Ainsi quun rire enseveli : l¶esthétique de la litote dans ... · 3 De quelle manière la...

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1 « Ainsi qu’un rire enseveli » : l’esthétique de la litote dans « Autre éventail » de Stéphane Mallarmé et sa mise en musique par Claude Debussy Sophie Angot-Baritsch, Université de Valenciennes 1 « Claude Debussy [a] connu la puissance hallucinante des brachylogies : les lacunes que nous comblons nous-mêmes agissent sur notre imagination comme un vide attirant et exaltent les puissances du rêve qui sont en nous 2 » : loin des interrogations méthodologiques qui peuvent marquer aujourd’hui les « études intermédiales », c’est sans scrupule apparent que Jankélévitch recourt au vocabulaire littéraire lorsqu’il évoque l’un de ses compositeurs de prédilection. Remarquable est notamment la fréquence avec laquelle reviennent sous sa plume, à propos de Debussy, les figures de la négation et du non-dit : brachylogie, ellipse, réticence, et, tout particulièrement, litote. Par ces termes, Jankélévitch entend attirer l’attention sur les qualités qui fondent l’esthétique du compositeur : sobriété, concision et refus des développements inutiles (« la litote debussyste écourte le temps discursif des sonates 3 ») ; pudeur et retenue Lui qui pourrait être Wagner ou Verdi s’il voulait, il se garde bien de céder à la surenchère, […] et il semble nous dire : complétez vous-mêmes ! 4 ») ; légèreté et délicatesse d’une expression qui privilégie l’allègement de la matière musicale (« ‘ perdendosi’, pianissimo’, possibile’, ‘à peine’, ‘imperceptible’ […] Debussy saisit la matière à la limite de l’immatériel 5 »). Si le choix de ce vocabulaire reflète évidemment la culture classique du philosophe- musicologue, il attire également l’attention sur les sources profondes de l’esthétique du compositeur du Prélude à l’après-midi d’un faune, plus littéraires que musicales, comme le souligne son ami Paul Dukas 6 . 1 Nous tenons à remercier chaleureusement Barbara Bohac pour les conseils et suggestions de formulation qu’elle nous a adressés à la lecture de cet article. 2 Vladimir JANKELEVITCH, L’Ironie, Paris, PUF, 1936, p. 91. 3 Vladimir JANKELEVITCH, Debussy et le mystère de l’instant, Paris, Plon, 1976, p. 254. 4 Ibid. p. 253. 5 Ibid. p. 238 et 226. 6 Voir « La plus forte influence qu’ait subie Debussy est celle des littérateurs. Non pas celle des musiciens. » Cité par Jean- Michel NECTOUX, Harmonie en bleu et or. Debussy, la musique et les arts, Fayard, 2005, p. 31.

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« Ainsi qu’un rire enseveli » : l’esthétique de la litote dans « Autre

éventail » de Stéphane Mallarmé et sa mise en musique par Claude

Debussy

Sophie Angot-Baritsch, Université de Valenciennes1

« Claude Debussy [a] connu la puissance hallucinante des brachylogies : les lacunes que

nous comblons nous-mêmes agissent sur notre imagination comme un vide attirant et exaltent

les puissances du rêve qui sont en nous2 » : loin des interrogations méthodologiques qui peuvent

marquer aujourd’hui les « études intermédiales », c’est sans scrupule apparent que Jankélévitch

recourt au vocabulaire littéraire lorsqu’il évoque l’un de ses compositeurs de prédilection.

Remarquable est notamment la fréquence avec laquelle reviennent sous sa plume, à propos de

Debussy, les figures de la négation et du non-dit : brachylogie, ellipse, réticence, et, tout

particulièrement, litote. Par ces termes, Jankélévitch entend attirer l’attention sur les qualités

qui fondent l’esthétique du compositeur : sobriété, concision et refus des développements

inutiles (« la litote debussyste écourte le temps discursif des sonates3 ») ; pudeur et retenue

(« Lui qui pourrait être Wagner ou Verdi s’il voulait, il se garde bien de céder à la surenchère,

[…] et il semble nous dire : complétez vous-mêmes !4 ») ; légèreté et délicatesse d’une

expression qui privilégie l’allègement de la matière musicale (« ‘perdendosi’, ‘pianissimo’,

‘possibile’, ‘à peine’, ‘imperceptible’ […] Debussy saisit la matière à la limite de l’immatériel5

»). Si le choix de ce vocabulaire reflète évidemment la culture classique du philosophe-

musicologue, il attire également l’attention sur les sources profondes de l’esthétique du

compositeur du Prélude à l’après-midi d’un faune, plus littéraires que musicales, comme le

souligne son ami Paul Dukas6.

1 Nous tenons à remercier chaleureusement Barbara Bohac pour les conseils et suggestions de formulation qu’elle nous a

adressés à la lecture de cet article.

2 Vladimir JANKELEVITCH, L’Ironie, Paris, PUF, 1936, p. 91.

3 Vladimir JANKELEVITCH, Debussy et le mystère de l’instant, Paris, Plon, 1976, p. 254.

4 Ibid. p. 253.

5 Ibid. p. 238 et 226.

6 Voir « La plus forte influence qu’ait subie Debussy est celle des littérateurs. Non pas celle des musiciens. » Cité par Jean-

Michel NECTOUX, Harmonie en bleu et or. Debussy, la musique et les arts, Fayard, 2005, p. 31.

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Pourtant, c’est précisément autour des aspects que Jankélévitch met ainsi en avant que

s’établit pour Mallarmé lui-même le différend qui peut venir opposer musique et poésie. Le

terme de « litote » ne fait certes pas partie en tant que tel du vocabulaire mallarméen, mais les

qualités de concision et d’atténuation de l’expression, qu’il revendique pour la poésie, sont

celles qu’il refuse fréquemment à l’art musical. Celui-ci semble même aller souvent à rebours

de la démarche que Mallarmé appelle de ses vœux pour la poésie : à la recherche d’une

concentration extrême s’oppose en effet la profusion des « orgie[s]7 » de sons et « déluges de

gloire8 » que livre l’orchestre ; au « silence impartial9 » qui accompagne la lecture solitaire du

poème, les « éclat[s] voc[aux]10 » du chanteur de Lieder ; à la légèreté de cet « envol tacite

d’abstraction » que constitue « l’écrit », la « chute des sons nus11 » « élémentaires12 » et

« industriel[s]13 », soumis donc à la matière comme à la gravité14. Surtout, alors que le but

ultime de la poétique mallarméenne est de favoriser par retranchements successifs cette

« suggestion » qui laisse le lecteur achever lui-même le texte qu’il lit et lui permet de prendre

conscience de manière réflexive de la « fiction » à laquelle l’arbitraire du signe voue toute

production symbolique, la musique, et tout particulièrement le drame wagnérien, « violente [la]

raison » de l’auditeur et lui demande « de croire, simplement, rien de plus15 ». Cette musique

en son « acception ordinaire16 » s’oppose pourtant à la musique idéale, faite de « rythme entre

des rapports17 », que l’écrivain célèbre en dehors des réalisations concrètes de l’art musical et

qu’il entend précisément restituer à la poésie. C’est alors par une lacune réciproque que se

trouvent définis les deux arts : positive du côté de la poésie, qui se présente comme « l’appareil

[de la musique] ; moins le tumulte des sonorités18 », cette lacune s’avère au contraire négative

du côté d’une musique qui demeure simple « poésie sans les mots19 ».

7 « Plaisir sacré » in Stéphane MALLARME, Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade,

1998, tome II, p. 236 ; abrégé désormais en OCM (I ou II).

8 « Parenthèse », OCM II, p. 189.

9 La Musique et les Lettres, OCM II, p. 69.

10 Voir, entre autres, « Sur Madame Georgette Leblanc », OCM II, p. 694.

11 Le Mystère dans les lettres, OCM II, p. 232.

12 Crise de vers, OCM II, p. 212.

13 Lettre à Edmund Gosse, 10 janvier 1893, OCM I, p. 807.

14 Certes, d’autres déclarations de Mallarmé insistent au contraire sur la légèreté et le caractère immatériel du phénomène

musical. C’est que la musique peut à la fois s’avérer plus abstraite que la poésie, dans la mesure où elle se passe de mots et

ne cherche pas à représenter les choses directement, et plus concrètement, puisqu’elle est lestée d’une matérialité à laquelle

l’écrit échappe.

15 Richard Wagner. Rêverie d’un poëte français, OCM II, p. 154.

16 La Musique et les Lettres, OCM II, p. 68.

17 Lettre à Edmund Gosse, 10 janvier 1893, OCM I, p. 807.

18 La Musique et les Lettres, OCM II, p. 69.

19 « Plaisir sacré », OCM II, p. 236.

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De quelle manière la rencontre entre Mallarmé et Debussy a-t-elle pu dès lors s’effectuer ?

La tendance à la litote que Jankélévitch souligne chez le musicien pourrait-elle être liée à sa

collaboration avec le poète, voire à une prise en compte des critiques qu’il formule ?

Ces questions ont pu être abordées déjà à propos du travail qui réunit en 1894 les deux

artistes autour de L’Après-midi d’un faune : plusieurs musicologues ont mis en évidence le

rapport qu’entretiennent la légèreté de l’orchestration, le caractère évasif d’une harmonie très

novatrice et l’inspiration mallarméenne20. Jean-Michel Nectoux, par ailleurs, a montré ce que

cette œuvre devait à l’initiative du poète lui-même21, qui, à l’origine, souhaitait en vue d’une

récitation scénique du Faune « un rien d’ouverture musical » où la musique ne redoublerait pas

les mots du poème mais se contenterait d’en « situe[r] le décor22 » sans intrusion dans la matière

même des vers. Aussi est-ce à partir d’une œuvre moins célèbre mais cruciale au regard des

critiques mallarméennes – « Éventail 23», la dernière mélodie du recueil Trois Poèmes de

Stéphane Mallarmé publié par Debussy en 1913 – que nous envisagerons ici l’articulation du

poétique et du musical. Dans ce recueil, qui constitue l’ultime rencontre entre le poète et le

musicien, musique et poésie se trouvent en effet confondues et non plus seulement, comme

dans le projet initial du Faune, juxtaposées. Qui plus est, Debussy choisit pour cette ultime

mélodie24 de mettre en musique un poème qui se présente, avant le Coup de dés, comme un

exemple déjà particulièrement abouti de « musicalisation » du poétique, pour des raisons que

nous expliciterons avant d’aborder la mise en musique elle-même. Par rapport au Prélude de

1894, cette œuvre présente enfin l’intérêt de se situer sur l’autre versant de la création

debussyste : non plus une dizaine d’années avant, mais une dizaine d’années après la création

de Pelléas et Mélisande, à un moment où les « tendances à la litote » relevées par Jankélévitch

ne cessaient de se renforcer dans le sens d’une concision et d’un dépouillement toujours plus

grands, qui entraînaient Debussy sur les chemins d’une modernité plus radicale encore que celle

du Faune.

*

20 Voir, entre autres, Arthur B. WENK, Debussy and the poets, Berkeley, University of California press, 1979 ; Jean-Michel

NECTOUX, Mallarmé, peinture, musique, poésie, Paris, Adam Biro, 1998, ainsi que les remarques de Suzanne BERNARD à la

fin de son ouvrage Mallarmé et la musique, Paris, Nizet, 1959.

21 Jean-Michel NECTOUX, op. cit. p. 164-173.

22 Comme il en fera plus tard le compliment à Debussy. Voir ibid. p. 168.

23 La mise en musique de Debussy ne reprend pas le titre « Autre éventail (de Mademoiselle Mallarmé) » que

le poème porte depuis sa parution dans l’édition Deman de 1899, où il fait suite à l’« Éventail (de Madame

Mallarmé) ».

24 A l’exception du « Noël des enfants qui n’ont plus de maison », une œuvre composée en 1915 dans le contexte de la Première

Guerre mondiale et dont Debussy a écrit le texte lui-même, « Éventail » est en effet la dernière mise en musique d’un poème

par le compositeur.

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L’aile de l’éventail, une reprise du motif de l’instrument muet

Avant les écrits en prose réunis en 1897 dans les Divagations, c’est en vers, dans le poème

« Sainte25 », que Mallarmé avait dès 1865 thématisé la concurrence entre musique et poésie.

Les instruments anciens présents dans la première strophe, « violes », « flûte » ou « mandore »,

se voient en effet congédiés au cours du poème au profit d’une harpe de plume formée par l’aile

d’un ange, confondu lui-même avec les rayons du couchant. La sainte, qui se met à jouer de ce

« plumage instrumental », ne produit plus alors qu’une musique toute intérieure et muette, l’idée

de plume, en même temps qu’elle connote l’activité de l’écrivain, manifestant cette volonté

d’étouffement du son.

Thématiquement, « Autre éventail 26», écrit en 1884, nous semble dans la continuité directe

de « Sainte » : dédié à une autre figure féminine – non plus Sainte-Cécile mais Geneviève, la

propre fille du poète – ce poème fait à nouveau apparaître une « aile » (v. 4) dont la jeune fille

se joue comme d’un instrument muet. Le maniement de l’éventail suppose en effet un certain

« doigté » et son jeu se fonde entièrement sur la notion de rythme : fermé d’un coup sec ou

déployé branche à branche, l’éventail peut se voir agité de manière plus ou moins ample, plus

ou moins saccadée, plus ou moins régulière, suivant l’état d’âme de sa propriétaire, qu’il se

charge d’exprimer, ainsi que la musique... Mais il s’agit là d’un rythme sans réalisation sonore,

comme une musique qu’on n’entendrait pas et que le poème s’efforce pourtant de reproduire.

De fait, le mètre, la syntaxe et le jeu des sonorités sont utilisés pour associer une sorte de

tempo à chacun des cinq quatrains d’octosyllabes qui composent cet éventail, et réaliser sur

l’ensemble du poème une progression dramatique en miniature. On peut noter ainsi le rythme

rapide et saccadé de la première strophe, marquée par la succession de groupes syntaxiques

assez brefs, en correspondance avec l’impatience de l’éventail qui demande à être saisi. La

deuxième strophe, plus fluide car composée d’une phrase sans ponctuation intérieure ni incise,

est scandée par le retour des occlusives sourdes [k] et [t], qui produisent à l’intérieur du vers

une sorte de battement ou de balancement régulier. Au centre du poème, c’est alors un sentiment

d’accélération qui se fait jour, au moment où le « jeu » auquel se livrent la jeune fille et son

éventail atteint l’apogée de son intensité. Lancée par la brève exclamation « Vertige ! », la

troisième strophe donne de fait l’impression, avec l’assonance en [i] et l’allitération en [s], que

les battements évoqués à la strophe précédente ont augmenté leur fréquence jusqu’au frisson.

Par contraste, les deux derniers quatrains présentent un mouvement contraire d’apaisement et

de ralentissement. Le mètre coïncide avec la syntaxe27 et la dernière strophe amplifie l’effet

d’élargissement en laissant dominer les voyelles ouvertes [a], [ɛ] et [ɔ]. D’une strophe à l’autre,

25 OCM I, p. 26.

26 OCM I, p. 31.

27 À l’exception notable de l’incise « ce l’est » au vers 18, au centre d’une phrase qui s’étend de part et d’autre du verbe

attributif, comme pour mimer là encore rythmiquement la propension de l’éventail au déploiement et au repliement

instantané.

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l’évolution de ce qu’on pourrait appeler la « pulsation » du poème semble donc rejoindre

l’image du soleil couchant, diffuse sur les cinq quatrains, comme si le soleil apparaissait, lançait

ses derniers feux lors du climax de la troisième strophe, avant de se coucher derrière l’horizon

du dernier quatrain. Dans cette perspective, « Autre éventail » pourrait s’apparenter à une

symphonie miniature puisque c’est en des termes similaires28 que Mallarmé décrit la

dramaturgie propre à ce genre musical, qui devient alors, en ces années marquées par les

concerts Colonne et Lamoureux, familier au public parisien. Il y aurait donc bien au niveau de

la strophe comme de l’ensemble du poème une sorte de modèle musical intériorisé, dont la

présence demeure néanmoins aussi silencieuse que le rire de la jeune fille, « enseveli » dans les

plis de l’éventail.

La page blanche de l’éventail : art poétique et art musical

Inversement, la spécificité de ce modèle musical consiste à venir s’inscrire ici dans l’espace,

suivant une intuition qui mènera Mallarmé jusqu’au « Coup de dés ». L’éventail de

Mademoiselle Mallarmé est en effet le premier en date de toute une série de poèmes-éventails

que Mallarmé compose au cours des quinze dernières années de sa vie et dont la caractéristique

principale est d’être écrits sur les éventails mêmes de leur destinataire. Ce faisant Mallarmé

associe étroitement le poème à l’objet qu’il évoque, réalisant une confusion du signe et de la

chose signifiée qui rejoint son ambition fondamentale de « rémunére[r] le défaut des

langues29 ». Mais le support semi-circulaire que constitue l’éventail – aussi blanc qu’une feuille

de papier dans le cas de l’éventail de Geneviève – lui permet aussi de fondre la dimension

musicale et la dimension visuelle du poème.

28 Voir notamment Le Mystère dans les lettres, OCM II, p. 232 et « Bucolique », OCM II, p. 253. Ce modèle du « drame

solaire », comme l’appelle Gardner Davies, n’a rien de propre à la musique, mais domine particulièrement l’approche de cet

art.

29 Crise de vers, OCM II, p. 208.

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Éventail de Mademoiselle Mallarmé, Musée départemental Stéphane Mallarmé de Vulaines-sur-Seine (Inv. 985-

67-1) http://www.musee-mallarme.fr Yann Bourhis-CG77

La disposition des strophes, qui suit la courbe de l’éventail, reflète en effet cette symphonie

miniature qui nous semble à l’œuvre dans le poème. Le climax que constitue la troisième

strophe est traduit spatialement par sa place au sommet de l’éventail, tandis que l’évolution en

arche, sur l’ensemble du poème, du tempo propre à chaque strophe est soulignée par la

disposition symétrique des strophes un et cinq, puis deux et quatre. Qui plus est, la circularité

de l’éventail favorise visuellement cette « éclosion d’aperçus et de correspondances30 » par

laquelle la poésie se réapproprie les capacités structurelles de la musique. À titre d’exemples,

on peut noter que la disposition en regard de la première et de la dernière strophe permet de

mettre en évidence la reprise du motif de la main entre le début et la fin du poème, les mots

« main » au vers 4 et « bracelet » au vers 20 étant situés à la même place de part et d’autre de

l’éventail. De même, la continuité par laquelle on passe du « battement » de l’éventail au « rire »

de la jeune fille est soulignée par celle qui s’établit visuellement entre les vers 6 et 14. C’est

alors par une contemplation silencieuse que la propriétaire de l’éventail peut réveiller les

« pierreries31 » de ces correspondances, vaincre le hasard en saisissant des rapports et donc lire

au sens plein du terme, que Mallarmé définit à la fin du Mystère dans les Lettres :

Lire –

30 La Musique et les Lettres, OCM II, p. 67.

31 Crise de vers, OCM II, p. 211.

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Cette pratique –

Appuyer, selon la page, au blanc, qui l’inaugure son ingénuité, à soi, […] ; et quand

s’aligna, dans une brisure, la moindre, disséminée, le hasard vaincu mot par mot,

indéfectiblement le blanc revient, tout à l’heure gratuit, certain maintenant, pour conclure que

rien au-delà et authentiquer le silence.32

L’éventail de Mademoiselle Mallarmé propose en effet un parcours qui va du blanc au

blanc, du silence initial à celui qui succède à la lecture, sans que ce blanc et ce silence revêtent

la même signification au début et à la fin du poème. À l’immobilité contrainte et subie de la

première strophe, quand l’éventail n’a pas encore été pris dans la main de la jeune fille, succède

de fait une immobilité associée au repos et à l’apaisement qui fait suite à la conquête d’un

« paradis farouche » (v. 13). Si l’on part du silence pour y retourner, un processus s’est produit

dans l’intervalle, qui correspond à la jouissance esthétique que procure précisément le « jeu »

de l’éventail ou la lecture d’un poème qui « rémunère le défaut des langues ». « Autre éventail »

effectue ainsi une conversion positive de la négativité, qui rejoint le principe de la litote, en

même temps qu’elle renvoie à cette appropriation silencieuse des caractéristiques musicales par

les moyens du vers et de sa mise en espace.

Ce renversement d’une apparente négativité laisse même sous-entendre dans « Autre

éventail » – par le lien établi entre « mensonge » (v. 3) et conquête du « paradis » (v. 13) – la

dimension métaphysique et métapoétique qu’il revêt chez Mallarmé. « Mensonge » il y a dans

la mesure où l’impulsion que Geneviève imprime à son éventail lui donne l’impression de

gagner les airs alors qu’il demeure en réalité sur place. Les mouvements vers le haut et ceux

vers le bas s’annulent en effet tout au long du poème : le mot « plonge » (v. 1) contrebalance

dans le premier quatrain celui d’« aile » (v. 4), le fait de « se couler au fond de » (v. 14) s’oppose

dans la strophe centrale à l’idée de « paradis » (v. 13) et le poème s’achève sur le contraste entre

la fermeture de l’éventail et la poursuite discrète d’une ascension à travers la mention du « feu »

au dernier vers. Mais cette annulation réciproque des mouvements verticaux aboutit

inversement à un agrandissement horizontal de l’espace, qui se traduit par le « recul de

l’horizon » (v. 8), puis par l’élargissement de la perspective qu’induit la mention du « rivage »

(v. 17). Le sentiment d’élévation produit tandis que l’éventail demeure prisonnier des mains de

la jeune fille suggère alors que le « pur délice sans chemin » se gagne précisément par un

renoncement à l’au-delà.

Ainsi que le note Bertrand Marchal33, ce « simulacre de vol » est directement lié à la notion

de « fiction » qui fonde la poétique de Mallarmé. Le « subtil mensonge » du vers 3 fait en effet

écho au « glorieux mensonge » de la poésie qui permet d’accéder à un paradis que le poète

32 Le Mystère dans les lettres, OCM II, p. 234.

33 Voir Bertrand MARCHAL, Lecture de Mallarmé, Paris, José Corti, 1985, p. 129-132, et la notice du poème dans OCM I, p.

1178-1179, qui a directement inspiré ce paragraphe.

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« sait n’être pas », depuis qu’il a découvert le Néant « en creusant le vers34 ». Les illusions

religieuses une fois mortes, c’est l’homme qui se révèle être, par les mots, le créateur des dieux

et c’est donc à l’intérieur de lui-même qu’il doit conquérir un « paradis » devenu un principe

de divinité indissolublement lié au langage et à la poésie. En allant à l’encontre des illusions

religieuses qu’elle entretient, notamment dans le cadre du drame wagnérien ou des concerts

dominicaux35, la poétique qu’incarne « Autre éventail » s’oppose par conséquent à la musique

et l’on ne sera pas surpris que cet oiseau-éventail dédié à Geneviève anticipe l’aigle qui incarne,

dans La Musique et les Lettres, la forme d’élévation réalisée en propre par la poésie :

Le vers va s’émouvoir de quelque balancement, terrible et suave, comme l’orchestre, aile

tendue ; mais avec des serres enracinées à vous.36

Le « balancement » du vers et le battement rythmique de l’éventail ont de fait en commun

cet envol retenu qui les oppose à « l’orchestre », comme la lucidité liée à la pratique de la poésie

s’oppose à l’idéalisme que favorise l’art musical. Les « serres enracinées » de l’aigle comme le

« coup prisonnier » de l’éventail leur permettent en effet de conserver l’ancrage au sol qui

échappe aux sons produits par l’orchestre, parce qu’ils entraînent au loin leur auditeur sans

permettre l’exercice d’une réflexivité.

« L’Éventail » de Debussy : « a silentio ad silentium37 »

Dès 1884, « Autre éventail » s’affirme ainsi comme un exemple particulièrement abouti de

cette volonté mallarméenne de « reprendre [à la musique son] bien38 » et concentre déjà

implicitement les critiques que le poète développera plus tard dans les Divagations. En

concluant son cycle mallarméen par ce poème, c’est donc comme si Debussy relevait à son tour

le défi lancé par la poésie à la musique. Mais quel sens peut-il y avoir à extérioriser par des sons

un poème qui valorise à ce point le silence et l’intimité ? La mise en musique du compositeur

du Faune peut-elle faire ici autre chose qu’accomplir à rebours cette intériorisation du musical

voulue par le poète ?

Opposée à la direction naturelle de la mise en musique, la composition de Debussy paraît

en réalité gagnée elle-même dans ces pages par un geste inattendu de retrait et d’effacement.

Ce geste a d’abord marqué, d’après l’étude menée par Paolo del Molin et Jean-Louis Leleu, le

travail du compositeur lui-même. En examinant les carnets du musicien, les deux musicologues

ont en effet constaté que les nuances et les modes d’attaque avaient été progressivement allégés,

les répétitions d’un même motif ou d’un même groupe de notes éliminées et de nombreuses

34 Lettre à Henri Cazalis, 28 avril 1866, OCM I, p. 696.

35 Voir, entre autres, à cet égard, « Plaisir sacré », OCM II, p. 235.

36 La Musique et les Lettres, OCM II, p. 73.

37 Vladimir JANKELEVITCH, Debussy et le mystère de l’instant, op.cit., p. 236.

38 Crise de vers, OCM II, p. 212.

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valeurs longues transformées en valeurs brèves, de manière à faire émerger un silence ou aérer

la matière sonore39. Ce faisant, Debussy joue apparemment avec les limites de son art, qui

repose depuis toujours sur l’idée de retour, de répétition et sur la tenue du son, par laquelle le

chant se différencie du langage parlé.

Ainsi, dans la version définitive, la mise en musique ne semble ébaucher un mouvement

d’extériorisation que pour en priver aussitôt l’auditeur par un processus contraire de rétraction.

Les crescendos présents dans la partition n’atteignent par exemple jamais leur point

d’aboutissement40, mais s’inversent ou retournent brusquement à la nuance piano de départ,

comme au début de la deuxième strophe, à l’accompagnement :

Ex. 1 : mesures 15 à 17 (piano)

De même, les courbes mélodiques ascendantes, qui peuvent suggérer une envolée et

seraient spontanément soutenues par un crescendo, se trouvent dès le motif initial comme

freinées par une indication contraire :

Ex. 2 : mesure 1 (piano)

Cette sorte de mise en musique contrariée atteint son point extrême dans les dernières

mesures du morceau :

39 Paolo DAL MOLIN et Jean-Louis LELEU, « Comment composait Debussy : les leçons d’un carnet de travail », Cahiers Debussy,

n°35, 2011, p. 9-82. Voir en particulier les différentes versions présentées aux p. 28 à 32, 46 et 47 et les commentaires de la

p. 31.

40 À l’exception de celui qui conduit au « Vertige ! » de la troisième strophe, mesure 24 et 25.

10

Ex. 3 : mesures 62 à 65

Il semble en effet quasiment impossible d’effectuer une réalisation instrumentale de la

quinte à vide sur laquelle s’achève la partition. La sonorité du mi de la main gauche ne peut en

effet être maintenue qu’à l’aide de la pédale, qui doit au contraire être levée si l’on veut

interrompre à la dernière mesure la tierce si-ré dièse de la main droite et la dissonance qu’elle

introduit. De plus, l’indication piquée au-dessus du dernier si de la main droite s’oppose à sa

tenue sur deux temps, de même qu’à une éventuelle reprise de la pédale. La résolution

accomplie par cette quinte conclusive41 semble donc très difficile à faire entendre et suggérée

avant tout « pour l’œil ». De manière paradoxale, Debussy pourrait s’être ainsi approprié au

seuil de sa dernière mélodie l’idée mallarméenne d’une musique intérieure, qui n’aurait besoin

d’aucune réalisation sonore pour s’accomplir. Une des fonctions de la mise en musique serait

alors d’accompagner et de souligner cette bascule ultime dans le silence, résultant d’une matière

musicale elle-même évanescente. Il semble d’ailleurs que l’interprétation de Debussy ait

cherché à souligner cet aspect. Comme si le musicien se défiait à la suite du poète de

l’extraversion que peut favoriser le cadre du concert, il « accompagna » la cantatrice, lors de la

création de cette mélodie, « d’une façon lointaine et voilée au point de devenir parfois

insaisissable », la forçant à chanter « en une demi-teinte perpétuelle42 ». Aucune musique

n’apparaît donc plus contraire à ce « tumulte des sonorités » que condamnait Mallarmé, comme

si le compositeur avait à cœur de faire apparaître le son musical non comme l’envers du silence

mais comme la condition même de sa mise en relief43.

41 D’autant plus précieuse que cette mélodie ne livre par ailleurs presque aucun point de repère tonal.

42 Voir la critique de Léon VALLAS, parue dans la Revue française de Musique, citée par Jean-Louis LELEU et Paolo DAL MOLIN

dans « ‘Debussy l’obscur…’ : les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé à travers le prisme de la critique et de la littérature

musicologique entre 1913 et 1951 », Musicorum, n°11, 2012, p. 53-100, p. 78.

43 Suivant une intuition qu’exploiteront certaines œuvres de musique contemporaine. Voir par exemple le quatuor Fragmente-

Stille, an Diotima de Luigi Nono, qui inverse les rapports traditionnels entre silence et son, celui-ci servant désormais de

cadre à celui-là.

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Dans les plis : la « trame secrète 44» de l’éventail debussyste

C’est alors une qualité d’écoute tout à fait remarquable que le musicien exige de son

auditeur, qui ne peut plus se laisser passivement entraîner par la musique, de même que

l’écriture de Mallarmé contraint à une lecture exigeante et active. La mise en musique d’ « Autre

éventail » semble même rejoindre plus précisément certaines caractéristiques de l’hermétisme

mallarméen. Si la syntaxe du poète, marquée par une forte discontinuité, s’oppose en effet à

une lecture linéaire, la recherche d’un « thème » ou d’un fil directeur se heurte ici à la

fragmentation du discours, qui juxtapose sans lien apparent des idées musicales hétérogènes et

démantèle la syntaxe tonale, c’est-à-dire prive l’auditeur des repères harmoniques qui lui

permettraient de s’orienter. Pourtant, une lecture attentive de la partition laisse deviner une

forme d’architecture secrète, qui repose notamment sur une idée mélodique que l’on peut

discerner « dans les plis » de l’accompagnement. Un motif de quatre notes revient en effet varié

à chacune des strophes, particulièrement aux endroits où le texte évoque l’envol retenu de

l’éventail :

- sous les vers 2 et 3 :

Ex. 4 : mesures 7 à 9 (piano, main gauche)

- répété deux fois, sous les vers 7 et 8 :

Ex. 5 : mesures 19 et 20 (piano, main droite)

- répété deux fois, sous les vers 12 et 13, c’est-à-dire à l’enchaînement du troisième et du

quatrième quatrain :

Ex. 6 : mesures 36 et 37 (piano, main droite)

- sous le vers 18 :

44 Vladimir JANKELEVITCH, Debussy et le mystère de l’instant, op.cit., p. 136.

12

Ex. 7 : mesures 56 et 57 (piano, main droite)

Le profil rythmique et mélodique assez reconnaissable de ce motif – une première note en

valeur longue, suivie d’une progression chromatique en valeurs brèves puis d’une « envolée

finale » sur un intervalle de quarte ou de quinte45 – associe clairement ses différentes

apparitions. Mais leurs variations esquissent un « parcours » qui soutient la progression

dramatique en miniature du poème. De fait, compris d’abord dans l’ambitus d’une quinte

augmentée, le motif se déploie lors des présentations suivantes à l’intérieur d’une sixte majeure,

d’une septième diminuée, puis revient à l’intervalle de quinte augmentée, imitant ainsi le

mouvement général de déploiement et de reploiement de l’éventail. De même, il gagne en

nervosité entre les deux premières strophes avant de s’assouplir à nouveau entre les deux

dernières, grâce au travail de l’articulation et des valeurs rythmiques. Cette progression en arche

reprend donc au niveau de la mise en musique « effective » ce que la mise en musique

« spatiale » du poème avait permis de mettre en valeur sur la page de l’éventail. De plus,

présenté à chaque fois en montant d’une septième puis d’une dixième, ce motif associé à l’envol

gagne peu à peu l’aigu du clavier, tandis que la voix rejoint à la fin de la mélodie le registre

grave. La musique réalise ainsi à son tour cette conjonction de mouvements vers le haut et vers

le bas, qui créent l’impression singulière d’un « envol sur place ». Comme le ballet Jeux,

composé la même année, la dernière mélodie de Debussy présente donc ce travail non-linéaire

d’un motif qui « disparaî[t] et reparaî[t] de façon sporadique […] [tenant compte] de

développements absents46», qui inaugure selon Barraqué une conception nouvelle de la forme

musicale. Celle-ci rejoint, bien plus directement encore que l’écriture du Prélude à l’après-midi

d’un Faune, la tendance à la concision extrême qui marque la poésie de Mallarmé. Une

commune volonté de n’esquisser que l’essentiel par « raréfaction » des motifs « en quelques

signes comptés, un peu comme […] l’esquissa le divinatoire dessin japonais47 » se fait en effet

jour chez les deux artistes.

À un autre niveau, la mise en musique de Debussy échappe par là même au reproche

implicitement adressé par Mallarmé aux mises en musique de Reynaldo Hahn de « divulg[uer]

votre extase de lire48 ». Le réseau de motifs qui parcourt l’ « Éventail » de Debussy ne dévoile

de fait en rien la structure sous-jacente du poème, mais la renforce seulement par une « trame

secrète » qui multiplie à son tour les jeux d’échos et de correspondances, ce qui nécessite

précisément la coprésence des vers et des notes. En témoigne le motif le plus élémentaire de la

45 Simplement renversé lors de sa première présentation.

46 Jean BARRAQUE, Debussy, Paris, Seuil, 1994, p. 214.

47 Lettre de Mallarmé à Eugène de Roberty, 30 novembre 1893, OCM I, p. 810.

48 Voir l’« Avant-dire » à un concert des œuvres de Reynaldo Hahn, OCM II, p. 692.

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partition, la simple succession des deux notes sol la, qui parcourt sous sa forme mélodique ou

ornementale, simple ou démultipliée, l’ensemble de la mélodie. Présent en miroir dès les

mesures introductives :

Ex. 8 : mesures 2 et 3 (piano)

il se transmet plus loin de la voix au piano, comme le rire se transmet de la bouche de la

jeune fille aux plis de l’éventail, c’est-à-dire « enseveli » dans l’ornement d’une voix

intermédiaire :

Ex. 9 : mesures 40 à 43

Puis, après s’être démultiplié pour suggérer l’ultime déploiement de l’éventail, :

Ex. 10 : mesures 46 et 47 (piano)

il se replie simultanément à la voix, au piano et au sein de la syntaxe mallarméenne49 :

49 Ce lien entre les mesures 46 et 59 a été signalé par Paolo DAL MOLIN et Jean-Louis LELEU. Voir « Comment composait… »

op. cit. p. 56.

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Ex. 11 : mesures 59 et 60

Quand bien même le vers est démembré par la mise en musique, et sa disposition spatiale

perdue lors de la transposition musicale, la musicalité du poème de Mallarmé, « en tant que

l’ensemble des rapports existant dans tout50 », se voit donc renforcée à un autre niveau par les

relations multiples qui s’établissent entre le texte et la musique. Se déploie alors entre la voix

et l’instrument, un « jeu » qui prend le relais de celui qui réunit dans le poème la jeune fille et

son éventail – toute l’habileté des interprètes consistant à prendre conscience de ces renvois

multiples pour parvenir à cette complicité qui leur permettra à leur tour d’atteindre « au pur

délice sans chemin ».

*

« Pour conclure, laissons les grands poètes tranquilles. D’ailleurs, ils aiment mieux ça… en

général, ils ont très mauvais caractère.51 » C’est sur cette pirouette que Debussy clôt en 1911

un entretien consacré au rapport des vers et de la musique. Qu’il n’hésite pas deux ans plus tard

à mettre en musique l’un des poètes aspirant le plus ouvertement à cette « tranquillité » pourrait

surprendre si le compositeur n’avait à maints égards pris en compte les réticences du poète et

composé une musique qui aurait peut-être dérouté son inspirateur, mais n’en présente pas moins

une continuité remarquable avec certains aspects de sa poétique. Ce choix s’éclaire également

si l’on mesure à quel point cette ultime mélodie concentre les évolutions les plus radicales du

langage musical de Debussy, analysées et saluées par des compositeurs d’avant-garde comme

Boulez et Barraqué. Que le souvenir de Mallarmé ait pu jouer un rôle dans cette évolution est

peut-être une des raisons de l’hommage que Debussy a souhaité lui rendre en composant ses

Trois Poèmes. Dans l’intervalle de vingt ans qui sépare le Faune d’« Éventail », la

« considérable influence52» de Mallarmé pourrait en effet ne s’être pas interrompue53 mais avoir

50 Crise de vers, OCM II, p. 212.

51 Claude DEBUSSY, M. Croche, éd. critique par François Lesure, Paris, Gallimard, 1987, p. 207.

52 Lettre à Edmond Bonniot, 7 août 1913, in Claude DEBUSSY, Correspondance (1872 – 1918), éd. critique par François Lesure

et Denis Herlin, Paris, Gallimard, 2005, p. 1650.

53 Le fait que Mallarmé n’a pas été « oublié » par Debussy pendant ces vingt années semble confirmé par les citations ou

allusions au poète qui émaillent la correspondance et les articles réunis dans M. Croche. On note par ailleurs une

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au contraire accompagné le renforcement des tendances « à la litote » du compositeur. Celles-

ci l’ont conduit à accorder à la concision, à l’ellipse et au silence un rôle toujours croissant qui,

à l’instar du poète, ont entraîné le musicien sur les voies de l’art moderne.

On sait néanmoins que cette esthétique de la litote – dont le principe est de convertir de

manière positive un manque apparent – se fonde in fine chez Mallarmé sur une métaphysique

du Néant, que l’art poétique dans son ensemble se charge à la fois d’exhiber et de couvrir par

un réseau de rapports linguistiques qui donnent consistance au rêve humain de beauté sans

perdre de vue le caractère fictif de ce rêve et de tous les au-delà forgés par l’homme. Cette

métaphysique l’amène ainsi à rompre avec les théories romantiques pour lesquelles la poésie

renouerait avec les origines sacrées du langage54. C’est précisément à ce niveau d’articulation

entre esthétique et métaphysique que la continuité entre Debussy et Mallarmé semble cependant

s’interrompre. Le travail de concision s’opérant par retranchements successifs a en effet pour

but, chez le compositeur, d’atteindre à un « noyau dur » par lequel la musique, en dehors des

traditions figées et des réflexes établis par l’enseignement du conservatoire, arriverait à se

confondre directement avec l’émotion ou l’objet qu’elle évoque. Il ne s’agit donc pas de

« rémunérer », par une démarche seconde, « le défaut des langues », mais au contraire de

retourner aux « origines sacrées » de la musique, dont le compositeur entend préserver l’aura

de mystère55. Dans une perspective mallarméenne, qui privilégie l’effort de lucidité associé au

« démontage impie de la fiction56 », la musique de Debussy demeurerait ainsi cette face « élargie

vers l’obscur57 » de l’Idée, qui s’oppose à la « face scintillante » de la poésie et interdirait par

conséquent d’associer trop étroitement ces deux modernités artistiques.

Bibliographie indicative

Andreani, Éveline et Borne, Michel, « Dialogue sur l’espace et le temps, Debussy / Mallarmé », Les

Universaux en musique : Actes du quatrième congrès international sur la signification musicale,

Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, p. 233-255.

Barraqué, Jean, Debussy, Paris, Seuil, 1994.

Bernard, Suzanne, Mallarmé et la musique, Paris, Nizet, 1959.

recrudescence de ces allusions dans les articles datés de 1913 (voir notamment l’article du 15 mai 1913 pour la revue S.I.M.

– op.cit. p. 238 – qui cite l’ « Hommage à Wagner » ou celui du 1er Novembre 1913, – op. cit. p. 245 – proche en plusieurs

points de « Plaisir sacré » et « Bucolique »). La composition des Trois Poèmes pourrait ainsi s’être accompagnée d’une

relecture plus vaste de l’œuvre de Mallarmé.

54 Voir à ce sujet les analyses développées par Bertrand Marchal dans La Religion de Mallarmé, Paris, J. Corti, 1988.

55 Voir cette évocation de la légende de Pan, dans l’article pour la S.I.M. du 15 février 1913 – op.cit. p. 230 – : « Ce sont là des

origines suffisamment sacrées, d’où la musique peut prendre quelque fierté, et conserver une part de mystère…Au nom de

tous les dieux, n’essayons pas plus de l’en débarrasser que de l’expliquer. »

56 La Musique et les Lettres, OCM II, p. 67.

57 Ibid. p. 69.

16

Bohac, Barbara, Jouir partout autant qu’il sied : Mallarmé et l’esthétique du quotidien, Paris, Classiques

Garnier, 2012.

Dal Molin, Paolo et Leleu, Jean-Louis, « Comment composait Debussy : les leçons d’un carnet

de travail », Cahiers Debussy, n°35, 2011, p. 9-82.

Dal Molin, Paolo et Leleu, Jean-Louis, « ‘Debussy l’obscur…’ : les Trois Poèmes de Stéphane

Mallarmé à travers le prisme de la critique et de la littérature musicologique entre 1913 et

1951 », Musicorum, n°11, 2012, p. 53-100.

Debussy, Claude, M. Croche, éd. critique par François Lesure, Paris, Gallimard, 1987.

Debussy, Claude, Correspondance (1872 – 1918), éd. critique par François Lesure et Denis

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Jankélévitch, Vladimir, L’Ironie, Paris, PUF, 1936.

Jankélévitch, Vladimir, Debussy et le mystère de l’instant, Paris, Plon, 1976.

Mallarmé, Stéphane, Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, Bibl. de la

Pléiade, 1998, tome I et II.

Marchal, Bertrand, Lecture de Mallarmé, Paris, José Corti, 1985.

Nectoux, Jean-Michel, Mallarmé, peinture, musique, poésie, Paris, Adam Biro, 1998.

Nectoux, Jean-Michel, Harmonie en bleu et or. Debussy, la musique et les arts, Fayard, 2005.

Wenk, Arthur B., Debussy and the poets, Berkeley, University of California press, 1979.