Aimé Michel - Les sectes: religions parallèles 1974

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    Les sectes : Les religions parallles par Aim Michel(Extrait de Les religions. d. Marabout 1974)

    Aim Michel(1919-1992)

    Ce chapitre propose une analyse des phnomnes psychologiques impliqus dans lanaissance et le dveloppement des sectes. Il introduit les faits significatifs par le biais del'anecdote. Il discute les contributions possibles de diverses sciences et suggre quelquesdirections de recherche.

    LE PROSLYTE

    Paris, un soir d'hiver balay par le vent et la neige. La porte d'un petit restaurant duquartier Latin s'ouvre, pousse par un marchand de journaux. Je jette un coup d'il sur lalittrature qu'il me tend. Cela s'appelle Lumire. . En premire page, gauche, unditorial, sign d'une toile ou peut-tre d'un soleil, est prsent en ces termes : Lemessage de Dieu , avec cette prcision : Homme, Dieu te parle ici, directement.

    J'ai reconnu le journal. C'est le porte-parole de Georges, lex-employ des P. et T. deMontfavet qui, depuis le 25 dcembre 1950, affirme tre Dieu, le Crateur du Ciel et de

    la Terre. Le journal promet, en haut et gauche, le Commentaire divin de l'actualit ,et c'est littralement qu'il faut l'entendre : tous les quinze jours, dans Lumire . Dieuen personne explique ce qu'Il pense de l'entre de la Grande-Bretagne dans le Marchcommun, de la grve des transports, des lections cantonales. Cela irait mieux, crit-il1, sivous vous efforciez de Me connatre afin de croire partir de Ma Toute-Puissance (les majuscules sont de Dieu lui-mme).

    1Le Tmoin de la vie, no 202, p. 4, Commentaire divin de la quinzaine .

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    Je lve les yeux sur celui qui me tend les deux journaux divins. C'est un monsieur trsconvenable, entre deux ges. Son visage n'est ni celui d'un simple d'esprit ni celui d'unfou.

    Jsus est revenu, me dit-il. Lisez et vous croirez. Vous aurez la Lumire. Vous serez

    sauv. Un homme se dit Dieu ou prophte de Dieu. D'autres hommes le croient et le suivent. Il ya l deux problmes. Comment en vient-on se croire investi d'une mission infinie ? Ets'en tant convaincu, comment cette conviction se rpand-elle ?

    De l'escroc au visionnaire, tous les types d'hommes se retrouvent parmi les sectateurs

    Du premier de ces problmes, commenons par vacuer le cas de l'escroquerie pure etsimple. Il existe.

    Mais voici un type de Messie qui ne se laisse pas interprter aussi facilement.Au dbut des annes 1920, vivait East Patchogue, dans Long Island (Etat de NewYork), un certain Albert Reidt, n en 1892 en Allemagne, et qui l'histoire a de cesconcidences exerait comme un de ses compatriotes, ultrieurement fort connu,l'honorable profession de peintre en btiments. Moyen en tout, bon ouvrier, bon voisin,bon poux, bon pre de famille, Albert Reidt ne se signale par rien de particulier jusqu'en1924. Vers cette poque, il commena exprimer des doutes sur l'avenir. Puis, il se faitplus prcis : le monde tait condamn. Le monde allait prir. Il prirait au dbut de 1925.Il prirait trs exactement le 6 fvrier 1925.

    Dsireux d'avertir l'humanit de ce fcheux vnement, Albert Reidt se mit prcher. Sursa vieille auto noire, il peignit deux inscriptions en lettres blanches d'un pied de haut 2.D'un ct : Le monde finira dans les flammes , et de l'autre : Les Epouses del'Agneau seront les lues . Il fut bientt suivi par la foule, et au dbut de 1925 sa sectecomportait un dbut de hirarchie, avec la surKatherine B. Kennedy et le frre WillardC. Downs. Il n'est pas utile de prciser en quoi consistait cette secte, sauf sur un point : lecomplet dsintressement de ses adeptes. Reidt, rapporte Roger Delorme, vendit pour unebouche de pain sa maison, sa voiture, ses meubles et tous ses biens, ne gardant sur luiqu'une chemise, un pantalon, une paire de vieux souliers, et distribua l'argent auxindigents d'East Patchogue. Les siens en firent autant.

    La famille Reidt tait dans le dnuement total. Les journalistes arrivrent de New York,dcids trouver le truc commercial de Reidt, l' astuce que tout cela cachait. Ils netrouvrent rien, car il n'y avait rien. Simplement, l'ouvrier tranquille et raisonnable s'taitconvaincu que le monde allait finir et il agissait en consquence.

    Le 6 fvrier, une foule immense tait East Patchogue. Le chef de police du district, JohnStephani, avait fait garder le prophte par huit hommes arms. Ces policiers virent des

    2Voir R. Delorme : Jsus-Christ (Paris, Albin Michel, 1971). Le livre de Delorme estlger mais vridique.

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    scnes extraordinaires. Des hommes en pelisse et Packard offraient des millions Reidtpour qu'il fasse quelque chose, pour qu'il arrte l'Apocalypse imminente. Rien n'etempch le petit peintre de prendre cet argent, de feindre qu'il se laissait flchir, dedclarer que ses prires allaient carter le cataclysme. La foule de ceux qui le croyaienttait telle qu'il serait sorti de l'affaire multimillionnaire en dollars.

    Il refusa tout, rptant tristement que c'tait trop tard, que nul ne pouvait rien faire, et quele monde tait perdu. Et quand, minuit cinq, il s'avra que le monde allait toujours,cahin-caha, son bonhomme de chemin, Reidt fut extrmement surpris. Sans l'interventionde la police, il et alors t lynch. Il ne comprit jamais pourquoi le monde n'avait paspri et annona encore plusieurs fois au cours des mois suivants que cette fois, a y tait. Puis, ne voyant rien venir, il reprit ses pinceaux, et l'on n'entendit plus jamais parler delui. L'Apocalypse vint, mais par l'effet d'un autre peintre, et vingt ans plus tard.

    Le premier mouvement d'un esprit raisonnable est d'expliquer de tels cas par la faiblessementale et la psychose contagieuse. Mais s'il suffisait pour comprendre les choses de leur

    donner un nom, la mdecine se serait arrte Diafoirus.Qu'est-ce qu'une psychose contagieuse ? Le psychiatre George Heuyer avait tent dedonner corps cette notion en 1954 propos des soucoupes volantes3. Son modle depsychose contagieuse pchait toutefois par une hypothse que les faits contredisent : ledrangement contagieux, selon lui, se propageait chez les esprits faibles. Il n'en est rien,comme on va le voir, par le cas d'Ummo.

    Les soucoupes prophtiques : des hommes se disent venus d'ailleurs

    Depuis le milieu des annes 1960 se dveloppe en Espagne une secte inspire. (croit-elle)par des tres venus d'une plante lointaine appele Ummo. Ces tres auraient atterriclandestinement sur la Terre, se seraient mls nous, nous tudieraient et adresseraient des personnes choisies les textes qui servent d'criture la secte. Ces textes sontmaintenant fort nombreux et pais. On les reoit par la poste, soit taps la machine, soitlaborieusement calligraphis, soit mme sous forme de microfilms. Ils ont t posts dedivers lieux improbables, Berlin, l'Australie, le Canada. J'en ai moi-mme reu un certainnombre. D'autres m'ont t communiqus. La masse en ma possession approche du kilo etil doit m'en manquer.

    Le physicien, le biologiste, les divers spcialistes des sciences sur lesquelles les verbeuxexplorateurs d'Ummo font part de leurs rflexions prouvent les lire les mmessentiments : l'auteur est un homme ou un groupe fort instruit, intelligent et habile.

    Cependant, il y a quelques erreurs trs grossires. Par exemple la langue supposed'Ummo, n'ayant pas t invente par un linguiste, se trouve tre de structure indo-europenne4.

    3Comptes rendus de l'Acadmie de mdecine, sance du 16 novembre 1954. 4Voir le prcdent de la langue martienne tudie par Flournoy au dbut du sicledans son livre :De l'Inde la plante Mars (Genve, Editions Atar, 1900).

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    L'affaire d'Ummo est obscure par plus d'un point et s'apparente celle d'Urantia. LaCosmogonie d'Urantia est un norme livre anonyme dont la traduction franaise(l'original est de langue anglaise) circule sous forme polycopie. Il est cens dcrire unecivilisation extraterrestre. L'auteur d'Ummo est beaucoup plus habile et dispose de plusde moyens. Elle suppose des moyens matriels non ngligeables et un personnel trs

    dispers, ou itinrant. Il n'est pas impossible que des Services de renseignements y soientmls, ou mme l'aient monte de toutes pices dans un but qui chappe l'entendement.Quoi qu'il en soit et c'est le point qui nous intresse , Ummo a donn lieu unesecte.

    Et malgr les contradictions internes exhibes par les textes ses adeptes se recrutent dansdes groupes qui ne rpondent en rien au portrait du faible d'esprit trac par Heuyer, ycompris chez des gens occups professionnellement dmasquer les imposteurs et lesescrocs, ou lutter contre les sectes : les policiers et les ecclsiastiques.

    Un autre exemple de ce paradoxe est la secte des adamskistes. George Adamski (1891-

    1965) se fit une clbrit en affirmant, le 20 novembre 1952, avoir rencontr un hommevenu de Vnus en soucoupe volante. Par la suite, ses amis de l'espace lui offrirent maintsvoyages sur la Lune et les plantes de notre systme solaire, lui faisant cette occasionforce rvlations, le plus souvent de nature spirituelle et du niveau : Soyez bons etvitez le mal5.

    J'ai t invit un jour une runion exceptionnellement solennelle de la secte dans unriche appartement d'un quartier rsidentiel de Paris. On nous avait promis une surprise.La crmonie commena par la lecture de quelques pages du Matre. On se montra desautographes, ou leur photocopie. Puis on nous annona solennellement que deuxExtraterrestres taient dans le salon voisin et qu'ils feraient leur entre quand ils le jugeraient utile . On fit silence. Les mains se tordaient dans l'assistance, les curstremblaient, les yeux dvoraient la porte du salon. Enfin, celle-ci s'ouvrit et nous vmesentrer deux hommes de type oriental, indien ou pakistanais, vtus avec une recherche unpeu excessive, bagus, parfums, calamistrs, authentiques guru de bazar. Ils nousconsidrrent longuement les uns aprs les autres en silence, d'un air pntr, tandis queles ttes se baissaient avec recueillement. Puis l'un d'eux annona en anglais que, pourhonorer Paris, ils consentaient nous consacrer quelques heures de leur temps infinimentprcieux. Sur quoi, ils se dirigrent sans un mot de plus vers la table o un dnersomptueux nous attendait et mangrent de fort bon apptit. En tenant leur couvert l'anglaise.

    Les deux messagers de l'espace ressemblaient comme des frres au premier escroc venu.On en et trouv de plus habiles la premire audience du plus proche tribunal. Etpourtant, parmi leurs fidles, il y avait entre autres un avocat clbre et un non moinsclbre acteur de la Comdie-Franaise. L'avocat frquentait tous les jours des escrocsplus dous, sans s'en laisser conter. Si le comdien s'tait ml de jouer les messagers del'espace, il et fait cent fois mieux. L'un et l'autre n'en croyaient pas moins aux hommesde Vnus. Faiblesse d'esprit ? Il faut trouver autre chose.

    5G. Adamski : Flying Saucers Farewell (New York, Abelard Schuman, 1961).

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    JOSEPH SMITH ET LES MORMONS

    L'histoire des mormons6 nous aidera pntrer un peu plus avant dans la psychologie desfondateurs de sectes et de leurs premiers fidles.

    L' Eglise de Jsus-Christ des saints des derniers jours (c'est le nom que se donnel'Eglise mormone) est sortie des visions de Joseph Smith (1805-1844). N dans la rgiondu lac Ontario, au sein d'une pieuse famille de colons mthodistes, Joseph grandit dans lafrquentation et le respect de la Bible, mais aussi parmi les rivalits des diversesobdiences protestantes. Il tait d'un naturel doux, docile, et ne se signalait par aucun donintellectuel particulier. On l'appelait mme gentiment dans sa famille l'illettr . Tout lemonde l'aimait.

    Un illettr se met enseigner

    A quatorze ans, rapporte-t-il, et alors que j'tais tourment par les difficults nes des

    disputes des zlateurs religieux, je lus un jour l'Eptre de Jacques et tombai sur le verset 5du chapitre IV : "Si quelqu'un d'entre vous manque de sagesse, qu'il la demande Dieuqui donne tous, simplement et sans reproche, et elle lui sera donne." Jamais ce passagede l'Ecriture ne toucha le cur d'un homme comme celui-l le mien. J'y pensaiintensment, sachant que si quelqu'un avait besoin de la sagesse divine, c'tait moi. Aussi,dcidant de demander Dieu la Sagesse, j'allai dans un bois pour prier. C'tait le matind'une belle journe du printemps 1820. C'tait la premire fois que je tentais une chosepareille, car de ma vie je n'avais essay de prier haute voix. A peine avais-je commencque je fus saisi par une puissance qui me domina entirement et me bouleversa sifortement que ma langue fut lie, de sorte que je ne pouvais plus parler. D'paissestnbres m'environnrent et je me crus condamn une destruction soudaine. A cetinstant de grande alarme, je vis juste au-dessus de ma tte une colonne de lumire, plusbrillante que le soleil, descendre lentement sur moi. Quand elle se posa sur moi, je visdeux personnages dont l'clat et la gloire dfient toute description. L'un d'eux me parla,m'appelant par mon nom et dit, me montrant l'autre : "Celui-ci est mon fils bien-aim,coute-le !"7

    Joseph parla de sa vision. On se moqua de lui, il n'insista pas et n'eut plus de visionspendant plusieurs annes.

    Alors qu'il avait dix-sept ans et se trouvait dans sa chambre, un visiteur entra, l'appela parson nom et, dclarant s'appeler Moroni, lui dit qu'il tait envoy par Dieu pour le chargerd'une mission. Quatre ans plus tard, en 1827, le mme ange lui ordonna de fouiller prsdu sommet du mont Cumorah pour y dterrer des plaques d'or enterres l par l'ange lui-mme quatorze sicles plus tt. Ces plaques d'or, en croire Joseph Smith, relataient en gyptien rform l'exode de la tribu isralite de Lhi travers l'ocan jusqu'en

    6Sur les mormons, consulter : R. Mullen : les Saints des derniers jours (Paris, Mame,1970) ; T.O'Dea : The Mormons (Chicago University Press, 1957) et surtout Fawn M.Brodie :No Man Knows my Story (New York, 1945).7Rcit de Joseph Smith lui-mme consign dans History of the Church (Salt Lake City,1902).

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    Amrique (vers 600 av. J.-C.), et les aventures de ses descendants. De Lhi taient sortisdeux peuples, les Lamanites et les Nphites, qui ne cessrent de se disputer la suprmatie jusqu' ce que les Nphites fussent anantis par leurs rivaux en 421 aprs J.-C. Jsusressuscit tait venu annoncer l'Evangile aux fils de Lhi, qui l'avaient gard plusfidlement que l'Ancien Monde, si bien que le vritable, l'authentique Evangile, c'est dans

    le livre de Mormon, dans les plaques d'or, qu'il fallait le chercher. Notons qu' cette dateJoseph Smith avait vingt-deux ans. Avec l'aide de Moroni, il entreprit de traduire lelivre de Mormon. En fait, la traduction s'oprait ainsi : Joseph Smith tait seulderrire un rideau car nul ne pouvait voir les plaques sans mourir, et dictait le texteanglais un paysan quasi illettr, Martin Harris. En juin 1829, Joseph dclara que latraduction tait acheve et on se mit en qute d'un imprimeur.

    Un livre trange

    Le prophte avait alors vingt-quatre ans, et c'est ce qu'il faut se rappeler quand on litl'norme Livre de Mormon : en volume, il quivaut tout le Nouveau Testament, y

    compris les Actes et l'Apocalypse, plus les deux premiers livres de l'Ancien Testament, la Gense. et l'Exode . Les pisodes, les personnages, les noms de lieux y sontinnombrables, comme aussi les visions, les symboles, les discours, les admonestations,les prophties, les cantiques. Le style en est souvent plein de grandeur8. Mais au-del dela performance littraire, le mythe de Lhi rsout avec une surprenante ingniosit toutesles contradictions de l'Amrique en gestation. Il lgitime la prsence de l'Europechrtienne sur le Nouveau Continent, puisque les fils de Lhi furent eux-mmeschrtiens. Cette lgitimit n'est pas pour autant affirme aux dpens des Indiens, puisqueceux-ci sont les seuls descendants directs de Lehi, premier possesseur de la terreamricaine, et qu'il faut donc les respecter. C'est en vertu de ce verset que furentexcommunis les coupables de l'unique massacre d'Indiens dont se soient jamais rendusresponsables quelques mormons au moment de la rue vers l'Ouest. Les rapports desmormons avec les Indiens furent toujours bons dans leur Etat de l'Utah, au point que legouvernement central s'adressa plusieurs fois eux pour rgler des querelles. Maintenantencore les mormons luttent pour l'galit des Indiens qui occupent une place honorabledans leurs coles, leurs universits, et mme dans les familles mormones. Souvent, ellesse font un devoir d'adopter de petits orphelins indiens qu'ils lvent comme leursenfants9. L'intrt des mormons pour leurs frres lamites s'tend du reste tous lesAmrindiens. Depuis 1964, des coles mormones enseignent les Indiens du Chili. Il estcertain que le destin des Indiens d'Amrique du Nord et t diffrent si leur sort avait trgl selon les ides exposes par Joseph Smith ds l'ge de 22 ans, bien avant la ruevers l'Ouest.

    En ce qui concerne les Noirs, galement, le Livre de Mormon rappelle fermementl'interdiction de l'esclavage 10 , et ce, rappelons-le, quarante ans avant la guerre deScession.

    8Par exemple le court livre appel Paroles de Mormon, notamment versets 15 la fin. LeLivre de Mormon (Paris, Editions mormones, 1962).9Voir R. Mullen : les Saints des derniers jours, chap. XXX (Paris, Mame, 1970).10Alma 27.9 : le Livre de Mormon (Paris, Editions mormones, 1962).

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    Le pre Chry en prend son aise avec le petit illettr Joseph Smith, son ange Moroniet ses plaques d'or11. Il explique la russite des mormons par l' insondable crdulit desfoules et la navet amricaine . Ce sont l des propos imprudents. Deux faits, dansl'histoire des mormons, doivent encore retenir l'attention de quiconque s'interroge sur lagense du phnomne des sectes et sur sa signification psychologique et historique. C'est

    d'abord la fin du prophte, qui fut lynch l'ge de 39 ans par une foule plus ou moinstlguide. Joseph aurait pu chapper ses ennemis. Il partit mme une nuit pour laCalifornie en compagnie de quatre fidles. Mais il changea d'ide et revint se livrer augouverneur Thomas Ford pour ne pas abandonner les mormons de la ville. Joseph Smithfut donc le tmoin qui se fait gorger de sa propre doctrine, quelque conclusion quel'on doive tirer de l. Le deuxime fait est la spiritualit mormone, spiritualit surprenantepour un Europen par son mlange de rigueur et de ralisme. L'intgrit mormone estlgendaire. Le mormon est un homme pieux, plus respectueux peut-tre que quiconquedes rgles que lui impose sa religion. J'ai appris que le biologiste amricain Frank B.Salisbury12 tait mormon en lui demandant pourquoi il refusait l'excellent Traminer que je voulais verser dans son verre : les mormons ne boivent pas d'alcool. Car le livre du

    petit illettr de vingt-deux ans inspire encore la vie et la mditation d'une fouled'esprits minents.

    LES PARADOXES DE LA SECTE

    Pour tout autre que l'adepte, la secte est absurde. Elle est absurde par son origine, par sarussite, et souvent par sa doctrine. Son absurdit apparente fait gnralement suspectersoit la sincrit, soit le bon sens du fondateur : il faut, dit-on, qu'il ait t un illumin ouun escroc, ou les deux.

    Le succs d'une secte n'a rien voir avec ce qu'il est convenu d'appeler le bon sens. End'autres termes, ce qui choque le profane ne choque pas l'adepte, quel que soit d'ailleurs leniveau intellectuel de ce dernier.

    Si l'on consulte la liste des mormons convaincus rpandus dans le monde des affaires etde la finance, on doit convenir que la foi l'inspiration divine d'un Joseph Smith n'est pasforcment synonyme de candeur. Le mcne lyonnais qui, dit-on, finana jusqu' sa mortla secte de Montfavet n'tait probablement pas, lui non plus, tomb de la dernire pluie.Les faiseurs de thories sur la jobardise des proslytes eussent sans doute prouv desdifficults s'ils avaient essay de lui extorquer son argent. Et pourtant, cet argent, il ledonna de bon cur jusqu' sa mort pour une entreprise que le profane juge aberrante.

    Le fondateur et ses disciples immdiats jouent un rle dterminant

    Toute secte commence petitement, comme l'avalanche. A l'origine, il peut y avoir ungroupe restreint d'hommes tout fait normaux (si ce mot a un sens) que les circonstancesplacent dans une situation exceptionnelle. En voici un exemple. Le 18 octobre 1685,Louis XIV signe la rvocation de l'dit de Nantes, condamnant les protestants de France

    11H.-C. Chry : l'Offensive des sectes (Paris, Le Cerf, 1959).12F.B. Salisbury : professeur de biologie l'Universit d'Utah.

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    abjurer ou partir. Les suites de cet acte politique sont varies dans les diversesprovinces.

    Le drame des camisards

    Dans les Cvennes, les huguenots sont de pauvres paysans trs attachs leur sol, neparlant que l'occitan et pouvants par l'ide d'exil. Le 24 juillet 1702, au Pont-de-Montvert, en Lozre, ils abattent l'abb du Chayla, qui torturait les calvinistes. Cemeurtre aggrave la rpression, qui provoque le soulvement : c'est l'aventure descamisards. Cette aventure durera jusqu'en 1713.

    Le pouvoir royal l'emporte, les survivants s'exilent. Une partie d'entre eux, la suite deleur chef, Jean Cavalier, dbarque en Angleterre. L'exemple de ces hommes et de cesfemmes indomptables exerce une vive influence chez les protestants anglais. Un demi-sicle plus tard, Manchester, cette influence commence se cristalliser en pratiques etcroyances particulires. Quand les adeptes se runissent, un certain nombre d'entre eux,

    particulirement exalts, tombent en transe

    13

    et se mettent prophtiser. Ils annoncent leprochain retour du Christ et l'urgence du repentir. Les transes sont prcdes deconvulsions, comme chez les sectateurs franais du diacre jansniste. Paris quelquesannes plus tt. Et comme les Parisiens avaient donn le nom de convulsionnaires desaint Mdard aux fidles du diacre, les Anglais appellent shakers (secoueurs,trembleurs) les exalts de Manchester.

    Une femme toute simple

    Jusque-l, le phnomne est collectif, flou, itinrant. Les shakers ne sont encore rien deprcis, mode plutt que secte. C'est alors qu'apparat le personnage du fondateur. C'estune femme du peuple, Ann Lee. Elle a t marie. Elle a eu quatre enfants, tous mort-ns.Cette preuve endure dans la solitude, sans le recours d'aucune rflexion que la sienne(Ann Lee ne sait pas lire), va peu peu lui rvler la Vrit. Et en mme temps que laVrit, le sens de sa mission, qui sera de la rvler au monde.

    Quelle est la Vrit d'Ann Lee ? Elle est trs simple, comme toutes les ides-forces ; lesrapports sexuels sont le pch par excellence. L'homme et la femme doivent vivre dans leclibat. Et comme le clibat universel aboutit l'extinction de la race humaine, lecorollaire de la vrit dcouverte par Ann Lee est que la fin du monde est proche.

    D'une exprience personnelle traumatisante et profondment vcue, elle tira un systmepromis, dans son esprit, l'universalit. Bu jusqu' la lie, son dsespoir de mre frustrela convainquit d'avoir touch, de l'intrieur, une vrit universelle. Et il faut que saconviction ait t bien forte pour avoir entran tant d'hommes et tant de femmes choisirde vivre une doctrine si contraire la nature et pour avoir pu se transmettre travers eux

    13Sur l'histoire de la transe, consulter : M. Eliade : le Chamanisme et les techniquesarchaques de l'extase (Paris, Payot, 1968) ; sur sa physiologie : M. Keup et autres :Origin and Mechanisms of Hallucinations (New York, Plenum, 1970), et spcialement lechapitre rdig par Erika Bourguignon.

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    jusqu' nous pendant les deux sicles les plus mouvements et les plus destructeurs del'histoire.

    Ann Lee ne fut pourtant ni la premire ni la dernire femme de caractre et d'intelligence avoir t torture dans son instinct maternel. Pourquoi son cas personnel se sublima-t-il

    en une doctrine ? Les psychologues et psychiatres devraient examiner si, en fait, il n'enest pas toujours ainsi, du moins quand la crise morale ne de l'preuve est surmonte. N'ya-t-il pas dans l'exprience vcue par Ann Lee et dans sa faon de la rsoudre quelquechose de trs semblable ce que les thoriciens de l'antipsychiatrie 14 reconnaissent dansla schizophrnie ?

    Nous n'avons aucun tmoignage sur un pisode schizophrnique suppos dans les dbutsde la carrire d'Ann Lee. Nous savons seulement que les premires manifestations de sasecte furent si dsordonnes que la justice s'en mla15. Nous savons aussi, et cela est trsimportant, que son audience ne se limita nullement des faibles d'esprit ou desillumins.

    Dans leurs communauts, les shakers firent preuve d'un sens de l'organisationremarquable et d'un vritable gnie inventif. Il semble, par exemple, que nous leur soyonsredevables des premires machines laver, ce qui, on l'avouera, constitue une singulireconclusion la tragdie des camisards.

    Wesley, ou la raison mate

    Pour mettre en vidence les constantes d'un phnomne, la mthode exprimentaleprconise d'en faire varier les conditions. Aprs celle d'une pauvre femme sans culturecomme Ann Lee, voici l'histoire d'un homme de gnie, bourgeois cultiv, grand orateur,qui, lui aussi, fonda une secte, dans le mme pays et la mme poque : John Wesley,l'inspirateur des quelque 25 ou 30 millions de mthodistes actuellement vivants.

    Le pre de Wesley, recteur d'Epworth, lui donne, ainsi qu' son frre Charles, uneexcellente ducation. N en 1703, John fait un premier sjour l'universit d'Oxford o ilse prpare succder son pre. Il vient ensuite passer deux ans prs de celui-ci, prouvedes doutes sur sa vocation, dcide de se consacrer l'enseignement et retourne Oxforden 1729. Avec son frre et quelques amis, il fonde alors une sorte de club o l'on discutede science et de religion. Il devient quand mme pasteur, se met prcher et voyager. Ilva notamment en Amrique visiter la nouvelle colonie anglaise de Gorgie, constate qu'iln'y a nulle chaleur dans ce qu'il fait ou dit, que tout est vain, et rentre en Angleterre trsabattu.

    14 Sur le mouvement appel antipsychiatrie , voir D. Cooper : Psychiatrie etAntipsychiatrie (Paris, Le Seuil, 1971) ; F. Basaglia : l'Institution en ngation (Paris, LeSeuil, 1970) ; R. Laing : la Politique de l'exprience (Paris, Stock, 1969) ; M. Mannoni :le Psychiatre, son fou et la psychanalyse (Paris, Le Seuil, 1970).15Voir B. Wilson : les Sectes religieuses (Paris, Hachette, 1970).

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    En 1738, au cours d'une runion Aldersgate Street, il entend le sermon d'un frremorave. Il est alors, comme il le raconte dans son journal, en pleine crise de dpression,ainsi que son frre Charles, qui, de surcrot, relve d'une pleursie.

    Les deux hommes, qui ont fait ensemble le voyage en Amrique, sont dcourags et

    dsorients. Comme Ann Lee aprs sa quatrime fausse couche, ils doivent faire face l'chec de ce qui leur tenait le plus cur : la conversion de leurs contemporains par lapit, la science et la raison.

    Le soir du sermon d'Aldersgate Street, John est seul. Soudain, rapporte-t-il, mon curse rchauffa trangement . En un clair, il comprend tout, il touche la vrit universelledont la privation l'avait jusqu'alors gar : c'est la foi et la foi seule qui sauve. La science,la raison, la vertu ne sont rien sans l'exprience foudroyante de la foi. Et cette foi, il l'a.Elle le bouleverse si profondment qu'il court chez son frre, se met lui parler et leconvertit exactement comme il vient d'tre converti par le frre morave ! Donner laplace prpondrante la foi, non aux actes, remarque le psychiatre anglais William

    Sargant

    16

    , entrana le revirement total de leur conception religieuse, ce qui reprsente unchangement aussi radical que, de nos jours, le passage du conservatisme au communisme.

    En mme temps que le rle de la foi, John Wesley avait compris comment on la trouve, etpar consquent comment on la donne. Le frre morave avait chauff son me . Il fautdonc chauffer l'me. Ds cet instant, Wesley ne cesse de perfectionner ses mthodesd'apostolat et l'on ne dcouvre pas sans surprise que cette recherche l'amena rinventercelles d'un autre convertisseur de gnie, Ignace de Loyola, fondateur de la Socit deJsus. Wesley note, dans son journal, le 20 dcembre 1751 : Voici la mthode deprdication que je crois tre la bonne. Au dbut du sermon, aprs avoir rappel dans lesgrandes lignes que Dieu aime les pcheurs et qu'il est dispos les sauver, il faut prchersur la loi de la faon la plus vigoureuse, la plus complte, la plus dtaille possible. Amesure qu'augmentera le nombre de ceux qui dcouvrent leur tat de pcheurs, onincorporera de plus en plus d'Evangile, afin de faire natre la foi et d'amener la viespirituelle ceux que la pense de la loi aura frapps.

    La conversion ressemble un phnomne de catalyse

    Certains tmoins ont rapport les effets de cette mthode pratique par un homme aussiloquent et convaincu que l'tait Wesley.

    Le converti tait toujours saisi d'une motion irrsistible17. Il se mettait trembler, plir.Souvent, il tombait sans connaissance. Alors, l'motion devenant contagieuse, lesconversions spectaculaires se succdaient dans une atmosphre mle de terreur etd'enthousiasme. Wesley lui-mme, ne voyant aucune explication ces incidents, les

    16W. Sargant : Battle for the Mind(Londres, Pan Books, 1959) ; traduction franaise :Physiologie de la conversion politique et religieuse (Paris, P.U.F., 1967). Le personnagede Wesley a beaucoup inspir ce chercheur minent.17Voir R.A. Knox : Enthusiasm, a chapter in Religion History (Oxford, Clarendon Press,1950).

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    attribuait l'action de l'Esprit saint victorieux du diable. Il en tait aussi impressionn queses auditeurs.

    Tandis que je parlais, un homme devant moi s'effondra comme mort, puis un second, puisun troisime. En une demi-heure, il y en eut cinq autres, presque tous pris d'atroces

    douleurs. Leurs souffrances taient pareilles celles de l'enfer... Tandis qu'ils setrouvaient dans cette dtresse, nous invoqumes le Seigneur, et il rpondit par unmessage de paix.

    L'action diabolique s'exerce diversement pendant les sermons de Wesley. Parfois, leMalin tourmente ceux qui s'apprtent recevoir la grce. Ecoutons encore Wesley : Vers 10 heures du matin, J.C... (une femme), qui tait assise son travail, fut soudainprise en son me de frayeurs terribles accompagnes de violents tremblements. Cela duratout l'aprs-midi, ruais le soir, la runion, Dieu changea son oppression en joie. Ce jour-l, cinq ou six autres personnes atteintes elles aussi jusqu'au fond du cur trouvrentbientt Celui qui gurit ; il en fut de mme d'une femme qui depuis des mois se trouvait

    dans l'affliction sans personne pour la consoler. Je crois que les phrases soulignes expriment l'essence des rapports unissant le prophteau converti. Le converti est un tre dchir par la souffrance morale et plong dans untat d'incertitude intrieure qu'aucune lumire ne vient clairer. Souvent cette souffrancemorale retentit sur le corps, qui souffre lui aussi (nous examinerons plus loin lesexpriences de neurophysiologie qui peuvent tre rapproches de ces observations). Laparole du prophte surgit dans son me comme le grain de cristal dans un liquide ensurfusion. En introduisant un modle d'ordre dans le chaos, elle prcipite l'organisationdu chaos. Soudain, ce qui est en bas devient comme ce qui est en haut, tout prend un sens,et les tnbres deviennent lumire, deux mots trs employs dans les sectes naissantes.

    A force d'assister ce mme spectacle, Wesley, dont il ne faut pas oublier la formationscientifique, en vint admettre une sorte de symptomatologie de la conversion. Il alla jusqu' la tester statistiquement. Rien qu' Londres, dit-il, j'ai trouv 652 membres denotre Socit... dont le tmoignage est au-dessus de tout soupon. Chacun, sans exceptionaffirme que sa dlivrance du pch fut instantane, que la transformation ne demandaqu'un moment.

    Un bouleversement suffit : la conversion n'est pas un dsordre mental

    La conversion instantane est une priptie essentielle de la vie des sectes, et surtout deleur propagation initiale. Elle a ses aspects cliniques dont nous parlerons plus loin. Maisl'historien et le psychologue y trouvent peut-tre une rponse la question que nousposions plus haut : pourquoi y a-t-il toujours des esprits d'une grande intelligence parmiles adeptes, quelque absurde que cette adhsion paraisse au profane ?

    C'est qu'une adhsion accorde en un clair relve forcment d'une dmarche qui ne doitrien la raison. La raison procde, pas pas, par le lent exercice du doute et de lacritique. L'exemple personnel de Wesley est, cet gard, trs significatif. Cet hommesuprieur, lev Oxford dans l'esprit empirique et sceptique du gnie anglais, constated'abord l'chec de son systme dans le domaine religieux. Nous l'avons vu alors troubl,

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    abattu, dsespr. Soudain, alors qu'il coute le frre morave, quelque chose d'immenses'veille en lui, son me s'chauffe , ses mcanismes mentaux s'effondrent, la loi letransporte. Il comprend tout. La lumire l'inonde. Cette lumire n'est pas celle de laraison, elle la transcende infiniment. La raison ne fera que suivre. La raison rflchira surl'exprience de la conversion, elle la justifiera au besoin par son discours. Mais l'me

    elle-mme n'a pas besoin de ce discours.La critique rationaliste prend argument de cette absence de la raison pour rejeter laconversion parmi les dsordres de la pense18. Cette position implique une ptition deprincipe. Elle tient pour acquis ce qu'il faudrait dmontrer, savoir qu'il n'existe aucuneexprience de la pense qui puisse transcender la dmarche rationnelle.

    Autant dire que la Chine n'existe pas quand on a fait le tour de France sans trouver Pkin.Si l'exprience de la conversion soudaine est telle que la dcrivent ceux qui la vivent, direqu'elle n'est pas rationnelle ne nous apprend rien. Il faudrait, pour en parler utilement,avoir un moyen de dcider d'abord si ce qui se fait sans la raison se fait forcment contre

    elle, c'est--dire de savoir si oui ou non la Chine existe. Si visiter la France la loupe etn'y pas trouver Pkin ne prouve pas l'inexistence de la Chine, dcrire une ville imaginairene prouve pas davantage son existence. Certains critiques rationalistes, plus subtils 19,marquent ici un point. Loin de nous, disent-ils en substance, l'ide de nier l'existence dela Chine. Simplement, comme nous ne savons pas, nous demandons des preuves. Dansl'incertitude o nous laisse l'absence de preuve, nous prfrons suspendre notre jugementplutt qu'adhrer ce qui n'est peut-tre qu'une illusion.

    Cette prudence nous parat lgitime et raisonnable. Seulement, l'observation des faitsnous oblige complmentairement constater que des esprits tout aussi respectables queces critiques sont convaincus d'avoir visit la Chine. Cette conviction est pour eux unedonne exprimentale. Wesley, rationaliste la manire anglaise jusqu'au sermond'Aldersgate Street, prouve soudain, en coutant le frre morave, une certitude qui ne luilaisse rien dsirer, mme du point de vue de la raison, qui reste intacte chez lui commele prouve son audacieuse ide de mettre en statistique le syndrome de la conversion.

    L'irruption soudaine de la foi se concilie chez le converti avec l'exercice de la raisoncritique : voil une constatation qu'il est tout fait vain de contester. Et le profane a beauobjecter au converti que la certitude de sa foi contredit la foi des autres, il n'en est pasgn, car ce qu'il sait, il le sait d'exprience directe. Comment le voyageur qui arrive dePkin prendrait-il au srieux le raisonneur obstin lui dmontrer que la Chine n'existepas ?

    Comment on devient Dieu

    18Citons parmi les auteurs anciens : Murisier : les Maladies du sentiment religieux (Paris,Alcan, 1901 ; Leuba : Revue philosophique (nov. 1902) ; et parmi les auteurs modernesles rdacteurs du Dictionnaire rationaliste (Paris, Editions de l'Union rationaliste, 1964).19Voir, par exemple, dans le Dictionnaire rationaliste les articles de M. Henri Lecat(Paris, Editions de l'Union rationaliste, 1964).

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    Si l'on remonte aux sources les plus lointaines d'une secte, on aboutit toujours laconversion du fondateur, et, au-del, la priode de trouble, d'angoisse et de recherchedont la conversion soudaine constitue l'pisode terminal.

    Le livre du pre Chry20 contient un document remarquable de ce point de vue : c'est le

    rcit, fait par un de ses collgues, de la conversion de Georges Roux, le dieu deMontfavet. Ce tmoin voyait chaque jour Georges Roux son travail. Avant laconversion, Georges, dit-il, tait un homme srieux, sens, intelligent, ponctuel, trsjuste, tolrant, gai, affable, toujours gal et souriant, mais sans platitude, jamais malade,infatigable . Sa vie tait rgulire, il ne fumait ni ne buvait. Bref, apparemment, le futurdieu tait un homme quilibr. D'o naquit le trouble annonciateur, c'est ce que l'onignore.

    Il restait toujours aussi bon collgue que nagure, mais souvent devenait lointain,comme perdu dans un rve. Puis il devint nerveux et mfiant, susceptible mme. Ds lafin de 1952, il commena de se croire perscut [...]. Enfin, ds les premires semaines de

    1953, il affirma tre une rincarnation du Christ [...]. Dans la nuit du 24 au 25 dcembre1953, minuit, au milieu de sa vacation, il se leva, plus grave que jamais et... dclara quesa mission sur cette Terre tait termine l'heure mme [...]. Il fit ses adieux, dignement,mais aimablement, aux employs prsents, et disparut21.

    A lire ce texte, on est tent de conclure, sans chercher davantage, au drangementcrbral. Et ayant admis la folie de Georges, de la gnraliser Wesley, et de l, deproche en proche, Pascal mme et tous les convertis. Car il est vrai que l'on peuttrouver tous les intermdiaires entre Georges Roux, employ des postes, et Blaise Pascal,l' effrayant gnie . Ce qui est plutt embarrassant, car qui sommes-nous pour dclarerfou l'auteur des Penses ?

    Nous proposerons plus loin une hypothse moins tmraire. Constatons pour l'instant quele chemin spirituel suivi par tous les convertis traverse une priode de trouble et desouffrance, laquelle la conversion met un terme par la refonte totale de l'tre. Parconsquent, le premier converti ne manquera pas de provoquer des conversions en chanes'il trouve autour de lui des tres travaills par le mme tourment et s'il est capable de leurfaire vivre l'exprience qui la guri. On le voit avec Wesley, qui court chez son frreCharles et, d'un trait, lui rvle la lumire . On le voit avec Georges Roux, quiconvertit toute sa famille, y compris sa vieille mre, jusque-l pieuse catholique. Ses sixenfants, ses gendres, ses brus croient fanatiquement sa divinit. Ne nous demandons pasune fois de plus comment des personnes d'intelligence et de caractre partageant l'intimitd'un homme peuvent croire sa divinit ; c'est cela mme qui constitue le phnomne quenous tudions ici. Il n'y aurait pas de sectes si ce phnomne ne pouvait se produire dansl'me humaine, dans toutes les mes humaines, y compris les plus hautes.

    Le pacifisme essnien

    20H.-C. Chry : l'Offensive des sectes (Paris, Le Cerf, 1959).21H.-C. Chry : l'Offensive des sectes (Paris, Le Cerf, 1959).

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    L'examen de toutes les sectes qui ont russi montre toujours que la doctrine proposersout un traumatisme propre l'poque et au lieu o elle nat. Nous l'avons vu avec dessectes aussi diffrentes que les shakers et les mormons. Choisissons encore uneillustration, celle des essniens.

    Leur originalit dut paratre aussi surprenante aux juifs nourris de la Bible qu' nous celledes castrats ou des hippies.

    Qu'enseignait en effet la Loi mosaque ? Une morale svre, mais impitoyable : ne paspcher, ne pas jurer, ne pas voler, ne pas convoiter la femme du voisin, adorer Dieu etLui seul, mais tout cela pour vivre longuement, possder les biens de la terre, faire denombreux enfants, chasser les peuples devant soi et les exterminer quand ils rsistent.

    Et qu'enseigne le Matre de Justice ? Ecoutons Philon : On chercherait en vain chez euxquelque fabricant de javelots, casques, glaives, cuirasses, boucliers, en un mot d'armes oude machines militaires, ou mme d'objets pacifiques qui pourraient tre tourns au mal.

    Ils sont donc absolument rsolument pacifistes. Quand les Romains les massacreront, ilsne se dfendront pas. C'est ce dont tmoigne Flavius Josphe (37-97) : la Guerre desjuifs, 2, 8, 10.

    Quant aux joies de ce monde, ils vivent sans femme et sans amour , et leur secte, ditPline, est une gens in qua nemo nascitur , un peuple o nul ne nat , qui ne serenouvelle que par l'afflux des conversions22.

    Contrairement aux juifs traditionnels, ils croient la survie, tiennent le corps pour uneguenille et l'au-del, non la Terre, pour la Terre promise. Bref, ils sont peu prs en toutaussi opposs qu'il est possible la loi juive primitive. Hasard ? Non pas ! La loi deMose est faite pour un peuple conqurant et sr de lui . Les essniens surviennent un moment o ce peuple boit jusqu' la lie les humiliations de l'histoire. Aprs des siclesde gloire, il a perdu sa libert et paie tribut des trangers. Son me est saisie de vertigedevant le prestige intellectuel de l'hellnisme. Il ne lui reste rien que son cou raide et sonDieu. Mais ce Dieu lui-mme semble l'avoir abandonn, d'o le dsespoir, l'angoisse, larvolte. La rvolte s'avre condamne l'chec.

    La doctrine du Matre de justice est exactement celle qu'il faut alors au peuple juif poursupprimer son angoisse en rsolvant les contradictions d'o elle nat. Patience, dit-il eneffet, ce monde n'est pas le vrai monde des Fils de Lumire. C'est celui des maudits et desperdus. Qu'importe, par consquent, que vous y soyez les derniers ? Dans la main duPrince des Lumires est l'empire sur tous les Fils de Justice... et dans les mains de l'Angedes Tnbres est l'empire sur les Fils de Perversion23. Les premiers auront la joieternelle dans la vie ternelle, la couronne glorieuse, le vtement d'honneur dansl'ternelle lumire , les autres seront jets dans l' abme ternel , dans l' effroi ternelet la honte sans fin, dans l'opprobre de l'extermination par le feu .

    22Voir M. Simon : les Sectes juives au temps de Jsus (Paris, P.U.F., 1960).23Texte du Manuel de discipline retrouv parmi les fameux manuscrits de la mer Morte(3, 20, 21). Voir M. Simon : les Sectes juives au temps de Jsus (Paris, P.U.F., 1960).

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    INSUFFISANCE DE L'EXPLICATION HISTORIQUE

    Ces constatations ont conduit certains esprits interprter l'essnisme, les sectes engnral, et mme les grandes religions comme des sous-produits de l'histoire, despiphnomnes subjectifs traduisant en mythes les seules vraies ralits qui seraient

    celles de l'conomie et des rapports de forces matriels. La discussion de cette thse estune vaste entreprise. Bornons-nous noter qu'elle relve d'une attitude psychologiquetrs productive dans tous les domaines o s'exerce la rflexion contemporaine. C'est elle,par exemple, qui inspire les thses mtaphysiques d'un Monod 24. Mais nous pouvonsadmettre que les sectes naissent des circonstances historiques sans les rduire pour autant de pures traductions mythologiques. A ce compte le sucre de betterave, n du blocuscontinental, serait un mythe. Et aussi l'ordinateur, invent pour rsoudre les problmes dela premire bombe atomique, et d'ailleurs la bombe elle-mme. Les infinis hasards del'histoire obligent l'homme se dchiffrer peu peu. De ce qu'il est enfant du hasard,s'ensuit-il qu'il n'existe pas ?

    Quand nous aurons prouv que les fondateurs de l'essnisme ont substitu un judasme derenoncement, de pauvret et de salut ternel au judasme triomphant de la conqute parceque, prcisment, les juifs hellnistiques n'en taient plus conqurir et possder, mais tre dpossds, se multiplier, mais pricliter misrablement, il faudra encoredcider s'il est plus conforme la vrit de l'homme de chercher son salut dans ce mondeou dans l'autre, dans la conqute ou dans le renoncement, dans la multiplication des tresou dans l'accomplissement d'un petit nombre. Qu'un seul de ces choix soit le bon et qu'ilexclut l'autre, peut-tre. Mais il faudra, pour dire lequel, voir au-del de leur naissancehistorique, puisque tous deux sont galement ns de l'histoire.

    La secte nat-elle toujours d'une Eglise ?

    Sans doute le lecteur aura-t-il pens plus d'une fois en lisant les pages qui prcdent que,faute d'une dfinition de la secte permettant de distinguer l'essence de celles des grandesreligions, notre analyse se dveloppe de plus en plus dangereusement sur le fil d'unrasoir.

    Si, en effet, nous admettons l'authenticit intrieure de l'exprience vcue par le fondateur(la part ayant t faite, bien entendu, quelques charlatans), si nous admettons lasincrit des aptres et des convertis, ainsi que la possibilit de leur quilibre intellectuelet moral, alors qu'est-ce au juste qui les distingue d'un Bouddha, d'un saint Paul, d'unLuther, d'un Mahomet, et, pourquoi pas, d'un Jsus ? Et en quoi une grande religiondiffre-t-elle d'une secte qui aurait russi mieux que les autres ? Loin d'viter le danger,nous allons l'affronter en examinant les rapports des sectes avec les grandes religions.

    Ces rapports ont t maintes fois discuts et dfinis. Pour beaucoup d'rudits, la secte nepeut mme se dfinir que par rapport la religion dont elle procderait. Cette faon devoir ne laisse videmment aucune place aux sectes comme Ummo, Urantia, les Invisibles,et autres qui ignorent les religions existantes.

    24J. Monod : le Hasard et la Ncessite (Paris, Seuil. 1970).

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    Pour le pre Chry, par exemple, et d'autres rudits25, la secte est un phnomne dedissidence . Au sein de l'glise de Jsus, rappelle-t-il, ce phnomne est aussi ancienque l'Eglise elle-mme. Dj, crit-il curieusement, saint Paul a d lutter contre ladissidence judo-chrtienne qui voulait retenir les fidles du Christ dans les observancesdu judasme Le pre Chry appelle donc dissidents les chrtiens d'origine juive qui

    refusent de se sparer du judasme !Le grand rudit allemand Ernst Troeltsch oppose lui aussi la secte l'Eglise, mais dansune perspective plus sociologique26. A tout moment de l'histoire, selon lui, il existe entout lieu donn une Eglise hirarchique s'accommodant de l'ordre tabli et fonctionnantdans son sein. Cette Eglise est donc, par dfinition, en bons termes avec les classesdirigeantes pour le compte desquelles elle assure la surveillance de la socit. De ce fait,et comme l'ordre tabli lui-mme, l'Eglise scrte sa propre contestation : c'est la secte galitaire et radicale , qui exprime la condition malheureuse des groupes nonprivilgis .

    On aura reconnu dans ce schma, l'explication propose la sorcellerie mdivale

    27

    parMichelet, lui-mme cho de Voltaire. Troeltsch fonde son analyse sur les seuls rapportsdes Eglises chrtiennes avec leurs sectes. Dans ce cadre limit, il claire effectivementbien des choses. Il est vrai que les grandes sectes mdivales ont exprim le dsespoir desfaibles devant un ordre impitoyable qui leur interdisait toute rvolte dans ce monde souspeine de se perdre aussi dans l'autre28. Le malheureux qui, sous peine de damnation,devait son seigneur son sang, son labeur et sa vie se trouvait dans l'exacte situationpsychologique qui, on l'a vu, prlude la conversion. Qu'un pauvre prcheur vaudois oucathare vint lui parler d'un Dieu plus pitoyable, il avait toute chance d'tre entendu.

    La rpression engendre le fanatisme

    Ainsi s'explique au XVIe sicle l'effrayant fanatisme des anabaptistes, aprs la sanglanterpression de la rvolte des paysans. Quand Bryan Wilson parle de hordes devagabonds et de visionnaires29 , attires Munster par les prdications enflammes deJean de Leyde, il omet de nous dire quelles circonstances sociales rendaient ces hordes disponibles. Avec toute sa flamme, Jean de Leyde aurait maintenant du mal retenirl'attention d'une runion lectorale dans un prau d'cole. C'est que le prophte deMunster prchait l'galitarisme, le chtiment prochain des tyrans et la fin imminente dece monde de fer et de sang, alors que nous n'avons plus de tyrans et que nous sommestous gaux dans un monde confortable et mou.

    25J. Labbens : Sectes et mouvements religieux , in Chronique sociale de France, n 5(1952) et Eglises, confessions, sectes et chapelles , in Chronique sociale de France, n6.26E. Troeltsch : The Social Teaching of Christian Churches (New York, Mac Millan,1931) ;Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen (Tbingen, Mohr, 1912).27J. Michelet :Histoire de France (1833-1867) et la Sorcire (1862).28Voir A. Michel et J.-P. Clebert : la France secrte, chap. IV (Paris, Denol-Plante,1968).29B. Wilson : les Sectes religieuses (Paris, Hachette, 1970).

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    En fait, l'analyse de Troeltsch ne commence tre insuffisante que lorsqu'on aborde lessectes non chrtiennes, celles que nous appellerons (un peu excessivement, bien entendu)les sectes ex nihilo . Cependant, au sein des sectes chrtiennes modernes, lemouvement de rvolte contre l'Eglise tablie est toujours n de la mme allgation : cellede la dcadence, de son laxisme, de son manque de foi, de puret, de vertu.

    Les intgristes et les marxistes chrtiens, que nous voyons actuellement se dchirer aunom d'un mme retour la puret originelle, illustrent sous nos yeux le perptuelphnomne de la dissidence. Ils nous montrent l'ontogense de la secte dviante, celle quise rfre une Eglise prexistante.

    COMMENT UNE TENDANCE DEVIENT UN SCHISME

    Le premier symptme de cette ontogense, c'est l'apparition de la tendance. Au sein del'Eglise, un groupe se dessine qui insiste plus qu'on ne l'a fait jusqu'alors sur un dtail dela dogmatique, ou de la morale, ou de la liturgie, ou de tout autre aspect de l'orthodoxie.

    Dans le cas des chrtiens progressistes, par exemple, on accordera une importanceprivilgie certains passages du Nouveau Testament maudissant les riches, la richesseet le monde . Au XVIIe sicle, les premiers jansnistes furent des dviants dsireux depromouvoir une morale plus austre, car, disaient-ils, le salut est plus difficile qu'on necroit. Il est mme si difficile qu'en fait n'est sauv que le prdestin : ce sont les thsesfameuses de l' Augustinus30 sur le rle de la Grce dans le Salut.

    La tendance, si elle est ressentie en profondeur par un groupe actif, ne peut manquer de sechanger en proslytisme. Elle va alors se heurter d'autres tendances, invoquer pour ellel'orthodoxie, et, si la hirarchie se fait tirer l'oreille, se retourner contre elle. Pascalcommence par quereller les jsuites, puis le pape. Au sein de l'Eglise catholique, la secteaboutit alors automatiquement au schisme, la sparation (c'est du moins ce qui s'esttoujours produit jusqu' Jean XXIII). C'est ce qui se produisit en Hollande : trois siclesaprs l' Augustinus , il y a encore des vques jansnistes Utrecht, Haarlem etDeventer. Le rle du fondateur peut se manifester plus ou moins tt dans le processus quiva de la tendance la secte. Parfois, c'est lui qui cre la tendance et la rassemble. Parfois,la tendance nat spontanment. On assiste alors des conversions au sein de la tendance.Avant cet incident, le converti n'est qu'un croyant orthodoxe assez tide Il passe de latideur l'ardeur de la faon que nous avons vue.

    A mesure que les conversions se multiplient, le bourgeon pouss sur le tronc del'orthodoxie supporte de plus en plus mal de lui rester attach. C'est que le converti est unpersonnage inflexible : il dtient la vrit, il l'a prouve jusqu'au fond de son tre et nesaurait transiger avec elle. L'indignation de Pascal contre les jsuites tire sa vhmencedes pleurs de joie , du feu , de la nuit du 23 novembre, 1654 : les Provinciales commencent paratre un an aprs cette nuit fameuse, le 23 janvier 1656. Aprs Pascal,la rvolte jansniste ira jusqu'au schisme.

    30 L'Augustinus est l'ouvrage de base du jansnisme, rdig par l'vque hollandaisCornelius Jansen, dit en latin Jansenius (1585-1638).

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    Entre l'apparition de la tendance et son rejet de l'orthodoxie, plusieurs pisodessurviennent rgulirement au sein, de la secte en gestation.

    La secte s'invente un mythe des origines

    D'abord apparat la conviction, toujours proclame, d'un retour aux origines. Le sectateuraffirme que l'orthodoxie a dvi, qu'elle s'est loigne de la puret originelle. Dans sonardent dsir de rtablir l'originelle puret unilatralement interprte, la tendance dviantese heurte invitablement l'orthodoxie traditionnelle. Car si les origines ont t trahies, ilfaut bien que ce soit par quelqu'un.

    L'orthodoxie, c'est, par dfinition, la hirarchie. Ainsi voit-on par exemple en ce momentintgristes et progressistes s'en prendre avec virulence aux vques et aux cardinaux.

    Valry estimait que les virtualits de l'histoire se sont puises dans la seule histoire deRome. On peut aussi le dire de la Rome de Pierre. Tout s'est pass au sein de l'Eglise

    catholique, qui une sculaire exprience de la psychologie sectaire a inspir d'infiniesressources de patience et de savoir-faire. La plupart des innombrables ordres,congrgations, compagnies, socits, communauts, confrries, archiconfrries qui ontfleuri dans son sein depuis la Rome antique sont ns du processus que nous venons dedcrire, mais canaliss et orients par la tolrance hirarchique.

    L'habilet de la hirarchie les garder, selon l'expression, dans le bercail , ne pouvaitqu'tre fructueuse. D'abord, leur dynamisme proslyte se retrouvait attel, si l'on nouspermet cette image, l'antique barque de Pierre. Ensuite, l'existence reconnue etorganise de tendances formellement diffrentes permettait de dtourner le redoutablecorollaire de l'agressivit vers de mineures manifestations d'aigreur mutuelle.

    Homo homini lupus, clericus clerico lupior (l'homme est un loup pour l'homme, leclerc est encore plus loup pour le clerc), dit un vieux proverbe de couvents. Sans douteLuther31 ft-il rest dans le sein de l'Eglise s'il avait trouv quelqu'un d'autre accuserque la Cour de Rome, ou si la Cour de Rome avait compris temps vers quel autre butorienter son ardeur rformatrice.

    Enfin, et ce n'est pas le moins intressant, les ordres et congrgations permettent deconcevoir des retours aux sources limits, ne mettant en cause que les congrgationset ordres eux-mmes.

    Aprs sa prise de conscience en tant que groupe original, la secte suit un cheminementqui varie selon sa doctrine, son statut social, son environnement. Son originalit s'affirmed'autant plus qu'elle est moins bien accueillie. Cette proposition peut d'ailleurs treretourne : marginalit et originalit s'enfantent l'une l'autre. La longue histoire des frreshuttriens illustre bien cette gnration rciproque.

    Les huttriens, ou le Salut rserv au petit nombre

    31Voir D. Olivier : le Procs Luther(Paris, Fayard, 1971).

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    Jacob Hutter, pasteur anabaptiste tyrolien, fut pendant trois ans, de 1533 1536, le chefd'une petite secte de paysans communistes et pacifistes installe Austerlitz aprs ledsastre anabaptiste de Munster. Son enseignement fut mis en forme par son successeurPeter Riedemann en 1540.

    Mais la Moravie est catholique. Pour fuir les perscutions, les huttriens, qui ne semblentavoir jamais t plus de quelques centaines, commencent migrer collectivement.

    On les voit en Slovaquie, puis en Transylvanie. Vers le milieu du XVIIIe sicle, ils sonten Russie. Toujours parlant allemand, toujours collectivistes, toujours refusant le port desarmes, ils restent l un sicle. Vers 1860, pour chapper au service militaire impos par letsar, ils commencent partir aux Etats-Unis. En 1874, ils fondent trois communautsdans le Dakota. Ils sont alors, en tout, sept cents.

    Survient la premire guerre mondiale. Les frres huttriens parlent toujours leur allemanddu XVIe sicle et refusent toujours de se battre : ils migrent au Canada. Depuis, ils se

    sont si bien multiplis qu'en 1965 on en comptait 12500 au Canada et 5000 aux Etats-Unis. Leur marginalit et leur originalit sont presque sans gales. Ecoutons BryanWilson : Les huttriens... ont le sentiment profond que le salut... se trouve au sein deleur communaut... La communaut et la congrgation se confondent, leurs statutsd'association emploient indiffremment les termes de communaut et d'Eglise. Lebaptme, administr l'ge adulte, marque l'admission dans la communaut et lasoumission ses rgles. La soumission implique le refus de porter les armes... Ils refusentnaturellement tout emploi public... Ils refusent de payer les impts levs des finsguerrires et de prter serment... Les communauts huttriennes sont des socits fermessur elles-mmes, presque clotres. Le monde extrieur en est exclu, sa faon de vivre estignore. Bien que les huttriens se marient et aient des domiciles particuliers, ils lventparfois leurs enfants en commun. Ils dnent ensemble (chaque sexe de son ct) et ensilence. Leur vie quotidienne est celle de fermiers et ils se sont adapts la faon de vivredes agriculteurs des divers pays o ils se sont tablis... Le taux de croissance de lapopulation huttrienne est aujourd'hui des plus impressionnants du monde... Lorsque leseffectifs d'une communaut ont atteint environ cent cinquante personnes, on pense ladiviser et tablir une nouvelle colonie : de la naissance d'une colonie sa division, leprocessus dure peu prs vingt ans. Pendant ce temps, la colonie a suffisammentaugment ses revenus pour tre en mesure de financer la scissiparit, en achetant denouvelles terres pour ceux de ses membres qui deviendront des pionniers... Les huttriensn'investissent jamais rien dans des affaires financires qui leur soient extrieures ... Dansbeaucoup de colonies, on a conserv dessein certaines activits qui exigent un travailpnible... parce que l'on sent que ce genre de travail contribue maintenir l'espritcommunautaire chez les membres de la secte tout en les prservant d'une oisivet, qui, la longue, pourrait les inciter exiger des distractions32.

    Wilson expose ensuite l'organisation politique et sociale de la secte, o tout se fait parlection et tirage au sort. Toute distinction est absente du culte, des repas, des actes de lavie quotidienne. Il n'y a pas de classes sociales : tout appartient tous, dans un groupe

    32B. Wilson : les Sectes religieuses (Paris, Hachette, 1970).

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    donn chacun connat tout le monde personnellement, et nul ne peut se singulariser parune situation sociale particulire.

    Entre eux, les huttriens continuent de parler leur vieux dialecte tyrolien. Leur culte sefait en allemand classique. Ils ont des coles primaires de langue allemande. Ils ont appris

    l'anglais, mais ne l'utilisent que pour leurs rapports avec le monde extrieur. Ils ne sontpas intresss par l'enseignement suprieur qui, dans leur systme, ne correspond aucunbesoin. Ils portent toujours le costume traditionnel, remarquable surtout chez les femmes(coiffe, longue robe paysanne, tissus sombres). Il est piquant de constater avec Wilsonque ces hommes et ces femmes si ddaigneux de la vie moderne semblent heureux, queles enqutes faites par les psychiatres montrent chez eux un taux exceptionnellement basde dsordres mentaux, que ceux qui quittent leur colonie sont trs rares et ne tardent pas y revenir.

    Si donc une secte a russi sans cesser d'tre une secte, c'est bien la leur. Ils ne sesoucient ni d'tre compris ni de faire des adeptes. Ils aiment et respectent tous les

    hommes, ont banni toute violence de leurs rapports avec eux, mais jugent que les autres marchent dans les voies de la perdition. Ils prsentent au plus haut point tous lescaractres de la secte tablie dans son tat : l'exclusivisme, la conscience de la singularit,la justification idologique.

    Devant les sectes, la raison est prise de vertige

    Peu de phnomnes sociaux nous en apprennent sur l'homme, ses virtualits, sa flexibilitaux limites inconnues, autant que celui de la secte. Les sectes sont omniprsentes.Combien y en a-t-il dans le monde ? On l'ignore. On les compte par milliers en Afrique,et spcialement en Afrique du Sud. Il en est de mme en Amrique latine. Chez les Noirsdes Etats-Unis certains sociologues estiment que chaque bloc d'immeubles, chaque ruepeuvent tre considrs comme une secte.

    Tout sectateur tient le profane pour un gar. Et le sectateur peut tre un hommeintelligent, sens, critique. Ds lors, compte tenu des sectateurs de toutes sortes, celui quitudie la secte avec ce qu'il pense tre une mthode rationnelle chappe difficilement auvertige : en quoi la mthode dont il est si fier est-elle elle-mme autre chose qu'unejustification sectaire comme une autre ? Sur quel critre assoira-t-il son assurance ?

    Cette question sera rejete par beaucoup de lecteurs peu enclins au doute et l'interrogation. On avancera les rsultats concrets, exprimentaux, de la mthodeobjective dans les autres domaines de la science, la conqute de la nature, la technologie.Loin d'tre une secte de plus, dira-t-on, la mthode objective consacre, au contraire, lavictoire de la raison sur l'esprit sectaire, sa rfutation, son dpassement. Tout cela estindiscutable. L'ennui est que parmi les plus profonds crateurs de la science, beaucoup,qui poussrent jusqu'au gnie la matrise de la mthode objective et contriburent lacrer, furent d'illustres sectateurs : pensez Pascal, Swedenborg, et mme Newton.Mais, dira-t-on, tout grand esprit a ses faiblesses. Sans doute ; seule objection : qui dcideo sont les faiblesses ? Le nombre ? A-t-on jamais mis la relativit ou lathermodynamique aux voix, et convient-il de le faire ? Alors ? Jugera-t-on aux rsultats ?Mais lesquels ? Les huttriens n'ont-ils pas moins de fous ? Ne sont-ils pas plus heureux ?

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    Si l'on pousse au fond la discussion, on aboutira peut-tre ceci que, dira-t-on, lamthode objective n'exclut aucun fait. Elle les considre tous galement avec un espritfroid, alors que le sectaire choisit ce qu'il accepte et ce qu'il refuse de voir : le mormonaccepte la critique historique, mais refuse son application l'ange Moroni ; l'huttrien etl'amish acceptent le tlphone, mais refusent de le fabriquer ; le chrtien (dira

    l'agnostique) accepte la biologie, mais en arrte les lois la rsurrection de Jsus.Seulement la mthode objective ne procde pas diffremment. Elle aussi, comme nousallons le voir, procde, tort ou raison, par exclusive, choix et refus.

    Des miracles sont l'origine des sectes

    Au dbut de toutes les sectes, et parfois pendant un temps assez long, il y a ce que lesectateur appelle les miracles . Si l'historien objectif n'en parle gure, pour le sectateur,ils ont une importance capitale. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si les miracles existentou non, mais de savoir comment se dtermine leur refus. Combien, parmi ceux quichoisissent de les rcuser, ont tudi le dossier d'un seul d'entre eux ?

    A cette question, on rpond en gnral que l'on n'a pas rfuter une allgation incroyableet que c'est celui qui la fait d'en apporter la preuve. Mais, prcisment, il existe desmasses de documents qui prtendent apporter cette preuve33. Quelle que soit la valeur deces documents, ceux qui rejettent les miracles les ont-ils tudis ? En rgle gnrale,non. Peut-tre ont-ils objectivement raison de les rejeter. Mais qu'ils aient ou non raison,le motif du rejet ne doit rien l'examen objectif : il est purement culturel. Il est de mmenature que le choix du mormon dcidant de rejeter une critique historique qu'il n'a mmepas envie de connatre quand elle s'applique l'ange Moroni, mais qu'il acceptera etmme qu'il pratiquera avec talent dans tous les autres cas. Les preuves des miracles en appellent aux mmes mthodes que toute autre preuve scientifique. Elles sontexposes par des hommes de science que rien, part cela, ne distingue des autreshommes de science. Mais on ne leur accorde pas un examen de mme nature. Quand unesecte nat, ses adeptes (et parfois des profanes) attestent la production de nombreux miracles : gurisons, voyances, prophties, etc. Ils lui rservent une place importantedans leur vie et leurs penses. Il est admis par tous les gens senss que ces miraclessont inexistants. Les gens senss ont peut-tre raison, mais quelqu'un s'est-il jamaisdemand s'il en est bien ainsi ?

    Etant donn que notre assurance dans ce domaine prcis est essentiellement le fruit d'uneimprgnation culturelle, comment savons-nous si notre culture est dans le vrai, et sil'vidence qui nous avertit qu'on ne peut jamais prophtiser ou parler des langues qu'onignore n'est pas aussi trompeuse que celle de la Terre plate ? De quelle tude srieusetenons-nous la certitude que ce phnomne incomprhensible qu'est la conversion enchane se dveloppe conformment la logique d'une culture qui, prcisment, la rejettecomme aberrante ?

    33 Par exemple, sur le miracle allgu d'indie, ou jene total poursuivi pendant desannes, le cas de Janet Mac Leod tudi par J.S. Mackenzie (Philosophical Transactionsof the Royal Society, vol. LXVII, p. 5). Autres bibliographies sur les miracles dans H.Thurston : Phnomnes physiques du mysticisme (Paris, Gallimard, 1961).

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    La priode brlante

    Si le miracle accompagnait rellement les phnomnes psychologiques et ventuellementphysiologiques qui caractrisent la conversion en chane, alors l'tude des sectes, etsurtout des sectes naissantes, ouvrirait l'investigation de l'homme des mthodes

    d'approche aussi originales que prometteuses. Si les miracles allgus pendant la priodeque l'on pourrait appeler brlante de la secte taient rels, cela signifierait que desphnomnes particuliers, compltement absents de la vie humaine ordinaire et par lmme exclus de notre image de l'homme, peuvent se produire dans certainescirconstances dont nous connaissons les traits essentiels. Nous n'ignorons pas qu'ennonant ces ides, mme de faon purement hypothtique, nous manquons au respectque l'on doit aux ides reues. Tant pis. Nous ne suggrons rien d'autre ici que la foi dansla mthode exprimentale et elle seule. Ce n'est pas renoncer la mthode exprimentaleque de se demander si des miracles se produisent vraiment pendant la priode brlante .Nous pensons, au contraire, que c'est par un vestige superstitieux dommageable laconnaissance objective et contraire la mthode exprimentale que l'on refuse de se

    poser la question. En veut-on une preuve ? En novembre 1969 se tint New York uncongrs international de psychiatrie sur le thme de l'hallucination. Plusieurs savantsrapportrent des cas de l'hallucination bien connue appele out of body par les Anglo-Saxons (elle consiste en ceci que le sujet croit voir son corps de l'extrieur, par exempled'en haut et reposant sur un lit ou bien de derrire, assis dans un fauteuil. Le sujet peutaussi, pense-t-il, s'loigner de son corps, passer dans les pices voisines, traverser lesmurs, etc.). Quelques-uns exposrent leurs recherches sur ce type d'hallucination. Leurcuriosit tait relle, comme aussi leur ingniosit exprimentale. Pas un, cependant, nerapporta une exprience ayant pour but de savoir si l' out of body est une illusion ouune ralit. On fit faire toutes sortes de choses ces sujets en tat d' out of body , maisil ne se trouva aucun chercheur pour dclarer qu'il avait demand son patient de bienvouloir puisqu'il se prtendait hors de son corps lire un livre ouvert derrire sa tte,ou suivre les activits d'une personne se trouvant dans une autre pice. Une telleexprience n'aurait pris que quelques minutes. Mais ces psychiatres taient tousconditionns par leur culture tenir pour absurde une curiosit si peu coteuse, ou plutt ne pas rapporter des expriences de ce genre, au cas o ils les auraient faites 34.

    Peut-tre la culture occidentale est-elle dans le vrai en prvoyant le rsultat ngatif detelles expriences. Mais, pour en tre sr, il faut les faire. Ou sinon, dire pourquoi onrefuse. C'est d'autant plus ncessaire que d'autres savants, tout aussi irrprochables,affirment que l' out of body peut ne pas tre une illusion. Quand les savants sont endsaccord, seule l'exprience est habilite trancher. Telle est ma position, dont rien neme fera changer. Or les miracles allgus sont innombrables au sein des sectes etprincipalement, je l'ai dit, pendant la priode brlante au cours de laquelle ils jouent unrle apologtique, minent. Mme le dieu de Montfavet a guri des malades : Il aeffectivement guri deux eczmas faciaux parmi les employs , rapporte un de sescollgues (catholique absolument rtif, on s'en doute, son enseignement) cit par le preChry35. Et cet employ de la gare d'Avignon, tmoin des miracles de son collgue,

    34 Pour les comptes rendus de ce congrs, voir : Origin and Mechanisms ofHallucinations, par soixante et onze auteurs (New York, Plenum, 1970). 35H.-C. Chry : l'Offensive des sectes (Paris, Le Cerf, 1959).

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    apporte une prcision intressante : Il eut parfois, dit-il, des checs parmi les collguesqu'il soignait : il prtendait alors que c'tait parce que le malade n'observait pas sesprceptes ou parce qu'il avait eu recours la mdecine officielle36.

    Le Christ de Montfavet semble donc avoir constat que l'observance est ncessaire, que

    le miracle est li la conversion.PHYSIOLOGIE DE LA CONVERSION

    Ce n'est pas ici le lieu de tenter une analyse objective de la conversion, si une telleanalyse est d'ailleurs possible. Il suffira, pour la suite de notre tude, de la prendre pource qu'elle se donne, c'est--dire pour un changement psychologique radical etgnralement instantan. Elle peut n'avoir aucun rapport avec la religion. Elle peut treidologique, politique, potique, morale. C'est par un tel changement radical et instantanque Rimbaud, de pote prodige, se trouve transform en aventurier du ngoce, ou queKoestler, de bourgeois dcadent, se mue en militant communiste37.

    Que les tats vcus, par Koestler et d'autres, hors de tout contexte religieux, ressemblent ceux que dcrivent les convertis et les mystiques, ne prouve nullement leur identitintrieure. Prouver l'identit de deux tats intrieurs est impossible supposer que celasignifie quelque chose. Mais les concomitances extrieures, physiologiques ou physiques,sont, elles, contrlables. Elles ont t tudies par des neurophysiologistes 38 , etnotamment par l'Amricain Roland Fischer, qui enseigne la psychopharmacologie laFacult de mdecine de l'Universit de l'Ohio.

    Les expriences de Fischer, conduites avec l'appareillage habituel de la neurophysiologie,tablissent un paralllisme entre l'veil du systme nerveux central et une classificationdes tats de conscience allant du samdhi des yogis pour les tats d'veil les plus attnusjusqu' l'extase mystique pour les tats dhyperveil .

    Fischer dmontre le principe d'une concomitance entre les tats mystiques ouparamystiques et la physiologie, ouvrant ainsi une voie nouvelle, celle du laboratoire, l'tude de la conversion. Son spectre des tats de conscience propose trois squencescorrlatives : physiologique, sensorielle, mentale. A chaque point de l'une des squencescorrespond un point et un seul des deux autres. Peut-tre se trompe-t-il dans le dtail destrois corrlations rciproques. Mais il suffit que le principe de ces corrlations soit tablipour qu' l'incertitude de l'introspection se substituent l'exprience et la mesure 39

    36

    Idem.37A. Koestler : la Corde raide (Paris, Calmann-Lvy, 1953) ; le Dieu des Tnbres (Paris,Calmann-Lvy, 1950) ;Hiroglyphes (Paris, Calmann-Lvy, 1955).38Citons A. Kasamatsu et T. Hirai : An Electroencephalic Study on the Zen Meditation(Folia Psychiatr. Neurol. Japon. 20, 315, 1966) ; B. Anand, G. Chhina et B. Singh : Some Aspects of Electroencephalographic Studies in Yogis (Electroenceph. Clin.Neurophysiol., 13, 452, 1961). Voir aussi la bibliographie des trois publications deFischer, note suivante.39 Les travaux de Fischer sont exposs dans les trois publications suivantes : OnCreative, Psychotic and Ecstatic States , in Psychiatry and Art ; Art Interpretation and

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    rclames ici. En effet, tant donn que la physiologie de d'veil est pour l'essentielcommune l'homme et aux animaux suprieurs40, nous sommes fonds rechercher si laphysiologie animale ne nous offre pas des processus somatiques identiques ceux quel'on observe, mais par le biais de l'introspection, dans le phnomne de la conversion.

    Quand Dieu veut foudroyer...

    Nous pouvons invoquer ici une maxime trs profonde que les Invisibles prtent l'un deleurs matres du nom de Rabellus et qu'aucune religion, croyons-nous, ne refuserad'endosser : Quand Dieu veut foudroyer, dit Rabellus, il se sert de la foudre. CeRabellus (dont nous ignorons l'identit) entend par l que l'action divine emprunte, pourse manifester, les voies de la Cration : la foudre est un phnomne naturel.

    Rechercher dans l'exprimentation animale des phnomnes semblables ceux que l'onobserve chez l'homme en proie la conversion n'implique aucun rductionnisme duspirituel au matriel ou de l'homme l'animal. En revanche, cette dmarche peut nous

    clairer sur ce qui, dans la conversion, relve de la simple physiologie. Or lescorrespondances existent. Le psychiatre anglais William Sargant a consacr tout unlivre41 relever ces correspondances. Ayant pris part au dbarquement de juin l944 entant que psychiatre de l'arme anglaise, Sargant fut frapp de voir combien les crisesobserves chez les soldats exposs au feu ressemblaient celles que Pavlov avaitexprimentalement provoques sur les chiens de son laboratoire. Il observa en particulierqu'au-del d'un certain dsarroi physique et moral le soldat subit une sorte deretournement de ses structures psychologiques, exactement comme le chien de Pavlovqui, longuement dconcert par des preuves contradictoires et douloureuses, devenaitsoudain le contraire de lui-mme, montrait un attachement inattendu au gardien qu'il avaitmordu, ou inversement. De ces observations, Sargant tira une thorie du lavage decerveau qui ne concerne pas notre recherche, quoiqu'elle fasse apparatre cette pratiquecontrefaon de la conversion.

    Le retournement psychique du chien de Pavlov s'obtient par des moyens quin'honorent gure la sensibilit de l'exprimentateur : jene, svices divers, stimulicontradictoires et incomprhensibles affolant l'intelligence et l'instinct de l'animal. Cesont des moyens la mesure du chien. Les preuves des soldats observs par Sarganttaient en partie la mesure du chien qui est en l'homme, et en partie la mesure del'homme. Les retournements observs se situaient au niveau des preuves endures.Dans le cas d'preuves uniquement physiques, le soldat subissait des nvroses plus ou

    Art Therapy (Ble, Jakab, Karger, 1969) ; Ueber das rythmisch Ornamentale imhalluzinatorisch Schoepferischen (Linz, VIe congrs de la Socit internationale d'art etde psychopathologie, 1969) ; Drug-Induced Hallucinations , in Origin andMechanisms of Hallucinations (New York, Plenum, 1970).40Voir Y. Ruckebusch : Le sommeil et les rves chez les animaux ; M. Jouvet et D.Jouvet : le Sommeil et le rve chez l'animal . Ces deux textes dans : Ey etcollaborateurs : Psychiatrie animale (Paris, Descle de Brouwer, 1964), et surtout,nombreux auteurs : Brain Development and Behavior(New York, Academic Press,1971).41W. Sargant : Physiologie de la conversion religieuse et politique (Paris, P.U.F., 1967).

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    moins animales . Les preuves morales entranaient des dsordres plus typiquementhumains, plus profonds, ou, si l'on prfre, d'un niveau plus lev. Ainsi il semble que la conversion se situe au niveau o on la provoque et o l'tre qui la subit est capable dela vivre.

    Cette remarque nous donne peut-tre la cl ultime du fait sectaire, en mme temps que lapierre de touche permettant de le situer dans le cadre du fait religieux.

    Physiologie de la secte

    Rappelons-nous nos remarques sur la conversion du fondateur : elle survient au termed'un temps d'angoisse qu'elle clt en retournant la situation angoissante, en gurissantl'angoisse par sa cause. Ainsi, Ann Lee, mre frustre dans sa maternit, dcouvre-t-elleque le salut nat de la continence. Ainsi Wesley trouve-t-il dans la foi le remde sontourment de rationaliste avide de ferveur. Ainsi l'ange Moroni rvle-t-il Joseph Smithla justification de l'Amrique en lutte. Ainsi Pascal, l'une des plus profondes intelligences

    de l'humanit, trouve-t-il la paix en s'abtissant , selon son expression.La gurison de l'angoisse par sa cause explique la soudainet de la conversion. Mais dece que la conversion retourne l'angoisse en l'galant, il s'ensuit qu'il y a autant deconversions que d'angoisses. Le bouleversement peut survenir au niveau de l'ange ou celui de la bte. Les innombrables sectes sexuelles, toujours et depuis toujoursrenaissantes, gurissent d'un petit mal aussi ancien que l'oisivet. Cela ne va pas loin. Demme les petites sectes gurisseuses qui promettent une sant florissante par l'argile,l'oignon, le vgtarisme, le yin et le yang, etc. Elles ne sauraient mobiliser que la partiede notre tre qui le matin se regarde la langue dans la glace. Autant de drames dansl'homme, autant de conversions possibles. Aussi pourrait-on prdire la typologie toutentire des sectes en recensant les causes de suicide et en interrogeant les statistiques dela mdecine psychosomatique. A cause des variations infinies de l'histoire, cettetypologie serait longue et ce recensement vaste.

    Ainsi s'explique en ce moment mme le pullulement des sectes l o l'histoirecontemporaine est cruelle, chez les Noirs amricains et sud-africains, en Amrique duSud, en Indochine ; l aussi o des changements trop rapides dtruisent les structurestraditionnelles sans fournir de substitut, comme au Japon ; l o une culture en remplaceune autre, comme en Occitanie, au Pays de Galles, en Ecosse, ou en Europe de l'Est.

    Allons jusqu'au bout de cette logique : si l'on devait dsigner dans l'histoire du monde, letemps et le lieu du bouleversement le plus traumatisant et requrant donc la conversion laplus brlante, o le trouverait-on mieux que l o deux grandes cultures la grecque etl'hbraque , aprs s'tre un moment compntres, se trouvrent soudain mises entutelle et irrmdiablement humilies par la toute-puissance d'une troisime, la romaine ?

    Ce lieu est videmment la Palestine hellnistique soumise un petit fonctionnaireromain, et ce temps le Ier sicle. Et l'on peut comprendre cela de deux faons : ou biencomme une explication rationaliste de plus l'apparition du christianisme, ou biencomme une dmonstration du caractre providentiel de l'histoire, qui semble avoir faitconspirer le monde antique tout entier crer les conditions d'une conversion totale au

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    moment prcis o l'Evangile est annonc aux hommes. Comme le biologiste dansl'apparition de l'il, l'historien retrouve donc ici le paradoxe auquel Jacques Monod adonn le nom de tlonomie : quand on a tout expliqu par les causes, il reste que cescauses, parfois, ralisent un projet.

    Examin du point de vue des causes visibles, le christianisme n'est rien qu'une secte qui arussi. Il est celle qui a le mieux russi, puisque, au terme actuel de l'histoire, c'est lui ouicompte le plus d'adeptes.

    Mais pourquoi une secte russit-elle mieux ? Le mcanisme de la conversion en chanerpond cette question : pour que la conversion du fondateur en dclenche d'autres, ilfaut que la rponse qu'elle donne ait valeur d'exemple. Si l'exemple s'impose l'humanitentire, c'est que la conversion atteint l'essence de l'homme. Son succs mesure sonuniversalit. Son dynamisme mesure la profondeur des niveaux qu'elle mobilise dans lapersonne vivante.

    Si donc l'hypothse que nous avons avance sur les miracles venait tre vrifie, il n'yaurait aucun doute avoir sur le nombre et l'clat des miracles au sein du christianismenaissant. Ces miracles tmoigneraient pour le moins de la profondeur humaine duphnomne chrtien, profondeur confirme par le succs ultrieur du christianisme. Onpourrait dire alors, en raccourcissant, que la grandeur des miracles tmoigne du succsfutur, et le succs constat des miracles chrtiens.

    Les sectes rpondent une disponibilit de l'me

    Les sectes attestent et mesurent la disponibilit psychologique, spirituelle et morale del'homme. Dplorer leur existence, c'est mconnatre l'un des traits les plus profonds denotre tre. Autant dplorer la couleur du ciel ou la rotondit de la Terre.

    La disponibilit de l'homme est une adaptation volution ayant pour fonction d'ouvrirl'homme aux changements de l'histoire. Ces changements eux-mmes naissent detransformations que nos inventions techniques, conomiques, sociales et culturellesoprent sur notre milieu vivant.

    Les animaux, qui n'inventent pas ou gure, ne modifient leur milieu vivant qu' la vitessede leur propre volution biologique : ils n'ont besoin d'aucune disponibilit et n'ont doncpas d'histoire. Les adhsions irrationnelles sont, au contraire, le ncessaire complmentde la dmarche rationnelle. Ncessaire, car les changements quotidiens de notre milieurequirent des rponses immdiates que le lent exercice de la raison ne saurait fournir. Ilfaut donc sans cesse anticiper sur la raison par des choix doctrinaires. La secte qu'elle soitreligieuse, politique ou autre, fournit un dispositif automatique d'anticipation. Elle rsoutpar voie d'autorit l'angoisse de l'indtermination intrieure. Elle tranche le problme deBuridan par une rfrence systmatique des ralits transcendantes au problme lui-mme et toute ralit extrieure.

    Notre hypothse n'est-elle pas elle-mme une anticipation ? Ne propose-t-elle pas unchoix doctrinaire que rien ne fonde ? Tel serait le cas si nous perdions de vue qu'unehypothse ne commence cesser d'tre une pure rverie que lorsqu'elle propose des

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    expriences permettant de la rfuter42 si elle est fausse. On se tromperait en croyanttrouver dans notre analyse autre chose qu'une incitation des contrles exprimentaux.

    Les plus prometteurs de ces contrles pourraient tre cherchs dans le domaine clinique,pathologique. L'hypothse serait ainsi contrle dans ses consquences latrales, hors de

    tout contexte religieux.On pourrait, par exemple, essayer de gurir des troubles psychosomatiques par uneaggravation mesure de leur cause psychologique, puis en provoquant, au moment dudsarroi maximal, une conversion du patient l'gard de cette cause. La conversion devrait tre irrationnelle, attache une ide imaginaire et nourrie de la seule motion. Ladifficult rside videmment dans la crdibilit du thrapeute : on croit le thaumaturge etle prophte, mais plus difficilement le praticien en blouse blanche43.

    D'autre part, le danger d'un dsarroi dlibrment exacerb est examiner avec uneextrme prudence. On pourrait donc tenter d'abord de provoquer la conversion aprs

    l'lectrochoc ou le choc insulinique. Si ces dernires thrapeutiques produisentordinairement des effets si irrguliers, c'est peut-tre que la gurison, quand elle survient,ne rsulte pas du choc lui-mme (correspondant la destruction pralable de structuresmentales), mais la conversion qui devrait le suivre et dont l'apparition est laisse auhasard. Ernest Jones, le biographe de Freud, rapporte des cas o celui-ci parvint gurirdes malades mentaux en leur rvlant des traumatismes refouls rigoureusementinexistants, mais dont Freud s'tait persuad en mme temps qu'il en persuadait sonpatient44.

    Si les expriences que nous suggrons donnaient des rsultats positifs, il faudrait enconclure que les recherches portant sur la ralit des mythes psychanalytiques sont vaineset inutiles : vaines, parce qu'il suffirait de les chercher pour les trouver ; inutiles, parceque ces mythes n'auraient nul besoin d'tre vrais pour gurir. Il suffirait que le patient semette y croire. La cure psychanalytique serait alors une pure et simple conversion. C'estce que pense Ellenberger.

    De mme, et ce sera notre conclusion, de tels rsultats positifs laisseraient le problmereligieux en l'tat, sans rien prouver ni rfuter. S'il est vrai que Dieu se sert de la foudrequand il veut foudroyer , on pourra toujours, en les cherchant, mettre en vidence lesstructures causales des vnements providentiels, miracles inclus, sans pour autantexpliquer, si peu que ce soit, leur caractre providentiel, puisque celui-ci manifeste un

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    Voir les analyses du philosophe anglais Karl R. Popper, notamment dans : The Logic ofScientific Discovery (Londres, Hutchinson, 1959) ; Conjectures and Refutations : theGrowth of Scientific Knowledge (New York et Londres, Basic Books, 1962). Voir aussiM. Polanyi : The Growth of Science in Society , in Minerca, vol. 5 (Londres, 1967).43Voir H.F. Ellenberger : The Discovery of the Unconscious (New York, Basic Books,1970).44 Chez un malade qu'il avait soign avant la guerre et dont je connaissais parfaitementla vie, crit Jones, je rencontrai maints et maints exemples de faits dont Freud s'taitconvaincu et que je savais faux, alors qu'il avait refus de croire d'autres faits, relsceux-l. E. Jones : la vie et l'uvre de Sigmund Freud(Paris, P.U.F., 1958).

  • 8/3/2019 Aim Michel - Les sectes: religions parallles 1974

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    but, une finalit, une intention. Si les choses vont quelque part ce que croit tout espritreligieux, , dire comment elles y vont ne nous apprend rien sur l'essentiel, qui resteratoujours de savoir o elles vont, et pourquoi.

    Aim Michel(1919-1992), ingnieur, licenci en philosophie et diplm de psychologie.

    Ecrivain et essayiste, il a tudi depuis 1952 les mthodologies du tmoignage et sestintress au phnomne ovni, la mystique et la nouvelle pense scientifique.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Aim%C3%A9_Michelhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Aim%C3%A9_Michelhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Aim%C3%A9_Michel