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LA MUSIQUE ANDALOUSE MAROCAINE En 711, Tariq Ibnou Zyad investit la péninsule ibérique et inaugura pour la gloire de l'islam une ère fructueuse qui provoqua, surtout après l'avènement d'Abderrahman I (en 756), l'éclosion et le développement d'une civilisation spécifique pendant plus de sept siècles de présence arabe en Espagne; une longue période qui a permis non seulement de faire revivre la civilisation arabe d'Orient, mais aussi d'intégrer une part de la culture autochtone. Arabe, berbères, Juifs andalous et espagnols, aidés par la politique tolérante des califes omayyades, contribuèrent à une civilisation aux multiples composantes (architecture, poésie, musique, aspect vestimentaire, art culinaire, zajal, muwashshah, sciences de la nature, théologie, etc.). Les contacts entre les deux rives de «l'Occident», pendant longtemps épisodiques, s'intensifièrent aux derniers siècles arabes en Andalousie et les vagues d'émigration vont installer au Maroc des familles fières de leur héritage andalou lequel va pourtant connaître des adjonctions et des adaptations locales. Il en est résulté sur le plan musical ce qu'on a coutume de nommer «musique andalouse». Pour nous ce répertoire se traduit par trois formes: la musique andalouse marocaine (tarab al-âla), qui est la forme omniprésente et principale, tarab al-gharnâti, forme cantonnée à Oujda et à Rabat, les «piûtîm» et les «trîq» pratiquées par les Juifs marocains.

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LA MUSIQUE ANDALOUSE MAROCAINE

En 711, Tariq Ibnou Zyad investit la péninsule ibérique et inaugura pour la gloire de l'islam une ère fructueuse qui provoqua, surtout après l'avènement d'Abderrahman I (en 756), l'éclosion et le développement d'une civilisation spécifique pendant plus de sept siècles de présence arabe en Espagne; une longue période qui a permis non seulement de faire revivre la civilisation arabe d'Orient, mais aussi d'intégrer une part de la culture autochtone.

Arabe, berbères, Juifs andalous et espagnols, aidés par la politique tolérante des califes omayyades, contribuèrent à une civilisation aux multiples composantes (architecture, poésie, musique, aspect vestimentaire, art culinaire, zajal, muwashshah, sciences de la nature, théologie, etc.).

Les contacts entre les deux rives de «l'Occident», pendant longtemps épisodiques, s'intensifièrent aux derniers siècles arabes en Andalousie et les vagues d'émigration vont installer au Maroc des familles fières de leur héritage andalou lequel va pourtant connaître des adjonctions et des adaptations locales. Il en est résulté sur le plan musical ce qu'on a coutume de nommer «musique andalouse». Pour nous ce répertoire se traduit par trois formes: la musique andalouse marocaine (tarab al-âla), qui est la forme omniprésente et principale, tarab al-gharnâti, forme cantonnée à Oujda et à Rabat, les «piûtîm» et les «trîq» pratiquées par les Juifs marocains.

La musique andalouse marocaine: Al-âla

Le Maroc possède dans la musique dite «andalouse» l'un de ses titres de noblesse. C'est un répertoire lyrique et instrumental transmis depuis des siècles par une importante tradition musicale confortant l'oralité par la conjonction de la théorie modale des tubû’ et d'un système particulier de formules rythmiques.

Le problème de la dénomination

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Ces musique pose d'emblée le problème de sa dénomination: aux termes «moussiqa andaloussiya» on oppose «tarab al-âla» ou tout simplement «al-âla».

Le professeur Mohamed El Fassi1, dans un célèbre article de 1962, fait remarquer que le terme « musique andalouse» («moussiqa andaloussiya») est inadéquat car il nie aux Marocains leur contribution à l'éclosion et au développement de la nûba alors que le répertoire actuel leur doit beaucoup2. C'est pourquoi il faudrait consacrer l'ancienne appellation «al-âla» que le peuple utilisait en opposition au «Samâ'»: le premier terme désigne un chant accompagné par les instruments, le second concerne un genre ne regroupant que les voix humaines.

La dénomination proposée pose quelques problèmes:- le terme «al-âla» est utilisé seulement en langage familier alors que

les écrits savants et les manuscrits parlent de musique tout court, de tubû' et accessoirement de nûba;

- le terme «al-âla» n'est pertinent ni pour désigner le style de la musique concernée, ni pour la démarquer des autres styles («al-âla» voulant dire littéralement l'instrument, la confusion est ainsi entretenue).

Dans le quotidien des villes, il existe beaucoup de manifestations de l'art et du mode de vie andalous. Des familles à Tétouan, Fès, Rabat et ailleurs se réclament sans problème de cette origine andalouse; il y a donc bel et bien un style musical andalou, même s'il faut comprendre la référence à l'Andalousie dans le cadre d'une acculturation et d'une hybridation de styles.

Nous utiliserons tout au long de ce chapitre indifféremment les termes «al-âla», la musique andalouse marocaine ou «andaloussi» pour souligner en même temps notre attachement à l'appellation populaire et au caractère historique de la genèse et du développement du style «andaloussi». C'est ce qui nous rapproche des autres composantes de la civilisation andalouse (poésie, architecture, art vestimentaire…) avec lesquelles la musique andalouse marocaine entretient beaucoup de rapports.

Le concept nûba

1Mohamed El Fassi, grand lettré marocain, spécialiste de la musique andalouse et du malhûn.2Les Marocains ont contribué largement à la formation du répertoire d'al-âla. Nous pouvons déceler les éléments de cette contribution au moins à travers trois niveau; les rythmes (le darj en est l'exemple), les modes (hijaz, raçd,…) la poésie (barawil, tawshihat…).

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Déjà présent dans la littérature Abbasside (VIIIème siècle), le terme «nûba» va prendre depuis cette époque plusieurs sens:

1. La «nûba» est synonyme de «tour», on dira: «c'est la nûba d'un tel» pour désigner son tour, son ordre de passage devant le roi, ou le prince;

2. Peu après, certains compositeurs devaient être connus et réputés par leurs propres chansons, et la nûba devint équivalente à «çawt» (c'est-à-dire son, mélodie), on dira : «c'est la nûba d'un tel» pour désigner le mode musical qu'il maîtrisait le mieux;

3. La nûba de Bagdad se codifia et se structura en parties, et va s'articuler sur quatre phases d'allures progressivement rapides :

. al-qawl (le dire), récitation modulée;

. al ghazal (chant d'amour), rythme large;

. at-tarana, rythme modéré;

. al furûdat, rythme rapide.La nûba de Bagdad a connu son extension à une cinquième partie, al-

mustazad, (le complément) qui est l'œuvre de Abdelkader Ibn Ghaybi

(IXème siècle);4. La nûba de «Ziryab»3 était bâtie sur trois mouvements :. an-nachid, récitatif ad libitum;. al-baçît, rythme large;. al-muharrakât wal ahzâj, rythme vif, dansant;5. Actuellement, la nûba marocaine est un ensemble imposant de

pièces vocales et instrumentales4 gravitant autour d'un mode principal et passant par cinq phases rythmiques. Elle a accumulé au fil des années tout un répertoire poétique, et adopté un style, une façon particulière de chanter et de jouer la musique. Les détails de l'interprétation seront examinées à la fin de ce chapitre.

Les écrit anciens confondent généralement la musique andalouse avec la musique marocaine tout court, ce qui ne permet pas, dans l'imbroglio des généralisations et des récit légendaires, de préciser les principales étapes et les transformations décisives dans le développement de la nûba, et d'isoler le style andalou pour établir ses fondements.

Entre le VIIIème siècle de Ziryab et la fin du XVIIIème siècle du temps d'Al Hayek, il y a deux conceptions différentes de la nûba et plus 3Ziryab (Ali ibnu Nafi'), élève d'Ishaq al-Mawçili à Baghdad, dû fuir la jalousie de son maître et fonder sa propre école en Andalousie.4Le répertoire musical et chantant des onze nûbât peut couvrir plus de 80 heures de musique. Beaucoup de poèmes, muwashshahat, azjal, barawîl peuvent être sans grande peine attribués à des auteurs connus, mais l'ensemble des pièces instrumentales (tawashi et mshaliat) sont à de très rares exceptions d'auteurs anonymes.

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de dix siècles de pratique musicale qui ont suffit pour changer le répertoire et intégrer d'autres tubû' et d'autres rythmes.

Avec Ziryab (784-857), la jonction de l'Orient et de l'Occident islamiques est faite. L'Andalousie, malgré les différentes ethnies qui la peuplaient, fut soumise pourtant à la 'açabiya (esprit de corps) arabe de l'aristocratie médinoise et ce, au moins jusqu'au règne d'Al Hakam II (971-976), après lequel les sources d'inspiration seront puisées sur le sol andalou et dans le Maghreb. Cette nouvelle période connaîtra son apogée avec le grand philosophe et esprit universel «Ibn Baja » auquel la tradition rattache la plupart des mélodies andalouses.

Les particularités autochtones ressurgiront pour marquer de leur cachet les différentes modalités d'expression littéraire et artistique.

Ce n'est pas par hasard qu'apparut le « muwashshah » (poème s'écartant de la métrique traditionnelle) et qu'il gagna en liberté tout en obéissant aux nécessités de la rythmique musicale avec laquelle il se trouvait en liaison étroite.

C 'est ce caractère savant et élaboré de la versification et de la rythmique qui a peut-être donné à ce chant l'appellation de «çan’a» (littéralement: métier ou œuvre d'art élaborée ).

Depuis le VIIIème siècle, il y a eu un soucis de compilation des «çan'ât» dans un même recueil: à ce sujet, nous citerons le traité anonyme «Arrawdatu lghannâe fi ussûli lghinâe »اء في أصول الغناء� , الروضة الغنet le trqit2 de Mohamed Ibnou Lhoussain Al Hayek terminé en 1799 et l'opuscule du vizir «Al Jam'î» 5 établi en 1886 par une commission de spécialistes et qui est depuis lors le manuel de référence de «tarab al âla» aprés le livre d'Al Hayek.

Nous pensons que la nûba avant le manuscrit d'Al Hayek n'avait jamais l'ampleur qu'on lui connaît maintenant. Il y avait un cumul de compositions à des dates et à des périodes différentes, transmises plus ou moins fidèlement, et puis un essai de regroupement à l'intérieur d'un corps organisé appelé «mizân». Pour chaque «mizân» (rythme) il n'y avait que quelques çan'ât de sorte que la nûba toute entière pouvait passer dans le temps qu'occupe aujourd'hui le seul mizân. Pour cela il fallait que cette nûba soit monomodale ou que l'on procède de la même manière qu'aujourd'hui: jouer seulement le mizân.

5Mohamed Ibn Larbi al Jamî, grand vizir de Moulay Hassan I, entreprit une seconde compilation des nûbât à partir de l'opuscule d'Al hayek.

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Ainsi la longue durée de la nûba fait que les orchestres ne présentent au public que l'une de ses phases rythmiques. Depuis Al Hayek, la musique andalouse marocaine est contenue dans onze nûbât. Dans chaque nûba, il y a cinq mayazîn, à l'exception des nûbât «hijaz lamcharqi» et «raçd» amputées de leur deuxième mizân «qaîm wa niçf» et la nûba «'ushshâq» ne possédant pas de «darj».

Le mizân débute par des préludes qui installent le mode et préparent l'auditeur. cette partie comprend la «mshâlya», «al-inshâd» et la «tawshiya».

La «mshâliya» est une série de fragments musicaux qui embrassent les principaux degrés du mode concerné. Elle est non rythmée, instrumentale et supporte l'interprétation libre et l'adjonction de fioritures (exemple n° 1). La mshâliya révèle d'entrée de jeu le niveau et la consistance de l'orchestre qui a besoin d'une maîtrise collective de la ponctuation musicale.

Dans le même esprit que la mshâliya, «al-inshâd» (exemple n°2) confirme le mode musical. Le soliste «munshid» chante sans percussion, avec un accompagnement instrumental discret et non rythmé, une distique «baytayn» en arabe classique. Toutes les cadences et fins de phrases du munshid sont soulignées par l'orchestre. La distique est pleine de «shughl» (voir lexique), ici le poème n'est jamais énoncé directement. Y sont intercalés des mélismes et des « taratîn » (voir lexique).

La «tawshiya » (exemple n° 3) est un prélude rythmé qui contraste par sa vivacité avec le lenteur de la première phase du chant «al-muwassa' » (le mouvement large). La nûba comporte trois sortes de «tawshiya » : la tawshiya de la nûba, la tawshiya du mizân et la tawshiya dâkhiliya (à l'intérieur du mizân ou de la san’a). Beaucoup de tawashi des trois genres sont perdues.

Le mizân passe par quatre phases : la première correspond au muwassa' et est marquée par son caractère lent, imposant un début sérieux au mizân. cette phase, rebutante pour les profanes, renferme les joyaux du répertoire, ceux que les connaisseurs recherchent et exigent des orchestres.

La deuxième phase «mahzûz » (rythme relevé), est une transition vers le rythme rapide. Ces çan'ât font partie de la «qantara » (le pont).

La troisième phase est meublée par al inshâd ou à défaut par le «mawwâl» (solo de chant libre).

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La quatrième phase est l'«inçirâf ». C'est la phase allègre du mizân, celle que le large public affectionne.

Le tableau suivant résume la structure générale du mizân

Les préludes mshâlia orchestreinshâd solo chanté

tawshiya orchestre

Mizân 1ère phase: muwassa' orchestre et chant collectif

2ème phase mahzûz orchestre et chant collectif

3ème phase:inshâd ou mawwâl solo de chant ponctué par

des solos d'instruments4ème phase:inçirâf orchestre et chant

collectif

L'interprétation d'une çan’a

La direction de l'orchestre est assurée par un chef, m'allem (maître), qui assure la « nafqa », c'est-à-dire l'agencement des çan'ât. Il est aidé dans son œuvre par la section rythmique qui reste sensible et attentive au coup d'œil et aux gestes du maître.

La reprise du chant collectif après l'interlude du mawwâl est annoncée par le chanteur soliste qui prévient par un « ya lîl » (oh! nuit) après lequel le maître redonne le départ par l'inçirâf en assurant un rythme soutenu et de plus en plus rapide. La san’a peut être une poésie classique, un zajal andalou, un muwashshah ou une barwala, mais ce qui fait changer la coupe musicale, c'est surtout le nombre d'hémistiches et de vers. On cite la san’a à deux, à quatre à cinq ou à sept vers… Souvent la phrase musicale est plus grande que l'hémistiche, ce qui nécessite l'usage de syllabes sans signification appelées «taratîn » . Il étendent et complètent la phrase musicale par des ha-na-na, ti-ri-tan, ya-la-lan, tar llati, tani tanay, qui servent aussi à embellir et à orner des çan'ât dans un tour de

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force mélodique défiant les plus fortes mémoires (voir les grandes çan'ât qu'on dénomme “lamdina » (la ville) ou «la' rûsa » (la mariée).

Quelque soit le nombre de vers utilisés, on opte généralement pour la reprise musicale du vers chanté sauf dans deux cas précis:

1. quand on veut entamer l'avant dernier vers (taghtiya);2. quant on veut enchaîner vers une autre san’a.Toutefois, pour éviter la monotonie, les reprises musicales ne sont pas

exactement les mêmes: si la première est identique au chant, la deuxième est amplifiée, variée et ornementée.

A l'occasion de la taghtiya, il est permis à un soliste (violon, luth ou autre…) de contre-chanter dans la réponse du premier hémistiche de l'avant dernier vers; cela donne l'impression d'une roue qui continue de tourner par sa seule énergie cinétique avant que la machine orchestrale ne reprenne sa marche.

Pour illustrer, nous donnons ci-dessous la façon de jouer une çan’a à cinq vers (exemple n° 4):

—1er vers (mélodie A) chanté;reprise par l'orchestre à l'identique,—2ème vers (mélodie A) chanté;reprise amplifiée de la mélodie A;3ème vers (mélodie A) chanté;—4ème vers (1ère hémistiche-phrase B) chanté;—taghtiya (solo instrumental, contre-chant de la phrase B);—4ème vers (2ème hémistiche-2ème partie de la mélodie A);—5ème vers (mélodie A) chanté;—enchaînement direct vers le chant de la çan’a suivante.

Le répertoire poétique

Les onze nûbât constituent le répertoire actuel de la «musique andalouse marocaine » renfermant du chi'r (poésie), du zajal, des barawîl (pluriel de barwala) et des muwashshah. la poésie (chi'r) dont il s'agit est bien sûr celle qui obéit aux règles et aux canons traditionnels établis par Al Khalil Ibnou Ahmed Al Farâhidi (mort en l'an 792). Les auteurs de ces poèmes sont généralement connus.

Le zajal est une forme de versification intermédiaire entre le muwashshah et le parler andalou. C'est un genre assis et développé par

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Ibnou Qozman (mort en 1159) et depuis, il est en vogue en Andalousie et au Maroc.

La barwala c'est un fragment de la qçîda du malhûn inséré le plus souvent dans les mayâzîn « darj » et « quddâm ». Ce genre utilise un lexique dialectal.

Le muwashshah est une nouvelle catégorie de métrique inventée par les

Arabes d'Andalousie au XI ème siècle. Il comporte les parties successives suivantes : « matla' », « bayt », « qufl », « dawr », et « kharja », dont la traduction littérale est : introduction, maison (Vers), cadenas, tour et sortie. La succession de ces parties est : matla', bayt, qufl, bayt... kharja. Le matla' et le qufl sont du même mètre et de la même rime, alors que le bayt est tout autre métriquement et du point de vue de la rime ; le bayt et le qufl constituent l'unité du dawr ; le dernier dawr comporte la kharja, qui n'est que le qufl de la fin.

On chante surtout les parties d'un muwashshah ; par exemple, la çan’a à sept vers comporte un matla' et un dawr alors que la çan’a à cinq vers n'est que le début d'un muwashshah « aqra' » (chauve) parce qu'elle débute par un dawr sans matla'.

Pour désigner les çan'at, les musiciens et les mélomanes utilisent seulement les début de vers (les incipits): ainsi, on demandera à tel orchestre de jouer «çallou ya ibâd » ou bien « bâkir » ou encore « habbat sahara ».

AT- TUBÛ’ ( LES MODES )

Le « tab' » est d'abord un caractère, puis dans l'ancienne théorie, un mode musical avec ses notes caractéristiques, sa cadence et son style.

Les nûbât embrassent vingt-six « tubû’ » ( exemple n°5 ) dont l’appellation correspond selon le cas à un lieu, à un degré de l'échelle ou encore à un style. Les noms de lieu sont hamdân, isbihân, zawarkand, 'ushshâq, irâq ( deux genres), hijâz ( deux genres).

Les degrés sont : lahsîn, çîka, mâya, dîl, et les noms composés tels raml el mâya, inqilâb ar-ramal, raçd ad-dîl, mujannabu dîl, raml ed- dîl.

Les noms de style sont : istihlâl, raçd, lahçar, zaydân, mazmûm, gharîbat al husayn, al ghariba al mûharrara, al machriqi, al machriqi as-çaghir.

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Nous retrouvons donc l'ancienne théorie grecque de l’ethos reprise par les Arabes depuis Ikhwân As-çafa ( les frères sincères vers 983).

Au Maroc chez Mohamed Ibnou Lhassan al-hayek notamment, le mode gharîbat al husayn occasionne la tristesse et la nostalgie, le mode 'iraq al 'ajam donne le sentiment de joie... Un carré regroupera des classes de tubû en correspondance avec d'autres connotations cosmiques et médicales dans ce que l'on appelle «l'arbre des tubû’ » (chajarat at tubû’).

les musiciens des siècles passés aimaient rattacher les composantes de la théorie musicale au nombre quatre. Plusieurs carrés furent utilisés : les quatres caractères (atrabile, phlègme, sang, bile) de la médecine médiévale soutiennent la conception psychophysiologique de l’audition et détermine aussi les quatres familles de modes (al uçûl, les modes principaux) et les quatres cordes du luth ancien. Cette théorie modale a été confinée par Abdelwahed Al Wansharîssi (mort en 1549) dans un poème qui débute par:

أربع الكون عالم في ما طبائع (l'univers est constitué de quatres caractères)».

Le tableau ci après eexplicitera lla répartition des tubû' et leurs correspondances.

al uçûl 1.dîl 2.zaydân 3.mâya4.mazmûm

(principaux)al furû' -'irâq al'arab -içbihân -raçd -gharîbat al-

husayn (dérivés) al ghariba-muharrara

'-irâq al'ajam -al-hijâz -raml / mu- rîba al -ram ed dîl al kabir al mâya jannab ed dîl

-raçd ed dîl -lahçâr -lahsîn -lamshraqi rara-istihlâl -zawarkand -inqilâb çaghîr(açl-lamsharqi ushshâq arraml -hamdân sans

-alhijâz far')lamsharqi

caractère atrabile phlègme sang bileélément terre eau air feu

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saison automne hiver printemps étécordesdu luth(selon Al ré2 la1 sol2 do3Kindi) etleurcouleur noire blanche rouge jaune

Aujourd'hui quand on écoute les différentes nûbas, on ne manque pas de relever la difficulté qu'il y a à croire dans la pertinence de l'arbre des modes. Beaucoup de modes n'ayant aucun lien apparent en commun se retrouvent dans la même catégorie.

Supposons la note lahsîn équivalente au la du diapason, nous aurons successivement:

Dîl = do, mâya = ré, çîka = mi, mazmûm = fa, Ramal = sol, lahsîn = la.

Il n' y a pas de nom à affecter à la note si. ceci nous donnera les mode suivants (mais on retrouve dans l’usage oral la note sika hsîn= si):

A- Final Dîl1-inqilâb ar-ramal2-al mâya3-raçd dîl4-istihlâl5-gharîbat al husayn6-dîl

B- Finale Mâya7-raml el mâya8-içbihân9-zawarkand10-raçd11-lahçâr12-zaydân13-al gharîba al mûharrara14-hijâz al kabir15-m'charqi çaghir16-hijâz m'charqi17-raml ed-dîl

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c-Finale çika18-'irâq al arab19-çîka

D-Finale mazmûm20-hamadân21-lamcharqi

E- Finale en Ramal22-mazmûm23-'irâq al ajam24-ushshâq25mujannab dîl

F-Finale en lahsîn26-lahsîn

Ces vingt-six tubû' s'intègrent depuis al-Hayek dans onze nûbât qui tirent leur dénomination du tab' principal. Ci dessous les onze nûbât avec le tab' principal et les tubû' annexes

La nûba et le tab' principal Les tubû' annexes

1. raml el mâya hamdân, inqilâb ramal, lahsîn2. içbihân zawarkand3. al-mâya —4. raçd ed dîl —5. istihlâl 'irâq al 'arab6. raçd lahçar, zaydân, mazmûm7. gharîbat al husayn al ghariba al muharrara, çîka8. al hijâz al kabir lamsharqi çaghîr, mujannabu dîl9. hijâz lamsharqî lamsharqi10. 'irâq al ajam11. ushshâq dîl, raml ed dîl.

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Chaque nûba est censée avoir un moment privilégié dans la journée pour être exécutée: ainsi al ‘ushshâq concerne le matin, raçd ed dîl est réservé pour la nuit, tandis que raml el mâya qui était affectée au début de la journée devint, depuis le changement de ses poèmes vers les panégyriques et l'éloge du prophète , valable pour l’exécution n'importe quand.

LES FORMULES RYTHMIQUES

chaque nûba passe par cinq phases rythmiques (toujours les mêmes) al baçît, al qaîm wa nisf, btayhi, darj et quddâm (exemple n°6).

1. al baçît (littéralement le simple) est composé de six unités de temps, l'accent y est mis sur les premier, deuxième et cinquième temps:

2. al qaîm wa nisf: c'est un rythme à huit unités de temps, ses accents portent vers les premier, quatrième et cinquième temps.

3. le btayhi : comme le qaîm wa niçf est à huit temps répartis en 3+3+2 temps, c'est-à-dire que les accents sont désormais sur le premier, quatrième et septième temps.

4. Le darj: semblable au rythme de la hadra (danse des confréries «soufia» populaires). C'est une invention marocaine ajoutée aux quatre

rythmes andalous déjà existants. Le darj est assis sur quatre temps avec syncope prolongée sur deux noires. Son inçirâf darj tayer est rarement utilisé.

5. Le quddâm: est un rythme simple à trois temps. Il devient ternaire à deux temps à la phase inçirâf. L'accent y est toujours placé sur le premier temps.

Pour mieux apprécier le timbre et la structure de ces rythmes, nous avons tenu à présenter dans le tableau annexe les trois manières de produire les cinq rythmes à savoir: à la main (tawsîd), à la darbûka et au târ.

Al Hayek avait imaginé un système de correspondance entre les première lettres de l'alphabet et les valeurs rythmiques; ainsi, alif (a) vaut la croche, ba (b) vaut la noire, jim (c) vaut la noire pointée, et dal (d) vaut la blanche.

Le baçit vaudra six temps B, le qaîm wa niçf huit temps B, le btayhi vaut seize temps A ou quatre temps C plus un silence D, le quddâm vaut trois temps B. Il ne cite pas le darj parce que c'est un rythme secondaire et superflu dans l'ancienne théorie.

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Al Hayek introduit aussi les genres de frappes : « nadfa » pour le son grave (doum), «zanja» pour les frappes sourdes du bord (tek), «daffa » à moitié grave, « fâçila » pour le silence ou bien la frappe du bord par défaut.

Les formules rythmiques sont servies de trois façons, à la main (tawsîd), au « târ », et à la darbûka. Le tawsîd permet d'acquérir le rythme tout en chantant et constitue l'une des bases de l'enseignement « d'al-âla ».

Nous avons remarqué en outre que, si le tawsîd est le même partout, il y a en revanche des différences sur ce qui concerne la production des détails rythmiques à la darbûka et au târ entre les trois écoles principales actuellement (Fès, Rabat et Tétouan).

L'orchestre

Malgré la prédominance de la voix, la musique andalouse marocaine a connu un nombre important d'instruments de musique dont certains sont tombés en désuétude.

Dans cet ensemble apparaissent successivement: al-'ûd (le luth), le rbâb (une sorte de vièle), le târ (le tambourin), la darbûka (tambourin calice), la kamanja kbira (alto) et la kamanja çghîra (violon).

Al-'ûd aujourd'hui utilisé est le luth égyptien à six cordes. Auparavant le Maroc avait connu un autre luth à quatre cordes de facture marocaine. ce luth n'a été remplacé qu'au cours des années trente, il se distingue par sa petite taille et son accord en quintes embrassées.

Luth marocain do3 - la3 - ré3 - sol3luth égyptien ré2 - sol2 - la2 - ré3 - sol3 - do3

La grande tessiture et la relative facilité de jeu du second luth a consacré définitivement l'abandon regrettable du luth marocain appelé aussi « 'ûd ramal », « 'ûd ruba'i » et « ûd çwiri ».

Le rbâb tient le registre grave dans l'orchestre, il trace grossièrement la ligne mélodique et joue un rôle particulièrement efficace lors du silence des autres instruments. Le rbâb est un instrument noble qui est souvent tenu par le chef de l'orchestre. voici ce que Chottin écrivit sur cet instrument : « Les marocains voient dans la forme du rbâb le corps du lièvre avec son dos arrondi et comme accroupi, son ventre creux muni

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d'une table de peau, son poitrail étroit ajouré et orné de deux ou trois rosaces. La monture est faite de deux grosses cordes en boyau du mouton, s'appuyant en haut sur un sillet arrondi taillé dans un os de bœuf et, en bas, sur un chevalet oblique également arrondi, confectionné dans un roseau de gros diamètre ; l'archet courbé, très lourd, porte une mèche de crins de cheval (Chottin, tableau de « La musique marocaine », page 140).

Le târ est l'instrument rythmique par excellence. Il diffère de son homologue oriental par sa taille, son poids et sa technique basée sur l'agilité et le jeu du poignet. Ses différentes sonorités, produites par la percussion de la main droite, sont enrichies par la sonorité métallique des cymbalettes (tnaten) effleurées par les doigts de la main gauche ou par les oscillations du Târ. le tarrâr (joueur du târ) doit connaître les différentes subtilités de la phrase musicale pour l'accompagner correctement et mener le jeu tout en gardant la mesure. Dans cette fonction, la darbûka lui est souvent d'un grand secours pour compléter les nuances et renforcer le rythme.

L'orchestre d'al-âla n'a pu connaître le violon qu'au XVIIIème siècle. Ce fut une révolution dans le timbre et dans la sonorité et c'est pourquoi le mot « kamanja » est censé dériver de «al kamal ja» (la perfection est venue). Le violon repose sur le genoux gauche de l'instrumentiste en position verticale, ce qui lui permet de pivoter et d'amener les quatres cordes au contact de l'archet.

Aujourd'hui, la musique andalouse marocaine est présente non seulement dans les centres traditionnels tels que Fès, Rabat, Tétouan, Chefchaouen, Tanger, mais également dans beaucoup d'autres villes grâce d'abord aux efforts dépensés par les musiciens, par les moyens modernes de télécommunication (radio, télévision, cassettes, disques, écrits et articles divers incitant à la découverte de ce style raffiné ), et depuis la décennie 80 par l'organisation de festivals spécialisés à Fès et à Chefchaouen. Il s'en est suivi un élargissement de l'audience de cette musique à travers le Maroc bien que la plus grande partie de ce nouveau public n’affectionne que les inçirafât, les tawashis dansantes et les mawâwil au goût douteux:

Cette musique est désormais enseignée dans les écoles et conservatoires de musique sur des bases à la fois traditionnelles et modernes. Tout en constituant la tradition de transmission orale, les élèves font partie d'une «classe» régie par un programme annuel et des

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examens de passage à chaque niveau de l'étude. En outre, un cours de solfège est dispensé au moins dans les quatre premières années et vise à soutenir la compréhension du style.

Depuis le mois de mai 1989, le ministère de la culture a entrepris l'enregistrement intégral des onze nûbât en «disque-laser» ; l’anthologie a vu le jour dans le début de 1992.

Cette réalisation allait permettre non seulement de conserver le patrimoine «d'al-âla», mais aussi d'inciter les musiciens à des interprétations qualitatives aprés avoir été libérés de la pesanteur de la conservation.