Alan Seeger

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Richepin, Jean. L'Âme américaine à travers quelques-uns de ses interprètes. Douze conférences, 1918-1919. 1920. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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La vie de l'Amicale des Anciens de la Légion Etrangère de Montpellier et Environs...

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Richepin, Jean. L'Âme américaine à travers quelques-uns de ses interprètes. Douze conférences, 1918-1919. 1920.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN

Et, maintenant, j'arrive au poète Alan Seeger,

qu'on a appelé le poète de la Légion Étrangère. Celui-

là mérite vraiment une place à part; d'abord, parce

qu'il a écrit de très beaux poèmes, c'était un très

bon poète qui serait devenu et qui était déjà un

grand poète, digne de la langue qui a produit les

Shelley et les Keats. Puis, il est venu à nous avant

que l'Amérique eût décidé d'entrer en guerre. Il a

été, en quelque sorte, le héraut de son pays, celui

qui annonce, celui qui sort du tombeau et qui in-

dique aux troupes où il faut marcher, le chef. Il est

aussi de ceux dont l'œuvre a été publiée alors, et quia eu une influence considérable sur l'âme américaine,et sa décision finale. Il l'a ensemencée de sublime

dévouement.

Je ne vous lirai pas la grande ode qu'il a faite

pour commémorer les volontaires américains quiétaient morts. Quand on a commémoré, comme on

le fait tous les ans, ceux qui sont morts là-bas pour.la guerre de l'Indépendance, il a fait un très beau

poème dans lequel il dit

« Au moins sur cette terre (le France, cette terre

qui nous a envoyé des héros pour nous rendre libres,il y a ou il y aura quelques gouttes de sang amé-

ricain attestant qu'il y en avait, et que toute l'Amé-

rique n'est pas restée à regarder cette bataille, cette

guerre atroce, sans venir lui apporter le poids de sa

force, et de son aide, et de la reconnaissance qu'elledoit à la France. »

Il a donc été le premier à venir. En outre, il aimait

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L'AMÈ AMÉRICAINE

la France. Il s'est battu, non pas pour le droit et la

justice, et la Société des Nations, ce qui est déjà très

beau, mais parce qu'il aimait la France et qu'il aimait

Paris. A cela, nous devons être particulièrement sen-

sibles.

Il était né à New-Yorken 1888, et il y fut élevé pen-dant ses toutes premières années. Sa famille l'emmena

ensuite, puisqu'elle y avait des affaires, dans un

pays admirable pour les gens qui l'ont vu, à Mexico,une vieille civilisation d'autrefois, la vieille Espagne,un peu détruite, maintenant; mais, à cette époque,elle était encore vivace. 11y prit l'amour de la couleur

et, en même temps, il reste Américain, puisqu'ilrevint aux Etats-Unis, où il fit ses études pendantdeux ans. Il entra à l'Université Harvard, où il resta

quatre ans, continuant à venir pendant les vacances

à Mexico. Enfin, il vint à Paris en 1908. Il aimait

notre littérature; il aimait notre esprit; il fut tout de

suite à Paris comme s'il était dans le pays de ses

rêves. Il apprit le français; il l'écrivait même assez

bien pour collaborer à beaucoup de journaux litté-

raires de l'époque, notamment à un grand journal

qui a été autrefois un journal de jeunes gens, jeunes

gens devenus maintenant des hommes faits, même

quelques-uns des hommes mûrs; ce journal s'appelleLe Mercure de France. Pour Alan Seeger, Paris était

la ville de rêve; c'était ce qu'était Athènes autrefois

pour les jeunes Romains qui allaient se tremper dans

la civilisation athénienne, ce que Rome fut plus tard,

ce que Paris déjà était au moyen âge, où les étudiants

du monde entier venaient, vous le savez, s'abreuver

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POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN

à la mamelle de l'Université de Paris; qui apprenait

tout, qui était déjà le centre du monde. En même

temps, dans ce Paris d'aujourd'hui, Alan Seeger

voyait comme une religion. Il adorait Paris avec fré-

nésie. C'était un païen, un homme aimant la vie,aimant tout ce que les beautés et les joies de la vie

peuvent donner. Vous trouverez chez lui de trèsbeaux poèmes d'amour, des sonnets que je vous

lirai. Il devint un fervent de Paris, il le dit à un

moment car sitôt que la guerre fut déclarée, sans

attendre rien, avec une quarantaine ou une cinquan-taine de ses compatriotes, il s'engagna dans la Légion

Etrangère, et il s'en expliqua dans une lettre qui

parqt dans je ne sais plus quel journal américain, où

il dit

« Il ne nous a pas paru possible, à nous qui avions

aimé Paris, qui avions été aimés par Paris, qui avions

connu ses joies, ses plaisirs, son ciel de rêve, le

voyant en danger, sentant qu'il était menacé, de nous

dire « Quand cette guerre sera finie, quand quelquescamarades reviendront en ayant laissé tant d'autres

sur le champ de bataille, qu'est-ce que nous ferons?

Nous avons aimé Paris pour jouir do Paris; quand on

est venu l'attaquer, nous n'avons pas su le défendre!

Cette situation n'est pas possible, elle me ferait honte,

je veux m'engager. »

II fut poussé aussi à s'engager parce qu'il avait le

goût de la vie intense, et le goût de chercher comment

il pourrait dépenser cette vie.

Il expliqua aussi sa décision à des amis, mais il

n'en dit pas un mot à son père, qui était venu à Paris

environ quinze jours avant son engagement. En

revanche, il dut écrire plusieurs fois à sa mère pour

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L'AME AMÉRICAINE

lui expliquer ce qu'il avait fait. Voici un fragmentd'une des lettres qu'il écrivit le 8 août 1915

« J'ai pu être un peu irrégulier dans mes corres-

pondances, ces temps derniers. C'est parce que, étant

toujours au repos, loin de la ligne de feu, la sensation

d'être hors du danger a pour effet d'amoindrir l'im-

portance que j'attachais à vous tenir toujours assurée

que je vais très bien. Vous ne devez pas vous faire

l'illusion qu'une révolution éclatera en Allemagne,ou que la guerre se terminera bientôt. Considérez ma

présence ici comme je la considère, c'est-à-dire

comme faisant partie de ma carrière. Je ne suis pasinfluencé par les folles idées américaines du « succès »,

qui ont trait seulement à la signification superficielleet accidentelle des mots: avancement, reconnaissance,

puissance, etc. L'essence du succès consiste à suivre

rigoureusement ses propres et meilleures impulsionset à se conduire comme vous le dicte votre conscience

et de telle sorte que l'imagination ne puisse rien

concevoir de plus désirable. Etant donné ma nature,

je n'aurais pas pu agir autrement que je ne l'ai fait.

Quoi qu'on puisse imaginer que j'eusse pu faire, si jene m'étais pas engagé eût été moins important que ce

que j'accomplis actuellement; et tout ce que je pour-rai entreprendre après la guerre, si je survis, sera

moindre aussi. J'ai toujours eu la passion de jouer le

plus beau rôle à ma portée, et c'est réellement, en un

sens, un suprême succès que d'être admis à remplircelui-ci. Si je n'en sors pas, je partagerai la bonne

fortune de ceux qui disparaissent alors qu'ils sont au

pinacle de leur carrière.

« Arrivez à aimer la France et à comprendre la no-

blesse, pour ainsi dire sans exemple, de l'effort que

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POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN

fait cet admirable peuple, car cela sera pour vous le

plus sûr moyen de trouver un réconfort pour ce que

je suis prêt à souffrir pour sa cause. »

A côté de cela, l'homme de lettres, l'écrivain il

avait laissé un manuscrit en Belgique, et ne savait

pas ce qu'il était devenu. Son Journal s'arrête, à un

moment donné, et il avait dit déjà, le 24 sep-tembre 1915, à la lin de son Journal interrompu, dont

il annonçait la suite et qu'il n'a pas continué, il avait

dit ce mot

« J'ai attendu cette minute [on s'attendait à une

attaque] depuis plus d'un an; ce sera le plus magni-

fique moment de ma vie. J'aurai soin d'être à la

hauteur de cet instant. »

Et voici alors la dernière lettre qu'on a de lui il

fut tué le lendemain, dans une attaque à la baïon-

nette, sans avoir pu aller jusqu'au bout de l'attaque;il tomba au milieu, restant encore vivant et entraînant

ses amis par ses cris et ses yeux étincelants. Il n'a

pas eu la joie d'arriver jusqu'à la tranchée, mais peu

importe! Voici la dernière lettre qu'il écrivit, le

28 juin 1916

« Nous montons à l'attaque demain; ce sera pro-bablement la plus grande affaire entreprise. Nous

aurons l'honneur de marcher dans la première vague.Pas de sac, mais deux musettes, toile de tente roulée

sur l'épaule, profusion de cartouches, de grenades,et baïonnette au canon.

«Je vous écrirai bientôt, si je m'en sors; sinon, mon

seul souci terrestre est pour mes poèmes. Ajoutez à

mon dernier volume l'ode que je vous ai envoyée et

les trois sonnets et vous aurez opera omnia quxexistant.

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L'AME américaine

«Je suis contentde marcher dans la première vague.

Quand on est dans de telles affaires, le mieux est d'yêtre en plein.

« Et ceci est la suprême expérience. »

A quel point il aimait la vie, la beauté de la vie,

je vais vous en donner un exemple. Je vous lirai

quelques poèmes de guerre, très peu, ceux qui sont

célèbres, qu'on ne peut pas ne pas connaître; mais jevous lirai surtout, extraite de ses sonnets, toute une

histoire d'amour, tout un roman, même. La personne

qui a traduit ce livre, et qui l'a traduit véritablement

très bien, était une amie de Alan Seeger.Dans les huit sonnets que je vais vous lire d'abord,

vous allez voir se développer tout un roman d'amour,avec des délicatesses d'expression, avec une passion

profonde, intense, un désir de la vie et des joies de

la vie, et, néanmoins, une grandeur d'âme qui sait

s'animer pour quelque chose de plus grand encore,si l'on peut dire que quelque chose est plus grand quel'amour. Quand il est satisfait, oui; mais quand il ne

l'est pas, ce n'est pas la même chose. Enlin, jugez-enVoici le sonnet III, les deux premiers ne touchent

pas à cette histoire.

Pourquoi seriez-vous étonnée que mon cœur plongédepuis si longtemps dans les ténèbres et privé de ten-dresse soit ravivé par vous et s'émeuve, tressaillantcomme la terre qui renait maintenant sous le chaud soleild'avril?

Je suis le champ d'herbe onduleuse, vous la doucebriseparfumée du Printemps, et tout mon être lyrique s'inclineet s'emplit de murmures soudain quand vous passez.

Je ne vous ai rien demandé et j'ai espéré moins encore

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POÈTES D'HIER, D'aCJGBRD'HOJ ET DE DEMAIN

mais avec la tendresse profonde et passionnée de quel-

qu'un qui approche ce qu'il adore le plus, j'ai seulement

souhaite de perdre pour un court instant tout sentiment

de ma propre existence et de vivre en rêvant de mettre

toute ma joie en là votre.

Dans le sonnet suivant, vous constaterez qu'il n'a

plus rien de puritain, que c'est un païen amoureux de

la vie et de la beauté. Ceci a été écrit dans une église

je crois que c'était à Biarritz. Quelle est cette femme

qu'il avait rencontrée? Je ne le sais pas et, si je le

savais, je ne le dirais pas. Ce qu'il y a de certain,

c'est qu'elle n'agréa pas cet amour.

Si, d'un endroit éloigné, je fus attiré ici, ce n'était pas

pour prier ni pour entendre l'allocution de notre ami,mais afin d'adorer l'idéale beauté en contemplant, une

fois de plus, votre charmant visage.

Sur cette châsse si pure, qui a trop longtemps ignoréles offrandes que dès l'abord j'apportais si fréquemment,

je dépose cet ex-voto, pour attester combien douce me

parut votre sereine beauté.

Enfant enchanteresse! Ma foi n'est pas de celles que,

par des prières futiles ou des hymnes insipides, l'on

clame dans une nef pleine de monde, ou devant des bancs

d'église.

Ma religion est simple l'Univers est parfait et la Beauté

est la meilleure chose à adorer ici-bas et je le confesse

en vous adorant.

SONNET V

yoyant que vous ne veniez pas et ne passiez point avec

moi ce jour de suggestive beauté, comme nous le devions,

je suis sorti solitaire et me suis contenté de vous faire

maîtresse seulement de ma pensée.

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l'ame AMÉRICAINE

J'ai béni le sort qui fut si bon de placer parmi les agi-tations de ma vie ce refuge d'un moment où mes sens

peuvent trouver l'apaisement et mon âme la béatitude.

Oh I soyez ma gentille amoureuse, même pour peu de

temps! Promenez-vous quelquefois avec moi; laissez-moi

vous regarder sourire Etant en sentinelle, quelque nuit

sous un ciel hivernal.

Ayant la charge où, sur un lit de douleur, ces souvenirs

bénis revivront et seront le baume bienfaisant qui rassé-

rène et fortifie.

SONNET VI

wOhl vous êtes plus désirable pour moi que tout ce que

j'ai risqué dans une heure d'impulsion, quand j'ai mis ma

jeunesse dans la main du hasard, l'exposant à être flétrie

ou anéantie en sa plus parfaite fleur.

C'est pourquoi je pense moins à ce que le sort peut

m'apporter qu'à la manière de rendre plus précieux pourmoi, avant de retourner au feu, le souvenir de ce qui est

maintenant mon seul et suprême désir.

Dans les temps mythiques, j'aurais imploré celle qui fit

son séjour préféré des bosquets vantés de'Chypre qu'elleme soit favorable! qu'elle couronne de succès

Mon désir de faire de vous la coupe ornée de roses, aux

bords enivrants de laquelle mon âme boira la dernière de

ses joies terrestres.

SONNET VII

II fut un temps où j'aurais tempêté et tenté de plaiderma cause; mais vous ne m'entendrez jamais vous supplier.Ces longs mois qui ont amplifié mes désirs ont rendu ma

requête moins importune;

Car, maintenant, les plus minces faveurs me semblent

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POÈTES D'HIER, d'AUJOOBD'HUI ET DE DEMAIN

si précieuses, que les courtois amants de naguère ne furent

jamais plus satisfaits de s'incliner et d'attendre, apaisantleur ardeur amoureuse par des discours et de tendres

rimes.

Mais non! Soyez capricieuse, rétive ne craignez pas,de me blesser par des paroles ou des actions méchantes,de peur qu'une mutuelle tendresse donne trop de prix à

Ma vie suspendue à un fil si ténu, et que l'amour lieu-reux m'amollisse avant que vienne Mai et cette rude

partie qu'il me reste encore à jouer.

SONNET VIII

0 amour de femme t on vous cite comme une passionenvoyée pour frapper de maux le cœur des hommes.

Pour un à qui vous apportez la félicité, vous dispensezdes rebuffades et des désastres à dix.

J'ai été souvent en des endroits où l'on fait bon marchéde la vie humaine j'ai vu des hommes dont la cervelle

était répandue autour des oreilles; ej; jamais, jusqu'ici,cela ne m'a empêché de dormir; je vivais sans troubleet j'ignorais les larmes.

D,es insensés vont çlamanf que la guerre est une choseatroce; je savais bien que rien en elle n'égalait l'agoniede souffrance

De celui qui aime en vain. La guerre est un refugepour un cœur comme le sien; l'amour seul lui enseignece qu'est la vraie torture.

SONNET I£

C'est bien, puisque je vois que je ne puis rien espérer,alors séparons-nous. Ayant depuis longtemps habitué ma

chair à a maîtriser la peur, j'aurais dû apprendre à disci-

pliner mon cœur Dieu sait pourtant que ce n'est pas à

beaucoup près aussi facile.

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L'AME américaine

Oh! vous fûtes créée pour rendre les hommes miséra-

bles et torturer ceux qui ont mis leur bonheur en vousmais moi, qui vous aurais si bien aimée, ma chérie, jeme glorifie d'être beau joueur.

Aussi bien, ne fût-ce pas un insuccès complet, car j'aiarraché à foubli quelques moments de ce temps si pré-cieux qui s'envole,

Ajoutant à mon passé, riche de souvenirs, la manière

jolie dont vous m'avez regardé une fois, votre grave et

douce voix, votre sourire et vos chers yeux.

Et voici le dernier sonnet. Après cette plainte,

après les rebuffades qu'il a subies, il dit que, malgré

tout, il a été très heureux.

SONNET X

J'ai cherché le Bonheur, mais ce fut un gracieuxarc-en-ciel, défianttoute poursuite. J'ai goûté le Plaisir, –

mais ce fut, à mon sens, un fruit plus appétissant parson aspect que vraiment savoureux.

Renonçant aux deux, atome parmi le grouillement des

armées combattantes qui conquièrent ou reculent, là

seulement, purifié par la fatigue et le dur labeur, jeconnus ce qui approchait le plus de la satisfaction.

Là, au moins, ma chair tourmentée fut délivrée de ce

taon, le Désir, qui la harcelait tellement. J'étais accoutumé

à connaître la Discorde et la lutte,

Les peines de cœur, les déceptions, la jalousie meur-

trière transporté par la guerre loin de tout cela, je fusen paix au milieu du vacarme des armes.

Et, ici, j'arrive aux deux derniers poèmes que je

voudrais vous lire, qui sont les plus célèbres et qui

ont rendu son non illustre. Le premier est une petite

Page 12: Alan Seeger

POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN

H

pièce qui s'appelle Mekloub. C'est un mot arabe quiveut dire « C'est écrit. »

C'est en quatrains. Cette pièce est absolument par-faite de forme. Ce n'est pas une chose chiquée,comme on dit dans le langage artiste. Nous avons

parlé de l'argot américain; nous pouvons parler de

celui des.peintres, des poètes. Il avait remarquédeux choses qui l'avaient soulevé d'enthousiasme

La Marseillaise, jouée et chantée par un régiment,et le même assaut accompagné par la Nouba, des

tirailleurs algériens ce mélange de cuivres et de

clarinettes particulier de la Nouba, qui, en effet,

quand on l'a entendu, est enivrant et pousse à tous

les actes d'héroïsme, aussi bien que La Marseillaise,

quoiqu'il n'y ait pas de paroles. Alan Seeger appar-tenait à la division marocaine. J'aurais dû vous lire

sa citation à l'ordre du jour de la division. La voici

« Jeune Légionnaire, enthousiaste et énergique,aimant passionnément la France. Engagé volontaire

au début des hostilités, a fait preuve au cours de la

campagne d'un entrain et d'un courage admirables.

Glorieusement tombé le 4 juillet 1916. »

il s'y attendait, il y était prêt, comme vous allez

voir.

MEKTOUB

Unjour, par surprise, un obus tomba sur notre posteet tua un de nos camarades à mon côté. Mon cœur futdéchiré quand je vis combien il souffrait pour mourir.

Je creusai autour de la place où il était tombé et décou-vris un fragment du redoutable engin, en aluminiumroussi, pas plus gros que mon pouce.

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l'ame américaine

Je le fondis, et ayant fait un moule, je le versai parl'ouverture. Puis, quand le lingot fut froid, je le travaillaiet en fis une bague parfaite.

Et, quand elle fut polie et brillante, la fixant sur une

canne ronde, comme un sceau, je priai un turco d'écrire

« Mektoub en caractères arabes!

« Mektoub! C'est écritl Ils pensent ainsi ces fils dudésert qui s'abreuvent de son immensité et puisent leur

grandeur dans la sienne.

Dans le livre du Destin, dont les feuilles sont le Tempset la couverture l'Espace, le jour où vous devez cesser

d'exister, l'heure, le monde, le lieu sont marqués, disent-ils.

Et vous serez impuissant, même en y subordonnant

toutes vos pensées et en y employant toutes les ressources

de votre esprit, à changer cette fatalité certaine, à la retar-der d'un seul instant ou à la conjurer.

Donc, apprenez à chasser l'épouvante de votre cœur.

Si tu dois périr, ô homme! sache que c'est une inévitable

partie du plan tracé d'avance.

Puisque, aussi bien, tu ne passeras qu'une fois sous le

portique d'ébène et seras accueilli par ceux qui l'ontfranchi avant toi, les forts, l'élite.

Garde-toi de te présenter courbé ou pâli par la frayeur,mais reste droit, serein, tel que tu souhaiterais le plus

d'apparaître à ceux que tu vénères.

Meurs comme si tes funérailles t'ouvraient les portesqui mènent à une somptueuse salle de banquet dans la-

quelle festoient des héros.

Et là, il dépendra de toi seul qu'ils t'acclament commel'un des leurs ou te jettent de leur cour, selon que tu yseras venu comme un esclave ou comme un seigneur.

Aussi, quand arrive l'ordre d'attaquer, que se déploie la

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POÈTES D'HIER, n'ADJOOBD'imi ET DE DEMAIN

vague d'assaut et que le cœur tremble de regarder enarrière vers la vie et toutes ses joies,

Ou, quand, autour de votre « trou » peu profond, tom-

bent le long d'un fossé qu'ils semblent près de trouver,les gros obus que l'on peut entendre venir d'un demi-

mille

Alors que pour ne pas écouter les uns essaient de

parler, d'autres de nettoyer leur fusil ou de chanter,

certains creusent plus profondément dans la craie; moi,

je regarde ma bague;

Et mes nerfs se distendent même quand ils sont le plustendus; et la mort vient en sifflant sans que je l'entende,tandis que je réftéebjs à toute la profondeur du sens con-

tenu dans ce mot mystique.

Apaisant comme un baume mon cœur dont les palpi-tations ont cessé, il m'apporte la résignation, le calme et

la sagesse de l'Orient.

Et, à présent, le fameux poème qui a été répété

dans toute l'Amérique, qui a été dit dans les écoles,

et qui, avec l'Ode de Commémoration aux Morts, a été

d'un si grand poids pour décider l'Amérique à venir

se battre, le fameux poème J'ai un rendez-vous avec la

Mort. Il est très court, il n'a que trois strophes iné-

gales les rimes sont impressionnistes les sonorités

sont suggestives et la pensée, csœmme vous allez voir,

qui est belle, est rendue plus belle encore parce qu'on

savait ce qui était écrit « Mektoub » On eût dit qu'il

le connaissait d'avance. En réalité, il le connaissait.

Quand cet homme s'est engagé, quand il est venu se

battre pour Paris; quand il a écrit à sa mère cette

lettre qui a pu vous paraître un peu dure, qui était,

cependant, la plus consolante à lui écrire; quand il

n'a rien dit à son père avant son engagement, crai-

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L'AME AMÉRICAINE

gnant le raisonnement naturel d'un père qui aurait

fait appel à la tendresse de la mère quand il a fait

tout cela, il savait, puisqu'il était un poète qui avait

fait une œuvre, qui désirait en faire une autre encore,

il savait ce qu'il donnait, il savait qu'il allait le per-

dre. Il a dit « Je veux être un beau joueur! » Car,

enfin, celui qui n'a rien et qui se bat, c'est bien;

mais celui qui a tout et qui se bat, celui qui a

l'avenir devant lui et qui dit « Cela m'est égal, c'est

là qu'il faut que j'aille », c'est encore plus beau!

J'AI UN RENDEZ-VOUS AVEC LA MORT.

J'ai un rendez-vous avec la Mort à quelque barricade

disputée, quand le Printemps reviendra avec son ombre

bruissante et que les fleurs de pommier voltigeront dans

l'air! J'ai un rendez-vous avec la Mort quand le Printempsramènera les beaux jours azurés

Il se peut qu'elle prenne ma main et me conduise vers

son ténébreux domaine, qu'elle close mes yeux et arrête

mon souffle. Il se peut que je passe encore auprèsd'elle. J'ai un rendez-vous avec la Mort sur le versant

déchiqueté de quelque colline délabrée, quand le Prin-

temps reviendra faire son tour cette année et qu'appa-raîtront les premières fleurs des prés 1

Dieu sait qu'il serait meilleur d'être étendu au creux

des coussins, dans la soie et le duvet parfumé, où l'amour

palpite en un bienheureux sommeil, pouls contre pouls,souffle contre souffle, où les réveils silencieux sont

chers. Mais j'ai un rendez-vous avec la Mort, à minuit,dans quelque ville en flammes, quand le Printemps

repartira vers le Nord, cette année, et je suis fidèle à la

parole donnée: je ne manquerai pas à ce rendez-vous I

Qu'il aimât la vie et qu'il comprît que même la

mort, acceptée comme il l'accojjl.art là, n'est pas une

Page 16: Alan Seeger

POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN

insulte à la vie, qu'au contraire c'est un éloge, vous

allez le sentir dans le poème qui s'appelle Cham-

pagne.Le souvenir qu'il veut qu'on garde de lui, c'est

celui d'un homme qui a aimé la vie, la beauté,

l'amour, et c'est toujours à cela qu'il faut penser

car sacrifier sa vie quand c'est une vie de chien, une

vie de misère, quand on a souffert en homme qui

finit par se suicider, ce n'est rien, puisqu'on quitte

quelque chose de mauvais pour quelque chose de

mieux que ce que l'on a; mais celui qui a tout et

qui dit « Ce tout je le donne! », il a le droit d'en

faire l'éloge. La mort n'est pas la négation de la

vie, c'en est peut-être le couronnement.

CHAMPAGNE (1914-1915)

Dans les joyeux banquets, dans les heureuses fêtes,quand les joues seront empourprées et que les verres

seront pleins des perles dorées du doux vin de France,où se concentrent les rayons du soleil et la splendeurdu monde,

Buvez quelquefois, vous dont les pas pourront encore

fouler les sombres et délicieux sentiers de la terre, buvezà la mémoire de ceux qui, pour un pieux devoir, ont

vessé leur sang, sanctifiant le sol où ce même vin naquit.Là étendus par de dévoués camarades, ils sommeillent

le long de nos lignes, à l'endroit où ils sont tombés, à

côté du cratère de la Ferme d'Alger et en haut des coteaux

sanglants de la Pompelle.

Et autour de la ville et de la cathédrale dont les enne-mis de U Beauté osèrent profaner les tours, dans le tapisde fleurs multicolores qui revêt les champs crayeux et

ensoleillés de la Champagne,

Page 17: Alan Seeger

L'AME AMÉRICAINE

Sous chacune des petites croix érigées, repose lesoldat. H est maintenant sans épouvante au milieu du

canon qui tonne et, dans sa nuit, il dort en paix sousl'éternelle fusillade.

Pour que d'autres générations puissent, dans les ans à

venir, libres de l'opprobre et de la menace, posséder un

plus riche héritage de bonheur, il marcha à cet héroïque

martyre.

Estimant infime le paiement de sa dette pour que son

drapeau puisse, l'honneur intact, flotter sur les tours de

la liberté, de sa poitrine il fit un rempart et de son sangcombla le fossé.

Obscurément sacrifié, sa tombe sans nom, nue, sans

sculpture, sans dédicace poétique, sera empourprée parl'Eté de coquelicots en fleurs et l'automne la jaunira de

vignes mûrissantes.

Là, les vendangeurs en faisant la récolte marcheront

plus légèrement, et en chargeant leurs plateaux d'osier

ils béniront sa mémoire tandis qu'ils chanteront en

accomplissant leur dur labeur. sous les rayons obliquesdu soleil d'octobre.

Combien j'aime à penser que si mon sang était assez

privilégié pour imprégner cette terre où le sien pénétra,

je ne disparaitrais point entièrement, mais quand les

banquets s'animeront aux bruits des voix, quand on

boira en portant des toasts,

Et que les faces illuminées par la joie de vivre seront

rendues plus radieuses par les rires et la bonne chère,des coupes étincelantes un atome de mon être s'élanceravers les lèvres que j'ai tant aimées.

Ainsi, un ètre qui n'aura pas convoité l'idéal plushaut que celui incarné, coloré, vivifié par la nature

même, de la tombe s'élèvera pour atteindre les rêves

chéris de sa jeunesse, ces rêves qu'il ne réalisa pas et

qu'il aurait pu vivre.

Page 18: Alan Seeger

POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUIET DE DEMAIN

Et cet ardent besoin, jamais satisfait, d'aller vers la

beauté terrestre sous toutes ses apparences, la mort elle-

même n'a pu le détruire en lui et le détacher complète-ment des forme? bien-aimées dont il fut assoiffé

Hélas combien périrent ici, à qui la vie réservait de

délicieux présents combien, dans toute la vigueur et le

charme de leur jeunesse couronnée de tous les dons qui

conquièrent et séduisent

Rappelez-vous quels hommes ils furent; et quand vous

êtes sous le tendre charme de la musique ou parmi une

brillante assistance animée de la joie la plus vive, levez

vos verres à leur mémoire dans un toast silencieux.

Buvez à eux, pleins d'amour pour la Terre chérie Ils

ne demandent pas de plus éloquent témoignage de ten-

dresse, et, dans le jus de la vigne qui a mûri à l'endroit

même où ils tombèrent, oh! trempez vos lèvres comme

si vous leur donniez un baiser.

Je crois qu'il n'y a pas de commentaire à faire.

Après ce dernier trait, après ce poème, après le peu

que je vous ai dit, vous voyez qu'Alan Seeger était

un très grand poète. Toute une belle carrière a été

interrompue, a été brisée; mais qu'importe! Il res-

tera éternellement un grand poète, et le peu qu'il a

laissé fera que, partout où revivra sa mémoire,

l'Amérique sera honorée, et la France aussi, la

France qu'il a aimée assez pour lui faire ce grand

sacrifice, la France qui, par la joie de tous ceux qui

l'aiment, enverra à la mémoire d'Alan Seeger, comme

je le fais ici, la seule chose qu'il demandait}>im

baiser.baIser.

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