Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire

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  • 8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire

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    Monsieur Alain Girard

    Le journal intime, un nouveau genre littéraireIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1965, N°17. pp. 99-109.

    Citer ce document / Cite this document :

    Girard Alain. Le journal intime, un nouveau genre littéraire. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises,

    1965, N°17. pp. 99-109.

    doi : 10.3406/caief.1965.2280

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2280

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_199http://dx.doi.org/10.3406/caief.1965.2280http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2280http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2280http://dx.doi.org/10.3406/caief.1965.2280http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_199

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    LE

    JOURNAL INTIME,

    UN NOUVEAU

    GENRE LITTÉRAIRE

    ?

    Communication de M. Alain GIRARD

    {Paris)

    au

    XVIe Congrès de V Association,

    le 28 juillet

    1964.

    Quand

    j ai arrêté

    le titre

    de cette communication avec

    M. Jean

    Pommier,

    que

    je tiens ici

    à

    remercier, et

    à

    qui je

    suis

    heureux

    de

    rendre

    un

    hommage

    public,

    j ai

    aussitôt

    souscrit à

    sa

    suggestion

    de présenter mon propos sous

    forme

    d interrogation : le

    journal intime, un nouveau genre litté

    raire ? point d interrogation. En

    effet,

    rien

    ne paraît plus

    pro

    pre à ouvrir un

    débat, et

    ce

    sont des

    questions

    que

    je vous

    soumettrai,

    pour que nous puissions

    en

    débattre

    tout à

    l heure, quand nous aurons

    entendu

    d autres communicat

    ionsonsacrées

    à

    tel ou tel journal intime.

    Mais, sans

    vouloir dès l abord

    me contredire, je commenc

    erai

    n

    énonçant

    quelques

    affirmations, car

    c est de ces

    affirmations mêmes

    que doit jaillir la discussion.

    Affirmons

    donc hautement que le

    journal

    intime

    est

    devenu

    un genre

    littéraire.

    Je l ai

    écrit dans des pages trop nomb

    reuses

    qui

    veulent

    être une démonstration

    (1), et je

    ne

    m en

    dédis

    pas. Ou encore,

    en

    forçant ma pensée et en lui

    donnant un

    tour

    volontairement provocant :

    la

    littérature

    compterait un genre de plus, le journal.

    (1) Alain

    Girard,

    Le journal

    intime,

    Paris, P.U.F., 1963,

    XXIV-640 p.

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    IOO

    ALAIN

    GIRARD

    II faut s entendre sur

    les

    mots. Le journal

    est

    de tous

    les

    temps,

    bien

    antérieur

    en

    tout

    cas au journal

    intime,

    et

    il

    subsistera quand le journal

    intime

    aura peut-être disparu.

    Il correspond

    en effet à un besoin

    permanent de

    relater les

    faits du monde

    extérieur,

    de les diffuser autour

    de soi et

    d en conserver une trace, pour les comprendre, les

    expliquer,

    en faire

    l histoire.

    Ce besoin est

    si

    profond,

    et

    notre curiosité

    si vive,

    que

    la presse, sous toutes ses formes,

    a

    fondé

    sur

    lui

    l institution sociale que

    l on sait.

    Le journal

    intime est

    tout autre chose.

    Il correspond

    à un

    besoin beaucoup moins universel,

    mais très

    répandu depuis

    un moment

    du temps

    qui

    peut

    être

    fixé

    avec

    assez de

    préci

    sion,

    de

    relater

    pour soi

    ce que

    l on

    pourrait

    appeler

    pour

    simplifier et par opposition les faits

    du

    monde intérieur.

    Certes, il

    n y

    a pas

    de frontière absolue entre

    journal

    «

    externe » et journal intime, mais dans ce dernier l accent est

    mis,

    sans conteste, sur soi, sur

    la part la

    plus secrète de soi,

    celle

    qu on ne

    révèle pas d ordinaire,

    ou

    seulement

    à quelque

    élu ou

    quelque

    confident.

    Il serait

    plus

    difficile de

    définir

    un genre littéraire, et je

    ne

    m y essaierai pas

    devant

    votre savante

    assemblée.

    Le dic

    tionnaire de Littré ne m a pas

    beaucoup

    appris. On trouve

    au

    mot

    genre,

    sous

    la rubrique 70

    : « espèce

    de composition

    littéraire,

    partie,

    subdivision dans les

    beaux-arts.

    Cet écri

    vain a

    excellé dans plusieurs

    genres.

    » Suivent

    trois

    citations

    dont

    je retiens une boutade bien connue de

    Voltaire

    : « Tous

    les

    genres

    sont

    bons,

    hors

    le

    genre ennuyeux.

    »

    Finalement le qualificatif «

    littéraire

    » prête le plus à

    équivoque. Car ce

    qui fait

    à

    mes

    yeux —

    mais on

    pourrait

    en

    discuter

    — le caractère

    même

    d un journal

    intime,

    son

    authenticité

    ou

    sa

    valeur,

    c est de

    n être

    en

    aucune manière

    un

    exercice

    de littérature. Il appartient au sujet

    lui-même,

    à

    la personne

    qui l écrit,

    il

    fait corps

    avec elle, et

    ne peut

    en

    être détaché, il

    n a rien d un

    jeu

    ou

    d une

    œuvre

    d art. Mais,

    dira-t-on, l œuvre

    d un

    philosophe, ou celle d un

    poète

    ou

    d un

    romancier n est-elle pas consubstantielle aussi

    à l homme

    qui

    la

    compose,

    n est-elle pas

    aussi pour lui

    un

    moyen

    de

    rechercher et d exprimer

    sa

    vérité dans

    ce qu elle a

    de

    plus

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    LE

    JOURNAL INTIME, UN

    NOUVEAU GENRE

    LITTÉRAIRE ?

    IOI

    intime

    ? L authenticité d un

    journal

    ne

    l exclut

    donc

    pas en

    tant

    que

    telle

    du

    champ

    de

    la

    littérature,

    si

    celle-ci

    n est

    pas

    conçue

    comme une

    simple

    distraction,

    ou un passe-temps.

    Mais tout écrit publié

    est

    destiné à agii sur les autres, à

    changer quelque

    chose dans

    le monde : un journal,

    dans

    son

    principe,

    est destiné

    à agir sur

    la seule personne de son rédac

    teur,dans la

    mesure au moins où celui-ci ne le

    destine

    pas à

    la publication.

    Pour

    d autres raisons

    encore, le journal

    intime

    a

    les

    carac

    tères d un genre. Il

    est

    très répandu, et l on

    aurait

    de la

    peine à dénombrer

    les

    auteurs, des plus illustres aux plus

    obscurs,

    qui

    depuis

    le

    début

    du

    siècle

    ont

    recouru

    ou

    re

    courent d une manière ou d une

    autre

    à ce mode d express

    ion.

    haque jour

    en

    apporte de nouveaux témoignages.

    L hebdomadaire Arts a posé au

    mois d avril

    derniei

    les

    ques

    tions suivantes

    à quelques écrivains :

    « Tenez-vous un journal intime ?

    Si

    oui, quelles satisfactions

    en

    retirez-vous

    ? Comptez-vous le publier un

    jour ?

    Sinon, voua

    intéressez-vous à ce genre littéraire,

    et

    pourquoi ? »

    Parmi

    les

    écrivains interrogés, nombreux sont ceux qui

    tiennent

    ou

    ont

    tenu

    d une

    manière

    ou

    d une

    autre un

    journal

    intime

    ;

    la plupart lisent

    des

    textes de ce

    genre,

    et

    tous

    peuvent définir leur métier

    en

    fonction

    d eux. Tout

    récem

    ment, il y

    a à

    peine deux

    mois,

    sortait

    en

    librairie le journal

    d un jeune écrivain, mort accidentellement,

    et

    sur qui

    cer

    tains

    fondaient

    des

    espoirs,

    Jean-René

    Huguenin.

    Cette écriture

    personnelle, cursive,

    nerveuse, au jour le

    jour,

    est

    assurément

    à

    la mode. Sa fréquence

    et

    sa

    vogue

    posent un problème d actualité. Le

    public

    est avide de

    ces

    écrits

    autobiographiques

    qui

    ne cessent

    de

    paraître.

    A

    propos

    d une infoimation,

    donnée dans

    le

    Monde

    d il y a quelques

    jours (18 juillet)

    sur

    les

    gros

    tirages de la saison 1963- 1964,

    et sur

    le succès

    remporté par différents ouvrages de Sartre,

    Simone de

    Beauvoir,

    Anne

    Philippe,

    Green

    ou

    Guéhenno,

    ne lisait-on

    pas

    ce

    commentaire

    révélateur :

    « En

    grossissant

    un peu

    les

    choses on pourrait dire

    que les

    Franç

    ais

    ont lu

    cette

    année

    que

    des

    autobiographies. »

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    IO2

    ALAIN

    GIRARD

    Certes, les

    mémoires

    et les autobiographies

    ne

    sont

    en

    aucune

    manière des journaux

    intimes, mais

    ils se

    développent

    en

    même temps, et leur

    foisonnement témoigne d un goût

    semblable parmi

    les

    auteurs

    et

    parmi le

    public,

    d un même

    désir d échapper,

    à

    la fois

    à

    la littérature d imagination et

    à

    l étude du

    monde

    extérieui, pour

    tenter de saisir

    l individual

    ité

    ne individualité dans

    ce qu elle a

    de plus spécifique

    ou

    diflérencié, comme si finalement l expérience la plus per

    sonnelle

    secrète et presque incommunicable, était

    ce qui

    intéresse le plus

    aujourd hui, et

    captive

    avant

    tout l attention.

    Il

    serait

    intéressant de

    mener

    une

    enquête

    auprès de tous

    ceux qui,

    par

    vocation ou

    par profession,

    se

    servent

    aujour

    d hu i

    d une

    plume comme de l outil le

    plus

    familier,

    le

    seul

    outil

    peut-être qu ils aient appris

    à

    manier, pour savoir

    combien

    tiennent

    ou ont

    tenu un journal intime,

    à quel

    âge

    et pendant

    combien

    de

    temps, pourquoi ils ont contracté

    ou

    abandonné cette

    habitude, quelles

    expériences

    ou

    quelles

    pensées ils livrent le

    plus volontiers

    au papier. Combien

    d entre nous, Mesdames et Messieurs, qui sommes rassem

    blésans cette salle,

    ont

    tenu de la sorte un tel journal

    ?

    Il

    serait intéressant de

    demandei

    à nos

    collègues étrangers si

    cette

    habitude

    est

    aussi

    répandue dans

    leur

    propre pays

    qu elle

    l est

    sûrement en

    France, et

    pourquci elle

    l est

    autant,

    ou

    davantage,

    ou

    beaucoup moins.

    Celui ou

    ceux qui

    auraient

    les moyens de rassembler

    ou

    d analyser un nombre suffisant

    de

    journaux

    intimes, restés sans éditeur, recueilleraient sur

    notre

    temps,

    et sur l homme de notre

    temps,

    un témoignage

    d une singulière

    portée.

    Cette semaine même, l hebdomadaire allemand der Spiegel

    (22 juillet 1964) rend compte

    d un

    ouvrage intitulé das

    europâische Tagebuch,

    par

    Gustav-René

    Носке,

    Wiesbaden,

    Limes Verlag, 1136 pages. L auteur,

    journaliste et

    essayiste,

    élève de

    Ernst

    Robert

    Curtius,

    consacre

    à

    cette écriture quo

    tidienne

    une étude de 500 pages, suivie

    d un recueil

    de cita

    tions empruntées

    à

    cent dix

    auteurs,

    et d une bibliographie

    avec notes de plus de 600

    titres.

    Il

    est

    vrai

    que

    l auteur

    fait

    remonter

    le genre

    à

    la

    Renaissance

    et évoque aussi bien

    Gœbbels

    et

    Jean

    XXIII

    que

    les plus purs des

    intimistes.

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    LE

    JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE LITTÉRAIRE ? IO3

    Son propos

    paraît

    être d analyser les structures de

    ces jour

    naux,

    plus

    fréquents

    selon

    lui

    parmi

    les

    protestants

    que

    les

    catholiques, et

    parmi

    les Allemands et les

    Russes que

    parmi

    les Latins,

    ainsi

    que

    de déceler

    les

    motifs des diaristes. Il

    manifeste une

    arrière-pensée, déjà présente

    dans

    le titre

    du livre, puisqu il

    voudrait,

    après avoir évoqué

    Charlemagne

    et Aix-la-Chapelle (je

    cite

    d après

    le compte rendu, ne

    con

    naissant pas encore l ouvrage)

    que

    л Moi

    et

    être personne et

    monde

    extérieur, croyance

    et

    connaissance puissent être

    enfin réunis ». Il

    n en

    est

    pas moins vrai que le

    sujet

    dont

    nous traitons

    est à

    l ordre

    du

    jour.

    Le journal

    intime

    est

    donc une mode. Il

    est

    parmi beau

    coup d autres,

    un fait

    de

    civilisation

    qui

    définit

    notre époque,

    et qui

    concerne chacun

    d entre nous, intimiste

    ou

    non. Il

    n est

    pas

    vain de

    s interroger sur ses

    chances d avenir.

    C est

    bien

    un

    genre, car il

    a

    une

    histoire

    et une signification, liées

    à un

    certain

    état

    de

    la société. Il appâtait à

    la

    fin

    du

    XVIIIe

    siècle

    et au

    début du

    xixe,

    à la fin

    d un monde et

    au com

    mencement d un

    autre,

    et il se développe à mesure

    que

    la

    société prend les

    traits que nous lui

    connaissons,

    quand

    des

    foules grandissantes,

    au visage

    anonyme, se concentrent

    dans

    des villes qui ne

    cessent

    de

    croître,

    quand toutes

    les

    valeurs sont discutées, quand dans un monde désacralisé,

    déshumanisé

    peut-être,

    l individu

    s interroge

    autant

    que

    ja

    mais sur son destin,

    et

    découvre ce que nous appelons au

    jourd hui l angoisse et l absurde.

    Des générations d intimistes

    montent les

    unes après

    les

    autres, et tous aperçoivent

    en eux, à

    s observer sans cesse,

    la

    même réalité, ou mieux le

    même

    néant : la fuite du temps,

    la

    difficulté

    de communiquer avec autrui, l amour imposs

    ible,

    l échec

    de leurs ambitions,

    la place

    infime

    qu ils

    occupent

    parmi les

    autres, la mort qui guette.

    Tous thèmes

    éternels

    de

    l inquiétude humaine,

    mais sentis et repris dans

    une perspective nouvelle.

    En se

    cherchant

    lui-même,

    au

    fond

    de

    lui, l individu ne découvre

    aucune

    transcendance, le

    moi

    de l intimiste n est

    plus

    une substance

    reliée

    à

    la personne

    divine,

    il

    est dans

    son

    corps,

    comme il est

    dans

    le temps,

    comme il est une image

    que

    lui renvoient les autres, subissant

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    IO4

    ALAIN

    GIRARD

    la loi de sa

    passivité,

    présent jusque dans

    sa

    folie et son

    angoisse,

    en

    fin

    de

    compte la

    personnalité

    se dissout.

    Mais,

    seul refuge devant ce

    désastre,

    comme une lueur dans

    la nuit, toujours

    prête

    à

    s éteindre, ce moi mutilé,

    et

    la cons

    cience

    qu il

    prend de sa souffrance, de

    sa

    solitude et de

    sa

    différence.

    Toute

    notre

    philosophie,

    notre dernier mot des

    choses,

    n est-il

    pas

    déjà dans

    ce regard posé sur soi, et, à travers soi,

    sur les autres et

    sur

    la vie

    ?

    Sans cette

    observation

    continue

    et

    déchirante

    de

    soi,

    qui

    s étend

    dans

    le secret de Maine

    de

    Biran à Amiel,

    éclate à la

    fin

    du xixe

    siècle

    par la publication

    répétée

    de

    posthumes,

    et

    rejoint

    Kierkegaard

    et

    Kafka,

    on

    pourrait

    se demander si la psychanalyse eût été possible, et

    l œuvre

    de Proust, de

    Pirandello, de Gide bien

    sûr,

    et

    le

    mouvement existentialiste

    qui a suivi,

    chrétien

    ou athée.

    En

    mettant

    ainsi l accent sur le moi, l intimisme a

    sans

    nul

    doute

    contribué

    à

    maintenir dans notre civilisation matér

    ielle

    et

    notre ère d organisation, un

    principe d inquiétude,

    avec le sentiment qu il subsiste un absolu, du

    moi,

    de la

    conscience

    ou de

    la

    vie intérieure, en quoi consiste peut-être

    toute

    la

    religion,

    indépendamment

    des

    formes

    qu elle

    peut

    revêtir au cours du temps. Telle

    m apparaît la signification

    profonde de cette écriture intime et quotidienne.

    Mais voici qu elle

    est devenue

    un

    genre, parce que,

    par un

    phénomène

    d imitation, les écrivains publient eux-mêmes

    leur journal, et

    en

    fin de compte

    ne l écrivent

    plus

    seulement

    pour

    eux, mais pour le public,

    à

    la manière de tout autre écrit,

    qu il s agisse de Gide, Du Bos, Léautaud, Green ou tant

    d autres. L examen intérieur

    n est

    plus secret, la confession,

    qui

    ne

    se

    fait plus

    au prêtre, est

    devenue

    publique. Nous ne

    nous

    demanderons

    pas

    si

    le

    journal

    a,

    de

    ce

    fait,

    changé

    de

    nature

    et si l on

    peut encore en toute

    rigueur parler de jour

    nal ntime. On ne dit plus d ailleurs journal intime, mais

    journal tout court,

    comme

    pour

    lever

    une équivoque

    possible.

    Il est probable que quelque chose

    s est

    modifié en lui,

    et

    que

    ses

    fonctions se sont

    déplacées, comme il advient

    de

    toute institution

    vivante, sans

    que

    pour autant

    ses

    traits

    fondamentaux aient disparu. Mais

    il

    convient, en se situant

  • 8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire

    8/12

    LE

    JOURNAL INTIME, UN

    NOUVEAU GENRE

    LITTÉRAIRE ? 105

    résolument sur le plan littéraire, qui

    est celui de cette

    réunion,

    d essayer

    de

    porter

    un jugement

    d ensemble

    sur cette

    évo

    lution

    et partant,

    sur ce qu il

    faut bien considérer

    comme

    un genre littéraire.

    Or,

    on

    ne le répétera jamais

    assez, un journal n est pas

    une

    œuvre. Il n en a pas

    les

    caractères essentiels.

    Il

    n a ni com

    mencement ni

    fin

    ;

    il n obéit

    à

    d autre

    règle qu à

    celle

    des

    circonstances, ou de l humeur de son auteur. Il n y a

    au

    cun

    grief,

    car

    telle est la

    loi du genre :

    l auteur

    peut y verser,

    comme il l entend, ce qu il veut et

    dans

    l ordre qu il

    veut.

    Une

    œuvre

    au

    contraire est

    le

    fruit

    d un

    certain

    enchaîne

    ment

    t

    d une

    longue réflexion,

    elle obéit

    à

    une logique

    interne ; chaque

    morceau qui la

    compose

    est nécessaire.

    Roman, poème, statue

    ou

    monument,

    elle

    s impose dans

    son

    ensemble, comme

    dans

    toutes ses parties.

    Le

    journal va d un

    pas négligent,

    et

    ne

    craint pas

    les

    redites, une page

    ou

    plu

    sieurs peuvent

    être

    supprimées

    sans

    altérer

    l ensemble. Même

    si

    l on

    peut

    trouver

    du charme

    à

    ses méandres infinis, tout

    journal est

    en quelque

    sorte

    trop

    long.

    Une œuvre se lit

    d un trait, la

    lecture

    d un journal

    est

    nécessairement

    inte

    rrompue.

    On

    le

    prend,

    le

    quitte, pour

    y

    revenir

    plus

    tard

    si

    l on s y est plu. Je

    crois

    avoir lu d assez près nombre de

    journaux, j ai

    assez

    aimé

    leur

    lecture pour formuler une

    question

    sans un

    risque trop grand de paraître

    blasphémer

    :

    combien de personnes,

    en

    dehors des spécialistes, peuvent

    se

    flatter

    d avoir lu

    intégralement,

    d un bout

    à

    1

    autre,

    tous

    les

    volumes

    du

    journal de

    Du Bos ou

    de celui de

    Léautaud

    la totalité de l année 1866

    du

    journal d Amiel, seule année,

    publiée dans son entier,

    ou

    des

    deux

    volumes parus

    du jour

    nal e

    Michelet,

    ou

    tout

    le journal

    de

    M. Green,

    et

    même

    oserai-je le

    dire,

    tout

    le

    journal

    de

    Gide

    ?

    Peut-être

    me

    trompé-je, mais un certain ennui, par où nous

    rejoignons la

    boutade de Voltaire,

    est

    inhérent

    à

    tout journal, parce

    qu il

    se

    répète, parce

    que

    l insignifiant côtoie l important, parce

    que rien

    en

    lui n emporte l imagination

    du

    lecteur,

    ou

    le

    mouvement de sa raison, voire de sa sensibilité, parce qu au

    cunepage n est indispensable.

    Au vrai, l exemple d Amiel a

    brouillé les

    cartes. Parce

    que

  • 8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire

    9/12

    I об ALAIN

    GIRARD

    la publication de fragments de son journal

    lui a

    valu d emblée

    la

    gloire

    qu il

    n avait pu

    obtenir

    par

    ses

    poésies,

    ses

    articles

    de critique

    ou

    son enseignement, il

    a

    semblé tout

    à

    coup

    qu il suffisait d écrire

    un journal pour

    s illustrer

    dans les

    lettres. Du moins tout s est-il passé comme si certains avaient

    fait ce raisonnement, oubliant

    que

    le coup de

    tonnerre

    d Amiel

    avait

    été préparé

    dès longtemps par bien d autres

    publications,

    et que l inquiétude

    qu il

    exprimait, sinon son

    message, étaient dans l air.

    On conçoit

    mal,

    au reste, quelque jeune homme, impatient

    de

    son

    génie,

    cherchant à s illustrer par

    un journal. Il pense

    selon

    son

    goût à

    la politique,

    à l art, à

    la

    philosophie,

    au

    ro

    man au théâtre.

    S il ouvre

    un journal,

    ce

    sera

    plutôt

    pour

    élucider les raisons qui l empêchent de

    réaliser

    l œuvre

    désirée, exprimer ses

    manques et

    ses espoirs, ou

    encore

    garder

    une

    trace

    de

    ce

    qui

    ne peut prendre place ailleurs. Mis

    à

    part

    le cas

    très

    particulier

    d Amiel,

    ou peut-être

    celui de

    Marie Bashkirtseff,

    rongée par

    la

    tuberculose

    et la vanité,

    et qui,

    en

    fait, rêvait

    d une œuvre picturale,

    aucun intimiste

    ne vaut

    seulement

    pour avoir

    écrit

    un journal

    de

    plus ou

    moins

    grande

    étendue.

    Son

    journal,

    posthume

    ou

    non,

    prend

    de l importance

    ou de l intérêt en fonction

    de son œuvre, et

    parce

    qu il

    y

    a

    cette œuvre.

    Pour

    cette

    raison

    supplémentaire

    et de poids,

    un journal intime ne saurait

    être considéré

    comme

    une œuvre.

    Aux yeux

    de certains,

    ce

    qui restera de Gide, c est

    just

    ement son journal.

    Je

    ne sais, et il n y

    a

    pas lieu

    d en

    discuter

    ici, mais il n est pas

    impossible

    que

    Gide

    ait

    fait dans

    sa jeu

    nesse tout inconsciemment, le calcul auquel je viens de

    faire

    allusion.

    Il a commencé

    son

    journal

    au sortir

    de la

    lecture

    d Amiel,

    et

    il

    n a

    jamais

    voulu

    s avouer

    cette influence.

    Mais

    ce qui est évident, c est que son

    journal,

    tel que nous le possé

    dons, est un journal

    travaillé

    et

    habillé.

    Il

    a

    supprimé

    à

    toutes

    les

    époques

    de

    sa

    vie de nombreuses pages

    qui ne lui

    sem

    blaient pas

    dignes

    de

    subsister,

    parce qu elles

    ne donnaient

    pas de lui-même

    ou de

    son talent l image

    qu il s en

    faisait.

    Au

    reste, et sans

    pouvoir

    ici développer cette vue,

    le

    journal

    de

    Gide,

    sauf peut-être

    à

    la fin de

    sa vie, quand

    il

    a

    terminé

  • 8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire

    10/12

    LE JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE

    LITTÉRAIRE ?

    IO7

    son œuvre, n est

    que très peu

    intime. Sa pensée la plus se

    crète

    ses tourments

    les

    plus

    amers, la

    grande

    question de

    sa

    vie, sa

    particularité

    sexuelle,

    ne

    sont pas

    livrés

    dans le

    journal,

    mais

    exprimés

    dans son

    œuvre sous diverses

    formes.

    Gide

    a

    bien

    conçu

    et élaboré son journal

    à

    la

    manière d une œuvre,

    où il

    déposait

    avant

    tout ses réflexions

    sur

    son

    art sa critique

    des

    œuvres, son

    exégèse

    de la littérature.

    Un

    journal

    vaut,

    en définitive, ce que vaut

    l homme

    qui

    l écrit. Sa

    valeur est peut-être le contraire même de l art, si

    l œuvre belle et durable

    existe

    par

    elle-même, d une exis

    tence indépendante de la personne de son créateur. L émot

    ion

    ue peut

    procurer

    la

    lecture

    d un

    journal

    intime tient

    tout

    entière

    dans le sentiment de présence qu elle donne de

    l homme qui l a tenu. N est-ce pas

    cette émotion

    que nous

    ressentons

    au plus haut point

    à

    la

    lecture

    des

    journaux

    de

    Biran, de

    Constant

    ou de Stendhal, pour ne citer

    que

    des

    maîtres anciens du genre

    ?

    Et c est sans doute la

    raison

    pour

    laquelle ils peuvent trouver un

    public nombreux.

    Chacun

    s exprime dans un registre différent, et qui n appartient qu à

    lui,

    qui

    ne se

    retrouve

    chez

    nul

    autre. Si j ai tendance

    à

    trop

    rapprocher en

    une

    même famille

    d esprits

    tous les

    intimistes,

    apercevant ce

    qui

    les unit, je

    n ai

    garde

    en

    effet d oublier

    leurs dissemblances. Ce n est

    plus alors

    la

    personnalité

    des

    intimistes

    qui se dissout, mais le genre même

    du

    journal qui

    se

    décompose

    en autant

    de variétés

    qu il

    y

    a

    de rédacteurs.

    Mais chez tous, si nombreuses

    que

    soient ses pages et

    à

    quelque âge qu elles aient été écrites,

    le

    journal s arrête

    quand l œuvre commence,

    sauf

    chez

    Amiel,

    qui s est perdu

    en

    lui. Sur

    le plan

    de la

    création littéraire,

    le journal est tout

    au plus, mais cela

    n est

    pas

    rien,

    le support de l œuvre. A la

    fois

    banc

    d essai

    pour

    l écrivain

    qui assouplit

    sa

    plume

    par

    l exercice quotidien, tension qui lui permet d armer sa vo

    lonté pour le

    jour

    il

    lui faudra

    abdiquer

    toute

    autre préoc

    cupation

    que

    celle de l œuvre, refuge contre l aridité et la

    détresse de sentir si loin

    le

    résultat désiré,

    matériaux pour le

    jour où viendra la grâce, continuité dans la réflexion qui al

    imente en

    secret

    l effort

    de la

    pensée,

    affinement enfin de la

    vision personnelle

    qui

    scellera l originalité

    de l œuvre.

  • 8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire

    11/12

    IO8

    ALAIN

    GIRARD

    Quelques-uns de ces éléments

    entrent

    en

    dosages

    variables-

    dans

    tout

    journal.

    La

    création s y

    prépare, mais

    il

    n est

    pas

    la

    création.

    Il

    serait

    aisé de montrer que ni Adolphe, ni

    les

    romans de

    Stendhal,

    ni

    le biranisme, ni

    les

    poèmes de

    Vigny,

    ni

    les

    t

     ble ux

    de Delacroix,

    ni non plus

    les Approximations de

    Du Bos, ou les

    romans

    de

    M.

    Green, pour prendre

    des

    exemples plus récents,

    ne seraient ce

    qu ils sont

    en l absence

    du regard

    intérieur que des êtres

    aussi fondamentalement

    dissemblables

    n ont

    cessé de

    poser

    sur

    eux-mêmes,

    sur leurs

    difficultés

    à

    œuvrer, comme sur

    leur

    peine

    à vivre

    et

    à

    s in

    sérer

    dans

    le

    réel.

    Certes,

    la

    démonstration

    pour

    chacun

    d eux

    relèverait d une

    exégèse particulière,

    et des

    traits frappants

    chez les uns

    ne se

    retrouveraient pas chez les autres.

    Cette

    exégèse

    vaudrait la peine d être tentée et apporterait quelque

    lumière sur les mécanismes

    obscurs,

    et les

    conditions

    mêmes

    de la création littéraire. Mais tGus ont réussi, chacun

    à

    sa man

    ière à produire

    une œuvre, et

    en définitive,

    c est cette

    œuvre qui

    compte.

    Il

    en

    va de la valeur littéraire

    d un

    journal comme de

    sa

    valeur

    spirituelle. S il s agit, en

    s observant

    soi-même,

    et

    en

    faisant part de ses

    réactions personnelles,

    de manifester dans

    /

    le

    monde

    où nous vivons

    la

    valeur de l individu, de déclarer

    hautement

    qu il ne peut y avoir

    de vraie

    grandeur que

    dans

    le secret d une conscience, le journal

    est

    un exercice

    salutaire

    et recommandable.

    De même encore,

    s il

    s agit en s interro-

    geant de se chercher, en toute bonne foi, au risque de se

    perdre

    et de

    sombrer,

    mais

    finalement

    de

    se conquérir

    et

    se

    créer

    dans

    l acte même

    de

    se chercher

    et

    de se perdre,

    en

    obéissant

    à

    l injonction

    des

    anciens

    : «

    Deviens

    qui

    tu

    es. »

    Mais

    si

    le

    rédacteur

    d un

    journal

    considère

    que

    ce

    qui

    l in

    téresse

    lui, intéresse aussi les

    autres, si

    le

    monde

    se

    réduit

    à

    sa personne, il est

    dangereux, moralement

    comme littérair

    ement.ans l ordre littéraire, en

    effet, si

    l on

    pense

    qu on

    est

    écrivain parce

    qu on

    tient un journal, on se trompe. Des

    fragments, ou

    des

    miettes,

    si brillants soient-ils,

    n ont ja

    mais

    composé

    une

    œuvre. L œuvre suppose un effort

    constant, des choix et

    des sacrifices incessants,

    une

    transposi-

  • 8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire

    12/12

    LE

    JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE

    LITTERAIRE

    ? IO9

    tion,

    une généralisation, la conversion d une expérience per

    sonnelle

    en

    un

    message

    transmissible.

    Si

    le

    journal supporte

    l œuvre

    et la permet, tout est bien, mais s il est une

    facilité

    qu on

    se donne, ne se déploie-t-il pas au détriment

    de

    l œuvre

    ?

    Certaines pensées, un

    certain

    ordre de sentiments

    n ont

    peut-être pu

    trouver

    leur

    expression au XIXe siècle

    que

    dans la forme et le secret

    du

    journal.

    Il est

    vraisemblable

    qu aujourd hui

    cette forme, devenue publique, représente

    un

    danger.

    Devons-nous donc souhaiter que le journal poursuive sa

    carrière

    ?

    Le débat

    est

    important, et comparable

    à

    celui

    que

    d autres

    ont

    ouvert

    sur

    le

    genre

    du

    roman.

    La

    vogue

    du

    jour

    nal

    e

    risque-t-elle pas

    d entraîner

    la littérature, et la pensée

    elle-même, dans un mouvement d abandon, si elle exprime

    une

    volonté arrêtée de rester en suspens,

    et une

    préférence

    pour les détours de la route plutôt qu une tentative de

    rigueur

    et de

    création d un objet qui prétende à

    la

    durée ?

    Si la rédaction d un journal peut aider

    à

    vivre,

    à

    un mo

    ment précis de l existence, il est un

    exercice

    spirituel, il

    est

    le

    salut.

    Il peut être un

    cri, mais

    il n est pas une

    œuvre. S il

    soutient

    et

    prépare une

    œuvre,

    il est

    encore

    le meilleur exer

    cice littéiaire.

    Mais n y

    aurait-il

    pas lieu de réfléchir avant

    de

    le

    publier

    ? En tant que geme, peut-il être

    autre

    chose

    qu un genre mineur, sur lequel doit

    «

    peser a priori, comme

    on

    l a

    dit,

    une certaine

    condamnation

    » ?

    La

    leçon d Amiel,

    et

    à

    l inverse la leçon des

    autres intimistes, n est-elle

    pas

    qu il faut savoir arrêter son journal

    et

    le

    fermer,

    arrêter le

    flot

    confus du langage

    intérieur, pour sortii

    de

    soi

    et

    affronter

    les autres, et, si l on

    est

    artiste,

    pour

    forger résolument une

    œuvre étrangère

    à

    soi, et s accomplir

    en

    elle

    ?

    Mesdames

    et

    Messieurs, je

    vous

    ai

    annoncé

    en

    commenç

     nt

    es

    questions.

    Je

    terminerai

    par

    une

    question, en

    quoi

    se

    résume cette brève communication. Le journal

    intime

    est-il

    un nouveau genre littéraire

    ?

    Tout bien pesé,

    je ne

    suis pas sûr de la

    réponse,

    et

    c est pourquoi je m arrête

    en

    vous la posant.

    Alain

    Girard.