux devinait qu’il agitait ses bras. Il semblaitpréparerquelquechosequivintbrusquement,avecvolubilité:

–Cequejeveux,voyez-vous,docteur,c’estquelejouroùlemanuscritarrivera chez l’éditeur, celui-ci se lève après l’avoir lu et dise à sescollaborateurs:«Messieurs,chapeaubas!»

Cette brusque déclaration surprit Rieux. Il lui sembla que soncompagnon faisait legestedesedécouvrir,portant lamainàsa tête,etramenantsonbrasàl’horizontale.Là-haut,lebizarresifflementsemblaitreprendreavecplusdeforce.

–Oui,disaitGrand,ilfautquecesoitparfait.

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Quoiquepeuavertidesusagesdelalittérature,Rieuxavaitcependantl’impressionqueleschosesnedevaientpassepasseraussisimplementetque,parexemple,leséditeurs,dansleursbureaux,devaientêtrenu-tête.Mais,enfait,onnesavaitjamais,etRieuxpréférasetaire.Malgrélui,ilprêtait l’oreilleauxrumeursmystérieusesde lapeste.OnapprochaitduquartierdeGrandetcommeilétaitunpeusurélevé,unelégèrebriselesrafraîchissait qui nettoyait en même temps la ville de tous ses bruits.Grand continuait cependantdeparler etRieuxne saisissait pas tout cequedisait le bonhomme. Il comprit seulement que l’œuvre enquestionavaitdéjàbeaucoupdepages,maisque lapeinequesonauteurprenaitpourl’ameneràlaperfectionluiétaittrèsdouloureuse.«Dessoirées,dessemainesentièressurunmot…etquelquefoisunesimpleconjonction.»Ici,Grands’arrêtaetprit ledocteurparunboutondesonmanteau.Lesmotssortaiententrébuchantdesabouchemalgarnie.

–Comprenez bien, docteur.À la rigueur, c’est assez facile de choisirentremais et et. C’est déjà plus difficile d’opter entre et et puis. Ladifficulté grandit avecpuis et ensuite.Mais assurément, ce qu’il y a deplusdifficile,c’estdesavoirs’ilfautmettreetous’ilnefautpas.

–Oui,ditRieux,jecomprends.

Et il se remit en route. L’autre parut confus, vint à nouveau à sahauteur.

–Excusez-moi,bredouilla-t-il.Jenesaispascequej’aicesoir!

Rieuxluifrappadoucementsurl’épauleetluiditqu’ildésiraitl’aideretquesonhistoirel’intéressaitbeaucoup.Grandparutunpeurassérénéet,arrivédevantlamaison,aprèsavoirhésité,offritaudocteurdemonterunmoment.Rieuxaccepta.

Dans la salle à manger, Grand l’invita à s’asseoir devant une tablepleinedepapierscouvertsderaturessuruneécrituremicroscopique.

–Oui,c’estça,ditGrandaudocteurquil’interrogeaitduregard.Maisvoulez-vousboirequelquechose?J’aiunpeudevin.

Rieuxrefusa.Ilregardaitlesfeuillesdepapier.

–Neregardezpas,ditGrand.C’estmapremièrephrase.Ellemedonnedumal,beaucoupdemal.

Lui aussi contemplait toutes ces feuilles et sa main parutinvinciblementattiréeparl’uned’ellesqu’ilélevaentransparencedevantl’ampoule électrique sans abat-jour. La feuille tremblait dans sa main.

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Rieuxremarquaquelefrontdel’employéétaitmoite.

–Asseyez-vous,dit-il,etlisez-la-moi.

L’autreleregardaetsouritavecunesortedegratitude.

–Oui,dit-iljecroisquej’enaienvie.

Il attendit un peu, regardant toujours la feuille, puis s’assit. Rieuxécoutaitenmêmetempsunesortedebourdonnementconfusqui,danslaville, semblait répondre aux sifflements du fléau. Il avait, à cemomentprécis, une perception extraordinairement aiguë de cette ville quis’étendait à ses pieds, du monde clos qu’elle formait et des terribleshurlements qu’elle étouffait dans la nuit. La voix de Grand s’élevasourdement : « Par une belle matinée du mois de mai, une éléganteamazoneparcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuriesduBoisdeBoulogne.»Lesilencerevintet,aveclui,l’indistincterumeurde la ville en souffrance. Grand avait posé la feuille et continuait à lacontempler.Auboutd’unmoment,ilrelevalesyeux:

–Qu’enpensez-vous?

Rieux répondit que cedébut le rendait curieuxde connaître la suite.Maisl’autreditavecanimationquecepointdevuen’étaitpaslebon.Ilfrappasespapiersduplatdelamain.

– Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendreparfaitementletableauquej’aidansl’imagination,quandmaphraseaural’allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès ledébut,qu’ilserapossiblededire:«Chapeaubas!»

Mais, pour cela, il avait encore du pain sur la planche. Il neconsentiraitjamaisàlivrercettephrasetellequelleàunimprimeur.Car,malgré le contentementqu’elle luidonnaitparfois, il se rendait comptequ’elle ne collait pas tout à fait encore à la réalité et que, dans unecertainemesure,ellegardaitunefacilitédetonquil’apparentaitdeloin,mais qui l’apparentait tout demême, à un cliché. C’était, dumoins, lesens de ce qu’il disait quand on entendit des hommes courir sous lesfenêtres.Rieuxseleva.

–Vousverrezcequej’enferai,disaitGrand,et,tournéverslafenêtre,ilajouta:«Quandtoutcelaserafini.»

Maislesbruitsdepasprécipitésreprenaient.Rieuxdescendaitdéjàetdeux hommes passèrent devant lui quand il fut dans la rue.

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Apparemment, ils allaient vers les portes de la ville. Certains de nosconcitoyenseneffet,perdantlatêteentrelachaleuretlapeste,s’étaientdéjàlaissésalleràlaviolenceetavaientessayédetromperlavigilancedesbarragespourfuirhorsdelaville.

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D’autres, commeRambert, essayaient aussi de fuir cette atmosphèrede panique naissante, mais avec plus d’obstination et d’adresse, sinonplusdesuccès.Rambertavaitd’abordcontinuésesdémarchesofficielles.Selon ce qu’il disait, il avait toujours pensé que l’obstination finit partriompherdetoutet,d’uncertainpointdevue,c’étaitsonmétierd’êtredébrouillard.Ilavaitdoncvisitéunegrandequantitédefonctionnairesetdegensdontonnediscutaitpasordinairementlacompétence.Mais,enl’espèce,cettecompétenceneleurservaitàrien.C’étaient, laplupartdutemps, des hommes qui avaient des idées précises et bien classées surtout ce qui concerne la banque, ou l’exportation, ou les agrumes, ouencore le commerce des vins ; qui possédaient d’indiscutablesconnaissancesdansdesproblèmesdecontentieuxoud’assurances,sanscompterdesdiplômessolidesetunebonnevolontéévidente.Etmême,cequ’ilyavaitdeplusfrappantcheztous,c’étaitlabonnevolonté.Maisenmatièredepeste,leursconnaissancesétaientàpeuprèsnulles.

Devant chacun d’eux cependant, et chaque fois que cela avait étépossible, Rambert avait plaidé sa cause. Le fond de son argumentationconsistait toujours à dire qu’il était étranger à notre ville et que, parconséquent, son cas devait être spécialement examiné. En général, lesinterlocuteursdujournalisteadmettaientvolontierscepoint.Maisilsluireprésentaientordinairementquec’étaitaussilecasd’uncertainnombredegensetque,parconséquent,sonaffairen’étaitpasaussiparticulièrequ’ill’imaginait.ÀquoiRambertpouvaitrépondrequecelanechangeaitrienau fonddesonargumentation,on lui répondaitquecelachangeaitquelque chose aux difficultés administratives qui s’opposaient à toutemesure de faveur risquant de créer ce que l’on appelait, avec uneexpression de grande répugnance, un précédent. Selon la classificationque Rambert proposa au docteur Rieux, ce genre de raisonneursconstituait la catégoriedes formalistes.À côtéd’eux, onpouvait encoretrouver lesbien-parlants, qui assuraient ledemandeurque riende toutcela ne pouvait durer et qui, prodigues de bons conseils quand on leurdemandaitdesdécisions,consolaientRambertendécidantqu’ils’agissaitseulement d’un ennui momentané. Il y avait aussi les importants, quipriaient leur visiteur de laisser une note résumant son cas et qui

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l’informaientqu’ilsstatueraientsurcecas;lesfutiles,quiluiproposaientdes bons de logement ou des adresses de pensions économiques ; lesméthodiques,quifaisaientrempliruneficheetlaclassaientensuite;lesdébordés, qui levaient les bras, et les importunés, qui détournaient lesyeux ; il yavaitenfin les traditionnels,debeaucoup lesplusnombreux,quiindiquaientàRambertunautrebureauouunenouvelledémarcheàfaire.

Lejournalistes’étaitainsiépuiséenvisitesetilavaitprisuneidéejustede cequepouvait êtreunemairie ouunepréfecture, à forced’attendresur une banquette de moleskine devant de grandes affiches invitant àsouscrire à des bons du Trésor, exempts d’impôts, ou à s’engager dansl’armée coloniale, à force d’entrer dans des bureaux où les visages selaissaientaussifacilementprévoirqueleclasseuràtirettesetlesétagèresde dossiers. L’avantage, comme le disait Rambert à Rieux, avec unenuanced’amertume,c’estquetoutcelaluimasquaitlavéritablesituation.Lesprogrèsdelapesteluiéchappaientpratiquement.Sanscompterqueles jours passaient ainsi plus vite et, dans la situation où se trouvait laville entière, onpouvaitdireque chaque jourpassé rapprochait chaquehomme,àconditionqu’ilnemourûtpas,delafindesesépreuves.Rieuxdut reconnaître que ce point était vrai, mais qu’il s’agissait cependantd’unevéritéunpeutropgénérale.

À unmoment donné, Rambert conçut de l’espoir. Il avait reçu de lapréfecture un bulletin de renseignements, en blanc, qu’on le priait deremplirexactement.Lebulletins’inquiétaitdeson identité, sa situationdefamille,sesressources,anciennesetactuelles,etdecequ’onappelaitson curriculum vitae. Il eut l’impression qu’il s’agissait d’une enquêtedestinée à recenser les cas des personnes susceptibles d’être renvoyéesdans leur résidence habituelle. Quelques renseignements confus,recueillis dans un bureau, confirmèrent cette impression. Mais, aprèsquelques démarches précises, il parvint à retrouver le service qui avaitenvoyé lebulletineton luiditalorsquecesrenseignementsavaientétérecueillis«pourlecas».

–Pourlecasdequoi?demandaRambert.

On lui précisa alors que c’était au cas où il tomberait malade de lapesteetenmourrait,afindepouvoir,d’unepart,prévenirsa familleet,d’autrepart, savoirs’il fallait imputer les fraisd’hôpitalaubudgetde laville ou si l’on pouvait en attendre le remboursement de ses proches.

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Évidemment,celaprouvaitqu’iln’étaitpastoutàfaitséparédecellequil’attendait, la société s’occupant d’eux. Mais cela n’était pas uneconsolation. Ce qui était plus remarquable, etRambert le remarqua enconséquence,c’était lamanièredont,auplus fortd’unecatastrophe,unbureaupouvaitcontinuersonserviceetprendredesinitiativesd’unautretemps, souvent à l’insu des plus hautes autorités, pour la seule raisonqu’ilétaitfaitpourceservice.

LapériodequisuivitfutpourRambertàlafoislaplusfacileetlaplusdifficile. C’était une période d’engourdissement. Il avait vu tous lesbureaux,faittouteslesdémarches,lesissuesdececôté-làétaientpourlemomentbouchées.Ilerraitalorsdecaféencafé.Ils’asseyait,lematin,àuneterrasse,devantunverredebièretiède,lisaitunjournalavecl’espoird’y trouverquelquessignesd’une finprochainede lamaladie,regardaitau visage les passants de la rue, se détournait avec dégoût de leurexpression de tristesse et après avoir lu, pour la centième fois, lesenseignes des magasins qui lui faisaient face, la publicité des grandsapéritifs que déjà on ne servait plus, il se levait etmarchait au hasarddans les rues jaunesde laville.Depromenadessolitairesencafésetdecafés en restaurants, il atteignait ainsi le soir. Rieux l’aperçut, un soirprécisément, à la porte d’un café où le journaliste hésitait à entrer. Ilsemblasedécideretallas’asseoiraufonddelasalle.C’étaitcetteheureoùdanslescafés,parordresupérieur,onretardaitalorslepluspossiblele moment de donner la lumière. Le crépuscule envahissait la sallecommeuneeaugrise,leroseducielcouchantsereflétaitdanslesvitres,et les marbres des tables reluisaient faiblement dans l’obscuritécommençante.Aumilieudelasalledéserte,Rambertsemblaituneombreperdue et Rieux pensa que c’était l’heure de son abandon.Mais c’étaitaussilemomentoùtouslesprisonniersdecettevillesentaientleleuretilfallaitfairequelquechosepourhâterleurdélivrance.Rieuxsedétourna.

Rambert passait aussi de longs moments dans la gare. L’accès desquaisétaitinterdit.Maislessallesd’attentequ’onatteignaitdel’extérieurrestaientouverteset,quelquefois,desmendiantss’yinstallaientauxjoursdechaleurparcequ’ellesétaientombreusesetfraîches.Rambertvenaitylire d’anciens horaires, les pancartes interdisant de cracher et lerèglementdelapolicedestrains.Puis,ils’asseyaitdansuncoin.Lasalleétait sombre.Un vieux poêle de fonte refroidissait depuis desmois, aumilieu des décalques en huit de vieux arrosages. Au mur, quelquesaffichesplaidaientpourunevieheureuseetlibreàBandolouàCannes.

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Ramberttouchaiticicettesorted’affreuselibertéqu’ontrouveaufonddudénuement.Lesimagesquiluiétaientleplusdifficilesàporteralors,dumoinsseloncequ’ilendisaitàRieux,étaientcellesdeParis.Unpaysagedevieillespierresetd’eaux,lespigeonsduPalais-Royal,lagareduNord,les quartiers déserts du Panthéon, et quelques autres lieux d’une villequ’il ne savait pas avoir tant aimée poursuivaient alors Rambert etl’empêchaient de rien faire de précis. Rieux pensait seulement qu’ilidentifiaitcesimagesàcellesdesonamour.Et,lejouroùRambertluiditqu’ilaimait se réveilleràquatreheuresdumatinetpenseràsaville, ledocteur n’eut pas de peine à traduire du fond de sa propre expériencequ’ilaimaitimagineralorslafemmequ’ilavaitlaissée.C’étaitl’heure,eneffet, où ilpouvait se saisird’elle.Àquatreheuresdumatin,onne faitrienengénéralet l’ondort,mêmesi lanuitaétéunenuitde trahison.Oui,ondortàcetteheure-là,etcelaestrassurantpuisquelegranddésird’uncœurinquietestdeposséder interminablement l’êtrequ’ilaimeoudepouvoirplongercetêtre,quand le tempsde l’absenceestvenu,dansunsommeilsansrêvesquinepuisseprendrefinqu’aujourdelaréunion.

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Peuaprèsleprêche,leschaleurscommencèrent.Onarrivaitàlafindumois de juin. Au lendemain des pluies tardives qui avaient marqué ledimancheduprêche,l’étééclatad’unseulcoupdanslecieletau-dessusdesmaisons.Ungrandventbrûlantse levad’abordquisoufflapendantunjouretquidesséchalesmurs.Lesoleilsefixa.Desflotsininterrompusde chaleur et de lumière inondèrent la ville à longueur de journée. Endehorsdesruesàarcadesetdesappartements,ilsemblaitqu’iln’étaitpasun point de la ville qui ne fût placé dans la réverbération la plusaveuglante.Le soleilpoursuivaitnos concitoyensdans tous les coinsderue et, s’ils s’arrêtaient, il les frappait alors. Comme ces premièreschaleurs coïncidèrent avec un accroissement en flèche du nombre desvictimes, qui se chiffra à près de sept cents par semaine, une sorted’abattement s’empara de la ville. Parmi les faubourgs, entre les ruesplateset lesmaisonsà terrasses, l’animationdécrutet,danscequartieroù les gens vivaient toujours sur leur seuil, toutes les portes étaientferméesetlespersiennescloses,sansqu’onpûtsavoirsic’étaitdelapesteou du soleil qu’on entendait ainsi se protéger. De quelques maisons,pourtant, sortaient des gémissements. Auparavant, quand cela arrivait,on voyait souvent des curieux qui se tenaient dans la rue, aux écoutes.Mais,aprèsceslonguesalertes, ilsemblaitquelecœurdechacunsefûtendurciettousmarchaientouvivaientàcôtédesplaintescommesiellesavaientétélelangagenatureldeshommes.

Lesbagarresauxportes,pendantlesquelleslesgendarmesavaientdûfaire usage de leurs armes, créèrent une sourde agitation. Il y avait eusûrementdesblessés,maisonparlaitdemortsenvilleoùtouts’exagéraitpar l’effet de la chaleur et de la peur. Il est vrai, en tout cas, que lemécontentementnecessaitdegrandir,quenosautoritésavaientcraintlepireetenvisagésérieusementlesmesuresàprendredanslecasoùcettepopulation, maintenue sous le fléau, se serait portée à la révolte. Lesjournauxpublièrentdesdécretsquirenouvelaientl’interdictiondesortiret menaçaient de peines de prison les contrevenants. Des patrouillesparcoururentlaville.Souvent,danslesruesdésertesetsurchauffées,onvoyaitavancer,annoncésd’abordparlebruitdessabotssurlespavés,desgardes à cheval qui passaient entre des rangées de fenêtres closes. La

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patrouille disparue, un lourd silence méfiant retombait sur la villemenacée. De loin en loin, claquaient les coups de feu des équipesspécialeschargées,parunerécenteordonnance,detuerleschiensetleschats qui auraient pu communiquer des puces. Ces détonations sèchescontribuaientàmettredanslavilleuneatmosphèred’alerte.

Dans la chaleur et le silence, et pour le cœur épouvanté de nosconcitoyens, tout prenait d’ailleurs une importance plus grande. Lescouleursducielet lesodeursde la terrequi font lepassagedessaisonsétaient,pour lapremièrefois,sensiblesàtous.Chacuncomprenaitaveceffroi que les chaleurs aideraient l’épidémie, et, dans le même temps,chacunvoyaitquel’étés’installait.Lecridesmartinetsdanslecieldusoirdevenaitplusgrêleau-dessusdelaville.Iln’étaitplusàlamesuredecescrépusculesdejuinquireculentl’horizondansnotrepays.Lesfleurssurlesmarchésn’arrivaientplusenboutons,elleséclataientdéjàet,aprèslavente du matin, leurs pétales jonchaient les trottoirs poussiéreux. Onvoyait clairementque leprintempss’étaitexténué,qu’il s’étaitprodiguédans des milliers de fleurs éclatant partout à la ronde et qu’il allaitmaintenant s’assoupir, s’écraser lentement sous la double pesée de lapeste etde la chaleur.Pour tousnos concitoyens, ce cield’été, ces ruesqui pâlissaient sous les teintes de la poussière et de l’ennui, avaient lemêmesensmenaçantquelacentainedemortsdontlavilles’alourdissaitchaque jour. Le soleil incessant, ces heures au goût de sommeil et devacances,n’invitaientpluscommeauparavantauxfêtesdel’eauetdelachair.Ellessonnaientcreuxaucontrairedanslavillecloseetsilencieuse.Elles avaient perdu l’éclat cuivré des saisons heureuses. Le soleil de lapesteéteignaittouteslescouleursetfaisaitfuirtoutejoie.

C’était là une des grandes révolutions de la maladie. Tous nosconcitoyens accueillaient ordinairement l’été avec allégresse. La villes’ouvraitalorsverslameretdéversaitsajeunessesurlesplages.Cetété-là,aucontraire,lamerprocheétaitinterditeetlecorpsn’avaitplusdroitàsesjoies.Quefairedanscesconditions?C’estencoreTarrouquidonnel’image la plus fidèle de notre vie d’alors. Il suivait, bien entendu, lesprogrès de la peste en général, notant justement qu’un tournant del’épidémie avait étémarqué par la radio lorsqu’elle n’annonça plus descentaines de décès par semaine, mais quatre-vingt-douze, cent sept etcentvingtmortspar jour.«Lesjournauxet lesautorités jouentauplusfinavec lapeste. Ilss’imaginentqu’ils luienlèventdespointsparcequecenttrenteestunmoinsgroschiffrequeneufcentdix.»Ilévoquaitaussi

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les aspects pathétiques ou spectaculaires de l’épidémie, comme cettefemme qui, dans un quartier désert, aux persiennes closes, avaitbrusquementouvertunefenêtre,au-dessusdelui,etpoussédeuxgrandscrisavantderabattrelesvoletssurl’ombreépaissedelachambre.Maisilnotait par ailleurs que les pastilles de menthe avaient disparu despharmacies parce que beaucoup de gens en suçaient pour se prémunircontreunecontagionéventuelle.

Il continuait aussi d’observer ses personnages favoris. On apprenaitquelepetitvieuxauxchatsvivait,luiaussi,danslatragédie.Unmatin,eneffet, des coups de feu avaient claqué et, comme l’écrivait Tarrou,quelquescrachatsdeplombavaient tué laplupartdeschatset terrorisélesautres,quiavaientquittélarue.Lemêmejour,lepetitvieuxétaitsortisur le balcon, à l’heure habituelle, avait marqué une certaine surprise,s’était penché, avait scruté les extrémités de la rue et s’était résigné àattendre. Sa main frappait à petits coups la grille du balcon. Il avaitattenduencore,émiettéunpeudepapier,étaitrentré,sortidenouveau,puis,auboutd’uncertaintemps, ilavaitdisparubrusquement, fermantderrière lui avec colère sesportes-fenêtres.Les jours suivants, lamêmescèneserenouvela,maisonpouvait liresurlestraitsdupetitvieuxunetristesse et un désarroi de plus en plus manifestes. Au bout d’unesemaine,Tarrouattenditenvainl’apparitionquotidienneet lesfenêtresrestèrentobstinémentferméessurunchagrinbiencompréhensible.«Entempsdepeste,défensedecrachersurleschats»,telleétaitlaconclusiondescarnets.

D’unautrecôté,quandTarrourentrait lesoir, ilétait toujourssûrderencontrer dans le hall la figure sombre du veilleur de nuit qui sepromenait de long en large. Ce dernier ne cessait de rappeler à toutvenant qu’il avait prévu ce qui arrivait. À Tarrou, qui reconnaissait luiavoir entendu prédire un malheur, mais qui lui rappelait son idée detremblement de terre, le vieux gardien répondait : « Ah ! si c’était untremblement de terre !Une bonne secousse et on n’en parle plus…Oncomptelesmorts, lesvivants,etletourestjoué.Maiscettecochonneriedemaladie!Mêmeceuxquinel’ontpaslaportentdansleurcœur.»

Le directeur n’était pas moins accablé. Au début, les voyageurs,empêchés de quitter la ville, avaient été maintenus à l’hôtel par lafermeturedelacité.Maispeuàpeu,l’épidémieseprolongeant,beaucoupavaientpréféréselogerchezdesamis.Etlesmêmesraisonsquiavaientrempli toutes les chambres de l’hôtel les gardaient vides depuis lors,

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puisqu’iln’arrivaitplusdenouveauxvoyageursdansnotre ville.Tarrourestait un des rares locataires et le directeur ne manquait jamais uneoccasiondelui faireremarquerque,sanssondésird’êtreagréableàsesderniers clients, il aurait fermé son établissement depuis longtemps. IldemandaitsouventàTarroud’évaluer laduréeprobablede l’épidémie :« On dit, remarquait Tarrou, que les froids contrarient ces sortes demaladies. » Le directeur s’affolait : «Mais il ne fait jamais réellementfroid ici, monsieur. De toute façon, cela nous ferait encore plusieursmois. » Il était sûr d’ailleurs que les voyageurs se détourneraientlongtempsencoredelaville.Cettepesteétaitlaruinedutourisme.

Aurestaurant,aprèsunecourteabsence,onvitréapparaîtreM.Othon,l’homme-chouette, mais suivi seulement des deux chiens savants.Renseignementspris,lafemmeavaitsoignéetenterrésapropremèreetpoursuivaitencemomentsaquarantaine.

–Jen’aimepasça,ditledirecteuràTarrou.Quarantaineoupas,elleestsuspecte,eteuxaussiparconséquent.

Tarrou lui faisait remarquer que, de ce point de vue, tout lemondeétait suspect.Mais l’autre était catégorique et avait sur la question desvuesbientranchées:

–Non,monsieur,nivousnimoinesommessuspects.Euxlesont.

MaisM.Othonnechangeaitpaspoursipeuet,cettefois, lapesteenétaitpoursesfrais.Ilentraitdelamêmefaçondanslasallederestaurant,s’asseyaitavantsesenfantset leurtenaittoujoursdesproposdistinguéset hostiles. Seul, le petit garçon avait changé d’aspect. Vêtu de noircomme sa sœur, un peu plus tassé sur lui-même, il semblait la petiteombredesonpère.Leveilleurdenuit,quin’aimaitpasM.Othon,avaitditàTarrou:

–Ah!celui-là,ilcrèveratouthabillé.Commeça,pasbesoindetoilette.Ils’eniratoutdroit.

LeprêchedePanelouxétaitaussirapporté,maisaveclecommentairesuivant :«Jecomprendscettesympathiqueardeur.Aucommencementdes fléaux et lorsqu’ils sont terminés, on fait toujours un peu derhétorique. Dans le premier cas, l’habitude n’est pas encore perdue et,danslesecond,elleestdéjàrevenue.C’estaumomentdumalheurqu’ons’habitueàlavérité,c’est-à-direausilence.Attendons.»

Tarrou notait enfin qu’il avait eu une longue conversation avec le

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docteur Rieux dont il rappelait seulement qu’elle avait eu de bonsrésultats, signalait à ce propos la couleur marron clair des yeux deMmeRieuxmère,affirmaitbizarrementàsonproposqu’unregardoùselisait tant de bonté serait toujours plus fort que la peste, et consacraitenfind’assezlongspassagesauvieilasthmatiquesoignéparRieux.

Ilétaitallélevoir,avecledocteur,aprèsleurentrevue.LevieuxavaitaccueilliTarroupardesricanementsetdesfrottementsdemains.Ilétaitau lit, adossé à son oreiller, au-dessus de ses deuxmarmites de pois :«Ah ! encore un autre, avait-il dit en voyant Tarrou. C’est lemonde àl’envers,plusdemédecinsquedemalades.C’estqueçavavite,hein?Lecuréaraison,c’estbienmérité.»Lelendemain,Tarrouétaitrevenusansavertissement.

Si l’on en croit ses carnets, le vieil asthmatique,mercier de son état,avaitjugéàcinquanteansqu’ilenavaitassezfait.Ils’étaitcouchéetnes’était plus relevé depuis. Son asthme se conciliait pourtant avec lastation debout.Une petite rente l’avaitmené jusqu’aux soixante-quinzeansqu’ilportaitallègrement.Ilnepouvaitsouffrirlavued’unemontreet,enfait,iln’yenavaitpasuneseuledanstoutesamaison.«Unemontre,disait-il,c’estcheretc’estbête.»Ilévaluait le temps,etsurtout l’heuredesrepasquiétaitlaseulequiluiimportât,avecsesdeuxmarmitesdontl’uneétaitpleinedepoisàsonréveil.Ilremplissaitl’autre,poisparpois,dumêmemouvement appliqué et régulier. Il trouvait ainsi ses repèresdansune journéemesuréeà lamarmite.«Toutes lesquinzemarmites,disait-il,ilmefautmoncasse-croûte.C’esttoutsimple.»

Àencroiresafemme,d’ailleurs,ilavaitdonnétrèsjeunedessignesdesavocation.Rien,eneffet,nel’avaitjamaisintéressé,nisontravail,nilesamis,nilecafé,nilamusique,nilesfemmes,nilespromenades.Iln’étaitjamaissortidesaville,saufunjouroù,obligédeserendreàAlgerpourdes affaires de famille, il s’était arrêté à la gare la plus proche d’Oran,incapabledepousserplus loin l’aventure. Il était revenu chez luipar lepremiertrain.

ÀTarrouquiavaiteul’airdes’étonnerdelaviecloîtréequ’ilmenait,ilavaitàpeuprèsexpliquéqueselonlareligion,lapremièremoitiédelavied’unhommeétaituneascensionetl’autremoitiéunedescente,quedansla descente les journées de l’homme ne lui appartenaient plus, qu’onpouvait les lui enlever à n’importe quelmoment, qu’il ne pouvait doncrien en faire et que le mieux justement était de n’en rien faire. La

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contradiction, d’ailleurs, ne l’effrayait pas, car il avait dit peu après àTarrouquesûrementDieun’existaitpas,puisque,dans lecascontraire,les curés seraient inutiles. Mais, à quelques réflexions qui suivirent,Tarroucompritquecettephilosophie tenaitétroitementà l’humeurqueluidonnaientlesquêtesfréquentesdesaparoisse.Maiscequiachevaitleportrait du vieillard est un souhait qui semble profond et qu’il fit àplusieursreprisesdevantsoninterlocuteur:ilespéraitmourirtrèsvieux.

«Est-ceunsaint?»sedemandaitTarrou.Etilrépondait:«Oui,silasaintetéestunensembled’habitudes.»

Mais, en même temps, Tarrou entreprenait la description assezminutieused’unejournéedanslavilleempestéeetdonnaitainsiuneidéejuste des occupations et de la vie de nos concitoyens pendant cet été :«Personneneritquelesivrognes,disaitTarrou,etceux-làrienttrop.»Puisilentamaitsadescription:

«Aupetitmatin,dessouffleslégersparcourentlavilleencoredéserte.À cette heure, qui est entre les morts de la nuit et les agonies de lajournée,ilsemblequelapestesuspendeuninstantsoneffortetreprennesonsouffle.Toutes lesboutiquessont fermées.Mais surquelques-unes,l’écriteau “Fermé pour cause de peste” atteste qu’elles n’ouvriront pastoutàl’heureaveclesautres.Desvendeursdejournauxencoreendormisne crient pas lesnouvelles,mais, adossés au coindes rues, offrent leurmarchandise aux réverbères dans un geste de somnambules. Tout àl’heure,réveillésparlespremierstramways,ilsserépandrontdanstoutela ville, tendant àboutdebras les feuilles où éclate lemot “Peste ”. “Yaura-t-ilunautomnedepeste?LeprofesseurB…répond:Non.”“Centvingt-quatremorts,telestlebilandelaquatre-vingt-quatorzièmejournéedepeste.”

«Malgré lacrisedupapierquidevientdeplusenplusaiguëetquiaforcécertainspériodiquesàdiminuerlenombredeleurspages,ils’étaitcrééunautrejournal:leCourrierdel’Épidémie,quisedonnepourtâched’“informer nos concitoyens, dans un souci de scrupuleuse objectivité,desprogrèsoudesreculsdelamaladie;deleurfournirlestémoignagesles plus autorisés sur l’avenir de l’épidémie ; de prêter l’appui de sescolonnes à tous ceux, connus ou inconnus, qui sont disposés à luttercontrelefléau;desoutenirlemoraldelapopulation,detransmettrelesdirectives des autorités et, en un mot, de grouper toutes les bonnesvolontés pour lutter efficacement contre le mal qui nous frappe”. En

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réalité,cejournals’estbornétrèsrapidementàpublierdesannoncesdenouveauxproduits,infailliblespourprévenirlapeste.

«Verssixheuresdumatin,touscesjournauxcommencentàsevendredanslesqueuesquis’installentauxportesdesmagasins,plusd’uneheureavant leur ouverture, puis dans les tramways qui arrivent, bondés, desfaubourgs.Les tramwayssontdevenus leseulmoyende transportet ilsavancentàgrand-peine,leursmarchepiedsetleursrambardeschargésàcraquer.Chose curieuse, cependant, tous lesoccupants,dans lamesuredupossible,se tournent ledospouréviterunecontagionmutuelle.Auxarrêts, le tramway déverse une cargaison d’hommes et de femmes,pressés de s’éloigner et de se trouver seuls. Fréquemment éclatent desscènesduesàlaseulemauvaisehumeur,quidevientchronique.

«Aprèslepassagedespremierstramways,lavilles’éveillepeuàpeu,lespremièresbrasseriesouvrentleurportesurdescomptoirschargésdepancartes:“Plusdecafé”,“Apportezvotresucre”,etc.Puislesboutiquess’ouvrent, les rues s’animent. En même temps, la lumière monte et lachaleurplombepeuàpeu le cielde juillet.C’est l’heureoù ceuxquinefontrienserisquentsurlesboulevards.Laplupartsemblentavoirprisàtâchedeconjurer lapestepar l’étalagede leur luxe.Ilya tous les joursvers onze heures, sur les artères principales, une parade de jeuneshommesetdejeunesfemmesoùl’onpeutéprouvercettepassiondevivrequi croît au sein des grandsmalheurs. Si l’épidémie s’étend, lamorales’élargira aussi. Nous reverrons les saturnales milanaises au bord destombes.

«Àmidi,lesrestaurantsseremplissentenunclind’œil.Trèsvite,depetitsgroupesquin’ontpu trouverdeplacese formentà leurporte.Leciel commenceàperdre sa lumièrepar excèsde chaleur.À l’ombredesgrandsstores, lescandidatsà lanourritureattendent leur tour,aubordde laruecraquantedesoleil.Si lesrestaurantssontenvahis,c’estqu’ilssimplifientpourbeaucoupleproblèmeduravitaillement.Maisilslaissentintacte l’angoisse de la contagion. Les convives perdent de longuesminutes à essuyer patiemment leurs couverts. Il n’y a pas longtemps,certains restaurants affichaient : “Ici, le couvert est ébouillanté.” Maispeu à peu, ils ont renoncé à toute publicité puisque les clients étaientforcésdevenir.Leclient,d’ailleurs,dépensevolontiers.Lesvinsfinsousupposés tels, les suppléments les plus chers, c’est le commencementd’unecourseeffrénée.Ilparaîtaussiquedesscènesdepaniqueontéclatédans un restaurant parce qu’un client pris demalaise avait pâli, s’était

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levé,avaitchanceléetgagnétrèsvitelasortie.

«Versdeuxheures,lavillesevidepeuàpeuetc’estlemomentoùlesilence,lapoussière,lesoleiletlapesteserencontrentdanslarue.Toutlelongdesgrandesmaisonsgriseslachaleurcoulesansarrêt.Cesontdelongues heures prisonnières qui finissent dans des soirs enflamméscroulantsur lavillepopuleuseet jacassante.Pendant lespremiers joursde la chaleur, de loin en loin, et sans qu’on sache pourquoi, les soirsétaient désertés. Mais à présent, la première fraîcheur amène unedétente, sinon un espoir. Tous descendent alors dans les rues,s’étourdissentàparler,sequerellentouseconvoitentetsouslecielrougede juillet la ville, chargéede couples etde clameurs,dérive vers lanuithaletante.Envain,touslessoirssurlesboulevards,unvieillardinspiré,portantfeutreetlavallière,traverselafouleenrépétantsansarrêt:“Dieuestgrand,venezàlui”,tousseprécipitentaucontraireversquelquechosequ’ilsconnaissentmalouquileurparaîtplusurgentqueDieu.Audébut,quandilscroyaientquec’étaitunemaladiecommelesautres,lareligionétait à sa place. Mais quand ils ont vu que c’était sérieux, ils se sontsouvenusde la jouissance.Toute l’angoissequi sepeintdans la journéesurlesvisagesserésoutalors,danslecrépusculeardentetpoussiéreux,enunesorted’excitationhagarde,unelibertémaladroitequienfièvretoutunpeuple.

«Etmoiaussi,jesuiscommeeux.Maisquoi!lamortn’estrienpourleshommescommemoi.C’estunévénementquileurdonneraison.»

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C’estTarrouqui avaitdemandéàRieux l’entrevuedont il parledanssescarnets.LesoiroùRieuxl’attendait,ledocteurregardaitjustementsamère,sagementassisedansuncoindelasalleàmanger,surunechaise.Elle passait ses journées là quand les soins duménage ne l’occupaientplus.Lesmainsréuniessurlesgenoux,elleattendait.Rieuxn’étaitmêmepas sûr que ce fût lui qu’elle attendît.Mais, cependant, quelque chosechangeaitdanslevisagedesamèrelorsqu’ilapparaissait.Toutcequ’unevie laborieuseyavaitmisdemutismesemblaits’animeralors.Puis,elleretombaitdanslesilence.Cesoir-là,elleregardaitparlafenêtre,danslaruemaintenant déserte. L’éclairage de nuit avait été diminué des deuxtiers. Et, de loin en loin, une lampe très faiblemettait quelques refletsdanslesombresdelaville.

–Est-cequ’onvagarderl’éclairageréduitpendanttoutelapeste?ditMmeRieux.

–Probablement.

–Pourvuqueçanedurepasjusqu’àl’hiver.Ceseraittriste,alors.

–Oui,ditRieux.

Il vit le regard de sa mère se poser sur son front. Il savait quel’inquiétude et le surmenage des dernières journées avaient creusé sonvisage.

–Çan’apasmarché,aujourd’hui?ditMmeRieux.

–Oh!commed’habitude.

Comme d’habitude ! C’est-à-dire que le nouveau sérum envoyé parParis avait l’air d’être moins efficace que le premier et les statistiquesmontaient. On n’avait toujours pas la possibilité d’inoculer les sérumspréventifs ailleurs que dans les familles déjà atteintes. Il eût fallu desquantités industrielles pour en généraliser l’emploi. La plupart desbubons se refusaientàpercer, commesi la saisonde leurdurcissementétaitvenue,etilstorturaientlesmalades.Depuislaveille,ilyavaitdansla ville deux cas d’une nouvelle forme de l’épidémie. La peste devenaitalors pulmonaire. Le jourmême, au cours d’une réunion, lesmédecinsharassés, devant un préfet désorienté, avaient demandé et obtenu de

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nouvelles mesures pour éviter la contagion qui se faisait de bouche àbouche, dans la peste pulmonaire. Comme d’habitude, on ne savaittoujoursrien.

Il regarda sa mère. Le beau regard marron fit remonter en lui desannéesdetendresse.

–Est-cequetuaspeur,mère?

–Àmonâge,onnecraintplusgrand-chose.

–Lesjournéessontbienlonguesetjenesuisplusjamaislà.

–Celam’estégaldet’attendresijesaisquetudoisvenir.Etquandtun’espaslà,jepenseàcequetufais.As-tudesnouvelles?

–Oui, tout va bien, si j’en crois le dernier télégramme.Mais je saisqu’elleditcelapourmetranquilliser.

La sonnette de la porte retentit. Le docteur sourit à samère et allaouvrir. Dans la pénombre du palier, Tarrou avait l’air d’un grand oursvêtu de gris. Rieux fit asseoir le visiteur devant son bureau. Lui-mêmerestaitdeboutderrièresonfauteuil.Ilsétaientséparésparlaseulelampealluméedelapièce,surlebureau.

–Jesais,ditTarrousanspréambule,quejepuisparlertoutdroitavecvous.

Rieuxapprouvaensilence.

–Dansquinzejoursouunmois,vousneserezd’aucuneutilitéici,vousêtesdépasséparlesévénements.

–C’estvrai,ditRieux.

– L’organisation du service sanitaire est mauvaise. Vous manquezd’hommesetdetemps.

Rieuxreconnutencorequec’étaitlavérité.

–J’aiapprisquelapréfectureenvisageunesortedeservicecivilpourobligerleshommesvalidesàparticiperausauvetagegénéral.

–Vousêtesbienrenseigné.Maislemécontentementestdéjàgrandetlepréfethésite.

–Pourquoinepasdemanderdesvolontaires?

–Onl’afait,maislesrésultatsontétémaigres.

– On l’a fait par la voie officielle, un peu sans y croire. Ce qui leur

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manque, c’est l’imagination. Ilsne sont jamais à l’échelledes fléaux.Etles remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume decerveau.Sinousleslaissonsfaire,ilspérirontetnousaveceux.

– C’est probable, dit Rieux. Je dois dire qu’ils ont cependant penséaussiauxprisonniers,pourcequej’appellerailesgrostravaux.

–J’aimeraismieuxquecefûtdeshommeslibres.

–Moiaussi.Maispourquoi,ensomme?

–J’aihorreurdescondamnationsàmort.

RieuxregardaTarrou:

–Alors?dit-il.

– Alors, j’ai un plan d’organisation pour des formations sanitairesvolontaires.Autorisez-moiàm’enoccuperetlaissonsl’administrationdecôté.Dureste,elleestdébordée.J’aidesamisunpeupartoutetilsferontlepremiernoyau.Etnaturellement,j’yparticiperai.

–Bienentendu,ditRieux,vousvousdoutezquej’accepteavecjoie.Ona besoin d’être aidé, surtout dans ce métier. Je me charge de faireaccepterl’idéeàlapréfecture.Dureste,ilsn’ontpaslechoix.Mais…

Rieuxréfléchit.

–Maiscetravailpeutêtremortel,vouslesavezbien.Etdanstouslescas,ilfautquejevousenavertisse.Avez-vousbienréfléchi?

Tarrouleregardaitdesesyeuxgris.

–Quepensez-vousduprêchedePaneloux,docteur?

La question était posée naturellement et Rieux y réponditnaturellement.

– J’ai trop vécu dans les hôpitaux pour aimer l’idée de punitioncollective.Mais,voussavez, leschrétiensparlentquelquefoisainsi,sanslepenserjamaisréellement.Ilssontmeilleursqu’ilsneparaissent.

– Vous pensez pourtant, comme Paneloux, que la peste a sabienfaisance,qu’elleouvrelesyeux,qu’elleforceàpenser!

Ledocteursecoualatêteavecimpatience.

–Comme toutes lesmaladies de cemonde.Mais ce qui est vrai desmauxde cemondeest vrai ausside lapeste.Celapeut servir àgrandirquelques-uns. Cependant, quand on voit lamisère et la douleur qu’elleapporte,ilfautêtrefou,aveugleoulâchepourserésigneràlapeste.

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Rieux avait à peine élevé le ton.MaisTarrou fit un gestede lamaincommepourlecalmer.Ilsouriait.

– Oui, dit Rieux en haussant les épaules. Mais vous ne m’avez pasrépondu.Avez-vousréfléchi?

Tarrou se carra un peu dans son fauteuil et avança la tête dans lalumière.

–Croyez-vousenDieu,docteur?

La question était encore posée naturellement.Mais cette fois, Rieuxhésita.

– Non, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Je suis dans la nuit, etj’essaied’yvoirclair.Ilyalongtempsquej’aicessédetrouverçaoriginal.

–N’est-cepascequivousséparedePaneloux?

–Jenecroispas.Panelouxestunhommed’études.Iln’apasvuassezmourir et c’est pourquoi il parle au nomd’une vérité.Mais lemoindreprêtre de campagne qui administre ses paroissiens et qui a entendu larespirationd’unmourantpensecommemoi.Ilsoigneraitlamisèreavantdevouloirendémontrerl’excellence.

Rieuxseleva,sonvisageétaitmaintenantdansl’ombre.

–Laissonscela,dit-il,puisquevousnevoulezpasrépondre.

Tarrousouritsansbougerdesonfauteuil.

–Puis-jerépondreparunequestion?

Àsontourledocteursourit:

–Vousaimezlemystère,dit-il.Allons-y.

– Voilà, dit Tarrou. Pourquoi vous-même montrez-vous tant dedévouement puisque vous ne croyez pas en Dieu ? Votre réponsem’aiderapeut-êtreàrépondremoi-même.

Sanssortirdel’ombre,ledocteurditqu’ilavaitdéjàrépondu,ques’ilcroyait en unDieu tout-puissant, il cesserait de guérir les hommes, luilaissant alors ce soin. Mais que personne au monde, non, pas mêmePaneloux qui croyait y croire, ne croyait en un Dieu de cette sorte,puisque personne ne s’abandonnait totalement et qu’en cela dumoins,lui, Rieux, croyait être sur le chemin de la vérité, en luttant contre lacréationtellequ’elleétait.

– Ah ! dit Tarrou, c’est donc l’idée que vous vous faites de votre

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métier?

–Àpeuprès,réponditledocteurenrevenantdanslalumière.

Tarrousiffladoucementetledocteurleregarda.

–Oui,dit-il,vousvousditesqu’ily fautde l’orgueil.Mais jen’aiquel’orgueil qu’il faut, croyez-moi. Jene sais pas ce quim’attendni ce quiviendraaprès toutceci.Pour lemoment ilyadesmaladeset il faut lesguérir.Ensuite,ilsréfléchirontetmoiaussi.Maislepluspresséestdelesguérir.Jelesdéfendscommejepeux,voilàtout.

–Contrequi?

Rieux se tourna vers la fenêtre. Il devinait au loin la mer à unecondensationplusobscuredel’horizon.Iléprouvaitseulementsafatigueetluttaitenmêmetempscontreundésirsoudainetdéraisonnabledeselivrerunpeuplusàcethommesingulier,maisqu’ilsentaitfraternel.

–Jen’ensaisrien,Tarrou,jevousjurequejen’ensaisrien.Quandjesuis entré dans ce métier, je l’ai fait abstraitement, en quelque sorte,parce que j’en avais besoin, parce que c’était une situation comme lesautres, une de celles que les jeunes gens se proposent. Peut-être aussiparcequec’étaitparticulièrementdifficilepourun filsd’ouvriercommemoi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu’il y a des gens quirefusent de mourir ? Avez-vous jamais entendu une femme crier :«Jamais!»aumomentdemourir?Moi,oui.Etjemesuisaperçualorsque jenepouvaispasm’yhabituer.J’étais jeuneetmondégoût croyaits’adresser à l’ordre même du monde. Depuis, je suis devenu plusmodeste.Simplement,jenesuistoujourspashabituéàvoirmourir.Jenesaisriendeplus.Maisaprèstout…

Rieuxsetutetserassit.Ilsesentaitlabouchesèche.

–Aprèstout?ditdoucementTarrou.

–Aprèstout…,reprit ledocteur,et ilhésitaencore,regardantTarrouavec attention, c’est une chose qu’un homme comme vous peutcomprendre,n’est-cepas,maispuisquel’ordredumondeestrégléparlamort,peut-êtrevaut-ilmieuxpourDieuqu’onnecroiepasenluietqu’onluttedetoutessesforcescontrelamort,sansleverlesyeuxverscecieloùilsetait.

–Oui,approuvaTarrou,jepeuxcomprendre.Maisvosvictoiresseronttoujoursprovisoires,voilàtout.

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Rieuxparuts’assombrir.

–Toujours,jelesais.Cen’estpasuneraisonpourcesserdelutter.

–Non, cen’est pasune raison.Mais j’imagine alors cequedoit êtrecettepestepourvous.

–Oui,ditRieux.Uneinterminabledéfaite.

Tarroufixaunmomentledocteur,puisilselevaetmarchalourdementvers la porte. Et Rieux le suivit. Il le rejoignait déjà quand Tarrou quisemblaitregarderàsespiedsluidit:

–Quivousaappristoutcela,docteur?

Laréponsevintimmédiatement:

–Lamisère.

Rieux ouvrit la porte de son bureau et, dans le couloir, dit à Tarrouqu’ildescendaitaussi,allantvoirundesesmaladesdans les faubourgs.Tarrou lui proposa de l’accompagner et le docteur accepta.Au bout ducouloir,ilsrencontrèrentMmeRieuxàquiledocteurprésentaTarrou.

–Unami,dit-il.

–Oh!fitMmeRieux,jesuistrèscontentedevousconnaître.

Quandellepartit,Tarrouseretournaencoresurelle.Sur lepalier, ledocteur essaya en vain de faire fonctionner la minuterie. Les escaliersrestaient plongés dans la nuit. Le docteur se demandait si c’était l’effetd’unenouvellemesured’économie.Maisonnepouvaitpassavoir.Depuisquelquetempsdéjà,danslesmaisonsetdanslaville,toutsedétraquait.C’était peut-être simplement que les concierges, et nos concitoyens engénéral,neprenaientplussoinderien.Maisledocteurn’eutpasletempsdes’interrogerplusavant,carlavoixdeTarrourésonnaitderrièrelui:

–Encoreunmot,docteur,même s’il vousparaît ridicule : vousaveztoutàfaitraison.

Rieuxhaussalesépaulespourlui-même,danslenoir.

–Jen’ensaisrien,vraiment.Maisvous,qu’ensavez-vous?

–Oh!ditl’autresanss’émouvoir,j’aipeudechosesàapprendre.

Le docteur s’arrêta et le pied de Tarrou, derrière lui, glissa sur unemarche.Tarrouserattrapaenprenantl’épauledeRieux.

–Croyez-voustoutconnaîtredelavie?demandacelui-ci.

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Laréponsevintdanslenoir,portéeparlamêmevoixtranquille:

–Oui.

Quand ils débouchèrent dans la rue, ils comprirent qu’il était asseztard,onzeheurespeut-être.Laville étaitmuette,peuplée seulementdefrôlements.Trèsloin,letimbred’uneambulancerésonna.IlsmontèrentdanslavoitureetRieuxmitlemoteurenmarche.

– Il faudra, dit-il, que vous veniez demain à l’hôpital pour le vaccinpréventif.Mais,pourenfiniretavantd’entrerdanscettehistoire,dites-vousquevousavezunechancesurtroisd’ensortir.

–Cesévaluationsn’ontpasdesens,docteur,vouslesavezcommemoi.Ilyacentans,uneépidémiedepesteatuétousleshabitantsd’unevillede Perse, sauf précisément le laveur desmorts qui n’avait jamais cesséd’exercersonmétier.

– Il a gardé sa troisième chance, voilà tout, dit Rieux d’une voixsoudain plus sourde. Mais il est vrai que nous avons encore tout àapprendreàcesujet.

Ils entraientmaintenant dans les faubourgs. Les phares illuminaientlesruesdésertes.Ilss’arrêtèrent.Devantl’auto,RieuxdemandaàTarrous’il voulait entrer et l’autre dit que oui. Un reflet du ciel éclairait leursvisages.Rieuxeutsoudainunrired’amitié:

–Allons, Tarrou, dit-il, qu’est-ce qui vous pousse à vous occuper decela?

–Jenesaispas.Mamoralepeut-être.

–Etlaquelle?

–Lacompréhension.

Tarrou se tourna vers la maison et Rieux ne vit plus son visagejusqu’aumomentoùilsfurentchezlevieilasthmatique.

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Dès le lendemain, Tarrou se mit au travail et réunit une premièreéquipequidevaitêtresuiviedebeaucoupd’autres.

L’intention du narrateur n’est cependant pas de donner à cesformationssanitairesplusd’importancequ’ellesn’eneurent.Àsaplace,ilest vrai que beaucoup de nos concitoyens céderaient aujourd’hui à latentationd’enexagérerlerôle.Maislenarrateurestplutôttentédecroirequ’endonnanttropd’importanceauxbellesactions,onrendfinalementunhommageindirectetpuissantaumal.Caronlaissesupposeralorsquecesbellesactionsn’onttantdeprixqueparcequ’ellessontraresetquelaméchanceté et l’indifférence sont desmoteurs bienplus fréquents danslesactionsdeshommes.C’estlàuneidéequelenarrateurnepartagepas.Lemalquiestdanslemondevientpresquetoujoursdel’ignorance,etlabonnevolontépeutfaireautantdedégâtsquelaméchanceté,siellen’estpaséclairée.Leshommes sontplutôtbonsquemauvais, et envérité cen’est pas la question.Mais ils ignorent plus oumoins, et c’est ce qu’onappellevertuouvice,leviceleplusdésespérantétantceluidel’ignorancequicroittoutsavoiretquis’autorisealorsàtuer.L’âmedumeurtrierestaveugle et il n’y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute laclairvoyancepossible.

C’est pourquoi nos formations sanitaires qui se réalisèrent grâce àTarroudoiventêtrejugéesavecunesatisfactionobjective.C’estpourquoilenarrateurneseferapaslechantretropéloquentdelavolontéetd’unhéroïsme auquel il n’attache qu’une importance raisonnable. Mais ilcontinuerad’êtrel’historiendescœursdéchirésetexigeantsquelapestefitalorsàtousnosconcitoyens.

Ceuxquisedévouèrentauxformationssanitairesn’eurentpassigrandmériteàlefaire,eneffet,carilssavaientquec’étaitlaseulechoseàfaireetc’estdenepass’ydéciderquialorseûtétéincroyable.Cesformationsaidèrent nos concitoyens à entrer plus avant dans la peste et lespersuadèrentenpartieque,puisque lamaladieétait là, il fallait fairecequ’il fallait pour lutter contre elle. Parce que la peste devenait ainsi ledevoir de quelques-uns, elle apparut réellement pour ce qu’elle était,c’est-à-direl’affairedetous.

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Cela est bien.Mais on ne félicite pas un instituteur d’enseigner quedeuxetdeuxfontquatre.Onleféliciterapeut-êtred’avoirchoisicebeaumétier. Disons donc qu’il était louable que Tarrou et d’autres eussentchoisi de démontrer que deux et deux faisaient quatre plutôt que lecontraire,maisdisonsaussiquecettebonnevolontéleurétaitcommuneavecl’instituteur,avectousceuxquiontlemêmecœurquel’instituteuretqui, pour l’honneur de l’homme, sont plus nombreux qu’on ne pense,c’est du moins la conviction du narrateur. Celui-ci aperçoit très biend’ailleurs l’objectionqu’onpourrait lui faire et qui est que ces hommesrisquaient leur vie. Mais il vient toujours une heure dans l’histoire oùcelui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort.L’instituteur le saitbien.Et laquestionn’estpasde savoirquelle est larécompenseou lapunitionqui attendce raisonnement.Laquestionestde savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. Pour ceux de nosconcitoyensqui risquaientalors leurvie, ils avaientàdécider si, ouiounon,ilsétaientdanslapesteetsi,ouiounon,ilfallaitluttercontreelle.

Beaucoupdenouveauxmoralistesdansnotrevilleallaientalors,disantquerienneservaitàrienetqu’ilfallaitsemettreàgenoux.EtTarrou,etRieux,et leursamispouvaientrépondrececioucela,maislaconclusionétaittoujourscequ’ilssavaient:ilfallaitlutterdetelleoutellefaçonetnepas se mettre à genoux. Toute la question était d’empêcher le plusd’hommespossibledemouriretdeconnaître laséparationdéfinitive. Iln’yavaitpourcelaqu’unseulmoyenquiétaitdecombattrelapeste.Cettevéritén’étaitpasadmirable,ellen’étaitqueconséquente.

C’estpourquoiilétaitnaturelquelevieuxCastelmîttoutesaconfianceet son énergie à fabriquer des sérums sur place, avec du matériel defortune.Rieuxetluiespéraientqu’unsérumfabriquéaveclesculturesdumicrobemêmequi infestait lavilleauraituneefficacitéplusdirectequeles sérumsvenusde l’extérieur,puisque lemicrobedifférait légèrementdubacillede lapeste telqu’il était classiquementdéfini.Castel espéraitavoirsonpremiersérumassezrapidement.

C’estpourquoiencoreilétaitnaturelqueGrand,quin’avaitriend’unhéros, assurât maintenant une sorte de secrétariat des formationssanitaires. Une partie des équipes formées par Tarrou se consacrait eneffet à un travail d’assistance préventive dans les quartiers surpeuplés.Onessayaitd’y introduire l’hygiènenécessaire, on faisait le comptedesgreniers et des caves que la désinfection n’avait pas visités. Une autrepartie des équipes secondait les médecins dans les visites à domicile,

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assuraitletransportdespestiférés,etmême,parlasuite,enl’absencedepersonnel spécialisé, conduisit les voitures des malades et des morts.Toutceciexigeaituntravaild’enregistrementetdestatistiquesqueGrandavaitacceptédefaire.

Decepointdevue, etplusqueRieuxouTarrou, lenarrateurestimequeGrandétaitlereprésentantréeldecettevertutranquillequianimaitles formations sanitaires. Il avait dit oui sans hésitation, avec la bonnevolontéquiétait lasienne.Ilavaitseulementdemandéàserendreutiledansdepetitstravaux.Ilétaittropvieuxpourlereste.Dedix-huitheuresà vingt heures, il pouvait donner son temps. Et comme Rieux leremerciaitavecchaleur,ils’enétonnait:«Cen’estpasleplusdifficile.Ilyalapeste,ilfautsedéfendre,c’estclair.Ah!sitoutétaitaussisimple!»Etilrevenaitàsaphrase.Quelquefois,lesoir,quandletravaildesfichesétaitterminé,RieuxparlaitavecGrand.IlsavaientfiniparmêlerTarrouàleur conversation et Grand se confiait avec un plaisir de plus en plusévident à ses deux compagnons. Ces derniers suivaient avec intérêt letravail patient que Grand continuait au milieu de la peste. Eux aussi,finalement,ytrouvaientunesortededétente.

« Comment va l’amazone ? » demandait souvent Tarrou. Et Grandrépondait invariablement : « Elle trotte, elle trotte », avec un souriredifficile.Unsoir,Grandditqu’ilavaitdéfinitivementabandonnél’adjectif« élégante » pour son amazone et qu’il la qualifiait désormais de«svelte».«C’estplusconcret»,avait-ilajouté.Uneautrefois,illutàsesdeux auditeurs la première phrase ainsi modifiée : « Par une bellematinée de mai, une svelte amazone, montée sur une superbe jumentalezane,parcouraitlesalléesfleuriesduBoisdeBoulogne.»

–N’est-cepas,ditGrand,on lavoitmieuxet j’aipréféré :«Parunematinéedemai»,parceque«moisdemai»allongeaitunpeuletrot.

Ilsemontraensuitefortpréoccupéparl’adjectif«superbe».Celaneparlait pas, selon lui, et il cherchait le terme qui photographierait d’unseul coup la fastueuse jument qu’il imaginait. « Grasse » n’allait pas,c’était concret, mais un peu péjoratif. « Reluisante » l’avait tenté unmoment, mais le rythme ne s’y prêtait pas. Un soir, il annonçatriomphalementqu’ilavaittrouvé:«Unenoirejumentalezane.»Lenoirindiquaitdiscrètementl’élégance,toujoursselonlui.

–Cen’estpaspossible,ditRieux.

–Etpourquoi?

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–Alezanen’indiquepaslarace,maislacouleur.

–Quellecouleur?

–Ehbien,unecouleurquin’estpaslenoir,entoutcas!

Grandparuttrèsaffecté.

–Merci,disait-il,vousêteslà,heureusement.Maisvousvoyezcommec’estdifficile.

–Quepenseriez-vousde«somptueuse»?ditTarrou.

Grandleregarda.Ilréfléchissait:

–Oui,dit-il,oui!

Etunsourireluivenaitpeuàpeu.

Àquelquetempsdelà,ilavouaquelemot«fleuries»l’embarrassait.Comme il n’avait jamais connu qu’Oran et Montélimar, il demandaitquelquefoisàsesamisdesindicationssurlafaçondontlesalléesduBoisétaient fleuries. À proprement parler, elles n’avaient jamais donnél’impressiondel’êtreàRieuxouàTarrou,maislaconvictiondel’employélesébranlait.Ils’étonnaitdeleurincertitude.«Iln’yaquelesartistesquisachent regarder.»Mais ledocteur le trouvaune foisdansunegrandeexcitation. Il avait remplacé« fleuries » par « pleines de fleurs ». Il sefrottait les mains. « Enfin on les voit, on les sent. Chapeau bas,messieurs!»Illuttriomphalementlaphrase:«Parunebellematinéedemai, une svelte amazone montée sur une somptueuse jument alezaneparcouraitlesalléespleinesdefleursduBoisdeBoulogne.»Mais,lusàhaute voix, les trois génitifs qui terminaient la phrase résonnèrentfâcheusement et Grand bégaya un peu. Il s’assit, l’air accablé. Puis ildemandaaudocteur lapermissiondepartir. Ilavaitbesoinderéfléchirunpeu.

C’estàcetteépoque,onl’appritparlasuite,qu’ildonnaaubureaudessignes de distraction qui furent jugés regrettables à un moment où lamairie devait faire face, avec un personnel diminué, à des obligationsécrasantes. Son service en souffrit et le chef de bureau le lui reprochasévèrement en lui rappelant qu’il était payé pour accomplir un travailque, précisément, il n’accomplissait pas. « Il paraît, avait dit le chef debureau, que vous faites du service volontaire dans les formationssanitaires,endehorsdevotretravail.Çanemeregardepas.Maiscequimeregarde,c’estvotretravail.Etlapremièrefaçondevousrendreutiledanscesterriblescirconstances,c’estdebienfairevotretravail.Ousinon,

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lerestenesertàrien.»

–Ilaraison,ditGrandàRieux.

–Oui,ilaraison,approuvaledocteur.

–Maisjesuisdistraitetjenesaispascommentsortirdelafindemaphrase.

Il avait pensé à supprimer « de Boulogne », estimant que tout lemonde comprendrait. Mais alors la phrase avait l’air de rattacher à«fleurs»cequi,enfait,sereliaità«allées».Ilavaitenvisagéaussi lapossibilité d’écrire : « Les allées du Bois pleines de fleurs. » Mais lasituationde«Bois»entreunsubstantif etunqualificatifqu’il séparaitarbitrairementluiétaituneépinedanslachair.Certainssoirs,ilestbienvraiqu’ilavaitl’airencoreplusfatiguéqueRieux.

Oui,ilétaitfatiguéparcetterecherchequil’absorbaittoutentier,maisiln’encontinuaitpasmoinsà faire lesadditionset lesstatistiquesdontavaient besoin les formations sanitaires. Patiemment, tous les soirs, ilmettaitdesfichesauclair,illesaccompagnaitdecourbesetils’évertuaitlentementàprésenterdesétatsaussiprécisquepossible.Assezsouvent,ilallaitrejoindreRieuxdansl’undeshôpitauxetluidemandaitunetabledans quelque bureau ou infirmerie. Il s’y installait avec ses papiers,exactement comme il s’installait à sa table de la mairie, et dans l’airépaissi par les désinfectants et par la maladie elle-même, il agitait sesfeuillespourenfairesécherl’encre.Ilessayaithonnêtementalorsdenepluspenseràsonamazoneetdefaireseulementcequ’ilfallait.

Oui,s’ilestvraiqueleshommestiennentàseproposerdesexemplesetdesmodèlesqu’ilsappellenthéros,ets’ilfautabsolumentqu’ilyenaitun dans cette histoire, le narrateur propose justement ce hérosinsignifianteteffacéquin’avaitpour luiqu’unpeudebontéaucœuretunidéalapparemmentridicule.Celadonneraàlavéritécequiluirevient,à l’additiondedeuxetdeuxsontotaldequatre,età l’héroïsmelaplacesecondairequidoitêtrelasienne,justeaprès,etjamaisavant,l’exigencegénéreuse du bonheur. Cela donnera aussi à cette chronique soncaractère,quidoitêtreceluid’unerelationfaiteavecdebonssentiments,c’est-à-dire des sentiments qui ne sont ni ostensiblement mauvais niexaltantsàlavilainefaçond’unspectacle.

C’était du moins l’opinion du docteur Rieux lorsqu’il lisait dans lesjournauxou écoutait à la radio les appels et les encouragementsque lemondeextérieurfaisaitparveniràlavilleempestée.Enmêmetempsque

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les secoursenvoyésparairetpar route, tous les soirs, sur lesondesoudanslapresse,descommentairesapitoyésouadmiratifss’abattaientsurlacitédésormaissolitaire.Etchaquefoisletond’épopéeoudediscoursde prix impatientait le docteur. Certes, il savait que cette sollicituden’était pas feinte. Mais elle ne pouvait s’exprimer que dans le langageconventionnelparlequelleshommesessaientd’exprimercequileslieàl’humanité. Et ce langage ne pouvait s’appliquer aux petits effortsquotidiensdeGrand,parexemple,nepouvantrendrecomptedecequesignifiaitGrandaumilieudelapeste.

Àminuit,quelquefois,dans legrandsilencede lavillealorsdésertée,aumoment de regagner son lit pour un sommeil trop court, le docteurtournait leboutondesonposte.Etdesconfinsdumonde,àtraversdesmilliers de kilomètres, des voix inconnues et fraternelles s’essayaientmaladroitement à dire leur solidarité et la disaient, en effet, maisdémontraient enmême temps la terrible impuissanceoù se trouve touthommedepartagervraimentunedouleurqu’ilnepeutpasvoir:«Oran!Oran !»Envain, l’appel traversait lesmers,envainRieuxse tenaitenalerte,bientôtl’éloquencemontaitetaccusaitmieuxencorelaséparationessentielle qui faisait deux étrangersdeGrand etde l’orateur.«Oran !oui,Oran!Maisnon,pensaitledocteur,aimeroumourirensemble,iln’yapasd’autreressource.Ilssonttroploin.»

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Etjustementcequiresteàretraceravantd’enarriverausommetdelapeste,pendantquelefléauréunissaittoutessesforcespourlesjetersurlavilleets’enemparerdéfinitivement,cesontleslongseffortsdésespérésetmonotonesquelesderniersindividus,commeRambert,faisaientpourretrouver leur bonheur et ôter à la peste cette part d’eux-mêmes qu’ilsdéfendaient contre toute atteinte. C’était là leur manière de refuserl’asservissementquilesmenaçait,etbienquecerefus-là,apparemment,nefûtpasaussiefficacequel’autre,l’avisdunarrateurestqu’ilavaitbienson sens et qu’il témoignait aussi, dans sa vanité et ses contradictionsmêmes,pourcequ’ilyavaitalorsdefierenchacundenous.

Rambertluttaitpourempêcherquelapestelerecouvrît.Ayantacquislapreuvequ’ilnepouvaitsortirdelavilleparlesmoyenslégaux,ilétaitdécidé, avait-il dit àRieux, à user des autres. Le journaliste commençaparlesgarçonsdecafé.Ungarçondecaféesttoujoursaucourantdetout.Maislespremiersqu’ilinterrogeaétaientsurtoutaucourantdespénalitéstrèsgravesquisanctionnaientcegenred’entreprises.Dansuncas, il futmême pris pour un provocateur. Il lui fallut rencontrer Cottard chezRieuxpouravancerunpeu.Cejour-là,Rieuxet luiavaientparléencoredes démarches vaines que le journaliste avait faites dans lesadministrations.Quelques joursaprès,CottardrencontraRambertdanslarue,etl’accueillitaveclarondeurqu’ilmettaitàprésentdanstoussesrapports:

–Toujoursrien?avait-ildit.

–Non,rien.

–Onnepeutpascompter sur lesbureaux. Ilsnesontpas faitspourcomprendre.

–C’estvrai.Maisjechercheautrechose.C’estdifficile.

–Ah!ditCottard,jevois.

LuiconnaissaitunefilièreetàRambert,quis’enétonnait, ilexpliquaque,depuis longtemps, il fréquentait tous les cafésd’Oran,qu’il y avaitdes amis et qu’il était renseigné sur l’existence d’une organisation quis’occupaitdecegenred’opérations.LavéritéétaitqueCottard,dont les

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dépensesdépassaientdésormaislesrevenus,s’étaitmêléàdesaffairesdecontrebandesurlesproduitsrationnés.Ilrevendaitainsidescigarettesetdumauvais alcool dont les prixmontaient sans cesse et qui étaient entraindeluirapporterunepetitefortune.

–Enêtes-vousbiensûr?demandaRambert.

–Oui,puisqu’onmel’aproposé.

–Etvousn’enavezpasprofité?

–Nesoyezpasméfiant,ditCottardd’unairbonhomme,jen’enaipasprofitéparcequejen’aipas,moi,enviedepartir.J’aimesraisons.

Ilajoutaaprèsunsilence:

–Vousnemedemandezpasquellessontmesraisons?

–Jesuppose,ditRambert,quecelanemeregardepas.

– Dans un sens, cela ne vous regarde pas, en effet. Mais dans unautre…Enfin,laseulechoseévidente,c’estquejemesensbienmieuxicidepuisquenousavonslapesteavecnous.

L’autreécoutasondiscours:

–Commentjoindrecetteorganisation?

–Ah!ditCottard,cen’estpasfacile,venezavecmoi.

Ilétaitquatreheuresdel’après-midi.Sousunciellourd,lavillecuisaitlentement. Tous les magasins avaient leur store baissé. Les chausséesétaient désertes. Cottard et Rambert prirent des rues à arcades etmarchèrent longtempssansparler.C’étaitunedecesheuresoùlapestesefaisaitinvisible.Cesilence,cettemortdescouleursetdesmouvements,pouvaientêtreaussibienceuxdel’étéqueceuxdufléau.Onnesavaitsil’air était lourd de menaces ou de poussières et de brûlure. Il fallaitobserveretréfléchirpourrejoindrelapeste.Carellenesetrahissaitquepar des signes négatifs. Cottard, qui avait des affinités avec elle, fitremarquer par exemple à Rambert l’absence des chiens qui,normalement, eussent dû être sur le flanc, haletants, au seuil descouloirs,àlarecherched’unefraîcheurimpossible.

IlsprirentleboulevarddesPalmiers,traversèrentlaplaced’ArmesetdescendirentverslequartierdelaMarine.Àgauche,uncafépeintenverts’abritaitsousunstoreobliquedegrossetoilejaune.Enentrant,CottardetRambertessuyèrentleurfront.Ilsprirentplacesurdeschaisespliantesde jardin, devant des tables de tôle verte. La salle était absolument

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déserte.Desmouchesgrésillaientdans l’air.Dansunecage jauneposéesur le comptoir bancal, un perroquet, toutes plumes retombées, étaitaffaissé sur son perchoir. De vieux tableaux, représentant des scènesmilitaires,pendaientaumur,couvertsdecrasseetdetoilesd’araignéeenépais filaments. Sur toutes les tables de tôle, et devant Rambert lui-même, séchaient des fientes de poule dont il s’expliquait mal l’originejusqu’à ce que d’un coin obscur, après un peu de remue-ménage, unmagnifiquecoqsortîtensautillant.

La chaleur, à ce moment, sembla monter encore. Cottard enleva savesteet frappasur la tôle.Unpetithomme,perdudansun long tablierbleu, sortit du fond, salua Cottard du plus loin qu’il le vit, avança enécartant le coqd’un vigoureux coupdepied etdemanda, aumilieudesgloussements du volatile, ce qu’il fallait servir à cesmessieurs. Cottardvoulait du vinblanc et s’enquit d’un certainGarcia. Selon lenabot, il yavaitdéjàquelquesjoursqu’onnel’avaitvudanslecafé.

–Pensez-vousqu’ilviendracesoir?

–Eh!ditl’autre,jenesuispasdanssachemise.Maisvousconnaissezsonheure?

–Oui,mais ce n’est pas très important. J’ai seulement un ami à luiprésenter.

Legarçonessuyaitsesmainsmoitescontreledevantdesontablier.

–Ah!Monsieurs’occupeaussid’affaires?

–Oui,ditCottard.Lenabotrenifla:

–Alors,revenezcesoir.Jevaisluienvoyerlegosse.

Ensortant,Rambertdemandadequellesaffairesils’agissait.

–Decontrebande,naturellement.Ilsfontpasserdesmarchandisesauxportesdelaville.Ilsvendentauprixfort.

–Bon,ditRambert.Ilsontdescomplicités?

–Justement.

Le soir, le store était relevé, le perroquet jabotait dans sa cage et lestablesdetôleétaiententouréesd’hommesenbrasdechemise.L’und’eux,le chapeau de paille en arrière, une chemise blanche ouverte sur unepoitrinecouleurdeterrebrûlée,se levaà l’entréedeCottard.Unvisagerégulier et tanné, l’œil noir et petit, les dents blanches, deux ou troisbaguesauxdoigts,ilparaissaittrenteansenviron.

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–Salut,dit-il,onboitaucomptoir.

Ilsprirenttroistournéesensilence.

–Sionsortait?ditalorsGarcia.

Ils descendirent vers le port etGarcia demanda ce qu’on lui voulait.Cottardluiditquecen’étaitpasexactementpourdesaffairesqu’ilvoulaitlui présenter Rambert, mais seulement pour ce qu’il appela « unesortie ». Garcia marchait droit devant lui en fumant. Il posa desquestions,disant«Il»enparlantdeRambert,sansparaîtres’apercevoirdesaprésence.

–Pourquoifaire?disait-il.

–IlasafemmeenFrance.

–Ah!

Etaprèsuntemps:

–Qu’est-cequ’ilacommemétier?

–Journaliste.

–C’estunmétieroùonparlebeaucoup.

Rambertsetaisait.

–C’estunami,ditCottard.

Ilsavancèrentensilence.Ilsétaientarrivésauxquais,dontl’accèsétaitinterdit par de grandes grilles. Mais ils se dirigèrent vers une petitebuvette où l’on vendait des sardines frites, dont l’odeur venait jusqu’àeux.

– De toute façon, conclut Garcia, ce n’est pasmoi que ça concerne,maisRaoul.Etilfautquejeleretrouve.Çaneserapasfacile.

–Ah!demandaCottardavecanimation,ilsecache?

Garcianeréponditpas.Prèsdelabuvette,ils’arrêtaetsetournaversRambertpourlapremièrefois.

–Après-demain,àonzeheures,aucoindelacasernedesdouanes,enhautdelaville.

Ilfitminedepartir,maisseretournaverslesdeuxhommes.

–Ilyauradesfrais,dit-il.

C’étaituneconstatation.

–Biensûr,approuvaRambert.

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Unpeuaprès,lejournalisteremerciaCottard:

–Oh!non,ditl’autreavecjovialité.Çamefaitplaisirdevousrendreservice.Etpuis, vousêtes journaliste, vousme revaudrez çaun jouroul’autre.

Le surlendemain, Rambert et Cottard gravissaient les grandes ruessans ombrage quimènent vers le haut de notre ville. Une partie de lacaserne des douanes avait été transformée en infirmerie et, devant lagrandeporte,desgensstationnaient,venusdansl’espoird’unevisitequine pouvait pas être autorisée ou à la recherche de renseignements qui,d’une heure à l’autre, seraient périmés. En tout cas, ce rassemblementpermettaitbeaucoupd’alléesetvenuesetonpouvaitsupposerquecetteconsidération n’était pas étrangère à la façon dont le rendez-vous deGarciaetdeRambertavaitétéfixé.

–C’est curieux,ditCottard, cetteobstinationàpartir.En somme, cequisepasseestbienintéressant.

–Paspourmoi,réponditRambert.

–Oh!biensûr,onrisquequelquechose.Mais,aprèstout,onrisquaitautant,avantlapeste,àtraverseruncarrefourtrèsfréquenté.

Àcemoment,l’autodeRieuxs’arrêtaàleurhauteur.Tarrouconduisaitet Rieux semblait dormir à moitié. Il se réveilla pour faire lesprésentations.

–Nousnousconnaissons,ditTarrou,noushabitonslemêmehôtel.

IloffritàRambertdeleconduireenville.

–Non,nousavonsrendez-vousici.

RieuxregardaRambert:

–Oui,fitcelui-ci.

–Ah!s’étonnaitCottard,ledocteurestaucourant?

–Voilàlejuged’instruction,avertitTarrouenregardantCottard.

Celui-ci changea de figure. M. Othon descendait en effet la rue ets’avançaitverseuxd’unpasvigoureux,maismesuré.Ilôtasonchapeauenpassantdevantlepetitgroupe.

–Bonjour,monsieurlejuge!ditTarrou.

Lejugerenditlebonjourauxoccupantsdel’auto,et,regardantCottardetRambertqui étaient restés enarrière, les saluagravementde la tête.

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Tarrouprésentalerentieretlejournaliste.Lejugeregardalecielpendantunesecondeetsoupira,disantquec’étaituneépoquebientriste.

–Onmedit,monsieurTarrou,quevousvousoccupezdel’applicationdesmesuresprophylactiques.Jenesauraistropvousapprouver.Pensez-vous,docteur,quelamaladies’étendra?

Rieux dit qu’il fallait espérer que non et le juge répéta qu’il fallaittoujours espérer, les desseins de la Providence sont impénétrables.Tarrouluidemandasilesévénementsluiavaientapportéunsurcroîtdetravail.

– Au contraire, les affaires que nous appelons de droit commundiminuent. Je n’ai plus à instruire que des manquements graves auxnouvellesdispositions.Onn’ajamaisautantrespectélesancienneslois.

– C’est, dit Tarrou, qu’en comparaison elles semblent bonnes,forcément.

Lejugequittal’airrêveurqu’ilavaitpris,leregardcommesuspenduauciel.EtilexaminaTarroud’unairfroid.

–Qu’est-cequecelafait?dit-il.Cen’estpaslaloiquicompte,c’estlacondamnation.Nousn’ypouvonsrien.

–Celui-là, ditCottardquand le juge futparti, c’est l’enneminuméroun.

Lavoituredémarra.

Unpeuplus tard,RambertetCottardvirentarriverGarcia. Ilavançavers eux sans leur faire de signe et dit en guise de bonjour : « Il fautattendre.»

Autour d’eux, la foule, où dominaient les femmes, attendait dans unsilence total. Presque toutes portaient des paniers dont elles avaient levainespoirqu’ellespourraientlesfairepasseràleursparentsmaladesetl’idéeencoreplusfollequeceux-cipourraientutiliserleursprovisions.Laporteétaitgardéepardesfactionnairesenarmeset,detempsentemps,uncribizarretraversaitlacourquiséparaitlacasernedelaporte.Dansl’assistance,desvisagesinquietssetournaientalorsversl’infirmerie.

Les trois hommes regardaient ce spectacle lorsque dans leur dos un«bonjour»netetgravelesfitseretourner.Malgrélachaleur,Raoulétaithabillé très correctement.Grandet fort, il portaitun costumecroisédecouleursombreetunfeutreàbordsretournés.Sonvisageétaitassezpâle.

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Les yeux bruns et la bouche serrée, Raoul parlait de façon rapide etprécise:

–Descendonsverslaville,dit-il.Garcia,tupeuxnouslaisser.

Garcia alluma une cigarette et les laissa s’éloigner. Ils marchèrentrapidement, accordant leur allure à celle de Raoul qui s’était placé aumilieud’eux.

–Garciam’aexpliqué,dit-il.Celapeutsefaire.Detoutefaçon,çavouscoûteradixmillefrancs.

Rambertréponditqu’ilacceptait.

–Déjeunezavecmoi,demain,aurestaurantespagnoldelaMarine.

Rambert dit que c’était entendu et Raoul lui serra lamain, souriantpour la première fois. Après son départ, Cottard s’excusa. Il n’était paslibrelelendemainetd’ailleursRambertn’avaitplusbesoindelui.

Lorsque,lelendemain,lejournalisteentradanslerestaurantespagnol,touteslestêtessetournèrentsursonpassage.Cettecaveombreuse,situéeen contrebas d’une petite rue jaune et desséchée par le soleil, n’étaitfréquentéequepardeshommes,detypeespagnolpourlaplupart.Maisdès que Raoul, installé à une table du fond, eut fait un signe aujournalisteetqueRambertsefutdirigéverslui,lacuriositédisparutdesvisages qui revinrent à leurs assiettes. Raoul avait à sa table un grandtype maigre et mal rasé, aux épaules démesurément larges, la figurechevaline et les cheveux clairsemés. Ses longs brasminces, couverts depoilsnoirs,sortaientd’unechemiseauxmanchesretroussées.Ilhochalatêtetrois fois lorsqueRambert lui futprésenté.Sonnomn’avaitpasétéprononcéetRaoulneparlaitdeluiqu’endisant«notreami».

–Notreamicroitavoirlapossibilitédevousaider.Ilvavous…

Raouls’arrêtaparcequelaserveuseintervenaitpourlacommandedeRambert.

–Ilvavousmettreenrapportavecdeuxdenosamisquivousferontconnaîtredesgardesquinoussontacquis.Toutneserapasfinialors.Ilfautquelesgardesjugenteux-mêmesdumomentpropice.Leplussimpleseraitquevouslogiezpendantquelquesnuitschezl’und’eux,quihabiteprès des portes. Mais auparavant, notre ami doit vous donner descontacts nécessaires. Quand tout sera arrangé, c’est à lui que vousréglerezlesfrais.

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L’amihochaencoreunefoissatêtedechevalsanscesserdebroyerlasalade de tomates et de poivrons qu’il ingurgitait. Puis il parla avec unléger accent espagnol. Il proposait à Rambert de prendre rendez-vouspour le surlendemain, à huit heures du matin, sous le porche de lacathédrale.

–Encoredeuxjours,remarquaRambert.

–C’estquecen’estpasfacile,ditRaoul.Ilfautretrouverlesgens.

LechevalencensaunefoisdeplusetRambertapprouvasanspassion.Lerestedudéjeunersepassaàrechercherunsujetdeconversation.Maistout devint très facile lorsque Rambert découvrit que le cheval étaitjoueurdefootball.Lui-mêmeavaitbeaucouppratiquécesport.Onparladonc du championnat de France, de la valeur des équipesprofessionnellesanglaisesetdelatactiqueenW.Àlafindudéjeuner,lecheval s’était tout à fait animé et il tutoyaitRambertpour lepersuaderqu’iln’yavaitpasdeplusbelleplacedansuneéquipequecellededemi-centre.«Tucomprends,disait-il,ledemi-centre,c’estceluiquidistribuelejeu.Etdistribuerlejeu,c’estçalefootball.»Rambertétaitdecetavis,quoiqu’il eût toujours joué avant-centre. La discussion fut seulementinterrompueparunpostederadioqui,aprèsavoirserinéensourdinedesmélodies sentimentales, annonça que, la veille, la peste avait fait centtrente-septvictimes.Personneneréagitdansl’assistance.L’hommeàtêtedechevalhaussalesépaulesetseleva.RaouletRambertl’imitèrent.

Enpartant,ledemi-centreserralamaindeRambertavecénergie:

–Jem’appelleGonzalès,dit-il.

Ces deux jours parurent interminables à Rambert. Il se rendit chezRieuxet luiracontasesdémarchesdansledétail.Puis ilaccompagnaledocteurdansunedesesvisites.Illuiditaurevoiràlaportedelamaisonoùl’attendaitunmaladesuspect.Danslecouloir,unbruitdecoursesetdevoix:onavertissaitlafamilledel’arrivéedudocteur.

– J’espère que Tarrou ne tardera pas, murmura Rieux. Il avait l’airfatigué.

–L’épidémievatropvite?demandaRambert.

Rieuxditquecen’étaitpascelaetquemêmelacourbedesstatistiquesmontait moins vite. Simplement, les moyens de lutter contre la pesten’étaientpasasseznombreux.

– Nous manquons de matériel, dit-il. Dans toutes les armées du

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monde, on remplace généralement le manque de matériel par deshommes.Maisnousmanquonsd’hommesaussi.

–Ilestvenudesmédecinsdel’extérieuretdupersonnelsanitaire.

– Oui, dit Rieux. Dix médecins et une centaine d’hommes. C’estbeaucoup, apparemment. C’est à peine assez pour l’état présent de lamaladie.Ceserainsuffisantsil’épidémies’étend.

Rieuxprêtal’oreilleauxbruitsdel’intérieur,puissouritàRambert.

–Oui,dit-il,vousdevriezvousdépêcherderéussir.

UneombrepassasurlevisagedeRambert:

– Vous savez, dit-il d’une voix sourde, ce n’est pas cela qui me faitpartir.

Rieuxréponditqu’illesavait,maisRambertcontinuait:

–Jecroisquejenesuispaslâche,dumoinslaplupartdutemps.J’aieul’occasiondel’éprouver.Seulement,ilyadesidéesquejenepeuxpassupporter.

Ledocteurleregardaenface.

–Vouslaretrouverez,dit-il.

–Peut-être,mais jenepeuxpassupporter l’idéequecelavadureretqu’elle vieillira pendant tout ce temps. À trente ans, on commence àvieillir et il faut profiter de tout. Je ne sais pas si vous pouvezcomprendre.

Rieuxmurmuraitqu’ilcroyaitcomprendre,lorsqueTarrouarriva,trèsanimé.

–JeviensdedemanderàPanelouxdesejoindreànous.

–Ehbien?demandaledocteur.

–Ilaréfléchietiladitoui.

–J’ensuiscontent,ditledocteur.Jesuiscontentdelesavoirmeilleurquesonprêche.

– Tout le monde est comme ça, dit Tarrou. Il faut seulement leurdonnerl’occasion.

Ilsouritetclignadel’œilversRieux.

–C’estmonaffaireàmoi,danslavie,defournirdesoccasions.

–Pardonnez-moi,ditRambert,maisilfautquejeparte.

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Le jeudi du rendez-vous, Rambert se rendit sous le porche de lacathédrale,cinqminutesavanthuitheures.L’airétaitencoreassezfrais.Dans le ciel progressaient de petits nuages blancs et ronds que, tout àl’heure, la montée de la chaleur avalerait d’un coup. Une vague odeurd’humiditémontait encoredespelouses,pourtantdesséchées.Le soleil,derrièrelesmaisonsdel’Est,réchauffaitseulementlecasquedelaJeanned’Arcentièrementdoréequigarnit laplace.Unehorloge sonna leshuitcoups. Rambert fit quelques pas sous le porche désert. De vaguespsalmodiesluiparvenaientdel’intérieuravecdevieuxparfumsdecaveetd’encens. Soudain, les chants se turent. Une dizaine de petites formesnoiressortirentde l’égliseet semirentà trottinervers laville.Rambertcommença à s’impatienter. D’autres formes noires faisaient l’ascensiondes grands escaliers et se dirigeaient vers le porche. Il alluma unecigarette,puiss’avisaquelelieupeut-êtrenel’yautorisaitpas.

Àhuitheuresquinze,lesorguesdelacathédralecommencèrentàjouerensourdine.Rambertentrasouslavoûteobscure.Auboutd’unmoment,ilputapercevoir,danslanef,lesombresnoiresquiétaientpasséesdevantlui. Elles étaient toutes réunies dans un coin, devant une sorte d’autelimprovisé où l’on venait d’installer un saint Roch, hâtivement exécutédans un des ateliers de notre ville. Agenouillées, elles semblaient s’êtrerecroquevillées encore, perdues dans la grisaille comme des morceauxd’ombre coagulée, à peine plus épaisses, çà et là, que la brume danslaquelle elles flottaient. Au-dessus d’elles les orgues faisaient desvariationssansfin.

Lorsque Rambert sortit, Gonzalès descendait déjà l’escalier et sedirigeaitverslaville.

–Jecroyaisquetuétaisparti,dit-ilaujournaliste.C’étaitnormal.

Il expliqua qu’il avait attendu ses amis à un autre rendez-vous qu’illeuravaitdonné,nonloindelà,àhuitheuresmoinsdix.Maisillesavaitattendusvingtminutes,envain.

–Ilyaunempêchement,c’estsûr.Onn’estpastoujoursàl’aisedansletravailquenousfaisons.

Il proposait un autre rendez-vous, le lendemain, à la même heure,devantlemonumentauxmorts.Rambertsoupiraetrejetasonfeutreenarrière.

–Cen’est rien, conclutGonzalès en riant.Penseunpeu à toutes lescombinaisons,lesdescentesetlespassesqu’ilfautfaireavantdemarquer

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unbut.

–Biensûr,ditencoreRambert.Maislapartienedurequ’uneheureetdemie.

Lemonumentauxmortsd’Oransetrouvesurleseulendroitd’oùl’onpeutapercevoirlamer,unesortedepromenadelongeant,suruneassezcourtedistance,lesfalaisesquidominentleport.Lelendemain,Rambert,premieraurendez-vous,lisaitavecattentionlalistedesmortsauchampd’honneur. Quelques minutes après, deux hommes s’approchèrent, leregardèrent avec indifférence, puis allèrent s’accouder au parapet de lapromenade et parurent tout à fait absorbés par la contemplation desquais vides etdéserts. Ils étaient tous lesdeuxde lamême taille, vêtustouslesdeuxd’unpantalonbleuetd’untricotmarineàmanchescourtes.Lejournalistes’éloignaunpeu,puiss’assitsurunbancetputlesregarderàloisir.Ils’aperçutalorsqu’ilsn’avaientsansdoutepasplusdevingtans.Àcemoment,ilvitGonzalèsquimarchaitversluiens’excusant.

– Voilà nos amis, dit-il, et il l’amena vers les deux jeunes gens qu’ilprésenta sous les noms de Marcel et de Louis. De face, ils seressemblaientbeaucoupetRambertestimaqu’ilsétaientfrères.

–Voilà, ditGonzalès.Maintenant la connaissance est faite. Il faudraarrangerl’affaireelle-même.

MarcelouLouisditalorsqueleurtourdegardecommençaitdansdeuxjours, durait une semaine et qu’il faudrait repérer le jour le pluscommode. Ils étaient quatre à garder la porte ouest et les deux autresétaientdesmilitairesdecarrière.Iln’étaitpasquestiondelesmettredansl’affaire. Ils n’étaient pas sûrs et, d’ailleurs, cela augmenterait les frais.Maisilarrivait,certainssoirs,quelesdeuxcollèguesallassentpasserunepartiedelanuitdansl’arrière-salled’unbarqu’ilsconnaissaient.Marcelou Louis proposait ainsi à Rambert de venir s’installer chez eux, àproximité des portes, et d’attendre qu’on vînt le chercher. Le passagealorsseraittoutàfaitfacile.Maisilfallaitsedépêcherparcequ’onparlait,depuispeu,d’installerdesdoublespostesàl’extérieurdelaville.

Rambertapprouvaetoffritquelques-unesdesesdernièrescigarettes.Celuidesdeuxquin’avaitpasencoreparlédemandaalorsàGonzalèssilaquestiondesfraisétaitrégléeetsil’onpouvaitrecevoirdesavances.

–Non, dit Gonzalès, ce n’est pas la peine, c’est un copain. Les fraisserontréglésaudépart.

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Onconvintd’unnouveaurendez-vous.Gonzalèsproposaundîneraurestaurant espagnol, le surlendemain.De là, on pourrait se rendre à lamaisondesgardes.

–Pourlapremièrenuit,dit-ilàRambert,jetetiendraicompagnie.

Le lendemain, Rambert, remontant dans sa chambre, croisa Tarroudansl’escalierdel’hôtel.

–JevaisrejoindreRieux,luiditcedernier,voulez-vousvenir?

–Jenesuis jamaissûrdenepas ledéranger,ditRambertaprèsunehésitation.

–Jenecroispas,ilm’abeaucoupparlédevous.

Lejournalisteréfléchissait:

– Écoutez, dit-il. Si vous avez un moment après dîner, même tard,venezaubardel’hôteltouslesdeux.

–Çadépenddeluietdelapeste,ditTarrou.

Àonzeheuresdusoir,pourtant,RieuxetTarrouentrèrentdanslebar,petitetétroit.Unetrentainedepersonness’ycoudoyaientetparlaientàtrèshautevoix.Venusdusilencedelavilleempestée,lesdeuxarrivantss’arrêtèrent, un peu étourdis. Ils comprirent cette agitation en voyantqu’on servait encore des alcools. Rambert était à une extrémité ducomptoiret leur faisait signeduhautdeson tabouret. Ils l’entourèrent,Tarrourepoussantavectranquillitéunvoisinbruyant.

–L’alcoolnevouseffraiepas?

–Non,ditTarrou,aucontraire.

Rieuxreniflal’odeurd’herbesamèresdesonverre.Ilétaitdifficiledeparlerdanscetumulte,maisRambertsemblaitsurtoutoccupéàboire.Ledocteurnepouvaitpasjugerencores’ilétaitivre.Àl’unedesdeuxtablesqui occupaient le reste du local étroit où ils se tenaient, un officier demarine, une femme à chaque bras, racontait à un gros interlocuteurcongestionnéuneépidémiedetyphusauCaire:«Descamps,disait-il,onavaitfaitdescampspourlesindigènes,avecdestentespourlesmaladeset,toutautour,uncordondesentinellesquitiraientsurlafamillequandelle essayaitd’apporter en fraudedes remèdesdebonne femme.C’étaitdur, mais c’était juste. » À l’autre table, occupée par des jeunes gensélégants, la conversation était incompréhensible et se perdait dans lesmesures de Saint James Infirmary, que déversait un pick-up haut

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perché.

–Êtes-vouscontent?ditRieuxenélevantlavoix.

–Ças’approche,ditRambert.Peut-êtredanslasemaine.

–Dommage,criaTarrou.

–Pourquoi?

TarrouregardaRieux.

–Oh!ditcelui-ci,Tarrouditcelaparcequ’ilpensequevousauriezpunousêtreutileici.Maismoi,jecomprendstropbienvotredésirdepartir.

Tarrouoffrituneautretournée.Rambertdescenditdesontabouretetleregardaenfacepourlapremièrefois:

–Enquoivousserais-jeutile?

– Eh bien, dit Tarrou, en tendant la main vers son verre sans sepresser,dansnosformationssanitaires.

Rambert reprit cet air de réflexion butée qui lui était habituel etremontasursontabouret.

–Ces formationsne vousparaissent-elles pasutiles ? ditTarrouquivenaitdeboireetregardaitRambertattentivement.

–Trèsutiles,ditlejournaliste,etilbut.

Rieuxremarquaquesamaintremblait.Ilpensaquedécidément,oui,ilétaittoutàfaitivre.

Le lendemain, lorsque Rambert entra pour la deuxième fois dans lerestaurant espagnol, ilpassaaumilieud’unpetit grouped’hommesquiavaientsortideschaisesdevantl’entréeetgoûtaientunsoirvertetoroùlachaleurcommençait seulementde s’affaisser. Ils fumaientun tabacàl’odeurâcre.Àl’intérieur,lerestaurantétaitpresquedésert.Rambertallas’asseoir à la table du fond où il avait rencontré Gonzalès, la premièrefois.Ilditàlaserveusequ’ilattendrait.Ilétaitdix-neufheurestrente.Peuàpeu,leshommesrentrèrentdanslasalleàmangerets’installèrent.Oncommença à les servir et la voûte surbaissée s’emplit de bruits decouvertsetdeconversationssourdes.Àvingtheures,Rambertattendaittoujours.Ondonnadelalumière.Denouveauxclientss’installèrentàsatable.Ilcommandasondîner.Àvingtheurestrente,ilavaitterminésansavoirvuGonzalès,nilesdeuxjeunesgens.Ilfumadescigarettes.Lasallese vidait lentement. Au-dehors, la nuit tombait très rapidement. Unsouffle tiède qui venait de la mer soulevait doucement les rideaux des

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portes-fenêtres.Quandilfutvingtetuneheures,Ramberts’aperçutquelasalleétaitvideetquelaserveuseleregardaitavecétonnement.Ilpayaet sortit. Face au restaurant, un café était ouvert.Rambert s’installa aucomptoiretsurveillal’entréedurestaurant.Àvingtetuneheurestrente,il se dirigea vers son hôtel, cherchant en vain comment rejoindreGonzalès dont il n’avait pas l’adresse, le cœur désemparé à l’idée detouteslesdémarchesqu’ilfaudraitreprendre.

C’estàcemoment,danslanuittraverséed’ambulancesfugitives,qu’ils’aperçut,commeildevaitledireaudocteurRieux,quependanttoutcetemps il avait en quelque sorte oublié sa femme, pour s’appliquer toutentier à la recherche d’une ouverture dans les murs qui le séparaientd’elle.Maisc’estàcemomentaussique,touteslesvoiesunefoisdeplusbouchées,il laretrouvadenouveauaucentredesondésir,etavecunsisoudainéclatementdedouleurqu’ilsemitàcourirverssonhôtel,pourfuir cette atroce brûlure qu’il emportait pourtant avec lui et qui luimangeaitlestempes.

Trèstôt,lelendemain,ilvintvoircependantRieux,pourluidemandercommenttrouverCottard:

–Toutcequimeresteàfaire,dit-il,c’estdesuivreànouveaulafilière.

–Venezdemainsoir,ditRieux,Tarroum’ademandéd’inviterCottard,je ne sais pourquoi. Il doit venir à dix heures. Arrivez à dix heures etdemie.

LorsqueCottardarrivachezledocteur,lelendemain,TarrouetRieuxparlaientd’uneguérisoninattenduequiavaiteulieudansleservicedecedernier.

–Unsurdix.Ilaeudelachance,disaitTarrou.

–Ah!bon,ditCottard,cen’étaitpaslapeste.

Onl’assuraqu’ils’agissaitbiendecettemaladie.

–Cen’estpaspossiblepuisqu’ilestguéri.Vouslesavezaussibienquemoi,lapestenepardonnepas.

–Engénéral,non,ditRieux.Maisavecunpeud’entêtement,onadessurprises.

Cottardriait.

–Iln’yparaîtpas.Vousavezentenduleschiffrescesoir?

Tarrou,quiregardaitlerentieravecbienveillance,ditqu’ilconnaissait

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leschiffres,quelasituationétaitgrave,maisqu’est-cequecelaprouvait?Celaprouvaitqu’ilfallaitdesmesuresencoreplusexceptionnelles.

–Eh!Vouslesavezdéjàprises.

–Oui,maisilfautquechacunlesprennepoursoncompte.

Cottard regardait Tarrou sans comprendre. Celui-ci dit que tropd’hommes restaient inactifs, que l’épidémie était l’affaire de chacun etque chacun devait faire son devoir. Les formations volontaires étaientouvertesàtous.

–C’estuneidée,ditCottard,maisçaneserviraàrien.Lapesteesttropforte.

–Nous le saurons, dit Tarrou sur le ton de la patience, quand nousauronstoutessayé.

Pendant ce temps, Rieux à son bureau recopiait des fiches. Tarrouregardaittoujourslerentierquis’agitaitsursachaise.

–Pourquoineviendriez-vouspasavecnous,monsieurCottard?

L’autreselevad’unairoffensé,pritsonchapeaurondàlamain:

–Cen’estpasmonmétier.

Puis,suruntondebravade:

–D’ailleurs, jem’y trouve bien,moi, dans la peste, et je ne vois paspourquoijememêleraisdelafairecesser.

Tarrousefrappalefront,commeilluminéparunevéritésoudaine:

–Ah!c’estvrai,j’oubliais,vousseriezarrêtésanscela.

Cottardeutunhaut-le-corpsetsesaisitde lachaisecommes’ilallaittomber. Rieux avait cessé d’écrire et le regardait d’un air sérieux etintéressé.

–Quivousl’adit?crialerentier.Tarrouparutsurprisetdit:

–Mais vous.Ou dumoins, c’est ce que le docteur etmoi avons crucomprendre.

EtcommeCottard,envahi toutàcoupd’unerage trop fortepour lui,bredouillaitdesparolesincompréhensibles:

–Nevousénervezpas,ajoutaTarrou.Cen’estpas ledocteurnimoiqui vous dénoncerons. Votre histoire ne nous regarde pas. Et puis, lapolice,nousn’avonsjamaisaiméça.Allons,asseyez-vous.

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Le rentier regarda sa chaise et s’assit, après une hésitation. Au boutd’unmoment,ilsoupira.

–C’estunevieillehistoire,reconnut-il,qu’ilsontressortie.Jecroyaisquec’étaitoublié.Mais ilyenaunquiaparlé. Ilsm’ont faitappeleretm’ont dit deme tenir à leur disposition jusqu’à la finde l’enquête. J’aicomprisqu’ilsfiniraientparm’arrêter.

–C’estgrave?demandaTarrou.

–Çadépendde ceque vous voulezdire.Cen’estpasunmeurtre entoutcas.

–Prisonoutravauxforcés?

Cottardparaissaittrèsabattu.

–Prison,sij’aidelachance…

Maisaprèsunmoment,ilrepritavecvéhémence:

–C’estuneerreur.Tout lemonde faitdeserreurs.Et jenepeuxpassupporterl’idéed’êtreenlevépourça,d’êtreséparédemamaison,demeshabitudes,detousceuxquejeconnais.

–Ah !demandaTarrou, c’estpour çaquevousavez inventédevouspendre?

–Oui,unebêtise,biensûr.

RieuxparlapourlapremièrefoisetditàCottardqu’ilcomprenaitsoninquiétude,maisquetouts’arrangeraitpeut-être.

–Oh!pourlemoment,jesaisquejen’airienàcraindre.

–Jevois,ditTarrou,vousn’entrerezpasdansnosformations.

L’autre,quitournaitsonchapeauentresesmains,levaversTarrouunregardincertain:

–Ilnefautpasm’envouloir.

–Sûrementpas.Maisessayezaumoins,ditTarrouensouriant,denepaspropagervolontairementlemicrobe.

Cottard protesta qu’il n’avait pas voulu la peste, qu’elle était arrivéecommeçaetquecen’étaitpassafautesiellearrangeaitsesaffairespourlemoment.EtquandRambertarrivaà laporte, lerentierajoutait,avecbeaucoupd’énergiedanslavoix:

–Dureste,monidéeestquevousn’arriverezàrien.

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RambertappritqueCottardignoraitl’adressedeGonzalèsmaisqu’onpouvait toujours retourner au petit café. On prit rendez-vous pour lelendemain.EtcommeRieuxmanifestaledésird’êtrerenseigné,Rambertl’invitaavecTarroupourlafindelasemaineàn’importequelleheuredelanuit,danssachambre.

Au matin, Cottard et Rambert allèrent au petit café et laissèrent àGarcia un rendez-vous pour le soir, ou le lendemain en casd’empêchement. Le soir, ils l’attendirent en vain. Le lendemain,Garciaétait là. Il écouta en silence l’histoire de Rambert. Il n’était pas aucourant,maisilsavaitqu’onavaitconsignédesquartiersentierspendantvingt-quatreheuresafindeprocéderàdesvérificationsdomiciliaires. IlétaitpossiblequeGonzalèsetlesdeuxjeunesgensn’eussentpufranchirlesbarrages.Maistoutcequ’ilpouvaitfaireétaitdelesmettreenrapportà nouveau avec Raoul. Naturellement, ce ne serait pas avant lesurlendemain.

–Jevois,ditRambert,ilfauttoutrecommencer.

Le surlendemain, au coin d’une rue, Raoul confirma l’hypothèse deGarcia ; les bas quartiers avaient été consignés. Il fallait reprendrecontact avec Gonzalès. Deux jours après, Rambert déjeunait avec lejoueurdefootball.

–C’est idiot, disait celui-ci.Onauraitdû convenird’unmoyende seretrouver.

C’étaitaussil’avisdeRambert.

– Demain matin, nous irons chez les petits, on tâchera de toutarranger.

Le lendemain, les petits n’étaient pas chez eux. On leur laissa unrendez-vouspourle lendemainmidi,placeduLycée.EtRambertrentrachez lui avec une expression qui frappa Tarrou, lorsqu’il le rencontradansl’après-midi.

–Çanevapas?luidemandaTarrou.

– C’est à force de recommencer, dit Rambert. Et il renouvela soninvitation:

–Venezcesoir.

Le soir, quand les deux hommes pénétrèrent dans la chambre deRambert, celui-ci était étendu. Il se leva, emplit des verres qu’il avait

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préparés.Rieux,prenantlesien,luidemandasic’étaitenbonnevoie.Lejournalisteditqu’ilavaitfaitànouveauuntourcomplet,qu’ilétaitarrivéaumêmepointetqu’il auraitbientôt sondernier rendez-vous. Ilbutetajouta:

–Naturellement,ilsneviendrontpas.

–Ilnefautpasenfaireunprincipe,ditTarrou.

–Vousn’avezpasencorecompris,réponditRambert,enhaussantlesépaules.

–Quoidonc?

–Lapeste.

–Ah!fitRieux.

–Non,vousn’avezpascomprisqueçaconsisteàrecommencer.

Rambert alla dans un coin de sa chambre et ouvrit un petitphonographe.

–Quelestcedisque?demandaTarrou.Jeleconnais.

Rambert répondit que c’était Saint James Infirmary. Au milieu dudisque,onentenditdeuxcoupsdefeuclaquerauloin.

–Unchienouuneévasion,ditTarrou.

Unmoment après, le disque s’acheva et l’appel d’une ambulance seprécisa,grandit,passasous les fenêtresde lachambred’hôtel,diminua,puiss’éteignitenfin.

–Cedisquen’estpasdrôle,ditRambert.Etpuiscelafaitbiendixfoisquejel’entendsaujourd’hui.

–Vousl’aimeztantquecela?

–Non,maisjen’aiquecelui-là.

Etaprèsunmoment:

–Jevousdisqueçaconsisteàrecommencer.

IldemandaàRieuxcommentmarchaientlesformations.Ilyavaitcinqéquipesau travail.Onespérait en formerd’autres.Le journaliste s’étaitassissursonlitetparaissaitpréoccupéparsesongles.Rieuxexaminaitsasilhouette courte et puissante, ramassée sur le bord du lit. Il s’aperçuttoutd’uncoupqueRambertleregardait.

–Voussavez,docteur,dit-il,j’aibeaucouppenséàvotreorganisation.

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Sijenesuispasavecvous,c’estquej’aimesraisons.Pourlereste,jecroisquejesauraisencorepayerdemapersonne,j’aifaitlaguerred’Espagne.

–Dequelcôté?demandaTarrou.

–Ducôtédesvaincus.Maisdepuis,j’aiunpeuréfléchi.

–Àquoi?fitTarrou.

–Aucourage.Maintenantjesaisquel’hommeestcapabledegrandesactions.Maiss’iln’estpascapabled’ungrandsentiment,ilnem’intéressepas.

–Onal’impressionqu’ilestcapabledetout,ditTarrou.

–Maisnon,ilestincapabledesouffriroud’êtreheureuxlongtemps.Iln’estdonccapablederienquivaille.

Illesregardait,etpuis:

–Voyons,Tarrou,êtes-vouscapabledemourirpourunamour?

–Jenesaispas,maisilmesemblequenon,maintenant.

–Voilà.Etvousêtes capabledemourirpourune idée, c’estvisibleàl’œilnu.Ehbien,moi,j’enaiassezdesgensquimeurentpouruneidée.Jenecroispasàl’héroïsme,jesaisquec’estfacileetj’aiapprisquec’étaitmeurtrier.Cequim’intéresse,c’estqu’onviveetqu’onmeuredecequ’onaime.

Rieux avait écouté le journaliste avec attention. Sans cesser de leregarder,ilditavecdouceur:

–L’hommen’estpasuneidée,Rambert.

L’autresautaitdesonlit,levisageenflammédepassion.

– C’est une idée, et une idée courte, à partir du moment où il sedétourne de l’amour. Et justement, nous ne sommes plus capablesd’amour.Résignons-nous,docteur.Attendonsdeledeveniretsivraimentce n’est pas possible, attendons la délivrance générale sans jouer auhéros.Moi,jenevaispasplusloin.

Rieuxseleva,avecunairdesoudainelassitude.

–Vousavezraison,Rambert,toutàfaitraison,etpourrienaumondeje ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, quimeparaîtjusteetbon.Mais il fautcependantque jevous ledise : ilnes’agitpasd’héroïsmedans tout cela. Il s’agit d’honnêteté.C’est une idéequi peutfairerire,maislaseulefaçondeluttercontrelapeste,c’estl’honnêteté.

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–Qu’est-cequel’honnêteté?ditRambert,d’unairsoudainsérieux.

–Jenesaispascequ’elleestengénéral.Maisdansmoncas, je saisqu’elleconsisteàfairemonmétier.

–Ah!ditRambert,avecrage,jenesaispasquelestmonmétier.Peut-êtreeneffetsuis-jedansmontortenchoisissantl’amour.

Rieuxluifitface:

–Non,dit-ilavecforce,vousn’êtespasdansvotretort.

Rambertlesregardaitpensivement.

–Vousdeux,jesupposequevousn’avezrienàperdredanstoutcela.C’estplusfaciled’êtreduboncôté.

Rieuxvidasonverre.

–Allons,dit-il,nousavonsàfaire.

Ilsortit.

Tarroulesuivit,maisparutseraviseraumomentdesortir,seretournaverslejournalisteetluidit:

– Savez-vous que la femme de Rieux se trouve dans unemaison desantéàquelquescentainesdekilomètresd’ici?

Ramberteutungestedesurprise,maisTarrouétaitdéjàparti.

Àlapremièreheure,lelendemain,Ramberttéléphonaitaudocteur:

–Accepteriez-vousquejetravailleavecvousjusqu’àcequej’aietrouvélemoyendequitterlaville?

Ilyeutunsilenceauboutdufil,etpuis:

–Oui,Rambert.Jevousremercie.

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III

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Ainsi,àlongueurdesemaine,lesprisonniersdelapestesedébattirentcomme ils le purent. Et quelques-uns d’entre eux, comme Rambert,arrivaient même à imaginer, on le voit, qu’ils agissaient encore enhommeslibres,qu’ilspouvaientencorechoisir.Mais,enfait,onpouvaitdire à ce moment, au milieu du mois d’août, que la peste avait toutrecouvert.Iln’yavaitplusalorsdedestinsindividuels,maisunehistoirecollectivequiétait lapesteetdes sentimentspartagéspar tous.Leplusgrandétait laséparationetl’exil,aveccequecelacomportaitdepeuretderévolte.Voilàpourquoi lenarrateurcroitqu’ilconvient,àcesommetde lachaleuretde lamaladie,dedécrire lasituationgénéraleet,à titred’exemple,lesviolencesdenosconcitoyensvivants,lesenterrementsdesdéfuntsetlasouffrancedesamantsséparés.

C’estaumilieudecetteannée-làqueleventselevaetsoufflapendantplusieursjourssurlacitéempestée.Leventestparticulièrementredoutédeshabitantsd’Oranparcequ’ilnerencontreaucunobstaclenaturelsurleplateauoùelleestconstruiteetqu’ils’engouffreainsidanslesruesavectoute sa violence.Après ces longsmois oùpasune goutte d’eaun’avaitrafraîchilaville,elles’étaitcouverted’unenduitgrisquis’écaillasouslesouffleduvent.Cederniersoulevaitainsidesvaguesdepoussièreetdepapiersquibattaientlesjambesdespromeneursdevenusplusrares.Onlesvoyaitsehâterparlesrues,courbésenavant,unmouchoiroulamainsur la bouche. Le soir, au lieu des rassemblements où l’on tentait deprolonger lepluspossibleces joursdontchacunpouvaitêtre ledernier,onrencontraitdepetitsgroupesdegenspressésderentrerchezeuxoudans des cafés, si bien que pendant quelques jours, au crépuscule quiarrivaitbienplusviteàcetteépoque, lesruesétaientdéserteset leventseul y poussait des plaintes continues. De la mer soulevée et toujoursinvisiblemontaituneodeurd’alguesetdesel.Cettevilledéserte,blanchiede poussière, saturée d’odeurs marines, toute sonore des cris du vent,gémissaitalorscommeuneîlemalheureuse.

Jusqu’ici la peste avait fait beaucoup plus de victimes dans lesquartiers extérieurs, plus peuplés et moins confortables, que dans lecentre de la ville. Mais elle sembla tout d’un coup se rapprocher et

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s’installeraussidans lesquartiersd’affaires.Leshabitantsaccusaient leventdetransporterlesgermesd’infection.«Ilbrouillelescartes»,disaitle directeur de l’hôtel. Mais quoi qu’il en fût, les quartiers du centresavaient que leur tour était venu en entendant vibrer tout près d’eux,danslanuit,etdeplusenplusfréquemment, letimbredesambulancesquifaisaitrésonnersousleursfenêtresl’appelmorneetsanspassiondelapeste.

À l’intérieurmêmede laville,oneut l’idéed’isoler certainsquartiersparticulièrement éprouvés et den’autoriser à en sortir que leshommesdontlesservicesétaientindispensables.Ceuxquiyvivaientjusque-lànepurent s’empêcher de considérer cette mesure comme une brimadespécialement dirigée contre eux, et dans tous les cas, ils pensaient parcontrasteauxhabitantsdesautresquartierscommeàdeshommeslibres.Cesderniers,enrevanche,dansleursmomentsdifficiles,trouvaientuneconsolation à imaginerqued’autres étaient encoremoins libresqu’eux.« Il ya toujoursplusprisonnierquemoi»était laphrasequi résumaitalorsleseulespoirpossible.

Àpeuprèsàcetteépoque,ilyeutaussiunerecrudescenced’incendies,surtout dans les quartiers de plaisance, aux portes ouest de la ville.Renseignementspris, ils’agissaitdepersonnesrevenuesdequarantaineetqui,affoléesparledeuilet lemalheur,mettaientlefeuàleurmaisondans l’illusion qu’elles y faisaientmourir la peste. On eut beaucoup demal à combattre ces entreprises dont la fréquence soumettait desquartiersentiersàunperpétueldangerenraisonduventviolent.Aprèsavoir démontré en vain que la désinfection desmaisons opérée par lesautoritéssuffisaitàexcluretoutrisquedecontamination,ilfallutédicterdespeinestrèssévèrescontrecesincendiairesinnocents.Etsansdoute,cen’étaitpasl’idéedelaprisonquifitalorsreculercesmalheureux,maisla certitude commune à tous les habitants qu’une peine de prisonéquivalait à une peine demort par suite de l’excessivemortalité qu’onrelevaitdanslageôlemunicipale.Bienentendu,cettecroyancen’étaitpassans fondement. Pour des raisons évidentes, il semblait que la pestes’acharnâtparticulièrement sur tous ceuxqui avaientpris l’habitudedevivreengroupes,soldats,religieuxouprisonniers.Malgrél’isolementdecertains détenus, une prison est une communauté, et ce qui le prouvebien,c’estquedansnotreprisonmunicipalelesgardiens,autantquelesprisonniers,payaientleurtributàlamaladie.Dupointdevuesupérieurde lapeste, tout lemonde,depuis ledirecteur jusqu’audernierdétenu,

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était condamné et, pour la première fois peut-être, il régnait dans laprisonunejusticeabsolue.

C’estenvainquelesautoritésessayèrentd’introduiredelahiérarchiedanscenivellement,enconcevantl’idéededécorerlesgardiensdeprisonmorts dans l’exercice de leurs fonctions. Comme l’état de siège étaitdécrété et que, sous un certain angle, on pouvait considérer que lesgardiens de prison étaient des mobilisés, on leur donna la médaillemilitaire à titre posthume. Mais si les détenus ne laissèrent entendreaucuneprotestation,lesmilieuxmilitairesneprirentpasbienlachoseetfirent remarquer à juste titre qu’une confusion regrettable pouvaits’établirdansl’espritdupublic.Onfitdroitàleurdemandeetonpensaque le plus simple était d’attribuer aux gardiens qui mourraient lamédaille de l’épidémie.Mais pour les premiers, lemal était fait, on nepouvait songer à leur retirer leur décoration, et les milieux militairescontinuèrent à maintenir leur point de vue. D’autre part, en ce quiconcerne lamédaille des épidémies, elle avait l’inconvénient de ne pasproduire l’effet moral qu’on avait obtenu par l’attribution d’unedécorationmilitaire,puisqu’en tempsd’épidémie ilétaitbanald’obtenirunedécorationdecegenre.Toutlemondefutmécontent.

De plus, l’administration pénitentiaire ne put opérer comme lesautoritésreligieuseset,dansunemoindremesure,militaires.Lesmoinesdesdeuxseulscouventsdelavilleavaientété,eneffet,dispersésetlogésprovisoirementdansdesfamillespieuses.Demême,chaquefoisquecelafutpossible,despetitescompagniesavaientétédétachéesdescasernesetmises en garnison dans des écoles ou des immeubles publics. Ainsi lamaladie qui, apparemment, avait forcé les habitants à une solidaritéd’assiégés, brisait en même temps les associations traditionnelles etrenvoyaitlesindividusàleursolitude.Celafaisaitdudésarroi.

On peut penser que toutes ces circonstances, ajoutées au vent,portèrent aussi l’incendie dans certains esprits. Les portes de la villefurentattaquéesdenouveaupendantlanuit,etàplusieursreprises,maiscettefoispardepetitsgroupesarmés.Ilyeutdeséchangesdecoupsdefeu,desblessésetquelquesévasions.Lespostesdegardefurentrenforcéset ces tentatives cessèrent assez rapidement. Elles suffirent, cependant,pour faire lever dans la ville un souffle de révolution qui provoquaquelques scènes de violence. Desmaisons, incendiées ou fermées pourdes raisons sanitaires, furent pillées. À vrai dire, il est difficile desupposer que ces actes aient été prémédités. La plupart du temps, une

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occasion subite amenait des gens, jusque-là honorables, à des actionsrépréhensibles qui furent imitées sur-le-champ. Il se trouva ainsi desforcenés pour se précipiter dans une maison encore en flammes, enprésence du propriétaire lui-même, hébété par la douleur. Devant sonindifférence, l’exemple des premiers fut suivi par beaucoup despectateurs et, dans cette rue obscure, à la lueur de l’incendie, on vits’enfuirdetoutespartsdesombresdéforméesparlesflammesmouranteset par les objets ou les meubles qu’elles portaient sur les épaules. Cefurentcesincidentsquiforcèrentlesautoritésàassimilerl’étatdepesteàl’état de siège et à appliquer les lois qui en découlent. On fusilla deuxvoleurs,maisilestdouteuxquecelafîtimpressionsurlesautres,caraumilieudetantdemorts,cesdeuxexécutionspassèrentinaperçues:c’étaitune goutte d’eau dans lamer. Et, à la vérité, des scènes semblables serenouvelèrent assez souvent sans que les autorités fissent mined’intervenir.Laseulemesurequisemblaimpressionnertousleshabitantsfut l’institutiondu couvre-feu.Àpartirdeonzeheures,plongéedans lanuitcomplète,lavilleétaitdepierre.

Sous les ciels de lune, elle alignait ses murs blanchâtres et ses ruesrectilignes,jamaistachéesparlamassenoired’unarbre,jamaistroubléesparlepasd’unpromeneurnilecrid’unchien.Lagrandecitésilencieusen’était plus alors qu’un assemblage de cubes massifs et inertes, entrelesquelsleseffigiestaciturnesdebienfaiteursoubliésoud’anciensgrandshommesétouffésà jamaisdans lebronzes’essayaientseules,avec leursfauxvisagesdepierreoudefer,àévoqueruneimagedégradéedecequiavaitétél’homme.Cesidolesmédiocrestrônaientsousuncielépais,dansles carrefours sans vie, brutes insensibles qui figuraient assez bien lerègneimmobileoùnousétionsentrésoudumoinssonordreultime,celuid’unenécropoleoù lapeste, lapierre et lanuit auraient fait taire enfintoutevoix.

Mais la nuit était aussi dans tous les cœurs et les vérités comme leslégendesqu’on rapportait au sujetdesenterrementsn’étaientpas faitespourrassurernosconcitoyens.Carilfautbienparlerdesenterrementsetlenarrateurs’enexcuse.Ilsentbienlereprochequ’onpourraitluifaireàcet égard, mais sa seule justification est qu’il y eut des enterrementspendanttoutecetteépoqueetqued’unecertainemanière,on l’aobligé,comme on a obligé tous ses concitoyens, à se préoccuper desenterrements.Cen’estpas,entoutcas,qu’ilaitdugoûtpourcessortesde

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cérémonies,préférantaucontrairelasociétédesvivantset,pourdonnerunexemple,lesbainsdemer.Mais,ensomme,lesbainsdemeravaientété supprimés et la société des vivants craignait à longueur de journéed’êtreobligéedecéderlepasàlasociétédesmorts.C’étaitlàl’évidence.Bienentendu,onpouvaittoujourss’efforcerdenepaslavoir,seboucherlesyeuxetlarefuser,maisl’évidenceauneforceterriblequifinittoujourspartoutemporter.Lemoyen,parexemple,derefuserlesenterrements,lejouroùceuxquevousaimezontbesoindesenterrements?

Eh bien, ce qui caractérisait au début nos cérémonies c’était larapidité !Toutes les formalités avaient été simplifiées et d’unemanièregénéralelapompefunéraireavaitétésupprimée.Lesmaladesmouraientloinde leur famille et on avait interdit les veillées rituelles, si bienquecelui qui étaitmort dans la soirée passait sa nuit tout seul et celui quimourait dans la journée était enterré sans-délai. On avisait la famille,bien entendu,mais, dans la plupart des cas, celle-ci ne pouvait pas sedéplacer,étantenquarantainesielleavaitvécuauprèsdumalade.Dansle cas où la famille n’habitait pas avec le défunt, elle se présentait àl’heureindiquéequiétaitcelledudépartpourlecimetière,lecorpsayantétélavéetmisenbière.

Supposons que cette formalité ait eu lieu à l’hôpital auxiliaire donts’occupait le docteur Rieux. L’école avait une sortie placée derrière lebâtimentprincipal.Ungranddébarrasdonnant sur le couloir contenaitdes cercueils.Dans le couloirmême, la famille trouvaitun seul cercueildéjà fermé. Aussitôt, on passait au plus important, c’est-à-dire qu’onfaisaitsignerdespapiersauchefdefamille.Onchargeaitensuitelecorpsdans une voiture automobile qui était soit un vrai fourgon, soit unegrandeambulancetransformée.Lesparentsmontaientdansundestaxisencoreautoriséset,àtoutevitesse,lesvoituresgagnaientlecimetièrepardes rues extérieures. À la porte, des gendarmes arrêtaient le convoi,donnaientuncoupdetamponsurlelaissez-passerofficiel,sanslequelilétait impossible d’avoir ce que nos concitoyens appellent une dernièredemeure,s’effaçaient,etlesvoituresallaientseplacerprèsd’uncarréoùdenombreuses fossesattendaientd’être comblées.Unprêtreaccueillaitle corps, car les services funèbres avaient été supprimés à l’église. Onsortait la bière sous les prières, on la cordait, elle était traînée, elleglissait, butait contre le fond, le prêtre agitait son goupillon et déjà lapremièreterrerebondissaitsurlecouvercle.L’ambulanceétaitpartieunpeuavantpoursesoumettreàunarrosagedésinfectantet,pendantque

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lespelletéesdeglaiserésonnaientdeplusenplussourdement,lafamilles’engouffraitdansletaxi.Unquartd’heureaprès,elleavaitretrouvésondomicile.

Ainsi, tout se passait vraiment avec le maximum de rapidité et leminimumderisques.Etsansdoute,audébutdumoins,ilestévidentquelesentimentnatureldesfamilless’entrouvaitfroissé.Mais,entempsdepeste, ce sont là des considérations dont il n’est pas possible de tenircompte:onavaittoutsacrifiéàl’efficacité.Dureste,si,audébut,lemoraldelapopulationavaitsouffertdecespratiques,carledésird’êtreenterrédécemment est plus répandu qu’on ne le croit, un peu plus tard, parbonheur, le problème du ravitaillement devint délicat et l’intérêt deshabitants futdérivéversdespréoccupationsplus immédiates.Absorbéspar les queues à faire, les démarches à accomplir et les formalités àremplirs’ilsvoulaientmanger,lesgensn’eurentpasletempsdesongeràla façon dont onmourait autour d’eux et dont ils mourraient un jour.Ainsi,cesdifficultésmatériellesquidevaientêtreunmalserévélèrentunbienfait par la suite. Et tout aurait été pour lemieux, si l’épidémie nes’étaitpasétendue,commeonl’adéjàvu.

Car les cercueils se firent alors plus rares, la toile manqua pour leslinceulsetlaplaceaucimetière.Ilfallutaviser.Leplussimple,ettoujourspourdesraisonsd’efficacité,parutdegrouperlescérémonieset,lorsquela chose était nécessaire, de multiplier les voyages entre l’hôpital et lecimetière.Ainsi,encequiconcerneleservicedeRieux,l’hôpitaldisposaitàcemomentdecinqcercueils.Unefoispleins,l’ambulanceleschargeait.Au cimetière, les boîtes étaient vidées, les corps couleur de fer étaientchargéssur lesbrancardsetattendaientdansunhangar,aménagéàceteffet.Lesbièresétaientarroséesd’unesolutionantiseptique,ramenéesàl’hôpital,etl’opérationrecommençaitautantdefoisqu’ilétaitnécessaire.L’organisationétaitdonc trèsbonneet lepréfet s’enmontrasatisfait. Ildit même à Rieux que cela valait mieux en fin de compte que lescharrettesdemortsconduitespardesnègres, tellesqu’on lesretrouvaitdansleschroniquesdesanciennespestes.

–Oui,ditRieux,c’est lemêmeenterrement,maisnous,nous faisonsdesfiches.Leprogrèsestincontestable.

Malgré ces succès de l’administration, le caractère désagréable querevêtaient maintenant les formalités obligea la préfecture à écarter lesparentsdelacérémonie.Ontoléraitseulementqu’ilsvinssentàlaporte

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ducimetièreet,encore,celan’étaitpasofficiel.Car,encequiconcerneladernière cérémonie, les choses avaient unpeu changé.À l’extrémité ducimetière,dansunespacenucouvertdelentisques,onavaitcreusédeuximmensesfosses.Ilyavaitlafossedeshommesetcelledesfemmes.Decepointdevue,l’administrationrespectaitlesconvenancesetcen’estquebienplustardque,parlaforcedeschoses,cettedernièrepudeurdisparutet qu’on enterra pêle-mêle, les uns sur les autres, hommes et femmes,sanssoucideladécence.Heureusement,cetteconfusionultimemarquaseulement les derniers moments du fléau. Dans la période qui nousoccupe, la séparation des fosses existait et la préfecture y tenaitbeaucoup.Aufonddechacuned’elles,unegrosseépaisseurdechauxvivefumaitetbouillonnait.Sur lesbordsdu trou,unmonticulede lamêmechaux laissait ses bulles éclater à l’air libre. Quand les voyages del’ambulance étaient terminés, on amenait les brancards en cortège, onlaissait glisser au fond, à peu près les uns à côté des autres, les corpsdénudésetlégèrementtorduset,àcemoment,onlesrecouvraitdechauxvive,puisdeterre,maisjusqu’àunecertainehauteurseulement,afindeménager la place des hôtes à venir. Le lendemain, les parents étaientinvitésàsignersurunregistre,cequimarquaitladifférencequ’ilpeutyavoir entre les hommes et, par exemple, les chiens : le contrôle étaittoujourspossible.

Pourtoutescesopérations,ilfallaitdupersonneletl’onétaittoujoursàlaveilled’enmanquer.Beaucoupdecesinfirmiersetdecesfossoyeursd’abord officiels, puis improvisés, moururent de la peste. Quelqueprécaution que l’on prît, la contagion se faisait un jour.Mais à y bienréfléchir, le plus étonnant fut qu’onnemanqua jamais d’hommes pourfairecemétier,pendanttoutletempsdel’épidémie.LapériodecritiqueseplaçapeuavantquelapesteeûtatteintsonsommetetlesinquiétudesdudocteurRieuxétaientalorsfondées.Nipourlescadresnipourcequ’ilappelaitlesgrostravaux,lamain-d’œuvren’étaitsuffisante.Mais,àpartirdumomentoùlapestesefutréellementemparéedetoutelaville,alorsson excès même entraîna des conséquences bien commodes, car elledésorganisa toute la vie économique et suscita ainsi un nombreconsidérable de chômeurs.Dans la plupart des cas, ils ne fournissaientpas de recrutement pour les cadres, – mais quant aux basses œuvres,elles s’en trouvèrent facilitées. À partir de ce moment, en effet, on vittoujours la misère se montrer plus forte que la peur, d’autant que letravailétaitpayéenproportiondesrisques.Lesservicessanitairespurent

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disposer d’une liste de solliciteurs et, dès qu’une vacance venait de seproduire,onavisaitlespremiersdelalistequi,saufsidansl’intervalleilsétaiententréseuxaussienvacances,nemanquaientpasdeseprésenter.C’est ainsi que le préfet qui avait longtemps hésité à utiliser lescondamnés, à temps ou à vie, pour ce genre de travail, put éviter d’enarriveràcetteextrémité.Aussilongtempsqu’ilyauraitdeschômeurs,ilétaitd’avisqu’onpouvaitattendre.

Tant bien quemal, et jusqu’à la fin dumois d’août, nos concitoyenspurentdoncêtreconduitsàleurdernièredemeuresinondécemment,dumoins dans un ordre suffisant pour que l’administration gardât laconsciencequ’elleaccomplissaitsondevoir.Maisilfautanticiperunpeusur la suite des événements pour rapporter les derniers procédésauxquelsilfallutrecourir.Surlepalieroùlapestesemaintinteneffetàpartirdumoisd’août,l’accumulationdesvictimessurpassadebeaucouples possibilités que pouvait offrir notre petit cimetière. On eut beauabattredespansdemur,ouvrirauxmortsuneéchappéesurlesterrainsenvironnants,ilfallutbienvitetrouverautrechose.Onsedécidad’abordàenterrer lanuit,cequi,ducoup,dispensadeprendrecertainségards.Onputentasserlescorpsdeplusenplusnombreuxdanslesambulances.Etlesquelquespromeneursattardésqui,contretouterègle,setrouvaientencoredanslesquartiersextérieursaprèslecouvre-feu(ouceuxqueleurmétieryamenait)rencontraientparfoisdelonguesambulancesblanchesqui filaientà touteallure, faisant résonnerde leur timbre sanséclat lesruescreusesdelanuit.Hâtivement,lescorpsétaientjetésdanslesfosses.Ilsn’avaientpas finidebasculerque lespelletéesde chaux s’écrasaientsur leurs visages et la terre les recouvrait de façon anonyme, dans destrousquel’oncreusaitdeplusenplusprofonds.

Un peu plus tard cependant, on fut obligé de chercher ailleurs et deprendre encore du large. Un arrêté préfectoral expropria les occupantsdesconcessionsàperpétuitéetl’onacheminaverslefourcrématoiretousles restes exhumés. Il fallut bientôt conduire lesmortsde lapeste eux-mêmes à la crémation. Mais on dut utiliser alors l’ancien fourd’incinérationquisetrouvaitàl’estdelaville,àl’extérieurdesportes.Onreporta plus loin le piquet de garde et un employé de lamairie facilitabeaucouplatâchedesautoritésenconseillantd’utiliserlestramwaysqui,autrefois, desservaient la corniche maritime, et qui se trouvaient sansemploi. À cet effet, on aménagea l’intérieur des baladeuses et desmotricesenenlevantlessièges,etondétournalavoieàhauteurdufour,

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quidevintainsiunetêtedeligne.

Et pendant toute la fin de l’été, comme au milieu des pluies del’automne, on put voir le long de la corniche, au cœur de chaque nuit,passerd’étrangesconvoisdetramwayssansvoyageurs,brinquebalantau-dessusdelamer.Leshabitantsavaientfiniparsavoircequ’ilenétait.Etmalgrélespatrouillesquiinterdisaientl’accèsdelacorniche,desgroupesparvenaientàseglisserbiensouventdanslesrochersquisurplombentlesvagues et à lancer des fleurs dans les baladeuses, au passage destramways.On entendait alors les véhicules cahoter encore dans la nuitd’été,avecleurchargementdefleursetdemorts.

Vers lematin, en tout cas, les premiers jours, une vapeur épaisse etnauséabondeplanait sur les quartiers orientauxde la ville.De l’avis detous lesmédecins, ces exhalaisons, quoique désagréables, ne pouvaientnuireàpersonne.Maisleshabitantsdecesquartiersmenacèrentaussitôtdelesdéserter,persuadésquelapestes’abattaitainsisureuxduhautduciel, sibienqu’on futobligédedétourner les fuméesparunsystèmedecanalisations compliquées et les habitants se calmèrent. Les jours degrandventseulement,unevagueodeurvenuedel’estleurrappelaitqu’ilsétaient installés dans un nouvel ordre, et que les flammes de la pestedévoraientleurtributchaquesoir.

Ce furent là les conséquences extrêmes de l’épidémie. Mais il estheureuxqu’ellenesesoitpointaccrueparlasuite,caronpeutpenserquel’ingéniositédenosbureaux,lesdispositionsdelapréfectureetmêmelacapacité d’absorption du four eussent peut-être été dépassées. Rieuxsavaitqu’onavaitprévualorsdessolutionsdésespérées,comme lerejetdescadavresà lamer,et il imaginaitaisément leurécumemonstrueusesur l’eau bleue. Il savait aussi que si les statistiques continuaient àmonter,aucuneorganisation,siexcellentefût-elle,n’yrésisterait,queleshommes viendraient mourir dans l’entassement, pourrir dans la rue,malgré lapréfecture, etque la ville verrait, sur lesplacespubliques, lesmourantss’accrocherauxvivantsavecunmélangedehainelégitimeetdestupideespérance.

C’était ce genre d’évidence ou d’appréhensions, en tout cas, quientretenait chez nos concitoyens le sentiment de leur exil et de leurséparation. À cet égard, le narrateur sait parfaitement combien il estregrettable de ne pouvoir rien rapporter ici qui soit vraiment

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spectaculaire, comme par exemple quelque héros réconfortant ouquelqueactionéclatante,pareilsàceuxqu’ontrouvedanslesvieuxrécits.

C’estquerienn’estmoinsspectaculairequ’unfléauet,parleurduréemême,lesgrandsmalheurssontmonotones.Danslesouvenirdeceuxquiles ont vécues, les journées terribles de la peste n’apparaissaient pascommedegrandesflammessomptueusesetcruelles,maisplutôtcommeuninterminablepiétinementquiécrasaittoutsursonpassage.

Non,lapesten’avaitrienàvoiraveclesgrandesimagesexaltantesquiavaient poursuivi le docteur Rieux au début de l’épidémie. Elle étaitd’abord une administration prudente et impeccable, au bonfonctionnement.C’estainsi,soitditentreparenthèses,quepournerientrahiret surtoutpournepas se trahir lui-même, lenarrateura tenduàl’objectivité.Iln’apresquerienvoulumodifierparleseffetsdel’art,saufen ce qui concerne les besoins élémentaires d’une relation à peu prèscohérente. Et c’est l’objectivité elle-même qui lui commande de diremaintenantquesilagrandesouffrancedecetteépoque,laplusgénéralecomme la plus profonde, était la séparation, s’il est indispensable enconscienced’endonnerunenouvelledescriptionàcestadedelapeste,iln’enestpasmoinsvraiquecette souffranceelle-mêmeperdait alorsdesonpathétique.

Nos concitoyens, ceux dumoins qui avaient le plus souffert de cetteséparation,s’habituaient-ilsàlasituation?Ilneseraitpastoutàfaitjustedel’affirmer.Ilseraitplusexactdedirequ’aumoralcommeauphysique,ilssouffraientdedécharnement.Audébutde lapeste ilssesouvenaienttrèsbiende l’êtrequ’ilsavaientperduet ils le regrettaient.Maiss’ils sesouvenaient nettement du visage aimé, de son rire, de tel jour dont ilsreconnaissaient après coup qu’il avait été heureux, ils imaginaientdifficilement ce que l’autre pouvait faire à l’heure même où ilsl’évoquaient et dans des lieux désormais si lointains. En somme, à cemoment-là,ilsavaientdelamémoire,maisuneimaginationinsuffisante.Audeuxièmestadedelapeste,ilsperdirentaussilamémoire.Nonqu’ilseussentoubliécevisage,mais,cequirevientaumême,ilavaitperdusachair, ilsnel’apercevaientplusàl’intérieurd’eux-mêmes.Etalorsqu’ilsavaient tendance à se plaindre, les premières semaines, de n’avoir plusaffaire qu’à des ombres dans les choses de leur amour, ils s’aperçurentparlasuitequecesombrespouvaientencoredevenirplusdécharnées,enperdantjusqu’auxinfimescouleursqueleurgardaitlesouvenir.Toutauboutdecelongtempsdeséparation,ilsn’imaginaientpluscetteintimité

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qui avait été la leur, ni comment avait pu vivre près d’eux un être surlequel,àtoutmoment,ilspouvaientposerlamain.

De ce point de vue, ils étaient entrés dans l’ordremêmede la peste,d’autant plus efficace qu’il était plus médiocre. Personne, chez nous,n’avait plus de grands sentiments. Mais tout le monde éprouvait dessentiments monotones. « Il est temps que cela finisse », disaient nosconcitoyens,parcequ’enpériodedefléau,ilestnormaldesouhaiterlafindes souffrances collectives, et parce qu’en fait, ils souhaitaient que celafinît. Mais tout cela se disait sans la flamme ou l’aigre sentiment dudébut, et seulementavec lesquelques raisonsquinous restaientencoreclaires, et qui étaient pauvres. Au grand élan farouche des premièressemaines avait succédé un abattement qu’on aurait eu tort de prendrepour de la résignation, mais qui n’en était pas moins une sorte deconsentementprovisoire.

Nosconcitoyenss’étaientmisaupas, ilss’étaientadaptés,commeondit,parcequ’iln’yavaitpasmoyendefaireautrement.Ilsavaientencore,naturellement, l’attitude du malheur et de la souffrance, mais ils n’enressentaient plus la pointe. Du reste, le docteur Rieux, par exemple,considérait que c’était cela lemalheur, justement, et que l’habitude dudésespoir est pire que le désespoir lui-même. Auparavant, les séparésn’étaientpasréellementmalheureux, ilyavaitdans leursouffranceuneilluminationquivenaitdes’éteindre.Àprésent,onlesvoyaitaucoindesrues, dans les cafés ou chez leurs amis, placides et distraits, et l’œil siennuyéque,grâceàeux, toute laville ressemblaitàune salled’attente.Pour ceux qui avaient un métier, ils le faisaient à l’allure même de lapeste,méticuleusementetsanséclat.Toutlemondeétaitmodeste.Pourla première fois, les séparés n’avaient pas de répugnance à parler del’absent,àprendrelelangagedetous,àexaminerleurséparationsouslemême angle que les statistiques de l’épidémie. Alors que, jusque-là, ilsavaient soustrait farouchement leur souffrance aumalheur collectif, ilsacceptaient maintenant la confusion. Sans mémoire et sans espoir, ilss’installaient dans le présent. À la vérité, tout leur devenait présent. Ilfaut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour etmêmede l’amitié.Car l’amourdemandeunpeud’avenir, et il n’y avaitpluspournousquedesinstants.

Bienentendu,riendetoutcelan’étaitabsolu.Cars’ilestvraiquetouslesséparésenvinrentàcetétat,ilestjusted’ajouterqu’ilsn’yarrivèrentpas tous enmême temps et qu’aussi bien, une fois installés dans cette

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nouvelle attitude, des éclairs, des retours de brusques luciditésramenaientlespatientsàunesensibilitéplusjeuneetplusdouloureuse.Ilyfallaitcesmomentsdedistractionoùilsformaientquelqueprojetquiimpliquait que la peste eût cessé. Il fallait qu’ils ressentissentinopinément, et par l’effet de quelque grâce, lamorsure d’une jalousiesans objet. D’autres trouvaient aussi des renaissances soudaines,sortaient de leur torpeur certains jours de la semaine, le dimanchenaturellement et le samedi après-midi, parce que ces jours-là étaientconsacrés à certains rites, du temps de l’absent. Ou bien encore, unecertaine mélancolie qui les prenait à la fin des journées leur donnaitl’avertissement, pas toujours confirmé d’ailleurs, que la mémoire allaitleur revenir. Cette heure du soir, qui pour les croyants est celle del’examendeconscience,cetteheureestdurepourleprisonnieroul’exiléquin’ontàexaminerqueduvide.Ellelestenaitsuspendusunmoment,puisilsretournaientàl’atonie,ilss’enfermaientdanslapeste.

Onadéjàcomprisquecelaconsistaitàrenonceràcequ’ilsavaientdepluspersonnel.Alorsquedanslespremierstempsdelapeste,ilsétaientfrappés par la somme de petites choses qui comptaient beaucoup poureux, sans avoir aucune existence pour les autres, et ils faisaient ainsil’expérience de la vie professionnelle, maintenant, au contraire, ils nes’intéressaientqu’àcequiintéressaitlesautres,ilsn’avaientplusquedesidéesgénéralesetleuramourmêmeavaitprispoureuxlafigurelaplusabstraite. Ils étaient à cepoint abandonnés à lapestequ’il leur arrivaitparfois de n’espérer plus qu’en son sommeil et de se surprendre àpenser:«Lesbubons,etqu’onenfinisse!»Maisilsdormaientdéjàenvérité,ettoutcetempsnefutqu’unlongsommeil.Lavilleétaitpeupléede dormeurs éveillés qui n’échappaient réellement à leur sort que cesraresfoisoù,danslanuit,leurblessureapparemmentferméeserouvraitbrusquement.Etréveillésensursaut,ilsentâtaientalors,avecunesortededistraction,leslèvresirritées,retrouvantenunéclairleursouffrance,soudain rajeunie, et, avec elle, le visage bouleversé de leur amour. Aumatin,ilsrevenaientaufléau,c’est-à-direàlaroutine.

Maisdequoi,dira-t-on,cesséparésavaient-ilsl’air?Ehbien,celaestsimple,ilsn’avaientl’airderien.Ou,sionpréfère,ilsavaientl’airdetoutlemonde, un air tout à fait général. Ils partageaient la placidité et lesagitations puériles de la cité. Ils perdaient les apparences du senscritique, toutengagnant lesapparencesdusang-froid.Onpouvaitvoir,par exemple, les plus intelligents d’entre eux faire mine de chercher

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comme tout le monde dans les journaux, ou bien dans les émissionsradiophoniques, des raisons de croire à une fin rapide de la peste, etconcevoir apparemment des espoirs chimériques, ou éprouver descraintessansfondement,àlalecturedeconsidérationsqu’unjournalisteavait écrites un peu au hasard, en bâillant d’ennui. Pour le reste, ilsbuvaient leur bière ou soignaient leurs malades, paressaient ous’épuisaient,classaientdesfichesoufaisaienttournerdesdisquessanssedistinguer autrement les uns des autres. Autrement dit, ils nechoisissaientplusrien.Lapesteavaitsupprimélesjugementsdevaleur.Etcelasevoyaitàlafaçondontpersonnenes’occupaitplusdelaqualitédesvêtementsoudesalimentsqu’onachetait.Onacceptaittoutenbloc.

On peut dire pour finir que les séparés n’avaient plus ce curieuxprivilège qui les préservait au début. Ils avaient perdu l’égoïsme del’amour, et le bénéfice qu’ils en tiraient. Du moins, maintenant, lasituation était claire, le fléau concernait tout le monde. Nous tous aumilieudesdétonationsquiclaquaientauxportesdelaville,descoupsdetamponquiscandaientnotrevieounosdécès,aumilieudesincendiesetdes fiches, de la terreur et des formalités, promis à une mortignominieuse, mais enregistrée, parmi les fumées épouvantables et lestimbres tranquilles des ambulances, nous nous nourrissions du mêmepain d’exil, attendant sans le savoir lamême réunion et lamême paixbouleversantes. Notre amour sans doute était toujours là, mais,simplement, il était inutilisable, lourd à porter, inerte en nous, stérilecommelecrimeoulacondamnation.Iln’étaitplusqu’unepatiencesansaveniretuneattentebutée.Etdecepointdevue,l’attitudedecertainsdenosconcitoyensfaisaitpenseràceslonguesqueuesauxquatrecoinsdelaville,devantlesboutiquesd’alimentation.C’étaitlamêmerésignationetla même longanimité, à la fois illimitée et sans illusions. Il faudraitseulementélevercesentimentàuneéchellemillefoisplusgrandeencequiconcerne laséparation,car il s’agissaitalorsd’uneautre faimetquipouvaittoutdévorer.

Danstouslescas,àsupposerqu’onveuilleavoiruneidéejustedel’étatd’espritoùsetrouvaientlesséparésdenotreville,ilfaudraitdenouveauévoquerceséternelssoirsdorésetpoussiéreux,quitombaientsurlacitésans arbres, pendant qu’hommes et femmes se déversaient dans touteslesrues.Car,étrangement,cequimontaitalorsverslesterrassesencoreensoleillées,enl’absencedesbruitsdevéhiculesetdemachinesquifontd’ordinairetoutlelangagedesvilles,cen’étaitqu’uneénormerumeurde

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pasetdevoixsourdes, ledouloureuxglissementdemilliersdesemellesrythmé par le sifflement du fléau dans le ciel alourdi, un piétinementinterminableetétouffantenfin,quiremplissaitpeuàpeutoutelavilleetqui, soir après soir, donnait sa voix la plus fidèle et la plus morne àl’obstinationaveuglequi,dansnoscœurs,remplaçaitalorsl’amour.

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IV

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Pendant les mois de septembre et d’octobre, la peste garda la villerepliéesouselle.Puisqu’ils’agissaitdepiétinements,plusieurscentainesdemilliersd’hommespiétinèrentencore,pendantdessemainesquin’enfinissaient pas. La brume, la chaleur et la pluie se succédèrent dans leciel. Des bandes silencieuses d’étourneaux et de grives, venant du sud,passèrent très haut, mais contournèrent la ville, comme si le fléau dePaneloux, l’étrange pièce de bois qui tournait en sifflant au-dessus desmaisons, les tenait à l’écart. Au début d’octobre, de grandes aversesbalayèrentlesrues.Etpendanttoutcetemps,riendeplusimportantneseproduisitquecepiétinementénorme.

Rieuxetsesamisdécouvrirentalorsàquelpointilsétaientfatigués.Enfait, les hommes des formations sanitaires n’arrivaient plus à digérercettefatigue.LedocteurRieuxs’enapercevaitenobservantsursesamisetsurlui-mêmelesprogrèsd’unecurieuseindifférence.Parexemple,ceshommes qui, jusqu’ici, avaientmontré un si vif intérêt pour toutes lesnouvelles qui concernaient la peste ne s’en préoccupaient plus du tout.Rambert,qu’onavaitchargéprovisoirementdedirigerunedesmaisonsde quarantaine, installée depuis peu dans son hôtel, connaissaitparfaitement le nombre de ceux qu’il avait en observation. Il était aucourant des moindres détails du système d’évacuation immédiate qu’ilavait organisé pour ceux qui montraient subitement des signes de lamaladie. La statistique des effets du sérum sur les quarantaines étaitgravée dans sa mémoire. Mais il était incapable de dire le chiffrehebdomadairedesvictimesdelapeste,ilignoraitréellementsielleétaitenavanceouenrecul.Etlui,malgrétout,gardait l’espoird’uneévasionprochaine.

Quantauxautres,absorbésdansleurtravailjouretnuit,ilsnelisaientlesjournauxnin’entendaientlaradio.Etsionleurannonçaitunrésultat,ils faisaient mine de s’y intéresser, mais ils l’accueillaient en fait aveccette indifférence distraite qu’on imagine aux combattants des grandesguerres,épuisésde travaux,appliquésseulementànepasdéfaillirdansleurdevoirquotidienetn’espérantplusnil’opérationdécisive,nilejourdel’armistice.

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Grand,quicontinuaitàeffectuerlescalculsnécessitésparlapeste,eûtcertainement été incapable d’en indiquer les résultats généraux. Aucontraire de Tarrou, de Rambert et de Rieux, visiblement durs à lafatigue, sa santé n’avait jamais été bonne.Or, il cumulait ses fonctionsd’auxiliaire à la mairie, son secrétariat chez Rieux et ses travauxnocturnes.Onpouvaitlevoirainsidansuncontinuelétatd’épuisement,soutenupardeuxoutroisidéesfixes,commecelledes’offrirdesvacancescomplètesaprèslapeste,pendantunesemaineaumoins,etdetravailleralorsdefaçonpositive,«chapeaubas»,àcequ’ilavaitentrain.Ilétaitsujet aussi à de brusques attendrissements et, dans ces occasions, ilparlaitvolontiersdeJeanneàRieux,sedemandaitoùellepouvaitêtreaumomentmême,etsi,lisantlesjournaux,ellepensaitàlui.C’estavecluiqueRieuxsesurpritunjouràparlerdesaproprefemmesurletonleplusbanal,cequ’iln’avaitjamaisfaitjusque-là.Incertainducréditqu’ilfallaitattacher aux télégrammes toujours rassurants de sa femme, il s’étaitdécidéàcâbleraumédecin-chefdel’établissementoùellesesoignait.Enretour,ilavaitreçul’annonced’uneaggravationdansl’étatdelamaladeetl’assurancequetoutseraitfaitpourenrayerlesprogrèsdumal.Ilavaitgardépour lui lanouvelle et il ne s’expliquait pas, sinonpar la fatigue,comment ilavaitpu laconfieràGrand.L’employé,après luiavoirparléde Jeanne, l’avait questionné sur sa femme et Rieux avait répondu.« Vous savez, avait dit Grand, ça se guérit très bienmaintenant. » EtRieuxavaitacquiescé,disantsimplementquelaséparationcommençaitàêtre longueetque luiauraitpeut-êtreaidésa femmeà triompherdesamaladie,alorsqu’aujourd’hui,elledevaitsesentirtoutàfaitseule.Puisils’étaittuetn’avaitplusréponduqu’évasivementauxquestionsdeGrand.

Lesautresétaientdanslemêmeétat.Tarrourésistaitmieux,maissescarnetsmontrentquesisacuriositén’avaitpasdiminuédeprofondeur,elleavaitperdudesadiversité.Pendanttoutecettepériode,eneffet,ilnes’intéressait apparemment qu’àCottard. Le soir, chezRieux, où il avaitfini par s’installer depuis que l’hôtel avait été transformé enmaisondequarantaine, c’est à peine s’il écoutait Grand ou le docteur énoncer lesrésultats.Ilramenaittoutdesuitelaconversationsurlespetitsdétailsdelavieoranaisequil’occupaientgénéralement.

QuantàCastel,lejouroùilvintannonceraudocteurquelesérumétaitprêt, et après qu’ils eurent décidé de faire le premier essai sur le petitgarçon de M. Othon qu’on venait d’amener à l’hôpital et dont le cassemblait désespéré à Rieux, celui-ci communiquait à son vieil ami les

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dernières statistiques, quand il s’aperçut que son interlocuteur s’étaitendormiprofondémentaucreuxdesonfauteuil.Etdevantcevisageoù,d’habitude,unairdedouceuretd’ironiemettaituneperpétuellejeunesseet qui, soudain abandonné, un filet de salive rejoignant les lèvresentrouvertes,laissaitvoirsonusureetsavieillesse,Rieuxsentitsagorgeseserrer.

C’est à de telles faiblesses que Rieux pouvait juger de sa fatigue. Sasensibilitéluiéchappait.Nouéelaplupartdutemps,durcieetdesséchée,ellecrevaitdeloinenloinetl’abandonnaitàdesémotionsdontiln’avaitplus la maîtrise. Sa seule défense était de se réfugier dans cedurcissement et de resserrer le nœud qui s’était formé en lui. Il savaitbienquec’étaitlabonnemanièredecontinuer.Pourlereste,iln’avaitpasbeaucoupd’illusionset sa fatigue luiôtait cellesqu’il conservaitencore.Carilsavaitque,pourunepériodedontiln’apercevaitpasleterme,sonrôle n’était plus de guérir. Son rôle était de diagnostiquer. Découvrir,voir, décrire, enregistrer, puis condamner, c’était sa tâche.Des épousesluiprenaientlepoignetethurlaient:«Docteur,donnez-luilavie!»Maisiln’étaitpaslàpourdonnerlavie,ilétaitlàpourordonnerl’isolement.Àquoiservaitlahainequ’illisaitalorssurlesvisages?«Vousn’avezpasdecœur », lui avait-on dit un jour.Mais si, il en avait un. Il lui servait àsupporter lesvingtheurespar jouroù il voyaitmourirdeshommesquiétaient faits pour vivre. Il lui servait à recommencer tous les jours.Désormais,ilavaitjusteassezdecœurpourça.Commentcecœuraurait-ilsuffiàdonnerlavie?

Non, ce n’étaient pas des secours qu’il distribuait à longueur dejournée, mais des renseignements. Cela ne pouvait pas s’appeler unmétierd’homme,bienentendu.Mais,aprèstout,àquidonc,parmicettefoule terroriséeetdécimée, avait-on laissé le loisird’exercer sonmétierd’homme?C’étaitencoreheureuxqu’ilyeûtlafatigue.SiRieuxavaitétéplus frais, cette odeur de mort partout répandue eût pu le rendresentimental.Mais quand on n’a dormi que quatre heures, on n’est passentimental.On voit les choses comme elles sont, c’est-à-dire qu’on lesvoit selon la justice, la hideuse et dérisoire justice. Et les autres, lescondamnés, le sentaient bien eux aussi. Avant la peste, on le recevaitcomme un sauveur. Il allait tout arranger avec trois pilules et uneseringue, et on lui serrait le bras en le conduisant le long des couloirs.C’étaitflatteur,maisdangereux.Maintenant,aucontraire,ilseprésentaitavec des soldats, et il fallait des coups de crosse pour que la famille se

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décidât à ouvrir. Ils auraient voulu l’entraîner et entraîner l’humanitéentièreaveceuxdans lamort.Ah! ilétaitbienvraique leshommesnepouvaient pas se passer des hommes, qu’il était aussi démuni que cesmalheureuxetqu’ilméritaitcemêmetremblementdepitiéqu’il laissaitgrandirenluilorsqu’illesavaitquittés.

C’étaitdumoins,pendantcesinterminablessemaines,lespenséesqueledocteurRieuxagitaitaveccellesquiconcernaientsonétatdeséparé.Etc’étaitaussicellesdontillisaitlesrefletssurlevisagedesesamis.Maisleplusdangereuxeffetdel’épuisementquigagnait,peuàpeu,tousceuxquicontinuaientcetteluttecontrelefléaun’étaitpasdanscetteindifférenceaux événements extérieurs et aux émotions des autres, mais dans lanégligenceoùilsselaissaientaller.Carilsavaienttendancealorsàévitertous les gestes qui n’étaient pas absolument indispensables et qui leurparaissaient toujours au-dessus de leurs forces. C’est ainsi que ceshommesenvinrentànégligerdeplusenplussouventlesrèglesd’hygiènequ’ils avaient codifiées, à oublier quelques-unes des nombreusesdésinfections qu’ils devaient pratiquer sur eux-mêmes, à courirquelquefois,sansêtreprémuniscontrelacontagion,auprèsdesmaladesatteints de peste pulmonaire, parce que, prévenus au dernier momentqu’il fallait se rendre dans les maisons infectées, il leur avait parud’avance épuisant de retourner dans quelque local pour se faire lesinstillations nécessaires. Là était le vrai danger, car c’était la lutte elle-mêmecontrelapestequilesrendaitalorsleplusvulnérablesàlapeste,ilspariaientensommesurlehasardetlehasardn’estàpersonne.

Ilyavaitpourtantdanslavilleunhommequineparaissaitniépuisé,ni découragé, et qui restait l’image vivante de la satisfaction. C’étaitCottard.Ilcontinuaitàseteniràl’écart,toutenmaintenantsesrapportsavec les autres.Mais il avait choisi de voirTarrou aussi souvent que letravail de celui-ci le permettait, d’unepart, parcequeTarrou était bienrenseignésursoncaset,d’autrepart,parcequ’ilsavaitaccueillirlepetitrentieravecunecordialitéinaltérable.C’étaitunmiracleperpétuel,maisTarrou,malgréle labeurqu’il fournissait,restaittoujoursbienveillantetattentif.Même lorsque la fatigue l’écrasait certainssoirs, il retrouvait lelendemain une nouvelle énergie. « Avec celui-là, avait dit Cottard àRambert, on peut causer, parce que c’est un homme. On est toujourscompris.»

C’estpourquoi lesnotesdeTarrou, à cette époque, convergentpeuàpeusurlepersonnagedeCottard.Tarrouaessayédedonneruntableau

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des réactions et des réflexions de Cottard, telles qu’elles lui étaientconfiées par ce dernier ou telles qu’il les interprétait. Sous la rubrique«RapportsdeCottardetdelapeste»,cetableauoccupequelquespagesducarnetetlenarrateurcroitutiled’endonnericiunaperçu.L’opiniongénérale de Tarrou sur le petit rentier se résumait dans ce jugement :« C’est un personnage qui grandit. » Apparemment du reste, ilgrandissaitdanslabonnehumeur.Iln’étaitpasmécontentdelatournureque prenaient les événements. Il exprimait quelquefois le fond de sapensée,devantTarrou,pardesremarquesdecegenre:«Biensûr,çanevapasmieux.Maisdumoins,toutlemondeestdanslebain.»

«Bienentendu,ajoutaitTarrou,ilestmenacécommelesautres,maisjustement,ill’estaveclesautres.Etensuite,ilnepensepassérieusement,j’en suis sûr, qu’il puisse être atteint par la peste. Il a l’air de vivre surcette idée, pas si bête d’ailleurs, qu’un homme en proie à une grandemaladie, ou à une angoisse profonde, est dispensé du même coup detoutes les autres maladies ou angoisses. “Avez-vous remarqué, m’a-t-ildit,qu’onnepeutpascumulerlesmaladies?Supposezquevousayezunemaladiegraveouincurable,uncancersérieuxouunebonnetuberculose,vousn’attraperezjamaislapesteouletyphus,c’estimpossible.Dureste,ça va encore plus loin, parce que vous n’avez jamais vu un cancéreuxmourir d’un accident d’automobile.” Vraie ou fausse, cette idée metCottardenbonnehumeur.Laseulechosequ’ilneveuillepas, c’estêtreséparé des autres. Il préfère être assiégé avec tous que prisonnier toutseul. Avec la peste, plus question d’enquêtes secrètes, de dossiers, defiches, d’instructions mystérieuses et d’arrestation imminente. Àproprement parler, il n’y a plus de police, plus de crimes anciens ounouveaux,plusdecoupables,iln’yaquedescondamnésquiattendentlaplusarbitrairedesgrâces,et,parmieux,lespolicierseux-mêmes.»AinsiCottard, et toujours selon l’interprétation de Tarrou, était fondé àconsidérerlessymptômesd’angoisseetdedésarroiqueprésentaientnosconcitoyens avec cette satisfaction indulgente et compréhensive quipouvaits’exprimerparun:«Parleztoujours,jel’aieueavantvous.»

« J’ai eu beau lui dire que la seule façon de ne pas être séparé desautres, c’était après tout d’avoir une bonne conscience, il m’a regardéméchamment et ilm’a dit : “Alors, à ce compte, personne n’est jamaisavecpersonne.”Etpuis:“Vouspouvezyaller,c’estmoiquivousledis.Laseulefaçondemettrelesgensensemble,c’estencoredeleurenvoyerlapeste.Regardezdoncautourdevous.”Etenvérité,jecomprendsbien

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ce qu’il veut dire et combien la vie d’aujourd’hui doit lui paraîtreconfortable.Commentnereconnaîtrait-ilpasaupassagelesréactionsquiont été les siennes ; la tentative que chacun fait d’avoir tout lemondeavec soi ; l’obligeancequ’ondéploiepour renseignerparfoisunpassantégaré et la mauvaise humeur qu’on lui témoigne d’autres fois ; laprécipitationdesgensverslesrestaurantsdeluxe,leursatisfactiondes’ytrouveretdes’yattarder;l’affluencedésordonnéequifaitqueue,chaquejour,aucinéma,quiremplittouteslessallesdespectacleetlesdancingseux-mêmes, qui se répand comme une marée déchaînée dans tous leslieuxpublics; lereculdevanttoutcontact, l’appétitdechaleurhumainequipoussecependantleshommeslesunsverslesautres,lescoudesverslescoudesetlessexesverslessexes?Cottardaconnutoutcelaavanteux,c’estévident.Sauflesfemmes,parcequ’avecsatête…Etjesupposequelorsqu’ils’estsentiprèsd’allerchezlesfilles,ils’yestrefusé,pournepassedonnerunmauvaisgenrequi,parlasuite,eûtpuledesservir.

« En somme, la peste lui réussit. D’un homme solitaire et qui nevoulaitpasl’être,ellefaituncomplice.Carvisiblementc’estuncompliceet un complice qui se délecte. Il est complice de tout ce qu’il voit, dessuperstitions,desfrayeursillégitimes,dessusceptibilitésdecesâmesenalerte;deleurmaniedevouloirparlerlemoinspossibledelapesteetdene pas cesser cependant d’en parler ; de leur affolement et de leurspâleurs au moindre mal de tête depuis qu’ils savent que la maladiecommence par des céphalées ; et de leur sensibilité irritée, susceptible,instableenfin,qui transformeenoffensedesoublisetquis’affligede laperted’unboutondeculotte.»

Ilarrivait souventàTarroudesortir lesoiravecCottard. Il racontaitensuite,danssescarnets,commentilsplongeaientdanslafoulesombredes crépuscules ou des nuits, épaule contre épaule, s’immergeant dansunemasseblancheetnoireoù,deloinenloin,unelampemettaitderareséclats,etaccompagnant le troupeauhumainvers lesplaisirschaleureuxqui le défendaient contre le froidde la peste.CequeCottard, quelquesmoisauparavant,cherchaitdansleslieuxpublics,leluxeetlavieample,ce dont il rêvait sans pouvoir se satisfaire, c’est-à-dire la jouissanceeffrénée, un peuple entier s’y portait maintenant. Alors que le prix detoutes choses montait irrésistiblement, on n’avait jamais tant gaspilléd’argent,etquandlenécessairemanquaitàlaplupart,onn’avaitjamaismieux dissipé le superflu. On voyait se multiplier tous les jeux d’uneoisivetéquin’étaitpourtantqueduchômage.TarrouetCottardsuivaient

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parfois,pendantdelonguesminutes,undecescouplesqui,auparavant,s’appliquaientàcachercequilesliaitetqui,àprésent,serrésl’uncontrel’autre,marchaientobstinémentàtraverslaville,sansvoirlafoulequilesentourait, avec la distractionunpeu fixe des grandes passions.Cottards’attendrissait : « Ah ! les gaillards ! » disait-il. Et il parlait haut,s’épanouissaitaumilieudelafièvrecollective,despourboiresroyauxquisonnaientautourd’euxetdesintriguesquisenouaientdevantleursyeux.

Cependant, Tarrou estimait qu’il entrait peu de méchanceté dansl’attitudedeCottard.Son«J’ai connuçaavanteux»marquaitplusdemalheur que de triomphe. « Je crois, disait Tarrou, qu’il commence àaimerceshommesemprisonnésentrelecieletlesmursdeleurville.Parexemple,illeurexpliqueraitvolontiers,s’illepouvait,quecen’estpassiterrible que ça : “Vous les entendez,m’a-t-il affirmé : après la peste jeferai ceci,après lapeste je ferai cela…Ils s’empoisonnent l’existenceaulieuderestertranquilles.Etilsneserendentmêmepascomptedeleursavantages.Est-cequejepouvaisdire,moi:aprèsmonarrestation,jeferaiceci ? L’arrestation est un commencement, ce n’est pas une fin. Tandisquelapeste…Vousvoulezmonavis?Ilssontmalheureuxparcequ’ilsneselaissentpasaller.Etjesaiscequejedis.”

«Ilsaiteneffetcequ’ildit,ajoutaitTarrou.Iljugeàleurvraiprixlescontradictions des habitants d’Oran qui, dans le même temps où ilsressentent profondément le besoin de chaleur qui les rapproche, nepeuvents’yabandonnercependantàcausedelaméfiancequileséloignelesunsdesautres.Onsaittropbienqu’onnepeutpasavoirconfianceenson voisin, qu’il est capable de vous donner la peste à votre insu et deprofiter de votre abandon pour vous infecter. Quand on a passé sontemps,commeCottard,àvoirdesindicateurspossiblesdanstousceuxdequi, pourtant, on recherchait la compagnie, on peut comprendre cesentiment.Oncompatittrèsbienavecdesgensquiviventdansl’idéequelapestepeut,du jourau lendemain, leurmettre lamain sur l’épauleetqu’ellesepréparepeut-êtreàlefaire,aumomentoùl’onseréjouitd’êtreencore sain et sauf. Autant que cela est possible, il est à l’aise dans laterreur.Maisparcequ’il a ressenti tout cela avant eux, je crois qu’il nepeutpaséprouvertoutàfaitaveceuxlacruautédecetteincertitude.Ensomme,avecnous,nousquinesommespasencoremortsdelapeste, ilsent bien que sa liberté et sa vie sont tous les jours à la veille d’êtredétruites.Maispuisquelui-mêmeavécudanslaterreur,iltrouvenormalque lesautres laconnaissentà leur tour.Plusexactement, la terreur lui

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paraîtalorsmoins lourdeàporterques’ilyétait toutseul.C’estencelaqu’il a tort et qu’il est plus difficile à comprendre que d’autres. Mais,aprèstout,c’estencelaqu’ilmériteplusqued’autresqu’onessaiede lecomprendre.»

Enfin, lespagesdeTarrouse terminentsurunrécitqui illustrecetteconscience singulière qui venait en même temps à Cottard et auxpestiférés. Ce récit restitue à peu près l’atmosphère difficile de cetteépoqueetc’estpourquoilenarrateuryattachedel’importance.

Ilsétaientallésàl’Opéramunicipaloùl’onjouaitOrphéeetEurydice.Cottardavait invitéTarrou.Ils’agissaitd’unetroupequiétaitvenue,auprintemps de la peste, donner des représentations dans notre ville.Bloquéepar lamaladie,cette troupes’étaitvuecontrainte,aprèsaccordavecnotreOpéra,derejouersonspectacle,une foisparsemaine.Ainsi,depuis desmois, chaque vendredi, notre théâtremunicipal retentissaitdesplaintesmélodieusesd’Orphéeetdesappelsimpuissantsd’Eurydice.Cependant, ce spectacle continuait de connaître la faveur du public etfaisait toujours de grosses recettes. Installés aux places les plus chères,Cottard et Tarroudominaient unparterre gonflé à craquer par les plusélégants de nos concitoyens. Ceux qui arrivaient s’appliquaientvisiblementànepasmanquer leurentrée.Sous la lumièreéblouissantede l’avant-rideau, pendant que les musiciens accordaient discrètementleursinstruments,lessilhouettessedétachaientavecprécision,passaientd’unrangàl’autre,s’inclinaientavecgrâce.Danslelégerbrouhahad’uneconversation de bon ton, les hommes reprenaient l’assurance qui leurmanquaitquelquesheuresauparavant,parmi les ruesnoiresde laville.L’habitchassaitlapeste.

Pendanttoutlepremieracte,Orphéeseplaignitavecfacilité,quelquesfemmes en tuniques commentèrent avec grâce sonmalheur, et l’amourfut chanté en ariettes. La salle réagit avec une chaleur discrète. C’est àpeinesionremarquaqu’Orphée introduisait,danssonairdudeuxièmeacte,destremblementsquin’yfiguraientpas,etdemandaitavecunlégerexcèsdepathétique, aumaîtredesEnfers,de se laisser toucherpar sespleurs.Certainsgestessaccadésquiluiéchappèrentapparurentauxplusaviséscommeuneffetdestylisationquiajoutaitencoreàl’interprétationduchanteur.

Ilfallutlegrandduod’Orphéeetd’Eurydiceautroisièmeacte(c’étaitle moment où Eurydice échappait à son amant) pour qu’une certaine

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surprisecourûtdanslasalle.Etcommesilechanteurn’avaitattenduquece mouvement du public, ou, plus certainement encore, comme si larumeur venue du parterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait, ilchoisit ce moment pour avancer vers la rampe d’une façon grotesque,brasetjambesécartésdanssoncostumeàl’antique,etpours’écrouleraumilieu des bergeries du décor qui n’avaient jamais cessé d’êtreanachroniquesmais qui, aux yeuxdes spectateurs, le devinrent pour lapremièrefois,etdeterrible façon.Car,dans lemêmetemps, l’orchestrese tut, les gens du parterre se levèrent et commencèrent lentement àévacuerlasalle,d’abordensilencecommeonsortd’uneéglise,leservicefini, ou d’une chambre mortuaire après une visite, les femmesrassemblantleursjupesetsortanttêtebaissée,leshommesguidantleurscompagnesparlecoudeetleurévitantleheurtdesstrapontins.Mais,peuàpeu,lemouvementseprécipita,lechuchotementdevintexclamationetlafouleaffluaverslessortiesets’ypressa,pourfinirpars’ybousculerencriant.CottardetTarrou,quis’étaientseulementlevés,restaientseulsenfaced’unedesimagesdecequiétaitleurvied’alors:lapestesurlascènesous l’aspect d’un histrion désarticulé et, dans la salle, tout un luxedevenu inutile sous la formed’éventails oubliés etdedentelles traînantsurlerougedesfauteuils.

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Rambert, pendant les premiers jours du mois de septembre, avaitsérieusement travailléauxcôtésdeRieux.IlavaitsimplementdemandéunejournéedecongélejouroùildevaitrencontrerGonzalèsetlesdeuxjeunesgensdevantlelycéedegarçons.

Ce jour-là, à midi, Gonzalès et le journaliste virent arriver les deuxpetits qui riaient. Ils dirent qu’on n’avait pas eu de chance l’autre fois,maisqu’ilfallaits’yattendre.Entoutcas,cen’étaitplusleursemainedegarde. Il fallait patienter jusqu’à la semaine prochaine. Onrecommencerait alors. Rambert dit que c’était bien le mot. Gonzalèsproposadoncunrendez-vouspourlelundisuivant.Maiscettefois-ci,oninstalleraitRambertchezMarceletLouis.«Nousprendronsunrendez-vous, toi etmoi. Si je n’y suis pas, tu iras directement chez eux.On vat’expliqueroùilshabitent.»MaisMarcel,ouLouis,ditàcemomentqueleplussimpleétaitdeconduiretoutdesuitelecamarade.S’iln’étaitpasdifficile, il y avait à manger pour eux quatre. Et de cette façon, il serendrait compte. Gonzalès dit que c’était une très bonne idée et ilsdescendirentversleport.

MarceletLouishabitaientàl’extrémitéduquartierdelaMarine,prèsdes portes qui ouvraient sur la corniche. C’était une petite maisonespagnole, épaisse de murs, aux contrevents de bois peint, aux piècesnues et ombreuses. Il y avaitdu rizque servit lamèredes jeunesgens,unevieilleEspagnolesourianteetpleinederides.Gonzalèss’étonna,carle riz manquait déjà en ville. « On s’arrange aux portes », dit Marcel.Rambertmangeait et buvait, etGonzalès dit que c’était un vrai copain,pendant que le journaliste pensait seulement à la semaine qu’il devaitpasser.

Enfait, ileutdeuxsemainesàattendre,car les toursdegardefurentportés àquinze jours, pour réduire lenombredes équipes.Et, pendantces quinze jours, Rambert travailla sans s’épargner, de façonininterrompue,lesyeuxfermésenquelquesorte,depuisl’aubejusqu’àlanuit.Tarddanslanuit, ilsecouchaitetdormaitd’unsommeilépais.Lepassage brusquede l’oisiveté à ce labeur épuisant le laissait à peuprèssansrêvesetsansforces.Ilparlaitpeudesonévasionprochaine.Unseul

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fait notable : au bout d’une semaine, il confia au docteur que pour lapremièrefois,lanuitprécédente,ils’étaitenivré.Sortidubar,ileuttoutà coup l’impression que ses aines grossissaient et que ses bras semouvaientdifficilementautourdel’aisselle.Ilpensaquec’étaitlapeste.Et la seule réaction qu’il put avoir alors et dont il convint avec Rieuxqu’ellen’étaitpasraisonnable,futdecourirverslehautdelaville,etlà,d’unepetiteplace,d’oùl’onnedécouvraittoujourspaslamer,maisd’oùl’onvoyaitunpeuplusdeciel,ilappelasafemmeavecungrandcri,par-dessuslesmursdelaville.Rentréchezluietnedécouvrantsursoncorpsaucunsigned’infection,iln’avaitpasététrèsfierdecettecrisesoudaine.Rieuxditqu’ilcomprenaittrèsbienqu’onpuisseagirainsi:«Entoutcas,dit-il,ilpeutarriverqu’onenaitenvie.»

– M. Othon m’a parlé de vous ce matin, ajouta soudain Rieux, aumomentoùRambert lequittait. Ilm’ademandési jevousconnaissais :« Conseillez-lui donc, m’a-t-il dit, de ne pas fréquenter les milieux decontrebande.Ils’yfaitremarquer.»

–Qu’est-cequecelaveutdire?

–Celaveutdirequ’ilfautvousdépêcher.

–Merci,ditRambert,enserrantlamaindudocteur.

Surlaporte,ilseretournatoutd’uncoup.Rieuxremarquaque,pourlapremièrefoisdepuisledébutdelapeste,ilsouriait.

–Pourquoidoncnem’empêchez-vouspasdepartir?Vousenavezlesmoyens.

Rieux secoua la tête avec sonmouvement habituel, et dit que c’étaitl’affaire de Rambert, que ce dernier avait choisi le bonheur et que lui,Rieux, n’avait pas d’arguments à lui opposer. Il se sentait incapable dejugerdecequiétaitbienoudecequiétaitmalencetteaffaire.

–Pourquoimediredefairevite,danscesconditions?

Rieuxsouritàsontour.

–C’estpeut-êtrequej’aienvie,moiaussi,defairequelquechosepourlebonheur.

Le lendemain, ils ne parlèrent plus de rien, mais travaillèrentensemble.Lasemainesuivante,Rambertétaitenfininstallédanslapetitemaisonespagnole.Onluiavaitfaitunlitdanslapiècecommune.Commelesjeunesgensnerentraientpaspourlerepas,etcommeonl’avaitprié

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desortirlemoinspossible,ilyvivaitseul,laplupartdutemps,oufaisaitlaconversationaveclavieillemère.Elleétaitsècheetactive,habilléedenoir, le visage brun et ridé, sous des cheveux blancs très propres.Silencieuse,ellesouriaitseulementdetoussesyeuxquandelleregardaitRambert.

D’autresfois,elleluidemandaits’ilnecraignaitpasd’apporterlapesteà sa femme. Lui pensait que c’était une chance à courir, mais qu’ensommeelleétaitminime,tandisqu’enrestantdanslaville,ilsrisquaientd’êtreséparéspourtoujours.

–Elleestgentille?disaitlavieilleensouriant.

–Trèsgentille.

–Jolie?

–Jecrois.

–Ah!disait-elle,c’estpourcela.

Rambert réfléchissait. C’était sans doute pour cela, mais il étaitimpossiblequecefûtseulementpourcela.

–VousnecroyezpasaubonDieu?disaitlavieillequiallaitàlamessetouslesmatins.

Rambertreconnutquenonetlavieilleditencorequec’étaitpourcela.

– Il faut la rejoindre, vous avez raison. Sinon, qu’est-ce qui vousresterait?

Lerestedutemps,Rambert tournaitenrondautourdesmursnusetcrépis, caressant les éventails cloués aux parois, ou bien comptait lesboulesde lainequi frangeaient le tapisdetable.Lesoir, les jeunesgensrentraient. Ilsneparlaientpasbeaucoup,sinonpourdirequecen’étaitpas encore lemoment.Après ledîner,Marcel jouait de la guitare et ilsbuvaientuneliqueuranisée.Rambertavaitl’airderéfléchir.

Le mercredi, Marcel rentra en disant : « C’est pour demain soir, àminuit.Tiens-toiprêt.»Desdeuxhommesquitenaientleposteaveceux,l’un était atteint de la peste et l’autre, qui partageait ordinairement lachambredupremier, était enobservation.Ainsi,pendantdeuxou troisjours, Marcel et Louis seraient seuls. Au cours de la nuit, ils allaientarranger les derniers détails. Le lendemain, ce serait possible.Rambertremercia.«Vousêtescontent?»demandalavieille.Ilditqueoui,maisilpensaitàautrechose.

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Lelendemain,sousunciellourd,lachaleurétaithumideetétouffante.Lesnouvellesdelapesteétaientmauvaises.LavieilleEspagnolegardaitcependantsasérénité.«Ilyadupéchédanslemonde,disait-elle.Alors,forcément!»CommeMarceletLouis,Rambertétaittorsenu.Maisquoiqu’il fît, la sueur lui coulait entre les épaules et sur lapoitrine.Dans lademi-pénombrede lamaisonauxvoletsclos,cela leur faisaitdes torsesbruns et vernis.Rambert tournait en rond sansparler.Brusquement, àquatreheuresdel’après-midi,ils’habillaetannonçaqu’ilsortait.

–Attention,ditMarcel,c’estpourminuit.Toutestenplace.

Rambert se rendit chez le docteur. Lamère de Rieux dit à Rambertqu’illetrouveraitàl’hôpitaldelahauteville.Devantlepostedegarde,lamême foule tournait toujours sur elle-même. « Circulez ! » disait unsergentauxyeuxglobuleux.Lesautrescirculaient,maisenrond.«Iln’yarienàattendre»,disait le sergentdont la sueurperçait laveste.C’étaitaussil’avisdesautres,maisilsrestaientquandmême,malgrélachaleurmeurtrière.Rambertmontrasonlaissez-passerausergentquiluiindiquale bureau de Tarrou. La porte en donnait sur la cour. Il croisa le pèrePaneloux,quisortaitdubureau.

Dansunesalepetitepièceblanchequisentaitlapharmacieetledraphumide, Tarrou, assis derrière un bureau de bois noir, lesmanches dechemise retroussées, tamponnait avecunmouchoir la sueurqui coulaitdanslasaignéedesonbras.

–Encorelà?dit-il.

–Oui,jevoudraisparleràRieux.

–Ilestdans lasalle.Maissicelapeuts’arrangersans lui, ilvaudraitmieux.

–Pourquoi?

–Ilestsurmené.Jeluiévitecequejepeux.

Rambert regardait Tarrou. Celui-ci avait maigri. La fatigue luibrouillait les yeux et les traits. Ses fortes épaules étaient ramassées enboule. On frappa à la porte, et un infirmier entra,masqué de blanc. IldéposasurlebureaudeTarrouunpaquetdeficheset,d’unevoixquelelinge étouffait, dit seulement : « Six », puis sortit. Tarrou regarda lejournalisteetluimontralesfichesqu’ildéployaenéventail.

–Debellesfiches,hein?Ehbien,non,cesontdesmortsdelanuit.

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Sonfronts’étaitcreusé.Ilreplialepaquetdefiches.

–Laseulechosequinous reste, c’est la comptabilité.Tarrouse leva,prenantappuisurlatable.

–Allez-vousbientôtpartir?

–Cesoir,àminuit.

TarrouditquecelaluifaisaitplaisiretqueRambertdevaitveillersurlui.

–Dites-vouscelasincèrement?

Tarrouhaussalesépaules:

–Àmonâge,onestforcémentsincère.Mentiresttropfatigant.

–Tarrou,ditlejournaliste,jevoudraisvoirledocteur.Excusez-moi.

–Jesais.Ilestplushumainquemoi.Allons-y.

–Cen’estpascela,ditRambertavecdifficulté.Etils’arrêta.

Tarrouleregardaet,toutd’uncoup,luisourit.

Ilssuivirentunpetitcouloirdontlesmursétaientpeintsenvertclairetoù flottait une lumière d’aquarium. Juste avant d’arriver à une doubleportevitrée,derrièrelaquelleonvoyaituncurieuxmouvementd’ombres,TarroufitentrerRambertdansunetrèspetitesalle,entièrementtapisséedeplacards. Ilouvrit l’und’eux, tirad’unstérilisateurdeuxmasquesdegaze hydrophile, en tendit un à Rambert et l’invita à s’en couvrir. Lejournaliste demanda si cela servait à quelque chose et Tarrou réponditquenon,maisqueceladonnaitconfianceauxautres.

Ilspoussèrent laportevitrée.C’étaitune immensesalle,aux fenêtreshermétiquement closes, malgré la saison. Dans le haut des mursronronnaient des appareils qui renouvelaient l’air, et leurs hélicescourbesbrassaientl’aircrémeuxetsurchauffé,au-dessusdedeuxrangéesde lits gris. De tous les côtés, montaient des gémissements sourds ouaigusquinefaisaientqu’uneplaintemonotone.Deshommes,habillésdeblanc,sedéplaçaientaveclenteur,danslalumièrecruellequedéversaientleshautesbaiesgarniesdebarreaux.Rambertsesentitmalàl’aisedanslaterriblechaleurdecettesalleetileutdelapeineàreconnaîtreRieux,penché au-dessus d’une forme gémissante. Le docteur incisait les ainesdumaladequedeuxinfirmières,dechaquecôtédulit,tenaientécartelé.Quandilsereleva,illaissatombersesinstrumentsdansleplateauqu’unaideluitendaitetrestaunmomentimmobile,àregarderl’hommequ’on

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étaitentraindepanser.

–Quoidenouveau?dit-ilàTarrouquis’approchait.

–PanelouxacceptederemplacerRambertàlamaisondequarantaine.Il a déjà beaucoup fait. Il restera la troisième équipe de prospection àregroupersansRambert.

Rieuxapprouvadelatête.

–Castelaachevésespremièrespréparations.Ilproposeunessai.

–Ah!ditRieux,celaestbien.

–Enfin,ilyaiciRambert.

Rieux se retourna. Par-dessus le masque, ses yeux se plissèrent enapercevantlejournaliste.

–Quefaites-vousici?dit-il.Vousdevriezêtreailleurs.

Tarrouditquec’étaitpource soiràminuitetRambertajouta :«Enprincipe.»

Chaque fois que l’un d’eux parlait, le masque de gaze se gonflait ets’humidifiait à l’endroit de la bouche. Cela faisait une conversation unpeuirréelle,commeundialoguedestatues.

–Jevoudraisvousparler,ditRambert.

–Noussortironsensemble,sivouslevoulezbien.Attendez-moidanslebureaudeTarrou.

Un moment après, Rambert et Rieux s’installaient à l’arrière de lavoituredudocteur.Tarrouconduisait.

–Plusd’essence,ditcelui-ciendémarrant.Demain,nousironsàpied.

–Docteur,ditRambert,jeneparspasetjeveuxresteravecvous.

Tarrou ne broncha pas. Il continuait de conduire. Rieux semblaitincapabled’émergerdesafatigue.

–Etelle?dit-ild’unevoixsourde.

Rambertditqu’ilavaitencoreréfléchi,qu’ilcontinuaitàcroirecequ’ilcroyait,maisques’ilpartait, ilauraithonte.Celalegêneraitpouraimercellequ’ilavaitlaissée.MaisRieuxseredressaetditd’unevoixfermequecelaétaitstupideetqu’iln’yavaitpasdehonteàpréférerlebonheur.

–Oui,ditRambert,maisilpeutyavoirdelahonteàêtreheureuxtoutseul.

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Tarrou, qui s’était tu jusque-là, sans tourner la tête vers eux, fitremarquer que si Rambert voulait partager lemalheur des hommes, iln’auraitplusjamaisdetempspourlebonheur.Ilfallaitchoisir.

–Cen’estpascela,ditRambert.J’aitoujourspenséquej’étaisétrangeràcettevilleetquejen’avaisrienàfaireavecvous.Maismaintenantquej’aivucequej’aivu,jesaisquejesuisd’ici,quejeleveuilleounon.Cettehistoirenousconcernetous.

PersonneneréponditetRambertparuts’impatienter.

– Vous le savez bien d’ailleurs ! Ou sinon que feriez-vous dans cethôpital?Avez-vousdoncchoisi,vous,etrenoncéaubonheur?

NiTarrouniRieuxnerépondirentencore.Lesilenceduralongtemps,jusqu’à ce qu’on approchât de la maison du docteur. Et Rambert, denouveau,posa sadernièrequestion, avecplusde force encore.Et, seul,Rieuxsetournaverslui.Ilsesoulevaaveceffort:

–Pardonnez-moi,Rambert,dit-il,mais jene le saispas.Restezavecnouspuisquevousledésirez.

Uneembardéede l’auto le fit taire.Puis il repritenregardantdevantlui:

– Rien au monde ne vaut qu’on se détourne de ce qu’on aime. Etpourtantjem’endétourne,moiaussi,sansquejepuissesavoirpourquoi.

Ilselaissaretombersursoncoussin.

– C’est un fait, voilà tout, dit-il avec lassitude. Enregistrons-le ettirons-enlesconséquences.

–Quellesconséquences?demandaRambert.

–Ah!ditRieux,onnepeutpasenmêmetempsguériretsavoir.Alorsguérissonsleplusvitepossible.C’estlepluspressé.

Àminuit,TarrouetRieuxfaisaientàRambertleplanduquartierqu’ilétaitchargédeprospecter,quandTarrouregardasamontre.Relevantlatête,ilrencontraleregarddeRambert.

–Avez-vousprévenu?Lejournalistedétournalesyeux:

–J’avaisenvoyéunmot,dit-ilaveceffort,avantd’allervousvoir.

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Ce fut dans les derniers jours d’octobre que le sérum de Castel futessayé.Pratiquement,ilétaitledernierespoirdeRieux.Danslecasd’unnouvel échec, le docteur était persuadé que la ville serait livrée auxcapricesdelamaladie,soitquel’épidémieprolongeâtseseffetspendantdelongsmoisencore,soitqu’elledécidâtdes’arrêtersansraison.

LaveillemêmedujouroùCastelvintvisiterRieux,lefilsdeM.Othonétaittombémaladeettoutelafamilleavaitdûgagnerlaquarantaine.Lamère, qui en était sortie peu auparavant, se vit donc isolée pour laseconde fois. Respectueux des consignes données, le juge avait faitappeler ledocteurRieux,dèsqu’ilreconnut,sur lecorpsdel’enfant, lessignes de la maladie. Quand Rieux arriva, le père et la mère étaientdeboutaupieddulit.Lapetitefilleavaitétééloignée.L’enfantétaitdanslapérioded’abattementetselaissaexaminersansseplaindre.Quandledocteur releva la tête, il rencontra le regard du juge et, derrière lui, levisagepâledelamèrequiavaitmisunmouchoirsursaboucheetsuivaitlesgestesdudocteuravecdesyeuxélargis.

–C’estcela,n’est-cepas?ditlejuged’unevoixfroide.

–Oui,réponditRieux,enregardantdenouveaul’enfant.

Lesyeuxdelamères’agrandirent,maiselleneparlaittoujourspas.Lejugesetaisaitaussi,puisildit,suruntonplusbas:

–Ehbien,docteur,nousdevonsfairecequiestprescrit.

Rieuxévitaitderegarderlamèrequitenaittoujourssonmouchoirsurlabouche.

–Ceseravitefait,dit-ilenhésitant,sijepuistéléphoner.

M.Othonditqu’ilallaitleconduire.Maisledocteurseretournaverslafemme:

–Jesuisdésolé.Vousdevriezpréparerquelquesaffaires.Voussavezcequec’est.

MmeOthonparutinterdite.Elleregardaitàterre.

–Oui,dit-elleenhochantlatête,c’estcequejevaisfaire.

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Avantde lesquitter,Rieuxneput s’empêcherde leurdemander s’ilsn’avaientbesoinderien.Lafemmeleregardaittoujoursensilence.Maislejugedétournacettefoislesyeux.

–Non,dit-il,puisilavalasasalive,maissauvezmonenfant.

Laquarantaine,quiaudébutn’étaitqu’unesimpleformalité,avaitétéorganiséeparRieuxetRambert,de façon trèsstricte.Enparticulier, ilsavaientexigéquelesmembresd’unemêmefamillefussenttoujoursisoléslesunsdesautres.Sil’undesmembresdelafamilleavaitétéinfectésansle savoir, il ne fallait pas multiplier les chances de la maladie. Rieuxexpliquacesraisonsaujugequilestrouvabonnes.Cependant,safemmeetluiseregardèrentdetellefaçonqueledocteursentitàquelpointcetteséparation les laissait désemparés. Mme Othon et sa petite fille purentêtrelogéesdansl’hôteldequarantainedirigéparRambert.Maispourlejuge d’instruction, il n’y avait plus de place, sinon dans le campd’isolement que la préfecture était en train d’organiser, sur le stademunicipal, à l’aidede tentes prêtéespar le servicede voirie.Rieux s’enexcusa,maisM.Othonditqu’iln’yavaitqu’unerèglepour tousetqu’ilétaitjusted’obéir.

Quant à l’enfant, il fut transporté à l’hôpital auxiliaire, dans uneancienne salle de classe où dix lits avaient été installés. Au bout d’unevingtaine d’heures, Rieux jugea son cas désespéré. Le petit corps selaissaitdévorerparl’infection,sansuneréaction.Detoutpetitsbubons,douloureux, mais à peine formés, bloquaient les articulations de sesmembresgrêles.Ilétaitvaincud’avance.C’estpourquoiRieuxeutl’idéed’essayer sur lui le sérum de Castel. Le soir même, après le dîner, ilspratiquèrent la longue inoculation, sans obtenir une seule réaction del’enfant.Àl’aube,lelendemain,tousserendirentauprèsdupetitgarçonpourjugerdecetteexpériencedécisive.

L’enfant, sorti de sa torpeur, se tournait convulsivement dans lesdraps. Le docteur, Castel et Tarrou, depuis quatre heures dumatin, setenaient près de lui, suivant pas à pas les progrès ou les haltes de lamaladie.Àlatêtedulit,lecorpsmassifdeTarrouétaitunpeuvoûté.Aupied du lit, assis près de Rieux debout, Castel lisait, avec toutes lesapparencesdelatranquillité,unvieilouvrage.Peuàpeu,àmesurequelejour s’élargissait dans l’ancienne salle d’école, les autres arrivaient.Panelouxd’abord,quiseplaçadel’autrecôtédulit,parrapportàTarrou,etadosséaumur.Uneexpressiondouloureuseselisaitsursonvisage,et

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lafatiguedetouscesjoursoùilavaitpayédesapersonneavaittracédesridessursonfrontcongestionné.Àsontour,JosephGrandarriva.Ilétaitseptheureset l’employés’excusad’êtreessoufflé. Iln’allait resterqu’unmoment,peut-êtresavait-ondéjàquelquechosedeprécis.Sansmotdire,Rieuxluimontral’enfantqui,lesyeuxfermésdansunefacedécomposée,lesdentsserréesà la limitedeses forces, lecorps immobile, tournaitetretournaitsatêtededroiteàgauche,surletraversinsansdrap.Lorsqu’ilfit assez jour, enfin, pour qu’au fond de la salle, sur le tableau noirdemeuré en place, on pût distinguer les traces d’anciennes formulesd’équation,Rambertarriva. Il s’adossaaupieddu lit voisinet sortitunpaquetdecigarettes.Maisaprèsun regardà l’enfant, il remit lepaquetdanssapoche.

Castel,toujoursassis,regardaitRieuxpar-dessusseslunettes:

–Avez-vousdesnouvellesdupère?

–Non,ditRieux,ilestaucampd’isolement.

Ledocteurserraitavecforcelabarredulitoùgémissaitl’enfant.Ilnequittait pas des yeux le petit malade qui se raidit brusquement et, lesdentsdenouveauserrées,secreusaunpeuauniveaudelataille,écartantlentement les bras et les jambes.Du petit corps, nu sous la couverturemilitaire,montaituneodeurdelaineetd’aigresueur.L’enfantsedétenditpeuàpeu,ramenabrasetjambesverslecentredulitet,toujoursaveugleetmuet,parutrespirerplusvite.RieuxrencontraleregarddeTarrouquidétournalesyeux.

Ils avaient déjà vumourir des enfantspuisque la terreur, depuis desmois, ne choisissait pas, mais ils n’avaient jamais encore suivi leurssouffrancesminuteaprèsminute,commeilslefaisaientdepuislematin.Et,bienentendu,ladouleurinfligéeàcesinnocentsn’avaitjamaiscesséde leurparaître ce qu’elle était en vérité, c’est-à-direun scandale.Maisjusque-làdumoins,ilssescandalisaientabstraitement,enquelquesorte,parcequ’ilsn’avaientjamaisregardéenface,silonguement,l’agonied’uninnocent.

Justement l’enfant, comme mordu à l’estomac, se pliait à nouveau,avec un gémissement grêle. Il resta creusé ainsi pendant de longuessecondes,secouédefrissonsetdetremblementsconvulsifs,commesisafrêle carcassepliait sous le vent furieuxde lapeste et craquait sous lessoufflesrépétésdelafièvre.Labourrasquepassée,ilsedétenditunpeu,la fièvre sembla se retirer et l’abandonner, haletant, sur une grève

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humideetempoisonnéeoùlereposressemblaitdéjààlamort.Quandleflot brûlant l’atteignit ànouveaupour la troisième fois et le soulevaunpeu,l’enfantserecroquevilla,reculaaufonddulitdansl’épouvantedelaflammequilebrûlaitetagitafollementlatête,enrejetantsacouverture.Degrosseslarmes,jaillissantsouslespaupièresenflammées,semirentàcoulersursonvisageplombé,et,auboutdelacrise,épuisé,crispantsesjambes osseuses et ses bras dont la chair avait fondu en quarante-huitheures,l’enfantpritdanslelitdévastéuneposedecrucifiégrotesque.

Tarrousepenchaet,desa lourdemain,essuya lepetitvisagetrempédelarmesetdesueur.Depuisunmoment,Castelavaitfermésonlivreetregardaitlemalade.Ilcommençaunephrase,maisfutobligédetousserpourpouvoirlaterminer,parcequesavoixdétonnaitbrusquement:

–Iln’yapaseuderémissionmatinale,n’est-cepas,Rieux?

Rieux dit que non,mais que l’enfant résistait depuis plus longtempsqu’iln’étaitnormal.Paneloux,quisemblaitunpeuaffaissécontrelemur,ditalorssourdement:

–S’ildoitmourir,ilaurasouffertpluslongtemps.

Rieuxseretournabrusquementversluietouvritlabouchepourparler,maisilsetut,fituneffortvisiblepoursedomineretramenasonregardsurl’enfant.

La lumière s’enflait dans la salle. Sur les cinq autres lits, des formesremuaient et gémissaient, mais avec une discrétion qui semblaitconcertée.Leseulquicriât,àl’autreboutdelasalle,poussaitàintervallesréguliers de petites exclamations qui paraissaient traduire plusd’étonnementquededouleur.Ilsemblaitque,mêmepourlesmalades,cene fût pas l’effroi du début. Il y avait, maintenant, une sorte deconsentementdansleurmanièredeprendrelamaladie.Seul,l’enfantsedébattaitdetoutessesforces.Rieuxqui,detempsentemps,luiprenaitlepouls, sans nécessité d’ailleurs et plutôt pour sortir de l’immobilitéimpuissante où il était, sentait, en fermant les yeux, cette agitation semêlerautumultedesonpropresang.Ilseconfondaitalorsavecl’enfantsupplicié et tentaitde le soutenirde toute sa forceencore intacte.Maisuneminuteréunies,lespulsationsdeleursdeuxcœurssedésaccordaient,l’enfantluiéchappait,etsoneffortsombraitdanslevide.Illâchaitalorslemincepoignetetretournaitàsaplace.

Lelongdesmurspeintsàlachaux,lalumièrepassaitduroseaujaune.Derrière lavitre,unematinéedechaleurcommençaitàcrépiter.C’està

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peine si on entendit Grand partir en disant qu’il reviendrait. Tousattendaient. L’enfant, les yeux toujours fermés, semblait se calmer unpeu.Lesmains,devenuescommedesgriffes, labouraientdoucementlesflancsdulit.Ellesremontèrent,grattèrentlacouvertureprèsdesgenoux,et,soudain,l’enfantpliasesjambes,ramenasescuissesprèsduventreets’immobilisa. Il ouvrit alors les yeux pour la première fois et regardaRieuxquisetrouvaitdevantlui.Aucreuxdesonvisagemaintenantfigédansuneargilegrise, labouches’ouvritet,presqueaussitôt, ilensortitun seul cri continu, que la respiration nuançait à peine, et qui emplitsoudainlasalled’uneprotestationmonotone,discorde,etsipeuhumainequ’ellesemblaitvenirdetousleshommesàlafois.RieuxserraitlesdentsetTarrousedétourna.Ramberts’approchadulitprèsdeCastelquifermale livre, resté ouvert sur ses genoux. Paneloux regarda cette boucheenfantine,souilléeparlamaladie,pleinedececridetouslesâges.Etilselaissaglisseràgenouxettoutlemondetrouvanatureldel’entendredired’unevoixunpeuétouffée,maisdistinctederrièrelaplainteanonymequin’arrêtaitpas:«MonDieu,sauvezcetenfant.»

Mais l’enfant continuait de crier et, tout autour de lui, les maladess’agitèrent.Celuidontlesexclamationsn’avaientpascessé,àl’autreboutdelapièce,précipitalerythmedesaplaintejusqu’àenfaire,luiaussi,unvrai cri, pendant que les autres gémissaient de plus en plus fort. Unemaréedesanglotsdéferladanslasalle,couvrantlaprièredePaneloux,etRieux, accroché à sa barre de lit, ferma les yeux, ivre de fatigue et dedégoût.

Quandillesrouvrit,iltrouvaTarrouprèsdelui.

–Ilfautquejem’enaille,ditRieux.Jenepeuxpluslessupporter.

Maisbrusquement, lesautresmaladesseturent.Ledocteurreconnutalors que le cri de l’enfant avait faibli, qu’il faiblissait encore et qu’ilvenait de s’arrêter. Autour de lui, les plaintes reprenaient, maissourdement, et comme un écho lointain de cette lutte qui venait des’achever.Carelles’étaitachevée.Castelétaitpassédel’autrecôtédulitetditquec’étaitfini.Laboucheouverte,maismuette,l’enfantreposaitaucreux des couvertures en désordre, rapetissé tout d’un coup, avec desrestesdelarmessursonvisage.

Paneloux s’approcha du lit et fit les gestes de la bénédiction. Puis ilramassasesrobesetsortitparl’alléecentrale.

–Faudra-t-iltoutrecommencer?demandaTarrouàCastel.

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Levieuxdocteursecouaitlatête.

– Peut-être, dit-il avec un sourire crispé. Après tout, il a longtempsrésisté.

MaisRieuxquittaitdéjàlasalle,d’unpassiprécipité,etavecuntelairque,lorsqu’ildépassaPaneloux,celui-citenditlebraspourleretenir.

–Allons,docteur,luidit-il.

Danslemêmemouvementemporté,Rieuxseretournaetluijetaavecviolence:

–Ah!celui-là,aumoins,étaitinnocent,vouslesavezbien!

Puis il se détourna et, franchissant les portes de la salle avantPaneloux,ilgagnalefonddelacourd’école.Ils’assitsurunbanc,entrelespetitsarbrespoudreux,etessuyalasueurquiluicoulaitdéjàdanslesyeux.Ilavaitenviedecrierencorepourdénouerenfinlenœudviolentquiluibroyaitlecœur.Lachaleurtombaitlentemententrelesbranchesdesficus.Lecielbleudumatinsecouvraitrapidementd’unetaieblanchâtrequi rendait l’air plus étouffant. Rieux se laissa aller sur son banc. Ilregardait les branches, le ciel, retrouvant lentement sa respiration,ravalantpeuàpeusafatigue.

–Pourquoim’avoirparléaveccettecolère?ditunevoixderrière lui.Pourmoiaussi,cespectacleétaitinsupportable.

RieuxseretournaversPaneloux:

–C’estvrai,dit-il.Pardonnez-moi.Maislafatigueestunefolie.Etilyadesheuresdanscettevilleoùjenesensplusquemarévolte.

–Jecomprends,murmuraPaneloux.Celaestrévoltantparcequecelapasse notremesure.Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous nepouvonspascomprendre.

Rieuxse redressad’unseulcoup. Il regardaitPaneloux,avec toute laforceetlapassiondontilétaitcapable,etsecouaitlatête.

–Non,mon père, dit-il. Jeme fais une autre idée de l’amour. Et jerefuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sonttorturés.

SurlevisagedePaneloux,uneombrebouleverséepassa.

–Ah ! docteur, fit-il avec tristesse, je viens de comprendre ce qu’onappellelagrâce.

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MaisRieuxs’étaitlaisséallerdenouveausursonbanc.Dufonddesafatiguerevenue,ilréponditavecplusdedouceur:

–C’estceque jen’aipas, je lesais.Mais jeneveuxpasdiscutercelaavecvous.Noustravaillonsensemblepourquelquechosequinousréunitau-delàdesblasphèmesetdesprières.Celaseulestimportant.

Panelouxs’assitprèsdeRieux.Ilavaitl’airému.

–Oui,dit-il,oui,vousaussivoustravaillezpourlesalutdel’homme.

Rieuxessayaitdesourire.

–Lesalutdel’hommeestuntropgrandmotpourmoi.Jenevaispassiloin.C’estsasantéquim’intéresse,sasantéd’abord.

Panelouxhésita.

–Docteur,dit-il.

Maisils’arrêta.Sursonfrontaussilasueurcommençaitàruisseler.Ilmurmura :«Aurevoir»et sesyeuxbrillaientquand il se leva. Il allaitpartirquandRieuxquiréfléchissait,selevaaussietfitunpasverslui.

–Pardonnez-moiencore,dit-il.Cetéclatneserenouvelleraplus.

Panelouxtenditsamainetditavectristesse:

–Etpourtantjenevousaipasconvaincu!

–Qu’est-cequecelafait?ditRieux.Cequejehais,c’estlamortetlemal, vous le savez bien. Et que vous le vouliez ou non, nous sommesensemblepourlessouffriretlescombattre.

RieuxretenaitlamaindePaneloux.

–Vousvoyez,dit-ilenévitantde leregarder,Dieu lui-mêmenepeutmaintenantnousséparer.

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Depuisqu’ilétaitentrédanslesformationssanitaires,Panelouxn’avaitpas quitté les hôpitaux et les lieux où se rencontrait la peste. Il s’étaitplacé,parmilessauveteurs,aurangquiluiparaissaitdevoirêtrelesien,c’est-à-dire le premier. Les spectacles de la mort ne lui avaient pasmanqué.Etbienqu’enprincipeilfûtprotégéparlesérum,lesoucidesapropremort non plus ne lui était pas étranger. Apparemment, il avaittoujoursgardésoncalme.Maisàpartirdece jouroùilavait longtempsregardéunenfantmourir,ilparutchangé.Unetensioncroissanteselisaitsursonvisage.EtlejouroùilditàRieux,ensouriant,qu’ilpréparaitencemomentuncourttraitésurlesujet:«Unprêtrepeut-ilconsulterunmédecin?»,ledocteureutl’impressionqu’ils’agissaitdequelquechosede plus sérieux que ne semblait le dire Paneloux. Comme le docteurexprimait le désir de prendre connaissance de ce travail, Paneloux luiannonçaqu’ildevaitfaireunprêcheàlamessedeshommes,etqu’àcetteoccasionilexposeraitquelques-uns,aumoins,desespointsdevue:

–Jevoudraisquevousveniez,docteur,lesujetvousintéressera.

Lepèreprononçasonsecondprêcheparunjourdegrandvent.Àvraidire,lesrangsdel’assistanceétaientplusclairsemésquelorsdupremierprêche. C’est que ce genre de spectacle n’avait plus l’attrait de lanouveautépournosconcitoyens.Dans lescirconstancesdifficilesque laville traversait, le mot même de « nouveauté » avait perdu son sens.D’ailleurs, la plupart des gens, quand ils n’avaient pas entièrementdésertéleursdevoirsreligieux,ouquandilsnelesfaisaientpascoïncideravec une vie personnelle profondément immorale, avaient remplacé lespratiquesordinairespardessuperstitionspeuraisonnables.IlsportaientplusvolontiersdesmédaillesprotectricesoudesamulettesdesaintRochqu’ilsn’allaientàlamesse.

On peut en donner comme exemple l’usage immodéré que nosconcitoyens faisaient des prophéties. Au printemps, en effet, on avaitattendu, d’un moment à l’autre, la fin de la maladie, et personne nes’avisaitdedemanderàautruidesprécisionssurladuréedel’épidémie,puisque tout le monde se persuadait qu’elle n’en aurait pas. Mais àmesurequelesjourspassaient,onsemitàcraindrequecemalheurn’eût

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véritablement pas de fin et, dumême coup, la cessation de l’épidémiedevintl’objetdetouteslesespérances.Onsepassaitainsi,delamainàlamain, diverses prophéties dues à desmages ou à des saints de l’Églisecatholique. Des imprimeurs de la ville virent très vite le parti qu’ilspouvaient tirer de cet engouement et diffusèrent à de nombreuxexemplaires les textes qui circulaient. S’apercevant que la curiosité dupublic était insatiable, ils firent entreprendre des recherches, dans lesbibliothèquesmunicipales, sur tous les témoignages de ce genre que lapetitehistoirepouvaitfourniretilslesrépandirentdanslaville.Lorsquel’histoire elle-même fut à court de prophéties, on en commanda à desjournalistesqui,surcepointaumoins,semontrèrentaussicompétentsqueleursmodèlesdessièclespassés.

Certainesde cesprophétiesparaissaientmêmeen feuilletondans lesjournaux et n’étaient pas lues avec moins d’avidité que les histoiressentimentalesqu’onpouvait y trouver, au tempsde la santé.Quelques-unes de ces prévisions s’appuyaient sur des calculs bizarres oùintervenaient lemillésimede l’année, lenombredesmortset lecomptedesmoisdéjàpasséssouslerégimedelapeste.D’autresétablissaientdescomparaisons avec les grandes pestes de l’histoire, en dégageaient lessimilitudes (que les prophéties appelaient constantes) et, aumoyen decalculs non moins bizarres, prétendaient en tirer des enseignementsrelatifs à l’épreuve présente.Mais les plus appréciées du public étaientsanscontestecellesqui,dansunlangageapocalyptique,annonçaientdessériesd’événementsdontchacunpouvaitêtreceluiquiéprouvaitlavilleetdontlacomplexitépermettaittouteslesinterprétations.Nostradamuset sainteOdile furentainsi consultésquotidiennement, et toujoursavecfruit.Cequid’ailleursrestaitcommunàtouteslesprophétiesestqu’ellesétaientfinalementrassurantes.Seule,lapestenel’étaitpas.

Ces superstitions tenaient donc lieu de religion à nos concitoyens etc’estpourquoi leprêchedePanelouxeut lieudansuneéglisequin’étaitpleinequ’auxtroisquarts.Lesoirduprêche,lorsqueRieuxarriva,levent,quis’infiltraitenfiletsd’airparlesportesbattantesdel’entrée,circulaitlibrement parmi les auditeurs. Et c’est dans une église froide etsilencieuse, au milieu d’une assistance exclusivement composéed’hommes,qu’ilpritplaceetqu’ilvitlepèremonterenchaire.Cedernierparla d’un ton plus doux et plus réfléchi que la première fois et, àplusieurs reprises, les assistants remarquèrent une certaine hésitationdans son débit. Chose curieuse encore, il ne disait plus « vous »,mais

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«nous».

Cependant,savoixs’affermitpeuàpeu.Ilcommençaparrappelerque,depuis de longsmois, la peste était parmi nous et quemaintenant quenouslaconnaissionsmieuxpourl’avoirvuetantdefoiss’asseoirànotretable ou au chevet de ceux quenous aimions,marcher près denous etattendre notre venue aux lieux de travail, maintenant donc, nouspourrionspeut-êtremieuxrecevoircequ’ellenousdisaitsansrelâcheetque,dans lapremièresurprise, ilétaitpossiblequenousn’eussionspasbienécouté.CequelepèrePanelouxavaitdéjàprêchéaumêmeendroitrestait vrai– oudumoins c’était sa conviction.Mais, peut-être encore,commeilnousarrivaitàtous,etils’enfrappaitlapoitrine,l’avait-ilpenséetditsanscharité.Cequirestaitvrai,cependant,étaitqu’entoutechose,toujours,ilyavaitàretenir.L’épreuvelapluscruelleétaitencorebénéficepour le chrétien. Et, justement, ce que le chrétien en l’espèce devaitchercher,c’étaitsonbénéfice,etdequoilebénéficeétaitfait,etcommentonpouvaitletrouver.

À cemoment, autour deRieux, les gens parurent se carrer entre lesaccoudoirs de leur banc et s’installer aussi confortablement qu’ils lepouvaient. Une des portes capitonnées de l’entrée battit doucement.Quelqu’un se dérangea pour la maintenir. Et Rieux, distrait par cetteagitation,entenditàpeinePanelouxquireprenaitsonprêche.Ildisaitàpeuprèsqu’ilnefallaitpasessayerdes’expliquerlespectacledelapeste,mais tenter d’apprendre ce qu’on pouvait en apprendre. Rieux compritconfusémentque,selonlepère,iln’yavaitrienàexpliquer.SonintérêtsefixaquandPanelouxditfortementqu’ilyavaitdeschosesqu’onpouvaitexpliquer au regarddeDieu etd’autresqu’onnepouvaitpas. Il y avaitcerteslebienetlemal,et,généralement,ons’expliquaitaisémentcequilesséparait.Maisàl’intérieurdumal,ladifficultécommençait.Ilyavaitpar exemple le mal apparemment nécessaire et le mal apparemmentinutile.IlyavaitdonJuanplongéauxEnfersetlamortd’unenfant.Cars’il est juste que le libertin soit foudroyé, on ne comprend pas lasouffrancede l’enfant.Et,envérité, iln’yavait riensur la terredeplusimportantquelasouffranced’unenfantetl’horreurquecettesouffrancetraîneavecelleetlesraisonsqu’ilfautluitrouver.Danslerestedelavie,Dieunousfacilitaittoutet,jusque-là,lareligionétaitsansmérites.Ici,aucontraire, il nous mettait au pied du mur. Nous étions ainsi sous lesmurailles de la peste et c’est à leur ombre mortelle qu’il nous fallaittrouvernotrebénéfice.LepèrePanelouxrefusaitmêmedesedonnerdes

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avantages faciles qui lui permissent d’escalader lemur. Il lui aurait étéaisé de dire que l’éternité des délices qui attendaient l’enfant pouvaitcompensersasouffrance,mais,envérité,iln’ensavaitrien.Quipouvaitaffirmereneffetquel’éternitéd’unejoiepouvaitcompenseruninstantdeladouleurhumaine?Cene seraitpasunchrétien, assurément,dont leMaître a connu ladouleurdans sesmembres et dans son âme.Non, lepèreresteraitaupieddumur,fidèleàcetécartèlementdontlacroixestlesymbole, face à face avec la souffrance d’un enfant. Et il dirait sanscrainteàceuxquil’écoutaientcejour-là:«Mesfrères,l’instantestvenu.Il faut tout croire ou tout nier. Et qui donc, parmi vous, oserait toutnier?»

Rieuxeutàpeineletempsdepenserquelepèrecôtoyaitl’hérésiequel’autrereprenaitdéjà,avecforce,pouraffirmerquecetteinjonction,cettepureexigence,étaitlebénéficeduchrétien.C’étaitaussisavertu.Lepèresavait que ce qu’il y avait d’excessif dans la vertu dont il allait parlerchoqueraitbeaucoupd’esprits,habituésàunemoraleplusindulgenteetplus classique. Mais la religion du temps de peste ne pouvait être lareligionde tous les jours et siDieupouvait admettre, etmêmedésirer,quel’âmesereposeetseréjouissedanslestempsdebonheur,illavoulaitexcessive dans les excès du malheur. Dieu faisait aujourd’hui à sescréatures la faveur de les mettre dans un malheur tel qu’il leur fallaitretrouveretassumerlaplusgrandevertuquiestcelleduToutouRien.

Un auteur profane, dans le dernier siècle, avait prétendu révéler lesecretde l’Église en affirmantqu’il n’y avait pasdePurgatoire. Il sous-entendaitparlàqu’iln’yavaitpasdedemi-mesures,qu’iln’yavaitqueleParadisetl’Enferetqu’onnepouvaitêtrequesauvéoudamné,seloncequ’on avait choisi. C’était, à en croire Paneloux, une hérésie comme iln’en pouvait naître qu’au sein d’une âme libertine. Car il y avait unPurgatoire. Mais il était sans doute des époques où ce Purgatoire nedevaitpasêtretropespéré,ilétaitdesépoquesoùl’onnepouvaitparlerdepéchévéniel.Toutpéchéétaitmortelettouteindifférencecriminelle.C’étaittoutoucen’étaitrien.

Paneloux s’arrêta, et Rieux entendit mieux à ce moment, sous lesportes, les plaintes du vent qui semblait redoubler au-dehors. Le pèredisaitaumêmeinstantquelavertud’acceptationtotaledontilparlaitnepouvait être comprise au sens restreint qu’on lui donnait d’ordinaire,qu’il ne s’agissait pas de la banale résignation, ni même de la difficilehumilité. Il s’agissaitd’humiliation,maisd’unehumiliationoù l’humilié

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étaitconsentant.Certes, lasouffranced’unenfantétaithumiliantepourl’esprit et le cœur. Mais c’est pourquoi il fallait y entrer. Mais c’estpourquoi,etPanelouxassurasonauditoirequecequ’ilallaitdiren’étaitpas facile à dire, il fallait la vouloir parce que Dieu la voulait. Ainsiseulementlechrétienn’épargneraitrienet,toutesissuesfermées,iraitaufondduchoixessentiel.Ilchoisiraitdetoutcroirepournepasêtreréduità tout nier. Et comme les braves femmes qui, dans les églises en cemoment, ayant appris que les bubons qui se formaient étaient la voienaturelle par où le corps rejetait son infection, disaient : «Mon Dieu,donnez-lui des bubons », le chrétien saurait s’abandonner à la volontédivine, même incompréhensible. On ne pouvait dire : « Cela je lecomprends;maisceciestinacceptable»,ilfallaitsauteraucœurdecetinacceptablequinousétaitoffert,justementpourquenousfissionsnotrechoix.Lasouffrancedesenfantsétaitnotrepainamer,maissanscepain,notreâmepériraitdesafaimspirituelle.

Ici le remue-ménage assourdi qui accompagnait généralement lespauses du père Paneloux commençait à se faire entendre quand,inopinément, le prédicateur reprit avec force en faisant mine dedemanderàlaplacedesesauditeursquelleétait,ensomme,laconduiteàtenir. Il s’en doutait bien, on allait prononcer le mot effrayant defatalisme.Ehbien,ilnereculeraitpasdevantletermesionluipermettaitseulementd’yjoindrel’adjectif«actif».Certes,etencoreunefois, ilnefallaitpasimiterleschrétiensd’Abyssiniedontilavaitparlé.Ilnefallaitmême pas penser à rejoindre ces pestiférés perses qui lançaient leurshardes sur les piquets sanitaires chrétiens en invoquant le ciel à hautevoix pour le prier de donner la peste à ces infidèles qui voulaientcombattrelemalenvoyéparDieu.Maisàl’inverse,ilnefallaitpasimiternon plus les moines du Caire qui, dans les épidémies du siècle passé,donnaient la communion en prenant l’hostie avec des pincettes pouréviterlecontactdecesboucheshumidesetchaudesoùl’infectionpouvaitdormir. Les pestiférés perses et les moines péchaient également. Car,pourlespremiers,lasouffranced’unenfantnecomptaitpaset,pourlesseconds, au contraire, la crainte bien humaine de la douleur avait toutenvahi. Dans les deux cas, le problème était escamoté. Tous restaientsourds à la voix de Dieu.Mais il était d’autres exemples que Panelouxvoulait rappeler. Si on en croyait le chroniqueur de la grande peste deMarseille, sur les quatre-vingt-un religieux du couvent de la Mercy,quatre seulement survécurent à la fièvre. Et sur ces quatre, trois

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s’enfuirent.Ainsiparlaient leschroniqueursetcen’étaitpas leurmétierd’endireplus.Maisenlisantceci,toutelapenséedupèrePanelouxallaitàceluiquiétait restéseul,malgrésoixante-dix-septcadavres,etmalgrésurtoutl’exempledesestroisfrères.Etlepère,frappantdupoingsurlereborddelachaire,s’écria:«Mesfrères,ilfautêtreceluiquireste!»

Ilnes’agissaitpasderefuserlesprécautions,l’ordreintelligentqu’unesociété introduisaitdans ledésordred’un fléau. Ilne fallaitpasécouterces moralistes qui disaient qu’il fallait se mettre à genoux et toutabandonner.Ilfallaitseulementcommencerdemarcherenavant,danslaténèbre,unpeuà l’aveuglette, et essayerde fairedubien.Maispour lereste,ilfallaitdemeurer,etaccepterdes’enremettreàDieu,mêmepourlamortdesenfants,etsanschercherderecourspersonnel.

Ici, le père Paneloux évoqua la haute figure de l’évêque Belzuncependant la peste deMarseille. Il rappela que, vers la fin de l’épidémie,l’évêqueayant fait tout cequ’ildevait faire, croyantqu’iln’étaitplusderemède,s’enfermaavecdesvivresdanssamaisonqu’ilfitmurer;queleshabitants dont il était l’idole, par un retour de sentiment tel qu’on entrouvedans l’excèsdesdouleurs, se fâchèrentcontre lui,entourèrentsamaisondecadavrespourl’infecteretjetèrentmêmedescorpspar-dessusles murs, pour le faire périr plus sûrement. Ainsi l’évêque, dans unedernièrefaiblesse,avaitcrus’isolerdanslemondedelamortetlesmortsluitombaientducielsurlatête.Ainsiencoredenous,quidevionsnouspersuader qu’il n’est pas d’île dans la peste. Non, il n’y avait pas demilieu. Il fallait admettre le scandale parce qu’il nous fallait choisir dehaïrDieuoudel’aimer.EtquioseraitchoisirlahainedeDieu?

«Mesfrères,ditenfinPanelouxenannonçantqu’ilconcluait,l’amourdeDieuestunamourdifficile.Ilsupposel’abandontotaldesoi-mêmeetle dédain de sa personne.Mais lui seul peut effacer la souffrance et lamortdesenfants,luiseulentoutcaslarendrenécessaire,parcequ’ilestimpossible de la comprendre et qu’on ne peut que la vouloir. Voilà ladifficile leçonque jevoulaispartageravecvous.Voilà la foi, cruelleauxyeuxdeshommes,décisiveauxyeuxdeDieu,dontilfautserapprocher.Àcetteimageterrible,ilfautquenousnouségalions.Surcesommet,toutseconfondraets’égalisera,lavéritéjailliradel’apparenteinjustice.C’estainsi que, dans beaucoupd’églises duMidi de la France, des pestiférésdorment depuis des siècles sous les dalles du chœur, et des prêtresparlentau-dessusdeleurstombeaux,etl’espritqu’ilspropagentjaillitdecettecendreoùdesenfantsontpourtantmisleurpart.»

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Quand Rieux sortit, un vent violent s’engouffra par la porteentrouverteetassaillitenpleinefacelesfidèles.Ilapportaitdansl’égliseuneodeurdepluie,unparfumdetrottoirmouilléquileurlaissaitdevinerl’aspectdelavilleavantqu’ilsfussentsortis.DevantledocteurRieux,unvieuxprêtreetunjeunediacrequisortaientàcemomenteurentdumalàretenirleurcoiffure.Leplusâgénecessapaspourautantdecommenterle prêche. Il rendait hommage à l’éloquence de Paneloux, mais ils’inquiétait des hardiesses de pensée que le père avait montrées. Ilestimaitqueceprêchemontraitplusd’inquiétudequedeforce,et,àl’âgedePaneloux,unprêtren’avaitpasledroitd’êtreinquiet.Lejeunediacre,latêtebaisséepourseprotégerduvent,assuraqu’ilfréquentaitbeaucouple père, qu’il était au courant de son évolution et que son traité seraitbeaucoupplushardiencoreetn’auraitsansdoutepasl’imprimatur.

–Quelleestdoncsonidée?ditlevieuxprêtre.

Ils étaient arrivés sur le parvis et le vent les entourait en hurlant,coupantlaparoleauplusjeune.Quandilputparler,ilditseulement:

–Siunprêtreconsulteunmédecin,ilyacontradiction.

À Rieux qui lui rapportait les paroles de Paneloux, Tarrou dit qu’ilconnaissait un prêtre qui avait perdu la foi pendant la guerre endécouvrantunvisagedejeunehommeauxyeuxcrevés.

–Panelouxaraison,ditTarrou.Quandl’innocencea lesyeuxcrevés,un chrétien doit perdre la foi ou accepter d’avoir les yeux crevés.Paneloux ne veut pas perdre la foi, il ira jusqu’au bout. C’est ce qu’il avouludire.

Cette observation de Tarrou permet-elle d’éclairer un peu lesévénementsmalheureuxquisuivirentetoùlaconduitedePanelouxparutincompréhensibleàceuxquil’entourèrent?Onenjugera.

Quelques jours après le prêche, Paneloux, en effet, s’occupa dedéménager.C’étaitlemomentoùl’évolutiondelamaladieprovoquaitdesdéménagementsconstantsdanslaville.Et,demêmequeTarrouavaitdûquitter son hôtel pour loger chez Rieux, de même le père dut laisserl’appartementoùsonordrel’avaitplacé,pourvenirlogerchezunevieillepersonne,habituéedeséglisesetencoreindemnedelapeste.Pendantledéménagement, lepèreavait senti croître sa fatigueet sonangoisse.Etc’est ainsi qu’il perdit l’estime de sa logeuse. Car celle-ci lui ayantchaleureusement vanté les mérites de la prophétie de sainte Odile, leprêtre lui avaitmarquéune très légère impatience,due sansdouteà sa

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lassitude.Quelqueeffortqu’il fîtensuitepourobtenirde lavieilledameau moins une bienveillante neutralité, il n’y parvint pas. Il avait faitmauvaise impression. Et, tous les soirs, avant de regagner sa chambrerempliepardesflotsdedentellesaucrochet,ildevaitcontemplerledosdesonhôtesse,assisedanssonsalon,enmêmetempsqu’ilemportaitlesouvenirdu«Bonsoir,monpère»qu’elleluiadressaitsèchementetsansseretourner.C’estparunsoirpareilqu’aumomentdesecoucher,latêtebattante, il sentit se libérer à ses poignets et à ses tempes les flotsdéchaînésd’unefièvrequicouvaitdepuisplusieursjours.

Cequisuivitnefutensuiteconnuqueparlesrécitsdesonhôtesse.Lematin elle s’était levée tôt, suivant son habitude. Au bout d’un certaintemps, étonnée de ne pas voir le père sortir de sa chambre, elle s’étaitdécidée, avec beaucoup d’hésitations, à frapper à sa porte. Elle l’avaittrouvéencorecouché,aprèsunenuitd’insomnie.Ilsouffraitd’oppressionetparaissaitpluscongestionnéqued’habitude.Selonsesproprestermes,elleluiavaitproposéaveccourtoisiedefaireappelerunmédecin,maissapropositionavaitétérejetéeavecuneviolencequ’elleconsidéraitcommeregrettable.Ellen’avaitpuqueseretirer.Unpeuplustard,lepèreavaitsonné et l’avait fait demander. Il s’était excusé de son mouvementd’humeuretluiavaitdéclaréqu’ilnepouvaitêtrequestiondepeste,qu’iln’en présentait aucun des symptômes et qu’il s’agissait d’une fatiguepassagère. La vieille dame lui avait répondu avec dignité que sapropositionn’étaitpasnéed’uneinquiétudedecetordre,qu’ellen’avaitpas envue sapropre sécuritéqui était auxmainsdeDieu,maisqu’elleavait seulement pensé à la santé du père dont elle s’estimait en partieresponsable.Maiscommeiln’ajoutaitrien,sonhôtesse,désireuse,àl’encroire,defairetoutsondevoir, luiavaitencoreproposédefaireappelerson médecin. Le père, de nouveau, avait refusé, mais en ajoutant desexplications que la vieille dame avait jugées très confuses. Elle croyaitseulement avoir compris, et cela justement lui paraissaitincompréhensible, que le père refusait cette consultation parce qu’ellen’étaitpasenaccordavecsesprincipes.Elleenavaitconcluquelafièvretroublaitlesidéesdesonlocataire,etelles’étaitbornéeàluiapporterdelatisane.

Toujours décidée à remplir très exactement les obligations que lasituation lui créait, elle avait régulièrement visité le malade toutes lesdeuxheures.Cequil’avaitfrappéeleplusétaitl’agitationincessantedanslaquellelepèreavaitpassélajournée.Ilrejetaitsesdrapsetlesramenait

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verslui,passantsanscessesamainsursonfrontmoite,etseredressantsouventpouressayerdetousserd’unetouxétranglée,rauqueethumide,semblable à un arrachement. Il semblait alors dans l’impossibilitéd’extirperdufonddesagorgedestamponsd’ouatequil’eussentétouffé.Auboutdecescrises,ilselaissaittomberenarrière,avectouslessignesdel’épuisement.Pourfinir,ilseredressaitencoreàdemiet,pendantuncourtmoment, regardaitdevant lui, avecune fixitéplusvéhémentequetoutel’agitationprécédente.Maislavieilledamehésitaitencoreàappelerunmédecinetàcontrariersonmalade.Cepouvaitêtreunsimpleaccèsdefièvre,sispectaculairequ’ilparût.

Dans l’après-midi, cependant, elle essaya de parler au prêtre et nereçut en réponse que quelques paroles confuses. Elle renouvela saproposition. Mais, alors, le père se releva et, étouffant à demi, il luirépondit distinctement qu’il ne voulait pas de médecin. À ce moment,l’hôtesse décida qu’elle attendrait jusqu’au lendemain matin et que, sil’état du père n’était pas amélioré, elle téléphonerait au numéro quel’agence Ransdoc répétait une dizaine de fois tous les jours à la radio.Toujoursattentiveàsesdevoirs,ellepensaitvisitersonlocatairependantlanuit et veiller sur lui.Mais le soir, après lui avoirdonnéde la tisanefraîche,ellevouluts’étendreunpeuetneseréveillaquelelendemainaupetitjour.Ellecourutàlachambre.

Lepèreétaitétendu,sansunmouvement.Àl’extrêmecongestiondelaveille avait succédé une sorte de lividité d’autant plus sensible que lesformesduvisage étaient encorepleines.Lepère fixait lepetit lustredeperlesmulticolores qui pendait au-dessus du lit. À l’entrée de la vieilledame,iltournalatêteverselle.Selonlesdiresdesonhôtesse,ilsemblaità cemoment avoir été battupendant toute la nuit et avoir perdu touteforcepourréagir.Elleluidemandacommentilallait.Etd’unevoixdontellenotalesonétrangementindifférent,ilditqu’ilallaitmal,qu’iln’avaitpas besoin demédecin et qu’il suffirait qu’on le transportât à l’hôpitalpourque tout fûtdans lesrègles.Épouvantée, lavieilledamecourutautéléphone.

Rieux arriva àmidi. Au récit de l’hôtesse, il répondit seulement quePanelouxavait raisonetquecedevaitêtre troptard.Lepère l’accueillitavec le même air indifférent. Rieux l’examina et fut surpris de nedécouvrir aucun des symptômes principaux de la peste bubonique oupulmonaire,sinonl’engorgementet l’oppressiondespoumons.Detoutefaçon, lepouls était si bas et l’état général si alarmantqu’il y avait peu

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d’espoir:

–Vousn’avezaucundessymptômesprincipauxdelamaladie,dit-ilàPaneloux.Mais,enréalité,ilyadoute,etjedoisvousisoler.

Lepère souritbizarrement, commeavecpolitesse,mais se tut.Rieuxsortitpourtéléphoneretrevint.Ilregardaitlepère.

–Jeresteraiprèsdevous,luidit-ildoucement.

L’autre parut se ranimer et tourna vers le docteur des yeux où unesorte de chaleur semblait revenir. Puis il articula difficilement, demanièrequ’ilétaitimpossibledesavoirs’illedisaitavectristesseounon:

–Merci,dit-il.Maislesreligieuxn’ontpasd’amis.IlsonttoutplacéenDieu.

Ildemandalecrucifixquiétaitplacéàlatêtedulitet,quandill’eut,sedétournapourleregarder.

Àl’hôpital,Panelouxnedesserrapaslesdents.Ils’abandonnacommeunechoseàtouslestraitementsqu’onluiimposa,maisilnelâchapluslecrucifix.Cependant, le casduprêtre continuaitd’êtreambigu.Ledoutepersistait dans l’esprit de Rieux. C’était la peste et ce n’était pas elle.Depuisquelquetempsd’ailleurs,ellesemblaitprendreplaisiràdérouterlesdiagnostics.MaisdanslecasdePaneloux,lasuitedevaitmontrerquecetteincertitudeétaitsansimportance.

La fièvre monta. La toux se fit de plus en plus rauque et tortura lemalade toute la journée.Lesoirenfin, lepèreexpectoracetteouatequil’étouffait.Elle était rouge.Aumilieudu tumultede la fièvre,Panelouxgardaitsonregardindifférentetquand,lelendemainmatin,onletrouvamort,àdemiverséhorsdu lit,sonregardn’exprimaitrien.On inscrivitsursafiche:«Casdouteux.»

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LaToussaintde cette année-làne futpas cequ’elle était d’ordinaire.Certes,letempsétaitdecirconstance.Ilavaitbrusquementchangéetleschaleurstardivesavaienttoutd’uncoupfaitplaceauxfraîcheurs.Commelesautresannées,unvent froid soufflaitmaintenantde façoncontinue.Degrosnuagescouraientd’unhorizonà l’autre, couvraientd’ombre lesmaisonssurlesquellesretombait,aprèsleurpassage,lalumièrefroideetdoréeducieldenovembre.Lespremiersimperméablesavaientfait leurapparition. Mais on remarquait un nombre surprenant d’étoffescaoutchoutées et brillantes. Les journaux en effet avaient rapporté que,deux cents ans auparavant, pendant les grandes pestes du Midi, lesmédecins revêtaient des étoffes huilées pour leur propre préservation.Les magasins en avaient profité pour écouler un stock de vêtementsdémodésgrâceauxquelschacunespéraituneimmunité.

Mais tous ces signes de saison ne pouvaient faire oublier que lescimetièresétaientdésertés.Lesautresannées,lestramwaysétaientpleinsdel’odeurfadedeschrysanthèmesetdesthéoriesdefemmesserendaientaux lieux où leurs proches se trouvaient enterrés, afin de fleurir leurstombes. C’était le jour où l’on essayait de compenser auprès du défuntl’isolementetl’oublioùilavaitététenupendantdelongsmois.Maiscetteannée-là,personnenevoulaitpluspenserauxmorts.Onypensaitdéjàtrop,précisément.Etilnes’agissaitplusdereveniràeuxavecunpeuderegret etbeaucoupdemélancolie. Ilsn’étaientplus lesdélaissés auprèsdesquelsonvient se justifierun jourparan. Ilsétaient les intrusqu’onveut oublier. Voilà pourquoi la Fête des Morts, cette année-là, fut enquelque sorte escamotée. Selon Cottard, à qui Tarrou reconnaissait unlangagedeplusenplusironique,c’étaittouslesjourslaFêtedesMorts.

Etréellement,lesfeuxdejoiedelapestebrûlaientavecuneallégressetoujours plus grande dans le four crématoire. D’un jour à l’autre, lenombre demorts, il est vrai, n’augmentait pas.Mais il semblait que lapeste se fût confortablement installée dans son paroxysme et qu’elleapportâtàsesmeurtresquotidienslaprécisionet larégularitéd’unbonfonctionnaire. En principe, et de l’avis des personnalités compétentes,c’étaitunbonsigne.Legraphiquedesprogrèsdelapeste,avecsamontée

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incessante, puis le long plateau qui lui succédait, paraissait tout à faitréconfortant au docteurRichard, par exemple. « C’est un bon, c’est unexcellentgraphique»,disait-il.Ilestimaitquelamaladieavaitatteintcequ’il appelait unpalier.Désormais, ellenepourrait quedécroître. Il enattribuaitlemériteaunouveausérumdeCastelquivenaitdeconnaître,eneffet,quelquessuccèsinattendus.LevieuxCasteln’ycontredisaitpas,mais estimait qu’en fait, on ne pouvait rien prévoir, l’histoire desépidémiescomportantdesrebondissementsimprévus.Lapréfecturequi,depuis longtemps,désiraitapporterunapaisementà l’espritpublic,etàqui la peste n’en donnait pas les moyens, se proposait de réunir lesmédecinspour leurdemanderun rapport à ce sujet, lorsque le docteurRichardfutenlevéparlapeste,luiaussi,etprécisémentsurlepalierdelamaladie.

L’administration, devant cet exemple, impressionnant sans doute,mais qui, après tout, ne prouvait rien, retourna au pessimisme avecautantd’inconséquencequ’elleavaitd’abordaccueillil’optimisme.Castel,lui,sebornaitàpréparersonsérumaussisoigneusementqu’illepouvait.Iln’yavaitplus,entoutcas,unseullieupublicquinefûttransforméenhôpitalouenlazaret,etsi l’onrespectaitencorelapréfecture,c’estqu’ilfallaitbiengarderunendroitoùseréunir.Mais,engénéral,etdufaitdela stabilité relativede lapeste à cette époque, l’organisationprévueparRieux ne fut nullement dépassée. Les médecins et les aides, quifournissaient un effort épuisant, n’étaient pas obligés d’imaginer desefforts plus grands encore. Ils devaient seulement continuer avecrégularité,sil’onpeutdire,cetravailsurhumain.Lesformespulmonairesde l’infectionqui s’étaientdéjàmanifestées semultipliaientmaintenantaux quatre coins de la ville, comme si le vent allumait et activait desincendies dans les poitrines. Au milieu de vomissements de sang, lesmalades étaient enlevés beaucoup plus rapidement. La contagiositérisquait maintenant d’être plus grande, avec cette nouvelle forme del’épidémie. Au vrai, les avis des spécialistes avaient toujours étécontradictoiressurcepoint.Pourplusdesûretécependant,lepersonnelsanitairecontinuaitderespirersousdesmasquesdegazedésinfectée.Àpremièrevue, en tout cas, lamaladieauraitdû s’étendre.Mais, commelescasdepestebuboniquediminuaient,labalanceétaitenéquilibre.

Onpouvaitcependantavoird’autressujetsd’inquiétudeparsuitedesdifficultésduravitaillementquicroissaientavecletemps.Laspéculations’enétaitmêléeetonoffraitàdesprixfabuleuxdesdenréesdepremière

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nécessitéquimanquaientsurlemarchéordinaire.Lesfamillespauvressetrouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les famillesriches ne manquaient à peu près de rien. Alors que la peste, parl’impartialité efficace qu’elle apportait dans son ministère, aurait dûrenforcer l’égalitécheznosconcitoyens,par le jeunormaldeségoïsmes,aucontraire,ellerendaitplusaigudanslecœurdeshommeslesentimentde l’injustice. Il restait,bienentendu, l’égalité irréprochablede lamort,maisdecelle-là,personnenevoulait.Lespauvresquisouffraientainsidela faim pensaient, avec plus de nostalgie encore, aux villes et auxcampagnes voisines, où la vie était libre et où le pain n’était pas cher.Puisqu’onnepouvait lesnourrir suffisamment, ilsavaient le sentiment,d’ailleurs peu raisonnable, qu’on aurait dû leur permettre de partir. Sibienqu’unmotd’ordreavait finipar courirqu’on lisait,parfois, sur lesmurs,ouquiétaitcrié,d’autresfois,surlepassagedupréfet:«Dupainou de l’air. » Cette formule ironique donnait le signal de certainesmanifestations vite réprimées, mais dont le caractère de gravitén’échappaitàpersonne.

Les journaux,naturellement,obéissaientà la consigned’optimismeàtoutprixqu’ilsavaient reçue.À les lire, cequicaractérisait lasituation,c’était« l’exempleémouvantdecalmeetdesang-froid»quedonnait lapopulation. Mais dans une ville refermée sur elle-même, où rien nepouvait demeurer secret, personne ne se trompait sur « l’exemple »donnépar la communauté.Etpouravoirune juste idéeducalmeetdusang-froid dont il était question, il suffisait d’entrer dans un lieu dequarantaineoudansundescampsd’isolementquiavaientétéorganisésparl’administration.Ilsetrouvequelenarrateur,appeléailleurs,nelesapas connus. Et c’est pourquoi il ne peut citer ici que le témoignage deTarrou.

Tarrourapporte,eneffet,danssescarnets,lerécitd’unevisitequ’ilfitavecRambertaucampinstallésurlestademunicipal.Lestadeestsituépresqueauxportesdelaville,etdonned’uncôtésurlarueoùpassentlestramways,del’autresurdesterrainsvaguesquis’étendentjusqu’aubordduplateauoùlavilleestconstruite.Ilestentouréordinairementdehautsmursdecimentetilavaitsuffideplacerdessentinellesauxquatreportesd’entréepourrendrel’évasiondifficile.Demême, lesmursempêchaientlesgensdel’extérieurd’importunerdeleurcuriositélesmalheureuxquiétaient placés en quarantaine. En revanche, ceux-ci, à longueur dejournée, entendaient, sans les voir, les tramways qui passaient, et

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devinaient,àlarumeurplusgrandequecesdernierstraînaientaveceux,lesheuresderentréeetdesortiedesbureaux.Ilssavaientainsiquelaviedontilsétaientexcluscontinuaitàquelquesmètresd’eux,etquelesmursdeciment séparaientdeuxuniversplusétrangers l’unà l’autreque s’ilsavaientétédansdesplanètesdifférentes.

C’estundimancheaprès-midiqueTarrouetRambertchoisirentpoursedirigerverslestade.IlsétaientaccompagnésdeGonzalès,lejoueurdefootball, que Rambert avait retrouvé et qui avait fini par accepter dediriger par roulement la surveillance du stade. Rambert devait leprésenter à l’administrateur du camp. Gonzalès avait dit aux deuxhommes, au moment où ils s’étaient retrouvés, que c’était l’heure où,avant la peste, il se mettait en tenue pour commencer son match.Maintenantque lesstadesétaientréquisitionnéscen’étaitpluspossibleetGonzalèssesentait,etavaitl’air,toutàfaitdésœuvré.C’étaitunedesraisonspourlesquellesilavaitacceptécettesurveillance,àconditionqu’iln’eût à l’exercer que pendant les fins de semaine. Le ciel était àmoitiécouvert etGonzalès, lenez levé, remarquaavec regretque ce temps,nipluvieuxnichaud,étaitleplusfavorableàunebonnepartie.Ilévoquaitcomme ilpouvait l’odeurd’embrocationdans lesvestiaires, les tribunescroulantes,lesmaillotsdecouleurvivesurleterrainfauve,lescitronsdela mi-temps ou la limonade qui pique les gorges desséchées de milleaiguilles rafraîchissantes. Tarrou note d’ailleurs que, pendant tout letrajet, à travers les rues défoncées du faubourg, le joueur ne cessait dedonnerdescoupsdepieddanslescaillouxqu’ilrencontrait.Ilessayaitdelesenvoyerdroitdanslesbouchesd’égout,etquandilréussissait,«unàzéro », disait-il. Quand il avait fini sa cigarette, il crachait son mégotdevantluiettentait,àlavolée,delerattraperdupied.Prèsdustade,desenfants qui jouaient envoyèrent une balle vers le groupe qui passait etGonzalèssedérangeapourlaleurretourneravecprécision.

Ils entrèrent enfin dans le stade. Les tribunes étaient pleines demonde. Mais le terrain était couvert par plusieurs centaines de tentesrouges,à l’intérieurdesquellesonapercevait,de loin,des literiesetdesballots.Onavaitgardélestribunespourquelesinternéspussents’abriterparlestempsdechaleuroudepluie.Simplement,ilsdevaientréintégrerles tentes au coucher du soleil. Sous les tribunes, se trouvaient lesdouchesqu’onavaitaménagéesetlesanciensvestiairesdejoueursqu’onavait transformés enbureaux et en infirmeries.Laplupart des internésgarnissaientlestribunes.D’autreserraientsurlestouches.Quelques-uns

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étaientaccroupisàl’entréedeleurtenteetpromenaientsurtouteschosesun regard vague. Dans les tribunes, beaucoup étaient affalés etsemblaientattendre.

–Quefont-ilsdanslajournée?demandaTarrouàRambert.

–Rien.

Presquetous,eneffet,avaientlesbrasballantsetlesmainsvides.Cetteimmenseassembléed’hommesétaitcurieusementsilencieuse.

–Lespremiers jours, onne s’entendait pas, ici, ditRambert.Mais àmesurequelesjourspassaient,ilsontparlédemoinsenmoins.

Si l’on en croit ses notes, Tarrou les comprenait, et il les voyait audébut,entassésdansleurstentes,occupésàécouterlesmouchesouàsegratter,hurlant leurcolèreou leurpeurquand ils trouvaientuneoreillecomplaisante.Maisàpartirdumomentoùlecampavaitétésurpeuplé,ilyavaiteudemoinsenmoinsd’oreillescomplaisantes.Ilnerestaitdoncplusqu’àsetaireetàseméfier.Ilyavaiteneffetunesortedeméfiancequitombaitducielgris,etpourtantlumineux,surlecamprouge.

Oui,ilsavaienttousl’airdelaméfiance.Puisqu’onlesavaitséparésdesautres,cen’étaitpassansraison,et ilsmontraient levisagedeceuxquicherchent leurs raisons, et qui craignent. Chacun de ceux que Tarrouregardait avait l’œil inoccupé, tous avaient l’air de souffrir d’uneséparation très générale d’avec ce qui faisait leur vie. Et comme ils nepouvaient pas toujours penser à la mort, ils ne pensaient à rien. Ilsétaientenvacances.«Mais lepire,écrivaitTarrou,estqu’ils soientdesoubliés et qu’ils le sachent. Ceux qui les connaissaient les ont oubliésparcequ’ilspensentàautrechoseetc’estbiencompréhensible.Quantàceuxquilesaiment,ilslesontoubliésaussiparcequ’ilsdoivents’épuiserendémarchesetenprojetspourlesfairesortir.Àforcedepenseràcettesortie,ilsnepensentplusàceuxqu’ils’agitdefairesortir.Celaaussiestnormal.

Etàlafindetout,ons’aperçoitquepersonnen’estcapableréellementde penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs. Car penserréellement à quelqu’un, c’est y penser minute après minute, sans êtredistrait par rien, ni les soins duménage, ni lamouche qui vole, ni lesrepas, ni une démangeaison. Mais il y a toujours des mouches et desdémangeaisons. C’est pourquoi la vie est difficile à vivre. Et ceux-ci lesaventbien.»

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L’administrateur, qui revenait vers eux, leur dit qu’un M. Othondemandait à les voir. Il conduisit Gonzalès dans son bureau, puis lesmenaversuncoindestribunesd’oùM.Othon,quis’étaitassisàl’écart,se leva pour les recevoir. Il était toujours habillé de la même façon etportaitlemêmecoldur.Tarrouremarquaseulementquesestouffes,surles tempes, étaient beaucoup plus hérissées et qu’un de ses lacets étaitdénoué.Lejugeavaitl’airfatigué,et,pasuneseulefois,ilneregardasesinterlocuteurs en face. Il dit qu’il était heureux de les voir et qu’il leschargeaitderemercierledocteurRieuxpourcequ’ilavaitfait.

Lesautresseturent.

–J’espère,ditlejugeaprèsuncertaintemps,quePhilippen’aurapastropsouffert.

C’était lapremièrefoisqueTarrouluientendaitprononcerlenomdesonfilset ilcompritquequelquechoseétaitchangé.Lesoleilbaissaitàl’horizonet,entredeuxnuages,sesrayonsentraientlatéralementdanslestribunes,dorantleurstroisvisages.

–Non,ditTarrou,non,iln’avraimentpassouffert.

Quand ils se retirèrent, le juge continuait de regarder du côté d’oùvenaitlesoleil.

Ils allèrent dire au revoir à Gonzalès, qui étudiait un tableau desurveillanceparroulement.Lejoueurritenleurserrantlesmains.

–J’airetrouvéaumoinslesvestiaires,disait-il,c’esttoujoursça.

Peuaprès,l’administrateurreconduisaitTarrouetRambert,quandunénorme grésillement se fit entendre dans les tribunes. Puis les haut-parleursqui,dansdes tempsmeilleurs, servaientàannoncer le résultatdesmatchesouàprésenter leséquipes,déclarèrentennasillantque lesinternésdevaientregagnerleurstentespourquelerepasdusoirpûtêtredistribué.Lentement,leshommesquittèrentlestribunesetserendirentdans les tentes en traînant le pas.Quand ils furent tous installés, deuxpetitesvoituresélectriques, commeonenvoitdans lesgares,passèrententre les tentes, transportant de grosses marmites. Les hommestendaientleursbras,deuxlouchesplongeaientdansdeuxmarmitesetensortaient pour atterrir dans deux gamelles. La voiture se remettait enmarche.Onrecommençaitàlatentesuivante.

–C’estscientifique,ditTarrouàl’administrateur.

– Oui, dit celui-ci avec satisfaction, en leur serrant la main, c’est

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scientifique.

Lecrépusculeétaitlà,etleciels’étaitdécouvert.Unelumièredouceetfraîche baignait le camp.Dans la paix du soir, des bruits de cuillers etd’assiettesmontèrentde toutesparts.Deschauves-sourisvoletèrentau-dessus des tentes et disparurent subitement. Un tramway criait sur unaiguillage,del’autrecôtédesmurs.

–Pauvrejuge,murmuraTarrouenfranchissantlesportes.Ilfaudraitfairequelquechosepourlui.Maiscommentaiderunjuge?

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Ilyavaitainsi,danslaville,plusieursautrescampsdontlenarrateur,parscrupuleetparmanqued’informationdirecte,nepeutdireplus.Maisce qu’il peut dire, c’est que l’existence de ces camps, l’odeur d’hommesquienvenait, les énormesvoixdeshaut-parleursdans le crépuscule, lemystère des murs et la crainte de ces lieux réprouvés, pesaientlourdement sur le moral de nos concitoyens et ajoutaient encore audésarroi et au malaise de tous. Les incidents et les conflits avecl’administrationsemultiplièrent.

Àlafindenovembre,cependant,lesmatinsdevinrenttrèsfroids.Despluies de déluge lavèrent le pavé à grande eau, nettoyèrent le ciel et lelaissèrentpurdenuagesau-dessusdesruesluisantes.Unsoleilsansforcerépandit tous lesmatins, sur la ville, une lumière étincelante et glacée.Verslesoir,aucontraire,l’airdevenaittièdeànouveau.CefutlemomentquechoisitTarroupoursedécouvrirunpeuauprèsdudocteurRieux.

Unjour,versdixheures,aprèsunelongueetépuisantejournée,TarrouaccompagnaRieux,quiallait faireauvieilasthmatiquesavisitedusoir.Le ciel luisait doucement au-dessus desmaisons du vieux quartier. Unlégerventsoufflaitsansbruitàtraverslescarrefoursobscurs.Venusdesrues calmes, les deux hommes tombèrent sur le bavardage du vieux.Celui-ci leur apprit qu’il y en avait qui n’étaient pas d’accord, quel’assietteaubeurreétaittoujourspourlesmêmes,quetantvalacrucheàl’eau qu’à la fin elle se casse et que, probablement, et là il se frotta lesmains, il y aurait du grabuge. Le docteur le soigna sans qu’il cessât decommenterlesévénements.

Ils entendaient marcher au-dessus d’eux. La vieille femme,remarquant l’air intéressé de Tarrou, leur expliqua que des voisines setenaient sur la terrasse. Ils apprirent en même temps qu’on avait unebelle vue, de là-haut, et que les terrasses des maisons se rejoignantsouventparuncôté,ilétaitpossibleauxfemmesduquartierdeserendrevisitesanssortirdechezelles.

–Oui,ditlevieux,montezdonc.Là-haut,c’estlebonair.

Ils trouvèrent la terrasse vide, et garnie de trois chaises. D’un côté,

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aussiloinquelavuepouvaits’étendre,onn’apercevaitquedesterrassesqui finissaient par s’adosser à une masse obscure et pierreuse où ilsreconnurentlapremièrecolline.Del’autrecôté,par-dessusquelquesruesetleportinvisible,leregardplongeaitsurunhorizonoùlecieletlamersemêlaientdansunepalpitationindistincte.Au-delàdecequ’ilssavaientêtre les falaises, une lueur dont ils n’apercevaient pas la sourcereparaissait régulièrement : le phare de la passe, depuis le printemps,continuait à tourner pour des navires qui se détournaient vers d’autresports.Danslecielbalayéetlustréparlevent,desétoilespuresbrillaientet la lueur lointaine du phare y mêlait, de moment en moment, unecendrepassagère.Labriseapportaitdesodeursd’épicesetdepierre.Lesilenceétaitabsolu.

– Il faitbon,ditRieux, en s’asseyant.C’est commesi lapesten’étaitjamaismontéelà.

Tarrouluitournaitledosetregardaitlamer.

–Oui,dit-ilaprèsunmoment,ilfaitbon.

Il vint s’asseoir auprès du docteur et le regarda attentivement. Troisfois, la lueur reparut dans le ciel.Un bruit de vaisselle choquéemontajusqu’àeuxdesprofondeursdelarue.Uneporteclaquadanslamaison.

–Rieux,ditTarrousuruntontrèsnaturel,vousn’avezjamaischerchéàsavoirquij’étais?Avez-vousdel’amitiépourmoi?

–Oui,réponditledocteur,j’aidel’amitiépourvous.Maisjusqu’iciletempsnousamanqué.

– Bon, cela me rassure. Voulez-vous que cette heure soit celle del’amitié?

Pourtouteréponse,Rieuxluisourit.

–Ehbien,voilà…

Quelques rues plus loin, une auto sembla glisser longuement sur lepavé mouillé. Elle s’éloigna et, après elle, des exclamations confuses,venuesdeloin,rompirentencorelesilence.Puisilretombasurlesdeuxhommesavectoutsonpoidsdecieletd’étoiles.Tarrous’étaitlevépourseperchersurleparapetdelaterrasse,faceàRieux,toujourstasséaucreuxdesachaise.Onnevoyaitdeluiqu’uneformemassive,découpéedansleciel.Ilparlalongtempsetvoiciàpeuprèssondiscoursreconstitué:

–Disonspoursimplifier,Rieux,quejesouffraisdéjàdelapestebien

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avantdeconnaîtrecettevilleetcetteépidémie.C’estassezdirequejesuiscommetoutlemonde.Maisilyadesgensquinelesaventpas,ouquisetrouventbiendanscetétatetdesgensquilesaventetquivoudraientensortir.Moi,j’aitoujoursvouluensortir.

«Quand j’étais jeune, jevivaisavec l’idéedemon innocence,c’est-à-direavecpasd’idéedu tout. Jen’aipas le genre tourmenté, j’aidébutécommeilconvenait.Toutmeréussissait,j’étaisàl’aisedansl’intelligence,au mieux avec les femmes, et si j’avais quelques inquiétudes, ellespassaientcommeellesétaientvenues.Unjour,j’aicommencéàréfléchir.Maintenant…

« Il faut vous dire que je n’étais pas pauvre comme vous.Mon pèreétaitavocatgénéral,cequiestunesituation.Pourtant,iln’enportaitpasl’air,étantdenaturelbonhomme.Mamèreétaitsimpleeteffacée,jen’aijamaiscessédel’aimer,maisjepréfèrenepasenparler.Luis’occupaitdemoiavecaffectionet je croismêmequ’il essayaitdemecomprendre. Ilavaitdesaventuresau-dehors,j’ensuissûrmaintenant,et,aussibien,jesuis loindem’en indigner. Il seconduisaiten toutcelacomme il fallaitattendre qu’il se conduisît, sans choquer personne. Pour parler bref, iln’étaitpastrèsoriginalet,aujourd’huiqu’ilestmort,jemerendscompteques’iln’apasvécucommeunsaint,iln’apaséténonplusunmauvaishomme.Iltenaitlemilieu,voilàtout,etc’estletyped’hommepourlequelonsesentuneaffectionraisonnable,cellequifaitqu’oncontinue.

«Ilavaitcependantuneparticularité:legrandindicateurChaixétaitsonlivredechevet.Cen’étaitpasqu’ilvoyageât,saufauxvacances,pourallerenBretagneoùilavaitunepetitepropriété.Maisilétaitàmêmedevousdireexactementlesheuresdedépartetd’arrivéeduParis-Berlin,lescombinaisonsd’horairesqu’ilfallaitfairepourallerdeLyonàVarsovie,lekilométrageexactentrelescapitalesdevotrechoix.Êtes-vouscapablededirecommentonvadeBriançonàChamonix?Mêmeunchefdegares’yperdrait.Monpèrenes’yperdaitpas.Ils’exerçaitàpeuprèstouslessoirsà enrichir ses connaissances sur ce point, et il en était plutôt fier. Celam’amusait beaucoup, et je le questionnais souvent, ravi de vérifier sesréponsesdansleChaixetdereconnaîtrequ’ilnes’étaitpastrompé.Cespetitsexercicesnousontbeaucoupliésl’unàl’autre,carjeluifournissaisunauditoiredontilappréciaitlabonnevolonté.Quantàmoi,jetrouvaisquecettesupérioritéquiavaittraitauxcheminsdeferenvalaitbienuneautre.

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«Maisjemelaissealleretjerisquededonnertropd’importanceàcethonnêtehomme.Car,pourfinir, iln’aeuqu’uneinfluence indirectesurmadétermination.Toutauplusm’a-t-il fourniuneoccasion.Quand j’aieudix-septans,eneffet,monpèrem’ainvitéàallerl’écouter.Ils’agissaitd’une affaire importante, en cour d’assises, et, certainement, il avaitpensé qu’il apparaîtrait sous son meilleur jour. Je crois aussi qu’ilcomptait sur cette cérémonie,propreà frapper les jeunes imaginations,pourme pousser à entrer dans la carrière que lui-même avait choisie.J’avais accepté, parce que cela faisait plaisir à mon père et parce que,aussi bien, j’étais curieuxde le voir et de l’entendre dans un autre rôlequeceluiqu’il jouaitparminous.Jenepensaisàriendeplus.Cequisepassaitdansuntribunalm’avaittoujoursparuaussinatureletinévitablequ’unerevuede14juilletouunedistributiondeprix.J’enavaisuneidéefortabstraiteetquinemegênaitpas.

«Jen’aipourtantgardédecettejournéequ’uneseuleimage,celleducoupable. Je crois qu’il était coupable en effet, il importe peu de quoi.Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d’une trentaine d’années,paraissaitsidécidéàtoutreconnaître,sisincèrementeffrayéparcequ’ilavait fait et ce qu’on allait lui faire, qu’au bout de quelquesminutes jen’eusplusd’yeuxquepourlui.Ilavaitl’aird’unhiboueffarouchéparunelumière tropvive.Lenœuddesacravatenes’ajustaitpasexactementàl’angleducol.Ilserongeaitlesonglesd’uneseulemain,ladroite…Bref,jen’insistepas,vousavezcomprisqu’ilétaitvivant.

«Maismoi, jem’en apercevais brusquement, alors que, jusqu’ici, jen’avaispenséà luiqu’à travers lacatégoriecommoded’“inculpé”.Jenepuisdirequej’oubliaisalorsmonpère,maisquelquechosemeserraitleventre qui m’enlevait toute autre attention que celle que je portais auprévenu. Je n’écoutais presque rien, je sentais qu’on voulait tuer cethommevivantetun instinct formidablecommeunevaguemeportaitàsescôtésavecunesorted’aveuglemententêté.Jenemeréveillaivraimentqu’avecleréquisitoiredemonpère.

« Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sabouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaientcommedesserpents.Etjecomprisqu’ildemandaitlamortdecethommeaunomdelasociétéetqu’ildemandaitmêmequ’onluicoupâtlecou.Ildisait seulement, il est vrai : “Cette tête doit tomber.”Mais, à la fin, ladifférencen’étaitpasgrande.Etcela revintaumême,eneffet,puisqu’ilobtint cette tête. Simplement, ce n’est pas lui qui fit alors le travail. Et

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moiquisuivisl’affaireensuitejusqu’àsaconclusion,exclusivement,j’eusavec ce malheureux une intimité bien plus vertigineuse que ne l’eutjamaismonpère.Celui-cidevaitpourtant,selonlacoutume,assisteràcequ’onappelaitpolimentlesderniersmomentsetqu’ilfautbiennommerleplusabjectdesassassinats.

«Àpartirdecejour,jenepusregarderl’indicateurChaixqu’avecundégoûtabominable.Àpartirdecejour,jem’intéressaiavechorreuràlajustice,auxcondamnationsàmort,auxexécutionsetjeconstataiavecunvertigequemonpèreavaitdûassisterplusieursfoisàl’assassinatetquec’était les joursoù, justement, il se levait très tôt.Oui, il remontait sonréveildanscescas-là.Jen’osaipasenparleràmamère,maisjel’observaimieux alors et je compris qu’il n’y avait plus rien entre eux et qu’ellemenaituneviederenoncement.Celam’aidaà luipardonner,commejedisais alors. Plus tard, je sus qu’il n’y avait rien à lui pardonner, parcequ’elleavaitétépauvretoutesaviejusqu’àsonmariageetquelapauvretéluiavaitapprislarésignation.

«Vousattendezsansdoutequejevousdisequejesuispartiaussitôt.Non,jesuisrestéplusieursmois,presqueuneannée.Maisj’avaislecœurmalade.Unsoir,monpèredemandasonréveilparcequ’ildevaitselevertôt. Je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, quand il revint, j’étaisparti.Disonstoutdesuitequemonpèremefitrechercher,quej’allai levoir,quesansrienexpliquer, je luidiscalmementque jemetueraiss’ilme forçait à revenir. Il finit par accepter, car il était de naturel plutôtdoux,mefitundiscourssurlastupiditéqu’ilyavaitàvouloirvivresavie(c’estainsiqu’ils’expliquaitmongesteetjeneledissuadaipoint),millerecommandations,etréprimaleslarmessincèresquiluivenaient.Parlasuite,assez longtempsaprèscependant, jerevinsrégulièrementvoirmamère et je le rencontrai alors. Ces rapports lui suffirent, je crois. Pourmoi, jen’avaispasd’animositécontre lui,seulementunpeudetristesseaucœur.Quandilmourut,jeprismamèreavecmoietelleyseraitencoresiellen’étaitpasmorteàsontour.

«J’ailonguementinsistésurcedébutparcequ’ilfuteneffetaudébutdetout.J’iraiplusvitemaintenant.J’aiconnulapauvretéàdix-huitans,ausortirdel’aisance.J’aifaitmillemétierspourgagnermavie.Çanem’apastropmalréussi.Maiscequim’intéressait,c’était lacondamnationàmort.Jevoulaisrégleruncompteaveclehibouroux.Enconséquence,j’aifaitdelapolitiquecommeondit.Jenevoulaispasêtreunpestiféré,voilàtout. J’ai cru que la société où je vivais était celle qui reposait sur la

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condamnationàmortetqu’enlacombattant,jecombattraisl’assassinat.Jel’aicru,d’autresmel’ontditet,pourfinir,c’étaitvraiengrandepartie.Jemesuisdoncmisavec lesautresquej’aimaisetquejen’aipascesséd’aimer.J’ysuisrestélongtempsetiln’estpasdepaysenEuropedontjen’aiepartagélesluttes.Passons.

« Bien entendu, je savais que, nous aussi, nous prononcions, àl’occasion,descondamnations.Maisonmedisaitquecesquelquesmortsétaient nécessaires pour amener un monde où l’on ne tuerait pluspersonne.C’étaitvraid’unecertainemanièreet,aprèstout,peut-êtrenesuis-jepascapabledememaintenirdanscegenredevérités.Cequ’ilyade sûr, c’est que j’hésitais. Mais je pensais au hibou et cela pouvaitcontinuer.Jusqu’aujouroùj’aivuuneexécution(c’étaitenHongrie)etlemême vertige qui avait saisi l’enfant que j’étais a obscurci mes yeuxd’homme.

«Vousn’avezjamaisvufusillerunhomme?Non,biensûr,celasefaitgénéralementsurinvitationetlepublicestchoisid’avance.Lerésultatestquevousenêtesrestéauxestampesetauxlivres.Unbandeau,unpoteau,etauloinquelquessoldats.Ehbien,non!Savez-vousquelepelotondesfusilleurs se place au contraire à un mètre cinquante du condamné ?Savez-vousquesilecondamnéfaisaitdeuxpasenavant,ilheurteraitlesfusils avec sa poitrine ? Savez-vous qu’à cette courte distance, lesfusilleursconcentrentleurtirsurlarégionducœuretqu’àeuxtous,avecleursgrossesballes, ilsy fontuntrouoù l’onpourraitmettre lepoing?Non,vousnelesavezpasparcequecesontlàdesdétailsdontonneparlepas.Lesommeildeshommesestplussacréquelaviepourlespestiférés.On ne doit pas empêcher les braves gens de dormir. Il y faudrait dumauvaisgoût,etlegoûtconsisteànepasinsister,toutlemondesaitça.Maismoi, je n’ai pas bien dormi depuis ce temps-là. Lemauvais goûtm’est restédans laboucheet jen’aipascesséd’insister, c’est-à-dired’ypenser.

«J’aicomprisalorsquemoi,dumoins, jen’avaispascesséd’êtreunpestiféré pendant toutes ces longues années oùpourtant, de toutemonâme, je croyais lutter justement contre la peste. J’ai appris que j’avaisindirectementsouscritàlamortdemilliersd’hommes,quej’avaismêmeprovoqué cette mort en trouvant bons les actions et les principes quil’avaient fatalement entraînée. Les autres ne semblaient pas gênés parcelaoudumoins ilsn’enparlaient jamaisspontanément.Moi, j’avais lagorgenouée.J’étaisaveceuxetj’étaispourtantseul.Quandilm’arrivait

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d’exprimermes scrupules, ilsme disaient qu’il fallait réfléchir à ce quiétait en jeu et ilsme donnaient des raisons souvent impressionnantes,pourmefaireavalercequejen’arrivaispasàdéglutir.Maisjerépondaisque les grands pestiférés, ceux quimettent des robes rouges, ont aussid’excellentesraisonsdanscescas-là,etquesi j’admettais lesraisonsdeforcemajeure et les nécessités invoquées par les petits pestiférés, je nepourraispasrejetercellesdesgrands.Ilsmefaisaientremarquerque labonnemanière de donner raison aux robes rouges était de leur laisserl’exclusivitédelacondamnation.Maisjemedisaisalorsque,sil’oncédaitunefois,iln’yavaitpasderaisondes’arrêter.Ilmesemblequel’histoirem’adonnéraison,aujourd’huic’estàquitueraleplus.Ilssonttousdanslafureurdumeurtre,etilsnepeuventpasfaireautrement.

«Monaffaireàmoi,entoutcas,cen’étaitpasleraisonnement.C’étaitle hibou roux, cette sale aventure où de sales bouches empestéesannonçaientàunhommedansleschaînesqu’ilallaitmouriretréglaienttoutes choses pour qu’il meure, en effet, après des nuits et des nuitsd’agoniependantlesquellesilattendaitd’êtreassassinélesyeuxouverts.Mon affaire, c’était le trou dans la poitrine. Et je me disais qu’enattendant,etpourmapartaumoins,jerefuseraisdejamaisdonneruneseuleraison,uneseule,vousentendez,àcettedégoûtanteboucherie.Oui,j’aichoisicetaveuglementobstinéenattendantd’yvoirplusclair.

«Depuis,jen’aipaschangé.Celafaitlongtempsquej’aihonte,honteàmourir d’avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans la bonne volonté, unmeurtrieràmontour.Avec le temps, j’aisimplementaperçuquemêmeceux qui étaient meilleurs que d’autres ne pouvaient s’empêcheraujourd’huidetueroudelaissertuerparcequec’étaitdanslalogiqueoùilsvivaientetquenousnepouvionspasfaireungesteencemondesansrisquerde fairemourir.Oui, j’aicontinuéd’avoirhonte, j’aiappriscela,que nous étions tous dans la peste, et j’ai perdu la paix. Je la chercheencoreaujourd’hui,essayantdelescomprendretousetden’êtrel’ennemimorteldepersonne.Jesaisseulementqu’ilfautfairecequ’ilfautpourneplusêtreunpestiféréetquec’estlàcequipeut,seul,nousfaireespérerlapaix, ou une bonnemort à son défaut. C’est cela qui peut soulager leshommeset,sinonlessauver,dumoinsleurfairelemoinsdemalpossibleetmêmeparfoisunpeudebien.Etc’estpourquoi j’aidécidéderefusertoutcequi,deprèsoudeloin,pourdebonnesoudemauvaisesraisons,faitmouriroujustifiequ’onfassemourir.

«C’estpourquoiencorecetteépidémienem’apprendrien,sinonqu’il

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faut la combattre à vos côtés. Je saisde science certaine (oui,Rieux, jesaistoutdelavie,vouslevoyezbien)quechacunlaporteensoi,lapeste,parcequepersonne,non,personneaumonden’enestindemne.Etqu’ilfautsesurveillersansarrêtpournepasêtreamené,dansuneminutededistraction,àrespirerdanslafigured’unautreetà luicoller l’infection.Cequiestnaturel,c’estlemicrobe.Lereste,lasanté,l’intégrité,lapureté,si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doitjamaiss’arrêter.L’honnêtehomme,celuiquin’infectepresquepersonne,c’estceluiquialemoinsdedistractionpossible.Etilenfautdelavolontéet de la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c’est bienfatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pasvouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué,puisquetoutlemonde,aujourd’hui,setrouveunpeupestiféré.Maisc’estpourcelaquequelques-uns,quiveulentcesserdel’être,connaissentuneextrémitédefatiguedontriennelesdélivreraplusquelamort.

«D’icilà,jesaisquejenevauxplusrienpourcemondelui-mêmeetqu’àpartirdumomentoùj’airenoncéàtuer,jemesuiscondamnéàunexildéfinitif.Cesontlesautresquiferontl’histoire.Jesaisaussiquejenepuis apparemment juger ces autres. Il y a une qualité quimemanquepour faire unmeurtrier raisonnable. Ce n’est donc pas une supériorité.Maismaintenant,jeconsensàêtrecequejesuis,j’aiapprislamodestie.Jedisseulementqu’ilyasurcetteterredesfléauxetdesvictimesetqu’ilfaut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. Cela vousparaîtrapeut-êtreunpeusimple,et jenesaissicelaestsimple,mais jesaisquecelaestvrai.J’aientendutantderaisonnementsquiontfaillimetourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d’autres têtes pour lesfaire consentir à l’assassinat, que j’ai compris que tout le malheur deshommesvenaitdecequ’ilsne tenaientpasun langageclair.J’aipris leparti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bonchemin.Parconséquent,jedisqu’ilyalesfléauxetlesvictimes,etriendeplus.Si,disantcela,jedeviensfléaumoi-même,dumoins,jen’ysuispasconsentant.J’essaied’êtreunmeurtrierinnocent.Vousvoyezquecen’estpasunegrandeambition.

«Ilfaudrait,biensûr,qu’ilyeûtunetroisièmecatégorie,celledesvraismédecins,maisc’estunfaitqu’onn’enrencontrepasbeaucoupetquecedoit être difficile. C’est pourquoi j’ai décidé de me mettre du côté desvictimes,en touteoccasion,pour limiter lesdégâts.Aumilieud’elles, jepeuxdumoinscherchercommentonarriveàlatroisièmecatégorie,c’est-

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à-direàlapaix.»

En terminant, Tarrou balançait sa jambe et frappait doucement dupiedcontrelaterrasse.Aprèsunsilence,ledocteursesoulevaunpeuetdemanda si Tarrou avait une idée du chemin qu’il fallait prendre pourarriveràlapaix.

–Oui,lasympathie.

Deux timbres d’ambulance résonnèrent dans le lointain. Lesexclamations,toutàl’heureconfuses,serassemblèrentauxconfinsdelaville, près de la colline pierreuse.On entendit enmême tempsquelquechose qui ressemblait à une détonation. Puis le silence revint. Rieuxcompta deux clignements de phare. La brise sembla prendre plus deforce,etdumêmecoup,unsoufflevenudelamerapportauneodeurdesel.Onentendaitmaintenantdefaçondistinctelasourderespirationdesvaguescontrelafalaise.

– En somme, dit Tarrou avec simplicité, ce quim’intéresse, c’est desavoircommentondevientunsaint.

–MaisvousnecroyezpasenDieu.

– Justement. Peut-on être un saint sansDieu, c’est le seul problèmeconcretquejeconnaisseaujourd’hui.

Brusquement, une grande lueur jaillit du côté d’où étaient venus lescris et, remontant le fleuve du vent, une clameur obscure parvintjusqu’auxdeuxhommes.Lalueurs’assombritaussitôtetloin,auborddesterrasses, il ne resta qu’un rougeoiement. Dans une panne de vent, onentenditdistinctementdescrisd’hommes,puislebruitd’unedéchargeetlaclameurd’unefoule.Tarrous’étaitlevéetécoutait.Onn’entendaitplusrien.

–Ons’estencorebattuauxportes.

–C’estfinimaintenant,ditRieux.

Tarroumurmuraquecen’étaitjamaisfinietqu’ilyauraitencoredesvictimes,parcequec’étaitdansl’ordre.

–Peut-être, répondit ledocteur,maisvoussavez, jemesensplusdesolidaritéaveclesvaincusqu’aveclessaints.Jen’aipasdegoût,jecrois,pourl’héroïsmeetlasainteté.Cequim’intéresse,c’estd’êtreunhomme.

–Oui,nouscherchonslamêmechose,maisjesuismoinsambitieux.

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RieuxpensaqueTarrouplaisantaitetilleregarda.Maisdanslavaguelueurquivenaitduciel,ilvitunvisagetristeetsérieux.LeventselevaitànouveauetRieuxsentitqu’ilétaittièdesursapeau.Tarrousesecoua:

–Savez-vous,dit-il,cequenousdevrionsfairepourl’amitié?

–Cequevousvoulez,ditRieux.

–Prendreunbaindemer.Mêmepourun futursaintc’estunplaisirdigne.

Rieuxsouriait.

–Avecnoslaissez-passer,nouspouvonsallersurlajetée.Àlafin,c’esttropbêtedenevivrequedanslapeste.Bienentendu,unhommedoitsebattrepourlesvictimes.Maiss’ilcessederienaimerparailleurs,àquoisertqu’ilsebatte?

–Oui,ditRieux,allons-y.

Unmoment après, l’auto s’arrêtait près des grilles du port. La lunes’était levée.Unciel laiteuxprojetaitpartoutdesombrespâles.Derrièreeux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud etmalade qui lespoussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui lesexamina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleinscouvertsdetonneaux,parmilessenteursdevinetdepoisson,ilsprirentla direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et desalguesleurannonçalamer.Puisilsl’entendirent.

Ellesifflaitdoucementaupieddesgrandsblocsdelajetéeet,commeilslesgravissaient,elleleurapparut,épaissecommeduvelours,soupleetlisse comme une bête. Ils s’installèrent sur les rochers tournés vers lelarge. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cetterespirationcalmedelamerfaisaitnaîtreetdisparaîtredesrefletshuileuxà la surface des eaux.Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, quisentaitsoussesdoigtslevisagegrêlédesrochers,étaitpleind’unétrangebonheur.Tourné versTarrou, il devina, sur le visage calme et gravedesonami,cemêmebonheurquin’oubliaitrien,pasmêmel’assassinat.

Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, leseauxluiparurenttièdesquandilremonta.Auboutdequelquesbrasses,ilsavaitquelamer,cesoir-là,étaittiède,delatiédeurdesmersd’automnequireprennentàlaterrelachaleuremmagasinéependantdelongsmois.Ilnageaitrégulièrement.Lebattementdesespiedslaissaitderrièreluiunbouillonnementd’écume,l’eaufuyaitlelongdesesbraspoursecollerà

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ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé.Rieuxsemitsurledosetsetintimmobile,faceaucielrenversé,pleindelune et d’étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plusdistinctementunbruitd’eaubattue,étrangementclairdanslesilenceetla solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sarespiration.Rieuxseretourna,semitauniveaudesonami,etnageadanslemêmerythme.Tarrouavançaitavecplusdepuissancequeluietildutprécipiter son allure. Pendant quelquesminutes, ils avancèrent avec lamême cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérésenfinde la ville etde lapeste.Rieux s’arrêta lepremier et ils revinrentlentement,saufàunmomentoùilsentrèrentdansuncourantglacé.Sansriendire, ilsprécipitèrent tousdeux leurmouvement, fouettésparcettesurprisedelamer.

Habillésdenouveau,ilsrepartirentsansavoirprononcéunmot.Maisils avaient le même cœur et le souvenir de cette nuit leur était doux.Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste,Rieux savait queTarrousedisait,commelui,quelamaladievenaitdelesoublier,quecelaétaitbien,etqu’ilfallaitmaintenantrecommencer.

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Oui, il fallait recommencer et la peste n’oubliait personne troplongtemps.Pendant lemoisdedécembre,elle flambadans lespoitrinesdenosconcitoyens,elleilluminalefour,ellepeuplalescampsd’ombresauxmains vides, elle ne cessa enfin d’avancer de son allure patiente etsaccadée.Lesautoritésavaientcomptésur les jours froidspourstoppercetteavance,etpourtantellepassaitàtraverslespremièresrigueursdelasaisonsansdésemparer.Ilfallaitencoreattendre.Maisonn’attendplusàforced’attendre,etnotrevilleentièrevivaitsansavenir.

Quantaudocteur,lefugitifinstantdepaixetd’amitiéquiluiavaitétédonnén’eutpasdelendemain.OnavaitouvertencoreunhôpitaletRieuxn’avait plus de tête-à-tête qu’avec les malades. Il remarqua cependantqu’àcestadedel’épidémie,alorsquelapesteprenait,deplusenplus,laforme pulmonaire, les malades semblaient en quelque sorte aider lemédecin.Aulieudes’abandonneràlaprostrationouauxfoliesdudébut,ils paraissaient se faire une idée plus juste de leurs intérêts et ilsréclamaient d’eux-mêmes ce qui pouvait leur être le plus favorable. Ilsdemandaientsanscesseàboire,ettousvoulaientdelachaleur.Quoiquelafatiguefûtlamêmepourledocteur,ilsesentaitcependantmoinsseul,danscesoccasions.

Verslafindedécembre,RieuxreçutdeM.Othon,lejuged’instruction,quisetrouvaitencoredanssoncamp,unelettredisantquesontempsdequarantaineétaitpassé,quel’administrationneretrouvaitpasladatedeson entrée et qu’assurément, on le maintenait encore au campd’internementparerreur.Sa femme,sortiedepuisquelque temps,avaitprotestéàlapréfecture,oùelleavaitétémalreçueetoùonluiavaitditqu’iln’yavait jamaisd’erreur.Rieux fit intervenirRambertet,quelquesjoursaprès,vitarriverM.Othon.IlyavaiteueneffetuneerreuretRieuxs’en indigna un peu. Mais M. Othon, qui avait maigri, leva une mainmolleetdit,pesantsesmots,quetout lemondepouvaitse tromper.Ledocteurpensaseulementqu’ilyavaitquelquechosedechangé.

–Qu’allez-vousfaire,monsieurlejuge?Vosdossiersvousattendent,ditRieux.

–Ehbien,non,ditlejuge.Jevoudraisprendreuncongé.

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–Eneffet,ilfautvousreposer.

–Cen’estpascela,jevoudraisretourneraucamp.

Rieuxs’étonna:

–Maisvousensortez!

– Je me suis mal fait comprendre. On m’a dit qu’il y avait desvolontairesdel’administration,danscecamp.

Le jugeroulaitunpeusesyeuxrondsetessayaitd’aplatirunedesestouffes…

– Vous comprenez, j’aurais une occupation. Et puis, c’est stupide àdire,jemesentiraismoinsséparédemonpetitgarçon.

Rieux le regardait. Il n’était pas possible que dans ces yeux durs etplats une douceur s’installât soudain. Mais ils étaient devenus plusbrumeux,ilsavaientperduleurpuretédemétal.

–Biensûr,ditRieux,jevaism’enoccuper,puisquevousledésirez.

Ledocteurs’enoccupa,eneffet,etlaviedelacitéempestéerepritsontrain, jusqu’à la Noël. Tarrou continuait de promener partout satranquillitéefficace.Rambertconfiaitaudocteurqu’ilavaitétabli,grâceauxdeuxpetitsgardes,unsystèmedecorrespondanceclandestineavecsafemme. Il recevaitune lettrede loinen loin. Iloffrit àRieuxde le faireprofiterdesonsystèmeetcelui-ciaccepta.Ilécrivit,pourlapremièrefoisdepuisdelongsmois,maisaveclesplusgrandesdifficultés.Ilyavaitunlangagequ’ilavaitperdu.La lettrepartit.Laréponsetardaitàvenir.Deson côté, Cottard prospérait et ses petites spéculations l’enrichissaient.QuantàGrand,lapériodedesfêtesnedevaitpasluiréussir.

Le Noël de cette année-là fut plutôt la fête de l’Enfer que celle del’Évangile. Les boutiques vides et privées de lumières, les chocolatsfactices ou les boîtes vides dans les vitrines, les tramways chargés defiguressombres,riennerappelaitlesNoëlspassés.Danscettefêteoùtoutlemonde, riche oupauvre, se rejoignait jadis, il n’y avait plusdeplaceque pour les quelques réjouissances solitaires et honteuses que desprivilégiés se procuraient à prix d’or, au fond d’une arrière-boutiquecrasseuse.Leséglisesétaientempliesdeplaintesplutôtqued’actionsdegrâces.Dans lavillemorneetgelée,quelquesenfants couraient, encoreignorantsdecequilesmenaçait.Maispersonnen’osaitleurannoncerledieud’autrefois,chargéd’offrandes,vieuxcommelapeinehumaine,maisnouveaucommelejeuneespoir.Iln’yavaitplusdeplacedanslecœurde

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tous que pour un très vieil et très morne espoir, celui-là même quiempêche les hommes de se laisser aller à la mort et qui n’est qu’unesimpleobstinationàvivre.

La veille, Grand avaitmanqué son rendez-vous. Rieux, inquiet, étaitpassé chez lui de grandmatin sans le trouver. Tout lemonde avait étéalerté.Versonzeheures,Rambertvintàl’hôpitalavertir ledocteurqu’ilavait aperçuGrandde loin, errant dans les rues, la figure décomposée.Puisill’avaitperdudevue.LedocteuretTarroupartirentenvoitureàsarecherche.

À midi, heure glacée, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loinGrand, presque collé contre une vitrine, pleine de jouets grossièrementsculptés dans le bois. Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmescoulaient sans interruption. Et ces larmes bouleversèrent Rieux parcequ’il les comprenait et qu’il les sentait aussi au creuxde sa gorge. Il sesouvenaitluiaussidesfiançaillesdumalheureux,devantuneboutiquedeNoël,etdeJeannerenverséeversluipourdirequ’elleétaitcontente.Dufondd’annéeslointaines,aucœurmêmedecettefolie,lavoixfraîchedeJeannerevenaitversGrand,celaétaitsûr.Rieuxsavaitcequepensaitàcetteminutelevieilhommequipleurait,etillepensaitcommelui,quecemonde sans amour était commeunmondemort et qu’il vient toujoursune heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pourréclamerlevisaged’unêtreetlecœurémerveillédelatendresse.

Mais l’autre l’aperçut dans la glace. Sans cesser de pleurer, il seretournaets’adossaàlavitrinepourleregardervenir.

–Ah!docteur,ah!docteur,faisait-il.

Rieux hochait la tête pour l’approuver, incapable de parler. Cettedétresse était la sienne et ce qui lui tordait le cœur à cemoment étaitl’immense colère qui vient à l’homme devant la douleur que tous leshommespartagent.

–Oui,Grand,dit-il.

– Je voudrais avoir le temps de lui écrire une lettre. Pour qu’ellesache…etpourqu’ellepuisseêtreheureusesansremords…

Avecunesortedeviolence,RieuxfitavancerGrand.L’autrecontinuait,selaissantpresquetraîner,balbutiantdesboutsdephrase.

–Ilyatroplongtempsqueçadure.Onaenviedeselaisseraller,c’estforcé.Ah!docteur!J’ai l’airtranquille,commeça.Maisilm’atoujours

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fallu un énorme effort pour être seulement normal. Alors maintenant,c’estencoretrop.

Il s’arrêta, tremblantde toussesmembreset lesyeux fous.Rieux luipritlamain.Ellebrûlait.

–Ilfautrentrer.

MaisGrandluiéchappaetcourutquelquespas,puisils’arrêta,écartalesbrasetsemitàoscillerd’avantenarrière.Il tournasur lui-mêmeettombasurletrottoirglacé,levisagesalipardeslarmesquicontinuaientdecouler.Lespassantsregardaientdeloin,arrêtésbrusquement,n’osantplusavancer.IlfallutqueRieuxprîtlevieilhommedanssesbras.

Dans son litmaintenant, Grand étouffait : les poumons étaient pris.Rieux réfléchissait. L’employé n’avait pas de famille. À quoi bon letransporter?Ilseraitseul,avecTarrou,àlesoigner…

Grand était enfoncé au creux de son oreiller, la peau verdie et l’œiléteint. Il regardait fixement unmaigre feu queTarrou allumait dans lacheminéeaveclesdébrisd’unecaisse.«Çavamal»,disait-il.Etdufondde ses poumons en flammes sortait un bizarre crépitement quiaccompagnaittoutcequ’ildisait.Rieuxluirecommandadesetaireetditqu’il allait revenir. Un bizarre sourire vint aumalade et, avec lui, unesortedetendresseluimontaauvisage.Ilclignadel’œilaveceffort.«Sij’ensors,chapeaubas,docteur!»Maistoutdesuiteaprès,iltombadanslaprostration.

Quelquesheuresaprès,RieuxetTarrouretrouvèrentlemalade,àdemidressédanssonlit,etRieuxfuteffrayédeliresursonvisagelesprogrèsdumalquilebrûlait.Maisilsemblaitpluslucideet,toutdesuite,d’unevoixétrangementcreuse,illespriadeluiapporterlemanuscritqu’ilavaitmisdansuntiroir.Tarrouluidonnalesfeuillesqu’ilserracontrelui,sanslesregarder,pourlestendreensuiteaudocteur, l’invitantdugesteà leslire.C’étaituncourtmanuscritd’unecinquantainedepages.Ledocteurlefeuilleta et comprit que toutes ces feuilles ne portaient que la mêmephrase indéfiniment recopiée, remaniée, enrichie ou appauvrie. Sansarrêt,lemoisdemai,l’amazoneetlesalléesduBoisseconfrontaientetsedisposaient de façons diverses. L’ouvrage comportait aussi desexplications, parfois démesurément longues, et des variantes.Mais à lafindeladernièrepage,unemainappliquéeavaitseulementécrit,d’uneencre fraîche : «Ma bien chère Jeanne, c’est aujourd’huiNoël… »Au-dessus, soigneusement calligraphiée, figurait la dernière version de la

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phrase.«Lisez»,disaitGrand.EtRieuxlut.

«Parunebellematinéedemai,unesvelteamazone,montéesurunesomptueusejumentalezane,parcourait,aumilieudesfleurs,lesalléesduBois…»

–Est-cecela?ditlevieuxd’unevoixdefièvre.

Rieuxnelevapaslesyeuxsurlui.

–Ah !dit l’autre en s’agitant, je saisbien.Belle,belle cen’estpas lemotjuste.

Rieuxluipritlamainsurlacouverture.

–Laissez,docteur.Jen’auraipasletemps…

Sapoitrinesesoulevaitavecpeineetilcriatoutd’uncoup:

–Brûlez-le!

Le docteur hésita, mais Grand répéta son ordre avec un accent siterrible et une telle souffrance dans la voix, que Rieux jeta les feuillesdanslefeupresqueéteint.Lapièces’illuminarapidementetunechaleurbrèvelaréchauffa.Quandledocteurrevintverslemalade,celui-ciavaitledostournéetsafacetouchaitpresqueaumur.Tarrouregardaitparlafenêtre, commeétrangerà la scène.Aprèsavoir injecté le sérum,Rieuxdit à son ami queGrandnepasserait pas la nuit, et Tarrou se proposapourrester.Ledocteuraccepta.

Toute la nuit, l’idée que Grand allait mourir le poursuivit. Mais lelendemain matin, Rieux trouva Grand assis sur son lit, parlant avecTarrou. La fièvre avait disparu. Il ne restait que les signes d’unépuisementgénéral.

–Ah!docteur,disaitl’employé,j’aieutort.Maisjerecommencerai.Jemesouviensdetout,vousverrez.

–Attendons,ditRieuxàTarrou.

Maisàmidi,rienn’étaitchangé.Lesoir,Grandpouvaitêtreconsidérécommesauvé.Rieuxnecomprenaitrienàcetterésurrection.

Àpeuprèsàlamêmeépoquepourtant,onamenaàRieuxunemaladedontiljugeal’étatdésespéréetqu’ilfitisolerdèssonarrivéeàl’hôpital.Lajeunefilleétaitenpleindélireetprésentaittouslessymptômesdelapeste pulmonaire. Mais, le lendemain matin, la fièvre avait baissé. Ledocteur crut reconnaître encore, comme dans le cas de Grand, larémissionmatinale que l’expérience l’habituait à considérer comme un

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mauvaissigne.Àmidi,cependant,lafièvren’étaitpasremontée.Lesoir,elle augmenta de quelques dixièmes seulement et, le lendemainmatin,elleavaitdisparu.Lajeunefille,quoiquefaible,respiraitlibrementdansson lit. Rieux dit à Tarrou qu’elle était sauvée contre toutes les règles.Mais dans la semaine, quatre cas semblables se présentèrent dans leservicedudocteur.

Àlafindelamêmesemaine,levieilasthmatiqueaccueillitledocteuretTarrouavectouslessignesd’unegrandeagitation.

–Çayest,disait-il,ilssortentencore.

–Qui?

–Ehbien!lesrats!

Depuislemoisd’avril,aucunratmortn’avaitétédécouvert.

–Est-cequeçavarecommencer?ditTarrouàRieux.

Levieuxsefrottaitlesmains.

–Ilfautlesvoircourir!C’estunplaisir.

Ilavaitvudeuxratsvivantsentrerchezlui,parlaportedelarue.Desvoisinsluiavaientrapportéque,chezeuxaussi,lesbêtesavaientfaitleurréapparition. Dans certaines charpentes, on entendait de nouveau leremue-ménageoubliédepuisdesmois.Rieuxattenditlapublicationdesstatistiquesgénéralesquiavaientlieuaudébutdechaquesemaine.Ellesrévélaientunreculdelamaladie.

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V

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Quoique cette brusque retraite de la maladie fût inespérée, nosconcitoyens ne se hâtèrent pas de se réjouir. Lesmois qui venaient depasser,toutenaugmentantleurdésirdelibération,leuravaientapprislaprudenceetlesavaienthabituésàcompterdemoinsenmoinssurunefinprochainede l’épidémie.Cependant, ce faitnouveauétait sur toutes lesbouches,et,aufonddescœurs,s’agitaitungrandespoirinavoué.Toutlerestepassaitausecondplan.Lesnouvellesvictimesdelapestepesaientbienpeuauprèsdecefaitexorbitant:lesstatistiquesavaientbaissé.Undes signes que l’ère de la santé, sans être ouvertement espérée, étaitcependant attendue en secret, c’est que nos concitoyens parlèrentvolontiers dès cemoment, quoique avec les airs de l’indifférence, de lafaçondontlavieseréorganiseraitaprèslapeste.

Toutlemondeétaitd’accordpourpenserquelescommoditésdelaviepassée ne se retrouveraient pas d’un coup et qu’il était plus facile dedétruire que de reconstruire. On estimait simplement que leravitaillement lui-mêmepourrait être un peu amélioré, et que, de cettefaçon,onseraitdébarrassédusouci lepluspressant.Mais,enfait,souscesremarquesanodines,unespoirinsensésedébridaitdumêmecoupetà tel point que nos concitoyens en prenaient parfois conscience etaffirmaient alors, avec précipitation, qu’en tout état de cause, ladélivrancen’étaitpaspourlelendemain.

Et,eneffet,lapestenes’arrêtapaslelendemain,mais,enapparence,elle s’affaiblissait plus vite qu’on n’eût pu raisonnablement l’espérer.Pendant les premiers jours de janvier, le froid s’installa avec unepersistance inusitée et sembla cristalliser au-dessus de la ville. Etpourtant, jamais le cieln’avaitété sibleu.Pendantdes joursentiers, sasplendeur immuable et glacée inonda notre ville d’une lumièreininterrompue.Danscetairpurifié,lapeste,entroissemainesetpardeschutessuccessives,paruts’épuiserdanslescadavresdemoinsenmoinsnombreux qu’elle alignait. Elle perdit, en un court espace de temps, lapresque totalité des forces qu’elle avaitmis desmois à accumuler.À lavoirmanquerdesproiestoutesdésignées,commeGrandoulajeunefilledeRieux,s’exacerberdanscertainsquartiersdurantdeuxou trois jours

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alors qu’elle disparaissait totalement de certains autres, multiplier lesvictimeslelundiet,lemercredi,leslaisseréchapperpresquetoutes,àlavoirainsis’essoufflerouseprécipiter,oneûtditqu’ellesedésorganisaitpar énervement et lassitude, qu’elle perdait, en même temps que sonempire sur elle-même, l’efficacitémathématiqueet souverainequi avaitétésaforce.LesérumdeCastelconnaissait,toutd’uncoup,dessériesderéussites qui lui avaient été refusées jusque-là. Chacune des mesuresprisesparlesmédecinsetqui,auparavant,nedonnaientaucunrésultat,paraissaitsoudainporteràcoupsûr.Ilsemblaitque lapesteàsontourfûttraquéeetquesafaiblessesoudainefîtlaforcedesarméesémousséesqu’on lui avait, jusqu’alors,opposées.De tempsen temps seulement, lamaladieseraidissaitet,dansunesorted’aveuglesursaut,emportaittroisou quatre malades dont on espérait la guérison. Ils étaient lesmalchanceuxde lapeste,ceuxqu’elletuaitenpleinespoir.Cefut lecasdujugeOthonqu’ondutévacuerducampdequarantaine,etTarrouditde lui en effet qu’il n’avait pas eu de chance, sans qu’on pût savoircependants’ilpensaitàlamortouàlaviedujuge.

Mais dans l’ensemble, l’infection reculait sur toute la ligne et lescommuniquésdelapréfecture,quiavaientd’abordfaitnaîtreunetimideet secrète espérance, finirent par confirmer, dans l’esprit du public, laconvictionquelavictoireétaitacquiseetquelamaladieabandonnaitsespositions. À la vérité, il était difficile de décider qu’il s’agissait d’unevictoire.Onétaitobligéseulementdeconstaterque lamaladiesemblaitpartircommeelleétaitvenue.Lastratégiequ’onluiopposaitn’avaitpaschangé,inefficacehieret,aujourd’hui,apparemmentheureuse.Onavaitseulementl’impressionquelamaladies’étaitépuiséeelle-mêmeoupeut-être qu’elle se retirait après avoir atteint tous ses objectifs. En quelquesorte,sonrôleétaitfini.

On eût dit néanmoins que rien n’était changé en ville. Toujourssilencieuses dans la journée, les rues étaient envahies, le soir, par lamêmefouleoùdominaientseulement lespardessuset lesécharpes.Lescinémasetlescafésfaisaientlesmêmesaffaires.Mais,àregarderdeplusprès,onpouvaitremarquerquelesvisagesétaientplusdétendusetqu’ilssouriaient parfois. Et c’était alors l’occasion de constater que, jusqu’ici,personnenesouriaitdans les rues.Enréalité,dans levoileopaquequi,depuis desmois, entourait la ville, une déchirure venait de se faire et,tous les lundis, chacunpouvait constater, par les nouvelles de la radio,queladéchirures’agrandissaitetqu’enfinilallaitêtrepermisderespirer.

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C’était encore un soulagement tout négatif et qui ne prenait pasd’expressionfranche.Maisalorsqu’auparavantonn’eûtpasapprissansquelqueincrédulitéqu’untrainétaitpartiouunbateauarrivé,ouencorequelesautosallaientdenouveauêtreautoriséesàcirculer,l’annoncedeces événements à la mi-janvier n’eût provoqué au contraire aucunesurprise.C’étaitpeu sansdoute.Mais cettenuance légère traduisait, enfait, lesénormesprogrèsaccomplisparnosconcitoyensdans lavoiedel’espérance. On peut dire d’ailleurs qu’à partir du moment où le plusinfime espoir devint possible pour la population, le règne effectif de lapestefutterminé.

Il n’en reste pas moins que, pendant tout le mois de janvier, nosconcitoyensréagirentde façoncontradictoire.Exactement, ilspassèrentpardesalternancesd’excitationetdedépression.C’estainsiqu’oneutàenregistrer de nouvelles tentatives d’évasion, au moment même où lesstatistiques étaient les plus favorables. Cela surprit beaucoup lesautorités, et les postes de garde eux-mêmes, puisque la plupart desévasions réussirent. Mais, en réalité, les gens qui s’évadaient à cesmoments-làobéissaientàdessentimentsnaturels.Chezlesuns,lapesteavait enraciné un scepticisme profond dont ils ne pouvaient pas sedébarrasser. L’espoir n’avait plus de prise sur eux. Alors même que letempsdelapesteétaitrévolu, ilscontinuaientàvivreselonsesnormes.Ilsétaientenretardsurlesévénements.Chezlesautres,aucontraire,etils se recrutaient spécialement chez ceux qui avaient vécu jusque-làséparésdesêtresqu’ilsaimaient,aprèsce long tempsdeclaustrationetd’abattement,leventd’espoirquiselevaitavaitalluméunefièvreetuneimpatiencequileurenlevaienttoutemaîtrised’eux-mêmes.Unesortedepanique lesprenait à lapenséequ’ils pouvaient, si prèsdubut,mourirpeut-être, qu’ils ne reverraient pas l’être qu’ils chérissaient et que ceslongues souffrancesne leur seraient pas payées.Alors quependant desmois, avec une obscure ténacité, malgré la prison et l’exil, ils avaientpersévérédansl’attente,lapremièreespérancesuffitàdétruirecequelapeuretledésespoirn’avaientpuentamer.Ilsseprécipitèrentcommedesfous pour devancer la peste, incapables de suivre son allure jusqu’auderniermoment.

Dans lemêmetemps,d’ailleurs,dessignesspontanésd’optimismesemanifestèrent.C’est ainsi qu’on enregistraunebaisse sensible des prix.Dupointdevuede l’économiepure, cemouvementnes’expliquaitpas.Lesdifficultésrestaientlesmêmes,lesformalitésdequarantaineavaient

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étémaintenuesauxportes,etleravitaillementétaitloind’êtreamélioré.Onassistaitdoncàunphénomènepurementmoral,commesilereculdelapesteserépercutaitpartout.Enmêmetemps,l’optimismegagnaitceuxqui vivaient auparavant en groupes et que lamaladie avait obligés à laséparation.Lesdeuxcouventsdelavillecommencèrentàsereconstitueret laviecommuneputreprendre.Ilenfutdemêmepour lesmilitaires,qu’onrassembladenouveaudanslescasernesrestéeslibres:ilsreprirentunevienormaledegarnison.Cespetitsfaitsétaientdegrandssignes.

La population vécut dans cette agitation secrète jusqu’au 25 janvier.Cettesemaine-là, lesstatistiquestombèrentsibasqu’aprèsconsultationdelacommissionmédicale,lapréfectureannonçaquel’épidémiepouvaitêtreconsidéréecommeenrayée.Lecommuniquéajoutait,ilestvrai,que,dansunespritdeprudencequinepouvaitmanquerd’êtreapprouvéparla population, les portes de la ville resteraient fermées pendant deuxsemainesencoreetlesmesuresprophylactiquesmaintenuespendantunmois. Durant cette période, au moindre signe que le péril pouvaitreprendre,«lestatuquodevaitêtremaintenuetlesmesuresreconduitesau-delà ». Tout lemonde, cependant, fut d’accord pour considérer cesadditionscommedesclausesdestyleet,lesoirdu25janvier,unejoyeuseagitation emplit la ville. Pour s’associer à l’allégresse générale, le préfetdonnal’ordrederestituerl’éclairagedutempsdelasanté.Danslesruesilluminées,sousuncielfroidetpur,nosconcitoyenssedéversèrentalorsengroupesbruyantsetrieurs.

Certes, dans beaucoup de maisons, les volets restèrent clos et desfamilles passèrent en silence cette veillée que d’autres remplissaient decris. Cependant, pour beaucoupde ces êtres endeuillés, le soulagementaussiétaitprofond,soitquelapeurdevoird’autresparentsemportésfûtenfin calmée, soit que le sentimentde leur conservationpersonnellenefûtplusenalerte.Maislesfamillesquidevaientresterleplusétrangèresàla joie générale furent, sans contredit, celles qui, à ce moment même,avaientunmaladeauxprisesaveclapestedansunhôpitaletqui,danslesmaisons de quarantaine ou chez elles, attendaient que le fléau en eûtvraiment finiavecelles, comme il enavait finiavec lesautres.Celles-làconcevaient certes de l’espoir, mais elles en faisaient une provisionqu’ellestenaientenréserve,etdanslaquelleellessedéfendaientdepuiseravant d’en avoir vraiment le droit. Et cette attente, cette veilléesilencieuse, à mi-distance de l’agonie et de la joie, leur paraissait pluscruelleencore,aumilieudelajubilationgénérale.

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Maiscesexceptionsn’enlevaientrienàlasatisfactiondesautres.Sansdoute,lapesten’étaitpasencorefinieetelledevaitleprouver.Pourtant,danstouslesespritsdéjà,avecdessemainesd’avance,lestrainspartaienten sifflant sur des voies sans fin et les navires sillonnaient des merslumineuses.Le lendemain, lesesprits seraientpluscalmeset lesdoutesrenaîtraient.Maispourlemoment,lavilleentières’ébranlait,quittaitceslieuxclos,sombresetimmobiles,oùelleavaitjetésesracinesdepierre,etsemettaitenfinenmarcheavecsonchargementdesurvivants.Cesoir-là,TarrouetRieux,Rambertetlesautresmarchaientaumilieudelafouleetsentaienteuxaussilesolmanquersousleurspas.Longtempsaprèsavoirquitté les boulevards, Tarrou et Rieux entendaient encore cette joie lespoursuivre, à l’heuremême où dans des ruelles désertes, ils longeaientdes fenêtres aux volets clos. Et à cause même de leur fatigue, ils nepouvaientséparercettesouffrance,quiseprolongeaitderrièrelesvolets,de la joie qui emplissait les rues un peu plus loin. La délivrance quiapprochaitavaitunvisagemêléderiresetdelarmes.

À unmoment où la rumeur se fit plus forte et plus joyeuse, Tarrous’arrêta. Sur le pavé sombre, une forme courait légèrement. C’était unchat, le premier qu’on eût revudepuis le printemps. Il s’immobilisaunmoment au milieu de la chaussée, hésita, lécha sa patte, la passarapidementsursonoreilledroite,repritsacoursesilencieuseetdisparutdanslanuit.Tarrousourit.Lepetitvieuxaussiseraitcontent.

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Mais au moment où la peste semblait s’éloigner pour regagner latanière inconnue d’où elle était sortie en silence, il y avait au moinsquelqu’un dans la ville que ce départ jetait dans la consternation, etc’étaitCottard,sil’onencroitlescarnetsdeTarrou.

Àvraidire,cescarnetsdeviennentassezbizarresàpartirdumomentoùlesstatistiquescommencentàbaisser.Est-celafatigue,maisl’écritureen devient difficilement lisible et l’on passe trop souvent d’un sujet àl’autre. De plus, et pour la première fois, ces carnets manquent àl’objectivité et font place à des considérations personnelles. On trouveainsi,aumilieud’assez longspassagesconcernant lecasdeCottard,unpetit rapport sur levieuxauxchats.ÀencroireTarrou, lapesten’avaitjamaisrienenlevéàsaconsidérationpourcepersonnagequil’intéressaitaprès l’épidémie, comme il l’avait intéressé avant et comme,malheureusement, il ne pourrait plus l’intéresser, quoique sa proprebienveillance,àlui,Tarrou,nefûtpasencause.Carilavaitcherchéàlerevoir.Quelquesjoursaprèscettesoiréedu25janvier,ils’étaitpostéaucoindelapetiterue.Leschatsétaientlà,seréchauffantdanslesflaquesde soleil, fidèles au rendez-vous. Mais à l’heure habituelle, les voletsrestèrentobstinémentfermés.Aucoursdesjourssuivants,Tarrounelesvitplusjamaisouverts.Ilenavaitconclucurieusementquelepetitvieuxétaitvexéoumort,ques’ilétaitvexé,c’estqu’ilpensaitavoirraisonetquelapesteluiavaitfaittort,maisques’ilétaitmort,ilfallaitsedemanderàson propos, comme pour le vieil asthmatique, s’il avait été un saint.Tarrou ne le pensait pas, mais estimait qu’il y avait dans le cas duvieillardune«indication».«Peut-être,observaientlescarnets,nepeut-onaboutirqu’àdesapproximationsdesainteté.Danscecas,ilfaudraitsecontenterd’unsatanismemodesteetcharitable.»

Toujours entremêlées avec les observations concernant Cottard, ontrouve aussi dans les carnets de nombreuses remarques, souventdispersées,dontlesunesconcernentGrand,maintenantconvalescentetquis’étaitremisautravailcommesirienn’étaitarrivé,etdontlesautresévoquent lamère du docteur Rieux. Les quelques conversations que lacohabitationautorisaitentrecelle-cietTarrou,desattitudesdelavieille

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femme, son sourire, ses observations sur la peste, sont notéesscrupuleusement.Tarrouinsistaitsurtoutsurl’effacementdeMmeRieux;surlafaçonqu’elleavaitdetoutexprimerenphrasessimples;surlegoûtparticulierqu’ellemontraitpourunecertainefenêtre,donnantsurlaruecalme,etderrièrelaquelleelles’asseyaitlesoir,unpeudroite,lesmainstranquillesetleregardattentifjusqu’àcequelecrépusculeeûtenvahilapièce,faisantd’elleuneombrenoiredanslalumièregrisequifonçaitpeuà peu et dissolvait alors la silhouette immobile ; sur la légèreté aveclaquelle elle se déplaçait d’une pièce à l’autre ; sur la bonté dont ellen’avait jamais donné de preuves précises devant Tarrou, mais dont ilreconnaissait la lueur dans tout ce qu’elle faisait ou disait ; sur le faitenfinque,selonlui,elleconnaissaittoutsansjamaisréfléchir,etqu’avectantdesilenceetd’ombre,ellepouvait resterà lahauteurden’importequelle lumière, fût-ce cellede lapeste. Icidu reste, l’écrituredeTarroudonnait des signes bizarres de fléchissement. Les lignes qui suivaientétaientdifficilementlisibleset,commepourdonnerunenouvellepreuvede ce fléchissement, les derniers mots étaient les premiers qui fussentpersonnels:«Mamèreétaitainsi,j’aimaisenellelemêmeeffacementetc’estellequej’aitoujoursvoulurejoindre.Ilyahuitans,jenepeuxpasdire qu’elle soit morte. Elle s’est seulement effacée un peu plus qued’habitudeet,quandjemesuisretourné,ellen’étaitpluslà.»

Mais il fautenveniràCottard.Depuisque les statistiquesétaientenbaisse, celui-ci avait fait plusieurs visites à Rieux, en invoquant diversprétextes. Mais en réalité, chaque fois, il demandait à Rieux despronostics sur la marche de l’épidémie. « Croyez-vous qu’elle puissecesser comme ça, d’un coup, sans prévenir ? » Il était sceptique sur cepoint ou, dumoins, il le déclarait.Mais les questions renouvelées qu’ilposaitsemblaientindiqueruneconvictionmoinsferme.Àlami-janvier,Rieux avait répondu de façon assez optimiste. Et chaque fois, cesréponses, au lieu de réjouir Cottard, en avaient tiré des réactions,variables selon les jours, mais qui allaient de la mauvaise humeur àl’abattement. Par la suite, le docteur avait été amené à lui dire que,malgré les indications favorables données par les statistiques, il valaitmieuxnepasencorecriervictoire.

– Autrement dit, avait observé Cottard, on ne sait rien, ça peutreprendred’unjouràl’autre?

– Oui, comme il est possible aussi que le mouvement de guérisons’accélère.

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Cette incertitude, inquiétante pour tout le monde, avait visiblementsoulagéCottard,etdevantTarrou, ilavaitengagéavec lescommerçantsdesonquartierdesconversationsoùilessayaitdepropagerl’opiniondeRieux.Iln’avaitpasdepeineàlefaire,ilestvrai.Caraprèslafièvredespremières victoires, dans beaucoup d’esprits un doute était revenu quidevait survivre à l’excitation causée par la déclaration préfectorale.Cottardserassuraitauspectacledecetteinquiétude.Commed’autresfoisaussi,ilsedécourageait.«Oui,disait-ilàTarrou,onfiniraparouvrirlesportes.Etvousverrez,ilsmelaisseronttoustomber!»

Jusqu’au 25 janvier, tout le monde remarqua l’instabilité de soncaractère.Pendantdes joursentiers,aprèsavoirsi longtempscherchéàseconciliersonquartieretsesrelations,ilrompaitenvisièreaveceux.Enapparence, au moins, il se retirait alors du monde et, du jour aulendemain,semettaitàvivredanslasauvagerie.Onnelevoyaitplusaurestaurant,niauthéâtre,nidanslescafésqu’ilaimait.Etcependant,ilnesemblait pas retrouver la vie mesurée et obscure qu’il menait avantl’épidémie.Ilvivaitcomplètementretirédanssonappartementetfaisaitmontersesrepasd’unrestaurantvoisin.Lesoirseulement, il faisaitdessorties furtives, achetant ce dont il avait besoin, sortant des magasinspoursejeterdansdesruessolitaires.SiTarroulerencontraitalors,ilnepouvait tirer de lui que des monosyllabes. Puis, sans transition, on leretrouvait sociable, parlant de la peste avec abondance, sollicitantl’opiniondechacunetreplongeantchaquesoiraveccomplaisancedansleflotdelafoule.

Lejourdeladéclarationpréfectorale,Cottarddisparutcomplètementde la circulation.Deux joursaprès,Tarrou le rencontra,errantdans lesrues.Cottardluidemandadeleraccompagnerjusqu’aufaubourg.Tarrouquisesentaitparticulièrementfatiguédesajournée,hésita.Maisl’autreinsista.Ilparaissaittrèsagité,gesticulantdefaçondésordonnée,parlantviteethaut.Ildemandaàsoncompagnons’ilpensaitque,réellement,ladéclarationpréfectoralemettaituntermeàlapeste.Bienentendu,Tarrouestimaitqu’unedéclarationadministrativenesuffisaitpasenelle-mêmeàarrêterunfléau,maisonpouvaitraisonnablementpenserquel’épidémie,saufimprévu,allaitcesser.

–Oui,ditCottard,saufimprévu.Etilyatoujoursl’imprévu.

Tarrou lui fit remarquer que, d’ailleurs, la préfecture avait prévu enquelque sorte l’imprévu, par l’institution d’un délai de deux semaines

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avantl’ouverturedesportes.

–Etelleabienfait,ditCottard,toujourssombreetagité,parcequedelafaçondontvontleschoses,ellepourraitbienavoirparlépourrien.

Tarrou estimait la chose possible, mais il pensait qu’il valait mieuxcependantenvisagerlaprochaineouverturedesportesetleretouràunevienormale.

– Admettons, lui dit Cottard, admettons, mais qu’appelez-vous leretouràunevienormale?

–Denouveauxfilmsaucinéma,ditTarrouensouriant.

MaisCottardnesouriaitpas.Ilvoulaitsavoirsil’onpouvaitpenserquela peste ne changerait rien dans la ville et que tout recommenceraitcomme auparavant, c’est-à-dire comme si rien ne s’était passé. Tarroupensait que la peste changerait et ne changerait pas la ville, que, bienentendu, le plus fort désir de nos concitoyens était et serait de fairecommesirienn’étaitchangéetque,partant,riendansunsensneseraitchangé,maisque,dansunautresens,onnepeutpastoutoublier,mêmeaveclavolonténécessaire,etlapestelaisseraitdestraces,aumoinsdansles cœurs. Le petit rentier déclara tout net qu’il ne s’intéressait pas aucœur et que même le cœur était le dernier de ses soucis. Ce quil’intéressait, c’était de savoir si l’organisation elle-même ne serait pastransformée, si, par exemple, tous les services fonctionneraient commepar le passé. Et Tarrou dut admettre qu’il n’en savait rien. Selon lui, ilfallait supposer que tous ces services, perturbés pendant l’épidémie,auraientunpeudemalàdémarrerdenouveau.Onpourraitcroireaussique des quantités de nouveaux problèmes se poseraient qui rendraientnécessaire,aumoins,uneréorganisationdesanciensservices.

– Ah ! dit Cottard, c’est possible, en effet, tout lemonde devra toutrecommencer.

Les deux promeneurs étaient arrivés près de la maison de Cottard.Celui-ci s’était animé, s’efforçait à l’optimisme. Il imaginait la ville sereprenantàvivredenouveau,effaçantsonpassépourrepartiràzéro.

–Bon,ditTarrou.Aprèstout,leschosess’arrangerontpeut-êtrepourvous aussi. D’une certaine manière, c’est une vie nouvelle qui vacommencer.

Ilsétaientdevantlaporteetseserraientlamain.

–Vousavezraison,disaitCottard,deplusenplusagité,repartiràzéro,

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ceseraitunebonnechose.

Mais,del’ombreducouloir,deuxhommesavaientsurgi.Tarroueutàpeine le temps d’entendre son compagnon demander ce que pouvaientbien vouloir ces oiseaux-là. Les oiseaux, qui avaient un air defonctionnaires endimanchés, demandaient en effet à Cottard s’ils’appelait bien Cottard et celui-ci, poussant une sorte d’exclamationsourde, tournait sur lui-même et fonçait déjà dans la nuit sans que lesautres, ni Tarrou, eussent le temps d’esquisser un geste. La surprisepasséeTarroudemandaauxdeuxhommescequ’ilsvoulaient.Ilsprirentun air réservé et poli pour dire qu’il s’agissait de renseignements etpartirent,posément,dansladirectionqu’avaitpriseCottard.

Rentréchez lui,Tarrourapportaitcettescèneetaussitôt (l’écriture leprouvaitassez)notaitsafatigue.Ilajoutaitqu’ilavaitencorebeaucoupàfaire,maisquecen’étaitpasuneraisonpournepasse tenirprêt,et sedemandait si, justement il était prêt. Il répondait pour finir, et c’est iciquelescarnetsdeTarrouseterminent,qu’ilyavaittoujoursuneheuredelajournéeetdelanuitoùunhommeétaitlâcheetqu’iln’avaitpeurquedecetteheure-là.

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Le surlendemain, quelques jours avant l’ouverture des portes, ledocteurRieuxrentraitchezluiàmidi,sedemandants’ilallaittrouverletélégramme qu’il attendait. Quoique ses journées fussent alors aussiépuisantesqu’auplusfortdelapeste,l’attentedelalibérationdéfinitiveavait dissipé toute fatigue chez lui. Il espérait maintenant, et il s’enréjouissait. On ne peut pas toujours tendre sa volonté et toujours seraidir,etc’estunbonheurquededélierenfin,dansl’effusion,cettegerbedeforcestresséespourlalutte.Siletélégrammeattenduétait,luiaussi,favorable, Rieux pourrait recommencer. Et il était d’avis que tout lemonderecommençât.

Ilpassaitdevantlaloge.Lenouveauconcierge,collécontrelecarreau,luisouriait.Remontantl’escalier,Rieuxrevoyaitsonvisage,blêmiparlesfatiguesetlesprivations.

Oui,ilrecommenceraitquandl’abstractionseraitfinie,etavecunpeudechance…Maisilouvraitsaporteaumêmemomentetsamèrevintàsarencontre lui annoncerqueM.Tarroun’allaitpasbien. Il s’était levé lematin,maisn’avaitpusortir etvenaitde se recoucher.MmeRieuxétaitinquiète.

–Cen’estpeut-êtreriendegrave,ditsonfils.

Tarrou était étendu de tout son long, sa lourde tête creusait letraversin,lapoitrinefortesedessinaitsousl’épaisseurdescouvertures.Ilavaitdelafièvre,satêtelefaisaitsouffrir.IlditàRieuxqu’ils’agissaitdesymptômesvaguesquipouvaientêtreaussibienceuxdelapeste.

–Non,riendeprécisencore,ditRieuxaprèsl’avoirexaminé.

MaisTarrouétaitdévoréparlasoif.Danslecouloir,ledocteurditàsamèrequecepouvaitêtrelecommencementdelapeste.

–Oh!dit-elle,cen’estpaspossible,pasmaintenant!

Ettoutdesuiteaprès:

–Gardons-le,Bernard.

Rieuxréfléchissait:

–Jen’enaipas ledroit,dit-il.Mais lesportesvonts’ouvrir.Jecrois

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bienquec’estlepremierdroitquejeprendraispourmoi,situn’étaispaslà.

–Bernard,dit-elle,garde-noustouslesdeux.Tusaisbienquejeviensd’êtredenouveauvaccinée.

LedocteurditqueTarrouaussil’étaitmaisque,peut-être,parfatigue,il avait dû laisser passer la dernière injection de sérum et oublierquelquesprécautions.

Rieux allait déjà dans son cabinet.Quand il revint dans la chambre,Tarrouvitqu’iltenaitlesénormesampoulesdesérum.

–Ah!c’estcela,dit-il.

–Non,maisc’estuneprécaution.

Tarrou tendit son bras pour toute réponse et il subit l’interminableinjectionqu’ilavaitlui-mêmepratiquéesurd’autresmalades.

–Nousverronscesoir,ditRieux,etilregardaTarrouenface.

–Etl’isolement,Rieux?

–Iln’estpasdutoutsûrquevousayezlapeste.

Tarrousouritaveceffort.

–C’estlapremièrefoisquejevoisinjecterunsérumsansordonnerenmêmetempsl’isolement.

Rieuxsedétourna:

–Mamèreetmoi,nousvoussoignerons.Vousserezmieuxici.

Tarrou se tut et le docteur, qui rangeait les ampoules, attendit qu’ilparlât pour se retourner. À la fin, il se dirigea vers le lit. Lemalade leregardait. Son visage était fatigué, mais ses yeux gris étaient calmes.Rieuxluisourit.

–Dormezsivouslepouvez.Jereviendraitoutàl’heure.

Arrivéàlaporte,ilentenditlavoixdeTarrouquil’appelait.Ilretournaverslui.

MaisTarrousemblaitsedébattrecontrel’expressionmêmedecequ’ilavaitàdire:

–Rieux,articula-t-ilenfin,ilfaudratoutmedire,j’enaibesoin.

–Jevouslepromets.

L’autretorditunpeusonvisagemassifdansunsourire.

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–Merci.Jen’aipasenviedemouriretjelutterai.Maissilapartieestperdue,jeveuxfaireunebonnefin.

Rieuxsebaissaetluiserral’épaule.

–Non,dit-il.Pourdevenirunsaint,ilfautvivre.Luttez.

Dans la journée, le froidquiavait étévifdiminuaunpeu,maispourfaire place, l’après-midi, à de violentes averses de pluie et de grêle. Aucrépuscule, le ciel se découvrit un peu et le froid se fit plus pénétrant.Rieuxrevintchez luidans lasoirée.Sansquittersonpardessus, ilentradans la chambrede son ami. Samère tricotait. Tarrou semblait n’avoirpas bougé de place,mais ses lèvres, blanchies par la fièvre, disaient laluttequ’ilétaitentraindesoutenir.

–Alors?ditledocteur.

Tarrouhaussaunpeu,horsdulit,sesépaulesépaisses.

–Alors,dit-il,jeperdslapartie.

Le docteur se pencha sur lui. Des ganglions s’étaient noués sous lapeaubrûlante,sapoitrinesemblaitretentirdetouslesbruitsd’uneforgesouterraine. Tarrou présentait curieusement les deux séries desymptômes.Rieuxditenserelevantquelesérumn’avaitpasencoreeuletempsdedonnertoutsoneffet.MaisunflotdefièvrequivintroulerdanssagorgenoyalesquelquesmotsqueTarrouessayadeprononcer.

Après dîner, Rieux et samère vinrent s’installer près dumalade. LanuitcommençaitpourluidanslalutteetRieuxsavaitquecedurcombatavecl’angedelapestedevaitdurerjusqu’àl’aube.LesépaulessolidesetlalargepoitrinedeTarroun’étaientpassesmeilleuresarmes,maisplutôtcesangqueRieuxavaitfaitjaillirtoutàl’heuresoussonaiguille,et,dansce sang, ce qui était plus intérieur que l’âme et qu’aucune science nepouvaitmettreàjour.Etluidevaitseulementregarderluttersonami.Cequ’il allait faire, les abcèsqu’il devait favoriser, les toniquesqu’il fallaitinoculer,plusieursmoisd’échecsrépétésluiavaientapprisàenapprécierl’efficacité. Sa seule tâche, en vérité, était dedonnerdes occasions à cehasardqui tropsouventnesedérangequeprovoqué.Et il fallaitque lehasardsedérangeât.CarRieuxse trouvaitdevantunvisagede lapestequi le déconcertait. Une fois de plus, elle s’appliquait à dérouter lesstratégies dressées contre elle, elle apparaissait aux lieux où on nel’attendait pas pour disparaître de ceux où elle semblait déjà installée.Unefoisdeplus,elles’appliquaitàétonner.

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Tarrou luttait, immobile. Pas une seule fois, au cours de la nuit, iln’opposa l’agitationauxassautsdumal, combattant seulementde toutesonépaisseuretdetoutsonsilence.Maispasuneseulefois,nonplus,ilneparla,avouantainsi,àsamanière,queladistractionneluiétaitpluspossible.Rieuxsuivaitseulementlesphasesducombatauxyeuxdesonami, tour à tourouverts ou fermés, lespaupièresplus serrées contre leglobedel’œilou,aucontraire,distendues,leregardfixésurunobjetouramenésurledocteuretsamère.Chaquefoisqueledocteurrencontraitceregard,Tarrousouriait,dansungrandeffort.

À un moment, on entendit des pas précipités dans la rue. Ilssemblaients’enfuirdevantungrondementlointainquiserapprochapeuàpeuetfinitparremplirlaruedesonruissellement:lapluiereprenait,bientôt mêlée d’une grêle qui claquait sur les trottoirs. Les grandestenturesondulèrentdevantlesfenêtres.Dansl’ombredelapièce,Rieux,uninstantdistraitparlapluie,contemplaitànouveauTarrou,éclairéparunelampedechevet.Samèretricotait,levantdetempsentempslatêtepourregarderattentivementlemalade.Ledocteuravaitfaitmaintenanttout ce qu’il y avait à faire. Après la pluie, le silence s’épaissit dans lachambre, pleine seulement du tumulte muet d’une guerre invisible.Crispé par l’insomnie, le docteur imaginait entendre, aux limites dusilence, le sifflement doux et régulier qui l’avait accompagné pendanttoutel’épidémie.Ilfitunsigneàsamèrepourl’engageràsecoucher.Ellerefusa de la tête, et ses yeux s’éclairèrent, puis elle examinasoigneusement,auboutdesesaiguilles,unemailledontellen’étaitpassûre.Rieuxselevapourfaireboirelemalade,etrevints’asseoir.

Des passants, profitant de l’accalmie, marchaient rapidement sur letrottoir. Leurs pas décroissaient et s’éloignaient. Le docteur, pour lapremière fois, reconnut que cette nuit, pleine de promeneurs tardifs etprivée des timbres d’ambulances, était semblable à celles d’autrefois.C’étaitunenuitdélivréedelapeste.Etilsemblaitquelamaladiechasséepar le froid, les lumières et la foule, se fût échappée des profondeursobscuresde laville et réfugiéedanscette chambrechaudepourdonnersonultimeassautaucorpsinertedeTarrou.Lefléaunebrassaitpluslecieldelaville.Maisilsifflaitdoucementdansl’air lourddelachambre.C’étaitluiqueRieuxentendaitdepuisdesheures.Ilfallaitattendrequelàaussiils’arrêtât,quelàaussilapestesedéclarâtvaincue.

Peuavantl’aube,Rieuxsepenchaverssamère:

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–Tudevraistecoucherpourpouvoirmerelayeràhuitheures.Faisdesinstillationsavantdetecoucher.

Mme Rieux se leva, rangea son tricot et s’avança vers le lit. Tarrou,depuisquelquetempsdéjà,tenaitsesyeuxfermés.Lasueurbouclaitsescheveuxsurlefrontdur.MmeRieuxsoupiraetlemaladeouvritlesyeux.Ilvitlevisagedouxpenchéversluiet,souslesondesmobilesdelafièvre,le sourire tenace reparut encore. Mais les yeux se fermèrent aussitôt.Restéseul,Rieuxs’installadanslefauteuilquevenaitdequittersamère.Larueétaitmuetteet le silencemaintenantcomplet.Le froiddumatincommençaitàsefairesentirdanslapièce.

Ledocteurs’assoupit,mais lapremièrevoiturede l’aube le tiradesasomnolence. Il frissonna et, regardant Tarrou, il comprit qu’une pauseavaiteulieuetquelemaladedormaitaussi.Lesrouesdeboisetdeferdela voiture à cheval roulaient encore dans l’éloignement. À la fenêtre, lejour était encore noir. Quand le docteur avança vers le lit, Tarrou leregardaitde sesyeux sansexpression, commes’il se trouvait encoreducôtédusommeil.

–Vousavezdormi,n’est-cepas?demandaRieux.

–Oui.

–Respirez-vousmieux?

–Unpeu.Celaveut-ildirequelquechose?

Rieuxsetutet,auboutd’unmoment:

–Non,Tarrou,celaneveutriendire.Vousconnaissezcommemoilarémissionmatinale.

Tarrouapprouva.

–Merci,dit-il.Répondez-moitoujoursexactement.

Rieux s’était assis au pied du lit. Il sentait près de lui les jambes dumalade,longuesetdurescommedesmembresdegisant.Tarrourespiraitplusfortement.

– La fièvre va reprendre, n’est-ce pas, Rieux, dit-il d’une voixessoufflée.

–Oui,maisàmidi,nousseronsfixés.

Tarrou ferma lesyeux, semblant recueillir ses forces.Uneexpressiondelassitudeselisaitsursestraits.Ilattendaitlamontéedelafièvrequiremuaitdéjà,quelquepart,aufonddelui.Quandilouvrit lesyeux,son

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regardétaitterni.Ilnes’éclaircitqu’enapercevantRieuxpenchéprèsdelui.

–Buvez,disaitcelui-ci.

L’autrebutetlaissaretombersatête.

–C’estlong,dit-il.

Rieux lui prit le bras,mais Tarrou, le regard détourné, ne réagissaitplus.Etsoudain, lafièvrerefluavisiblementjusqu’àsonfrontcommesielle avait crevé quelque digue intérieure. Quand le regard de Tarrourevint vers le docteur, celui-ci l’encourageait de son visage tendu. Lesourire que Tarrou essaya encore de former ne put passer au-delà desmaxillaires serrés et des lèvres cimentées par une écume blanchâtre.Mais, dans la face durcie, les yeux brillèrent encore de tout l’éclat ducourage.

Àseptheures,MmeRieuxentradanslapièce.Ledocteurregagnasonbureau pour téléphoner à l’hôpital et pourvoir à son remplacement. Ildécida aussi de remettre ses consultations, s’étendit unmoment sur ledivan de son cabinet, mais se leva presque aussitôt et revint dans lachambre. Tarrou avait la tête tournée vers Mme Rieux. Il regardait lapetiteombretasséeprèsde lui,surunechaise, lesmains jointessur lescuisses.Et il la contemplaitavec tantd’intensitéqueMmeRieuxmitundoigt sur ses lèvres et se leva pour éteindre la lampe de chevet. Maisderrière les rideaux, le jour filtrait rapidement et, peu après, quand lestraits dumalade émergèrent de l’obscurité,Mme Rieux put voir qu’il laregardait toujours.Ellesepenchavers lui,redressasontraversin,et,enserelevant,posaun instantsamainsur lescheveuxmouilléset tordus.Elleentenditalorsunevoixassourdie,venuedeloin,luidiremercietquemaintenanttoutétaitbien.Quandellefutassiseànouveau,Tarrouavaitfermé les yeux et son visage épuisé,malgré la bouche scellée, semblaitsourireànouveau.

À midi, la fièvre était à son sommet. Une sorte de toux viscéralesecouaitlecorpsdumaladequicommençaseulementàcracherdusang.Lesganglionsavaientcesséd’enfler.Ilsétaienttoujours là,durscommedes écrous, vissés dans le creux des articulations, et Rieux jugeaimpossible de les ouvrir.Dans les intervalles de la fièvre et de la toux,Tarroudeloinenloinregardaitencoresesamis.Mais,bientôt,sesyeuxs’ouvrirent de moins en moins souvent, et la lumière qui venait alorséclairersafacedévastéesefitpluspâleàchaquefois.L’oragequisecouait

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ce corps de soubresauts convulsifs l’illuminait d’éclairs de plus en plusraresetTarroudérivaitlentementaufonddecettetempête.Rieuxn’avaitplus devant lui qu’un masque désormais inerte, où le sourire avaitdisparu. Cette forme humaine qui lui avait été si proche, percéemaintenantdecoupsd’épieu,brûléeparunmal surhumain, torduepartouslesventshaineuxduciel,s’immergeaitàsesyeuxdansleseauxdelapesteetilnepouvaitriencontrecenaufrage.Ildevaitrestersurlerivage,lesmainsvidesetlecœurtordu,sansarmesetsansrecours,unefoisdeplus, contre ce désastre. Et à la fin, ce furent bien les larmes del’impuissance qui empêchèrent Rieux de voir Tarrou se tournerbrusquementcontrelemur,etexpirerdansuneplaintecreuse,commesi,quelquepartenlui,unecordeessentielles’étaitrompue.

Lanuitquisuivitnefutpascelledelalutte,maiscelledusilence.Danscette chambre retranchée du monde, au-dessus de ce corps mortmaintenanthabillé,Rieuxsentitplanerlecalmesurprenantqui,biendesnuits auparavant, sur les terrasses au-dessus de la peste, avait suivil’attaquedesportes.Déjà,àcetteépoque, ilavaitpenséàcesilencequis’élevaitdes litsoù ilavait laissémourirdeshommes.C’étaitpartout lamêmepause, lemêmeintervallesolennel,toujourslemêmeapaisementquisuivaitlescombats,c’étaitlesilencedeladéfaite.Maispourceluiquienveloppait maintenant son ami, il était si compact, il s’accordait siétroitementausilencedesruesetdelavillelibéréedelapeste,queRieuxsentait bien qu’il s’agissait cette fois de la défaite définitive, celle quitermine les guerres et fait de la paix elle-même une souffrance sansguérison.Ledocteurnesavaitpassi,pourfinir,Tarrouavaitretrouvélapaix,mais,danscemomenttoutaumoins,ilcroyaitsavoirqu’iln’yauraitjamais plus de paix possible pour lui-même, pas plus qu’il n’y ad’armistice pour la mère amputée de son fils ou pour l’homme quiensevelitsonami.

Au-dehors,c’était lamêmenuit froide,desétoilesgeléesdansuncielclair et glacé. Dans la chambre à demi obscure, on sentait le froid quipesaitauxvitres,lagranderespirationblêmed’unenuitpolaire.Prèsdulit,MmeRieux se tenait assise,dans sonattitude familière, le côtédroitéclairépar la lampedechevet.Aucentrede lapièce, loinde la lumière,Rieuxattendaitdanssonfauteuil.Lapenséedesafemmeluivenait,maisillarejetaitchaquefois.

Audébutdelanuit,lestalonsdespassantsavaientsonnéclairdanslanuitfroide.

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–Tut’esoccupédetout?avaitditMmeRieux.

–Oui,j’aitéléphoné.

Ilsavaientalorsreprisleurveilléesilencieuse.MmeRieuxregardaitdetemps en temps son fils. Quand il surprenait un de ces regards, il luisouriait. Les bruits familiers de la nuit s’étaient succédé dans la rue.Quoique l’autorisation ne fût pas encore accordée, bien des voiturescirculaientànouveau.Ellessuçaientrapidementlepavé,disparaissaientet reparaissaient ensuite.Des voix, des appels, le silence revenu, le pasd’un cheval, deux tramways grinçant dans une courbe, des rumeursimprécises,etànouveaularespirationdelanuit.

–Bernard?

–Oui.

–Tun’espasfatigué?

–Non.

Ilsavaitcequesamèrepensaitetqu’ellel’aimait,encemoment.Maisil savait aussi que ce n’est pas grand-chose que d’aimer un être ou dumoins qu’un amour n’est jamais assez fort pour trouver sa propreexpression.Ainsi,samèreetluis’aimeraienttoujoursdanslesilence.Etellemourraità son tour–ou lui– sansque,pendant toute leurvie, ilspussentallerplusloindansl’aveudeleurtendresse.Delamêmefaçon,ilavait vécuà côtédeTarrou et celui-ci étaitmort, ce soir, sansque leuramitiéaiteuletempsd’êtrevraimentvécue.Tarrouavaitperdulapartie,comme il disait. Mais lui, Rieux, qu’avait-il gagné ? Il avait seulementgagnéd’avoirconnulapesteetdes’ensouvenir,d’avoirconnul’amitiéetde s’en souvenir, de connaître la tendresse et de devoir un jour s’ensouvenir.Toutcequel’hommepouvaitgagneraujeudelapesteetdelavie, c’était la connaissance et la mémoire. Peut-être était-ce cela queTarrouappelaitgagnerlapartie!

Denouveau,uneautopassaetMmeRieuxremuaunpeusursachaise.Rieux lui sourit. Elle lui dit qu’elle n’était pas fatiguée et tout de suiteaprès:

–Ilfaudraquetuaillestereposerenmontagne,là-bas.

–Biensûr,maman.

Oui,ilsereposeraitlà-bas.Pourquoipas?Ceseraitaussiunprétexteàmémoire.Mais si c’était cela, gagner la partie, qu’il devait être dur de

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vivreseulementaveccequ’onsaitetcedontonsesouvient,etprivédecequ’on espère. C’était ainsi sans doute qu’avait vécu Tarrou et il étaitconscientdecequ’ilyadestériledansuneviesansillusions.Iln’yapasde paix sans espérance, et Tarrou qui refusait aux hommes le droit decondamner quiconque, qui savait pourtant que personne ne peuts’empêcher de condamner et quemême les victimes se trouvaient êtreparfois des bourreaux, Tarrou avait vécu dans le déchirement et lacontradiction,iln’avaitjamaisconnul’espérance.Était-cepourcelaqu’ilavaitvoululasaintetéetcherchélapaixdansleservicedeshommes?Àlavérité,Rieuxn’ensavaitrienetcelaimportaitpeu.LesseulesimagesdeTarrouqu’ilgarderaitseraientcellesd’unhommequiprenaitlevolantdeson auto à pleinesmains pour le conduire ou celles de ce corps épais,étendumaintenantsansmouvement.Unechaleurdevieetuneimagedemort,c’étaitcelalaconnaissance.

Voilà pourquoi, sans doute, le docteur Rieux, au matin, reçut aveccalme lanouvelle de lamort de sa femme. Il était dans sonbureau. Samère était venue presque en courant lui apporter un télégramme, puiselleétaitsortiepourdonnerunpourboireauporteur.Quandellerevint,son fils tenait à lamain le télégramme ouvert. Elle le regarda, mais ilcontemplait obstinément, par la fenêtre, un matin magnifique qui selevaitsurleport.

–Bernard,ditMmeRieux.

Ledocteurl’examinad’unairdistrait.

–Letélégramme?demanda-t-elle.

–C’estcela,reconnutledocteur.Ilyahuitjours.

MmeRieuxdétournalatêteverslafenêtre.Ledocteursetaisait.Puisilditàsamèredenepaspleurer,qu’ils’yattendait,maisquec’étaitquandmêmedifficile.Simplement,ilsavait,disantcela,quesasouffranceétaitsans surprise. Depuis des mois et depuis deux jours, c’était la mêmedouleurquicontinuait.

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Lesportesdelavilles’ouvrirentenfin,àl’aubed’unebellematinéedefévrier,saluéespar lepeuple, les journaux, laradioet lescommuniquésdelapréfecture.Ilrestedoncaunarrateuràsefaire lechroniqueurdesheuresdejoiequisuivirentcetteouverturedesportes,bienquelui-mêmefûtdeceuxquin’avaientpaslalibertédes’ymêlertoutentiers.

Degrandesréjouissancesétaientorganiséespourlajournéeetpourlanuit.Enmêmetemps,lestrainscommencèrentàfumerengarependantque,venusdemerslointaines,desnaviresmettaientdéjàlecapsurnotreport, marquant à leur manière que ce jour était, pour tous ceux quigémissaientd’êtreséparés,celuidelagranderéunion.

On imaginera facilement ici ce que put devenir le sentiment de laséparation qui avait habité tant de nos concitoyens. Les trains qui,pendantlajournée,entrèrentdansnotrevillen’étaientpasmoinschargésqueceuxquiensortirent.Chacunavaitretenusaplacepourcejour-là,aucours des deux semaines de sursis, tremblant qu’au derniermoment ladécision préfectorale fût annulée. Certains des voyageurs quiapprochaientdelavillen’étaientd’ailleurspastoutàfaitdébarrassésdeleurappréhension, car s’ils connaissaientengénéral le sortde ceuxquiles touchaient de près, ils ignoraient tout des autres et de la ville elle-même,àlaquelleilsprêtaientunvisageredoutable.Maiscecin’étaitvraiquepourceuxque lapassionn’avaitpasbrûléspendanttoutcetespacedetemps.

Lespassionnés,eneffet,étaientlivrésàleuridéefixe.Uneseulechoseavait changépoureux : ce tempsque,pendant lesmoisde leurexil, ilsauraient voulu pousser pour qu’il se pressât, qu’ils s’acharnaient àprécipiterencore,alorsqu’ilssetrouvaientdéjàenvuedenotreville,ilssouhaitèrentleralentiraucontraireetletenirsuspendu,dèsqueletraincommençadefreineravantl’arrêt.Lesentiment,àlafoisvagueetaigueneux, de tous ces mois de vie perdus pour leur amour, leur faisaitconfusémentexigerunesortedecompensationparlaquelleletempsdelajoieauraitcoulédeuxfoismoinsvitequeceluidel’attente.Etceuxquilesattendaientdansune chambreou sur lequai, commeRambert, dont lafemme, prévenue depuis des semaines, avait fait ce qu’il fallait pour

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arriver, étaient dans lamême impatience et lemême désarroi. Car cetamour ou cette tendresse que les mois de peste avaient réduits àl’abstraction,Rambertattendait,dansuntremblement,delesconfronteravecl’êtredechairquienavaitétélesupport.

Il aurait souhaité redevenir celuiqui, audébutde l’épidémie, voulaitcourird’un seul élanhorsde la ville et s’élancer à la rencontrede cellequ’ilaimait.Maisilsavaitquecelan’étaitpluspossible.Ilavaitchangé,lapesteavaitmisenluiunedistractionque,detoutessesforces,ilessayaitdenier,etqui,cependant,continuaitenluicommeunesourdeangoisse.Dans un sens, il avait le sentiment que la peste avait fini tropbrutalement, il n’avait pas sa présence d’esprit. Le bonheur arrivait àtoute allure, l’événement allait plus vite que l’attente. Rambertcomprenait que tout lui serait rendu d’un coup et que la joie est unebrûlurequinesesavourepas.

Tous,dureste,plusoumoinsconsciemment,étaientcommeluietc’estdetousqu’ilfautparler.Surcequaidegareoùilsrecommençaientleurvie personnelle, ils sentaient encore leur communauté en échangeantentreeuxdescoupsd’œiletdessourires.Maisleursentimentd’exil,dèsqu’ilsvirentlafuméedutrain,s’éteignitbrusquementsousl’aversed’unejoie confuse et étourdissante. Quand le train s’arrêta, des séparationsinterminables,quiavaientsouventcommencésurcemêmequaidegare,yprirentfin,enuneseconde,aumomentoùdesbrasserefermèrentavecune avarice exultante sur des corps dont ils avaient oublié la formevivante.Rambert,lui,n’eutpasletempsderegardercetteformecourantvers lui,quedéjà,elles’abattaitcontresapoitrine.Et la tenantàpleinsbras, serrant contre lui une tête dont il ne voyait que les cheveuxfamiliers, il laissa couler ses larmes sans savoir si elles venaientde sonbonheur présent ou d’une douleur trop longtemps réprimée, assuré dumoinsqu’ellesl’empêcheraientdevérifiersicevisageenfouiaucreuxdesonépaule était celuidont il avait tant rêvéouau contraire celuid’uneétrangère.Ilsauraitplustardsisonsoupçonétaitvrai.Pourlemoment,ilvoulait faire comme tous ceux qui avaient l’air de croire, autour de lui,quelapestepeutveniretrepartirsansquelecœurdeshommesensoitchangé.

Serrés les uns contre les autres, tous rentrèrent alors chez eux,aveugles au reste du monde, triomphant en apparence de la peste,oublieuxde toutemisèreetdeceuxqui,venusaussipar lemêmetrain,n’avaient trouvé personne et se disposaient à recevoir chez eux la

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confirmation des craintes qu’un long silence avait déjà fait naître dansleur cœur.Pour cesderniers,quin’avaientmaintenantpour compagnieque leur douleur toute fraîche, pour d’autres qui se vouaient, à cemoment, au souvenird’unêtredisparu, il enallait toutautrementet lesentimentdelaséparationavaitatteintsonsommet.Pourceux-là,mères,époux,amantsquiavaientperdutoute joieavec l’êtremaintenantégarédansunefosseanonymeoufondudansuntasdecendre,c’étaittoujourslapeste.

Mais qui pensait à ces solitudes ? À midi, le soleil, triomphant dessouffles froids qui luttaient dans l’air depuis le matin, déversait sur laville les flots ininterrompus d’une lumière immobile. Le jour était enarrêt. Les canons des forts, au sommet des collines, tonnèrent sansinterruptiondanslecielfixe.Toutelavillesejetadehorspourfêtercetteminuteoppresséeoùletempsdessouffrancesprenaitfinetoùletempsdel’oublin’avaitpasencorecommencé.

Ondansaitsurtoutes lesplaces.Dujouraulendemain, lacirculationavait considérablement augmenté et les automobiles, devenues plusnombreuses,circulaientdifficilementdanslesruesenvahies.Lesclochesde la ville sonnèrent à la volée, pendant tout l’après-midi. Ellesremplissaientdeleursvibrationsuncielbleuetdoré.Dansleséglises,eneffet, des actions de grâces étaient récitées.Mais, enmême temps, leslieuxderéjouissanceétaientpleinsàcraqueretlescafés,sanssesoucierde l’avenir,distribuaient leursderniersalcools.Devant leurs comptoirs,se pressait une foule de gens pareillement excités et, parmi eux, denombreux couples enlacés qui ne craignaient pas de se donner enspectacle.Touscriaientouriaient.Laprovisiondeviequ’ilsavaientfaitependant ces mois où chacun avait mis son âme en veilleuse, ils ladépensaient ce jour-là qui était comme le jour de leur survie. Lelendemain,commenceraitlavieelle-même,avecsesprécautions.Pourlemoment, des gens d’origines très différentes se coudoyaient etfraternisaient.L’égalitéquelaprésencedelamortn’avaitpasréaliséeenfait,lajoiedeladélivrancel’établissait,aumoinspourquelquesheures.

Mais cette banale exubérance ne disait pas tout et ceux quiremplissaient les rues à la fin de l’après-midi, aux côtés de Rambert,déguisaient souvent, sous une attitude placide, des bonheurs plusdélicats. Bien des couples et bien des familles, en effet, n’avaient pasd’autre apparence que celle de promeneurs pacifiques. En réalité, laplupart effectuaient des pèlerinages délicats aux lieux où ils avaient

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souffert.Ils’agissaitdemontrerauxnouveauxvenuslessigneséclatantsoucachésdelapeste,lesvestigesdesonhistoire.Dansquelquescas,onsecontentaitde jouerauguide,àceluiquiavubeaucoupdechoses,aucontemporainde lapeste,etonparlaitdudangersansévoquer lapeur.Ces plaisirs étaient inoffensifs. Mais dans d’autres cas, il s’agissaitd’itinéraires plus frémissants où un amant, abandonné à la douceangoissedusouvenir,pouvaitdireàsacompagne:«Ence lieu,àcetteépoque, je t’ai désirée et tun’étais pas là. »Ces touristes de la passionpouvaientalorssereconnaître:ilsformaientdesîlotsdechuchotementsetdeconfidencesaumilieudutumulteoùilscheminaient.Mieuxquelesorchestres aux carrefours, c’étaient eux qui annonçaient la vraiedélivrance.Carcescouplesravis,étroitementajustésetavaresdeparoles,affirmaientaumilieudutumulte,avec tout le triompheet l’injusticedubonheur,quelapesteétaitfinieetquelaterreuravaitfaitsontemps.Ilsniaient tranquillement, contre toute évidence, que nous ayons jamaisconnucemondeinsenséoùlemeurtred’unhommeétaitaussiquotidienqueceluidesmouches,cettesauvageriebiendéfinie,cedélirecalculé,cetemprisonnementqui apportait avec luiuneaffreuse liberté à l’égarddetoutcequin’étaitpasleprésent,cetteodeurdemortquistupéfiaittousceuxqu’ellene tuaitpas, ilsniaientenfinquenousayonsété cepeupleabasourdi dont tous les jours une partie, entassée dans la gueule d’unfour, s’évaporait en fumées grasses, pendant que l’autre, chargée deschaînesdel’impuissanceetdelapeur,attendaitsontour.

C’était là, en tout cas, cequi éclatait aux yeuxdudocteurRieuxqui,cherchantàgagnerlesfaubourgs,cheminaitseul,àlafindel’après-midi,aumilieudescloches,ducanon,desmusiquesetdescrisassourdissants.Sonmétier continuait, il n’y a pas de congé pour lesmalades. Dans labelle lumière fine qui descendait sur la ville, s’élevaient les anciennesodeursdeviandegrilléeetd’alcoolanisé.Autourdeluidesfaceshilaresse renversaient contre le ciel.Deshommesetdes femmes s’agrippaientlesunsauxautres,levisageenflammé,avectoutl’énervementetlecridudésir.Oui,lapesteétaitfinie,aveclaterreur,etcesbrasquisenouaientdisaient en effet qu’elle avait été exil et séparation, au sensprofondduterme.

Pourlapremièrefois,Rieuxpouvaitdonnerunnomàcetairdefamillequ’ilavait lu,pendantdesmois, sur tous lesvisagesdespassants. Il luisuffisaitmaintenantderegarderautourdelui.Arrivésàlafindelapeste,aveclamisèreetlesprivations,tousceshommesavaientfiniparprendre

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le costume du rôle qu’ils jouaient déjà depuis longtemps, celuid’émigrants dont le visage d’abord, les habits maintenant, disaientl’absence et la patrie lointaine. À partir du moment où la peste avaitfermélesportesdelaville,ilsn’avaientplusvécuquedanslaséparation,ilsavaientétéretranchésdecettechaleurhumainequifaittoutoublier.Àdes degrés divers, dans tous les coins de la ville, ces hommes et cesfemmes avaient aspiré à une réunion qui n’était pas, pour tous, de lamêmenature,maisqui,pourtous,étaitégalementimpossible.Laplupartavaientcriédetoutesleursforcesversunabsent,lachaleurd’uncorps,latendresseoul’habitude.Quelques-uns,souventsanslesavoir,souffraientd’êtreplacéshorsdel’amitiédeshommes,den’êtreplusàmêmedelesrejoindre par lesmoyens ordinaires de l’amitié qui sont les lettres, lestrains et les bateaux. D’autres, plus rares, comme Tarrou peut-être,avaient désiré la réunion avec quelque chose qu’ils ne pouvaient pasdéfinir,maisquileurparaissaitleseulbiendésirable.Etfauted’unautrenom,ilsl’appelaientquelquefoislapaix.

Rieuxmarchait toujours.Àmesurequ’il avançait, la foule grossissaitautourdelui,levacarmes’enflaitetilluisemblaitquelesfaubourgsqu’ilvoulait atteindre reculaient d’autant. Peu à peu, il se fondait dans cegrandcorpshurlantdontilcomprenaitdemieuxenmieuxlecriqui,pourune part au moins, était son cri. Oui, tous avaient souffert ensemble,autant dans leur chair que dans leur âme, d’une vacance difficile, d’unexil sans remède et d’une soif jamais contentée. Parmi cesamoncellements de morts, les timbres des ambulances, lesavertissementsdecequ’ilestconvenud’appelerledestin,lepiétinementobstinédelapeuretlaterriblerévoltedeleurcœur,unegranderumeurn’avaitcessédecouriretd’alertercesêtresépouvantés, leurdisantqu’ilfallaitretrouverleurvraiepatrie.Poureuxtous,lavraiepatriesetrouvaitau-delà desmurs de cette ville étouffée.Elle était dans ces broussaillesodorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids del’amour. Et c’était vers elle, c’était vers le bonheur, qu’ils voulaientrevenir,sedétournantduresteavecdégoût.

Quantausensquepouvaientavoircetexiletcedésirderéunion,Rieuxn’ensavait rien.Marchant toujours,presséde toutesparts, interpellé, ilarrivaitpeuàpeudansdesruesmoinsencombréesetpensaitqu’iln’estpas importantqueceschosesaientunsensounon,maisqu’il fautvoirseulementcequiestréponduàl’espoirdeshommes.

Luisavaitdésormaiscequiétaitréponduetill’apercevaitmieuxdans

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lespremièresruesdesfaubourgs,presquedésertes.Ceuxqui,s’entenantaupeuqu’ilsétaient,avaientdésiréseulementretournerdanslamaisonde leur amour, étaient quelquefois récompensés. Certes, quelques-unsd’entre eux continuaient de marcher dans la ville, solitaires, privés del’êtrequ’ilsattendaient.Heureuxencoreceuxquin’avaientpasétédeuxfois séparés comme certains qui, avant l’épidémie, n’avaient puconstruire, du premier coup, leur amour, et qui avaient aveuglémentpoursuivi,pendantdesannées,ledifficileaccordquifinitparscellerl’unà l’autre des amants ennemis. Ceux-là avaient eu, comme Rieux lui-même, la légèreté de compter sur le temps : ils étaient séparés pourjamais. Mais d’autres, comme Rambert, que le docteur avait quitté lematinmêmeen luidisant :«Courage, c’estmaintenantqu’il fautavoirraison»,avaient retrouvésanshésiter l’absentqu’ilsavaient cruperdu.Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaientmaintenantques’ilestunechosequ’onpuissedésirertoujoursetobtenirquelquefois,c’estlatendressehumaine.

Pour tous ceux, au contraire, qui s’étaient adressés par-dessusl’hommeàquelquechosequ’ilsn’imaginaientmêmepas,iln’yavaitpaseu de réponse. Tarrou avait semblé rejoindre cette paix difficile dont ilavaitparlé,maisilnel’avaittrouvéequedanslamort,àl’heureoùellenepouvaitluiservirderien.Sid’autres,aucontraire,queRieuxapercevaitsur lesseuilsdesmaisons,dans la lumièredéclinante,enlacésdetoutesleurs forces et se regardant avec emportement, avaient obtenu cequ’ilsvoulaient,c’estqu’ilsavaientdemandélaseulechosequidépendîtd’eux.Et Rieux, au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard,pensait qu’il était juste que, de temps en temps aumoins, la joie vîntrécompenserceuxquisesuffisentdel’hommeetdesonpauvreetterribleamour.

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Cette chronique touche à sa fin. Il est temps que le docteurBernardRieux avoue qu’il en est l’auteur.Mais avant d’en retracer les derniersévénements, il voudrait au moins justifier son intervention et fairecomprendre qu’il ait tenu à prendre le tondu témoin objectif. Pendanttouteladuréedelapeste,sonmétierl’amisàmêmedevoirlaplupartdeses concitoyens, et de recueillir leur sentiment. Il était donc bien placépourrapportercequ’ilavaitvuetentendu.Maisilavoululefaireaveclaretenue désirable. D’une façon générale, il s’est appliqué à ne pasrapporter plus de choses qu’il n’en a pu voir, à ne pas prêter à sescompagnonsdepestedespenséesqu’ensommeilsn’étaientpasforcésdeformer,etàutiliserseulementlestextesquelehasardoulemalheurluiavaientmisentrelesmains.

Étantappeléàtémoigner,àl’occasiond’unesortedecrime,ilagardéune certaine réserve, comme il convient àun témoindebonnevolonté.Mais en même temps, selon la loi d’un cœur honnête, il a prisdélibérément lepartide lavictimeetavoulurejoindre leshommes,sesconcitoyens, dans les seules certitudes qu’ils aient en commun, et quisont l’amour, la souffrance et l’exil. C’est ainsi qu’il n’est pas une desangoisses de ses concitoyens qu’il n’ait partagée, aucune situation quin’aitétéaussilasienne.

Pour être un témoin fidèle, il devait rapporter surtout les actes, lesdocumentsetlesrumeurs.Maisceque,personnellement,ilavaitàdire,son attente, ses épreuves, il devait les taire. S’il s’en est servi, c’estseulementpourcomprendreoufairecomprendresesconcitoyensetpourdonner une forme, aussi précise que possible, à ce que, la plupart dutemps,ilsressentaientconfusément.Àvraidire,ceteffortderaisonneluia guère coûté. Quand il se trouvait tenté de mêler directement saconfidenceauxmillevoixdespestiférés,ilétaitarrêtéparlapenséequ’iln’yavaitpasunedesessouffrancesquinefûtenmêmetempscelledesautresetquedansunmondeoù ladouleurestsi souventsolitaire,celaétaitunavantage.Décidément,ildevaitparlerpourtous.

Mais il est un de nos concitoyens au moins pour lequel le docteurRieuxnepouvaitparler.Ils’agit,eneffet,deceluidontTarrouavaitdit

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unjouràRieux:«Sonseulvraicrime,c’estd’avoirapprouvédanssoncœur ce qui faisait mourir des enfants et des hommes. Le reste, je lecomprends,maisceci,jesuisobligédeleluipardonner.»Ilestjustequecettechroniqueseterminesurluiquiavaituncœurignorant,c’est-à-diresolitaire.

QuandilfutsortidesgrandesruesbruyantesdelafêteetaumomentdetournerdanslaruedeGrandetdeCottard,ledocteurRieux,eneffet,fut arrêté par un barrage d’agents. Il ne s’y attendait pas. Les rumeurslointaines de la fête faisaient paraître le quartier silencieux et ill’imaginaitaussidésertquemuet.Ilsortitsacarte.

– Impossible, docteur, dit l’agent. Il y a un fou qui tire sur la foule.Maisrestezlà,vouspourrezêtreutile.

Àcemoment,RieuxvitGrandquivenaitverslui.Grandnesavaitriennonplus.Onl’empêchaitdepasseretilavaitapprisquedescoupsdefeupartaientdesamaison.Deloin,onvoyaiteneffetlafaçade,doréeparladernière lumièred’un soleil sans chaleur.Autourd’elle sedécoupaitungrand espace vide qui allait jusqu’au trottoir d’en face. Aumilieu de lachaussée, on apercevait distinctement un chapeau et un bout d’étoffesale.RieuxetGrandpouvaientvoirtrèsloin,del’autrecôtédelarue,uncordond’agents,parallèleàceluiquilesempêchaitd’avancer,etderrièrelequel quelques habitants du quartier passaient et repassaientrapidement. En regardant bien, ils aperçurent aussi des agents, lerevolveraupoing,tapisdanslesportesdesimmeublesquifaisaientfaceàla maison. Tous les volets de celle-ci étaient fermés. Au secondcependant, un des volets semblait à demi décroché. Le silence étaitcompletdanslarue.Onentendaitseulementdesbribesdemusiquequiarrivaientducentredelaville.

Àunmoment,d’undesimmeublesenfacedelamaison,deuxcoupsderevolverclaquèrentetdeséclatssautèrentduvoletdémantibulé.Puis,cefutdenouveaulesilence.Deloin,etaprèsletumultedelajournée,celaparaissaitunpeuirréelàRieux.

–C’estlafenêtredeCottard,dittoutd’uncoupGrandtrèsagité.MaisCottardapourtantdisparu.

–Pourquoitire-t-on?demandaRieuxàl’agent.

– On est en train de l’amuser. On attend un car avec le matérielnécessaire,parcequ’il tiresurceuxquiessaientd’entrerpar laportedel’immeuble.Ilyaeuunagentd’atteint.

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–Pourquoia-t-iltiré?

–Onnesaitpas.Lesgenss’amusaientdanslarue.Aupremiercoupderevolver,ilsn’ontpascompris.Audeuxième,ilyaeudescris,unblessé,ettoutlemondes’estenfui.Unfou,quoi!

Danslesilencerevenu,lesminutesparaissaientsetraîner.Soudain,del’autrecôtédelarue,ilsvirentdéboucherunchien,lepremierqueRieuxvoyait depuis longtemps, un épagneul sale que ses maîtres avaient dûcacherjusque-là,etquitrottaitlelongdesmurs.Arrivéprèsdelaporte,ilhésita,s’assitsursonarrière-trainetserenversapourdévorersespuces.Plusieurscoupsdesiffletvenusdesagentsl’appelèrent.Ildressalatête,puis se décida à traverser lentement la chaussée pour aller flairer lechapeau.Aumêmemoment,uncoupde revolverpartitdu secondet lechienseretournacommeunecrêpe,agitantviolemmentsespattespourse renverser enfin sur le flanc, secoué par de longs soubresauts. Enréponse,cinqousixdétonations,venuesdesportesenface,émiettèrentencore le volet. Le silence retomba. Le soleil avait tourné un peu etl’ombre commençait à approcher de la fenêtre de Cottard. Des freinsgémirentdoucementdanslaruederrièreledocteur.

–Lesvoilà,ditl’agent.

Des policiers débouchèrent dans leur dos, portant des cordes, uneéchelle et deux paquets oblongs enveloppés de toile huilée. Ilss’engagèrentdansuneruequicontournaitlepâtédemaisons,àl’opposédel’immeubledeGrand.Unmomentaprès,ondevinaplutôtqu’onnevitunecertaineagitationdanslesportesdecesmaisons.Puisonattendit.Lechiennebougeaitplus,maisilbaignaitàprésentdansuneflaquesombre.

Toutd’uncoup,partidesfenêtresdesmaisonsoccupéesparlesagents,untirdemitraillettesedéclencha.Toutaulongdutir,levoletqu’onvisaitencores’effeuilla littéralementet laissadécouverteunesurfacenoireoùRieuxetGrand,deleurplace,nepouvaientriendistinguer.Quandletirs’arrêta,unedeuxièmemitraillettecrépitad’unautreangle,unemaisonplus loin. Les balles entraient sans doute dans le carré de la fenêtre,puisque l’une d’elles fit sauter un éclat de brique. À lamême seconde,troisagentstraversèrentencourantlachausséeets’engouffrèrentdanslaported’entrée.Presqueaussitôt,troisautress’yprécipitèrentet letirdela mitraillette cessa. On attendit encore. Deux détonations lointainesretentirentdansl’immeuble.Puisunerumeurs’enflaetonvitsortirdelamaison,portéplutôtquetraîné,unpetithommeenbrasdechemisequi

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criaitsansdiscontinuer.Commeparmiracle,touslesvoletsclosdelarues’ouvrirentetlesfenêtressegarnirentdecurieux,tandisqu’unefouledegenssortaitdesmaisonsetsepressaitderrièrelesbarrages.Unmoment,onvitlepetithommeaumilieudelachaussée,lespiedsenfinausol,lesbrastenusenarrièreparlesagents.Ilcriait.Unagents’approchadeluietle frappadeux fois,de toute la forcede sespoings,posément,avecunesorted’application.

–C’estCottard,balbutiaitGrand.Ilestdevenufou.

Cottardétaittombé.Onvitencorel’agentlancersonpiedàtoutevoléedans le tasquigisaità terre.Puisungroupeconfuss’agitaetsedirigeaversledocteuretsonvieilami.

–Circulez!ditl’agent.

Rieuxdétournalesyeuxquandlegroupepassadevantlui.

Grand et le docteur partirent dans le crépuscule finissant.Comme sil’événementavaitsecoué la torpeuroùs’endormait lequartier,desruesécartées s’emplissaient à nouveau du bourdonnement d’une foule enliesse. Au pied de la maison, Grand dit au revoir au docteur. Il allaittravailler.Maisaumomentdemonter,illuiditqu’ilavaitécritàJeanneet que, maintenant, il était content. Et puis, il avait recommencé saphrase:«J’aisupprimé,dit-il,touslesadjectifs.»

Et avec un sourire malin, il enleva son chapeau dans un salutcérémonieux.MaisRieuxpensait àCottardet lebruit sourddespoingsqui écrasaient le visage de ce dernier le poursuivait pendant qu’il sedirigeaitverslamaisonduvieilasthmatique.Peut-êtreétait-ilplusdurdepenseràunhommecoupablequ’àunhommemort.

QuandRieux arriva chez son vieuxmalade, la nuit avait déjà dévorétoutleciel.Delachambre,onpouvaitentendrelarumeurlointainedelaliberté,etlevieuxcontinuait,d’unehumeurégale,àtransvasersespois.

– Ils ont raison de s’amuser, disait-il, il faut de tout pour faire unmonde.Etvotrecollègue,docteur,qu’est-cequ’ildevient?

Desdétonationsarrivaient jusqu’àeux,maisellesétaientpacifiques :desenfantsfaisaientpartirleurspétards.

–Ilestmort,ditledocteur,enauscultantlapoitrineronflante.

–Ah!fitlevieux,unpeuinterdit.

–Delapeste,ajoutaRieux.

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– Oui, reconnut le vieux après un moment, les meilleurs s’en vont.C’estlavie.Maisc’étaitunhommequisavaitcequ’ilvoulait.

– Pourquoi dites-vous cela ? dit le docteur qui rangeait sonstéthoscope.

– Pour rien. Il ne parlait pas pour ne rien dire. Enfin, moi, il meplaisait.Maisc’estcommeça.Lesautresdisent:«C’estlapeste,onaeulapeste.»Pourunpeu,ilsdemanderaientàêtredécorés.Maisqu’est-cequeçaveutdire,lapeste?C’estlavie,etvoilàtout.

–Faitesvosfumigationsrégulièrement.

–Oh!necraignezrien.J’enaiencorepourlongtempsetjelesverraitousmourir.Jesaisvivre,moi.

Deshurlementsdejoieluirépondirentauloin.Ledocteurs’arrêtaaumilieudelachambre.

–Celavousennuierait-ilquej’aillesurlaterrasse?

–Ohnon!Vousvoulezlesvoirdelà-haut,hein?Àvotreaise.Maisilssontbientoujourslesmêmes.

Rieuxsedirigeaversl’escalier.

– Dites, docteur, c’est vrai qu’ils vont construire unmonument auxmortsdelapeste?

–Lejournalledit.Unestèleouuneplaque.

–J’enétaissûr.Etilyauradesdiscours.

Levieuxriaitd’unrireétranglé.

–Jelesentendsd’ici:«Nosmorts…»,etilsirontcasserlacroûte.

Rieuxmontait déjà l’escalier. Le grand ciel froid scintillait au-dessusdesmaisonset,prèsdescollines,lesétoilesdurcissaientcommedessilex.Cettenuitn’étaitpassidifférentedecelleoùTarrouetluiétaientvenussur cette terrasse pour oublier la peste. La mer était plus bruyantequ’alors, au pied des falaises. L’air était immobile et léger, délesté dessouffles salés qu’apportait le vent tiède de l’automne. La rumeur de laville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit devagues.Maiscettenuitétaitcelledeladélivrance,etnondelarévolte.Auloin,unnoirrougeoiementindiquaitl’emplacementdesboulevardsetdesplaces illuminés.Dans lanuitmaintenant libérée, ledésirdevenaitsansentravesetc’étaitsongrondementquiparvenaitjusqu’àRieux.

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Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissancesofficielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation.Cottard,Tarrou,ceuxetcellequeRieuxavaitaimésetperdus,tous,mortsoucoupables,étaientoubliés.Levieuxavait raison, leshommesétaienttoujours lesmêmes.Mais c’était leur force et leur innocence et c’est icique,par-dessustoutedouleur,Rieuxsentaitqu’illesrejoignait.Aumilieudes cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaientlonguement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbesmulticolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieuxdécidaalorsderédigerlerécitquis’achèveici,pournepasêtredeceuxquisetaisent,pourtémoignerenfaveurdecespestiférés,pourlaisserdumoins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient étéfaites, et pour dire simplement ce qu’on apprend aumilieu des fléaux,qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses àmépriser.

Maisilsavaitcependantquecettechroniquenepouvaitpasêtrecelledelavictoiredéfinitive.Ellenepouvaitêtrequeletémoignagedecequ’ilavait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore,contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirementspersonnels, tous leshommesqui,nepouvantêtredessaintsetrefusantd’admettrelesfléaux,s’efforcentcependantd’êtredesmédecins.

Écoutant,eneffet,lescrisd’allégressequimontaientdelaville,Rieuxsesouvenaitquecetteallégresseétait toujoursmenacée.Car ilsavaitcequecette fouleen joie ignorait,etqu’onpeut liredans les livres,que lebacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut resterpendantdesdizainesd’annéesendormidanslesmeublesetlelinge,qu’ilattend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, lesmouchoirsetlespaperasses,etque,peut-être,lejourviendraitoù,pourlemalheuretl’enseignementdeshommes,lapesteréveilleraitsesratsetlesenverraitmourirdansunecitéheureuse.

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