Al-a a b.Yusuf al-aqaf i : entre histoire et litt erature · Le travail que je me suis donc...

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Al-a¯ a b.Y¯ usuf al-aqaf ¯ i : entre histoire et litt´ erature Mohamed Saad Eddine El Yamani To cite this version: Mohamed Saad Eddine El Yamani. Al-a¯ a b.Y¯ usuf al-aqaf ¯ i: entre histoire et litt´ erature. Litt´ eratures. Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) Paris, 2014. Fran¸cais. <NNT : 2014INAL0027>. <tel-01384981> HAL Id: tel-01384981 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01384981 Submitted on 20 Oct 2016 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

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Al-aa b.Yusuf al-aqafi : entre histoire et litterature

Mohamed Saad Eddine El Yamani

To cite this version:

Mohamed Saad Eddine El Yamani. Al-aa b.Yusuf al-aqafi : entre histoire et litterature.Litteratures. Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) Paris, 2014.Francais. .

HAL Id: tel-01384981

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Submitted on 20 Oct 2016

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Institut National des Langues et Civilisations Orientalescole doctorale N265

Langues, littratures et socits du mondeCERMOM, EAD 4091

THSEprsente par

Mohamed Saad Eddine EL YAMANIsoutenue le 13 dcembre 2014

pour obtenir le grade de Docteur de lINALCODiscipline : Littratures et civilisations

Al-a b. Ysuf al-aqaf : entre histoire et littrature

Thse dirige par :Madame Viviane COMERRO-DE PREMARE Professeur des universits, INALCO

RAPPORTEURS :Monsieur Mohamed BAKHOUCH Professeur des universits, Universit dAix-MarseilleMadame Brigitte FOULON Matre de confrences (HDR), Universit de Paris 3

MEMBRES DU JURY :

Monsieur Mohamd BAKHOUCH Professeur des universits, Universit dAix-MarseilleMonsieur Abdallah CHEIKH-MOUSSA Professeur des universits, Universit de Paris 1Madame Viviane COMERRO DE PRMARE Professeur des universits, INALCOMadame Brigitte FOULON Matre de confrences (HDR), Universit de Paris 3Monsieur Mohamed MAOUHOUB Professeur, Universit Kadi Ayyad Marrakech

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http://www.orient-mediterranee.com/spip.php?article1790

Remerciements

Arriv tardivement, ce travail a connu parfois des soubresauts et des hsitations, mais galement

parfois des joies.

Plusieurs personnes mont apport leur aide directement ou indirectement jusqu son point final.

Madame Viviane Comerro de Prmare a su toujours se rendre disponible. Elle dissipait mes craintes

et me poussait mettre au clair certaines intuitions. Je la remercie tout autant pour son amiti que

pour la rigueur quelle ma aid acqurir tout au long de cette priode.

Madame Brigitte Foulon, Messieurs Mohamed Bakhouch, Abd allah Cheikh-Moussa et Mohamed

Maouhoub mont fait lhonneur de participer au jury de cette thse. Quils en soient vivement remercis

Ma femme Mounia et mes enfants Ismal et Yahya ont d parfois subir les contrecoups des

preuves endures et se sont plus que souvent montrs trs patients avec moi. Je ne saurai assez les

remercier pour leur dvouement.

Je ddie ce travail galement mes parents et mes frres et sur, pour leurs encouragements

continuels.

Je remercie vivement mes anciens collgues de la Bibliothque de lIMA, qui mont rendu plus de

services quil nen faut.

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Introduction

Mon intrt personnel pour le personnage du tyran dans la littrature arabe est double. Il est

littraire, mais aussi politique. Au plan politique, tant donn mes origines, je ne pouvais pas ne pas

minterroger sur les rgimes en place dans la majorit des pays arabes.1 En dehors de la terreur, de

quelle lgitimit disposent-ils ? Dans quelle mesure la religion leur servait-elle dalibi ? Ntant pas

politologue, mon intrt pour la littrature a pris le dessus. Parti de limpression que quelques

romans arabes contemporains ont russi saisir avec une grande originalit le personnage du

dictateur musulman, en sappuyant sur les ressources de la littratures arabe classique (en particulier

Zayni Barakat2 et La mystrieuse affaire de limpasse Zaafarni3 de Gamal Ghitany, ou Le calife de

lpouvante de Bensalem Himmich4), en actualiser les traits, en sinspirant duvres mdivales

avec lesquelles ils ont tabli un dialogue intertextuel fertile, jai orient mon travail vers les textes

arabes plus anciens, afin dy tudier le portrait du tyran depuis les origines de cette littrature. Ma

recherche sest alors arrte sur al-a b. Ysuf al-aqaf (661-714).

Le travail que je me suis donc propos de raliser sinscrit par la force des choses la croise

des chemins entre histoire et littrature. Cette orientation ma t facilite par le chevauchement qui

a longtemps exist entre ces deux domaines que sont lhistoire et ladab. Ainsi trouvera-t-on dans

les uvres historiques et dans les grandes anthologies littraires de nombreux rcits identiques,

mais dont le traitement sinscrit dans des vises diffrentes.

La littrature arabe classique offre de nombreux exemples de tyrans. Mais le choix du

personnage dal-a na pas t difficile, tant donn quil reprsente dans la mmoire arabe la

figure du tyran par excellence. On peut mme dire quil en est larchtype aussi bien politique que

religieux.

1 Ce travail a t commenc bien avant le Printemps arabe de 2011.2 aml al-n, Al-Zayn Barakt, Maktabat Madbl, Le Caire, 1975.

Traduction franaise de Jean-Franois Fourcade, ditions du Seuil, 1985.3 aml al-n, Waqi rat al-Zafarn, Maktabat Madbl, Le Caire, 1985.

Traduction franaise de Khaled Osman, Editions Sindbad, Arles, 1997.4 Slim mmi, Mann al-ukm, Riyad al-Rayyis li-l-kutub wa-l-Nar, Londres, 1990.

Traduction franaise de Mohamed Saad Eddine El Yamani, ditions du Serpent plumes, Paris, 1999.

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http://fr.wikipedia.org/wiki/714http://fr.wikipedia.org/wiki/661

Al-a na pas accd au poste suprme de calife, mais il nen a pas moins joui dun

grand prestige auprs des califes Umayyades. N al-if, non loin de la Mekke, il gravira toutes les

marches du pouvoir, jusqu devenir le clbre puissant gouverneur que lon connat. La lecture des

chroniques historiques que nous avons consultes jusqu maintenant offre un portrait ngatif, celui

dun gouverneur sanguinaire et impitoyable. Il a dclar une guerre sans merci Abdullh b. al-

Zubayr fils de lun des compagnons du Prophte et de Asm bint Ab Bakr , qui se refusait

reconnatre la lgitimit umayyade et stait proclam calife dans le iz. Les chroniqueurs

rapportent galement de nombreux rcits relatifs sa rpression impitoyable de toutes les rvoltes

contre le pouvoir califal. Selon les chiffres avancs par certains rcits, le nombre de ses victimes

aurait atteint plusieurs dizaines de milliers de musulmans.

Toutefois, depuis sa premire apparition sur la scne politique, en gypte, (en 72 de lhgire)

al-a a t un combattant infatigable de la cause umayyade. Jalonne de guerres, sa vie tout

entire aura t voue pacifier pour eux les terres en rbellion ou celles nouvellement conquises.

Aprs avoir mis un terme au pouvoir zubayride du iz, il sera dsign gouverneur de la

partie orientale de lempire musulman par le calife Abd al-Malik b. Marwn, avec pour objectif dy

teindre les rbellions kharijites puis, peu de temps plus tard, les rvoltes qua connues le monde

musulman durant prs dune dcennie. Il usera de ruse, de sagacit, mais surtout, comme le

soulignent ses dtracteurs, dune violence inoue, au point que le calife, pour calmer les rebelles

irakiens, fut sur le point de le rvoquer.

Ainsi se dessine limage de lhomme dtat honni, que lon doit se garder dimiter. Se plaant

du point de vue de la pit musulmane, les historiens et les auteurs dadab de lpoque mdivale

rappellent de nombreux rcits soulignant son impit. Lors du sige quil a tabli sur la Mekke, en

73, il sest livr des actes dune cruaut extrme ; il na pas hsit bombarder la Kaba, en dpit

du caractre sacr de ce lieu. Par ailleurs, plusieurs chroniqueurs rappellent un hadith attribu au

Prophte qui prdisait que la tribu de aqf (dont al-a est originaire) donnerait naissance

deux des personnages les plus controverss du premier sicle de lislam : un imposteur et un homme

sanguinaire. Plus tard, le premier fut identifi comme tant al-Mutr b Ab Ubayd, tandis qual-

a fut considr comme le second.

On le voit bien, ds les premiers crits qui ont trait dal-a, son portrait oscillait entre

deux ples : le politique et le religieux. A quelles ncessits rpondait alors le portait du iyya, du

tyran, tel quil se dgage des nombreuses sources sur lesquelles nous avons travaill ? Pourquoi les

historiens mdivaux lui ont-ils consacr une place aussi importante, au point dclipser les califes

au service desquels il tait ? Ce portrait sest-il fix ds les premiers textes ou a-t-il volu avec le

temps ? Quels sont les aspects ngatifs qui se sont maintenus tout au long de plusieurs sicles

dcriture historique ? Et quels sont aussi les aspects positifs que nombre dhistoriens mdivaux

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ont voqus ? Quelles sont les diffrentes lectures idologiques ou morales qui ont guid de telles

dmarches ? Ce sont l quelques-unes des questions auxquelles nous avons tent de rpondre dans

notre recherche.

Pour ce faire, de nombreux documents appartenant diffrents genres littraires taient

notre disposition. Or, comme les matriaux primitifs ayant servi lcriture de lhistoire de cette

priode mouvemente de lempire musulman nexistent plus, nous nous sommes retrouv face des

textes dj labors. Cest--dire o lensemble des personnages, au premier rang desquels al-

a, ny sont plus que des reprsentations scripturaires dont il sagissait dapprhender

lagencement et les significations profondes. Notre souci premier ne sera donc pas de rechercher la

vracit des faits. Certains vnements5 sont dcrits parfois de faon contradictoire dun auteur

lauteur, voire par le mme auteur6. Dailleurs, certains historiens taient conscients de lexistence

de faux abr ou de faon plus gnrale de versions diffrentes du mme vnement. Ainsi le

traditionniste du XIVe sicle, Ibn Kar, dans sa notice biographique sur al-a, impute-t-il ses

nombreux ennemis en particulier shiites, la masse de rcits dprciatifs le concernant.

Lhistoire, pour reprendre la fameuse phrase de Borges, est lart de prophtiser le pass.

Lhistorien a donc entre les mains un matriau brut ou dj travaill, dont il oriente la lecture selon

ses vises esthtiques, idologiques ou morales. Notre approche du personnage dal-a est

donc avant tout littraire. Nous esprons toutefois en apprhender, ne serait-ce que partiellement, la

dimension historique. De nombreux travaux thoriques nous ont aid dans notre dmarche, au

premier rang desquels les uvres de Paul Ricur et Hayden White et qui sinscrivent pleinement

dans ce questionnement. Dans Metahistory, ce dernier avance que le texte historique est avant tout

une construction verbale, sujette donc la critique narratologique, potique et idologique.

La mise en intrigue qui prside tout crit historique est la base de toute explication en

histoire. Cest donc cette lecture des vnements qui permet lhistorien de crer, pour ne pas dire

inventer, un dbut, un milieu et une fin son rcit, afin que lvnement devienne comprhensible

au lecteur de son texte. Do le recours frquent diffrents procds rhtoriques, entre autres, la

mtalepse et la prolepse. Paul Ricur a pour sa part insist, dans son tude de la Potique

dAristote, sur le lien entre narration et thique. Composer lintrigue revient, selon lui, faire

surgir lintelligible de laccidentel, luniversel du singulier .

Concernant les textes historiques arabes ceux qui sont ici ltude les auteurs ont recouru

dans le cas dal-a au rve, au prsage, une naissance malfique ou une gnalogie

maudite. Ce qui leur permettra dlaborer une criture satirique, permettant de palier lexplication

5 Nous faisons ici la distinction entre vnement et fait. Ce dernier tant lvnement labor littrairement. 6 Le soupon de forgerie propos des priodes conflictuelles ne touche pas seulement des vnements mondains, il concerne galement le Hadith, lune des sources de la loi islamique. Les ouvrages traitant des mawt faux hadith attribus au Prophte sont nombreux.

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morale. Do, pensons-nous la pertinence de lapproche mthodologique que nous avons adopte, et

dont nous expliquons les fondements dans la premire partie de cette tude. Aprs une revue des

dbats qui ont agit les tudes historiographiques la suite du Linguistic turn, nous nous

interrogeons sur lopportunit de lapplication de lanalyse littraire aux textes historiques arabes

classiques et sur leur proximit avec ce quil est convenu dappeler les anthologies dadab.

Pour prouver notre dmarche, qui est, dune part, une analyse littraire dabr islols, mais

aussi de leur agencement au sein des diffrents rcits, notre choix sest port sur quelques-uns parmi

les textes les plus anciens : Ansb al-arf dal-Balur, Tr al-rusul wa-l-mulk dal-abar,

Mur al-ahab dal-Masd. Leur tude a donn lieu aux quatre parties qui suivent.

Une prcision est apporter ici. Nous voulions au dpart nous interroger sur les diffrences de

traitement du personnage dal-a dun auteur lautre, et donc consacrer une partie

indpendante chacun deux. Mais, aprs une lecture approfondie de leurs uvres, nous avons

ralis que, non seulement ces diffrences taient notables, mais que la prsence dal-a ny

jouait pas le mme rle. Ce qui nous a amen rorienter la problmatique premire de notre

recherche et nous interroger de faon plus particulire sur lcriture historique de chacun de nos

auteurs. Ainsi pourra-t-on se rendre compte que notre premire partie consacre al-abar, si elle

permet de saisir quelques-uns des traits de la figure dal-a, est surtout constitue par une

analyse de lapproche historiographique du grand compilateur pour la priode concerne. Et cela de

par la nature mme des textes tudis car, bien quil soit fortement prsent tout au long des vingt

annes de son pouvoir (75-95 de lhgire), al-a ne constitue pas le personnage central de sa

narration. Nous verrons que, pour al-abar, le puissant gouverneur dIraq est en fait un

protagoniste, certes important, mais un protagoniste parmi tant dautres qui ont fait lhistoire de la

seconde moiti du premier sicle de lhgire. Nous verrons quil construit sa causalit historique sur

la conscution chronologique des vnements.

Al-Balur, par contre, dploie deux formes dcriture historique : dune part, la chronologie,

o il rejoint partiellement al-abar ; de lautre, la biographie, puisquil consacre une notice

importante du dernier volume de son livre al-a. La causalit est alors fonde sur

lexemplarit du personnage. Cest pourquoi nous avons consacr deux parties indpendantes cet

auteur.

Luvre dal-Masd a ceci doriginal quelle inscrit le personnage dal-a dans le

conflit de lgitimit entre Umayyades et Alides. En outre, contrairement al-abar et al-Balur,

lauteur intervient directement dans les textes quil donne lire, par des commentaires personnels

sur al-a.

La dernire partie de notre travail constitue un contrepoint plus littraire ce qui prcde en

sappuyant sur trois uvres non historiques : al-Iqd al-fard dIbn Abd Rabbih, al-Bayn wa-l-

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tabyn dal-i et le Kitb al-Mian dAb al-Arab al-Tamm. De nouveau, nous retrouvons

trois approches diffrentes. Bien que son livre soit une anthologie dadab, Ibn Abd Rabbih y

aborde le personnage dal-a dune manire trs proche de celle dal-Masd, et ce, en dpit

de sa proximit avec la cour umayyade de Cordoue. Dans le livre dal-i, nous avons une

prsentation moins tranche que dans dautres uvres mdivales. Etant donn la nature de

luvre, al-a y est dvoil plutt par ses propos que par ses actes. Son portrait se rvle alors

moins ngatif que chez Ibn Abd Rabbih. Enfin, le livre dal-Tamm, qui nest pas proprement

parler une uvre dadab, mais que lon pourrait ranger dans les traits de martyrologie, dpeint

laction dal-a comme une preuve laquelle Dieu soumet les hommes vertueux. Nous nous

retrouverons ici avec une criture profondment lgendaire.

Si le personnage dal-a est prsent le plus souvent de manire ngative dans les

diffrentes uvres que nous avons tudies, il dispose toutefois de certains traits plutt positifs, en

particulier son art rhtorique ou son dvouement total aux califes umayyades.

Dans la conclusion de notre travail, et la lumire des rsultats que nous avons obtenus, nous

reviendrons sur la relation entre llite savante et les dtenteurs du pouvoir. Dans ce dbat que nous

avons dj bauch dans notre premier chapitre, nous considrons que, contrairement lide

largement rpandue selon laquelle les califes abbasides auraient impos une lecture canonique

de lhistoire, les auteurs disposaient dune autonomie bien plus grande que lon ne limagine, et que

leurs uvres traduisent justement cette ambigit.

P. S. : Etant donn le nombre important dvnements tudis, nous en avons joint en annexe un

rsum qui facilitera leur lecture.

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Premire partie : Du dialogue entre histoire et littrature

De la rigueur de la science

Dans cet Empire, lArt de la Cartographie parvint une telle Perfection que la Carte dune seule

Province occupait une Ville et la Carte de lEmpire toute une Province. Avec le Temps, ces Cartes

Dmesures ne donnrent plus satisfaction et les Collges de Cartographes levrent une Carte de

lEmpire, qui avait le Format de lEmpire et qui concidait point par point avec lui. Moins portes

sur ltude de la Cartographie, les Gnrations Suivantes comprirent que cette Carte Dilate tait

Inutile et, non sans Impit, elles labandonnrent lInclmence du Soleil et des Hivers. Dans les

Dserts de lOuest, subsistent des Ruines en lambeaux de la Carte, habites par des Animaux et des

Mendiants. Dans tout le Pays, il ny a plus dautres reliquats des Disciplines Gographiques.

Surez Miranda, Viajes de Varones Prudentes,

Liv IV, chap. XLV, Lrida, 16587

Je me suis permis dintroduire ce travail par cette longue citation de Jorge Luis Borges, car elle me

semble rsumer la perfection les tensions qui travaillent la problmatique que je me propose

daborder : savoir le portrait dal-a b. Ysuf al-aqaf tel que nous lont conserv les chro-

niques historiques, mais aussi bien les recueils dadab que certains potes qui lui taient contempo-

rains.

Le portrait de ce puissant gouverneur umayyade occupe en effet une place importante dans

luvre dal-abar ou celle dal Masd. Et il est rare douvrir une anthologie dadab sans tomber

sur un ou plusieurs abr dont il est le protagoniste. Mais les traits qui se dessinent partir de ces

lectures sont parfois contradictoires ; ils permettent du coup aux auteurs contemporains8 qui ont

crit sur lui de mettre en avant, selon leurs choix idologiques ou moraux, tantt ses vertus, tantt

7 Jorge Luis Borges, Lauteur et autres textes, trad. Roger Caillois, Gallimard, Paris, 1982. p. 199.8 La premire biographie contemporaine est due Jean Prier : Vie dAl-Hadjdjdj ibn Yousof : 41-95 de lhgire, 661-714 de J.- C., daprs les sources arabes, Librairie Emile Bouillon, Paris, 1904.

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ses travers. Pour les uns, il est le tyran, al-iyya9, pour dautres, il aurait t diffam par les histo-

riens et littrateurs mdivaux, do le titre dal muftar alayh10 le diffam , quils ont accol

son nom et quil sagirait de rhabiliter, ou tout du moins dont il faudrait rtablir avec impartiali-

t les bons et les mauvais cts.

Le travail que nous nous sommes propos ne vise bien entendu aucune de ces deux d-

marches ; nous ntudierons pas les travaux qui nous ont prcd. Notre vise sinscrit dans un

cadre interdisciplinaire, o interviendront aussi bien lhistoire, la littrature et la biographie. Ce qui

nous importe au premier chef sera un travail interprtatif des sources aussi bien historiques que lit-

traires qui nous ont gard un nombre important dabr sur al-a.

Cest pourquoi en insistant sur le caractre interprtatif de notre travail nous lavons ou-

vert par cette courte nouvelle de Borges, que nous avons cite in extenso, parce que, comme nous le

disions, elle nous semble rsumer les dbats qui ont commenc dans les annes 70 autour de lcri-

ture historique et du statut de lhistoire. Nous synthtisons dans ce chapitre les grandes lignes de ces

dbats, dans un premier temps, pour ensuite les inscrire dans le cadre de lhistoriographie arabe.

Que nous dit donc la nouvelle de Borges ? Avant de tenter de rpondre cette question, rap-

pelons que notre invocation nest pas mettre seulement sur le compte du grand intrt de lcrivain

argentin pour la culture arabe, mais aussi sur lironie postmoderne avant la lettre qui imprgne une

bonne partie de ses crits.

Ainsi, le texte qui nous est prsent est un apocryphe, dont lauteur serait un certain Surez

Miranda et serait extrait dun livre publi Lrida, en Espagne. Avant que le texte prenne dfiniti-

vement place dans El Hacedor, il tait paru en revue en 1946 sous le pseudonyme B. Lynch Davis

(pseudonyme commun Borges et Adolfo Bioy Casares).

Cet artifice du pseudonyme et des textes apocryphes maintes fois utilis par Borges nest pas

une nouveaut en soi (Cervants na-t-il pas achet le manuscrit du Quichotte auprs dun certain

Sid Ahmad Ben Ali ?). Al-i lui-mme aurait recouru un tel subterfuge, non pas pour des vi-

ss esthtiques, semble-t-il, mais pour viter la vindicte dcrivains jaloux qui risqueraient dattiser

la colre du commanditaire de son ouvrage ?

9 Abd al-Laf arra, Al-a : iyyat al-arab, Dr al-Makf, Beyrouth, 1950.Voir aussi : Manr Abd al-akm, Al-a : iyyat Ban Umayya, Dr al-kitb al-arab, Le Caire-Damas,

1910.10 Mamd Ziyda, Al-a b. Ysuf al-aqaf raimahu al-Lh, al-muftar alayh, Dr al-salm, Le Caire, 1995.

Voir aussi, Mamd al-mard, Al-a, raul al-dawla al-muftar alayh, Manrt mabaat al-adb al-baddiyya, Bagdad, 1985.

Ou encore : Ab Abd al-Ramn aml b. Mamd b. Mamd, Al-a b. Ysuf al-aqaf : m lahu wa-m alayh, Dr al-kutub al-ilmiyya, Beyrouth, 2004.

Isn idq al-Amad, Al-a b. Ysuf al-aqaf : aytuh wa-ruh al-siysiyya, Dr al-aqfa, Beyrouth, 1973.

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Deuxime lment dimportance dans la nouvelle de Borges est que cest une reprise du

thme de la carte, tel quon le retrouve chez Lewis Carroll dans Sylvie et Bruno11.

On peut en dduire que la potique de lcriture borgsienne nourrie de nombreuses intertex-

tualits sinscrit rsolument dans la rcriture ou la rinterprtation qui tente dclairer des zones

obscures dans lhypotexte qui lui a servi de base, et pour mettre en vidence lindcidabilit de ces

interprtations, autrement dit la non existence dune vrit dfinitive.

Cest cette question de la reprsentation qui nous semble-t-il opre comme artifice et comme

volont de dominer le rel. Aprs la premire partie o la Carte dune seule province occupait

toute une ville et la Carte de lEmpire toute une province vient le temps de la Dmesure lorsque

les cartographes levrent une carte de lEmpire, qui avait le Format de lEmpire et qui conci-

drent avec lui, point par point . Mais cette volont de puissance illusoire ne trouve pas cho au-

prs des Gnrations Suivantes de Cartographes.

A quoi bon, en effet, une carte de lEmpire qui aurait les mmes dimensions que lEmpire lui-

mme ? Quel effort doit-on fournir lorsquon est en un point et que lon veuille se renseigner sur un

point trs loign de celui-ci ?

Lillusion de la reprsentation qui croit nous offrir une carte concidant point par point avec le

territoire de lEmpire nest-elle pas en fin de compte une reproduction bidimensionnelle dune rali-

t spatiale trois dimensions ?

Cest peut-tre pour cette raison que les Gnrations Suivantes ont dlaiss les Ruines subsis-

tantes de cette Carte qui sont habites par des Animaux et des Mendiants .

A quoi sert en effet cette carte si elle ne permet pas celui qui la consulte une meilleure com-

prhension du rel ? La tentation de lexactitude ne serait-elle pas en fin de compte illusoire ?

Croire navement que le langage reproduit lidentique ce quil dcrit en le mettant nu, ne le voi-

le-t-il pas au contraire ?

Cest ici que linterrogation philosophique de Borges sur les dangers de la reproduction mi-

mtique rejoint les dbats autour de la connaissance historique qui ont maill les dernires dcen-

nies.

1. La question de lcriture de lhistoire lpoque contemporaine

Paul Ricur dans sa somme, Temps et Rcit12, qui est une exploration philosophique sur le rle du

rcit et plus gnralement du texte pour essayer de sortir le temps de son aporie entre temps ph-

11 Lewis Carroll, Sylvie et Bruno, trad. Fanny Deleuze, Seuil, Paris, 1972, p. 333.

12 Paul Ricur, Temps et Rcit, [1983-1985], ditions du Seuil, collection Points, Paris, 1991, 3 volumes.

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nomnologique et temps cosmique dfinit le Rcit comme tant le gardien du temps 13, cest

grce au rcit que la discordance de lexprience humaine finit par trouver la concordance et donc

lintelligibilit.

Pour ce faire, Ricur propose son concept de triple Mimsis pour rpondre cette aporie du

temps. La Mimsis I correspondrait la prfiguration de lexprience ; la Mimsis II est sa configu-

ration par lauteur qui permet de passer de lvnement au fait, de lexprience au rcit ; la Mimsis

III est la refiguration du rcit par le lecteur14. Cest dans ce cadre que Ricur inscrit la diffrence la

plus importante entre histoire et fiction toutes deux incluses par lui plus largement dans la littra-

ture.

Le mouvement de configuration de lun et de lautre genre obit deux oprations qui se-

raient opposes. Alors que lhistoire sappuierait sur lexprience individuelle pour linscrire dans

un horizon universel et donc inscrirait le temps individuel dans ce temps cosmique, en sappuyant

sur larchive, la trace, le temps calendaire, la fiction en recourant limagination, proposerait des

expriences fictives du temps, montrant du mme coup les limites de la mditation philosophique

sur le temps et comme mettant nu son caractre aportique dfinitif.

De ces trois mouvements constituant la triple Mimsis cest le premier Mimsis I qui ap-

parat comme le plus problmatique. Si Mimsis II affirme clairement et sans la moindre ambigit,

le travail humain de configuration qui convertit laction humaine en action narrative, que Mimsis

III met en jeu la rception de luvre configure en rcit par un lecteur ou un rcepteur de luvre

qui est dj acheve au terme du 2e mouvement, quen est-il de Mimsis I ? Cest ici que la dfini-

tion de Ricur laisse planer lambigit : laction humaine est-elle dj prfigure narrativement :

autrement dit, a-t-elle dj des traits narratifs qui permettent lauteur de faire le pas vers le

deuxime mouvement ? Ou nest-elle que chaos et indtermination auxquels le travail de configura-

tion donne une forme narrative et donc lintelligibilit ?

Cest ce stade celui de Mimsis I que nous pouvons avancer les deux propositions anta-

gonistes sur lexprience humaine, celle de David Carr15, qui semble dj convaincu que lexp-

rience humaine est dj figure narrativement, alors que pour Hayden White la suite de Louis

Mink16 et dArthur Danto17 lexprience humaine nest quun chaos informe. Le travail de lauteur

permet alors cette exprience daccder lintelligibilit. Si, comme le pense Carr, laction hu-

13 Paul Ricur, Temps et rcit, vol. 3, p. 435.14 Sur la triple Mimsis, voir, Temps et rcit, vol. 1, chapitre 3, pp. 105-169.15David Carr, Time, Narrative and History, Bloomington, Indiana, Indiana University Press, 1986. Voir en particulier le 1er chapitre, o lauteur rattache les plus petites actions humaines des structures narratives.16 Louis O. Mink, History and Fiction as Modes of Comprehension, New Literary History, Vol. 1, n 3, (Spring, 1970), pp. 541-558. 17 Arthur Danto, Narration and Knowledge, New York, Columbia University Press, 2007. En particulier le chapitre XI, Historical Explanation: The Rle of Narratives , pp. 233-256.

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maine est dj figure narrativement, quel est le rle de lauteur quil soit historien ou auteur de

fiction ? Ne rejoint-il pas une mtaphysique de la prsence et lexplication thologique de lexp-

rience du monde et son mouvement dans le temps ?

Dans cette conception, lauteur naurait plus la primaut que lui confre la thse narrativiste,

soutenue par White, qui met en avant le travail de la configuration. Puisque le rcit est dj l, bien

avant lintervention de personne. Cest ce niveau, celui de la configuration de lexprience et

pour la problmatique qui nous concerne (du rapport entre histoire et littrature) que les thses de

Hayden White nous semblent les plus convaincantes. Dans Metahistory18 qui a prcd Temps et

rcit de Ricur de prs dune dcennie , lauteur postule que lhistoire est fondamentalement un

rcit, et propose de mettre en vidence une potique de lhistoire , en analysant les uvres de

quatre historiens et de quatre philosophes de lhistoire du XIXe sicle en Europe. Surtout, il rejette

toute prfiguration de luvre historique. Autrement dit, si lon suit la classification de Ricur, il

ny aurait selon lui que deux Mimsis la II et la III.

Il est vrai que la question de la potique de lhistoire nest pas totalement nouvelle. Dj Aris-

tote dans la Potique fait la distinction entre pote et historien. La diffrence entre lhistorien et le

pote ne vient pas du fait que lun sexprime en vers ou lautre en prose (on pourrait mettre luvre

dHrodote en vers et elle nen serait pas moins de lhistoire en vers quen prose) ; mais elle vient

de ce fait que lun dit ce qui a eu lieu, lautre ce quoi on peut sattendre. Voil pourquoi la posie

est une chose plus philosophique et plus noble que lhistoire : la posie dit plutt le gnral, lhis-

toire le particulier 19. On le voit bien ici : Aristote place la posie un niveau suprieur celui de

lhistoire.

Henri Irne Marrou reconnat lui aussi que tous les grands historiens ont t aussi de

grands artistes du verbe et les compare au thologien et au philosophe qui en sus [auront] reu le

charisme proprement potique (au sens plein du grec poitikos) [...] de mme lhistorien 20. Mais

ces remarques de Marrou viennent clore son livre, De la connaissance historique, et ne sont donc

pas suffisamment analyses par lui. Chez White, elles constituent le pralable sa rflexion sur

lcriture historique. Le texte historique est selon lui une structure verbale sous la forme dun rcit en

prose qui prtend tre une icne ou un modle des structures et des processus passs 21. Il peut donc tre

soumis comme tout autre texte littraire lanalyse littraire.

Hayden White rejette donc la prtention scientifique de lhistoire, telle quelle a t fonde au

dbut du XIXe sicle et rejoint en cela Paul Veyne. Car ou bien les faits sont considrs comme

18 Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Johns Hopkins University Press, Baltimore-Londres, 1973.19 Aristote, Potique, trad. Michel Magnien, Paris Le livre de Poche, 1990, 216 pages, chapitre IX, p. 116-117.20 Henri-Irne Marrou, De la connaissance historique, Paris, dition du Seuil-Points, 1954, 274-275.21 Hayden White, Metahistory, p. 2.

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des individualits, ou bien comme des phnomnes derrire lesquels on cherche un invariant ca-

ch 22. Dans cette quation, on voit bien de quel ct se trouve lhistoire et vers quel ct elle es-

pre tre.

En outre, lhistoire na jamais pu ou su sinventer son propre langage. Contrairement aux

sciences physiques, par exemple, elle use du langage naturel, celui quutilise, entre autre, la fiction.

En cela, pour White, lhistoire relve donc de la littrature et ses potentialits explicatives ne

peuvent tre mieux apprhendes que par lanalyse littraire du discours historique23. Puisque,

comme nous lavancions plus haut, faire de lhistoire, cest raconter des rcits, lexplication nat

donc de lagencement de ces rcits et de la manire de les raconter. Toutefois, ceci ne veut pas dire

raconter nimporte quoi . Comme le dit encore Paul Veyne, dans une formule devenue clbre :

les historiens racontent des vnements vrais qui ont lhomme pour acteur ; lhistoire est un ro-

man vrai 24. Il est donc possible dapprhender le texte historique comme tout autre texte littraire.

Et en cela, le projet de Hayden White nous parat tre le plus suggestif. Nous en trouvons les cls

dans le premier chapitre programmatique de Metahistory.

Selon White, qui dfinit son projet comme foncirement formaliste, la recherche de la signifi-

cation de lcriture historique relve des diffrents niveaux formels. Trois niveaux de sens sont pro-

poss, que lauteur rsume dans le tableau suivant25 :

Intrigue Argument Implication idologiqueRomantique Formiste Anarchiste

Tragique Mcaniciste Socialiste rvolutionnaireComique Organiciste ConservateurSatirique Contextualiste Libral de gauche

Cette conceptualisation formaliste est mise lpreuve par la Rvolution franaise. Ici White

montre que, selon les choix de lun ou lautre auteur, selon sa mise en intrigue et ses implications

idologiques, la Rvolution sera encode comme un drame romantique (Michelet) ou comme une

tragdie ironique (Tocqueville).

Un aspect supplmentaire sajoute ces trois tagements : cest laspect tropologique : quel

trope domine dans le discours dun historien : la mtaphore, la mtonymie, la synecdoque, lironie ?

Les historiens en recourant aux diffrentes formes de mise en intrigue cherchent donner

sens aux situations et aux vnements qui nous sont devenus trangers, et nous refamiliariser avec

les vnements qui ont t oublis, de faon soit accidentelle, soit par ngligence ou encore par r-

22 Paul Veyne, Comment on crit lhistoire, ditions du Seuil-Points, Paris, 2002, p. 13.23 Hayden White, The Historical Text as Literary Artifact, in Tropics of Discourse: Essays in Cultural Criticism, Johns Hopkins University Press, Baltimore-Londres, 1985, pp. 81-100.

24 Paul Veyne, Comment on crit lhistoire, p. 10.25 Hayden White, Metahistory, p. 29.

14

pression . White ordonne donc son projet selon ces trois tages que sont lexplication par argu-

ment formel, lexplication par la mise en intrigue et lexplication par limplication idologique .

Pour rsumer, Hayden White suggre une affinit lective entre lacte de prfiguration du champ

historique et les stratgies explicatives utilises par lhistorien dans un ouvrage donn 26.

Il est clair que, pour ne pas tomber dans un anachronisme vident, les deux derniers lments

de cette triade ne seront que trs partiellement applicables notre champ de recherche. Par contre,

nous insisterons tout particulirement sur la mise en intrigue, emplotment, qui est, selon lauteur la

manire par laquelle une squence dvnements agence en histoire se rvle tre une histoire dun

genre particulier 27. En effet, ce qui nous intressera en premier lieu, cest justement le choix de tel

ou tel type dintrigue opr par chacun des historiens que nous analyserons. Ce choix ayant un im-

pact sur les oprations cognitives, par les quelles lhistorien cherche expliquer ce qui sest rel-

lement pass 28.

2. La biographie entre histoire et littrature

Avant de voir ce quil en est de ces questions pour ce qui est de lhistoire et de la littrature arabes

mdivales, nous voudrions dire un mot sur la dimension biographique dans notre travail. Car, bien

que nous ayons avanc dans notre argumentaire que nous ne proposerons pas un rcit de la vie dal-

a, par la prsence aussi bien des rcits des grands vnements que des nombreuses anecdotes

caractre littraire ou psychologique, il serait impossible de ne pas apprhender, ne serait-ce quen

partie, des lments de la vie de celui-ci.

Il ne sagit pas pour nous dune prvention contre la biographie en tant que genre littraire. Ce

travail ayant dj t largement effectu29. Notre objectif premier tant dtudier la manire dont le

personnage dal-a a t donn lire dans les uvres mdivales. Nous esprons avoir t as-

sez clair sur ce point dans les pages prcdentes. Nous ne voulons aucunement nous placer dans le

sillage des recherches qui ont tent de donner lhistoire un caractre scientifique quelle na pas et

qui ont toujours eu une attitude suspicieuse vis--vis de la biographie. Ainsi, bien que Claude Lvi

Strauss place la biographie tout en bas de lchelle [...] ne contient pas en elle-mme sa propre in-

telligibilit 30, nous prfrerons ce quil en dit par la suite : savoir que lhistoire biographique et

anecdotique [...] est la plus riche du point de vue de linformation, puisquelle considre des indivi-

26 Hayden White, Metahistory, p. 427.27 Hayden White, Metahistory, p. 7.28 Hayden White, Metahistory, p. 1129 Voir plus haut, notes 2, 3 et 4. 30 Claude Lvi-Strauss, La pense sauvage, Paris Plon, 1962, p. 346.

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dus dans leur particularit 31. Nous somme conscient des dangers quil y a se risquer un tel

exercice et des mises en gardes nonces par Bourdieu dans Lillusion biographique , o il insis-

tait sur la ncessit de reconstruire le contexte, la surface sociale et la pluralit des champs sur

laquelle agit lindividu chaque instant 32.

Mais la biographie est sortie ces dernires dcennies de son purgatoire. Elle a t pratique y

compris par ses pires ennemis, cest--dire, les historiens de lcole des Annales (Jacques Le Goff

ou Georges Duby, pour ne citer que deux parmi ses reprsentants33) qui rejetaient lhistoire vne-

mentielle ou narrative. Ainsi, Jean Franois Sirinelli se flicitait, il y a quelques annes, du retour en

grce de la biographie. Car, dit-il, sy lisent en filigrane les enjeux politiques dune poque, les

routes possibles qui souvrent au choix individuel, les paramtres qui psent sur ce choix 34.

Pour ce qui nous importe, tant donn la vise premire de notre travail savoir la porosit

constate entre histoire et littrature dune part (porosit qui est toujours mise en avant pour dcrier

le genre biographique et son absence de scientificit ) et, dautre part, les documents dont nous

disposons o les slections, ainsi que les configurations, ont dj t opres par les auteurs m-

divaux , lexercice nous a sembl tentant, pour reconfigurer cet ensemble de donnes dans un pre-

mier temps en insistant sur ses blancs et ses points aveugles ensuite pour laborer partir de ces

donnes une interprtation littraire concernant le personnage dal-a avec ses non-dits, ses re-

fouls, ses contradictions, bref la complexit du personnage, telle quil se dgage de nos sources.

Cest ce qui se laissera entrevoir entre les diffrentes parties de notre recherche.

Ce qui nous a intress dans le rcit de vie dal-a, tel quil se dgage des nom-

breuses sources mdivales, o on lui a consacr des notices biographiques consquentes. Ce nest

donc pas uniquement son parcours en soi, au demeurant assez fascinant, mais surtout parce que ce

parcours nous semble tre une porte dentre pour tenter dexpliquer lune des priodes le plus hau-

tement conflictuelle de lempire musulman. Y interviennent les questions, de pouvoir, de lgitimit,

mais galement les questions pistmologiques sur les dbuts de lhistoriographie musulmane ou

ce quil nous en reste.

Nous le reconnaissons galement, cest ce mlange des genres tant dcri par lhistoriographie

moderne, entre histoire et littrature qui nous a autoris dune telle dmarche. Nous reprenons pour

notre propre compte le propos de Jacques Rancire : Lusage du genre biographique nest pas un

choix de mthode au sein dune alternative qui opposerait le particulier au gnral, lindividuel au

31 Claude Lvi-Strauss, La pense sauvage, p. 346.32 Pierre Bourdieu, Lillusion biographique , Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, juin 1986. pp. 69-72.33 Chacun de ces deux historiens a crit une biographie succs :

Jacques Le Goff, Saint Louis [1996], Gallimard, Paris, Folio histoire, 2013.Georges Duby, Guillaume le Marchal ou le meilleur chevalier du monde, Fayard, Paris, 1984.

34 Jean-Franois Sirinelli (dir.), Dictionnaire de la vie politique franaise au XXe sicle, Paris, PUF, 1995, p. VI.

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http://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Dubyhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Dubyhttp://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire

collectif, le temps court au temps long, la petite chelle la grande, ou le culturel lconomique.

Ce nest pas un choix au sein dune alternative, cest une manire de poser lalternative. Mais cest

aussi une manire de la rsoudre demble, ou guignant les opposs, en donnant au particulier, au

lieu, et au moment une valeur de gnralit. 35 La relecture, linterprtation des textes anciens, la

comparaison dauteurs diffrents, nous ont donc sembl tre les meilleures faons pour apprhender

cette priode et lun des personnages qui lincarne le mieux.

Bien entendu, nous devons le reconnatre, la tentation de fictionnaliser notre personnage pou-

vait tre trop grande. Mais vu le cadre strict de ce travail, nous nous sommes interdit de franchir le

pas. Ceci tant, comme nous le verrons maintes reprises dans notre travail, les auteurs mdivaux

avaient dj creus le sillon qui permettra aux auteurs plus tardifs de sy aventurer36.

3. De la narrativit dans lhistoire et dans la littrature arabe mdivales

Voyons maintenant ce quil en est de la narrativit et de son rle dans lhistoriographie, puis dans la

littrature arabes mdivales. Parmi les sources que nous avons utilises, jaimerai marrter main-

tenant sur lHistoire dal-abar, Mur al ahab dal Masd ou Tarib al-umam de Miskawayh.

Lune des tudes les plus suggestives sur la naissance et lvolution de lhistoriographie

islamique est celle de Tarif Khalidi : Arabic Historical Thought in the Classical Period 37. La

classification quil propose de lcriture historique islamique nous a t fort utile en ce sens. Dans

ce livre, Khalidi montre comment lcriture de lhistoire a volu paralllement avec la science du

Hadith, prenant sa forme parfaite chez al-abar, pour ensuite sinspirer dautres domaines du

savoir, telles la littrature ou de la philosophie.

Cette classification, avons-nous dit est trs clairante, et on peut y suivre lauteur dans

nombre de ses conclusions. Toutefois on peut lui reprocher une forme de dterminisme. A lire Kha-

lidi, on a limpression que chaque poque aurait engendr son propre paradigme historique, alors

quon peut avancer, sans risque de se tromper, que des formes diffrentes dhistoriographie ont

exist depuis les premiers textes. Il ny a qu voir Al-abr al-iwl dAb anfa al-Dnawar38,

crit avant la somme dal-abar, mais dont linfluence de la science du Hadith semble absente. Al-

Dnawar nvoque que trs rarement les isnd. Et comme le titre de son ouvrage lindique, il ne

35 Jacques Rancire, Lhistorien, la littrature et le genre biographique , in Politique de la littrature, ditions Galile, Paris, 2007, p. 192.36 Voir, par exemple, ur Zaydn, Al-a b. Ysuf, Dr al-l, Beyrouth, s. d.

Voir galement la srie tlvise centre sur ce personnage, ralise par Muammad Azziyya, et produite par al-Markaz al-arab (Qaar). On peut la consulter sur Youtube. 37 Tarif Khalidi, Arabic Historical Thought in the Classical Period, Cambridge University Press, Cambridge, 1994.38 Ab anfa al-Dnawar, Al-abr al-iwl, dition Im Muammad al- Al, Dr al-kutub al-ilmiyya, Beyrouth, 2011.

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sagit pas dune suite dabr plus ou moins longs, indpendants les uns des autres ; al-Dnawar re-

groupe ses abr en une seule et unique histoire longue, pour composer un vritable rcit. Malheu-

reusement, nous ne disposons pas dune prface louvrage qui nous aurait clair, ne serait-ce que

partiellement, sur lintention premire de lauteur.

Autre point dimportance sur lequel nous ne suivrons pas Khalidi, et qui est notre sens le

plus problmatique, cest quil avance plusieurs reprises que ces changements de paradigmes pis-

tmologiques auraient t inspirs par les califes ou par leur entourage39. Comment peut-on conce-

voir, en effet, quun auteur, historien ou adb, puisse rorienter le cours dune criture tablie avec

ses codes, ses topos et ses outils, partir du seul ordre dun monarque ou dun gouverneur ? Que

certains ouvrages dhistoire ou dadab aient t crits la demande dun calife ou dun prince, nul

nen disconvient. Mais que cette demande se traduise par un changement, voire par une rvolution

de lcriture de tel ou tel genre, cest l un pas quil nous semble difficile, et mme dangereux de

franchir. Il ne sagit pas pour nous ici de dfendre la thse de loriginalit de tel ou tel crivain

bien que les exemples dal-abar ou dal-i puissent notre sens servir une thse et son

contraire, si on les utilise de manire partiale. En outre Khalidi lui-mme, insiste sur loriginalit

dIbn al-Muqaffa, dfini comme :

the first representative of Hellenistic culture, an adib who openly invites his readers to

ponder the achievements of foreign wisdom and champions the superiority of ancients

over moderns, and all this at a time of violent religious and political revolution. In fact,

there is a sense in which Ibn al-Muqaffa belongs not to his own but to the following

century, when the encounter between Arab-Islamic culture on the one hand and alien

cultures on the other was in full tumult40.

le premier reprsentant de la culture hellnistique, un adb qui invite ouvertement ses

lecteurs mditer les ralisations de la sagesse trangre et qui prend fait et cause

pour la supriorit des anciens sur les modernes, tout cela au moment o la rvolution

religieuse et politique tait la plus violente. En fait, il y a un sens dans lequel Ibn al-

39 Il serait fastidieux de rapporter ici toutes les citations en relation avec cette problmatique. Nous nen citerons que trois exemples :

At every stage in this evolution, social and administrative factors and political partisanship were of paramount importance in determining both content and structure, pp. 19-20.

Ou voquant le cas dal-Muarri : To that extent it typifies the vast volume of literature produced by the new Abbasid state to justify the ambivalent historical role of its eponym., p. 55.

Ou encore, parlant de la naissance de ladab : By slow degrees, and largely under state or factional guidance, groups of specialized scholars began to give this mass [of reports] a more manageable structure so that this structure could function as legal precedent and historical image to a society more intent on separating itself from its environment, more determined to delineate its religious contours., p. 120.40 Tarif Khalidi, Arabic Historical Thought in the Classical Period, p.92.

18

Muqaffa appartient non pas son propre sicle, mais au suivant, quand la rencontre

entre la culture arabo-islamique dune part et les cultures trangres de lautre tait

en plein tumulte.

Mais Khalidi ne semble pas se rendre compte du fait quIbn al-Muqaffa constitue justement

le contre-exemple de la thse quil dfend tout au long de son ouvrage.

Dautres historiens arabes ou occidentaux vont encore plus loin en parlant de canonisation de

lhistoire41, ou encore de vulgate historique comme sil sagissait dun texte sacr42. Plus mme, ce

qui pourrait en dcouler est une vision anachronique de lcriture historique, qui continue malheu-

reusement davoir cours entre autres dans le champ des tudes arabes, o nous voyons prolifrer

une vision dix-neuvimiste de lhistoire, discours officiel dun Etat pour ne pas dire dune Nation

dans lacception moderne du terme que cette histoire servirait alors glorifier. Cest l un point

sur lequel nous reviendrons la fin de cette tude, une fois que nous en aurons infirm les prsup-

poss.

En effet, lire soigneusement les textes historiques plus ou moins anciens, on se rend compte

de leur ambigit, consciente ou inconsciente, de leur tlologie mondaine et divine, de la libert

dinterprtation quils laissent leur lecteur. Cest plutt la voie de linterprtation littraire, suivie

entre autres par Tayeb El-Hibri43, Julie Scott Meisami44 ou Boaz Shoshan, dont ltude rcente sur

la potique dal-abar est des plus suggestives45, qui nous a le plus intress.

Pour rester sur le cas dal-abar, pour chacun des moments traumatiques de la communaut

islamique, lauteur de Tr al-rusul wa-l-mulk propose les minutes dun procs quil met la dis-

position de son lecteur. Lui-mme ne semble prendre partie pour aucun des belligrants. Comme

nous le verrons plus en dtail lors de la partie suivante de ce travail, par lagencement des abr,

lors des longues guerres dal-a contre les Kharijites, al-abar offre une histoire dialogique

avant la lettre. Chaque bataille est dcrite par un tmoin du camp umayyade qui passe ensuite le re-

41 Patricia Crone, Slaves on Horses: The Evolution of the Islamic Polity, Cambridge University Press, Cambridge, 1980, p. 11.42 Gabriel Martinez-Gros, Identit andalouse, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1997.

Antoine Borrut, Entre mmoire et pouvoir : lespace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809), Leyde, Brill, 2011.

Antoine Borrut, Ecriture de lhistoire et processus de canonisation dans les premiers sicles de lislam. Hommage Alfred-Louis de Prmare, 43 Tayeb El-Hibri, Reinterpreting Islamic Historiography: Hrn al-Rashd and the Narrative of the Abbsid Caliphate, Cambridge University Press, Cambridge, 1999;

Parable and Politics in Early Islamic History: The Rashidun Caliphs, New York: Columbia, 2011. 44 Julie Scott Meisami, Masd on Love and the Fall of the Barmakids, Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, No. 2 (1989), pp.252-277;

History as Literature, Iranian Studies, vol. 33, n 1/2 (hiver - printemps, 2000), pp. 15-30.45 Boaz Shoshan, Poetics of Islamic Historiography: Deconstructing abars History, Brill, Leyde, 2004.

19

lais un tmoin dans le camp kharijite. La mme technique est suivie lors de la longue rvolu-

tion dIbn al-Aa, mais pas lorsqual-a assige avec son arme Abdallah b. al-Zubayr la

Mekke.

Contrairement son clbre Tafsr du Coran46, o il avance plusieurs interprtations dun

mme verset, propose des explications syntaxiques, tout en sappuyant sur la posie, pour enfin d-

cider de linterprtation qui lui semble la plus judicieuse, quil donne en son nom propre, wa-

awl al-aqwl indan bi-l-awb, qawlu man ql...47 , dans son Histoire il avance des rcits,

tays le plus souvent par des isnd, rcits qui peuvent parfois tre contradictoires, sans trancher de

manire franche en faveur de telle ou telle version. Bien entendu, par le choix, la slection, llimi-

nation de tel ou tel abar, al-abar prend position mais sans jamais lnoncer franchement. Cest

ce que nous verrons de manire clatante dans le cas du sige de la Mekke par al-a.

Dans sa courte prface, al-abar est pleinement conscient que son Tr peut contenir des r-

cits que le lecteur peut condamner ou que lauditeur peut trouver rpugnants, car il ne leur trouve-

ra aucune valeur de vrit ; que ce lecteur sache donc que de tels rcits nont pas t fabriqus par

nous, mais par certains de nos transmetteurs. Nous navons fait que les communiquer tels quils

nous ont t communiqus 48.

Pourquoi donc al-abar ne prend-il pas le parti de dbarrasser son Histoire des rcits qui

semblent navoir aucun lien avec la vrit, puisquil en est conscient ? Pourquoi ne les critique-t-il

pas au moins lorsquil les avance, comme il le fait par exemple dans son Tafsr ? Pourquoi prf-

re-t-il les mettre sur le mme plan que les rcits dignes de foi ? Cest l une question dordre

pistmologique qui nous ramne, nous semble-t-il la relation entre littrature et histoire. La fron-

tire que les historiens et les philosophes de lhistoire tentrent dtablir ds la fin du XVIIIe sicle

europen entre les deux genres, pour confrer une scientificit quivalente celle des sciences dures

qui avaient fait leur rvolution, nexistaient pas alors dans lHistoriographie arabe.

Une ptition de foi comparable celle dal-abar se retrouve dans la prface de Tarib al-

umam de Miskawayh49. La vise denseignement est bien entendu place par Miskawayh au premier

plan de ltude de lhistoire. Mais le plaisir dcouter des lgendes nest pas bannir.

Miskawayh admet lui aussi que le genre dvnements qui peuvent jouer un rle allgorique

pour qui sait les assimiler, tait noy chez les anciens dans des abr qui ont valeur danecdotes

46 Al-abar, mi al-bayn an tawl y al-qurn, dition Mamd Muammad kir et Amad Muammad kir, Maktabat Ibn Taymiyya, Le Caire, 1971. 47 mi al-bayn an tawl y al-qurn, dition Mamd Muammad kir et Amad Muammad kir, Maktabat Ibn Taymiyya, Le Caire, 1971, vol. 10, p. 19. Il sagit ici de la conclusion de son commentaire du verset II, 6. 48 Al-abar, Tr al-rusul wa-l-mulk, dition Ab al-Fal Ibrhm, Dr al-Marif, Le Caire, 4e d., 2006, vol. p. 8.49 Miskawayh, Tarib al-umam wa-taqub al-himam, dition Sayyid Kusraw asan, Dr al-kutub al-ilmiyya, Beyrouth, 2003.

20

pour les veilles ou de lgendes qui nont dautre utilit que dapporter le sommeil et de plaire

lauditeur au point que leur intrt se perd 50.

Toutefois, conclut-il, nous avons cit des choses qui nont pas valeur dexemple, pour

quelles ne tombent pas dans loubli du registre des vnements 51.

Miskawayh ici est plus clair. Pour lui, lutilit de lhistoire rside dans son exemplarit aussi

bien pour llite que pour le commun. Mais, tout en reconnaissant que certains rcits nont aucune

valeur exemplaire, et quils sont comparables la urfa, il ne sinterdit nullement de les citer :

afin quils ne tombent pas dans loubli , mais aussi parce quils ont une utilit plus immdiate

pour les moins bien lotis qui peuvent en profiter dans lconomie domestique, la compagnie des

amis ou lentretien dun tranger, mais aussi pour le plaisir des veilles 52. La vise denseigne-

ment tirer de lhistoire est bien entendu place par Miskawayh au premier plan de ltude de lhis-

toire. Toutefois le plaisir dcouter ou de lire des lgendes nen est pas pour autant banni. L encore

nous voyons que la frontire entre les deux genres nest pas tanche.

Ceci tant, le meilleur argument en faveur du dialogue entre littrature et histoire nous le trou-

vons chez al-Masd qui se met en scne dans la prface de Mur al-ahab. Sil y a des insuffi-

sances ou des ngligences [dans notre livre], lauteur sen excuse, cest cause des preuves quil a

endures dans ses voyages incessants53. Al-Masd se prsente comme un bourlingueur, un Sind-

bad avant lheure qui a sillonn la terre et est parti en qute du savoir, tantt en mer tantt sur terre.

Jugeant [prmatur] de nous occuper des questions [qui font lobjet de ce livre], nous dit-il,

et de nous consacrer ce genre littraire, [avons-nous prfr] composer au pralable des ouvrages

sur les diverses sortes de doctrines et de croyances religieuses. 54

Al-Masd se veut le continuateur de la tradition des savants et des sages, afin de perptuer

dignement lhistoire du monde sous une forme scientifique et solide 55. Dautres savants avant lui

ont compos des livres dhistoire et dabr. Certains ont russi, dautres ont failli, mais chacun a

fourni autant deffort quil le pouvait. 56 Et lauteur de citer des dizaines de sources quil valorise

ou critique, selon lide quil sen fait. Ce qui tonne premire vue cest qual-Masd place les

livres dhistoire et ceux dabr sur le mme plan. Mais ce qui lest plus, cest qu ct dhisto-

50 Tarib al-umam, vol. 1, p. 60.51 Tarib al-umam, vol. 1, p. 60.52 Tarib al-umam, vol. 1, p. 60.53 Al-Masd, Mur al-ahab wa-madin al-awhar, Les prairies dor , trad. Barbier de Meynard et Pavet de Courtelle, revue et corrige par Charles Pellat, Socit asiatique, Paris 1962, vol. 1, 4. Le texte de la traduction franaise tant dcoup en paragraphes numrots, cest ceux-ci que nous renverrons dornavant. Nous interviendrons parfois, quand ncessaire, pour donner notre propre traduction du texte. 54 Mur, vol. 1, 5.55 Mur, vol. 1, 7.56 Mur, vol. 1, 8. La traduction est la ntre.

21

riens reconnus comme tels, nous en trouvons dautres qui ne nous sont prsents que comme des

auteurs dadab ou des philologues, comme Ab Ubayda, al-Ama, Sahl b. Hrn, mais surtout

Ibn al-Muqaffa. La longue liste de plus de soixante auteurs suffit elle seule nous convaincre

que, pour al-Masd, histoire et littrature ne faisaient pas partie de deux domaines de savoirs dis-

tincts.

Ainsi, sil reconnat al-abar la primaut sur tous les autres57, il ne manque pas de louer par

exemple les dons de composition et la beaut dcriture dal-l ou de critiquer bit b. Qurra al-

arrn58 qui aurait mieux fait de soccuper de son vritable domaine de savoir la philosophie

plutt que de prtendre crire de lhistoire et de la littrature. Quant lui, al-Masd, il conclut son

introduction en soulignant que dans son propre livre, il na oubli aucune sorte de savoir, ni

genre dabr59. Plus important encore est le fait que contrairement al-abar, al-Masd comme

nous le verrons plus loin, intervient directement dans llaboration des anecdotes, en mettant des

jugements sur tel ou tel personnage.

A partir des exemples de ces trois historiens, il apparat quils taient dune part conscients de

lexistence de rcits forgs, mais quils ne se privaient pas de les citer. Deuxime remarque : pour

aucun de ces trois auteurs, comme pour nombre dautres, lhistoire nexistait indpendamment de la

littrature. Les deux domaines de savoir puisaient aux mmes sources.

Quelles sont par ailleurs les consquences que lon peut tirer sur le plan pistmologique ?

Peut-tre al-abar, pourrait-on dire, ne visait-il en premier lieu qu faire le rcit des vnements

successifs qui concerneraient le monde dans lequel il vivait. Il nen reste pas moins que, pour nous,

ces vnements encods dans des structures narratives bien dfinies, inscrits par l comme faits tex-

tuels donns, ont une porte symbolique qui appelle linterprtation, ou plutt une multiplicit din-

terprtations. Nous insistons et insisterons tout au long de ce travail sur cet lment-l : le fait que la

question de la vridicit de tels faits ne constitue pas notre premire proccupation : dune part,

parce que ce qui nous intresse en premier lieu, ce sont les significations symboliques ou allgo-

riques de ces faits ; dautre part, en dehors de faits dont lanachronisme montre clairement quils ont

t forgs, nous ne disposons daucun outil qui nous autorise les mettre en doute.

De manire plus globale, nous pourrions avancer que lcriture dal-abar mais la remarque est

galement valable pour les autres historiens nous offre dune part des micro-intrigues centres sur

un personnage ou un vnement traumatique pour la communaut musulmane ; de lautre, nous

avons la macro-intrigue qui commence avec la Cration du monde et se prolonge quasiment jusqu

la fin de la vie dal-abar et dont le sens global lui chappe ; le secret du monde ses rptitions,

ses rvolutions ses duwal nest compris que par Celui qui la cr.57 Mur, vol. 1, 11.58Mur, vol. 1, 14.59 Mur, vol. 1, 16.

22

LIntention divine chappe celui qui lit lhistoire de la Cration et de la marche du monde

comme on lirait un livre et ce nest pas pour rien qual-abar commence le premier chapitre de

son uvre, celui de la Cration du monde, par le Calame qui permet justement denregistrer les dif-

frentes tapes de cette cration.

La mise en intrigue opre par lhistorien dans le matriau historique, pour donner une coh-

rence formelle et idologique son rcit, cest--dire configurer son rcit avec un dbut, un mi-

lieu et une fin, ne sappliquera que partiellement lhistoire islamique, tant donn que les histo-

riens que nous avons choisis considraient leurs uvres comme quelque chose dinachev. Nous

devrions plutt parler de micro-intrigue et de macro-intrigue, on encore dune intrigue localise

dans le temps autour dun personnage, dune guerre, dun changement de rgne ou dun vne-

ment traumatique et dune intrigue plus globale, dont ils nont pas les lments pour en tablir la

clture, cest la grande intrigue du monde en mouvement, dont Dieu seul connat les termes.

En fin, il nous semble que, tout comme lanalyse historique fait la distinction entre lvne-

ment et le fait, qui est reprsentation, laboration narrative de cet vnement, pour le rendre intelli-

gible, nous devrions insister sur la diffrence entre hada et had, qui seraient les quivalents en

arabe entre ces deux concepts. Le premier tant justement le nom verbal dsignant ce qui sest pas-

s, de manire brute, tandis que le second, est le rcit qui le rapporte, qui le rend intelligible.

4. La narrativit dans la littrature arabe

Si dans lhistoire, le abar en tant quunit narrative a avant tout une fonction causale et plus pro-

fondment tlologique, fonde principalement sur la succession chronologique, mais qui ninterdi-

rait pas lintercalation analeptique ou proleptique, dans la littrature ce mme abar apparat

comme ayant surtout une fonction thmatique. Les anthologies dadab, pour leur part, si elles par-

tagent les mmes sources narratives que lhistoire, nont pas pour autant la mme vise.

Dune part, comme on peut le constater, les anecdotes ou abr y sont le plus souvent

classes thmatiquement, selon le ara du chapitre ou de la partie du livre. De lautre, lintention

rcrative est souvent affiche par les auteurs.

Voyons de plus prs ce quil en est dans lune des sources que nous utilisons dans notre re-

cherche : Al-iqd al-farid60, du pote et crivain andalou Ibn Abd Rabbih. Le collier unique se

compose de vingt cinq livres ou sections, auxquels lauteur donne les noms de diffrentes pierres

prcieuses. Chaque chapitre traite dun thme donn. Ainsi, pour donner quelques exemples : du

pouvoir, des guerres, de lart de sadresser aux rois, de lart oratoire, des mrites de la posie ou en-

core des caractres de lhomme et des autres animaux. Mais parmi ces diffrents livres, le seizime

60 Ibn Abd Rabbih, Al-Iqd al-fard, dition Muammad Mufd Qumaya, Dr al-kutub al-ilmuyya, Beyrouth, 1983.

23

Kitb al-Yatma al-niyya est consacr aux abr de Ziyd [b. Abh], dal-a, des li-

biyyn [descendants de Ali] et des Barmakides.

Ibn Abd Rabbih avance quil a compos son livre, parce quil y a tellement douvrages des

gnrations passes que les abrgs ont besoin leur tour dtre abrgs, et les slections tre

elles aussi soumises la slection 61. En outre, ajoute-t-il, je me suis rendu compte que les der-

niers de chaque classe, abaqa, parmi ceux qui ont labor la sagesse et compos la littrature, utili-

saient des termes plus agrables, des structures plus simples et des mthodes plus claires que les an-

ciens, parce quils sont des successeurs tardifs, tandis que les premiers sont des inaugurateurs et des

dfricheurs 62.

Tout comme al-Masd, Ibn Abd Rabbih se met lui aussi en scne et loue son propre travail,

en insistant sur ses qualits littraires. Jai compos ce livre, dit-il, et en ai choisi les perles parmi

les meilleures de la littrature, de sorte quil est la perle des perles et la quintessence de la quintes-

sence. Ma contribution a t dagencer les abr, de faire le bon choix et de bien abrger, en plus

dune courte introduction chaque livre. Le reste est pris de la bouche des savants, ou transmis par

les philosophes ou les littrateurs. Car en fait choisir les mots est bien plus ardu que de les compo-

ser. 63

Lobjectif littraire nest pas nglig, puisquIbn Abd Rabbih a choisi les plus nobles des

rcits, ceux dont la forme est la plus belle, le sens est le plus lger et les termes sont les plus expres-

sifs 64.

La volont de plaire est donc clairement prcise par lauteur qui affirme par ailleurs avoir

supprim les isnd dans la majorit des rcits, afin de les rendre plus lgers et plus courts, pour vi-

ter les lourdeurs et les longueurs, parce que ce sont des maximes pleines de sagesse et des anec-

dotes, auxquels les isnd napporteront rien de supplmentaire, de mme que leur suppression ny

causera aucun prjudice. 65. Bien entendu, comme le prcise lauteur, les anecdotes rapportes sont

devenues ds lors comme une sorte de rserve communment partage. Il ny avait donc plus nul

besoin den reproduire les isnd. Cette prcision de lauteur est trs importante, dans la mesure o

leur suppression sapplique dans ce cas galement aux traditions du Prophte. La mention de ces

chanes de transmission, dont lobjectif premier est de garantir lauthenticit du propos rapport,

quil sagisse de Hadith ou de tout autre propos, apparat ici comme une procdure superftatoire,

voire mme stylistiquement gnante dans le cas dune anthologie dadab.

61 Al-Iqd al-fard, vol. 1, p. 4.62 Al-Iqd al-fard, vol. 1, p. 4.63 Al-Iqd al-fard, vol. 1, p. 4.64 Al-Iqd al-fard, vol. 1, pp. 5-6.65 Al-Iqd al-fard, vol. 1, pp. 5-6.

24

Un autre lment dans la courte prface de lauteur nous intressera plus particulirement. Il

concerne lagencement des anecdotes dans son uvre. Les rcits choisis par Ibn Abd Rabbih sont

classs par thmes, afin nous dit-il que celui qui cherche un abar en trouve lindication par le

titre du livre, et dautres exemples sous la mme rubrique 66. Cette classification thmatique est

lune des caractristiques des anthologies dadab. Nous la retrouvons dj chez al-i et Ibn Qu-

tayba. En comparant Al-Iqd al-fard Uyn al-abr dIbn Qutayba, il serait facile de voir la

grande parent entre les deux uvres. Il suffit en effet de jeter un coup dil la liste des thmes

composant la table des matires de luvre dIbn Abd Rabbih, pour se rendre compte quil doit

beaucoup son prdcesseur oriental.

Bien entendu, tant andalou, Ibn Abd Rabbih voulait rivaliser avec les auteurs orientaux,

afin que celui qui lit notre livre sache que notre Marib, bien que trs loign, que notre pays soit

difficile daccs, a malgr tout sa part de prose et de posie 67. Ce complexe des auteurs andalous

vis--vis de leurs collgues orientaux a longtemps perdur. Car, en dehors de la propre posie dIbn

Abd Rabbih, qui est cite abondamment dans son livre, il faudra chercher beaucoup pour y trouver

quelques allusions ses collgues andalous. Cest pourquoi lors de sa lecture par al-ib b.

Abbd, le puissant vizir de la cour buyide, celui-ci aurait dit, avec sa langue acre coutumire :

Cest l notre marchandise qui nous a t retourne 68. Par son allusion claire au verset coranique

XII, 65, ce propos signifiait aussi bien que lauteur tait un simple plagiaire et que son uvre

navait pas la moindre originalit. Mais cest l une autre histoire.

Le seul lment absent de cette prface, mais que lon retrouve dans la majorit des antholo-

gies dadab classiques est la vise rcrative de luvre, illustre gnralement par des anecdotes

comiques et des propos lestes69.

Par contre, ce qui distingue le livre dIbn Abd Rabbih cest, comme nous le prcisions plus

haut, la section entirement consacre al-a. Nous verrons plus loin sa proximit avec la no-

tice que lui consacre al-Masd. Pour conclure, ce que cet aperu de la prface dIbn Abd Rabbih

confirme sil en tait encore besoin cest de nouveau linterpntration de lhistoire et de la littra-

ture.

66 Al-Iqd al-fard, vol. 1, p. 5.67 Al-Iqd al-fard, vol. 1, p. 5.68 Yqt al-amaw, Muam al-udab : Ird al-arb il marifat al-adb, dition Isn Abbs, Dr al-arb al-islm, Beyrouth, 1993, vol. 1, p. 464.69 Voir ce sujet, en autres, la prface dIbn Qutayba, Uyn al-abr, Mabaat Dr al-kutub al-misriyya, Le Caire, 1996, p. lm.

Al-Rib al-Asbahn, Muart al-udab wa-muwart al-uar wa-l-bula, Manrt Dr maktabat al-ayt, Beyrouth, 1961, vol. 1, p. 8.

Al-Abh, Al-Mustaraf f kull fan mustaraf, Manrt Dr maktabat al-ayt, Beyrouth, 1949, vol. 1, p. 8.

25

Lexemplarit dal-a pour les historiens mais aussi pour les auteurs dadab sert comme

illustration de certaines lois morales ou lexemple de certaine vertus ou des vices opposs 70.

Miskawayh ne disait rien dautre quand il parlait dans sa courte prface Tarib al-umam de lin-

trt de ltude de lhistoire. Selon lui, lhistoire doit servir comme modle suivre ou viter, en

mettant en avant lanalogie entre les expriences du pass avec celles qui sont contemporaines son

lecteur71. Cest galement lanalogie qui prime dans les premiers rcits de fiction arabe Kalla et

Dimna72 en particulier, ou plus tard Al asad wa-l-awws73 (Ve sicle) , o la fable animalire sert

de guide de conduite au lecteur : vertus suivre, vices viter. Or le rcit exemplaire, comme le dit

si bien Jacques Rancire, ne tire dune vie un certain nombre de leons de vie ou de leons sur la

vie que si ces leons lui prexistent en fait. Les individus exemplaires quils soient hros ou anti-

hros, princes lgendaires ou inconnus de lhistoire sont dabord des supports. Ce quils ont

montrer existe avant eux, indpendamment deux, mais ne peut tre montr que par lincarnation

quils lui prtent. Ainsi Rancire fait-il intervenir une deuxime forme de causalit quil appelle

la causalit exemplaire , que nous retrouverons tout le long de notre travail, aussi bien chez les

historiens que chez les udab.

Il nous semble donc que les anthologies dadab jouent la mme partition. Loin duser de la

fiction, elles recourent aux mmes abr que nous rencontrerons dans les chroniques historiques.

La vise sera celle de lenseignement tirer de la vie de tel ou tel personnage, en loccurrence ici al-

a. Le abar est donc thmatis sous une rubrique qui donne le ton de la partie o il est insr.

La libert de lauteur se traduit par cette thmatisation, parce quon peut retrouver le mme abar

sous diffrentes rubriques ou parties. Bien entendu, la valeur plaisante et rcrative du abar sera

galement mise en avant par lauteur-compilateur, qui insistera largement sur le caractre moral

prendre en ligne de compte.

70 Jacques Rancire, Lhistorien, la littrature et le genre biographique , p. 194.71 Miskawayh, Tarib al-umam, vol. 1, p. 60.72 Ibn al-Muqaffa : r Ibn al-Muqaffa, Dr al-kutub al-ilmiyya, Beyrouth, 1989.73 Anonyme, Al asad wa-l-aww : ikya ramziyya min al-qarn al-mis al-hir, dition Radwn al-Sayyid, Dr al-ala, Beyrouth, 1992.

26

Deuxime partie : Al-a dans luvre dal-abar

Introduction

Lobjectif initial de notre recherche tait dtudier le portrait dal-a, lun des personnages les

plus importants de lhistoire du premier sicle de lislam, de voir quels sont les permanences et les

diffrences de ses traits dans un certain nombre duvres reprsentatives. Nous avons donc

commenc ce travail par luvre dal-abar, Tr al-rusul wa-l-mulk, en raison de son

importance parmi les sources mdivales.

Toutefois, ce livre a soulev pour nous une question qui ne constituait pas proprement parler

le cur de notre sujet. Nous nous sommes rendu compte que, bien qual-a y occupe une place

prdominante dans la chronologie des vnements, lauteur semble moins proccup par lui que par

le devenir de la jeune communaut musulmane et ses nombreux tourments.

Bien entendu, nous trouverons dans ce livre un certain nombre de traits caractristiques de

notre personnage, dont nous parlerons par la suite. Cependant, mme si une partie de notre travail,

comme lon sen rendra compte, scarte au moins partiellement de notre problmatique initiale,

lopportunit nous a paru propice, pour interroger par la mme occasion aussi bien lcriture

historique dal-abar que la composition quil donne dal-a. Pour complter ce premier volet

de notre recherche, nous avons galement tenu comparer cette uvre avec celle dun auteur plus

ancien, savoir al-Balur, auquel nous consacrerons la troisime partie de notre travail.

Le choix de ces deux uvres sappuie sur le constat suivant : la lecture des sources anciennes

nous offre deux formes dcriture de lhistoire totalement diffrentes : la premire fonde par al-

abar suivie entre autres par Miskawayh, Ibn al-awz et Ibn al-Ar sinscrit foncirement

dans une histoire vnementielle ; la seconde fonde par al-Balur suivie par les auteurs des

encyclopdies biographiques, tels Ibn Askir ou Ibn al-Adm sattache moins aux vnements

quaux personnages. Deux caractristiques essentielles distinguent lcriture du premier groupe de

celle du second :

- Lordre chronologique des vnements y est relativement bien respect. Nous indiquerons la

rupture de cet ordre quand cest ncessaire.

27

- Les attributs physiques et psychologiques dal-a et des autres personnages impliqus

dans les diffrents vnements relevant de la priode par nous tudie ne sont semblent pas tre leur

premire proccupation. Ceci tant, nous pouvons en dduire quelques-uns, comme nous le verrons.

Prcisons encore que notre objectif nest pas de donner une nouvelle biographie dal-a,

mais dinterroger les crits des historiens et des auteurs dadab, afin de mettre en vidence les

permanences, les changements, les volutions, les contradictions, en nous basant, dune part, sur

lagencement de leurs rcits et, de lautre, en analysant littrairement ces mmes rcits. Or la

priode qui nous intresse, cest--dire, celle o al-a a t dsign comme gouverneur dal-

iz, puis de lIraq, est jalonne par un nombre impressionnant dvnements74. Cest pourquoi

nous nous limiterons aux dix premires annes de son pouvoir, qui sont notre sens les plus

importantes, dautant quune fois les rvoltes contre le pouvoir umayyade auront t crases, al-

a se consacrera aux conqutes lest de lempire musulman. A suivre le rcit dal-abar,

cest un nouveau personnage qui fait alors son apparition : Qutayba b. Muslim qui lclipsera

presque totalement.

Dans la prsente partie, nous analyserons aussi bien lcriture historique dal-abar en

gnral, que la manire dont il donne lire le personnage dal-a. Pour le premier point, nous

nous appuierons en particulier sur les recherches de Hayden White et de Paul Ricur, dont nous

avons mis en vidence certains des lments stimulants dans le chapitre prcdent. Pour le second,

nous nous arrterons sur certains des rcits qui nous paraissent tre les plus significatifs pour le

portrait de notre personnage. Cest alors une analyse littraire que nous nous attacherons.

LHistoire dal-abar consacre, comme il est attendu, une bonne partie des rgnes de Abd

al-Malik et de son fils al-Wald laction dal-a, soit la priode stalant de 72 guerre

contre Abdullh b. al-Zubayr 95, date de sa mort. Toutefois, rien nest indiqu sur les origines

dal-a, son ducation, ou la faon dont il a intgr larme de Abd al-Malik. Pourtant, il avait

accompagn Abd al-Malik lors de la prise dIraq contre Muab b. al-Zubayr (71 H), qui en tait le

gouverneur pour son frre Abdullh. Mais l encore al-abar ne dit pas un mot sur sa participation

ni sur ses faits darmes dans ce conflit.

Al-a est bien mentionn dans les diffrents volumes de lHistoire dal-abar, et ce ds

le premier volume (o il est prsent comme un grand connaisseur de la science des ansb)75. Mais

nulle information nest donne au lecteur sur lui. Seule une indication lapidaire est prsente la fin

de la chronologie des vnements de lanne 40 :

. 76:

74 Pour une chronologie complte de ces vnements, voir Annexe 1. 75 Al-abar, Tr al-rusul wa-l-mulk, d. critique, Muammad Ab al-Fadl Ibrhm, Dr al-Marif, Le Caire 5e

dition, 1992, vol. 1, p. 145. 76 Tr, vol. 5, p. 172.

28

On raconte quen cette anne est n al-a b. Ysuf.

Lentre en scne dal-a a lieu donc en 72 de lhgire, lorsquil prend la tte de larme

qui assigera Abdullh b. al-Zubayr. Peu de temps plus tard, en 75, il est nomm gouverneur

dIraq, poste quil occupera pendant vingt ans, jusqu sa mort, survenue en 95.

Avant daller plus loin dans la lecture de lHistoire, une prsentation succincte des

vnements prcdant cette date nous semble ncessaire. Abd al-Malik b. Marwn arrive au

pouvoir en 66 de lhgire, alors que lempire musulman naissant connat de nombreuses rvoltes et

scissions. Il nen gouverne quune petite partie, limite la Syrie. La grande partie du territoire est

sous lautorit de Abdullh b. al-Zubayr qui, ayant profit de la mort de Yazd b. Muwiya,

sinstitua amr al-mumnn. Il rgne alors sur al-iz, lEgypte et lIraq.

Abd al-Malik entreprend alors une vraie reconqute du pouvoir : il se dbarrasse de son

cousin Sad b. Amr al-Adaq, puis sattaque aux territoires qui lui chappaient, commencer par

lIraq, o il vaincra Muab b. al-Zubayr. Il lui reste alors reprendre le iz, o se retranche

Abdullh b. al-Zubayr. Cest donc partir de ce moment-l qual-a fait proprement parler

son apparition dans lHistoire pour ne plus la quitter quau moment de sa mort.

al-abar offre de nombreuses variations narratives et structurales, que nous pouvons

dcouper chronologiquement comme suit :

- La guerre contre Ibn al-Zubayr ;

- Al-a face aux diffrentes rvoltes qui ont secou la province iraqienne, en particu-

lier celles des Kharijites (les Azraqites ainsi que les ufriyya), et celles de Muarrif b. al-

Mura b. uba et de Abd al-Rahmn b. Muammad b. al-Aa ;

- Le retour au calme et la reprise des conqutes lEst de lempire.

Les rcits des diffrentes rvoltes prsentent certes des similitudes. Mais, y regarder de plus

prs, on se rend compte que chacun est construit selon un schma narratif bien distinct. Il serait

donc hasardeux davancer que lcriture dal-abar suit une ligne directrice dont il ne sloigne

jamais. En effet, comme le montre Boaz Shoshan, lHistoire dal-abar propose diffrentes

caractristiques. Elle est tantt tragique, tantt ironique, tantt pique, etc.77.

Pour chacune des rvoltes que nous tudierons, nous nous arrterons sur un certain nombre

danecdotes, nous verrons se prciser certains des traits dal-a, en particulier sa tyrannie et

son impit. Nous verrons alors comment lauteur dpeint son personnage, de lautre quelles

fonctions ces traits peuvent jouer dans lensemble de son Histoire.

77 Boaz Shoshan, Poetics of Islamic History: Deconstructing Tabaris History, Leiden, Brill, 2004. Voir les trois exemples quil tudie dans la seconde partie de son livre, pp. 157-252.

29

Chapitre 1 : La rvolte de Abdullh b. al-Zubayr

La guerre dal-a contre Ibn al-Zubayr qui signe ses dbuts sur la scne politique est rapporte

par al-abar au cours des deux annes 72 et 73 de lhgire. Abd al-Malik qui a vaincu Muab et

sest empar de lIraq, envoie al-a au iz, pour attaquer Ibn al-Zubayr. Lauteur

commence par signaler les premiers affrontements, tous remports par le premier. Puis il interrompt

son rcit, pour voquer la tentative avorte par Abd al-Malik de corrompre Abdullh b. zim,

gouverneur du ursn pour le compte dIbn al-Zubayr, auquel il est rest loyal. Ensuite, il parle

sur plusieurs pages de ceux qui ont occup la fonction de secrtaires, depuis le dbut de lislam

jusquau califat abbaside.

Cest surtout lanne 73 qui est presque exclusivement consacre au conflit. Il sagit dune

seule squence narrative intitule par lauteur :

. 78 [Parmi les vnements importants], il y eut la mise mort de Abdullh b. al-Zubayr.

Lauteur y rapporte le sige de la Mekke tabli par al-a contre Ibn al-Zubayr qui a dur

plusieurs mois, les nombreuses dfections du ct dIbn al-Zubayr, et sarrte longuement sur trois

moments cls : le premier concerne le bombardement de la Kaba par al-a et ses hommes ; le

second raconte la dernire rencontre entre Ibn al-Zubayr et sa mre Asm, la veille de sa dfaite ;

le dernier rapporte la bataille finale et la mort dIbn al-Zubayr. Une fois remporte cette guerre, al-

a est nomm gouverneur de lensemble du iz. Al-abar cite plusieurs anecdotes brves,

en 74, sur ses premires actions, aussi bien la Mekke qu Mdine.

1. La mise en intrigue du rcit

On le voit bien, ds lintitul du sommaire, et contrairement aux rcits des futures rvoltes, o nous

aurons les points de vue des diffrents belligrants, al-abar place son rcit surtout du ct dIbn

al-Zubayr. Ici, seules les batailles de 72 et le bombardement de la Mekke sont dcrits du ct dal-

a. En outre, lauteur passe sous silence un certain nombre de facteurs, parmi lesquels les

78 Tr, vol. 6, p. 187.

30

erreurs politiques quIbn al-Zubayr aurait pu viter et les alliances quil a rejetes, en particulier

celle avec les Kharijites, mais surtout sa grande avarice.

Le second point important dans ce rcit, qui le distingue de ceux des autres rvoltes est que

lauteur sarrte longuement sur certains traits psychologiques des deux adversaires, savoir al-

a et Ibn al-Zubayr : soulignant pour le premier son impit et sa grande intelligence, pour le

second sa grande pit et son courage. Or nous verrons dans les rcits des autres rvoltes que ce

sont surtout les vnements et les actions quils englobent qui seront mis en avant dans la narration.

La dimension psychologique ny apparat quaccessoirement.

Pour rsumer ce rcit, nous pouvons dire qu lire al-abar, si Ibn al-Zubayr a perdu la

guerre contre al-a, ce nest srement pas de sa faute, mais de la faute de ses compagnons qui

lont tous abandonn, y compris ses propres fils.

Pour mettre vidence ce point nodal du rcit, nous nous arrterons sur quelques rcits qui

mettent en vidence les traits psychologiques de nos deux personnages, avant de revenir sur la

question de la trahison.

2. Al-a : un homme dinitiatives

Nous avons signal plus haut qual-abar nintroduit aucun moment le personnage dal-a.

De plus, celui-ci fait son apparition dans lHistoire dal-abar, sans la moindre indication sur la

manire dont il a pu intgrer larme, puis les cercles du pouvoir les plus proches de Abd al-Malik.

Voil en fait comment il est introduit :

. - -

. : . .

.79 En cette anne, Abd al-Malik envoya al-a b. Ysuf la Mekke pour combattre

Abdullh b. al-Zubayr. La raison pour laquelle il envoya contre ce dernier envoya al-

a et personne dautre selon ce quon a racont est que, lorsque Abd al-Malik

voulut retourner en Syrie, al-a se leva et lui dit : commandeur des croyants, jai

vu en rve que je me suis empar de Abdullh b. al-Zubayr et lai dpec. Envoie-moi

contre lui et confie-moi son combat. Alors il lenvoya la tte dune imposante arme

79 Tr, vol. 6, p. 174.

31

de soldats syriens. Al-a se rendit donc la Mekke, aux habitants de laquelle Abd

al-Malik avait crit une lettre daman sils rentraient sous son autorit.

Ce abar prsente plusieurs caractristiques. Il commence par un sommaire que lon peut

attribuer al-abar lui-mme. Cest l un procd que nous retrouverons chaque fois que

sannonce un vnement important. Al-abar en donne un rsum laconique, avant de nous en

exposer les dtails par dautres abar plus dtaills. Contrairement la quasi-totalit des abar de

la squence, il est anonyme, moins de considrer quil est d au transmetteur du abar suivant, al-

ri b. Muammad. Il nindique aucun lieu, mais nous pouvons supposer quil sagit de lIraq,

dont Abd al-Malik venait de semparer, aprs avoir vaincu Muab. Le fait que le contexte

historique ne soit pas trs prcis, nous amne supposer quil sagit dune anecdote plutt littraire,

dont lobjectif est de donner quelques prcisions psychologiques sur le personnage dal-a.

Comme nous le disions plus haut, al-a se trouve directement dans ce que lon peut

imaginer tre une assemble autour du calife, dont on ne saura pas comment il a fait pour lintgrer.

Cest l un point sur lequel nous reviendrons plus tard, parce quil a donn lieu de nombreuses

anecdotes, dont lobjectif est justement de dpeindre al-a en homme qui sait tirer avantage

des occasions qui se prsentent lui, pour grimper les chelons du pouvoir.

Cest dailleurs le cas partiellement ici, o nous sommes face un homme dune trs grande

audace. Cest lui-mme qui se porte candidat la dernire guerre qui permettra Abd al-Malik de

runifier de nouveau lempire musulman sous lautorit umayyade. Ce qui est notable ici, cest que

cette candidature apparat comme spontane, cest--dire que, sans y tre invit parmi dautres, al-

a prend tout seul linitiative et se propose lui-mme daller porter la guerre contre Ibn al-

Zubayr, en tirant profit du prsage que recle son rve.

Selon dautres auteurs, Abd al-Malik aurait ouvert les candidatures, suite quoi al-a se

serait propos. On peut donc voquer ici une ellipse narrative, qui a pour effet de souligner

laplomb avec lequel al-a a pris linitiative. Il ne pouvait donc rver meilleure occasion pour

se faire une rputation. Quil ait rv supposer que ce soit vrai quil stait empar dIbn al-

Zubayr et quil lavait dpec nest pas en soi un gage pour que les choses se passent de la mme

faon dans la ralit. Et pourtant le calife le dsigne pour cette mission importante.

Tout comme al-abar, nous savons, a posteriori, qual-a gagnera cette guerre et

deviendra le gouverneur que lon sait, au point mme dclipser presque totalement le calife en

personne par la suite. Mais nous pouvons supposer quil sagit l