Ahikar - La Grande Guerre Des Emeus

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La grande guerre des émeus

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  • La grande guerre des meus

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    Sir George Pearce, snateur dAustralie-Occidentale, sapprtait vivre les

    vnements les plus importants de sa carrire, ceux qui allaient le rendre

    jamais immortel.

    Sir George tait ma foi plutt bel homme, grand, distingu et arborant une

    fire moustache. Il ny a pas dire : il avait de lallure et devait encore plaire

    aux femmes. Il tait n en 1870 Mount Barker, en Australie-Mridionale, et

    tait le lointain descendant des Anglais partis de Cornouailles et arrivs ici au

    XVIIIe sicle avec le capitaine Cook.

    Quand le tlphone sonna, en cette belle journe doctobre 1932, sir George

    Pearce, actuel ministre de la Dfense, dcrocha immdiatement.

    Allo !... Quoi ! vous me drangez parce que des volatiles picorent vos

    champs !

    Il clata dun grand rire sonore et raccrocha dun coup sec le combin.

    Mais dans les heures qui suivirent, les appels se multiplirent et sir George

    commena comprendre que laffaire tait srieuse.

    Un groupe de 20 000 meus avait envahi les champs de bl du district de

    Campion et causait des dgts considrables.

    Entrez ! cria presque sir George quand on frappa la porte de son bureau.

    Je vous prsente Archibald McAllister, ornithologue, dit son secrtaire tout

    en effectuant un pas de ct pour laisser passer le vieil homme.

    Sir George sapprocha et lui serra la main.

    Vous tombez pic ! Vous allez mexpliquer comment tous ces meus sont

    arrivs l. Ils ne sont pas tombs du ciel quand mme ?

    Mais les meus ont toujours t l, commena le vieil homme ; ce sont les

    hommes qui sont venus sinstaller sur leurs routes migratoires. Les meus

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    suivent la pluie. En Australie-Occidentale, les pluies dt vont vers le sud-ouest

    en partant du nord, et suivent le chemin inverse en hiver. Cest la route

    quempruntent les meus dans leurs dplacements de masse

    Mais quelle pluie voulez-vous quils suivent, le coupa sir George, a fait

    des semaines quil nest rien tomb ?

    Justement, cest parce quil ne pleut pas quils ont converg par milliers

    vers le village de Campion. Les points deau artificiels installs pour le btail

    sont pour eux une manne inespre. Et en plus ils ont trouv des champs de bl

    perte de vue qui leur offrent le gte et le couvert. Pourquoi voudriez-vous donc

    quils repartent ?

    Vous savez ce que a mange des oiseaux de cette taille ? interrogea sir

    George.

    On estime quun meu adulte consomme entre 800 et 1200 grammes de

    nourriture par jour.

    Sir George se tourna vers la fentre, et tout en gardant lindex point sur la

    tempe, se retourna pour dire :

    Vous vous rendez compte, cest 200 quintaux de bl qui disparaissent

    chaque jour dans leur ventre ! sans compter tous les pis pitins et les trous

    quils font pour se coucher.

    Sir George fit quelques pas et reprit :

    Mais pourquoi les paysans sont-ils venus sinstaller l ?

    Permettez que je vous rponde, dit Archibald McAllister, ces paysans sont

    pour la plupart des vtrans de la Premire Guerre mondiale, australiens mais

    aussi britanniques qui, las de toutes les horreurs quils ont vues, ont choisi de

    sinstaller loin du monde, loin de nos socits belliqueuses.

    Sir George coutait, sans dire mot. Le vieil homme poursuivit :

    En plus, avec le gigantesque krach boursier que nous avons connu il y a

    trois ans, le gouvernement a incit les agriculteurs tendre les champs de bl.

    De grandes plaines semi-arides de lintrieur se sont ainsi mtamorphoses en

    cultures cralires. Mettez-vous donc la place des meus : nourriture et eau

    volont, cest le paradis ! ils nont mme plus besoin de migrer !

    Que faudrait-il faire alors selon vous ? interrogea sir George.

    Installer des cltures infranchissables.

    Infranchissables, a veut dire quoi ?

    Un mtre cinquante au minimum.

    Sir George fit quelques pas dans la pice, tout en se caressant le menton.

    Trs bien, je vais voir si cest possible.

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    En voyant sir George se diriger vers la porte, Archibald McAllister comprit

    que lentretien tait fini et se leva.

    Je vous remercie dtre venu. Sans vos lumires quaurais-je fait ?

    Une vigoureuse poigne de main acheva lentretien et sir George regagna

    son fauteuil.

    Renseignements pris, il savra que llvation dune clture coterait

    beaucoup trop cher. Le gouvernement navait ni le temps ni les moyens de

    raliser un tel projet. Deux cents quintaux de bl disparaissaient chaque jour

    dans lappareil digestif de ces volatiles, il fallait que a cesse immdiatement !

    On toqua la porte. Ctait son secrtaire.

    Sir, une dlgation de fermiers demande tre reue.

    Et en quoi cela me concerne-t-il, sil vous plat ?

    Sir, cest au sujet des meus.

    Quoi ! cest pas vrai ! Je viens tout juste dtre inform du problme et les

    voil dj qui dbarquent. Dites-leur de revenir demain !

    Sir, ils ont lair trs en colre.

    Raison de plus, quils reviennent demain ! Combien sont-ils ?

    Une dizaine environ, sir.

    Jen recevrai trois. Inscrivez-les pour 10 h.

    Trois reprsentants, sir ?

    Pardi ! de quoi voulez-vous quil sagisse dautre ?

    Le lendemain matin, dix heures pile, sir George demanda quon introduise

    les trois hommes. Un grand gaillard de prs de deux mtres apparut dans

    lencadrement de la porte. Dun simple hochement de tte, il fit signe aux deux

    autres dentrer avant lui.

    Sergent Tom O'Halloran, dit un petit homme rbl en empoignant la main

    que lui tendait le ministre.

    Je vois que vous avez t dcor !

    Gallipoli, avril 1915, Monsieur le ministre.

    LAnzac, la bataille des Dardanelles ; nous avons eu de lourdes pertes.

    Oui Monsieur le ministre.

    Et vous ? demanda sir George un grand blond aux traits burins par le

    soleil.

    Jai encore quelques clats dobus dans la tte, mais a va. On fait aller.

    Lhomme sourit. Il ne doit pas tre mari, songea sir George en voyant ses

    dents jaunes, ses grosses lvres prominentes ainsi quune vilaine cicatrice qui

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    lui barrait le visage du nez jusqu loreille droite. Il lui manquait dailleurs le

    lobe de loreille qui semblait avoir t arrach.

    Messieurs, prenez place.

    Trois fauteuils de style victorien les attendaient. Le gant semblait hsiter et

    valuer du regard la robustesse du fauteuil dans lequel il finit par prendre place.

    Nayez crainte, ils sont solides. Ils ont toujours craqu Messieurs, puis-

    je vous offrir quelque chose ?

    Non, rpondirent-ils de concert.

    Un cigare peut-tre ? ajouta sir George en leur prsentant une bote. Ils

    sont excellents. Je les fais venir directement de Cuba.

    Dun hochement de tte accompagn dun mouvement de la main, le gant

    fit signe que non.

    Je suis preneur, dit le sergent en en saisissant un dlicatement entre le

    pouce et lindex. Il le huma et allait sexprimer quand sir George prit la parole.

    Bon, messieurs, si nous passions aux choses srieuses ! Qui veut

    commencer ?

    Le petit sergent ne se fit pas prier et attaqua aussitt :

    Pour faire face la crise de 29, le gouvernement nous a demand dtendre

    nos cultures de bl. Nous avons immdiatement rpondu prsent et fait de lourds

    investissements. Mais le gouvernement na pas tenu ses promesses. Les aides ne

    nous ont jamais t verses ! Nous sommes endetts jusquau cou ! Et

    maintenant des milliers dmeus saccagent nos champs ! Que comptez-vous

    faire concrtement ?

    Tout dabord, rpondit sir George, laissez-moi vous fliciter pour les trs

    bons rsultats que vous avez obtenus. Jai ici la courbe de croissance de la

    production de bl de ces deux dernires annes. La superficie des terres

    emblaves est passe de 6 7,26 millions dhectares, et la production

    Arrtez les beaux discours ! les chiffres, on les connat ! le coupa Tom

    O'Halloran. A quoi a nous sert de produire plus, puisque le cours du bl ne

    cesse de baisser ? On parle mme de surproduction !

    Le gant dodelina de la tte pour montrer quil approuvait son camarade. Le

    grand blond souriait toujours.

    Content quon dise des vrits ! lcha-t-il en se tapant sur la cuisse.

    Messieurs, un peu de calme sil vous plat ! dit sir George qui entendait

    rester matre de la situation.

    Eh bien ! dites-nous ce que vous comptez faire pour nous dbarrasser des

    meus avant quils naient tout dtruit, reprit Tom O'Halloran, car en ce

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    moment, pendant que nous sommes assis l, bien tranquillement discuter, ils

    saccagent nos rcoltes et dvorent les pis de bl.

    Le grand blond se tapa nouveau sur la cuisse.

    Cest bien vrai. Ils font des dgts normes. Ils en pitinent bien plus quils

    en mangent. Cest de la vermine. Il faut sen dbarrasser !

    A coups de mitrailleuse ! dit le gant qui ouvrait la bouche pour la

    premire fois.

    Des mitrailleuses ? Cest pas un peu exagr pour des oiseaux ? rpondit

    en souriant sir George.

    50 kilos pour 1,90 mtre, vous appelez a des oiseaux ! dit le petit sergent.

    Ils courent plus de 50 km/h. Bob a raison, il nous faut des mitrailleuses !

    Vous ne pourriez pas les piger ou les empoisonner ? interrogea sir

    George.

    Vous tes malin, vous. Vous avez envie de faire crever tout le btail !

    sexclama Tom O'Halloran qui avait oubli quil parlait un ministre.

    Un large sourire se dessina sur la bouche lippue du grand blond.

    Donnez-nous deux mitrailleuses lgres Monsieur le ministre, deux Lewis

    Mark I, et je vous garantis quen une journe le problme est rgl. Nous avons

    bien vu comment ces petits bijoux dcimaient les rangs adverses pendant la

    Premire Guerre mondiale.

    Messieurs, un peu de calme, je vous prie. Je vais voir ce que je peux faire.

    De toute faon, vous ntes pas sans savoir quil me sera impossible de confier

    de larmement militaire des civils, qui plus est des mitrailleuses !

    Lentretien se poursuivit encore une bonne dizaine de minutes, sir George les

    assurant quil ferait tout ce quil tait en son pouvoir pour leur donner

    satisfaction, au besoin en crant une task force.

    Cette nuit-l, sir George narriva pas trouver le sommeil. Envoyer larme

    avec des mitrailleuses pour dtruire les meus ne risquait-il pas de choquer

    lopinion publique ? Le souvenir douloureux des deux plbiscites pour les

    conscriptions de 1916 et 1917 le hantait toujours. Il se rappelait avoir t

    quelque peu naf. En tant que snateur dAustralie-Occidentale, il avait dirig

    lui-mme dans son tat les campagnes en faveur du service militaire obligatoire.

    Allez vous battre en Europe ! Sauvez les dmocraties ! Et la rponse aux

    rfrendums de 1916 et 1917 avait t oui en Australie-Occidentale, mais le non

    lavait emport sur le plan national. Et cest l quil avait manqu dintelligence,

    ou plutt de clairvoyance. La population de son tat tant majoritairement pour

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    la conscription, le oui lavait dailleurs emport 69,71% en 1916 , il avait

    pens lemporter facilement sur le plan national. Mais il navait pas assez tenu

    compte dun facteur important : la population de son tat comptait un nombre

    lev de citoyens dorigine britannique, et cest eux quil devait cette forte

    proportion de oui. Ils avaient vu dans la conscription un geste de loyaut envers

    la Couronne britannique. Mais dans les autres tats, o ils ntaient pas

    majoritaires, le vote des ouvriers et des fermiers avait t motiv par de toutes

    autres raisons. Les ouvriers avaient craint quon ne fasse appel une main-

    duvre trangre moins bien paye pour les remplacer dans les usines pendant

    quils serviraient en Europe, et qu leur retour, ils ne puissent plus retrouver

    leur salaire. Il avait aussi sous-estim le vote des femmes, bien plus pacifistes

    par nature que lhomme, lesquelles staient mobilises massivement contre la

    conscription. Mais peut-tre, quau fond, la raison principale du rejet de la

    conscription avait t la distance norme qui sparait lAustralie de lEurope. Le

    thtre des oprations, les bombardements, les territoires occups, tout a tait si

    loin !

    En tous cas, il ne voulait pas se tromper une nouvelle fois. Par deux fois

    dj, il avait connu lhumiliation de la dfaite, pour des victoires quil avait

    crues faciles. Finalement, tait-il vraiment intelligent ? Il avait beau tre la fois

    snateur dAustralie-Occidentale et ministre de la Dfense, il lui arrivait de se

    demander sil tait vraiment intelligent. Intelligent vient du latin intelligere,

    choisir entre. Est intelligent celui qui fait le bon choix. Il navait jamais oubli

    ces paroles de son professeur de latin, tout en ayant conscience davoir maintes

    fois failli cette belle et noble dfinition.

    Quel choix allait-il faire avec les meus ? Il ne le savait pas encore. Ou du

    moins voulait-il le croire, car en sa qualit de ministre de la Dfense avait-il

    vraiment le choix ?

    Il sendormit sur cette interrogation.

    A son rveil, il fut la fois tonn et ravi de constater que tout tait

    maintenant trs clair dans sa tte. Il allait crer une task force, compose de

    militaires qui auraient pour mission dradiquer les meus. Il fallait montrer aux

    fermiers quon tait avec eux, que le gouvernement faisait tout pour les aider. Il

    acquiesa donc la demande des fermiers, nonobstant certaines conditions. Les

    fermiers prendraient leur charge le cot des munitions utilises, et fourniraient

    le gte et le couvert. Comme il sagissait dun problme local, il jugea inutile

    dinformer le Conseil militaire Canberra. Il utiliserait les forces militaires

    locales. Pour cela, il prit contact avec le brigadier A. M. Martyn qui commandait

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    la cinquime rgion militaire, base Perth. Ils discutrent un bon moment,

    voquant le fait que les meus taient coriaces, difficiles approcher, et quil ne

    serait pas si facile que cela de les tuer. En consquence de quoi, il faudrait

    prvoir une quantit importante de munitions. Lentretien se conclut sur une

    phrase de sir George Pearce qui dclara :

    Nos hommes nont pas souvent loccasion de sentraner sur des cibles

    mouvantes. a leur fera un excellent exercice de tir !

    Fort de toutes les recommandations que lui avaient laisses le ministre de la

    Dfense, le brigadier Martyn sattela derechef la tche. Il choisit deux de ses

    meilleurs hommes, qui avaient la rputation dtre de fines gchettes, le sergent

    S. McMurray et lartilleur Jim OHalloran, quil plaa sous le commandement

    du major G. P. W. Meredith. Sur la recommandation de Pearce, un cameraman

    aux armes de la Fox Movietone se joindrait eux pour filmer la campagne. Le

    Premier ministre dAustralie-Occidentale, sir James Mitchell, donna son feu

    vert. Mardi 18 octobre 1932, la task force compose du major G. P. W.

    Meredith, du sergent S. McMurray et de lartilleur Jim OHalloran quitterait de

    nuit la base de Perth pour Burracoppin, quipe de deux mitrailleuses Lewis

    Mark I et 10 000 munitions. La premire guerre officielle contre les meus

    venait dtre dclare.

    Tout tait prt pour la grande offensive contre les meus, lorsque

    limprvisible arriva : dabondantes pluies se mirent tomber sur lintrieur du

    pays, et les meus se retirrent des terres bl. Le rpit fut toutefois de courte

    dure, puisque moins de deux semaines plus tard ils taient revenus. Les trois

    hommes de la task force furent aussitt alerts, et prirent de nuit le Kalgoorlie

    Express, qui circulait depuis 1917 sur une ligne de chemin de fer ouverte en

    1897, aprs que dimportants gisements dor furent dcouverts. Ils arrivrent le

    2 novembre au matin en gare de Burracoppin, o les attendait un camion qui les

    transporta jusquau village de Campion. Neuf voitures de fermiers arms de

    fusils taient venues leur prter main-forte, ainsi que des hommes cheval. Il y

    avait aussi les frres Francias, Bert et Vic, ainsi que leur ami Ray Owen, qui

    taient venus tout spcialement de Pickering Brook, plus de 250 km lest,

    tout excits lide de tirer des meus. Les frres Francias conduisaient un

    Chevy truck quils avaient baptis affectueusement le vieux bus . Ray Owen

    conduisait une voiture de sport de marque franaise, une Salmson.

    Les deux mitrailleuses ntaient pas encore dcharges quun groupe dune

    cinquantaine dmeus fut signal. Comme ils taient hors de porte, le major

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    Meredith demanda aux fermiers de les contourner pour les rabattre vers eux.

    Mais les meus ne voulurent pas obtemprer, prfrant se diriger vers une zone

    couverte du bush. Voyant cela, le sergent McMurray ouvrit le feu une distance

    de 1000 mtres. Il avait vis trop court et manqua sa cible. Une deuxime rafale

    cueillit les meus au moment o ils atteignaient le couvert. Une dizaine

    doiseaux peut-tre furent tus. Le premier sang de cette drle de guerre venait

    dtre vers par larme australienne.

    Aprs cet accrochage avec lennemi, les hommes de Meredith gagnrent la

    proprit de Joseph Joyce pour y tablir leur camp de base. La ferme des Joyce

    avait une superficie denviron 1200 hectares, ce qui la situait dans la moyenne

    des fermes de la rgion. Compte tenu des dgts infligs aux cultures par les

    meus, les fermiers estimaient que leurs pertes seraient de huit dix sacs de bl

    par hectare. Et comme si cela ne suffisait pas, les meus avaient aussi

    endommag la grande barrire contre les lapins qui courait du nord au sud de

    lAustralie, provoquant une invasion massive de ces derniers. Les fermiers

    avaient vraiment de quoi tre en colre !

    Toute laprs-midi les recherches continurent. Les voitures des fermiers

    roulaient en avant pour dbusquer les oiseaux. Les mitrailleuses suivaient dans

    un camion, prtes intervenir. Au bout dune heure ou deux, toujours pas le

    moindre meu en vue. Le major Meredith commenait se demander si la

    mthode employe tait la bonne.

    Visiblement major, sexclama le sergent McMurray, les meus ne veulent

    pas sortir. Je me demande si le bruit des voitures ne les pousse pas au contraire

    senfoncer lintrieur des cultures.

    Je pense que vous avez raison sergent. Jai remarqu que tout lheure,

    quand nous longions la grande parcelle des Amberson, un groupe dune

    vingtaine dmeus mangeait tranquillement en limite de culture. Ils devaient tre

    environ 1500 mtres. Mais quand nous nous sommes rapprochs, ils avaient

    disparu. Le bruit ne les fait pas sortir, bien au contraire.

    En fin daprs-midi, alors quils commenaient ne plus y croire, ils

    aperurent un groupe dmeus qui mangeaient tranquillement dans une des

    parcelles dun des frres McGeorge. Ils taient loin, environ 800 mtres. Mais

    aucun de ceux quils avaient pu apercevoir tout au long de laprs-midi ne stait

    laiss approcher moins dun kilomtre.

    Stoppez le camion et descendez-moi une mitrailleuse ! sexclama le major

    Meredith.

    Linjonction du major fit sourire le sergent McMurray, toujours avide de

    montrer son habilet au tir.

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    Dpchez-vous avant quils ne rentrent dans la parcelle ! cria le major.

    McMurray et OHalloran sautrent du camion et prirent une des deux Lewis

    Mark. La mitrailleuse pesait trs exactement 12,7 kg, possdait un chargeur

    tambour de 47 cartouches et pouvait tirer 500 600 coups la minute. Les deux

    hommes se mirent aussitt en position. Jim OHalloran sassit sur une petite

    butte de terre, le sergent sagenouilla derrire lui, posant le canon de la

    mitrailleuse sur lpaule droite de Jim, ce dernier la maintenant fermement

    laide dune poigne. Le sergent inspira profondment, regarda dans le viseur et

    fit feu. En moins de vingt secondes, 150 douilles furent jectes. Les meus

    eurent le rflexe immdiat de ne pas rester groups et se mirent courir en tous

    sens. Certains se rfugirent dans le bush, dautres dans les cultures. Aucun

    oiseau ntait tomb.

    Un fermier sapprocha du major Meredith.

    Vous les avez touchs, je lai bien vu. Mais une balle suffit rarement les

    tuer sur le coup, ils sont sacrment coriaces.

    Un autre fermier la mine couperose, au cou de taureau et qui devait bien

    accuser les cent cinquante kilos sur la balance, ajouta :

    Vous avez fait mouche sergent, ils ne vont pas aller bien loin. Avec tout le

    plomb quils ont dans le corps.

    Le sergent McMurray se releva, content des paroles quil venait dentendre.

    Jai bien vu que je les avais touchs. Au premier tir certains ont t pris de

    soubresauts et ressemblaient des pantins dsarticuls. Mais fichtre quils sont

    coriaces ! Si ctaient des hommes, le sol en serait jonch !

    Le major Meredith estima les pertes ennemies une dizaine dindividus. Il

    songea pour la premire fois la dpche du colonel Hoad de la 1re division de

    cavalerie Sydney, quil avait reue dans la matine. Ctait une commande

    pour cent peaux dmeus, dont les plumes orneraient les chapeaux de la

    cavalerie lgre. Il commenait raliser que cet ordre du colonel Hoad ne serait

    pas aussi facile remplir quil lavait cru. Les meus napparaissaient quen

    petits groupes de 30 40 individus, et non par centaines comme il lavait espr.

    Nous allons changer de tactique. Nous allons leur tendre une embuscade !

    dclara le major. Ce soir, au crpuscule, nous les attendrons au rservoir de Lake

    Brown, lheure o ils viennent boire.

    Embusqus derrire de hauts murs, les hommes taient confiants, la chance

    allait enfin leur sourire. Le major Meredith qui devait bien faire une tte de plus

    que ses deux acolytes scrutait lhorizon.

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    Vous attendrez mon ordre pour tirer ! Attendez quils soient le plus prs

    possible. A cette distance on ne peut pas les louper !

    O.K. major, rpondirent presque simultanment les deux hommes.

    Le cameraman de la Fox Movietone stait install un peu plus loin, avec les

    correspondants de presse. Il y en avait un qui travaillait pour le Daily News de

    Perth, un autre pour le Barrier Miner de Broken Hill.

    Au bout dune dizaine de minutes, ils aperurent un dingo solitaire qui

    marqua un temps dhsitation avant de sabreuver. Un peu plus tard, un groupe

    de kangourous fit de mme. Mais toujours pas dmeus !

    Ils nont pas lair davoir trs soif, major, lana Jim OHalloran.

    Le major ne jugea pas ncessaire de rpondre. Il haussa juste un peu les

    paules. Il fallait attendre, cest tout.

    Mais au bout dune heure, force fut au major de reconnatre la valeur

    prophtique de la boutade de Jim.

    Allez on plie ! Rangez-moi tout ! Ils ne viendront plus ce soir. En plus il

    fait nuit noire, a sert rien dattendre, on ny voit plus rien ! Allez, magnez-

    vous !

    Dans le camion qui les ramenait la ferme des Joyce, le major ne put

    sempcher de repenser ce que lui avait racont un fermier : un des frres

    McGeorge dont les cultures avaient t trs svrement touches par les meus,

    aurait nanmoins russi en liminer prs de sept cents au cours des semaines

    prcdentes, ce qui les aurait rendus trs mfiants et difficiles approcher.

    Lorsquils arrivrent la ferme, toute la maisonne tait sur le pas de la

    porte. Un grand rouquin qui ressemblait une asperge sapprocha du camion.

    Alors ! ces cent peaux, elles sont o ? interrogea-t-il en ricanant. Chou

    blanc ? Je vous lavais bien dit : mon vieux Mauser est plus efficace contre les

    meus que vos mitrailleuses !

    Le sergent aurait bien eu envie de foutre son poing dans la gueule ce jeune

    blanc-bec, sil navait pas t le fils de leur hte.

    Ferme-la ! lui intima son pre.

    Pourquoi i faut toujours que tu lengueules ? rpliqua la mre. Jaime pas

    que tu le rabaisses devant des trangers, je te lai dj dit ! Cest mauvais pour

    son ducation.

    Foutez-moi la paix tous les deux ! Ce soir jen ai ma claque ! Les meus

    sont rentrs dans la grande parcelle qui longe la route de Mukinbudin ; ils ont

    pitin plusieurs hectares. Alors ne venez pas memmerder avec vos histoires de

    bonnes femmes !

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    En passant le pas de la porte, le major Meredith jeta un il au fusil appuy

    sur le mur. Ctait un Mauser de calibre 7 mm, exactement le mme que celui

    qui avait permis aux Boers de gagner la bataille de Majuba. Les britanniques

    quips de fusils Martini-Henry avaient t impuissants face aux Mauser, bien

    plus prcis pour le tir longue porte.

    Le 3 novembre, il ny eut aucun affrontement notable, lennemi restant

    toujours hors de porte. Dans la soire un fermier vint rapporter au major quun

    groupe de 1000 meus avait t aperu une cinquantaine de kilomtres au

    nord, et se rapprochait. Il fut immdiatement dcid de leur tendre une

    embuscade, en les attendant au point du jour une dizaine de kilomtres plus au

    sud, autour dun bassin naturel situ sur leur route. Le major garda le lieu secret

    pour ne pas attirer les curieux. Il faut dire que les gros titres de la presse

    lavaient rendu furieux. Le Daily News de Perth avait titr : Les meus

    tiennent bon face larme , seulement vingt tus sur une population estime

    entre 5000 et 10 000 individus.

    Les hommes de la task force arrivrent peu avant laube au point deau. Des

    perruches collier jaune criaient dans les eucalyptus. Le major inspecta

    soigneusement les lieux avant de dcider o placer la mitrailleuse. Cinq fermiers

    arms de fusils les accompagnaient. Le sergent McMurray ntait pas l. Il

    stait rendu plus au sud avec lautre mitrailleuse, o un nombre important

    dmeus avait t signal lintrieur dune parcelle de petite taille. En

    multipliant les embuscades ils multipliaient aussi les chances de succs.

    Cest vraiment un endroit magnifique ! dclara le major.

    Cest un gnamma, lui rpondit un fermier.

    Un quoi ?

    Un gnamma. Ce mot nous vient des aborignes. Un lent processus

    drosion de plusieurs millions dannes a creus ces trous dans la roche

    granitique. Puis au cours des derniers millnaires, les animaux dabord,

    principalement les meus et les kangourous, les ont agrandis en grattant le sol

    avec leurs pattes, la recherche des dernires gouttes deau. Les aborignes les

    ont ensuite considrablement agrandis pour collecter les eaux de pluie. Ils ont

    aussi une astuce remarquable pour viter que leau ne soit pollue par les larves

    de moustiques et autres insectes. Ils recouvrent de sable certains gnammas de

    petite taille, ce qui empche les insectes de pondre. Il leur suffit ensuite de

    creuser le sable pour que leau arrive filtre. Cest tout un art de la survie pour

    ces nomades du dsert.

  • 13

    Dun seul coup les meus sortirent du bush. Ctait vraiment trs

    impressionnant. Ils taient plus dun kilomtre et formaient une immense tache

    de couleur brun fonc qui contrastait fortement avec le sol ocre orang. Ils

    avanaient en rangs serrs vers le point deau. Ils taient si nombreux quon nen

    voyait pas la fin. Qui plus est, les derniers se perdaient dans un nuage de

    poussire. Les fermiers se frottaient dj les mains. Les perruches collier jaune

    cessrent brusquement leur raffut. On nentendait plus quun immense murmure

    qui montait.

    Lil dans le viseur, le doigt sur la dtente, Jim attendait. Il laissait

    approcher les meus. Tout son corps tait tendu, il navait pas connu a depuis la

    Premire Guerre mondiale. a va tre un vritable carnage, se dit-il, du tir

    bout portant ! A une centaine de mtres du point deau, larme meue

    sarrta. Jim OHalloran fit cracher la mitrailleuse, mais celle-ci senraya. Les

    fermiers prirent immdiatement le relais avec leurs fusils. Quand la mitrailleuse

    fut nouveau prte entrer en action, ctait dj trop tard, les meus taient

    hors de porte et bon nombre avaient dj rejoint le bush.

    Les hommes furent une nouvelle fois tonns du nombre insignifiant

    dmeus tombs la premire rafale. Seulement une douzaine de tus sur un

    millier, ctait peine croyable.

    Il nous faudrait des balles dum-dum, dclara le major. Ce sont les seules

    qui pourraient les arrter.

    Cest bien vrai, major ! rpliqua Jim OHalloran.

    Quont-elles donc de particulier ? interrogea un fermier.

    Le major sortit une cartouche de 0.303 de sa poche.

    Vous voyez l, lavant, elle est toute lisse. Eh bien, les balles dum-dum

    sont fendues en croix cet endroit. Leur nom provient dun arsenal anglais des

    faubourgs de Calcutta o elles ont t mises au point pour arrter les rebelles

    fanatiss qui, grivement blesss, continuaient charger. Alors quune balle

    normale pntre les chairs et glisse facilement sur los, une balle dum-dum se

    dforme limpact, fait clater les os et cause des blessures beaucoup plus

    graves.

    Bah ! dans ce cas, pourquoi ne pas en utiliser contre les meus ? ajouta le

    fermier.

    On na plus le droit. Elles ont t interdites par la Convention de La Haye

    de 1899.

    Un autre fermier qui avait suivi la conversation, ne put sempcher

    dajouter :

  • 14

    Jsuis mme pas sr quavec vos balles dum-dum vous en tueriez beaucoup

    plus ! Cest que des plumes ces oiseaux ! Il est trs difficile de toucher un point

    vital. Il ny a quen leur tirant dans la tte quon peut tre sr de les tuer !

    Le fermier sortit son mouchoir pour sessuyer le front. Le soleil commenait

    dj taper. Ils passrent le reste de la journe sous un soleil de plomb

    attendre que les meus, tiraills par la soif, rapparaissent, mais ces derniers se

    montrrent une nouvelle fois plus russ quils ne le croyaient et ne sortirent pas

    de la couverture forestire. Une sentinelle qui avait mont la garde la nuit

    prcdente autour du gnamma dclara nanmoins que les meus ne devraient

    pas rsister plus de 24 heures.

    Le sergent McMurray qui stait rendu plus au sud avec lautre mitrailleuse

    navait gure eu plus de succs. Il tait rest dissimul toute la journe

    lintrieur dune parcelle de bl o un nombre important dmeus avait t

    signal. Il rapporta au major en avoir peut-tre tu une dizaine, pas plus.

    Le 5 novembre, quatrime jour de la campagne, il fit extrmement chaud. Le

    major Meredith et le sergent McMurray avaient pass la nuit dans une des

    parcelles les plus touches, celle de Joe Parry, une des grandes fermes au nord

    de Campion. Les dgts taient considrables, il fallait le voir pour le croire, les

    meus avaient tout pitin. Sur les 120 hectares de bl initiaux, seulement un

    tiers tait encore debout. Tout le reste tait aplati, cras. Une vraie dsolation

    pour les fermiers. Pour Joe Parry, le calcul tait vite fait : au lieu des quinze sacs

    de bl lhectare quil rcoltait habituellement, le rendement de cette anne ne

    dpasserait pas les cinq sacs. Joe Parry dclara galement un correspondant de

    presse, que pour cent pieds de dtruits, seulement un tait mang. Un

    ornithologue fit toutefois remarquer avec humour que les meus ne sauraient

    faire autant de dgts avec leurs grands pieds palms, tant donn quils ne

    possdent aucune membrane entre les doigts de leurs pattes. Ce quoi Joe Parry

    rpondit que le journaliste tait ignare, quil navait jamais dit cela et savait

    parfaitement que les meus navaient pas les pieds palms.

    La nuit passe dans la parcelle permit aux hommes de surprendre les meus

    au point du jour. Une trentaine dmeus en maraude dvorait goulment les pis

    en lisire de champ. Le sergent McMurray, aprs de longues heures de veille,

    stait assoupi. Bien que nayant pas les aptitudes au tir du sergent, le major

    montra quil ntait pas non plus un novice, en faisant mouche la premire

    rafale. Plusieurs meus furent propulss dans les airs, avant de retomber

    lourdement sur le sol. Une dizaine doiseaux furent tus sur le coup, et nombre

    dautres blesss. Le sergent McMurray et le major Meredith furent relevs en fin

  • 15

    de matine par Jim OHalloran et Joseph Joyce, qui ne virent pas le moindre

    meu de toute laprs-midi. Meredith et McMurray dcidrent de passer la nuit

    suivante en embuscade sur la parcelle dun des frres McGeorge, o les meus

    venaient dtre signals en nombre.

    Le 6 novembre au matin, un groupe dune centaine dmeus apparut

    lhorizon. Les hommes de la task force, bien camoufls, les laissaient

    tranquillement approcher. Mais, parvenus environ trois cents mtres, ils

    sarrtrent lintrieur dune grande dpression du terrain, dont ils ne

    semblaient gure presss de sortir. On apercevait seulement de ces ennemis

    plumes les longs cous surmonts de ttes curieuses, qui regardaient avec envie

    les cultures de bl.

    Quest-ce quon fait major ? demanda le sergent McMurray. a fait un

    moment quon attend, et ils ne semblent pas vouloir sortir. Ils semblent se douter

    de quelque chose !

    Le major tait nerv. Rien ne se passait jamais comme prvu, et les meus

    taient de plus en plus mfiants.

    Cest marrant, dit Jim OHalloran en reposant ses jumelles, mais on dirait

    vraiment quils nous regardent, toutes leurs ttes sont tournes dans notre

    direction.

    I parat quon peut les attirer en imitant leurs cris, ajouta Jim aprs un long

    silence.

    Eh bien, vas-y, on tcoute ! lana le sergent en rigolant. Montre-nous

    comment tu fais le cri de lmeu !

    Arrtez vos conneries tous les deux, et trouvez-moi un moyen moins idiot

    pour les faire sortir ! dit le major.

    Cest peut-tre une connerie ce que je vais dire, ajouta Jim, mais il me

    semble quen agitant un mouchoir de couleur, a pourrait marcher ; ils sont

    attirs par tout ce qui bouge. Cest dailleurs pareil avec les autruches.

    Cest vrai major, fit le sergent, il me semble dj avoir entendu dire

    quelque chose de ce genre.

    O.K., allez demander un fermier ce quil en pense.

    Jim tait dj parti que le major le rappela :

    Attendez, jai encore autre chose vous dire. Envoyez-moi le photographe

    du Daily News ; jai pas envie de voir demain en premire page la photo des

    meus qui nous regardent.

    Bien major, je vous lenvoie !

    Quelques minutes plus tard, Jim tait de retour.

  • 16

    Major, le photographe ne veut pas venir, mais il ma charg de vous dire

    quil ne publierait aucune photo qui pourrait discrditer le rle de larme dans

    cette campagne. Il a trop dempathie pour les fermiers. Quant aux meus,

    Thomas McGeorge ma dit que les aborignes les attiraient en faisant se

    balancer une boule de plumes et de tissus sous les branches dun arbre.

    Bon ! alors quest-ce que vous attendez ? Accrochez votre mouchoir au

    bout dune branche et agitez-l !

    Lartilleur sexcuta aussitt, et bientt un beau mouchoir blanc flottait dans

    les airs.

    Vous allez voir quavec notveine on va les faire fuir au lieu de les attirer !

    sexclama le sergent McMurray.

    Mais Jim avait beau agiter son mouchoir, les meus demeuraient

    impassibles. Leurs ttes taient toujours tournes vers les cultures, mais ils se

    souciaient comme de lan quarante de ce petit morceau de tissu blanc quils ne

    percevaient peut-tre mme pas la distance o ils se trouvaient.

    Bon, on va essayer autre chose ! sexclama le major.

    Et il sortit de son tui un drapeau rouge. Le sergent clata de rire.

    Ce serait quand mme un comble quon les fasse sortir avec a ! On lagite

    pour que les gars se mettent couvert quand on ouvre le tir !

    Sait-on jamais ? rpondit le major. Et il commena agiter le drapeau

    rouge.

    Jim, les yeux rivs ses jumelles, guettait la moindre raction des meus.

    Continuez major, on dirait quils lont remarqu !... Oui, oui ! ils ont vu le

    drapeau ! Jai limpression quil y en a un qui commence sortir !

    Le sergent McMurray rigola.

    Remuez-le un peu plus, major ! ajouta Jim. On dirait que a marche !

    Le sergent McMurray continuait rire.

    OHalloran, si vous vous foutez de ma gueule, vous me le paierez !

    sexclama le major.

    Mais non, major ! je vous jure, a marche ! ils commencent sortir !

    Et effectivement, les meus commencrent sortir, avec leur tte un

    immense oiseau noir de prs de deux mtres. Ils avancrent dune centaine de

    mtres et sarrtrent.

    Quest-ce quon fait major ? demanda le sergent. Ils sont moins de deux

    cents mtres et groups, cest une cible parfaite.

    Ouvrez le feu ! cria le major.

    Et immdiatement, les hommes du 7me corps de batterie lourde de la Royal

    Australian Artillery firent crpiter leurs mitrailleuses. Ces engins de mort

  • 17

    envoyaient des projectiles de 77 mm la cadence infernale de dix coups par

    seconde, lesquels transperaient, bien souvent, de part en part les meus. Les

    hommes les tiraient par rafale de cinq, et la distance entre deux projectiles tait

    trs prcisment de 53 cm. Inutile de dire que les meus navaient aucune

    chance de les esquiver. Et pourtant, une fois encore, le rsultat fut affligeant.

    Seulement une dizaine de tus parmi les meus, et un bless parmi les fermiers,

    lequel stait maladroitement tir une balle dans le pied.

    Les hommes voulurent en avoir le cur net, et dcidrent de suivre les

    meus la trace. Sur une distance dun kilomtre, ils en trouvrent deux qui

    agonisaient : lun avait une balle dans le corps, lautre avait le cou transperc.

    Mais combien doiseaux blesss staient cachs dans les broussailles paisses

    du bush pour y mourir ? Nul ne le savait, tant la rsistance de ces oiseaux tait

    tonnante.

    Dans les jours qui suivirent, le major dcida de mener ses attaques plus au

    sud o de grands groupes dmeus plus dociles avaient t reprs. Mais il

    nobtint que des succs mitigs. A ce stade, il dcida de tenter une nouvelle

    exprience en installant une mitrailleuse larrire dun camion. Ils

    poursuivirent ainsi un petit groupe dmeus sans toutefois ne jamais parvenir

    les rejoindre. Courant plus de 50 km/h, les meus surent toujours prserver une

    soixantaine de mtres davance sur leurs poursuivants. Avec leurs longues pattes

    parfaitement adaptes la course dans ces zones semi-arides, ils se mouvaient

    plus aisment que les camions. De plus, a bougeait tellement larrire que Jim

    ne russit jamais tirer un seul coup. Il y avait tellement de soubresauts que

    larme se dpointa. Quand le major lui proposa de la rergler et dessayer une

    nouvelle fois, Jim prit un air contrit pour avouer que ctait un vritable tape-cul

    larrire et que ses hmorrodes en avaient pris un sacr coup.

    O.K., vous prendrez le volant ! fit le major.

    Lors de cette deuxime et ultime tentative, le major ne russit pas davantage

    actionner la mitrailleuse. Le camion poursuivait depuis un petit moment un

    groupe doiseaux sans que la distance qui les sparait de leurs cibles ne se

    rduise vraiment. Et puis, dun seul coup, les meus bifurqurent vers un mallee

    deucalyptus et disparurent.

    Longeant le petit bois, Jim stoppa net en apercevant aux pieds des eucalyptus

    une forme trange.

    Quest-ce que cest que ce truc ? On dirait une fourmilire !

    Jen sais rien ! rpondit le major. Mais on va pas sarrter chaque fois

    quon voit quelque chose quon connat pas. Allez redmarre !

  • 18

    Jim sapprtait reculer lorsquil aperut un aborigne tapi derrire un

    buisson dacacias. Celui-ci, se sentant observ, se releva. Il tait torse nu et

    tenait une pelle la main. Un couvre-chef empchait de voir son regard, et Jim

    tait quelque peu mfiant. La situation se dtendit lorsque lhomme sapprocha

    en souriant et tendit au major de la nourriture quil avait dans le creux de sa

    paume. Ctaient des fourmis pot-de-miel !

    Le major eut un haut-le-cur en voyant lhomme en mettre plusieurs dans sa

    bouche et les manger. Jim sapprocha. Il avait dj entendu parler de ces fourmis

    extraordinaires, mais ctait la premire fois quil en voyait. Leurs abdomens

    taient gonfls comme des outres et remplis dun miellat ambr. Ces fourmis ne

    pouvaient pas marcher et vivaient suspendues aux parois de la fourmilire. Elles

    constituaient une formidable rserve de nourriture capable dassurer la survie de

    la colonie en priode de disette.

    Jim tendit la main, faisant ainsi comprendre lhomme quil voulait bien

    goter. Lhomme retourna sa main, et en fit tomber quelques-unes dans la

    paume de Jim. Si elles ressemblaient bien de grosses outres gorges de miel,

    Jim sentait aussi quelles taient vivantes car elles le chatouillaient. Il en prit une

    par la tte entre le pouce et lindex de sa main droite, et la porta sa bouche. Il

    la sectionna en deux avec ses dents pour ne garder en bouche que labdomen. Il

    remonta sa langue contre le palais pour crever la poche de miellat.

    Immdiatement, une saveur assez forte se rpandit jusquau fond de sa gorge et

    il fit une lgre grimace.

    Alors cest bon ? lana le major en riant.

    Trs bon ! Vous devriez goter major.

    Trs peu pour moi ! Jai pas envie de tomber malade.

    Jim se tourna vers laborigne, et dsignant du bras la fourmilire, il dit :

    Honey ants ?

    No, no. Nganamara, rpondit celui-ci en hochant la tte.

    Lhomme sexprimait dans un anglais trs rudimentaire que Jim peinait

    comprendre. Mais il tait si expressif avec ses bras et ses mains quon le

    comprenait trs bien. Ainsi lorsque lhomme fit mine de creuser sous un mulga,

    une varit dacacia, en disant Tjala ! tjala ! , Jim comprit que ctait sous cet

    arbre et nulle part ailleurs quon trouvait les fameuses fourmis pot-de-miel.

    Mais quand lhomme expliqua Jim que ce quil prenait pour une

    fourmilire tait en fait un nid, ce dernier fut pour le moins dubitatif. Quel

    oiseau pourrait bien avoir un tel nid ? Il mesurait plus de quatre mtres de

    diamtre.

    Un nid dmeu ? interrogea le major.

  • 19

    Mais lhomme fit une nouvelle fois non de la tte, tout en rptant

    nganamara , et en mimant un oiseau de la taille dune poule.

    A ce moment prcis, ils furent rejoints par la voiture dun fermier.

    Quest-ce que vous faites ? On vous cherchait.

    Jim avait un petit creux ! rpondit le major.

    Vous savez ce que cest que ce truc ? demanda Jim. Il parat que cest un

    nid ?

    Jim chercha du regard laborigne, mais il avait disparu.

    Cest un nid de malleefowl, rpondit le fermier. On en voit de moins en

    moins depuis lintroduction du renard. Ils sont devenus rares. Cest dommage,

    car cest un des oiseaux les plus extraordinaires du bush. En hiver, il creuse un

    trou denviron un mtre de profondeur pour trois de large. Il le remplit ensuite

    de vgtaux, feuilles et brindilles, et le couvre de sable aprs les premiers

    orages. Une vritable machine compost ! (Tout en parlant, le fermier se baissa

    et plongea la main dans le nid. Il mietta le contenu de celle-ci sous les yeux

    bahis de Jim.) Vous voyez, on na rien invent ! ajouta-t-il en souriant. Les

    vgtaux en se dcomposant vont produire de la chaleur. Et, au printemps,

    quand la temprature atteint 34C la femelle commence pondre. Et l, quil

    pleuve, quil vente ou quil fasse une chaleur assommer un dromadaire, le

    mle va maintenir la temprature 34C plus ou moins un degr prs.

    Cest impressionnant ! dit Jim en laissant paratre sur son visage une moue

    admirative. Mais comment fait-il ?

    Cest simple. Il utilise son bec comme thermomtre. Il le plante dans le

    monticule et en dduit la temprature qui y rgne. Toute la journe, il va alors

    saffairer, tantt enlever du sable et pratiquer des ouvertures, tantt en

    ajouter pour toujours maintenir une temprature constante. Si la fermentation

    semballe, il sempresse de faire des ouvertures et enlve du sable avec ses

    pattes. En hiver, il lui arrive mme de dcouvrir les ufs pour quils prennent le

    soleil, et de les recouvrir en soire pour quils gardent la chaleur emmagasine le

    plus longtemps possible. Il porte bien son surnom doiseau thermomtre. Et,

    vous nallez peut-tre pas me croire, mais jai vu une fois un nid de plus de dix

    mtres. Ctait en Je ne me rappelle plus. Mais ctait lanne o de

    nombreux dromadaires taient morts de soif dans loutback, et que les carcasses

    de ceux qui taient tombs dans les rservoirs avaient empoisonn leau. On

    navait jamais vu une chaleur pareille ! Tout crevait, le btail, les cultures. (En

    regardant Jim.) Tas pas connu a toi, tes trop jeune ! Eh bien, le malleefowl

    avait tellement ajout de sable son nid quon aurait dit un tertre funraire. Pas

    tonnant que les premiers explorateurs aient pris ces nids pour des tombes

  • 20

    aborignes ! Et dire que maintenant ils sont en voie de disparition, cest quand

    mme malheureux !

    Le camion tait reparti. Jim roulait dans le bush petite allure. Pas le

    moindre meu en vue. A un moment, il stoppa pour prendre ses jumelles et

    regarder dans le ciel. Deux points noirs lintriguaient. Il roula encore un peu

    pour les voir plus distinctement. A leurs queues fourchues, il reconnut

    immdiatement des milans noirs. Ils dcrivaient de grands cercles dans le ciel,

    signe quun animal tait mort ou proche de sa fin. Serait-ce un meu bless ? se

    demanda-t-il. Aurait-il pu courir jusquici ? Jim voulut en avoir le cur net et

    bifurqua vers les rapaces. Quelle distance ces oiseaux peuvent-ils parcourir avec

    une charge de plomb dans le corps ? Nul ne le savait, tant leur capacit

    supporter les blessures infliges par des cartouches de 0.303 tait tonnante. Peu

    avant darriver sur les lieux, Jim aperut un dingo qui senfuyait. De loin, il se

    rendit vite compte quil ne sagissait pas dun meu, mais du cadavre dun

    kangourou roux, le plus grand des kangourous. Ctait dailleurs un mle, ils

    sont toujours beaucoup plus grands que les femelles , et celui-ci devait faire pas

    loin des 1,80 mtre pour 80 kilos. Une sacre belle pice ! se dit Jim. On nen

    voit pas souvent des aussi gros ! Jim leva la tte et regarda les milans noirs qui

    tournoyaient. Si le dingo ne revient pas, a va tre vous !

    Dans laprs-midi, le major reprit le volant. Il ne supportait plus de voir Jim

    sarrter pour tout et nimporte quoi. Un chidn qui traverse la route, un vol de

    cacatos : tout lui tait prtexte ralentir. Jim avait trouv une vieille couverture

    quil avait glisse sous son postrieur pour diminuer le feu des hmorrodes.

    Cette bonne vieille grappe de raisins, il va quand mme falloir quon la

    coupe ! se dit-il en souriant. Scrutant le paysage avec ses jumelles, il crut un

    moment apercevoir un numbat, puis se rtracta. Ils sont devenus tellement

    rares, encore bien plus que le malleefowl. Les chances den voir un dans la

    nature sont tellement minces ! Il se rappelait bien de cet animal quil avait

    dcouvert au zoo de Perth, tonn dapprendre quil tait commun dans la rgion

    un sicle auparavant, victime lui aussi de lintroduction du renard et de la

    destruction de son habitat.

    Major ! Major ! cria Jim. Arrtez-vous ! Japerois un meu bless.

    Le camion avait ralenti, et Jim navait plus besoin de crier.

    Je vais lachever. Inutile de le laisser souffrir. Quest-ce que vous en

    pensez major ?

    O.K., pas de problme ! Je viens avec vous.

  • 21

    Et il coupa le moteur.

    Lmeu se trouvait derrire un petit monticule et tait bien mal en point. Jim

    comprit tout de suite ce qui provoquait les soubresauts de loiseau : des fourmis-

    taureaux le dvoraient vivant. Une balle lui avait fracass le bec, et faute de

    pouvoir salimenter, il avait fini par se laisser mourir. Son agonie durait

    srement depuis longtemps. Le major sortit son revolver et lacheva.

    Au crpuscule, alors quils faisaient route vers le camp de base, Jim aperut

    une scne qui lmerveilla : des aborignes chassaient les chauves-souris avec

    un boomerang. Le major voulut bien sarrter. Jim lui tendit les jumelles et

    pointa du doigt l'ore d'un mallee d'eucalyptus. Ils se rapprochrent dune

    cinquantaine de pas pour mieux voir. Un grand nombre de chauves-souris

    gantes tournoyaient au-dessus des arbres en poussant des cris. Les chasseurs,

    au nombre de deux, staient rpartis les tches : lun ramassait les chauves-

    souris tombes terre, lautre, avec un geste dune incroyable dextrit, les

    percutait en vol. Les animaux estourbis taient immdiatement achevs par celui

    qui les ramassait. Jim avait limpression dtre hors du temps, dassister une

    scne immmoriale qui se perptuait depuis la nuit des temps. Mme le major

    tait merveill.

    Il vient den tuer une autre ! sexclama-t-il.

    Jim ne lavait pas vu, mais il avait entendu le grand boomerang fendre lair

    en tournoyant, et faire un bruit sourd au moment de limpact.

    Eux au moins ils tuent pour manger ! se dit-il.

    Assis larrire du camion, il suivit encore un bon moment la scne dans ses

    jumelles : le ballet des chauves-souris se dtachait sur les cieux rougeoyants.

    Jim repensa laborigne qui lui avait fait goter les fourmis pot-de-miel.

    On aurait trs bien pu le tuer en mitraillant les meus.

    De retour au camp de base, une voiture manquait. Les frres McQuarrie

    arrivrent une heure plus tard. Ils ressemblaient Laurel et Hardy, les deux

    comiques qui venaient dtre oscariss Hollywood. Autant John McQuarrie

    tait norme, autant Donald tait maigre. On voyait bien quils taient frres : ils

    avaient les mmes yeux, la mme bouche, le mme nez ; mais l sarrtaient les

    ressemblances car lun avait un cou de taureau et lautre un cou de poulet, John

    avait des bajoues qui semblaient aussi extensibles que celles dun hamster, alors

    que Donald avait vraiment une tte doiseau avec ses pommettes saillantes et ses

    joues efflanques.

  • 22

    On a du boulot pour demain ! sexclama John en tapant dans le dos de son

    frre.

    Quest-ce qui vous est arriv ? demanda le major en savanant.

    Cest ctabruti ! rpondit John en souriant. Il a dfonc la barrire de

    protection contre les lapins.

    Comment a ?

    Monsieur poursuivait un meu

    Cest mme pas vrai ! le coupa Donald de sa petite voix fluette.

    Tu me traites de menteur ! Alors vas-y toi, tte doiseau, raconte !

    On roulait depuis un bon moment le long de la grande barrire contre les

    lapins, lorsque soudain un meu est apparu devant le camion. Il allait aussi vite

    que nous, prs de 50 km/h. Mais soudain, il a trbuch et on la heurt. Il sest

    coinc dans le mcanisme de direction et on a fait une embarde

    Et cest comme a que vous avez dmoli la clture ! ajouta le major.

    Bah oui ! fit Donald en prenant un air un peu nigaud. Mais on a quand

    mme eu un meu ! Et il sortit des plumes de sa poche.

    Triple andouille ! sexclama John en tapant sur la tte de son frre.

    Vous avez intrt la rparer comme i faut !

    On y retourne ds demain matin, major !

    Le major stait retourn et commenait sloigner.

    Mais qui est-ce qui ma foutu des pieds nickels pareils ! se dit-il en

    hochant les paules.

    La presse australienne stait empare de laffaire et commenait en faire

    ses choux gras. Les dboires de la task force stalaient maintenant sur plusieurs

    colonnes. Le trs srieux quotidien The West Australian de Perth, publia un

    remarquable article de son envoy spcial. WAR ON EMUS. BIRDS PROVE

    VERY WILY. La guerre contre les meus. Les oiseaux se rvlent trs russ.

    Lauteur, qui semblait avoir attentivement observ les meus, crivait ceci :

    Les meus ont montr quils ne sont pas aussi stupides quon

    voudrait le croire. Chaque groupe a son chef, toujours un norme

    oiseau noir de six pieds de haut, qui assure la surveillance pendant que

    les autres mangent. Au premier signe suspect, il donne lalerte et toutes

    les ttes se relvent. Certains oiseaux parfois sont pris de panique et

    sortent des champs de bl en fonant tte baisse vers les hautes

    broussailles du bush. Le chef attend toujours pour fuir que tous ses

    congnres soient en lieu sr.

  • 23

    Le grand ornithologue Dominic Louis Serventy, futur prsident de la Royal

    Australasian Ornithologists Union, ragit immdiatement cet article et crivit :

    Le rve des mitrailleurs de tirer bout portant sur des masses

    compactes dmeus fut bien vite dissip. Le commandement meu avait

    de toute vidence ordonn lusage de tactiques de gurilla, et sa grande

    arme fut bientt divise en dinnombrables petites units qui rendirent

    larmement militaire de ladversaire inefficace.

    Au rythme o allaient les choses, les meus auraient bientt lu Sun Tzu !

    Le 8 novembre, septime jour du conflit, un premier bilan fut dress. Le

    major Meredith annona quun quart des munitions avait t utilis pour deux

    cents meus tus. Au vu de leurs dboires successifs et des bilans journaliers

    parus dans la presse, certains trouvrent le nombre des victimes exagr. Et

    mme en ladmettant, le cot restait extrmement lev pour les fermiers : dix

    shillings par meu tu. Pour information, le salaire moyen pour un homme tait

    de 4 par semaine la fin de 1932, soit 80 shillings. Les fermiers quant eux,

    estimrent le nombre de victimes au moins 500, tenant compte du fait quun

    nombre important doiseaux avait d prir des suites de leurs blessures. Ce

    nombre en fit rire beaucoup, car personne ntait dupe : si les fermiers avaient

    avanc un nombre aussi important, ctait avant tout parce que le cot des

    munitions utilises tait entirement leur charge. Ainsi, dans leur esprit, le cot

    par meu tu ntait plus de dix shillings, mais seulement de quatre !

    Les fermiers toutefois restaient dans lexpectative. On tait loin du succs

    escompt. 500 oiseaux tus sur 20 000, il ny avait vraiment pas de quoi crier

    victoire ! Lennemi qui stait provisoirement retir des terres bl de la rgion,

    pouvait chaque instant rapparatre. Les Lewis Mark les avaient effrays, mais

    pas limins. Le rve des fermiers de ne plus revoir les meus fut dailleurs

    ananti le jour mme, avec larrive au galop dun garde-barrire annonant que

    trois immenses hordes dmeus venant du nord, convergeaient vers Campion.

    Immdiatement, Meredith dcida de les intercepter en utilisant les camions des

    fermiers. Le major se dit que la chance allait peut-tre enfin tourner, et que son

    rve danantir une grande quantit dmeus allait se concrtiser. Tout le

    matriel avait t soigneusement vrifi et charg dans les camions, et ils

    sapprtaient partir, lorsquun tlgramme manant du ministre de la Dfense,

    donc de Sir George Pearce en personne, ordonnait le retrait immdiat de

    larme.

    Que stait-il donc pass ? Le jour mme, au Parlement fdral, Canberra,

    la Chambre des reprsentants, la sance avait t mouvemente. Le Premier

  • 24

    ministre Joseph Aloysius Lyons, qui prsidait la destine du pays, avait t

    press de questions embarrassantes auxquelles il lui fut difficile de rpondre. Le

    dput de la circonscription de Calare, en Nouvelle-Galles du Sud, Harold

    Thorby, lui demanda qui tait responsable de cette farce grotesque ? Qui avait

    donc eu lide denvoyer larme pour chasser les meus la mitrailleuse ? Et

    qui allait en supporter le cot ? Lyons sefforait de dfendre son ministre de la

    Dfense, mais les questions pleuvaient. A un moment, le dput travailliste de

    Nouvelle-Galles du Sud, Rowley James, fit une demande qui provoqua lhilarit

    gnrale : Est-ce quune mdaille va tre frappe pour cette guerre ? . Le

    Premier ministre neut pas le temps de prendre la parole, quun autre dput

    travailliste, Albert Green, de la circonscription de Kalgoorlie, rpondit : Il

    faudra la dcerner aux meus, qui ont jusqu prsent, remport tous les

    rounds ! Inutile, je pense, den dire plus : tout le monde aura compris ce qui

    avait motiv lenvoi du tlgramme. Le gouvernement de Joseph Lyons ntait

    gure dsireux de crer un prcdent sur la manire de chasser les meus !

    Le lendemain, la presse tira boulets rouges sur les responsables de cette

    farce grotesque, comparant les mthodes utilises celles des gangsters de

    Chicago. Les journaux se moquaient aussi de lchec cuisant des militaires qui

    navaient russi tuer que 50 oiseaux sur 20 000 ! Le major Meredith,

    profondment bless, ragit immdiatement en adressant un nouveau rapport au

    brigadier Martyn, qui commandait la cinquime rgion militaire base Perth.

    Dans ce nouveau rapport, il ne mentionnait plus 200 meus tus, mais 300. Il

    rappela aussi que les meus taient des coureurs mrites qui avaient une vitesse

    de pointe de 70 km/h, et se mettaient zigzaguer en tous sens ds la premire

    rafale. Il tait donc trs difficile de les avoir nouveau en ligne de mire aprs un

    premier tir. Il insista encore sur le fait quil est rare de tuer un meu du premier

    coup, et que mme grivement blesss, ils peuvent encore courir longtemps. Le

    major Meredith avait dailleurs fait ce propos, quelques jours plus tt, au

    correspondant de presse du West Australian de Perth, une dclaration appele

    rester dans les annales : Si nous avions une division militaire capable

    dencaisser les balles comme ces oiseaux, elle pourrait faire face nimporte

    quelle arme dans le monde. Face nos mitrailleuses, ils sont aussi

    invulnrables que des tanks ! Ils sont comme les zoulous, que mme les balles

    dum-dum ne peuvent arrter. Le major poursuivait son rapport en rappelant

    quil ne fallait quand mme pas oublier le sort des fermiers qui avaient presque

    tout perdu. Il citait notamment le cas des trois grandes fermes du nord, celles des

    Joyce, Parry et McGeorge, dont les rcoltes seraient infrieures des deux tiers au

  • 25

    rendement prvisionnel. Une vraie catastrophe et la ruine pour ces fermiers ! Le

    rapport se terminait toutefois par une note positive, le major dclarant

    officiellement quaucune perte ntait signaler dans ses propres rangs.

    Tout aurait pu en rester l si les meus avaient daign se retirer des terres

    bl. Mais ce fut le contraire qui se produisit. La scheresse, le manque deau

    taient tels, que les immenses hordes dmeus signales plus haut, sabattirent

    bientt sur ce qui restait des cultures. Les fermiers demandrent immdiatement

    le retour de larme, et sir James Mitchell, le Premier ministre dAustralie-

    Occidentale, appuya leur demande auprs du ministre de la Dfense, sir George

    Pearce, en insistant bien sur le fait que si larme ne revenait pas, beaucoup de

    fermiers perdraient la totalit de leurs rcoltes. Sir George Pearce acquiesa

    leur demande, arguant quil avait ordonn le retrait de larme sur la foi des

    informations donnes par la presse. Mais maintenant quil avait sous les yeux le

    rapport du commandant de la base militaire de Perth, qui affirmait que ctait

    non pas cinquante, mais trois cents meus qui avaient t tus, le retour des

    militaires tait ses yeux pleinement justifi. Sir George ajouta quon lui avait

    rapport que ces nouvelles hordes dmeus taient tellement assoiffes quelles

    prenaient des risques inconsidrs pour approcher les points deau rservs au

    btail, en consquence de quoi ils devraient tre plus faciles liminer. Sir

    George essaya dobtenir lapprobation du Conseil militaire Canberra, mais il

    trouva porte close, tous les membres tant soudainement devenus

    indisponibles . Il fut laiss au secrtaire la Dfense de lui rpondre quil

    ntait pas souhaitable pour un temps demployer des militaires de carrire

    contre les meus, mais que, toutefois, il ny aurait aucune objection prter du

    matriel au gouvernement dAustralie-Occidentale, lequel ne devrait avoir

    aucune difficult trouver des mitrailleurs comptents parmi les vtrans de la

    Grande Guerre. Curieusement, on ne trouva pas parmi les civils dartilleurs

    chevronns, et il fut donc tout naturellement redemand au major Meredith et

    ses joyeux drilles comme ils taient maintenant surnomms par la presse

    locale , de reprendre les armes.

    Le 13 au matin, les revoil donc de retour Campion, sur la proprit de

    Joseph Joyce. Meredith afficha pour les deux premiers jours un bilan flatteur de

    quarante meus tus sur le coup. Le major fit remarquer que ce nombre aurait pu

    tre beaucoup plus lev sil ntait pas ncessaire de remplacer les chargeurs,

    McMurray et OHalloran prouvant les plus grandes difficults rgler chaque

    fois la porte. En raison dallgations de cruaut, un inspecteur de la S.P.C.A., la

  • 26

    Socit pour la Prvention de la Cruaut envers les Animaux, venait darriver

    avec pour mission dabattre les oiseaux blesss. Il faut dire que, quelques jours

    plus tt, une lettre accablante signe R. White avait t publie dans le journal

    The Advertiser dAdlade. Lauteur disait peu prs ceci :

    Monsieur,

    Aprs de nombreuses annes de collaboration avec larme, jen

    tais arriv la conclusion que celle-ci tait compose dhommes

    remarquables et humains. Mais que lis-je ce matin dans la presse ?

    Quun officier de lArtillerie royale et ses hommes, quips de deux

    mitrailleuses et 10 000 cartouches, ont dclar la guerre aux meus que

    la faim et la soif ont pouss dans des territoires interdits. Mais

    noublions pas que les meus taient l bien avant nous et navaient

    jamais connu de frontire. Incapables de voler, ils avaient nanmoins

    toujours t libres de suivre les nuages chargs de pluie jusqu de plus

    verts pturages. Mais maintenant que de nombreux colons se sont

    installs en Australie-Occidentale, ces oiseaux sont devenus

    indsirables sur leur propre territoire. Je sais que protester contre leur

    limination ne servirait rien, des voix se sont dj leves, mais dans

    ce cas, ne serait-il pas possible de les tuer dune manire moins

    inhumaine ? Comme chaque soldat le sait, une balle de .303 ne tue pas,

    sauf si elle touche un point vital. Sur un groupe de mille meus, douze

    ont t tus, et probablement deux cents, ou plus, blesss. Je nai aucun

    doute que deux ou trois mille cartouches ont t tires, et quun nombre

    important de ces pauvres cratures ont reu plusieurs balles dans le

    corps. Je nai aucun doute non plus que certains oiseaux vont agoniser

    pendant des semaines, voire des mois. Certains seront mangs vivants

    par les fourmis-taureaux, dautres seront la proie des mouches viande.

    Si lofficier et ses hommes avaient suivi cheval les oiseaux blesss

    pour les achever, cela aurait en partie rachet la cruaut de lacte ; mais

    non, au lieu de cela, ils attendaient tranquillement assis autour du point

    deau que les oiseaux reviennent. Pourquoi est-ce que la S.P.C.A ne dit

    rien ? Je sais que si lon tire blanc sur des autruches, elles vont courir

    pendant plus de quatre-vingts kilomtres avant de sarrter. Je nai

    aucun doute que cela sapplique aussi aux meus. Mais si vous tenez

    vraiment les exterminer, au moins faites-le proprement. Employez

    quelques sportifs, monts sur de bons chevaux, qui nauront aucun mal

    rattraper les oiseaux demi morts de faim et les tuer dune balle de

  • 27

    revolver ou de fusil. En procdant ainsi, quelques hommes en tueraient

    plus en une semaine que des mitrailleuses en une anne.

    Je suis, Monsieur, votre, &c.

    Linspecteur de la S.P.C.A. tait un petit homme denviron 1,65 m,

    barbichette et cheveux grisonnants, qui navait pas vraiment lallure de lemploi.

    On limaginait bien derrire un bureau, pench sur un livre de comptes tracer

    des pattes de mouche, mais certainement pas en train de galoper derrire les

    meus. Quant son cheval, la robe grise mouchete de blanc, il tait difficile

    de lui donner un ge, et peut-tre encore plus de limaginer rattraper la course

    des meus. Jim se demanda qui avait bien pu lui fournir son cheval. Un fermier

    raconta le premier soir comment le petit homme avait d sy reprendre trois

    fois pour achever un meu. On lui a dit de viser la tte, mais ct imbcile

    ferme les yeux ou tourne la tte au moment o il tire ! Jim dcida daller le

    voir et de lui proposer son aide pour le lendemain.

    Jim neut gure de mal le trouver dans ce qui devait certainement tre

    lunique motel du coin. On voyait que la crise tait passe par l : la faade

    aurait eu besoin dun bon ravalement que la pnurie de clients navait pas

    permis. Un kookaburra en bois peint dcorait la rampe descalier qui conduisait

    lunique tage du btiment. Jim toqua au numro de la chambre quon lui avait

    indiqu laccueil. Le petit homme ouvrit presquaussitt, recula lgrement et

    mit sa main droite sur sa hanche.

    Quest-ce que vous voulez ?

    Jim OHalloran

    Il ne le laissa pas continuer.

    Je sais trs bien qui vous tes. Dites-moi simplement ce que vous voulez ?

    Jtais venu vous proposer mon aide.

    Le petit homme parut surpris et afficha une moue dubitative, immdiatement

    suivie dun haussement des sourcils.

    Jai bien vu que ce ntait pas vraiment votre tasse de th dachever les

    meus. Si vous voulez, demain, je peux vous filer un coup de mains. Jpeux

    mme vous prter un meilleur cheval, ajouta Jim en souriant.

    Le visage du petit homme se mtamorphosa.

    Aloysius Pickwick ! dit-il en tendant une main que Jim serra de bon cur.

    Vous savez, un inspecteur de la S.P.C.A. nest pas vraiment le bienvenu par ici.

    Les fermiers ne souhaitent quune seule chose : voir disparatre les meus. Mais

    croyez-vous que ce soit trs chrtien de tuer les kangourous ou les meus de

    manire aussi horrible, surtout cette priode de lanne o svit la mouche

  • 28

    viande ? La lucilie cuivre peut pondre jusqu deux cents ufs, quelle va

    dposer dans les plaies ouvertes de lanimal, o les asticots vont se dvelopper.

    Cet aprs-midi, jai trouv un kangourou qui avait t bless au ventre dune

    balle de Winchester .44

    Ah ! a, cest pas nous ! fit Jim en levant une main.

    Peu importe qui cest. Mais si vous aviez vu ltat de la pauvre bte, ses

    intestins pendaient sur le sol, grouillant dasticots. Et je peux vous certifier que

    la blessure remontait au moins dix jours, car les asticots avaient presque atteint

    leur taille maximale. Imaginez les souffrances de cette pauvre bte.

    Une grimace de dgot dforma le visage de Jim.

    Cest pas gai votre histoire Et cest bien pour a que je vous propose

    mon aide. Si on peut viter que ces oiseaux agonisent !

    Pour en revenir aux meus, reprit Aloysius Pickwick, mon frre qui est

    chasseur me raconte souvent quil trouve des meus blesss par balle, souvent

    dans le dos, qui peinent courir tant ils sont infests de larves de calliphores. Il

    tire aussi des dindes dans un tat similaire, avec les plumes qui tombent. Une

    fois que les asticots se sont rpandus sous les ailes, les oiseaux narrivent plus

    senvoler et deviennent au mieux la proie des dingos.

    Demain, nous allons y remdier, dit Jim. Nous allons achever tous les

    oiseaux blesss, je vous le promets.

    On verra ! On verra ! fit Aloysius qui navait pas lair convaincu. Mon

    souhait serait que chaque meu bless soit rattrap et abattu. Ce serait au moins

    un peu dhumanit. Imaginez le nombre doiseaux blesss avec vos

    mitrailleuses. Jai crit au gouvernement pour quil rappelle ses artilleurs et

    envoie la place des chmeurs avec des chiens de garde pour surveiller les

    parcelles. Pourquoi ne pas clturer les points deau, et mettre chacun dentre

    eux un homme avec un chien ? Je suis sr que cela serait trs efficace. Ne

    trouvant pas deau, linstinct de lmeu le pousserait retourner do il vient.

    Jim ne savait pas quoi lui rpondre.

    Vous savez, moi je ne fais que mon boulot. On me donne des ordres que

    jexcute. Donc, je vous ritre ma proposition : si vous voulez, demain je vous

    accompagne pour achever les meus blesss, cest tout ce que je peux faire !

    Bien sr que vous allez maccompagner ! Mais laissez-moi quand mme

    vous dire autre chose. Ce nombre de 20 000 meus, eh bien, moi je ny crois pas

    du tout ! Mon frre qui a sillonn toute lAustralie ma dit que la plus grande

    horde dmeus quil ait jamais vue en comptait 180. Ctait en Nouvelle-Galles

    du Sud, dans les grandes plaines qui stendent entre Hay et Wilcannia, et la

    saison tait exceptionnelle. Je serais vraiment trs intress de savoir do vient

  • 29

    ce nombre, et comment la personne qui la avanc sy est prise pour les compter.

    Je serais prt parier que devant un troupeau de moutons cette personne serait

    incapable de dire sil y en a 10 000 ou 20 000. De plus, les meus bougent trs

    vite, et une mme horde peut tre vue en de multiples endroits au cours dune

    journe. Et comme ils sont trs curieux, ils empruntent souvent des chemins

    diffrents.

    Jim lcoutait, perplexe.

    Je veux bien Et aprs, quest-ce que a change quils soient 10 000 ou

    20 000 ?

    Mais a change tout, voyons ! Rflchissez un peu ! Imaginez quils ne

    soient que quelques milliers : croyez-vous que le gouvernement aurait pu se

    payer le luxe denvoyer larme ? Certainement pas ! Je crois que tout a nest

    quune affaire de politique. Le gouvernement dAustralie-Occidentale avait

    besoin de montrer quil faisait quelque chose pour les fermiers. Le

    gouvernement fdral sous James Scullin a demand aux fermiers dtendre les

    terres bl en leur garantissant un prix de quatre shillings par boisseau ; mais il

    a t incapable de tenir ses promesses, et maintenant les fermiers menacent de

    ne pas charger leur rcolte dans les trains et de commettre des actes de sabotage.

    Cest pourquoi, je vous le dis, tout a nest quune mise en scne destine

    calmer les fermiers et leur montrer quon les aide. Cest dailleurs bien pour a

    quils ont envoy un cameraman de la Fox Movietone tourner un film de

    propagande ; sauf quils navaient pas prvu que a se retournerait contre eux, et

    que les images de cette campagne dradication choquerait le public.

    Pour le film de propagande, je veux bien, rpondit Jim, mais parler de mise

    en scne cest quand mme exagr : les meus sont venus tout seuls, on ne les a

    pas fait venir.

    Daccord, fit Aloysius, mais le fait que des images de cette campagne de

    destruction aient t tournes pour un film, cre quand mme de srieux doutes

    sur le fait que les choses ne sont peut-tre pas aussi simples quon voudrait nous

    le faire croire. Vous savez, il y a eu des prcdents. Il y a sept ou huit ans, je

    travaillais Mount Dandenong, un district de Victoria. L-bas, les peaux

    dopossum se vendent trs chres. Une dlgation de fermiers sest rendue

    Melbourne et a t reue par le ministre de lagriculture : ils se sont plaints que

    les opossums causaient des dgts trs importants aux cultures fruitires et de

    mas, en consquence de quoi ils demandaient lautorisation de les tirer. Le

    ministre leur a rpondu quil tait prt leur accorder lautorisation de les

    dtruire, mais la condition expresse quaucune peau ne soit vendue. Eh bien,

    vous savez ce qui sest pass ?

  • 30

    Jim fit un petit sourire.

    Je men doute. On nen a plus entendu parler.

    Exactement ! Les fermiers ne se sont plus jamais plaints des opossums

    Un autre exemple

    Attendez ! L, il est tard et on doit se lever tt. Vous me le raconterez

    demain, daccord ?

    Laissez-moi juste finir ! Aprs, je vous le promets, vous irez dormir ! Il

    y a quelques annes, dans le Queensland, la Commission charge de la lutte

    contre lexpansion du figuier de Barbarie a offert une demi-couronne par meu

    tu, au motif que ces derniers taient responsables de dissminer les graines par

    leurs djections. Beaucoup de propritaires terriens, y compris moi-mme, ont

    protest contre cette mesure, car nous navions jamais vu dmeus manger des

    figues de Barbarie. Alors que la controverse pour et contre alimentait la presse

    de Brisbane, la Commission a retir la prime et le massacre a cess. Pendant la

    priode o la prime a t verse, des milliers dmeus ont t inutilement

    dtruits. Aprs quelle a t supprime, on na plus entendu parler dmeus

    responsables de lexpansion du figuier de Barbarie.

    Euh ! vous allez peut-tre me trouver ignare, fit Jim, mais je croyais

    quon cultivait ces cactus pour leurs fruits ?

    Au Mexique essentiellement, mais pas chez nous. Les premiers figuiers de

    Barbarie ont t introduits en 1788 Port Jackson par le gouverneur Phillip,

    pour dvelopper lindustrie de la cochenille qui donne cette magnifique couleur

    rouge aux uniformes des soldats britanniques. Mais cette tentative se solda par

    un double chec : les cochenilles sont mortes rapidement les unes aprs les

    autres, alors que les figuiers de Barbarie ont rapidement tout envahi, couvrant

    prs de 24 millions dhectares en 1920, rien que dans le Queensland et la

    Nouvelle-Galles du Sud, rendant les terres impropres llevage.

    Ah oui ! je men rappelle, fit Jim Jen ai entendu parler Mme quon a

    d introduire un petit papillon pour venir bout de ces cactus !

    Cest cela mme, jeune homme ! Cactoblastis cactorum, une pyrale

    dAmrique du Sud dont les chenilles se nourrissent de la plante. Plus de deux

    milliards dufs ont t librs dans les zones infestes entre 1927 et 1931 Et

    maintenant, allez vous coucher jeune homme, une rude journe nous attend !

    Aloysius raccompagna Jim jusqu la porte dentre du motel. En apercevant

    le kookaburra en bois peint qui dcorait la rampe descalier, Jim ne put

    sempcher dimiter le cri de loiseau.

    Koo-koo-koo-koo-koo-kaa-kaa-kaa !

  • 31

    Celui-l, au moins, il est bien de chez nous ! sexclama Aloysius en

    souriant. Pas de risque de catastrophe cologique !

    Le lendemain matin, en embuscade autour dun gnamma, la task force surprit

    un groupe dune quarantaine dmeus, quelle mitrailla presque bout portant,

    en tuant une dizaine sur le coup. Jim et Aloysius prirent leurs chevaux pour

    achever les blesss. Ils sarrtrent lendroit o gisaient les oiseaux. Si de loin,

    ceux-l semblaient bel et bien avoir rendu lme, force leur fut de constater

    quen fait il nen tait rien : prs de la moiti respiraient encore.

    Il ny a quune seule faon de tuer un meu, dit Jim en descendant de

    cheval et en sortant son revolver, il faut leur tirer derrire la tte si la bouche est

    ferme, ou dans la bouche si elle est ouverte.

    Aloysius ne fit aucun commentaire, se contentant de regarder tout en

    resserrant la bride de sa monture. Jim remonta en selle et ils repartirent. Il leur

    fallut chevaucher prs dun kilomtre avant dapercevoir un meu titubant

    svrement. Jim sortit son fusil de son tui, mais loiseau seffondra avant mme

    quil ne presse la dtente.

    Je vous laisse lachever ! sexclama Jim.

    Non, sil vous plat, faites-le vous serez gentil !

    Jim ninsista pas. Ils sapprochrent de loiseau. Celui-ci avait de multiples

    blessures, et plusieurs balles lavaient mme transperc de part en part.

    Cest incroyable quil ait pu aller si loin, quand on voit ltat dans lequel il

    se trouve ! dit Jim.

    Achevez-le ! rpondit Aloysius.

    Jim rapprocha encore un peu sa monture de loiseau et prit son revolver.

    Dans un ultime instinct de survie, loiseau donna des coups de bec en direction

    du bras arm qui sapprochait. Jim pressa enfin la dtente et foudroya loiseau.

    Ils chevauchrent encore un bon moment, mais naperurent pas le moindre

    meu bless.

    Cest quand mme bizarre ! dit Jim. O sont-ils passs ?

    Je vous lavais bien dit quil ne serait pas si facile que cela dachever les

    blesss. Ils peuvent courir pendant des heures avant de tomber, ou se dissimuler

    dans les broussailles paisses du bush pour y mourir.

    Un grand goanna de prs de deux mtres dtala toute vitesse lapproche

    des chevaux, pour se rfugier dans un terrier.

    Jim entendit soudain un vrombissement, et se retourna. Il aperut au loin le

    camion dun fermier qui roulait dans leur direction.

  • 32

    Cest le camion dAndrew Johnson ! sexclama Jim. Jsais pas ce quil fout

    l ?

    On dirait quil nous a suivis ! ajouta Aloysius.

    Je me demande bien ce quil peut vouloir ?

    Un grand type maigre mais muscl, coiff dun panama ruban noir, et qui

    ressemblait un peu Humphrey Bogart, descendit du vhicule.

    Alors les gars, vous en avez abattu beaucoup ?

    Un seul ! rpondit Aloysius en faisant grise mine.

    Comme moi ! et jai mme pas eu besoin de gaspiller une balle ; je lai

    renvers avec le camion ! Il est derrire si vous voulez le voir ?

    Pour quoi faire ? lana Jim. On sait ce que cest quun meu !

    Jetez-y quand mme un coup dil ! Vous serez peut-tre tonn ?

    Jim approcha son cheval du Chevy truck et pencha la tte.

    Bah quoi ! cest un meu ; je ne vois pas ce quil a de spcial ?

    Andrew Johnson coupa le moteur et sortit du vhicule. Dun bond il sauta

    sur la plate-forme arrire et saisit lmeu par le cou pour le redresser. Lhomme

    et lmeu faisaient presque la mme taille.

    Aloysius comprit tout de suite ce que voulait leur montrer le fermier.

    Regardez a, il avait cinq balles dans le corps et il pouvait encore courir !

    Et a date pas dhier ! Vous avez vu les blessures, elles sont dj moiti

    refermes !

    En forant un peu, le fermier fit pntrer son index dans lorifice creus par

    un projectile.

    Aucune ne date de ce matin ? interrogea Jim.

    Si, deux, mais elles ont pntr par lautre flanc. Cest dailleurs pour a

    que je suis plein de sang !

    Aloysius monta son tour dans le camion pour examiner les blessures.

    Celles-l ont d tre faites ds le dbut des hostilits, il y a prs de deux

    semaines. Vous vous rendez compte, il avait survcu deux mitraillages ! Il a

    raison ce dput travailliste qui rclame quon dcore les meus.

    Jim, que la boutade aurait pu froisser, clata au contraire de rire. Le fermier

    eut un petit sourire pinc.

    Plus srieusement, reprit Aloysius en sadressant Jim, vous comprenez

    maintenant pourquoi je doutais du succs de notre mission. Le pourcentage

    doiseaux blesss que nous pouvons achever est ridicule !

    Andrew Johnson tait remont dans son camion et sapprtait partir. Il fit

    un signe de la main aux deux hommes.

  • 33

    Allez, bonne chance, et ne les tuez pas tous ! Laissez-en quelques-uns pour

    les mots croiss et pour les armoiries de lAustralie !

    Quest-ce quil a voulu dire ? demanda Jim en se protgeant du nuage de

    poussire.

    Pour toute rponse, Aloysius hocha la tte et marmonna :

    Rien, ctait de lhumour bushman !

    Le lendemain fut un mauvais jour pour les hommes de Meredith. Les meus

    sont rests hors de porte des mitrailleuses. Ils ont alors essay de les tirer au

    fusil, mais sans grand rsultat. La veille, en fin daprs-midi, ils avaient mitraill

    un groupe de trente quarante individus qui se trouvait 1700 mtres environ,

    proximit dun rservoir naturel. Jim et Aloysius dcidrent daller y faire un

    tour. Lendroit avait la forme dune petite combe, avec au fond du repli

    rocailleux, une eau souille par le cadavre dun dromadaire.

    Il est descendu boire, mais il na jamais pu remonter ! sexclama Aloysius.

    Ce nest pas la premire fois que je vois a. La soif pousse les btes prendre de

    grands risques.

    Jai remarqu quon voit de plus en plus de dromadaires dans le dsert, dit

    Jim.

    Cest pas tonnant, les chameliers les relchent plutt que de les tuer. Les

    vhicules moteur ont sign leur arrt de mort. On les a imports au XIXe

    sicle ; ils ont t trs utiles pour le transport des marchandises, mais aussi pour

    la cartographie. Lironie de lhistoire, cest que deux des plus grandes

    contributions des chameliers afghans, The Ghan Railway et la ligne

    tlgraphique transaustralienne, allaient les rendre inutiles et amorcer leur

    dclin.

    Et maintenant on les abandonne, et ils retournent ltat sauvage, ajouta

    Jim.

    Aloysius acquiesa dun signe de tte :

    Et la vitesse o ils se reproduisent, on peut prdire que leur avenir

    scrira en lettres de sang ! Comme pour le renard et les lapins, on ne sait plus

    comment sen dbarrasser. On est vraiment champion pour les conneries ! Nous

    sommes responsables de la disparition dun grand nombre despces

    endmiques. Cest trs grave et pourtant nous nous en foutons. Lhomme est un

    vrai danger pour la plante !

    Oh l ! pas la peine de vous nerver aprs moi. Vous prchez un converti.

    Jai particip la bataille de la Somme ; alors je sais de quoi lhomme est

    capable.

  • 34

    A ce moment, Jim prit son visage dans ses mains et se mit pleurer

    chaudes larmes.

    Descendez de cheval, a ira mieux ! lui dit Aloysius.

    Non, non, a va aller ! laissez, a marrive de temps en temps Des

    images qui remontent. Jai vu tant dhorreurs !

    Aloysius regardait Jim. Il ne faisait pas son ge. Il y avait quelque chose

    denfantin dans son visage. La guerre lavait priv dadolescence, et les

    pousses dacn ne se manifestaient que maintenant.

    Jim sanglotait toujours. Il accepta le mouchoir que lui tendit Aloysius et

    sessuya le visage.

    Je dois avoir lair con ?

    Non, rpondit simplement Aloysius.

    Vous savez, une des choses qui ma le plus marqu, l-bas, cest que mme

    les oiseaux ne chantaient plus. Ctait vraiment lenfer ! Maintenant, quand je

    nentends plus le chant des oiseaux, jai peur. Lautre jour, dailleurs, il mest

    arriv une chose trange. Nous faisions le guet autour dun point deau, et

    jcoutais le chant des diamants mandarins. Soudain, des meus sont apparus, et

    les diamants mandarins se sont tus. Jai commenc avoir peur et trembler

    comme une feuille. Je narrivais pas me contrler. Normalement, trs vite, les

    diamants mandarins auraient d se remettre pousser leurs petits cris, mais ils

    restaient silencieux, et les meus nosaient pas sapprocher de leau. Je les

    observais dans mes jumelles, et voyais leur nervosit. Je ressentais leur peur, et

    la mienne ne faisait que crotre. Cest alors que jai compris, que par leur

    silence, les petits oiseaux signalaient aux meus notre prsence !

    Cest possible cest possible ! dit Aloysius en rflchissant. Je nai

    jamais remarqu ce comportement, mais je suis loin de tout connatre. Le

    pluvian dgypte signale bien au crocodile la prsence du varan ; alors,

    pourquoi pas ?

    Comment cela ? interrogea Jim qui retrouvait des couleurs.

    Le pluvian dgypte fait son nid ct de celui du crocodile. Et, quand ce

    dernier part salimenter, le pluvian monte soigneusement la garde, se mettant

    immdiatement pousser des cris si un intrus approche. On raconte aussi quil

    nettoierait les dents du crocodile des parasites !

    Jim sourit.

    Si jai bien compris, il sagirait dune forme dentraide entre animaux.

    Mais dans ce cas-l, que gagnent les diamants mandarins prvenir les meus ?

  • 35

    Je ne sais pas Peut-tre que les meus, de par leur grande taille et leur

    excellente vue, sont mme de percevoir des dangers que ne peuvent voir les

    diamants mandarins. Mais ce nest quune hypothse, et rien dautre.

    Tout en continuant discuter, les deux hommes exploraient les pourtours du

    point deau, fouillant les buissons la recherche dmeus blesss. Ils ne

    trouvrent quun nid vide, que les petits avaient dj quitt depuis plusieurs

    mois. Aloysius descendit de cheval et ramassa quelques fragments de coquille.

    Tu as remarqu comme le nid est bas ! Cest rare que les meus fassent

    leur nid dans un tel endroit ! Ctait un signe avant-coureur de la scheresse qui

    nous frappe.

    Euh oui ! fit Jim qui navait pas vraiment cout ce que venait de dire

    Aloysius. En fait, il avait surtout remarqu que celui-ci lavait tutoy. Lavait-il

    fait exprs ou tait-ce involontaire ? Devait-il rpondre son tutoiement, ou

    continuer de le vouvoyer comme il lavait toujours fait ?

    Cest un vieux ranger qui est mort depuis longtemps qui avait remarqu le

    phnomne et me lavait expliqu quand jtais jeune. Il sappelait Charles

    M'Lennan ; il tait trs connu lpoque ; il crivait des chroniques naturalistes

    quil publiait dans lArgus sous le nom de plume Mallee Bird. Cest lui qui

    mavait racont que les meus semblaient avoir une trange prescience du

    temps. Il avait remarqu que les annes qui se sont rvles particulirement

    pluvieuses, loiseau faisait souvent son nid sur des terrains levs, et ce, bien

    avant que les pluies ne surviennent. Inversement, lors de saisons

    exceptionnellement sches, il ntait pas rare de trouver des nids au fond dune

    dpression, comme celui-ci. Comment les meus peuvent-ils savoir plusieurs

    mois lavance le temps quil fera, cela reste une nigme. En tous cas, il serait

    peut-tre plus utile de dpenser de largent pour rsoudre ce mystre, plutt que

    pour les dtruire !

    Sans doute, rpondit Jim qui ne savait toujours pas sil devait le tutoyer.

    Dans laprs-midi, M. George J. Lambert, qui soccupait depuis son bureau

    de Perth de grer les problmes causs par les meus, reut un appel de dtresse

    sign conjointement par les producteurs de bl de Walgoolan et le Comit de

    destruction des meus de cette mme localit. Walgoolan tait situe une

    cinquantaine de kilomtres au sud-est de Campion. A lorigine simple voie

    dvitement, Walgoolan avait vu le jour entre 1895 et 1899. En 1913, des

    terrains avaient t mis de ct en vue dy implanter une petite ville. Il fallut

    encore