Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire
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8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire
1/12
Monsieur Alain Girard
Le journal intime, un nouveau genre littéraireIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1965, N°17. pp. 99-109.
Citer ce document / Cite this document :
Girard Alain. Le journal intime, un nouveau genre littéraire. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises,
1965, N°17. pp. 99-109.
doi : 10.3406/caief.1965.2280
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2280
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_199http://dx.doi.org/10.3406/caief.1965.2280http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2280http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2280http://dx.doi.org/10.3406/caief.1965.2280http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_199
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LE
JOURNAL INTIME,
UN NOUVEAU
GENRE LITTÉRAIRE
?
Communication de M. Alain GIRARD
{Paris)
au
XVIe Congrès de V Association,
le 28 juillet
1964.
Quand
j ai arrêté
le titre
de cette communication avec
M. Jean
Pommier,
que
je tiens ici
à
remercier, et
à
qui je
suis
heureux
de
rendre
un
hommage
public,
j ai
aussitôt
souscrit à
sa
suggestion
de présenter mon propos sous
forme
d interrogation : le
journal intime, un nouveau genre litté
raire ? point d interrogation. En
effet,
rien
ne paraît plus
pro
pre à ouvrir un
débat, et
ce
sont des
questions
que
je vous
soumettrai,
pour que nous puissions
en
débattre
tout à
l heure, quand nous aurons
entendu
d autres communicat
ionsonsacrées
à
tel ou tel journal intime.
Mais, sans
vouloir dès l abord
me contredire, je commenc
erai
n
énonçant
quelques
affirmations, car
c est de ces
affirmations mêmes
que doit jaillir la discussion.
Affirmons
donc hautement que le
journal
intime
est
devenu
un genre
littéraire.
Je l ai
écrit dans des pages trop nomb
reuses
qui
veulent
être une démonstration
(1), et je
ne
m en
dédis
pas. Ou encore,
en
forçant ma pensée et en lui
donnant un
tour
volontairement provocant :
la
littérature
compterait un genre de plus, le journal.
(1) Alain
Girard,
Le journal
intime,
Paris, P.U.F., 1963,
XXIV-640 p.
-
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IOO
ALAIN
GIRARD
II faut s entendre sur
les
mots. Le journal
est
de tous
les
temps,
bien
antérieur
en
tout
cas au journal
intime,
et
il
subsistera quand le journal
intime
aura peut-être disparu.
Il correspond
en effet à un besoin
permanent de
relater les
faits du monde
extérieur,
de les diffuser autour
de soi et
d en conserver une trace, pour les comprendre, les
expliquer,
en faire
l histoire.
Ce besoin est
si
profond,
et
notre curiosité
si vive,
que
la presse, sous toutes ses formes,
a
fondé
sur
lui
l institution sociale que
l on sait.
Le journal
intime est
tout autre chose.
Il correspond
à un
besoin beaucoup moins universel,
mais très
répandu depuis
un moment
du temps
qui
peut
être
fixé
avec
assez de
préci
sion,
de
relater
pour soi
ce que
l on
pourrait
appeler
pour
simplifier et par opposition les faits
du
monde intérieur.
Certes, il
n y
a pas
de frontière absolue entre
journal
«
externe » et journal intime, mais dans ce dernier l accent est
mis,
sans conteste, sur soi, sur
la part la
plus secrète de soi,
celle
qu on ne
révèle pas d ordinaire,
ou
seulement
à quelque
élu ou
quelque
confident.
Il serait
plus
difficile de
définir
un genre littéraire, et je
ne
m y essaierai pas
devant
votre savante
assemblée.
Le dic
tionnaire de Littré ne m a pas
beaucoup
appris. On trouve
au
mot
genre,
sous
la rubrique 70
: « espèce
de composition
littéraire,
partie,
subdivision dans les
beaux-arts.
Cet écri
vain a
excellé dans plusieurs
genres.
» Suivent
trois
citations
dont
je retiens une boutade bien connue de
Voltaire
: « Tous
les
genres
sont
bons,
hors
le
genre ennuyeux.
»
Finalement le qualificatif «
littéraire
» prête le plus à
équivoque. Car ce
qui fait
à
mes
yeux —
mais on
pourrait
en
discuter
— le caractère
même
d un journal
intime,
son
authenticité
ou
sa
valeur,
c est de
n être
en
aucune manière
un
exercice
de littérature. Il appartient au sujet
lui-même,
à
la personne
qui l écrit,
il
fait corps
avec elle, et
ne peut
en
être détaché, il
n a rien d un
jeu
ou
d une
œuvre
d art. Mais,
dira-t-on, l œuvre
d un
philosophe, ou celle d un
poète
ou
d un
romancier n est-elle pas consubstantielle aussi
à l homme
qui
la
compose,
n est-elle pas
aussi pour lui
un
moyen
de
rechercher et d exprimer
sa
vérité dans
ce qu elle a
de
plus
-
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LE
JOURNAL INTIME, UN
NOUVEAU GENRE
LITTÉRAIRE ?
IOI
intime
? L authenticité d un
journal
ne
l exclut
donc
pas en
tant
que
telle
du
champ
de
la
littérature,
si
celle-ci
n est
pas
conçue
comme une
simple
distraction,
ou un passe-temps.
Mais tout écrit publié
est
destiné à agii sur les autres, à
changer quelque
chose dans
le monde : un journal,
dans
son
principe,
est destiné
à agir sur
la seule personne de son rédac
teur,dans la
mesure au moins où celui-ci ne le
destine
pas à
la publication.
Pour
d autres raisons
encore, le journal
intime
a
les
carac
tères d un genre. Il
est
très répandu, et l on
aurait
de la
peine à dénombrer
les
auteurs, des plus illustres aux plus
obscurs,
qui
depuis
le
début
du
siècle
ont
recouru
ou
re
courent d une manière ou d une
autre
à ce mode d express
ion.
haque jour
en
apporte de nouveaux témoignages.
L hebdomadaire Arts a posé au
mois d avril
derniei
les
ques
tions suivantes
à quelques écrivains :
« Tenez-vous un journal intime ?
Si
oui, quelles satisfactions
en
retirez-vous
? Comptez-vous le publier un
jour ?
Sinon, voua
intéressez-vous à ce genre littéraire,
et
pourquoi ? »
Parmi
les
écrivains interrogés, nombreux sont ceux qui
tiennent
ou
ont
tenu
d une
manière
ou
d une
autre un
journal
intime
;
la plupart lisent
des
textes de ce
genre,
et
tous
peuvent définir leur métier
en
fonction
d eux. Tout
récem
ment, il y
a à
peine deux
mois,
sortait
en
librairie le journal
d un jeune écrivain, mort accidentellement,
et
sur qui
cer
tains
fondaient
des
espoirs,
Jean-René
Huguenin.
Cette écriture
personnelle, cursive,
nerveuse, au jour le
jour,
est
assurément
à
la mode. Sa fréquence
et
sa
vogue
posent un problème d actualité. Le
public
est avide de
ces
écrits
autobiographiques
qui
ne cessent
de
paraître.
A
propos
d une infoimation,
donnée dans
le
Monde
d il y a quelques
jours (18 juillet)
sur
les
gros
tirages de la saison 1963- 1964,
et sur
le succès
remporté par différents ouvrages de Sartre,
Simone de
Beauvoir,
Anne
Philippe,
Green
ou
Guéhenno,
ne lisait-on
pas
ce
commentaire
révélateur :
« En
grossissant
un peu
les
choses on pourrait dire
que les
Franç
ais
ont lu
cette
année
que
des
autobiographies. »
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IO2
ALAIN
GIRARD
Certes, les
mémoires
et les autobiographies
ne
sont
en
aucune
manière des journaux
intimes, mais
ils se
développent
en
même temps, et leur
foisonnement témoigne d un goût
semblable parmi
les
auteurs
et
parmi le
public,
d un même
désir d échapper,
à
la fois
à
la littérature d imagination et
à
l étude du
monde
extérieui, pour
tenter de saisir
l individual
ité
ne individualité dans
ce qu elle a
de plus spécifique
ou
diflérencié, comme si finalement l expérience la plus per
sonnelle
secrète et presque incommunicable, était
ce qui
intéresse le plus
aujourd hui, et
captive
avant
tout l attention.
Il
serait
intéressant de
mener
une
enquête
auprès de tous
ceux qui,
par
vocation ou
par profession,
se
servent
aujour
d hu i
d une
plume comme de l outil le
plus
familier,
le
seul
outil
peut-être qu ils aient appris
à
manier, pour savoir
combien
tiennent
ou ont
tenu un journal intime,
à quel
âge
et pendant
combien
de
temps, pourquoi ils ont contracté
ou
abandonné cette
habitude, quelles
expériences
ou
quelles
pensées ils livrent le
plus volontiers
au papier. Combien
d entre nous, Mesdames et Messieurs, qui sommes rassem
blésans cette salle,
ont
tenu de la sorte un tel journal
?
Il
serait intéressant de
demandei
à nos
collègues étrangers si
cette
habitude
est
aussi
répandue dans
leur
propre pays
qu elle
l est
sûrement en
France, et
pourquci elle
l est
autant,
ou
davantage,
ou
beaucoup moins.
Celui ou
ceux qui
auraient
les moyens de rassembler
ou
d analyser un nombre suffisant
de
journaux
intimes, restés sans éditeur, recueilleraient sur
notre
temps,
et sur l homme de notre
temps,
un témoignage
d une singulière
portée.
Cette semaine même, l hebdomadaire allemand der Spiegel
(22 juillet 1964) rend compte
d un
ouvrage intitulé das
europâische Tagebuch,
par
Gustav-René
Носке,
Wiesbaden,
Limes Verlag, 1136 pages. L auteur,
journaliste et
essayiste,
élève de
Ernst
Robert
Curtius,
consacre
à
cette écriture quo
tidienne
une étude de 500 pages, suivie
d un recueil
de cita
tions empruntées
à
cent dix
auteurs,
et d une bibliographie
avec notes de plus de 600
titres.
Il
est
vrai
que
l auteur
fait
remonter
le genre
à
la
Renaissance
et évoque aussi bien
Gœbbels
et
Jean
XXIII
que
les plus purs des
intimistes.
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LE
JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE LITTÉRAIRE ? IO3
Son propos
paraît
être d analyser les structures de
ces jour
naux,
plus
fréquents
selon
lui
parmi
les
protestants
que
les
catholiques, et
parmi
les Allemands et les
Russes que
parmi
les Latins,
ainsi
que
de déceler
les
motifs des diaristes. Il
manifeste une
arrière-pensée, déjà présente
dans
le titre
du livre, puisqu il
voudrait,
après avoir évoqué
Charlemagne
et Aix-la-Chapelle (je
cite
d après
le compte rendu, ne
con
naissant pas encore l ouvrage)
que
л Moi
et
être personne et
monde
extérieur, croyance
et
connaissance puissent être
enfin réunis ». Il
n en
est
pas moins vrai que le
sujet
dont
nous traitons
est à
l ordre
du
jour.
Le journal
intime
est
donc une mode. Il
est
parmi beau
coup d autres,
un fait
de
civilisation
qui
définit
notre époque,
et qui
concerne chacun
d entre nous, intimiste
ou
non. Il
n est
pas
vain de
s interroger sur ses
chances d avenir.
C est
bien
un
genre, car il
a
une
histoire
et une signification, liées
à un
certain
état
de
la société. Il appâtait à
la
fin
du
XVIIIe
siècle
et au
début du
xixe,
à la fin
d un monde et
au com
mencement d un
autre,
et il se développe à mesure
que
la
société prend les
traits que nous lui
connaissons,
quand
des
foules grandissantes,
au visage
anonyme, se concentrent
dans
des villes qui ne
cessent
de
croître,
quand toutes
les
valeurs sont discutées, quand dans un monde désacralisé,
déshumanisé
peut-être,
l individu
s interroge
autant
que
ja
mais sur son destin,
et
découvre ce que nous appelons au
jourd hui l angoisse et l absurde.
Des générations d intimistes
montent les
unes après
les
autres, et tous aperçoivent
en eux, à
s observer sans cesse,
la
même réalité, ou mieux le
même
néant : la fuite du temps,
la
difficulté
de communiquer avec autrui, l amour imposs
ible,
l échec
de leurs ambitions,
la place
infime
qu ils
occupent
parmi les
autres, la mort qui guette.
Tous thèmes
éternels
de
l inquiétude humaine,
mais sentis et repris dans
une perspective nouvelle.
En se
cherchant
lui-même,
au
fond
de
lui, l individu ne découvre
aucune
transcendance, le
moi
de l intimiste n est
plus
une substance
reliée
à
la personne
divine,
il
est dans
son
corps,
comme il est
dans
le temps,
comme il est une image
que
lui renvoient les autres, subissant
-
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IO4
ALAIN
GIRARD
la loi de sa
passivité,
présent jusque dans
sa
folie et son
angoisse,
où
en
fin
de
compte la
personnalité
se dissout.
Mais,
seul refuge devant ce
désastre,
comme une lueur dans
la nuit, toujours
prête
à
s éteindre, ce moi mutilé,
et
la cons
cience
qu il
prend de sa souffrance, de
sa
solitude et de
sa
différence.
Toute
notre
philosophie,
notre dernier mot des
choses,
n est-il
pas
déjà dans
ce regard posé sur soi, et, à travers soi,
sur les autres et
sur
la vie
?
Sans cette
observation
continue
et
déchirante
de
soi,
qui
s étend
dans
le secret de Maine
de
Biran à Amiel,
éclate à la
fin
du xixe
siècle
par la publication
répétée
de
posthumes,
et
rejoint
Kierkegaard
et
Kafka,
on
pourrait
se demander si la psychanalyse eût été possible, et
l œuvre
de Proust, de
Pirandello, de Gide bien
sûr,
et
le
mouvement existentialiste
qui a suivi,
chrétien
ou athée.
En
mettant
ainsi l accent sur le moi, l intimisme a
sans
nul
doute
contribué
à
maintenir dans notre civilisation matér
ielle
et
notre ère d organisation, un
principe d inquiétude,
avec le sentiment qu il subsiste un absolu, du
moi,
de la
conscience
ou de
la
vie intérieure, en quoi consiste peut-être
toute
la
religion,
indépendamment
des
formes
qu elle
peut
revêtir au cours du temps. Telle
m apparaît la signification
profonde de cette écriture intime et quotidienne.
Mais voici qu elle
est devenue
un
genre, parce que,
par un
phénomène
d imitation, les écrivains publient eux-mêmes
leur journal, et
en
fin de compte
ne l écrivent
plus
seulement
pour
eux, mais pour le public,
à
la manière de tout autre écrit,
qu il s agisse de Gide, Du Bos, Léautaud, Green ou tant
d autres. L examen intérieur
n est
plus secret, la confession,
qui
ne
se
fait plus
au prêtre, est
devenue
publique. Nous ne
nous
demanderons
pas
si
le
journal
a,
de
ce
fait,
changé
de
nature
et si l on
peut encore en toute
rigueur parler de jour
nal ntime. On ne dit plus d ailleurs journal intime, mais
journal tout court,
comme
pour
lever
une équivoque
possible.
Il est probable que quelque chose
s est
modifié en lui,
et
que
ses
fonctions se sont
déplacées, comme il advient
de
toute institution
vivante, sans
que
pour autant
ses
traits
fondamentaux aient disparu. Mais
il
convient, en se situant
-
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LE
JOURNAL INTIME, UN
NOUVEAU GENRE
LITTÉRAIRE ? 105
résolument sur le plan littéraire, qui
est celui de cette
réunion,
d essayer
de
porter
un jugement
d ensemble
sur cette
évo
lution
et partant,
sur ce qu il
faut bien considérer
comme
un genre littéraire.
Or,
on
ne le répétera jamais
assez, un journal n est pas
une
œuvre. Il n en a pas
les
caractères essentiels.
Il
n a ni com
mencement ni
fin
;
il n obéit
à
d autre
règle qu à
celle
des
circonstances, ou de l humeur de son auteur. Il n y a
là
au
cun
grief,
car
telle est la
loi du genre :
l auteur
peut y verser,
comme il l entend, ce qu il veut et
dans
l ordre qu il
veut.
Une
œuvre
au
contraire est
le
fruit
d un
certain
enchaîne
ment
t
d une
longue réflexion,
elle obéit
à
une logique
interne ; chaque
morceau qui la
compose
est nécessaire.
Roman, poème, statue
ou
monument,
elle
s impose dans
son
ensemble, comme
dans
toutes ses parties.
Le
journal va d un
pas négligent,
et
ne
craint pas
les
redites, une page
ou
plu
sieurs peuvent
être
supprimées
sans
altérer
l ensemble. Même
si
l on
peut
trouver
du charme
à
ses méandres infinis, tout
journal est
en quelque
sorte
trop
long.
Une œuvre se lit
d un trait, la
lecture
d un journal
est
nécessairement
inte
rrompue.
On
le
prend,
le
quitte, pour
y
revenir
plus
tard
si
l on s y est plu. Je
crois
avoir lu d assez près nombre de
journaux, j ai
assez
aimé
leur
lecture pour formuler une
question
sans un
risque trop grand de paraître
blasphémer
:
combien de personnes,
en
dehors des spécialistes, peuvent
se
flatter
d avoir lu
intégralement,
d un bout
à
1
autre,
tous
les
volumes
du
journal de
Du Bos ou
de celui de
Léautaud
la totalité de l année 1866
du
journal d Amiel, seule année,
publiée dans son entier,
ou
des
deux
volumes parus
du jour
nal e
Michelet,
ou
tout
le journal
de
M. Green,
et
même
oserai-je le
dire,
tout
le
journal
de
Gide
?
Peut-être
me
trompé-je, mais un certain ennui, par où nous
rejoignons la
boutade de Voltaire,
est
inhérent
à
tout journal, parce
qu il
se
répète, parce
que
l insignifiant côtoie l important, parce
que rien
en
lui n emporte l imagination
du
lecteur,
ou
le
mouvement de sa raison, voire de sa sensibilité, parce qu au
cunepage n est indispensable.
Au vrai, l exemple d Amiel a
brouillé les
cartes. Parce
que
-
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9/12
I об ALAIN
GIRARD
la publication de fragments de son journal
lui a
valu d emblée
la
gloire
qu il
n avait pu
obtenir
par
ses
poésies,
ses
articles
de critique
ou
son enseignement, il
a
semblé tout
à
coup
qu il suffisait d écrire
un journal pour
s illustrer
dans les
lettres. Du moins tout s est-il passé comme si certains avaient
fait ce raisonnement, oubliant
que
le coup de
tonnerre
d Amiel
avait
été préparé
dès longtemps par bien d autres
publications,
et que l inquiétude
qu il
exprimait, sinon son
message, étaient dans l air.
On conçoit
mal,
au reste, quelque jeune homme, impatient
de
son
génie,
cherchant à s illustrer par
un journal. Il pense
selon
son
goût à
la politique,
à l art, à
la
philosophie,
au
ro
man au théâtre.
S il ouvre
un journal,
ce
sera
plutôt
pour
élucider les raisons qui l empêchent de
réaliser
l œuvre
désirée, exprimer ses
manques et
ses espoirs, ou
encore
garder
une
trace
de
ce
qui
ne peut prendre place ailleurs. Mis
à
part
le cas
très
particulier
d Amiel,
ou peut-être
celui de
Marie Bashkirtseff,
rongée par
la
tuberculose
et la vanité,
et qui,
en
fait, rêvait
d une œuvre picturale,
aucun intimiste
ne vaut
seulement
pour avoir
écrit
un journal
de
plus ou
moins
grande
étendue.
Son
journal,
posthume
ou
non,
prend
de l importance
ou de l intérêt en fonction
de son œuvre, et
parce
qu il
y
a
cette œuvre.
Pour
cette
raison
supplémentaire
et de poids,
un journal intime ne saurait
être considéré
comme
une œuvre.
Aux yeux
de certains,
ce
qui restera de Gide, c est
just
ement son journal.
Je
ne sais, et il n y
a
pas lieu
d en
discuter
ici, mais il n est pas
impossible
que
Gide
ait
fait dans
sa jeu
nesse tout inconsciemment, le calcul auquel je viens de
faire
allusion.
Il a commencé
son
journal
au sortir
de la
lecture
d Amiel,
et
il
n a
jamais
voulu
s avouer
cette influence.
Mais
ce qui est évident, c est que son
journal,
tel que nous le possé
dons, est un journal
travaillé
et
habillé.
Il
a
supprimé
à
toutes
les
époques
de
sa
vie de nombreuses pages
qui ne lui
sem
blaient pas
dignes
de
subsister,
parce qu elles
ne donnaient
pas de lui-même
ou de
son talent l image
qu il s en
faisait.
Au
reste, et sans
pouvoir
ici développer cette vue,
le
journal
de
Gide,
sauf peut-être
à
la fin de
sa vie, quand
il
a
terminé
-
8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire
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LE JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE
LITTÉRAIRE ?
IO7
son œuvre, n est
que très peu
intime. Sa pensée la plus se
crète
ses tourments
les
plus
amers, la
grande
question de
sa
vie, sa
particularité
sexuelle,
ne
sont pas
livrés
dans le
journal,
mais
exprimés
dans son
œuvre sous diverses
formes.
Gide
a
bien
conçu
et élaboré son journal
à
la
manière d une œuvre,
où il
déposait
avant
tout ses réflexions
sur
son
art sa critique
des
œuvres, son
exégèse
de la littérature.
Un
journal
vaut,
en définitive, ce que vaut
l homme
qui
l écrit. Sa
valeur est peut-être le contraire même de l art, si
l œuvre belle et durable
existe
par
elle-même, d une exis
tence indépendante de la personne de son créateur. L émot
ion
ue peut
procurer
la
lecture
d un
journal
intime tient
tout
entière
dans le sentiment de présence qu elle donne de
l homme qui l a tenu. N est-ce pas
cette émotion
que nous
ressentons
au plus haut point
à
la
lecture
des
journaux
de
Biran, de
Constant
ou de Stendhal, pour ne citer
que
des
maîtres anciens du genre
?
Et c est sans doute la
raison
pour
laquelle ils peuvent trouver un
public nombreux.
Chacun
s exprime dans un registre différent, et qui n appartient qu à
lui,
qui
ne se
retrouve
chez
nul
autre. Si j ai tendance
à
trop
rapprocher en
une
même famille
d esprits
tous les
intimistes,
apercevant ce
qui
les unit, je
n ai
garde
en
effet d oublier
leurs dissemblances. Ce n est
plus alors
la
personnalité
des
intimistes
qui se dissout, mais le genre même
du
journal qui
se
décompose
en autant
de variétés
qu il
y
a
de rédacteurs.
Mais chez tous, si nombreuses
que
soient ses pages et
à
quelque âge qu elles aient été écrites,
le
journal s arrête
quand l œuvre commence,
sauf
chez
Amiel,
qui s est perdu
en
lui. Sur
le plan
de la
création littéraire,
le journal est tout
au plus, mais cela
n est
pas
rien,
le support de l œuvre. A la
fois
banc
d essai
pour
l écrivain
qui assouplit
sa
plume
par
l exercice quotidien, tension qui lui permet d armer sa vo
lonté pour le
jour
où
il
lui faudra
abdiquer
toute
autre préoc
cupation
que
celle de l œuvre, refuge contre l aridité et la
détresse de sentir si loin
le
résultat désiré,
matériaux pour le
jour où viendra la grâce, continuité dans la réflexion qui al
imente en
secret
l effort
de la
pensée,
affinement enfin de la
vision personnelle
qui
scellera l originalité
de l œuvre.
-
8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire
11/12
IO8
ALAIN
GIRARD
Quelques-uns de ces éléments
entrent
en
dosages
variables-
dans
tout
journal.
La
création s y
prépare, mais
il
n est
pas
la
création.
Il
serait
aisé de montrer que ni Adolphe, ni
les
romans de
Stendhal,
ni
le biranisme, ni
les
poèmes de
Vigny,
ni
les
t
ble ux
de Delacroix,
ni non plus
les Approximations de
Du Bos, ou les
romans
de
M.
Green, pour prendre
des
exemples plus récents,
ne seraient ce
qu ils sont
en l absence
du regard
intérieur que des êtres
aussi fondamentalement
dissemblables
n ont
cessé de
poser
sur
eux-mêmes,
sur leurs
difficultés
à
œuvrer, comme sur
leur
peine
à vivre
et
à
s in
sérer
dans
le
réel.
Certes,
la
démonstration
pour
chacun
d eux
relèverait d une
exégèse particulière,
et des
traits frappants
chez les uns
ne se
retrouveraient pas chez les autres.
Cette
exégèse
vaudrait la peine d être tentée et apporterait quelque
lumière sur les mécanismes
obscurs,
et les
conditions
mêmes
de la création littéraire. Mais tGus ont réussi, chacun
à
sa man
ière à produire
une œuvre, et
en définitive,
c est cette
œuvre qui
compte.
Il
en
va de la valeur littéraire
d un
journal comme de
sa
valeur
spirituelle. S il s agit, en
s observant
soi-même,
et
en
faisant part de ses
réactions personnelles,
de manifester dans
/
le
monde
où nous vivons
la
valeur de l individu, de déclarer
hautement
qu il ne peut y avoir
de vraie
grandeur que
dans
le secret d une conscience, le journal
est
un exercice
salutaire
et recommandable.
De même encore,
s il
s agit en s interro-
geant de se chercher, en toute bonne foi, au risque de se
perdre
et de
sombrer,
mais
finalement
de
se conquérir
et
se
créer
dans
l acte même
de
se chercher
et
de se perdre,
en
obéissant
à
l injonction
des
anciens
: «
Deviens
qui
tu
es. »
Mais
si
le
rédacteur
d un
journal
considère
que
ce
qui
l in
téresse
lui, intéresse aussi les
autres, si
le
monde
se
réduit
à
sa personne, il est
dangereux, moralement
comme littérair
ement.ans l ordre littéraire, en
effet, si
l on
pense
qu on
est
écrivain parce
qu on
tient un journal, on se trompe. Des
fragments, ou
des
miettes,
si brillants soient-ils,
n ont ja
mais
composé
une
œuvre. L œuvre suppose un effort
constant, des choix et
des sacrifices incessants,
une
transposi-
-
8/18/2019 Alain Girard - Le Journal Intime, Un Nouveau Genre Littéraire
12/12
LE
JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE
LITTERAIRE
? IO9
tion,
une généralisation, la conversion d une expérience per
sonnelle
en
un
message
transmissible.
Si
le
journal supporte
l œuvre
et la permet, tout est bien, mais s il est une
facilité
qu on
se donne, ne se déploie-t-il pas au détriment
de
l œuvre
?
Certaines pensées, un
certain
ordre de sentiments
n ont
peut-être pu
trouver
leur
expression au XIXe siècle
que
dans la forme et le secret
du
journal.
Il est
vraisemblable
qu aujourd hui
cette forme, devenue publique, représente
un
danger.
Devons-nous donc souhaiter que le journal poursuive sa
carrière
?
Le débat
est
important, et comparable
à
celui
que
d autres
ont
ouvert
sur
le
genre
du
roman.
La
vogue
du
jour
nal
e
risque-t-elle pas
d entraîner
la littérature, et la pensée
elle-même, dans un mouvement d abandon, si elle exprime
une
volonté arrêtée de rester en suspens,
et une
préférence
pour les détours de la route plutôt qu une tentative de
rigueur
et de
création d un objet qui prétende à
la
durée ?
Si la rédaction d un journal peut aider
à
vivre,
à
un mo
ment précis de l existence, il est un
exercice
spirituel, il
est
le
salut.
Il peut être un
cri, mais
il n est pas une
œuvre. S il
soutient
et
prépare une
œuvre,
il est
encore
le meilleur exer
cice littéiaire.
Mais n y
aurait-il
pas lieu de réfléchir avant
de
le
publier
? En tant que geme, peut-il être
autre
chose
qu un genre mineur, sur lequel doit
«
peser a priori, comme
on
l a
dit,
une certaine
condamnation
» ?
La
leçon d Amiel,
et
à
l inverse la leçon des
autres intimistes, n est-elle
pas
qu il faut savoir arrêter son journal
et
le
fermer,
arrêter le
flot
confus du langage
intérieur, pour sortii
de
soi
et
affronter
les autres, et, si l on
est
artiste,
pour
forger résolument une
œuvre étrangère
à
soi, et s accomplir
en
elle
?
Mesdames
et
Messieurs, je
vous
ai
annoncé
en
commenç
nt
es
questions.
Je
terminerai
par
une
question, en
quoi
se
résume cette brève communication. Le journal
intime
est-il
un nouveau genre littéraire
?
Tout bien pesé,
je ne
suis pas sûr de la
réponse,
et
c est pourquoi je m arrête
en
vous la posant.
Alain
Girard.