Alain de Benoist - Comment Peut-etre Un Paien

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Les peuples se sont toujours donn des dieux conformes leurs aspirations les plus profondes et, comme en tmoigne l'actuel regain de spiritualit, deux sicles d'athisme forcen n'ont rien chang cette indracinable ncessit.Le monothisme chrtien se trouve pourtant singulirement malmen dans ce livre dont l'auteur a rcemment suscit de mmorables controverses en jetant les ides de la nouvelle droite dans le dbat intellectuel franais et europen. C'est que, pour Alain de Benoist, le christianisme constitue moins une insulte la raison qu'une dviation de la spiritualit et du sacr. En coupant, dans une large mesure, les peuples europens de leurs traditions religieuses immmoriales, de leur paganisme originel, le monothisme chrtien a eu pour effet d'loigner Dieu des hommes et de l'exiler hors du monde.Mais ce n'est pas un retour en arrire que no"*- ^n-.vie Alain de Benoist, pas plus qu' une nouvelle religion-. Ce qu'il nous propose, plus simplement, travers une interrogation fondamentale sur le sens que revt aujourd'hui le mot paen , c'est la rappropriation d'une partie de nous-mmes. C'est un vritable re-commencement qu'il nous invite avec ce livre qui, au dtour d'une rflexion philosophique personnelle, dlivre une motion potique qui surprendra peut-tre ceux qui n'avaient vu qu'un froid thoricien dans l'auteur de Vu de droite et des Ides l'endroit.

9782226011756( Alclier Pascal Vercken ;44 3783-69 782226 011756

ALAINDE BENOISTCOMMENT PEUT-ON ETREPAEN?ALBIN MICHELDU MME AUTEURLe courage est leur patrie (en collab.), Action, 1965.Les Indo-Europens, GED, 1966.Rhodsie, terre des lions fidles (en collab.), Table ronde, 1967.L'empirisme logique et la philosophie du Cercle de Vienne, Nouvelle Ecole, 1970.Histoire de la Gestapo (en collab.), Crmille, Genve, 1971.Histoire gnrale de l'Afrique (en collab.), Franois Beauval, 1972.Nietzsche. Morale et * grande politique , GRECE, 1974.Vu de droite. Anthologie critique des ides contemporaines, Copernic, 1977 (Grand Prix de l'Essai 1978 de l'Acadmie franaise (traduction grecque paratre). Traductions portugaise et amricaine paratre).O que a Geopolitica, Templo, Lisboa, 1978.Maiastra. Renaissance de l'Occident? (en collab.), Pion, 1979.Les ides a l'endroit, d. Libres-Hallier, 1979 (traductions espagnole, italienne et grecque paratre).Pour une renaissance culturelle (en collab.), Copernic, 1979.Il male americano (en collab.), Europa, Roma, 1979.Nietzsche. Morale e grande politica , Il Labirinto, Sanremo, 1979.Konrad Lorenz. Intervista Sull-Etologia, Il Labirinto, Sanremo, 1979.Die USA, Europas Missratenes Kind (en collab.), Herbig Langen- MUller, Miinchen-Berlin, 1979.L'Europe paenne (en collab.), Seghers, 1980.Le guide pratique des prnoms (en collab.), Publications Groupe Mdia, 1980.Das unvergngliche erbe. Alternativen zum prinzip der Gleichheit (en collab.), Grabert, Tubingen, 1981.Vistoda Destra, Akropolis, Napoli, 1981.Renan : La rforme intellectuelle et morale et autres essais, textes choisis et comments, Cie franaise de librairie ( paratre).Le pril suisse. Essai sur/contre la fin de l'histoire ( paratre).Nouvelle cole (revue), Paris, 1969-1981.

ALAIN DE BENOISTComment peut-on tre paen ?Albin Michel 1981, ditions Albin Michel 22, rue Huyghens, 75014 ParisISBN : 2-226-01175-7

A Louis Pauwels

J'en arrive ma conclusion et j'nonce maintenant mon verdict. Je condamne le christianisme, j'lve contre l'Eglise chrtienne l'accusation la plus terrible qu'accusateur ait jamais prononce. Elle est pour moi la pire des corruptions concevables, elle a voulu sciemment le comble de la pire corruption possible. La corruption de l'Eglise chrtienne n'a rien pargn, elle a fait de toute valeur une non-valeur, de toute vrit un mensonge, de toute sincrit une bassesse d'me (...) J'appelle le christianisme l'unique grande maldiction, l'unique grande corruption intime, l'unique grand instinct de vengeance, pour qui aucun moyen n'est assez venimeux, assez secret, assez souterrain, assez mesquin je l'appelle l'immortelle fltrissure de l'humanit. Friedrich Nietzsche, L'Antchrist, Gallimard, 1974 (pp. 118-120).

AVANT-PROPOSA quoi rvent-ils, les personnages de Botticelli et de Caspar David Friedrich ? Vers quel pass-prsent ont-ils choisi de tourner leur regard ? De quels dieux possibles pressentent-ils la venue au travers du monde qui les entoure et les relie leur propre incompltude ? De quelle transcendance deviendront- ils le lieu ? Ces questions sont pour moi directement lies celle qui forme le titre de ce livre et laquelle je m'efforce de rpondre ici. Le paganisme tait hier encore un mot pjoratif. Il fait dsormais partie du langage courant. Que veut donc dire ce terme ? Que peut-il vouloir dire aux hommes de notre temps ? Quelle ide peut-on s'en faire ? Corrlativement, sur quoi ce paganisme articule-t-il sa critique et son refus de la pense biblique d'o procde le christianisme ? Et enfin, que signifient pour les hritiers de notre culture ces deux phnomnes simultans que sont l'effondrement des grandes religions rvles et le retour en force du sacr ?Ces questions ne peuvent tre prises comme indiffrentes. Ce sont des questions historiales et destinales. Il s'agit bien en effet de destin et de destination : savoir quoi nous nous destinons, et, pour commencer, savoir si nous voulons encore nous destiner quelque chose. Questions, enfin, que je me pose moi-mme dans cet essai qui reprsente d'abord une rflexion personnelle l'tat d'une rflexion sur un sujet qui me tient cur, propos duquel mon sentiment a volu, et sur lequel, je l'espre, il voluera encore.Problme de sensibilit. Il n'y a pas d'absolu en matire de critique, il n'y a pas de point de vue des points de vue. Je n'ai pas cherch en tout cas crer pareille perspective. J'ai seulement voulu faire apparatre, aussi clairement que possible, deux grandes visions spirituelles, deux grandes vues du monde, distinctes l'une de l'autre et qui, dans une large mesure, s'affrontent, parfois au cur des mmes hommes. J'ai voulu dire pourquoi je me reconnais spontanment dans l'une, pourquoi l'autre contredit mon tre intrieur. Et comment, enfin, il pourrait tre possible de se rapproprier aujourd'hui de trs ternelles valeurs. Je n'ai donc pas tant cherch convaincre qu' reprsenter un antagonisme spirituel, dresser le tableau d'un conflit de sensibilits. On peut ou non se sentir paen , se reconnatre dans une sensibilit paenne . Encore faut-il savoir en quoi celle-ci consiste. Libre chacun, ensuite, de se reconnatre et de se fortifier dans ce qui lui convient le mieux. Ce qui revient dire qu'un tel livre, loin d'avoir pour but de troubler les croyants dans leur foi, peut aussi bien les y fortifier. L'illusion mme peut tre positive, peut contenir et susciter une force projective cratrice. Je ne vise pas diminuer ou supprimer la foi, mais en redonner, sur d'autres plans peut-tre. Toutes les croyances, certes, ne se valent pas, mais il y a pire qu'une croyance vile; c'est la totale absence de foi. (A supposer que celle-ci soit possible, qu'elle ne soit pas, comme je le pressens, une forme d'impens radical.) Dans un essai prcdent, j'ai dit que la faon dont on fait les choses vaut autant que les choses elles- mmes. On verra que la foi, mes yeux, compte galement autant que son objet. Et que c'est aussi l, dj, que je me spare de la plupart de mes contemporains.Rapporte ses fondements, la dmonstration est-elle d'ailleurs seulement possible ? Il y a plus de quarante ans, Raymond Aron disait dj que la critique de la raison historique dtermine les limites et non les fondements de l'objectivit historique. Ce qui revient dire que la critique ne permet jamais de faire l'conomie de la dcision philosophique. C'est le destin qui gouverne les dieux et non pas une science, quelle qu'elle soit, crivait Max Weber. On ne saurait rfuter un sentiment; or, ce sont les sentiments qui dterminent les systmes comme autant de justifications propres. Max Weber donnait l'exemple de la maxime chrtienne : N'oppose pas de rsistance au mal. Il est clair, ajoutait-il, que du point de vue strictement humain, ces prceptes vangliques font l'apologie d'une thique qui va contre la dignit. A chacun de choisir entre la dignit de la religion, que nous propose cette thique, et la dignit d'un tre viril qui prche tout autre chose, savoir : " Rsiste au mal, sinon tu es responsable de sa victoire." Suivant les convictions profondes de chaque tre, l'une de ces thiques prendra le visage du diable, l'autre celui du dieu et chaque individu aura dcider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable. Il en est ainsi dans tous les ordres de la vie . Si l'on se rattache telle valeur, si l'on dcide d'assumer tel hritage, alors, en toute logique, on doit soutenir telle opinion. Mais la dcision initiale reste affaire de choix d'un choix qui ne peut jamais intgralement dmontrer la ncessit de ses postulats propres. Rien n'pargne ce choix, o nos projets et nos ides personnelles jouent un rle, mais o interviennent aussi nos identits partages, nos appartenances, nos hritages. Tous, nous avons choisir qui ettdieu et qui est diable . C'est dans la pleine conscience de cette vocation que rside le statut humain. La subjectivit n'a donc pas se dissimuler comme telle et d'autant moins que c'est en elle-mme aussi qu'elle trouve sa force.Je propose dans ce livre une lecture parallle du paganisme, en tant que religion originelle de l'Europe, en tant que constituant toujours central de son actualit, et de la pense biblique et chrtienne. On peut accepter ou refuser cette lecture : c'est objet de dbat. Mais en outre, si on l'accepte, on peut encore faire le choix inverse du mien : adhrer au christianisme et rejeter le paganisme exactement pourles mmes raisons qui me poussent vers le second et m'loignent du premier. La discussion se pose ainsi d'emble, non sous forme de dilemme, mais sous une forme triangulaire.C'est une dmarche, enfin, qui se fonde sur la tolrance. Une tolrance qui n'exclut videmment pas le jugement ni la critique, mais qui ne fait de l'adversaire que la figure d'une problmatique du moment. Celui qui refuse les arrire- mondes, celui qui refuse la distinction de l'tre et du monde, qui refuse une conception de la Divinit fonde sur la notion de vrit unique et la dvaluation de l'Autre qui en rsulte, est prt, hier comme aujourd'hui, admettre tous les dieux, mme ceux qui lui sont le plus trangers, mme ceux auxquels il ne pourra jamais rendre un culte, mme ceux qui ont tent de lui voler son me. Il est prt dfendre le droit des hommes se reconnatre dans les dieux de leur choix la condition, bien sr, que ce droit lui soit galement garanti.J'ai crit ce livre, comme d'habitude, pour tous et pour personne. Pour ceux, surtout, que je ne connatrai jamais. Une nostalgie s'y exprime : c'est une nostalgie du futur. Le temps de l'interprtation du mythe, hlas, est aussi celui de l'effacement des dieux. Dans une poque no-primitive par le fait mme de son actualit, dans une poque profondment vide de par l'ampleur mme de son trop-plein, dans une poque o tout est simulacre et exprience forclose, o tout est spectacle mais o il n'y a plus d'yeux pour voir, dans une socit o se mettent en place des formes nouvelles de totalitarisme et d'exclusion, socit toute bruissante de haines recuites, bruissante d'inauthentique et d'inessentiel, dans une socit o la beaut se meurt, socit de fin de l'histoire, socit du dernier homme o tout s'effondre au Couchant l'Ouest absolu, transatlantique, d'une histoire qui fut grande , ce livre veut rappeler la possibilit d'un paysage, la possibilit d'une re-prsentation spirituelle qui consonne- rait avec la beaut d'un tableau, d'un visage, d'un accord avec la foi d'un peuple soulev par l'espoir et la volont de vivre un autre commencement.C'est, on l'a compris, un livre de dsirs, de souvenirs, de doutes et de passions.A. B.

COMMENT PEUT-ON TRE PAEN

Pour qui considre avec Nietzsche que la christianisation de l'Europe, l'intgration, plus ou moins acheve, plus ou moins russie, de l'esprit europen dans le systme mental chrtien, fut un des vnements les plus dsastreux de toute l'histoire advenue ce jour une catastrophe au sens propre du terme , que peut signifier aujourd'hui le mot de paganisme ? Cette question parat d'autant plus fondamentale qu'elle ne cesse d'tre l'ordre du jour, ainsi qu'en tmoignent des polmiques rcentes, qu'il faut d'ailleurs replacer dans une disputatio plus vaste et plus ancienne, un moment o, quoique certains puissent prtendre, ce n'est pas le polythisme qui est une vieillerie , mais le monothisme judo-chrtien qui est mis en question, qui craque de toutes parts, tandis que sous des formes souvent maladroites, parfois aberrantes, gnralement inconscientes, le paganisme manifeste nouveau son attirance.1Le paganisme, dire vrai, n'est jamais mort. Depuis les tentatives de restauration du culte solaire sous les empereurs illyriens (notamment sous Aurlien, grce l'appui de Plotin), depuis celles, plus tardives, de l'empereur Julien, il a constamment inspir les esprits. Ds la fin du ive sicle, alors que le christianisme, devenu religion d'Etat, paraissait triompher, on pouvait mme dj parler de renaissance paenne (cf. Herbert Bloch, La rinascita pagana in Occidente alla fine del secolo IV, in Arnaldo Momigliano, d., Il conflitto tra paganesimo e cristianesimo nel secolo IV, Giulio Einaudi, Torino, 1968 et 1975, pp. 199-224). Par la suite, les valeurs paennes ont toujours survcu, tant dans l'inconscient collectif que dans certains des rites populaires coutumiers ( tort dnomms folkloriques ), la thologie de certains grands hrtiques chrtiens , et par le biais d'innombrables revivais artistiques ou littraires. Depuis Ronsard et du Bellay, la littrature n'a cess de trouver dans l'antiquit pr-chrtienne une source fconde d'inspiration, tandis que durant quinze sicles, la rflexion politique se nourrissait d'une mditation sur le principe purement paen de Vimperium, soubassement de cette prodigieuse entreprise la plus grandiose peut-tre de l'histoire que fut l'empire romain. En philosophie enfin, aux partisans du primat exclusif du logos sur le mythos, depuis Descartes et Auguste Comte jusqu'Horkheimer et Adorno, se sont opposs les partisans du mythos, de Vico jusqu' Heidegger...A la fin du XVe sicle, la Renaissance, centre d'abord Florence avant de s'tendre l'Europe entire, nat d'une reprise de contact avec l'esprit du paganisme antique. Durant le sicle d'or des Mdicis, on voit nouveau s'opposer les platoniciens (Pic de la Mirandole, Marsile Ficin) et les aristotliciens (Pietro Pomponazzi). On traduit et on commente Homre, Dmosthne, Plutarque, les tragiques, les annalistes, les philosophes. Les plus grands artistes, architectes, peintres et sculpteurs, tirent leur inspiration de la matire antique, non pour en faire de simples copies, mais pour y enraciner des formes nouvelles. En France, la dcouverte par Marguerite de Navarre, sur de Franois Ier, des propos de Platon rapports dans Le courtisan de Balthazar Castiglione (1537) est pour elle une rvlation. En lisant les uvres de Cicron ou de Plutarque, affirme Erasme, je me sens devenir meilleur. Les vieux dieux grco-latins retrouvent ainsi une nouvelle jeunesse, dont profite toute l'Europe, tandis que dans le Nord, la redcouverte de l'antiquit germanique joue un rle identique dans le processus de renaissance nationale que connat l'Allemagne, de Konrad Celtis Nico- demus Frischlin1.

Au dbut du xixe sicle, ce sont surtout les romantiques allemands qui honorent et ressuscitent l'esprit antique. La Grce ancienne leur apparat comme le modle mme de la vie harmonieuse. Dans son pass exemplaire, mettant sur le mme pied Faust et Promthe, ils voient l'image de ce que pourrait tre leur propre avenir et soulignent les profondes affinits de l'esprit hellnique et de celui de leur peuple. Si le divin a exist, dit en substance Hlderlin, alors il reviendra, car il est ternel. Novalis, Friedrich Schlegel expriment des sentiments analogues. Heinrich von Kleist, de son ct, clbre le souvenir d'Arminius (Her- mann), qui, en l'an 9 de notre re, fdra les peuples germaniques et dfit les lgions de Varus dans la fort de Teutoburg.Quelques dcennies plus tard, en France, on assiste, l'archologie et la linguistique aidant, une immense vogue littraire paenne, qui touche aussi bien les symbolistes que les parnassiens, les romantiques que les noclassiques. Tandis que Victor Hugo, ralli au panthisme, dfinit Dieu comme la Somme ( Plnitude pour lui, c'est l'infini pour le monde , Religions et religion), Thophile Gautier exalte dans l'hellnisme 1' me de notre posie . Leconte de Lisle publie ses Pomes antiques (1842) et ses Pomes barbares (1862), Thodore de Banville, ses Cariatides (1842), Jos Maria de Heredia, ses Trophes, Juliette Adam, un roman intitul Paenne (1883), Pierre Louys, Aphrodite et les trs apocryphes Chansons de Bilitis. Anatole France tresse des couronnes Leucono et Loeta Acilia, Louis Mnard chante les vertus du mysticisme hellne. Taine clbre en Athnes la premire patrie du beau . Albert Samain, Jean Moras, Henri de Rgnier, Laforgue, Verlaine, Edouard Schur, Sully Prudhomme, Edouard Dujardin, Franois Coppe, Mme de Noailles ne sont pas en reste. Sans oublier Catulle Mends, dont on a rcemment rdit L'homme tout nu (Ed. Libres-Hallier, 1980).Louis Mnard, en 1848, voit dans le polythisme le fondement de l'idal rpublicain : respect du pluralisme d'opinions et critique de la monarchie. Tel est galement le point de vue de l'abb J. Gaume, adversaire fanatique du paganisme qu'il identifie la dmocratie et au socialisme, et qui n'hsite pas crire : La Renaissance fut la rsurrection, le culte, l'adoration fanatique du paganisme avec toutes ses idoles littraires, artistiques, philosophiques, morales et religieuses ; la Renaissance engendra la Rforme ; la Rforme engendra l'impit voltairienne ; l'impit voltairienne engendra la Rvolution franaise ; la Rvolution franaise est le cataclysme moral le plus pouvantable qu'on ait jamais vu (Lettres Monseigneur Dupanloup, vque d'Orlans, sur le paganisme dans l'ducation, Gaume frres, 1852). L'Eglise s'indigne de ce que les exemples de Thmistocle, Caton, Solon, Scipion et Cincinnatus soient proposs l'imagination ou l'tude de la jeunesse. On ne devrait, selon elle, n'enseigner ni Horace ni Tite-Live.Cette identification des valeurs paennes celles de la gauche naissante rpond alors l'opinion gnrale. D'autres auteurs, toutefois, s'efforcent de tirer le paganisme dans des directions opposes. Quand je vis l'Acropole, avait crit Renan, j'eus la rvlation du divin (Souvenirs d'enfance et de jeunesse). Maurras fait son tour le voyage d'Athnes, Barrs, le voyage de Sparte. Le jeune Maurras, dont Gustave Thibon, entre autres, a soulign le paganisme vcu fond (Maurras pote, in Itinraires, avril 1968, p. 145), s'crie : Le Parthnon, ayant vcu, n'a aucun besoin de personne. C'est nous qui avons besoin du Parthnon pour dvelopper notre vie. Et de vituprer les obscurantismes judo-chrtiens et le venin du Magnificat . La critique du christianisme sera d'ailleurs constante, en France comme l'tranger, dans ce qu'il est convenu d'appeler la pense politique de droite , depuis Sorel et Proudhon, Hugues Rebell et Pierre Lasserre, d'Annunzio, Pareto, Spengler, Moeller van den Bruck et Jiinger jusqu' Drieu la Rochelle, Cline, voire Brasillach qui clbre le paganisme naf de Jeanne d'Arc (Le procs de Jeanne d'Arc, Gallimard, 1951) , en attendantJulius Evola, Louis Rougier, Armin Mohler, Louis Pauwels et Jean Cau.Dans la littrature moderne, le paganisme clate avec D.H. Lawrence (cf. surtout son Apocalypse, Balland- France Adel, 1978), Colette, Giono, Knut Hamsun, Stefan George, Rilke, etc. Montherlant, qui fait du monde antique une palestre o rgnent aussi bien Herms que Minerve, clbre les vertus de la paennie et ne cesse de dire l'importance que la res romana occupe dans son uvre. Opposant le Tibre romain et l'Oronte oriental, il laisse cette consigne : Toutes les fois que notre esprit vacille, se reporter la pense grco-romaine antrieure au iie sicle (Va jouer avec cette poussire, Gallimard, 1966). Plus rcemment, il faudrait citer Marguerite Your- cenar, Jean Markale, Yann Brekilien, J.R.R. Tolkien, Patrick Grainville...Depuis l'essor idologique de la Nouvelle Droite et la contre-offensive de B.H. Lvy (Le testament de Dieu, Grasset, 1979) et de ses amis, la querelle monothisme- polythisme le mono-poly des salons parisiens est devenue la mode. Jetant globalement l'anathme sur la part grecque de notre hritage, Lvy retrouve spontanment l'argumentation ractionnaire, anti-dmocratique, dveloppe par l'abb Gaume, en mme temps qu'il fait sien l'aphorisme bien connu : Maudit soit l'homme qui fait apprendre son fils la science des Grecs (Talmud, trait Baba-Kamma, fol. 82-83 ; trait Sota, fol. 49). Louis Pauwels dclare au contraire : Il y a une Europe secrte qu'il faut redcouvrir. Je crois un retour un paganisme spirituel (entretien avec Jean Bis, J'ai dialogu avec des chercheurs de vrit, Retz, 1979). L'crivain mexicain Octavio Paz, qui s'affirme polythiste et dmocrate , dcrit le monothisme comme 1' une des grandes catastrophes de l'humanit (Les Nouvelles littraires, 14 juin1979) .Bernard Oudin dnonce dans le monothisme la source mme du totalitarisme (La foi qui tue, Laffont,1980) .Raymond Ruyer clt l'un de ses derniers ouvrages, Le sceptique rsolu (Laffont, 1979), sur une invocation Zeus. Alain Danilou voit dans 1' illusion monothiste une aberration du point de vue de l'exprience spirituelle (Shiv et Dionysos, Fayard, 1979). Philippe Sollers dclare de Pier Paolo Pasolini qu'il fut la fois paen et judo-chrtien (Pasolini, Sade, saint Matthieu, in Maria Antonietta Macciocchi, d., Pasolini, Grasset, 1980). Les folkloristes et les historiens des mentalits n'en finissent pas de buter, en matire de quotidiennet populaire, sur la question des survivances paennes au sein de ce que Carlo Ginzburg appelle la religion paysanne (Les batailles nocturnes, Verdier, Lagrasse, 1980). Il n'est jusqu' des phnomnes de socit fort contestables beaucoup d'gards, comme la vogue d'un certain strisme ou la mode cologiste, qui ne manifestent des rsurgences marginales du paganisme (retour la nature interprte comme le visage de Dieu , contestation du christianisme du point de vue de la spiritualit et de l'occultisme, etc.). On pourrait multiplier les exemples.La tendance contemporaine au pluralisme et Y enracinement contient elle-mme enfin, au moins de faon implicite, le rejet de l'universalisme rducteur et de l'galita- risme chrtien. On pourrait d'ailleurs admettre, avec Odo Marquard (Lob des Polytheismus. Ueber Monomythie und Polymythie, in Hans Poser, Hrsg., Philosophie und Mythos. Ein Kolloquium, Walter de Gruyter, Berlin, 1979, pp. 40- 58), qu'une telle exigence va ncessairement de pair avec la recherche d'une polymythie. La crise de ce que Gilbert Durand a appel le culte unique d'un unidimensionnel sens de l'histoire align sur le vieux fil d'une logique totalitaire , l'effondrement des certitudes optimistes lies l'ide de progrs , le pitinement des idologies rupturalistes de F rebours , le tassement du rationalisme et du positivisme, le surgissement des idaltypes et des archtypes comme modalits d'un inconscient collectif ncessairement pluriel (car toujours constitu d'lments htrognes), les travaux qui se multiplient sur 1' imaginai et les paroles primordiales , la renaissance du mythe la fois comme objet et comme mode de connaissance, le rejet des valeurs quantitatives-marchandes et des orientations thoriques univoques, tous ces traits de socit dbouchent sur des systmes ouverts, htrognes, polythistes au sens propre, gouverns par des logiques conflictuelles et des dterminismes synthtiques paradoxaux correspond l'tat normal des systmes vivants.De fait, avec David L. Miller (Le nouveau polythisme, Imago, 1979) et James Hillmann (Pan et le cauchemar, Imago, 1979), toute une cole moderne de psychologie prne la renaissance du polythisme, comme seule spiritualit conforme l'tat d'un univers polyphonique, polysmique et plurisignifiant. Dans un domaine voisin, un chercheur comme Gilbert Durand, pour qui toute socit est axiologiquement polythiste et plus ou moins quadrifonc- tionnelle , plaide pour une thique du pluralisme (qui est aussi une thique de la profondeur ), fonde sur un dsir que sa propre grandeur dfinit comme pluriel, et dont la pluralit n'est assure que par le principe hirarchique de diffrence (La cit et les divisions du royaume, in Eranos), tandis que Michel Maffesoli, ralli lui aussi au polythisme des valeurs voqu par Max Weber (Le savant et le politique, UGE-10/18, 1971), dfinit le paganisme comme cela mme qui en reconnaissant le polythisme du rel, apprend ne pas se courber l'chin devant la " force de l'histoire " ou de ses divers avatars et substituts (La violence totalitaire, PUF, 1979, p. 68).L'actualit du paganisme ne saurait donc tre discute.Le no-paganisme, si no-paganisme il y a, n'est pas un phnomne de secte comme l'imaginent, non seulement ses adversaires, mais aussi des groupes et des chapelles parfois bien intentionns, parfois maladroits, souvent involontairement comiques et parfaitement marginaux. Ce n'est pas non plus un christianisme retourn , qui reprendrait son compte diverses formes chrtiennes du systme des rites jusqu'au systme des objets pour en reconstituer l'quivalent ou la contrepartie.Aussi bien, ce qui nous semble surtout redouter aujourd'hui, du moins selon l'ide que nous nous en faisons, c'est moins la disparition du paganisme que sa rsurgence sous des formes primitives ou puriles, apparentes cette religiosit seconde dont Spengler faisait, juste titre, l'un des traits caractristiques des cultures en dclin, et dont Julius Evola crit qu'elle correspond gnralement un phnomne d'vasion, d'alination, de compensation confuse, n'ayant aucune rpercussion srieuse sur la ralit (...) quelque chose d'hybride, de dliquescent et de sub-intellectuel ( Chevaucher le tigre , La Colombe, 1964, p. 259). Ce qui exige un certain nombre de mises au point.2En premier lieu, le paganisme n'est pas un retour au pass . Il ne consiste pas en appeler d'un pass contre un autre pass , contrairement ce qu'a pu crire avec lgret Alain-Grard Slama (Lire, avril 1980). Il ne manifeste pas le dsir d'en revenir un quelconque paradis perdu (thme plutt judo-chrtien), et moins encore, contrairement ce qu'affirme gratuitement Catherine Chalier (Les nouveaux cahiers, t 1979), une origine pure .A une poque o l'on ne cesse de parler d' enracinement et de mmoire collective , le reproche de passisme tombe d'ailleurs de lui-mme. Tout homme nat d'abord comme hritier; il n'y a pas d'identit des individus ou des peuples sans prise en compte par les intresss de ce qui les a produits, de la source d'o ils proviennent. De mme qu'il y avait hier spectacle grotesque voir dnoncer les idoles paennes par des missionnaires chrtiens adorateurs de leurs propres gris- gris, il y a aujourd'hui quelque comique voir dnoncer le pass (europen) par ceux qui ne cessent de vanter la continuit judo-chrtienne et de nous renvoyer l'exemple toujours actuel d'Abraham, Jacob, Isaac et autres Bdouins proto-historiques.Il faut s'entendre, d'autre part, sur ce que signifie le mot pass . Nous refusons d'emble la problmatique judo-chrtienne qui fait du pass un point dfinitivement dpass sur une ligne qui mnerait ncessairement l'humanit du jardin d'Eden aux temps messianiques. Nous ne croyons pas qu'il y ait un sens de l'histoire. Le pass est pour nous une dimension, une perspective donne dans toute actualit. Il n'y a d'vnements passs que pour autant qu'ils s'inscrivent comme tels dans le prsent. La perspective ouverte par la reprsentation que nous nous faisons de ces vnements transforme notre prsent exactement de la mme faon que le sens que nous leur donnons en nous les re-prsentant contribue leur propre transformation . Le pass participe donc ncessairement de cette caractristique de la conscience humaine qu'est la temporalit, laquelle n'est ni la quantit de temps mesurable dont parle le langage courant (la temporalit est au contraire qualitative) ni la dure voque par Bergson, qui appartient la nature non humaine la temporalit, elle, n'appartient qu' l'homme. La vie comme souci (Sorge) est ex-tensive de soi-mme, comme le dit Heidegger ; elle ne remplit donc aucun cadre temporel prtabli. L'homme n'est que projet. Sa conscience elle-mme est projet. Exister, c'est ex-sistere, se pro-jeter. C'est cette mobilit spcifique de l'ex-tensivit que Heidegger appelle 1' historial (Geschehert) de l'existence humaine un historial qui marque la structure absolument propre de l'existence humaine qui, ralit transcendante et ralit rvlante, rend possible Y historicit d'un monde . L'historicit de l'homme tient au fait que, pour lui, pass , prsent et futur sont associs dans toute actualit, constituant trois dimensions qui se fcondent et se transforment mutuellement. Dans cette perspective, le reproche typiquement judo-chrtien de passisme est entirement dpourvu de sens.Il ne peut en effet y avoir de passisme que dans une optique historique monolinaire, dans une histoire o, prcisment, ce qui est pass ne peut plus revenir. Mais ce n'est pas dans cette optique que nous nous situons. Nous croyons l'Eternel retour. En 1797, Hlderlin crit Hebel : Il n'y a pas d'anantissement, donc la jeunesse du monde doit renatre de notre dcomposition . En fait, il ne s'agit pas de retourner au pass, mais de s'y rattacher et aussi, par le fait mme, dans une conception sphrique de l'histoire, de se relier l'ternel, de le faire refluer, consonner dans la vie, de se dfaire de la tyrannie du logos, de la terrible tyrannie de la Loi, pour se remettre l'cole du mythos et de la vie. Dans la Grce antique, observe Jean-Pierre Vernant, l'effort de se tout rappeler a pour fonction premire, non pas de construire le pass individuel d'un homme-qui-se-souvient, de construire son temps individuel, mais, au contraire, de lui permettre de s'chapper du temps (entretien paru dans Le Nouvel Observateur, 5 mai 1980). Il s'agit, de la mme faon, de se rfrer la mmoire du paganisme, non d'une faon chronologique, pour en revenir 1' antrieur , mais d'une faon mythologique, pour rechercher ce qui, au travers du temps, dpasse le temps et nous parle encore aujourd'hui. Il s'agit de se relier Y indpassable et non au dpass .Les termes de dbut et de fin n'ont plus alors le sens que leur donne la problmatique judo-chrtienne.Dans la perspective paenne, le pass est toujours avenir ( venir). Herkunft aber bleibt stets Zukunft, crit Heidegger : Ce qui est l'origine demeure toujours un - venir, demeure constamment sous l'emprise de ce qui est venir. Dans son Introduction la mtaphysique (Gallimard, 1967), Heidegger examine prcisment la question du pass . Un peuple, dit-il, ne peut triompher de 1' obscurcissement du monde et de la dcadence qu' la condition de vouloir en permanence un destin. Or, il ne se fera un destin que si d'abord il cre en lui-mme une rsonance, une possibilit de rsonance pour ce destin, et s'il comprend sa tradition d'une faon cratrice. Tout cela implique que ce peuple, en tant que peuple proventuel, s'ex-pose lui-mme dans le domaine originaire o rgne l'tre, et par l y ex-pose la pro-venance de l'Occident, partir du centre de son pro-venir futur . Il faut, en d'autres termes, re-qurir le commencement de notre tre-l spirituel en tant que proventuel, pour le transformer en un autre commencement. Et Heidegger ajoute: Pour qu'un commencement se rpte, il ne s'agit pas de se reporter en arrire jusqu' lui comme quelque chose de pass, qui maintenant soit connu et qu'il n'y ait qu' imiter, mais il faut que le commencement soit recommenc plus originairement, et cela avec tout ce qu'un vritable commencement comporte de dconcertant, d'obscur et de mal assur. En effet, le commencement est l. Il n'est pas derrire nous comme ce qui a t il y a longtemps, mais il se tient devant nous. Le commencement a fait irruption dans notre avenir. Il chasse au loin sa grandeur qu'il nous faut rejoindre .Il n'y a donc pas retour, mais bien recours au paganisme. Ou, si l'on prfre, il n'y a pas retour au paganisme, mais retour du paganisme vers ce que Heidegger, dans cette page d'une importance lumineuse, appelle un autre commencement . On ne peut rien pour ou contre sa gnalogie, et il vient toujours un moment o chacun doit comprendre sans reprendre, clairer sans renier, pour choisir ensuite, seul, ce qui le rattache ou l'loign de ses origines , crit Blandine Barret-Kriegel, qui, elle, s'affirme judo-chrtienne (LeMatin, 10 septembre 1980). Elle ajoute : Lorsque les entreprises des gnrations prcdentes chouent, le mouvement naturel est de repartir en de de la bifurcation, de distendre la dure, d'largir l'espace (ibid.). C'est trs exactement de cela qu'il s'agit : repartir en de de la bifurcation pour un autre commencement. Mais un tel projet apparatra sans doute comme blasphmatoire aux yeux de beaucoup. En hbreu, le mot commencement a aussi le sens de profanation : commencer, nous aurons l'occasion de le voir, c'est rivaliser avec Dieu. C'est si vrai que le passage de la Gense o il est dit qu'Enosh, fils de Seth, fut le premier invoquer le nom de Iahv (4, 26) est interprt dans la thologie du judasme comme signifiant, non le dbut du monothisme, mais le dbut du paganisme ( Alors on commena. Ce verbe signifie profaner. On commena donner aux hommes et aux statues le nom du Saint-Bni-Soit-Il et appeler dieux les idoles , commentaire de Rachi sur Gen. 4, 26). Depuis Simon Bar Yo'ha jusqu' nos jours, la culture paenne n'a d'ailleurs cess de faire l'objet de critiques et de mises en accusation. Ce seul fait, s'il en tait besoin, suffirait montrer combien certain pass reste prsent aux yeux mmes de ceux qui le dnoncent. Ce n'est pas un hasard, a crit Gabriel Matzneff, si notre vingtime sicle, fanatique, haineux, doctrinaire, ne perd pas une occasion de donner une image calomniatrice et caricaturale des anciens Romains : d'instinct, il dteste ce qui lui est suprieur (Le Monde, 26 avril 1980).Aux xve et xvie sicles, la Renaissance fut bel et bien une re-naissance. Il s'agissait, dira Renan, de voir l'Antiquit face face. Ce ne fut pourtant pas un retour en arrire, une simple rsurgence du pass , mais au contraire le point de dpart d'une nouvelle aventure de l'esprit, d'une nouvelle aventure de l'me faustienne dsormais triomphante parce qu'enfin veille elle-mme. Aujourd'hui, le no-paganisme n'est pas non plus une rgression. Il est au contraire le choix dlibr d'un avenir plus authentique, plus harmonieux, plus puissant un choix qui projette dans le futur, pour des crations nouvelles, l'ternel dont nous pro-venons.3Si l'on admet que quelque chose est grand, dit Heidegger, alors le commencement de cette grandeur demeure ce qu'il y a de plus grand . Le paganisme aujourd'hui, c'est donc d'abord, videmment, une certaine familiarit avec les religions indo-europennes anciennes, leur histoire, leur thologie, leur cosmogonie, leur symbolique, leurs mythes et les mythmes dont ils se composent. Familiarit du savoir, mais aussi familiarit spirituelle; familiarit pistmologique, mais aussi familiarit intuitive. Il ne s'agit pas seulement, en effet, d'accumuler des connaissances sur les croyances des diverses provinces de l'Europe prchrtienne (ni d'ailleurs d'ignorer ce qui peut les distinguer, parfois profondment, les unes des autres), mais surtout d'identifier dans ces croyances la projection, la transposition d'un certain nombre de valeurs qui, en tant qu'hritiers d'une culture, nous appartiennent et nous concernent directement. (Ce qui, par voie de consquence, conduit rinterprter l'histoire des deux derniers millnaires comme le rcit d'une lutte spirituelle fondamentale.)C'est dj une tche considrable. Non seulement les religions de l'Europe ancienne ne le cdent en rien au monothisme quant leur richesse ou leur complexit spirituelle et thologique, mais on peut mme considrer qu'elles l'emportent bien souvent sur ce terrain. Qu'elles l'emportent ou non n'est d'ailleurs pas le plus important. L'important, c'est qu'elles nous parlent et pour ma part, je retire plus d'enseignements de l'opposition symbolique de Janus et de Vesta, de la morale de l'Orestiade ou du rcit du dmembrement d'Ymir que des aventures de Joseph et de ses frres ou de l'histoire du meurtre avort d'Isaac. Au-del des mythes eux-mmes, il convient de rechercher une certaine conception de la divinit et du sacr, un certain systme d'interprtation du monde, une certaine philosophie. B.H. Lvy se rfre au monothisme tout en dclarant qu'il ne croit pas en Dieu. Notre poque elle-mme est profondment judo-chrtienne, mme si les glises et les synagogues se vident ; elle l'est par sa faon de concevoir l'histoire, par les valeurs essentielles auxquelles elle se rfre. A l'inverse, il n'y a pas besoin de croire en Jupiter ou en Wotan ce qui n'est toutefois pas plus ridicule que de croire en Iahv pour tre paen. Le paganisme aujourd'hui ne consiste pas dresser des autels Apollon ou ressusciter le culte d'Odhinn. Il implique par contre de rechercher, derrire la religion, et selon une dmarche dsormais classique, 1' outillage mental dont elle est le produit, quel univers intrieur elle renvoie, quelle forme d'apprhension du monde elle dnote. Bref, il implique de considrer les dieux comme des centres de valeurs (H. Richard Niebuhr), et les croyances dont ils font l'objet comme des systmes de valeurs : les dieux et les croyances passent, mais les valeurs demeurent.C'est dire que le paganisme, loin de se caractriser par un refus de la spiritualit ou un rejet du sacr, consiste au contraire dans le choix (et la r appropriation) d'une autre spiritualit, d'une autre forme de sacr. Loin de se confondre avec l'athisme ou avec l'agnosticisme, il pose, entre l'homme et l'univers, une relation fondamentalement religieuse et d'une spiritualit qui nous apparat comme beaucoup plus intense, plus grave, plus forte que celle dont le monothisme judo-chrtien se rclame. Loin de dsacraliser le monde, il le sacralise au sens propre, il le tient pour sacr et c'est prcisment en cela, on le verra, qu'il est paen. Ainsi que l'crit Jean Markale, le paganisme, ce n'est pas l'absence de Dieu, l'absence de sacr, l'absence de rituel. Bien au contraire, c'est, partir de la constatation que le sacr n'est plus dans le christianisme, l'affirmation solennelle d'une transcendance. L'Europe est plus que jamais paenne quand elle cherche ses racines, qui ne sont pas judo-chrtiennes (Aujourd'hui, l'esprit paen ?, in Marc de Smedt, d., L'Europe paenne, Seghers, 1980, p. 16).Le sens du sacr, la spiritualit, la foi, la croyance en l'existence de Dieu, la religion comme idologie, la religion comme systme et comme institution sont de notions bien diffrentes et qui ne se recoupent pas ncessairement. Elles ne sont pas non plus univoques. Il y a des religions qui n'ont pas de Dieu (le taosme, par exemple) ; croire en Dieu n'implique pas ncessairement qu'il s'agisse d'un Dieu personnel. En revanche, s'imaginer que l'on pourrait vacuer de faon durable toute proccupation religieuse chez l'homme, est nos yeux pure utopie. La foi n'est ni un refoul ni une illusion , et le mieux que puisse faire la raison est de reconnatre qu'elle ne suffit pas puiser toutes les aspirations intrieures de l'homme. L'homme est le seul tre qui s'tonne de sa propre existence, constate Schopenhauer ; l'animal vit dans son repos et ne s'tonnant de rien (...) Cet tonnement qui se produit surtout en face de la mort et la vue de la destruction et de la disparition de tous les autres tres est la source de nos besoins mtaphysiques ; c'est par lui que l'homme est un animal mtaphysique (Le monde comme volont et comme reprsentation, PUF, 1966). Le besoin de sacr est un besoin fondamental de l'tre humain, au mme titre que la nourriture ou la copulation (s'il y en a qui prfrent s'en passer, tant mieux pour eux). Mircea Eliade note que l'exprience du sacr est une structure de la conscience , dont on ne saurait esprer faire l'conomie (entretien avec Le Monde-Dimanche, 14 septembre 1980). L'homme a besoin d'une croyance ou d'une religion nous distinguons ici la religion de la morale en tant que rituel, en tant qu'acte uniforme apaisant, comme partie prenante des circuits d'habitude par lesquels il se construit. A cet gard, l'apparition rcente de l'incroyance vraie fait partie de ces phnomnes de dclin qui dstructurent l'homme dans ce qu'il a de spcifiquement humain. (L'homme qui a perdu la capacit ou le dsir de croire est-il encore un homme ? On peut au moins se poser la question). Il peut y avoir une socit sans Dieu, crit Rgis Debray, il ne peut y avoir une socit sans religion (Le scribe, Grasset, 1980). Il ajoute : Les Etats en voie d'incrdulit sont en voie d'abdication (ibid.). On peut galement citer ce propos de Georges Bataille, selon lequel la religion, dont l'essence est la recherche de l'intimit perdue, se ramne un effort de la conscience claire pour devenir en entier conscience de soi (Thorie de la religion, Gallimard, 1973). Cela suffit pour condamner le libralisme occidental. Assurment, c'est encore faire trop de crdit au judo-christianisme que de rejeter les notions dont il prtend s'arroger le monopole, pour le seul motif de cette prtention. Il n'y a pas plus lieu de rejeter l'ide de Dieu ou la notion de sacr sous le prtexte que le christianisme en a donn une ide maladive que de rompre avec les principes aristocratiques sous le prtexte que la bourgeoisie les a caricaturs.Il est d'ailleurs noter que dans l'antiquit pr-chr- tienne, le mot athisme est pratiquement dpourvu de sens. Les procs pour incroyance ou impit recouvrent eux-mmes, en gnral, tout autre chose. Quand Ammien Marcellin dit qu' il y a des gens pour qui le ciel est vide de dieux (xxvin, 4, 6), il prcise qu'ils croient quand mme aux astres et la magie. A Rome, ce seront les chrtiens qui seront accuss d' athisme , du fait qu'ils n'auront aucun respect pour les effigies des dieux ou pour les lieux de culte. En Grce, la pense rationnelle elle-mme a seulement rorient la thogonie et la cosmologie mythiques. C'est pourquoi Claude Tresmontant, aprs avoir gratuitement assimil le panthisme F athisme , est contraint d'crire que ce dernier est minemment religieux , qu' il est beaucoup trop religieux puisqu'il divinise indment l'univers (Problmes du christianisme, Seuil, 1980, p. 55). C'est que, dans l'Europe ancienne, le sacr n'est pas conu comme oppos au profane, mais comme ce qui englobe le profane pour lui donner un sens. Il n'y a pas besoin d'une Eglise pour faire la mdiation entre l'homme et Dieu ; c'est la cit tout entire qui fait cette mdiation, et les institutions religieuses n'en constituent qu'un aspect. Le concept oppos au latin religio serait rechercher dans le verbe negligere. Etre religieux, c'est tre responsable, ne pas ngliger. Etre responsable, c'est tre libre se donner les moyens concrets d'exercer une libert-pour-faire. Etre libre, c'est aussi, en mme temps, tre re-li d'autres par le moyen d'une spiritualit commune.Lorsque B.H. Lvy affirme que le monothisme n'est pas une forme de sacralit, une forme de spiritualit , mais, au contraire, la haine du sacr comme tel (L'Express, 21 avril 1979), son propos n'est qu'apparemment paradoxal. Le sacr, c'est le respect inconditionnel de quelque chose ; or, le monothisme met, au sens propre, un tel respect hors la Loi. Chez Heidegger, le sacr, das Heilige, est bien distinct de la mtaphysique classique et de l'ide mme de Dieu. Nous dirons, pour reprendre une antinomie chre Emmanuel Lvinas, que le sacr s'investit comme mystre en ce monde, qu'il est donn partir de l'intimit de l'homme et du monde, par opposition la saintet, qui est lie la transcendance du Tout Autre. Le paganisme sacralise, et par l exalte ce monde, l o le monothisme judo-chrtien sanctifie, et par l retranche de ce monde. Le paganisme repose sur l'ide de sacr.4Quelles sont donc les diffrences fondamentales qui sparent le paganisme europen du judo-christianisme ? Pour rpondre cette question, une certaine prudence s'impose. Indpendamment du fait qu'une opposition n'est jamais aussi tranche dans la ralit que du point de vue ncessaire des commodits de l'analyse, il nous parat important, d'abord, de ne pas faire un usage inconsidr de la notion mme de judo-christianisme , qui, controverse chez les juifs comme chez les chrtiens, n'est pas exempte d'ambiguts. Un tel usage, en toute rigueur, ne nous parat licite que sur deux plans bien prcis. En premier lieu, un plan historique : au sens strict, les judo- chrtiens sont les premiers chrtiens d'origine juive, membres des communauts palestiniennes de Nazareth, qui furent autant de pierres de discorde entre le judasme et le christianisme paulinien. (On sait que le succs de Paul mit fin ce judo-christianisme historique). Ensuite un plan idologique , lorsqu'il s'agit de caractriser ce que le judasme et le christianisme peuvent avoir de commun au point de vue philosophique et thologique. Le judasme et le christianisme sont la mme thologie fondamentale , observe Claude Tresmontant (Les problmes de l'athisme, Seuil, 1972, p. 439). C'tait aussi l'opinion de Jean Danilou, dont l'un des livres s'intitule La thologie du judo-christianisme (Descle, 1958). Le christianisme a notamment repris toutes les exigences normatives porte universelle que l'on trouve dans la Torah. Le judo- christianisme dsigne alors, purement et simplement, la filiation monothiste.Cette filiation pose, on sous-estime en gnral gravement les diffrences existant entre le christianisme et le judasme. Ce qui, dans la pratique, conduit bien souvent attribuer au paganisme des traits censs le distinguer radicalement du judo-christianisme , et qui, en fait, le distinguent seulement du judasme ou beaucoup plus communment du christianisme. Dans certains cas, les oppositions sont en grande partie illusoires, ou ne portent que sur les modalits d'expression de certains caractres, non sur les caractres eux-mmes. On a parfois soutenu, par exemple, que la pense grecque tait dynamique, concrte, synthtique, par opposition une pense hbraque essentiellement statique, abstraite, analytique. C'est en fait plus certainement le contraire, comme le montre James Barr (Smantique du langage biblique, BSR, 1971), qui oppose juste raison le type grec de pense, analytique, facteur de distinctions et de morcellement et le type hbraque de pense, synthtique . Les langues smitiques portent d'ailleurs spontanment la synthse et au concret ; partiellement dpourvues de syntaxe, elles conservent un caractre flou qui prdispose la multiplicit des interprtations. D'autres traits dont on a crdit le judo-christianisme sont en fait des traits plus spcifiquement chrtiens : importance dans la thologie de la faute originelle, ide d'une cration acheve, dvaluation de la sexualit, mpris de la vie, etc. Il n'est jusqu' l'intolrance caractristique du monothisme judo-chrtien qui n'ait t surtout rendue redoutable dans le christianisme, d'abord du fait de la greffe sur la foi chrtienne de l'esprit missionnaire de l'Occident, ensuite parce que, des trois grandes religions abrahamiques, seul le christianisme s'est attach d'emble raliser sa vocation universaliste, en ne voulant tre ni la religion d'un peuple ni celle d'une culture.On ne saurait non plus dnier au paganisme une aspiration 1' universel et le ramener une subjectivit close et rgressive. Mais cette aspiration l'universel, nous aurons l'occasion d'y revenir, se fait partir du particulier de l'tant l'tre, et non l'inverse. Puissamment manifeste dans la philosophie grecque, chez les Romains avec la notion d'imperium, chez les Indo-Iraniens avec l'ide d'empire conu comme corps du dieu de lumire , l'universel reprsente le couronnement d'une entreprise sociale intgre l'tre du monde, ainsi que l'incarnation de son principe ; elle ne doit tre confondue ni avec l'universalisme thologique ou philosophique, rducteur de diffrences, ni avec l'ethnocentrisme.Enfin, une rflexion sur l'implantation du christianisme en Occident ne saurait faire l'conomie d'une tude sur les causes, non seulement externes, mais galement internes de cette implantation. (Qu'est-ce qui, dans le mental europen, a facilit sa conversion?) Pas plus qu'elle ne saurait ngliger le fait que le christianisme a lui-mme considrablement volu, et qu'il y a, d'un point de vue historique et sociologique, non pas un, mais plusieurs christianismes. Pour notre part, nous n'ignorons rien de la dualit de visage existant entre le christianisme galitaire et subversif des premiers sicles et le christianisme (relativement) constructeur et fortement teint d'organicisme paen du Moyen Age. Le christianisme du IVe sicle n'est dj plus, videmment, celui qui mobilisait la fureur d'un Celse. Nous ne mconnaissons pas non plus, comme le dit Heidegger, que le christianisme et la vie chrtienne de la foi vanglique ne sont pas la mme chose (Chemins qui ne mnent nulle part, Gallimard, 1962, p. 181). Enfin, nous ne ngligeons pas la polysmie des symboles, sur laquelle s'exerce l'hermneutique, pas plus que l'invitable variabilit du corps scripturaire et des systmatisations thologiques.Lorsqu'il s'est agi de spcifier les valeurs propres du paganisme, on a gnralement numr des traits tels que : une conception minemment aristocratique de la personne humaine, une thique fonde sur l'honneur (la honte plutt que le pch ), une attitude hroque devant les dfis de l'existence, l'exaltation et la sacralisation du monde, de la beaut, du corps, de la force et de la sant, le refus des arrire-mondes , l'insparabilit de l'esthtique et de la morale, etc. Dans cette optique, la valeur la plus haute est sans doute, non pas une justice interprte pour l'essentiel en termes d'aplatissement galitaire, mais tout ce qui permet l'homme de se dpasser lui- mme ; pour le paganisme, considrer comme injuste le rsultat de la mise en uvre de ce qui forme la trame mme de la vie est en effet pure absurdit. Dans l'thique paenne de l'honneur, les antithses classiques : noble-bas, courageux-lche, honorable-dshonorant, beau-contrefait, malade-en bonne sant, etc., prennent la place des antithses de la morale du pch : bien-mal, humble-insens, soumis-orgueilleux, faible-arrogant, modeste-dmesur, etc. Pourtant si tout cela nous parat exact, le trait fondamental, nos yeux, est ailleurs. Il rside dans le refus du dualisme.Elargissant ce que Martin Buber a dit du judasme, il nous semble en effet que le judo-christianisme est moins spcifi par la croyance en un dieu unique que par la nature des rapports qu'il propose entre l'homme et Dieu. Il y a longtemps d'ailleurs que l'on ne ramne plus le conflit du monothisme et du paganisme une simple querelle sur le nombre des dieux. Le polythisme est un concept qualitatif, et non pas quantitatif , observe PaulTillich (Thologie systmatique, Plante, 1969). La diffrence entre le panthisme et le monothisme, reconnat Tresmontant, n'est pas une question spatiale, mais une question ontologique (Les problmes de l'athisme, op. cit., p. 218).L'individu, comme le monde, est le lieu d'une transsubstantiation destine transformer les tnbres en lumire, le mal en bien, la nature pcheresse en personne r- dime.Ce terme de magique doit tre pris ici dans son acception proprement spenglrienne. Il n'est en effet pas sans quivoque. Dans une autre perspective, nous le verrons, la religion de la Bible doit au contraire tre considre comme anti-magique par excellence, dans la mesure o elle introduit un processus de dsenchantement , de dsensorcellement du monde YEntzau- berung dont parle Max Weber. Dans la Bible, o l'on trouve pourtant la trace de quelques anciennes pratiques magiques (parmi lesquelles, peut-tre, l'interdiction faite par le Dcalogue d'abuser du nom, du nomen, et par l du numen de Iahv), de telles pratiques sont constamment dnonces comme idoltriques . Dans les religions indo-europennes, il en va autrement. La magie authentique y vise mettre au point une psycho-technique adapte un but donn ; elle conduit l'homme se mettre en forme selon un projet donn, elle constitue le savoir- faire originaire de l'autodomestication humaine, de la domestication de la psych par la conscience. Chez les Germains, l'usage d'abord magique des lettres runiques semble aujourd'hui peu prs tabli. Odhinn-Wotan est le dieu magicien par excellence. Lors de la guerre de fondation mettant aux prises, sous une forme symbolique, le mode de vie des grands chasseurs et celui des producteurs issus de la rvolution nolithique, il domestique les Vanes par le biais de sa magie, et leur assigne une place harmonieuse dans la socit organique trifonctionnelle o la domestication de l'homme par l'homme et la domestication de la nature se compltent. Ce mythe signe le passage de l'homme-sujet gnrique, instinctif, l'homme-sujet spcifique, conscient, qui exerce une action magique sur d'autres hommes, faisant natre du mme coup les conditions de la stratification sociale propre toute socit post-nolithique.En fait, ce qui est magique , pour Spengler, dans le judo-christianisme, c'est prcisment le dualisme. Ce dernier n'est pas une dualit immanente au monde, la faon du mazdisme iranien, qui oppose un Dieu bon un Dieu mauvais, un Dieu de la lumire un Dieu des tnbres. Il rsulte au contraire, ds le dpart, d'une distinction radicale entre ce monde et Dieu. Toute la thologie judo-chrtienne repose, pourrait-on dire, sur la sparation de l'tre cr (le monde) et de l'tre incr (Dieu). L'Absolu n'est pas le monde. La source premire de l'Information est entirement distincte de la nature. Le monde n'est pas divin. Il n'est pas le corps de Dieu. Il n'est ni ternel, ni incr, ni ontologiquement suffisant. Il n'est pas une manation directe, ni une modalit de la substance divine. Il n'a ni nature ni essence divine. Il n'y a qu'un Absolu, et cet Absolu est Dieu, qui, lui, est incr, sans gense ni devenir et ontologiquement suffisant. Tout ce qui n'est pas Dieu est uvre de Dieu. Il n'existe aucun terme moyen, aucun stade ou tat intermdiaire entre crer et tre cr . Entre Dieu et le monde, il n'y a que le nant abme que Dieu est le seul combler. Entirement tranger au monde, Dieu est l'antithse de toute ralit sensible. Il n'est pas un aspect, une somme, un niveau, une forme ou une qualit du monde. Le monde est totalement distinct de Dieu, son crateur , rappellera en 1870 le premier concile de Vatican (session 3, ch. 1 et can. 3-4).Etre absolument transcendant, emplissant tout sans tre spcifiquement nulle part, Dieu contient en lui-mme l'intgralit du monde. Du mme coup se trouve affirme l'existence objective de l'univers. Le monothisme judo- chrtien rompt ainsi d'emble avec l'idalisme. C'est l l'origine de ce phnomne idologique (Michel Foucault) que constitue la sparation des mots et des choses en vue de l'affirmation des choses en soi, indpendamment des sujets qui les peroivent et les parlent, sparation qui constitue la base de la doctrine raliste dveloppe par la scolastique mdivale.A l'intrieur du judo-christianisme, les consquences de l'affirmation dualiste n'ont pas reu partout la mme accentuation. Sans aller bien sr jusqu'au manichisme, que l'Eglise a rejet comme incompatible avec sa philosophie propre, c'est le christianisme qui en a prsent la forme la plus radicale. Le christianisme a en effet repris son compte un certain nombre d'antinomies secondaires, telles que celles qui opposent le corps et l'me, la matire et l'esprit, l'tre et le devenir, la pense invisible et la ralit visible, etc., pour en faire autant de consquences logiques du dualisme originel. Ces antinomies ne proviennent pas de l'hritage hbraque, mais de la philosophie grecque, qui a toujours aim rechercher les antagonismes et les oppositions. Chez les Grecs, nanmoins, elles se rsolvaient en gnral par le biais du principe de conciliation des contraires ; d'autre part, elles n'taient avances qu' l'intrieur de l'affirmation fondamentale d'une identit ou d'un apparentement de l'tre et du monde. Sous l'influence de cette thorie hellnique des catgories de dualits, reprsentant une systmatisation ralise de la tendance d'autoconstruction des mythes la discrimination binaire, le christianisme, au contraire, en a fait le prolongement de sa vision dualiste du monde, accentuant ainsi d'autant un grave processus de dissociation du rel. (C'est d'ailleurs la mme tendance qui conduira les philosophes penser que l'thique peut tre dduite par la raison de la nature des choses et de la nature de l'homme, tendance que l'on retrouvera paradoxalement dans le positivisme avec la dduction implicite de l'impratif partir de l'indicatif.) Le judasme, lui, a chapp la plupart de ces antinomies. Une fois pose la distinction, videmment fondamentale, de l'tre cr et de l'tre de Dieu, il s'est montr beaucoup plus unitariste que le christianisme classique. Dans sa thologie, le monde ne peut tre partag , prcisment parce qu'il n'a qu'un seul crateur. Par suite, l'enseignement qu'il prodigue sur la vie aprs la mort, la rsurrection, la rtribution personnelle dans l'au-del, est galement plus flou.Dans la perspective judo-chrtienne, le dualisme se relie la thologie de la cration. L'ide de cration, crit Claude Tresmontant, implique la distinction radicale entre le crateur et le cr, et la transcendance du crateur (Essai sur la pense hbraque, Cerf, 1962). Telle est l'affirmation qui constitue le dbut mme de la Bible : Au commencement, Dieu cra le ciel et la terre (Gen. 1,1). Comment s'est faite la cration? Elle s'est faite ex nihilo, partir de rien. Dieu n'a pas cr le monde partir d'une matire informe, inorganise, partir d'un chaos qui lui aurait prexist et qu'il aurait travaill auquel cas il serait un simple dmiurge organisateur, et il y aurait deux absolus incrs : Dieu et la matire. On ne peut mme pas dire qu'avant Dieu il y avait le nant, car, du point de vue thologique, le nant n'a ni ralit ni qualits. Avant le monde, il n'y avait que Dieu. (Dans la tradition de la Cabbale, le premier chapitre de la Gense est compris comme le droulement de la cration partir d'un univers divin prexistant ; cf. Z'ev ben Shimon Halevi, La Cabbale, tradition de la connaissance cache, Seuil, 1980, pp. 9-10.) Dieu a donc tir le monde hors de lui-mme Et pourtant, le monde n'est pas une partie de Dieu, car alors il serait galement divin. Dieu n'a pas non plus engendr le monde, car celui-ci ne lui est pas consubstantiel (seul le logos de Dieu, engendr et non cr, est consubstantiel Dieu). Il l'a cr. La relation qui l'attache l'homme est de ce fait la fois causale (Dieu est la cause premire de toutes les cratures) et morale (l'homme doit obir Dieu en tant qu'il est son crateur).Le rapport entre Dieu et le monde est donc bien un rapport de causalit d'une nature unique, qui atteint toute manire d'tre en atteignant l'tre lui-mme dans la totalit de ce qu'il est. Ce rapport n'est en aucune faon un rapport d'identit, ni un rapport d'manation directe. La Bible rejette tout immanentisme, tout manatisme, toute forme de panthisme, toute ide d'une continuit entre le premier principe et des substances ou des tres drivant de lui les unes par les autres. Enfin, il est affirm que le monde n'ajoute rien Dieu, n'augmente en rien sa perfection, ne le redouble aucunement ni ne l'accrot dans son tre. Sans le monde, Dieu serait toujours gal lui-mme. Le monde, s'il n'existait pas, ne lui manquerait pas, ne lui ferait dfaut en rien. Dieu n'tait pas tenu de faire sa cration. Elle ne lui a pas fait plaisir . La cration a t pour lui un acte gratuit, ou plutt, disent les thologiens, un acte de pure libralit. Dieu cre par bont . Du mme coup, il s'institue lui-mme en seule ralit absolue. C'est ainsi, dira Nietzsche, que le monde vrai a fini par devenir fable .Nombre d'idologies modernes ont repris leur compte cette thorie dualiste, en se contentant d'en donner une version profane ou intriorise. Pour Freud, par exemple, l'inconscient reste le mal : la civilisation passe par une sublimation des instincts. (Ce sont seulement certains de ses disciples, comme Wilhelm Reich, qui orienteront la psychanalyse dans le sens, non d'une sublimation, mais d'une libration anarchique des instincts). Mme chez Freud, dont le systme passe souvent pour avoir libr la psych d'une dmarche unidimensionnelle et linaire, crit Gilbert Durand, l'on souponne le fameux inconscient d'tre toujours pathologiquement en dessous, par-derrire la saine conscience. Tant il est vrai que la dualit convient mal modliser la pluralitude (L'me tigre, Denol- Gonthier, 1980, p. 179). Plus souvent, toutefois, le dualisme, en se dgonflant, en s'avouant pour ce qu'il est, se mue en son contraire relatif, c'est--dire en pure unidimen- sionnalit. On passe alors d'un excs l'autre : la maladie de l'Unique profan succde tout naturellement au malaise de la conscience dchire.Aux sources de la pense paenne, on trouve au contraire l'ide que l'univers est anim et que l'me du monde est divine. L'Information provient exclusivement de la nature et du monde. L'univers est le seul tre, et il ne saurait y en avoir d'autres. Son essence n'est pas distincte de son existence. Le monde est incr ; il est ternel et imprissable. Il n'y a pas eu de commencement, ou plutt, s'il y en a eu, celui-ci n'a marqu que le dbut d'un (nouveau) cycle. Dieu ne s'accomplit, ne se ralise que par et dans le monde : la thogonie est identique la cosmogonie . L'me est une parcelle de la substance divine. La substance ou l'essence de Dieu est la mme que celle du monde. Le divin est immanent, consubstantiel au monde.Ces ides sont constamment dveloppes dans la premire philosophie grecque. Xnophane de Colophon (vie sicle av. notre re) dfinit Dieu comme l'me du monde. Ce monde n'a t cr par aucun Dieu et aucun homme, crit Hraclite. Il a toujours exist, existe et existera toujours, feu ternellement vivant, s'allumant avec mesure et s'teignant avec mesure. Pour Parmnide, qui, lui, voit dans le monde un tre immobile et parfait, l'univers est tout autant inengendr, imprissable et incr. Du principe d'invariance universelle, rien ne se cre, rien ne se perd , les Ioniens font le principe de l'intelligibilit du monde. On trouve des opinions analogues chez Emp- docle, Anaxagore, Mlissos, Anaximandre, etc. Mme par la suite, signale Louis Rougier, dans la plupart des coles, pythagoriciens, platoniciens, pripatticiens, stociens, no-platoniciens admirent le retour ternel de tous les vnements, ce qui exclut une origine absolue du temps, un premier homme et une eschatologie finale qui ne serait suivie d'aucun recommencement (La Scolastique et le thomisme, Gauthier-Villars, 1925, p. 44). Aristote lui- mme, au ive sicle, enseigne que l'univers est divin : Dieu ne possdant pas dans son intellect, comme autant de causes exemplaires, les ides particulires de toutes choses, il s'ensuit que Dieu ne connat que soi-mme et ignore la cration. Quant Platon, dont l'uvre combine avec le dogme chrtien donna naissance l'augustinisme, s'il parat enseigner dans le Time que le monde a t cr et a eu un commencement natum et factum, dira saint Augustin (Cit de Dieu 8, 11) , c'est moins l'origine mme du monde que la relation pouvant exister entre le monde sensible et le monde supra-sensible qu'il s'efforce d'expliquer ; en d'autres termes, il est conduit imaginer la cration du monde pour expliquer cette relation, et non dduire cette dernire proposition de la premire. Il en rsulte des conceptions de l'homme bien diffrentes : dans la Bible, l'homme se ralise collectivement en retournant l'tat d' innocence antrieur la faute, tandis que chez Platon, l'homme se ralise en assimilant en lui-mme la plus grande part possible d'ides ternelles. Chez Platon, 1' ternit est simplement la forme de vie du monde laquelle Dieu appartient aussi.La pense indienne des origines atteste une semblable conception, avec les ides d'Etre cosmique, d'Ame universelle (Atman) et d'Immensit consciente (Brahman). L encore, constate Alain Danilou, il n'y a pas de dualisme irrductible, d'opposition relle dans le jeu des contraires l'intrieur duquel fonctionnent toutes nos perceptions. Que ce soit l'esprit et la matire, le conscient et l'inconscient, l'inerte et le vivant, le jour et la nuit, le blanc et le noir, le bien et le mal, le passif et l'actif, il ne s'agit jamais que d'oppositions entre des lments complmentaires et interdpendants, qui n'existent que l'un par rapport l'autre (Les quatre sens de la vie, Buchet-Chastel, 1976, p. 77).

Dans le monothisme judo-chrtien, il est impensable que Dieu se montre pleinement par le monde, que le monde exprime pleinement son visage. La terre promise l'homme ne sera jamais permise Dieu , observe Mark Patrick Hederman (De l'interdiction l'coute, in Richard Kearney et Joseph Stephen O'Leary, d., Heidegger et la de l'universel que de sens de l'histoire . Et, comme l'crit Rosset, il est bien trange que tant d'nergie se soit dpense vouloir percer jour le sens du devenir et la raison de l'histoire, c'est--dire le sens de ce qui n'a pas de sens (Le rel et son double. Essai sur l'illusion, Gallimard, 1976). Il n'y a pas non plus de ncessit objective l'uvre dans l'univers. Du reste, la ncessit n'est qu'un autre nom du hasard la mme chose vue sous un autre angle. Tout ce qui existe n'existe ncessairement que par le simple fait que rien ne peut chapper la ncessit d'tre quelque chose d'tre de toute faon d'une certaine faon (Malcolm Lowry). Ce n'est pas pour autant que l'univers soit vou l'absurdit. Il n'y a pas de sens priori, mais l'homme peut crer du sens selon ses volonts et ses reprsentations. Ce pouvoir se confond avec sa libert, car l'absence de forme signifiante prdtermine quivaut pour lui la possibilit de toutes les formes, l'absence de configuration univoque la possibilit de toutes les interventions.De ce qui prcde, on peut dduire que ce qui caractrise le plus le monothisme judo-chrtien, ce n'est pas seulement la croyance en un dieu unique, mais aussi et surtout l'adhsion une conception dualiste du monde. L'exemple de la philosophie grecque montre en effet qu'il peut exister un monothisme non dualiste identifiant l'tre absolu et le monde , lequel, comme nous le verrons, n'est pas fondamentalement antagoniste du polythisme, les diffrents dieux pouvant y correspondre aux diverses formes par lesquelles se manifeste la Divinit.On ne saurait, ce propos, passer sous silence le fait que, dans une trs large mesure, le mouvement contemporain des sciences s'inscrit en faux contre la dchirure dualiste du monde, dans la mesure o il rintgre l'homme dans l'univers, rcuse la conception d'un homme intermdiaire entre un Dieu crateur et une nature-machine, et dveloppe, comme le disent Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, une conception plus unitaire des choses (La nouvelle alliance, Gallimard, 1979). Tout un secteur de la science moderne semble en effet s'orienter vers un refus de la loi unique, considrer comme relatif le champ d'application de chaque modle explicatif, reconnatre la multiplicit des temps et la diversit des objets, dfinir toute forme de vivant comme un systme ouvert loign de l'quilibre, etc. Prigogine signale que la dissipation de la matire et de l'nergie, gnralement associe l'ide de perte irrversible de rendement, devient elle-mme, loin de l'quilibre, source d'un nouvel ordre. Stphane Lupasco montre la ralit de l'antagonisme contradictoire constitutif de chaque particule, qui fait qu'une sparabilit totale des tants est impossible (elle est seulement actualisable jusqu' un certain degr), tout comme, d'ailleurs, est impossible une insparabilit totale : dans l'univers, tout sujet reprsente une actualisation dont l'objet reprsente la potentialisation antagoniste. La thorie gnrale des systmes, la thorie des bruits, les applications rcentes de la cyberntique, la thermodynamique des structures dissipatives, toutes ces disciplines ragissent, des titres divers, contre la mtaphysique de la sparation tout en se gardant de tomber, l'inverse, dans la mtaphysique de l'aplatissement et de l'unidimensionnel. Refusant la notion mca- niste de linarit, comme les fausses alternatives (corps- esprit, me-matire, etc.) nes de la pense dualiste, elles s'ouvrent la pense no-gnostique et dveloppent une reprsentation de l'univers la fois plus unitaire et plus complexe, qui souligne les spcificits sans les rduire et cesse de faire de l'homme un tranger au monde, sans pour autant le ramener un autre-que-lui. De fait, crit Marc Beigbeder, on en vient en sciences, tout particulirement en microphysique et en neurophysiologie, des paradigmes ou des suggestions de paradigmes plus proches de l'imaginaire potique, des prsocratiques, des no-platoni-

Le mpris (sinon le refus) du monde, dans le christianisme, drive en grande partie du paulinisme. L'attitude chrtienne, selon les mots mCmes de saint Paul (Schaoul), consiste considrer tout comme dsavantageux cause de la supriorit de la connaissance du Christ , regarder tout comme de la crotte afin de gagner le Christ, et d'tre trouv en lui (Phil. 3, 8). C'est en songeant surtout la morale asctique issue de la rforme paulinienne que Nietzsche interprtera fondamentalement le christianisme comme un dire non la vie, comme un dire non produit par l'incapacit affronter la diffrence, affirmer la redoutable altrit, affronter l'abme. Ce qui l'amnera aussi donner cette dfinition du paganisme : Sont paens tous ceux qui disent oui la vie, ceux pour qui Dieu est le mot qui exprime le grand oui toutes choses. (L'Antchrist, Gallimard, 1978, p. 102.)On connat la maxime de Tertullien : Nobis curiositate opus non est post Christum lesum ( Nous, nous n'avons plus de curiosit aprs Jsus-Christ , De praescr. haer.). Le mpris du monde entrane en effet le mpris de la connaissance qui s'y rapporte. A l'poque de Tertullien, cet tat d'esprit est gnral chez les chrtiens (d'o le reproche des auteurs romains, qui accusent le christianisme de ne s'adresser qu'aux illettrs). Origne admet lui-mme que la grande majorit des chrtiens de son temps sont des gens vulgaires et illettrs (Contra Celsum 1, 27). S'il est vrai que le mpris du monde est assez caractristique de toutes les tendances de la pense au ne sicle, c'est chez les chrtiens qu'il est le plus marqu et aussi, bien sr, chez les gnostiques. ( Le monde entier est au pouvoir du Mauvais , dit l'auteur de la premire ptre de saint Jean.) Origne, d'ailleurs, conserve beaucoup de traits du gnosticisme. Il considre la naissance comme un tel malheur que les hommes, son avis, non seulement ne doivent pas clbrer leur anniversaire, mais doivent excrer ce jour (In Levit. hom. 8, 3). Il va mme jusqu' attribuer la cration l'action de certaines intelligences corporelles , qui, lasses de contempler Dieu, se seraient tournes vers l'infrieur (Princ. 2, 8, 3). Pour Origne, crit A. H. Armstrong, toute la cration matrielle est un effet du pch, son but est de servir de purgatoire, et il aurait mieux valu que l'on n'en ait jamais eu besoin (An Introduction to Ancient Philosophy, Lon- don, 1947, p. 173). Pendant longtemps, les chrtiens prfrrent ne pas affronter les paens sur le terrain de la pense philosophique : ce n'est que dans un second temps qu' la pistis, la foi la plus lmentaire et souvent la plus vile, la simple crdulit, ils se risqurent ajouter le logismos, la conviction assise sur un raisonnement plus labor. Cette attitude laissa de nombreuses traces dans la mentalit chrtienne. Saint Augustin dclare encore que cette vie n'est rien d'autre que la comdie de la race humaine (Enarr. in Ps., 127). On verra resurgir de telles opinions l'poque contemporaine, sous des formes quasi manichennes : Le monde ploie sous la loi du Mal, et le Mal, en retour, est l'autre nom du monde (B.-H. Lvy Le testament de Dieu, Grasset, 1979, p. 238.) (Cf. aussi Marek Halter : Personne ne se tire indemne de ce monde o tout mne l'oppression et la mort, la folie comme l'espoir ! )Pour la pense paenne, au contraire, la conscience humaine appartient au monde et, comme telle, n'est pas radicalement dissociable de la substance de Dieu. Face au Destin ((Moi'ra), l'homme est la loi du monde (anthropos o homos tou kosmou) et la mesure de toutes choses ; il exprime en mme temps, de mme que la totalit du monde, le visage mme de Dieu. Cette intuition selon laquelle la conscience et l'esprit de l'homme sont associs au monde a d'ailleurs trouv de nombreux prolongements dans la philosophie et l'pistmologie modernes, depuis les monades de Leibniz jusqu'aux particules de Teilhard.Dans le paganisme, le monde, n'tant pas un autre-que- Dieu est aussi parfait que lui et, vice versa, Dieu est aussi imparfait que le monde ; l'une des grandes leons de VIliade, c'est que les dieux combattent avec les hommes et en eux...Sur l'Olympe, dit Hraclite, les dieux sont des hommes immortels, tandis que les hommes sont des dieux mortels ; notre vie est leur mort, et notre mort leur vie (fragm. 62). On ne saurait mieux exprimer qu'il y a, entre les hommes et les dieux, une diffrence de niveau, mais non une diffrence radicale de nature. Les dieux sont faits l'image des hommes, dont ils offrent une re-prsentation sublime ; les hommes, en se dpassant eux-mmes, peuvent, partiellement du moins, participer de la nature des dieux. Dans l'Antiquit, la figure exemplaire du hros constitue l'intermdiaire entre les deux niveaux. Le hros est un demi-dieu ide qui paraissait toute naturelle aux Anciens, alors que dans la Bible elle est obligatoirement pur blasphme. Chez les Grecs et chez les Romains, quand un homme se trouvait hros^le peuple trouvait cela bon et beau. Mais dans la Bible, lorsque le serpent propose Eve d'tre comme des dieux (Gen. 3, 5), c'est une abomination . Plus rcemment, Erich Fromm a montr combien les figures du hros et du martyr chrtien sont antithtiques : Le martyr est l'extrme oppos du hros paen, personnifi par les hros grecs et germaniques (...) pour le hros paen, la valeur d'un homme tient aux prouesses qui lui permettent d'atteindre et de maintenir la puissance, et il mourait joyeusement sur le champ de bataille l'heure mme de sa victoire (Avoir ou tre ?, Laffont, 1978, pp. 166-168). Toute ide d'un tat ou d'un tre intermdiaire entre l'homme et Dieu, d'un homme-dieu ou d'un dieu assumant une forme humaine, est trangre la Bible des origines. (Et, cet gard, l'interprtation de Jsus, dans le christianisme, comme vrai Dieu et vrai homme , atteste dj une manire de compromis avec l'esprit du paganisme : non seulement le judasme ne reconnat pas Jsus comme le Messie promis par l'Ecriture, mais, en outre, il lui serait impossible d'accepter qu'il ft consubstantiel Iahv.)Le dieu de la Bible ne reflte pas, comme la majorit des divinits, la situation humaine, observe Mircea Eliade. Il n'a pas une famille, mais seulement une cour cleste. Iahv est seul (Histoire des croyances et des ides religieuses, vol. 1, Payot, 1976, p. 194). Cette solitude de Iahv tient sa nature propre. Iahv n'a pas de gense, il n'est pas le rsultat d'une volution, d'un processus ou d'un devenir. Il est de toute ternit, au-del de toutes les dnominations. Il dit seulement : Je suis celui qui suis ('ehyh 'asr 'ehyh). Pour justifier cette affirmation, la Bible ne donne aucune explication, ne retrace aucun raisonnement, aucun cheminement philosophique. Elle dit seulement ce qui est, a toujours t et sera toujours. L'essence de Dieu est ainsi relgue dans un abme ontologique de plus en plus profond, de plus en plus spar du monde. C'est ce dont tmoigne la disparition mme de son nom, qui se trouve progressivement remplac par le pronom personnel lui (Hm), avant de devenir totalement imprononable infigurable mme (sinon de faon conventionnelle) par le son de la voix.Iahv est bien le seul je de l'univers ; les autres ne sont que des moi. D'emble, Iahv se dvoile comme altrit radicale (et, bien entendu, exemplaire pour ceux qui l'honorent). Il n'est pas seulement l'Autre, mais le Tout Autre, le ganz andere voqu par Rudolf Otto. L'homme s'en trouve dvalu d'autant. Certes, il peut tre lu ou recevoir la Grce. Il est galement plac devant l'alternative de faire son salut, en s'unissant individuellement lahv, ou de se damner ternellement. Mais cette alternative ne rside elle-mme que dans le subjectal. Rien ne saurait faire de l'homme 1' gal de lahv.Il va sans dire que lahv n'a pas de caractristiques physiques. lahv est inqualifiable, ineffable, indescriptible1. Les allusions frquentes que fait la Bible son visage , son trne , sa main , son il , etc., ont une valeur purement symbolique ; elles sont dues au fait que, selon une formule connue, la Bible parle le langage des hommes . Des expressions telles que Dieu le Pre ou les enfants de Dieu ne sont galement, en toute rigueur, que des anthropomorphismes qu'on ne saurait prendre au pied de la lettre. lahv n'a pas procr de descendance humaine. Le mot mme de desse , crivait Renan, serait en hbreu le plus horrible barbarisme (Histoire gnrale et systme compar des langues smitiques, 1855). Aucun homme n'est, au sens propre du terme, le fils de lahv. (Mme dans la perspective chrtienne : Jsus tant consubstantiel au Pre, lahv, en ce qui le concerne, n'est jamais pre que de lui-mme.)Cet anthropomorphisme de la paternit/filialit mrite nanmoins qu'on s'y arrte. Il apparat en effet avec insistance dans le contexte de l'Alliance. lahv, avant mme d'tre un dieu de la causalit, est un dieu de l'Alliance. Il parle l'homme, il lui donne ses commandements, il lui fait part de ses volonts. Il choisit son peuple : Je vivrai au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous serez mon peuple. (Lv. 26, 12). Telle est la formule classique de l'Alliance : Je vous prendrai pour mon peuple et je serai votre Dieu. Et vous saurez que je suis lahv, votre Dieu (Exode 6, 7). Cette alliance avec lahv, la Berith-Iahv, a constamment t interprte comme un contrat avec le pre forme de relation dont on retrouvera des transpositions profanes chez Rousseau ou chez Freud (par opposition, par exemple, Machiavel, Montesquieu, Tocquevie ou Nietzsche). Or, comme l'a not Lvinas, l'tre spar et cr n'est pas simplement issu du pre, mais lui est absolument autre . En tant que pre , rptons-le, Iahv n'engendre pas. Par suite, il est exclu que ses enfants un jour lui succdent, la faon dont un fils succde son pre, difficilement parfois, mais, somme toute, de faon naturelle. Dans le monothisme, ajoute Lvinas, la filialit elle-mme ne pourra apparatre comme essentielle la destine du moi que si l'homme maintient ce souvenir de la cration ex nihilo sans lequel le fils n'est pas un vrai autre . Lacan, en 1964, disait que nul tre conscient n'est le pre en tant que pre . Grard Huber ajoute que l'autoconstitution du fils en pre constituerait le pre en pre , et que Dieu est issu d'une laboration du concept de pre conscient, mais cette laboration monothiste appartient au registre des ides inconscientes (Mose et la question de l'extriorit, in Cahiers Confrontation, printemps 1980).On est ainsi en droit de penser que le rapport institu entre l'homme et Dieu par le monothisme judo-chrtien exacerbe le lien de paternit/filialit sous une forme nvrotique. Non seulement, en effet, le pre se situe un niveau radicalement inaccessible pour le fils, non seulement, de ce fait, le fils sait par avance qu'il ne pourra jamais occuper la place du pre et, par l, s'identifier lui, mais encore, curieusement, le pre ne cesse nous y reviendrons de manifester une constante dfiance vis-- vis des prtentions orgueilleuses de ses enfants, vis-- vis du risque qu'il y aurait ce qu'ils tentent de lui succder , c'est--dire ce qu'ils se mettent rivaliser avec lui. Toutes les conditions sont alors runies pour que se mette fonctionner ce que les thoriciens de l'analyse transactionnelle appellent le triangle dramatique form par le sauveteur, la victime et le perscuteur. En termes freudiens, on est ici devant la situation type d'un rapport de haine refoul, rtrospectivement sur-compens par l'affirmation d'une inaccessibilit. La peur que le pre inspire au fils et, par circularit, celle que le fils inspire au pre, nous parat ainsi tre l'une des trames de reprage de la pense biblique. Sur le plan du mythe, on pense videmment au prcepte nonc par lahv : Tu cderas lahv tout tre sorti le premier du sein maternel et toute la premire porte des btes qui t'appartiennent : les mles sont lahv. (Exode 13, 12). On pense aussi au massacre des premiers-ns gyptiens (Exode 12, 29-30) et, d'autre part, au sacrifice avort d'Isaac par Abraham, son pre. (On verra plus loin que, dans ce rcit familial quoi se ramne perptuellement l'histoire de la Bible, on observe aussi une constante disqualification de l'an au profit du cadet.) Le sacrifice rituel du fils est le prix qu'exige lahv comme preuve symbolique de la soumission de ses enfants lui, mais ce sacrifice est contenu dans de justes limites par un Dieu dispos en recevoir l'quivalent rituel et fonder sur lui son Alliance. Le monothisme serait donc interprter, selon le mot d'Armando Verdiglione (La dissidence freudienne, Grasset, 1978), comme une thologie de la castration . La crainte que l'homme devrait manifester envers lahv, crainte ncessaire, dont il doit porter la marque en sa chair et dont la circoncision constitue le simulacre symbolique, serait la peur d'une castration plus fondamentale, destine empcher le fils d'hriter des pouvoirs de son pre. D'o le fantasme compensatoire du meurtre du pre par l'assemble des fils se partageant sa puissance sur une base galitaire, fantasme qui surgira en pleine conscience au sein mme du discours de Freud. La seule faon en effet de succder un pre dont on ne peut prendre la place, c'est de le tuer. Mais en mme temps, le systme interdit un tel meurtre ; la remmoration de la cration ex nihilo, en tant qu'elle brise le rapport normal de paternit/filialit, implique la constitution d'un inconscient refoul et la leve du refoulement (Grard Huber, art. cit.). L'inconscient est alors appel osciller perptuellement entre la soumission identificatrice au pre et le dsir sans cesse refoul d'un parricide librateur. (Une oscillation qui n'est peut-tre pas trangre au dveloppement de la Selbsthass, de la haine de soi.) La Berith-Iahv, avatar attnu de castration rituelle, redouble la naissance : on ne nat vraiment, c'est--dire sans pre auquel il soit possible de succder, qu'au sein de l'Alliance. Freud a peru la ralit de cet ensemble complexe, mais il a dtourn le soupon. Les frres n'ont pas tu le pre mais ils n'ont jamais cess de vouloir le tuer, et c'est ce dsir, qui ne s'exprime qu'au plus profond d'eux-mmes, qui fonde leur sentiment de culpabilit. La thorie du meurtre du pre, comme d'ailleurs celle de l'dipe, trouve probablement dans la Bible sa source vritable volontairement occulte par Freud pour dtourner l'attention vers une source grecque plus gratifiante par rapport ses projets.Dans son essai sur L'homme aux statues. Freud et la faute cache du pre (Grasset, 1979), Marie Balmary prsente d'ailleurs en l'analysant du strict point de vue de l'orthodoxie freudienne un dossier qui permet d'interprter de faon convaincante la thorie de l'dipe comme le rsultat d'un refoulement par le fils d'une faute commise par le pre. Le mcanisme invoqu est celui du transfert : l'dipe ne culpabiliserait le fils que pour mieux disculper le pre. Dans le commentaire qu'il donne de cet essai (La faute originaire, in La Nouvelle revue franaise, 1er janvier 1981, 85-94), Clment Rosset remarque que Freud, en tudiant le mythe grec, a, de faon significative, entirement fait l'impasse sur la faute de Laos, le pre d'dipe (faute qui est la cause directe du destin de ce dernier). Il crit ensuite : Ce que Freud et la psychanalyse entendent par refoulement n'est pas l'uvre de l'enfant, mettant hors circuit une ralit vcue par lui et ce de manire trop insoutenable pour tre admise demeurer dans sa mmoire, mais celle du parent maintenant hors de la porte consciente de l'enfant (...). Le pre cache mais sait, et le fils n'a rien se cacher lui-mme puisque ce qu'il aurait refouler lui est justement cach, dj matriellement refoul par le pre (...). L'invention du complexe d'dipe serait ainsi une dngation de la vritable histoire d'dipe, une manire de la refouler au sens freudien du terme. L'hritage de la faute du pre y est la fois assum (car le fils reprend la faute son compte) et dni (car l'hritier soulage ainsi son ascendant de ce dont prcisment il hrite). Par suite, le discours sur la faute rpondrait la faute elle-mme, au sens o la contre- nvrose rpond la nvrose par voie de dfense nvrotique contre la nvrose mme , ce qui, du mme coup, en expliquerait la transmission hrditaire . Dans le cas qui nous occupe, on peut de la mme faon se demander si la faute d'Adam ne renvoie pas la faute de Iahv, c'est--dire, en fait, si le rcit de la Gense n'est pas aussi le refoul du vritable sentiment que Iahv suscite. On verrait alors combien cette problmatique est modifie dans le christianisme, avec l'ide d'un fils consub- stantiel au pre, prenant sur lui, par le fait de l'incarnation, le pch originel afin de sauver l'humanit.)Consquence directe de la rfrence un pre unique : la fraternit des fils se trouve porte aux dimensions de l'univers. Les hommes sont tous frres (cf. Franklin Rausky, L'homme et l'autre dans la tradition hbraque, in Lon Poliakov, Ni Juif ni Grec. Entretiens sur le racisme, Mouton, La Haye, 1978, pp. 35-46). Mais du mme coup, cette fraternit devient impraticable. Les socits humaines sont productrices de fraternit relle lorsque celle-ci trouve sa justification dans le mythe fondateur d'une ancestralit commune ; encore faut-il que cette ancestralit soit dlimite, de faon, prcisment, distinguer ce qui appartient une famille et ce qui appartient une autre. Il ne peut y avoir de fraternit, au moins relative, qu'avec un alterego : membres d'une mme cit, d'une mme nation, d'un mme peuple, d'une mme culture. Si tous les hommes sont frres, hors de tout paradigme spcifiquement humain, alors aucun ne peut l'tre vraiment. L'institution d'une paternit symbolique universelle anantit la possibilit mme d'une fraternit relle, en sorte qu'elle se proclame dans l'absolu par cela mme qui la dtruit.Le choix du pre contre la mre reprsente aussi une rupture vis--vis d'un pass qui s'identifie la terre. Dans le judasme, crit le psychanalyste Grard Mendel, le fidle reste seul avec le pre, renonant aussi bien la mre qu' une certaine forme de relation charnelle la nature et la vie (La rvolte contre le pre, Payot, 1968, p. 255). Du point de vue de l'ethnologie, le principe de maternit est un principe antrieur au principe de paternit (cf. Edgar Morin, La Mthode. 2 : La vie de la vie, Seuil, 1980, pp. 439 sq.). La mre s'identifie par ailleurs la terre- mre, reprsentant une conception tellurique, primitive , de la fertilit. Un tel choix, premire vue, n'est toutefois pas propre la Bible : les socits indo-europennes sont aussi des socits patriarcales. Mais la diffrence est que, dans le premier cas, nous avons affaire un pre d'une nature entirement distincte de celle de ses fils, tandis que, dans le second, il s'agit purement et simplement d'une projection sublime de la paternit humaine. Dans ce nouveau contexte, la coupure du lien avec la mre la nature reste rvlatrice. C'est l, apparemment, que la Bible place l'origine de la prohibition de l'inceste, en liaison avec cette ide que l'amour entre un homme et une femme n'est possible que lorsque toute fixation incestueuse a t dpasse. Or, par fixation incestueuse , Erich Fromm entend prcisment l'attachement au monde, au sang et la terre , et 1' enchanement au pass (Vous serez comme des dieux, Complexe, Bruxelles, 1975, pp. 68-70). Au dsir refoul de meurtre du pre, dont Freud interprte la ralisation comme signant la naissance de la civilisation (le parricide provoquant le passage de la horde la socit), s'ajoute ainsi la tentation idoltri- que d'un retour la mre , la terre-mre, tentation que la Bible ritualise en la replaant dans une sainte perspective, avec des pisodes tels que celui o Jacob, avec la complicit de sa mre, Rbecca, abuse son pre Isaac pour la bonne cause (Gense 27, 5-17).Peut-tre est-ce galement partir de l qu'il faut rinterprter le symbolisme conjugal frquemment utilis par la Bible propos d'Isral. Ce symbolisme fait d'Isral l'pouse ou la fiance promise de Iahv. Or, on ne peut assumer convenablement une sexualit conjugale qu'en ayant dpass, rsolu tout lien avec la sexualit parentale. L'homme ne devient capable de s'attacher rellement son pouse et de constituer avec elle une seule chair, dans une sexualit russie et panouie, que lorsqu'il peut quitter psychiquement et gographiquement, l'endroit de la scne primitive (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu cra Eve. A Bible ouverte II, Albin Michel, 1979, p. 161). C'est d'ailleurs en ce sens que la tradition du judasme tend interprter le verset de la Gense qui fait immdiatement suite la cration d'Eve : C'est pourquoi l'homme quitte son pre et sa mre et s'attache sa femme, et ils deviennent une mme chair (2, 24). Un tel symbolisme, que Mircea Eliade dclare d'ailleurs paradoxalement tributaire des cultes cananens de fertilit (Histoire des croyances et des ides religieuses,