Agone, n 23, 2000. Bouveresse Sur Wittgenstein Parle de Frazer

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  • REVUE AGONE

    COORDINATEUR DU NUMROJacques Vialle

    RDACTEUR EN CHEFThierry Discepolo

    COMIT DE RDACTIONFrdric Cotton, Justine Flandin, Charles Jacquier,

    Sbastien Mengin, Cristel Portes, Jacques Vialle, Batrice Vincent.

    Les auteurs qui publient dans AGONE dveloppentlibrement une opinion qui nengage queux-mmes.

    AGONE diteur, BP 2326, F-13213 Marseille cedex 02

    Codition COMEAU & NADEAU DITEURS,c.p. 129, succ. de Lorimier, H2H 1V0, Montral Qubec

    Email : [email protected]://www.lisez.com/agone

    Maquette Marcus & Faber

  • AGONEPhilosophie, Critique & Littrature

    numro 23, 2000

    Quest-ce que croire ?

    Do vient que, durant prs dun sicle (dont une bonnepartie du ntre), alors que la curiosit ethnologique nafait que crotre, on ne se soit pas inquit de savoir si lespeuples dits primitifs (ou anciens) croyaient vrita-blement en leur magie, leur mythes ou leurs rites ? Dovient que lon se soit intress aux symboles et aux repr-sentations, au dtriment des usages, et que lon ait fini parconfondre les uns et les autres ?

    7. lombre des mentalits primitives. ditorial, Jacques Vialle.

    11. Remarques sur Le Rameau dOr de Frazer, Ludwig Wittgenstein

    La manire dont Frazer expose les conceptions magiques et religieusesdes hommes nest pas satisfaisante : elle fait apparatre ces conceptionscomme des erreurs.Ainsi donc saint Augustin tait dans lerreur lorsquil invoque Dieu chaque page des Confessions ?Mais peut-on dire sil ntait pas dans lerreur, le saint bouddhisteou nimporte quel autre ltait tout de mme, lui dont la religion expri-me de tout autres conceptions. Mais aucun dentre eux ntait dans ler-reur, except l o il mettait en place une thorie.

    33. Wittgenstein critique de Frazer, Jacques Bouveresse

    Lerreur fondamentale qua commise Frazer est de la mme nature quecelle que nous commettons la plupart du temps en philosophie. Nousnous mprenons sur la nature exacte du problme quil sagit de r-soudre et nous croyons tort quil doit tre rsolu par linvention duneexplication ou dune thorie, avec un risque de dsillusion comme celuide dcouvrir que les thories et les explications philosophiques ne rsol-

  • 4vent finalement pas du tout les perplexits philosophiques. Wittgensteinsoutient quil ne devrait en principe rien y avoir dhypothtique dans lesconsidrations du philosophe ; et la raison en est que, l encore, une hy-pothse ne peut procurer lesprit le genre dapaisement quil recherche.

    55. Linterprtation & linterprte. propos des choses de la religionPaul Veyne

    Le stocisme ou la croyance en un Paradis soulagent-ils un condamn mort ? Un peu, sans doute. Une amulette rassure-t-elle vraiment sonporteur ? Un peu. Langage mdiocre et obscur, assurment : unpeu nest pas un vocable dignit scientifique ou philosophique. Etpourtant lexprience et laction de chacun ne sont faits que dinnom-brables un peu .

    89. Comment se fixe la croyance, Charles-Sanders PeirceCertainement, lhomme est, somme toute, un tre logique ; mais il nelest pas compltement. Par exemple, nous sommes pour la plupart por-ts la confiance et lespoir, plus que la logique ne nous y autoriserait.Nous semblons faits de telle sorte que, en labsence de tout fait sur le-quel nous appuyer, nous sommes heureux et satisfaits de nous-mmes ;en sorte que lexprience a pour effet de contredire sans cesse nos esp-rances et nos aspirations. Cependant lapplication de ce correctif duranttoute une vie ne dracine pas ordinairement cette disposition laconfiance. Quand lespoir nest entam par aucune exprience, il estvraisemblable que cet optimisme est extravagant.

    109. Les prisons de lesprit, Henri Broch

    La science et la culture sont au centre de lhomme moderne. Voilpourquoi, au-del des difficults qui peuvent exister, un scientifique,citoyen impliqu dans la socit dans laquelle il vit, peut et doit soule-ver les problmes poss par le dveloppement des pseudosciences etdes croyances. Il est dautant plus important que cela se fasse que lascience est, par dfinition, ce qui gne les dogmatiques. Le rle de ci-toyen du scientifique prend donc un sens particulier et slargit au-delde la simple sphre du paranormal et son action dans la res-publica,par essence mme politique, peut aider mettre en vidence quecroyances et paranormal sont intrinsquement opposs lhomme.

    131. Science & religion : lirrductible antagonisme, Jean BricmontIl semble que lheure soit au dialogue, aprs des sicles de conflit et desparation, entre science et foi, ou science et thologie. Le positi-

  • 5visme nest plus de mise en philosophie, la science, postquantique etpostgdelienne, sest faite modeste ; les thologiens se sont mis lcou-te de la science, quils ont renonce contredire ou rgenter. Tout neva-t-il pas pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Non. Je vaisplaider une thse qui va lencontre de cette tendance et montrer que, sielles sont bien comprises, la dmarche scientifique et la dmarche reli-gieuse sont en fait inconciliables.

    FICTIONS & DICTIONS

    153. cartez le soleil un moment, car je veux dormir, Eyvind JohnsonTraduit du sudois par Philippe Bouquet

    Jadis. Maintenant il ny avait plus de tels visages devant lui. Les cinq ousix dlgus masculins taient durs, peut-tre mme fanatiques.Ctaient des visages darmes secrtes, des paules qui pouvaient porterdes armes lourdes et des mains qui se crispaient avec force et obstina-tion sur des affirmations simples et irrfutables telles que : nous devonsnous battre par tous les moyens car autrement nous serons crass oubien des mains nergiques qui serraient des serviettes contenant despreuves convaincantes que la rsistance arme ne pouvait jamais condui-re autre chose qu plus de misre, plus desclavage et plus de mort.

    161. Chanson du tir de barrage, Jean Bernier

    Lartillerie ennemie cependant prenait des forces. Rgiment en rserve,triste et las vagabond qui dirige une marche incertaine vers les lieux ole haut commandement pense, sans tre certain, avoir besoin de toi,passe sous le tir de barrage et tche conserver ton esprit offensif !

    Aime la terre fantassin, aime-la ! Cest ta forte cuirasse et cest ton seulespoir. Le dfi du soldat lair libre ! Lobscnit du macchabe non en-terr ! Mort ou vif, tu dois tre dedans. Sous le tir de barrage, renifleson odeur qui te rassure. Bnis le fantassin prcdent qui a creus letrou sauveur et si, par aventure, tu tarrtes sur la plaine, tire de tonceinturon ta pelle-bche prcieuse et creuse.

  • 6MARGINALIA

    171. Une vision trs slective de lhistoire. Mise lpreuve de lanouvelle doctrine , par Noam Chomsky.Traduit de langlais par Frdric Cotton

    183. Tmoignage sur linsurrection viennoise de 1934 ,par Julius Dickmann. Introduit par Bouris SouvarineAvant-propos de Charles Jacquier

    189. Julien Benda & la justice abstraite , Jean MalaquaisAvant-propos de Charles Jacquier

    205. A scholarship with committment. Pour un savoir engag ,par Pierre Bourdieu

  • DITORIAL 7

    AGONE, 2000, 23 : 7-11

    DANS LES RELATIONS DE VOYAGES de Paul Lejeune ou de Nicolas Perrotchez les sauvages amrindiens, les rites et croyances des autoch-tones qui touchent la mort, au destin des mes ou lorigine du mondesont prsents comme autant de curiosits tranges et merveilleuses, quinont pour seule imperfection que celle de ne pas correspondre la rvla-tion chrtienne 1. aucun moment, on ne peroit, chez ces explorateursou ces ambassadeurs improviss, la condescendance, voire le mpris, despremiers ethnologues qui, tel James Frazer, ny virent que mentalit primi-tive, erreurs, sauvageries 2. Chez Nicolas Perrot ou Paul Lejeune, les sau-vages sont dans lerreur parce quils ignorent la vraie foi, et non parcequils sont dpourvus de raison ou assez nafs pour croire et agir vritable-ment en fonction de leurs croyances. Chez James Frazer, lhomme primitifest un alin, un tre dans lenfance de lhumanit, qui vit la merci dessymboles parce quil ignore les lois de la nature, mettant les uns en place

    lombre des mentalits primitives

    Ce quil y a de philosophique dans le problme de la croyance est laquestion de savoir ce quon appelle croire et non pas ce que lonpeut ou doit croire.

    JACQUES BOUVERESSE

    1. Paul Lejeune, Un Franais au pays des bestes sauvages , Agone et Comeau &Nadeau, 1999 ; Nicolas Perrot, Mmoire sur les murs, coustumes et relligion dessauvages de lAmrique septentrionale, Agone et Comeau & Nadeau diteurs, 1999.2. James Frazer, Le Rameau dOr, Robert Laffont, 1981.

  • LOMBRE DES MENTALITS PRIMITIVES8

    des autres. Comme le souligne ironiquement Wittgenstein, cet hommepouvait mourir par simple magie .

    Do vient que, durant plus dun sicle (dont une bonne partie duntre), alors que la curiosit ethnologique na fait que crotre, on ne se soitpas inquit de savoir si les peuples dits primitifs (ou nos propres an-ctres) croyaient vritablement en leur magie, leurs mythes ou leurs rites ?Do vient que lon se soit intress aux symboles ou aux reprsentations,au dtriment des usages, et que lon ait fini par confondre les uns et lesautres ? Partant de ces questions, Ludwig Wittgenstein et, plus prs denous, Jacques Bouveresse et Paul Veyne en arrivent secouer tout ldificedes sciences humaines, remettant en question non pas seulement nosconceptions des conduites magiques ou religieuses, mais, plus radicale-ment, nos faons dinterprter les conduites humaines ; de les expliquer.

    Pour Paul Veyne, la croyance, pas plus chez le primitif que chez le fi-dle , nest la racine de laction : Dans les circonstances assures, lesPrimitifs font comme les animaux et comme nous : ils se fient aux lois delexprience naturelle et la pense sauvage nest pas la leur. Il est entenduque les Huichol assimilent structurellement le bl au cerf. [] Ils lecroient, nen doutons pas, mais ils ne vont pas jusqu cuire de la bouilliede bl en croyant faire du ragot de cerf. Autrement dit, il ne faut pasconfondre croyance et opinion. Mais surtout, il faut se mfier de ces fausses intensits produites par linterprtation savante qui voudraitnous faire croire que les sentiments religieux et les symboles sont toujourspleinement vcus et qui, par sensibilit exotique, smerveille de voircombien les Persans sont Persans. [] Alors quen ralit personne nestonne de soi-mme et chacun se trouve normal. Un badigeon duniver-selle banalit recouvre les sicles et les continents, aux yeux des contem-porains et des indignes, sinon nos yeux tonns et pouvants .

    Banalit : le mot est lch. Il ne sonne pas comme un concept dhis-torien, et pourtant Ailleurs, Paul Veyne parle de mdiocrit et de quotidianit pour dcrire cet tat quasi constant de nos vies qui nestdissip que par ces heures ou ces minutes dabsorption, [procures parune foule de machineries inventes par les socits], qui vont de LArt de lafugue, au football, la prire . Autrement dit, sil faut chercher un motifaux conduites symboliques ou religieuses, ce nest pas un germe persis-tant de mentalit primitive , un besoin invtr de spiritualit ouau sentiment religieux quil faut limputer, mais, plus platement, lamorne quotidiennet, la peur de lincertitude et lenvie desprer sans ou-blier la docilit et une certaine indiffrence au maniement des symbolesqui permet au fidle de croire sans vritablement croire.

  • DITORIAL 9

    Contre la surinterprtation, Wittgenstein nous rappelle au simple bonsens : Je lis, parmi de nombreux exemples semblables, la descriptiondun roi de la pluie en Afrique, qui les gens vont rendre visite lorsquevient la saison des pluies. Or cela veut dire quils ne pensent pas rellementquil puisse faire de la pluie ; ils le feraient, autrement, pendant la saisonsche, durant laquelle le pays est un dsert aride et brl. Ou encore : Le mme sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, transpercelimage de celui-ci, construit sa hutte en bois de faon bien relle et taille saflche selon les rgles de lart, et non en effigie. On voit quel point lonfait fausse route en recherchant une opinion dans ce qui nest quun usageet en produisant une interprtation l o il nest ncessaire que de ras-sembler et prsenter correctement les faits . Ce qui est caractristique delacte rituel, dit Wittgenstein, cest quil nexprime pas du tout une concep-tion, une opinion, que lon pourrait dire juste ou fausse ; parce que lopi-nion, dans ce cas, fait partie du rite ; elle est elle-mme ritualise.

    La faon dont la croyance ritualise est assume par le fidle rappelletrangement notre attitude face la fiction. On a longtemps expliqu cettedernire en parlant de suspension du jugement . Pour entrer dans unefiction, et en retirer des motions comme la peur, lexcitation, etc. , ilnous faudrait croire momentanment en quantit de faits que nous savonspourtant imaginaires. Or, on peut affirmer quil nen est rien. Nousnavons pas besoin de faire taire notre esprit critique pour apprcier unefiction. Il nous suffit seulement de jouer le jeu, sachant que ce nest pas unjeu srieux, mais un jeu fait pour nous satisfaire. Et sil en tait de mmepour le fidle ou le primitif ? C est ce que semble suggrerWittgenstein lorsquil crit : Brler en effigie. Embrasser limage du bien-aim. Cela ne repose naturellement pas sur la croyance que lon produit uncertain effet sur lobjet que limage reprsente. Cela vise procurer une sa-tisfaction et y parvient effectivement. Ou plutt, cela ne vise rien ; nousagissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction.

    Une lecture plus en profondeur de Wittgenstein fait dire JacquesBouveresse que ce qui est en question dans les reproches adresss Frazeret, travers lui, une faon dcrire les sciences humaines, cest la confu-sion entre les causes et les raisons ; entre lambition d expliquer et le souci de comprendre : Les remarques de Wittgenstein sur Frazermanifestent incontestablement une prfrence pour linterprtation descomportements rituels en termes de symbolisation et dexpression cequi les diffrencierait des comportements pratiques, base empirique. Maisle fait de soustraire les croyances ritualises une interprtation en termesde rationalit ne doit pas nous encourager dvelopper une interprtation

  • LOMBRE DES MENTALITS PRIMITIVES10

    symtrique, de type culturaliste . Le scepticisme de Wittgenstein, affir-me Bouveresse, stend y compris aux tentatives de thorisation de cegenre, qui, selon lui, empchent de voir ce qui devrait justement attirernotre attention en introduisant une distance conceptuelle (celle descauses, des fonctions ou des origines) l o la comprhension pourrait sedonner delle-mme, simplement parce que nous sommes capables de d-couvrir dans tel ou tel rite quelque chose qui nous est, en fin de compte,assez familier : Lorsque je suis furieux contre quelque chose, critWittgenstein, je frappe quelquefois avec mon bton contre la terre oucontre un arbre. Mais je ne crois tout de mme pas que la terre soit respon-sable ou que le fait de frapper puisse avancer quelque chose. Je donnelibre cours ma colre. Et de ce type sont tous les rites. [] Ce qui estimportant, cest la similitude de cet acte avec un acte de chtiment, mais ilny a rien de plus constater que cette similitude [] Une fois quun ph-nomne de ce genre est mis en relation avec un instinct que je possdemoi-mme, cest prcisment cela qui constitue lexplication souhaite,cest--dire lexplication qui rsout cette difficult particulire. PaulVeyne ne semble pas penser autrement lorsquil expose les procds din-terprtation auquel il a souvent recours : Dans lcriture historique, lexo-tisme ne fait quembaumer les morts ; cest la banalisation qui lesressuscite, en rendant au pass son authenticit de grisaille. Lanachronismecontrl est un moyen de banaliser : Telle attitude, tel trait de murs nesaurait surprendre, puisque nous avons vu, de nos jours, quelque chose devaguement analogue se produire et quil nous a bien fallu en admettre lapossibilit. Le procd consiste donc mettre une touche de gris dans unrecoin du tableau historique o des couleurs faussement vives et criardessuggreraient au spectateur une impression dexotisme. [] Lautre proc-d de banalisation, le grand, le permanent, est consubstantiel lcriturehistorique : dcrire les attitudes et actions du pass en dtaillant et dcom-posant les gestes des agents, de manire les faire pouser au lecteur qui,revtant ainsi le rle, trouve bientt celui-ci tout naturel, bien qutranger.

    Une chose est de chercher comprendre ce qui se loge derrire lescroyances, les rites et lacte mme de croire ; une autre est de savoir silpeut ou non y avoir une discussion rationnelle sur le rapport que doit en-tretenir notre conception de la rationalit face aux croyances sotriquesou religieuses. Cest un tout autre dbat, o entre en jeu une nouvelle ins-tance : la dmarche scientifique. Dans un souci de clarification, parfaitementtranger toute pense volutionniste, Charles-Sanders Peirce dresse untableau des diffrentes mthodes de fixation de la croyance. Il en distinguequatre : la mthode de tnacit qui caractrise les croyances religieuses,

  • DITORIAL 11

    la mthode d autorit qui se fonde sur la force et la propagande, la m-thode a priori , propre aux raisonnements mtaphysiques ; enfin, la m-thode scientifique . Peirce manifeste sa prfrence pour cette derniremais, en pragmatiste consquent, il renonce la prsenter comme sup-rieure aux autres, ntant pas toujours la plus adapte aux situations v-cues, en particulier la logique de laction.

    travers ce tableau synoptique des mthodes de fixation de la croyance,on prend conscience que le dialogue entre les tenants de lune ou lautredes mthodes est rien moins que problmatique. Un homme qui croitselon lune de ces mthodes, risque de ne pas tre seulement en dsaccordsur un nonc prcis avec un autre homme qui croirait selon une autremthode. Ils sont en fait beaucoup plus loigns que cela lun de lautre. Etaffirmeraient-ils la mme proposition, que le dsaccord ne serait pas moinsprofond entre eux. Do il dcoule quil ny a pas de convergence possibleentre science et religion sans une forte dose dhypocrisie. Lantagonismeest l, selon Jean Bricmont, irrductible. Et il est inutile, voire nuisible, delhabiller de relativisme ou de le minorer dune quelconque faon. Car cene sont pas les croyances qui entrent directement en conflit mais les faonsde les tablir et les raisons quon leur donne.

    Or, si le sauvage nprouve gnralement pas le besoin de ratiociner propos de ses croyances, tel nest pas le cas des religions institues, despseudo et des parasciences. Il faut en effet distinguer, dit Wittgenstein, lesoprations rituelles ou magiques des oprations qui reposent sur des re-prsentations fausses ou trop simples des choses et des vnements. Sil estdplac de se railler des unes, tout doit nous porter rejeter les autres : Lorsquon dit par exemple que la maladie passe dune partie du corpsdans lautre ou quon prend des dispositions pour dtourner la maladie,comme si elle tait un fluide ou un tat thermique. On se fait alors uneimage fausse, cest--dire inadquate des choses. Les raisons de croi-re , gnralement enseignes en mme temps que la croyance elle-mme,sont, selon Bouveresse, un indice de la faiblesse de la croyance, dans lamesure o la force dune croyance sestime essentiellement aux risques quelon est dispos prendre en fonction delle . Sans doute y a-t-il lquelques raisons de ne pas prendre trop dramatiquement la lettre ces prisons de lesprit dont parle Henri Broch, propos de lastrologie, dela divination ou des parasciences. On peut toutefois lgitimement se rvol-ter, avec lui, contre les juteux relais que trouve lirrationnel dans les m-dias de masse jusque dans ceux qui relvent du service public

    JACQUES VIALLE

  • NOTE PRLIMINAIRE

    Cest en 1930, je crois, crit Drury, que Wittgenstein me dit quil avait toujoursdsir lire Frazer mais ne lavait pas fait, et quil me demanda de men procurer unexemplaire pour lui en lire un peu haute voix. Jempruntai lUnion Library lepremier volume de ldition en plusieurs volumes. Nous nallmes pas trs loindans cette lecture parce quil en parlait trs longuement, et, le trimestre suivant,nous ne la reprmes pas. Wittgenstein commena crire sur Frazer dans sonmanuscrit le 19 juin 1931 et il ajouta des remarques pendant les deux ou trois se-maines suivantes, bien quen fait il crivt davantage sur dautres choses (comme lacomprhension dune phrase, la signification, le complexe et le fait, lintention) Ilse pourrait quil ait pris antrieurement des notes dans un carnet de poche, mais jenen ai pas trouv.

    Cest probablement en 1931 quil dicta une dactylographe la plus grande partiedes manuscrits crits depuis juillet 1930, en changeant souvent lordre des re-marques et les dtails de la formulation, mais en laissant tels quels de grands blocs.(Il na cess plus tard de rarranger ce matriau.) Ce manuscrit dactylographi de771 pages comporte une partie des remarques sur Frazer, avec quelques modifica-tions dans lordre et la formulation. Dautres remarques se trouvent dans descontextes diffrents, et quelques-unes ont t cartes.

    La section dactylographie sur Frazer commence par trois remarques qui ne luisont pas jointes dans le manuscrit. Il avait commenc alors par des remarques de-vant lesquelles il mit plus tard S (schlecht, mauvais) et quil ne fit pas dactylogra-phier. Nous pouvons voir pour quelle raison, je pense. La premire version tait lasuivante :

    Je crois maintenant quil serait juste de commencer mon livre par des remarques surla mtaphysique considre comme une espce de magie.

    Dans lequel cependant je nai le droit ni de parler en faveur de la magie, ni de me mo-quer delle.

    Il faudrait conserver la profondeur de la magie.Oui, llimination de la magie a ici le caractre de la magie elle-mme.Car, lorsque je commenai jadis parler du monde (et non de cet arbre ou de cette

    table), que voulais-je dautre quvoquer dans mon discours quelque chose de plus haut. Il crivit le second groupe de remarques de simples notes des annes plus

    tard ; pas avant 1936 et probablement aprs 1948. Elles sont crites la plume surdivers morceaux de papier ; il avait probablement lintention dinsrer les plus pe-tits dans lexemplaire de ldition en un volume du Rameau dOr quil utilisait. MissAnscombe les dcouvrit aprs sa mort parmi ses affaires.

    RUSH RHEES

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 13

    IL FAUT COMMENCER PAR LERREUR et lui substituer la vrit.Cest--dire quil faut dcouvrir la source de lerreur, sans quoi en-tendre la vrit ne nous sert rien. Elle ne peut pntrer lorsquequelque chose dautre occupe sa place.

    Pour persuader quelquun de la vrit, il ne suffit pas de constater lavrit, il faut trouver le chemin qui mne de lerreur la vrit.

    Il faut sans cesse que je me plonge dans leau du doute.

    La manire dont Frazer expose les conceptions magiques et reli-gieuses des hommes nest pas satisfaisante : elle fait apparatre cesconceptions comme des erreurs.

    Ainsi donc saint Augustin tait dans lerreur lorsquil invoque Dieu chaque page des Confessions ?

    Mais peut-on dire sil ntait pas dans lerreur, le saint bouddhis-te ou nimporte quel autre ltait tout de mme, lui dont la religion ex-

    AGONE, 2000, 23 : 13-31

    Remarques surLe Rameau dOr de Frazer

  • REMARQUES SUR LE RAMEAU DOR14

    prime de tout autres conceptions. Mais aucun dentre eux ntait danslerreur, except l o il mettait en place une thorie.

    Lide dj de vouloir expliquer lusage par exemple le meurtre duroi-prtre me semble un chec. Tout ce que Frazer fait consiste lerendre vraisemblable pour des hommes qui pensent de faon sem-blable lui. Il est trs remarquable que tous ces usages soient au boutdu compte prsents pour ainsi dire comme des stupidits.

    Mais jamais il ne devient vraisemblable que les hommes fassent toutcela par pure stupidit.

    Lorsque, par exemple, il nous explique que le roi doit tre tu dansla fleur de lge parce quautrement, daprs les conceptions des sau-vages, son me ne se maintiendrait pas en tat de fracheur, on nepeut pourtant que dire : l o cet usage et ces conceptions vont en-semble, lusage ne provient pas de la faon de voir, mais ils se trouventjustement tous les deux l.

    Il peut bien arriver, et il advient frquemment aujourdhui, quunhomme abandonne un usage aprs avoir reconnu une erreur sur la-quelle cet usage sappuyait. Mais ce cas nexiste prcisment que l oil suffit dattirer lattention de lhomme sur son erreur pour le dtour-ner de sa pratique. Or ce nest pas le cas lorsquil sagit des usages reli-gieux dun peuple et cest pour cette raison quil ne sagit pas duneerreur.

    Frazer dit quil est trs difficile de dcouvrir lerreur dans la magie et cest pour cela quelle se maintient si longtemps parce que, parexemple, un sortilge destin faire venir la pluie se rvle certaine-ment, tt ou tard, efficace. Mais alors il est tonnant prcisment queles hommes ne savisent pas plus tt que, mme sans cela, tt ou tard,il pleut.

    Je crois que lentreprise mme dune explication est dj un checparce quon doit seulement rassembler correctement ce quon sait etne rien ajouter, et la satisfaction quon sefforce dobtenir par lexplica-tion se donne delle-mme.

    Et ici ce nest absolument pas lexplication qui satisfait. LorsqueFrazer commence en nous racontant lhistoire du Roi de la Fort deNmi, il le fait avec un ton qui indique que se passe ici quelque chose

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 15

    de remarquable et deffrayant. Mais la question : Pourquoi cela a-t-il lieu ? , on a vritablement rpondu lorsquon dit : Parce que cesteffrayant . Cest--dire, cela mme qui nous apparat, dans cet acte,effrayant, grandiose, sinistre, tragique, etc., rien moins que trivial etinsignifiant, cest cela qui a donn naissance cet acte.

    On ne peut ici que dcrire et dire : ainsi est la vie humaine.

    Lexplication, compare limpression que fait sur nous ce qui estdcrit, est trop incertaine.

    Toute explication est une hypothse.Or une explication hypothtique naidera gure, par exemple, celui

    que lamour tourmente. Elle ne lapaisera pas.La cohue des penses qui ne sortent pas parce quelles veulent

    toutes passer en premier et se bloquent alors la sortie.Lorsquon associe ce rcit concernant le roi-prtre de Nmi lex-

    pression la majest de la mort , on voit que les deux choses sontune.

    La vie du roi-prtre illustre ce quon veut dire par cette expression.Celui qui est saisi par la majest de la mort peut exprimer cela par

    une vie de ce genre. Cela ne constitue naturellement pas non plusune explication, et ne fait, au contraire, que mettre un symbole laplace dun autre. Ou encore : une crmonie la place dune autre.

    Un symbole religieux ne se fonde sur aucune opinion.Et cest seulement lopinion que lerreur correspond.

    On voudrait dire : cet vnement et cet autre ont eu lieu ; ris donc situ peux.

    Les pratiques religieuses, ou la vie religieuse du roi-prtre ne sontpas dune nature diffrente de celle de nimporte quelle pratique au-thentiquement religieuse daujourdhui, comme la confession des p-chs. Celle-ci peut s expliquer et ne peut pas sexpliquer.

    Brler en effigie. Embrasser limage du bien-aim. Cela ne reposenaturellement pas sur la croyance quon produit un certain effet surlobjet que limage reprsente. Cela vise procurer une satisfaction et yparvient effectivement. Ou plutt, cela ne vise rien ; nous agissonsainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction.

  • REMARQUES SUR LE RAMEAU DOR16

    On pourrait embrasser aussi le nom de la bien-aime, et alors appa-ratrait clairement comment le nom remplace celle-ci.

    Le mme sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, trans-perce limage de celui-ci, construit sa hutte en bois de faon bien relleet taille sa flche selon les rgles de lart, et non en effigie.

    Lide quon puisse faire signe dapprocher un objet inanim,comme on fait signe un homme. Le principe ici est celui de la per-sonnification.

    Et la magie repose toujours sur lide du symbolisme et du langage.La reprsentation dun souhait est, eo ipso, la reprsentation de sa

    ralisation.Or la magie prsente un souhait : elle exprime un souhait.Le baptme comme ablution. Une erreur ne surgit que lorsque la

    magie est scientifiquement interprte.Lorsque pour adopter un enfant la mre le fait passer dans ses vte-

    ments, il est insens de croire quil y a l une erreur et quelle penseavoir accouch de lenfant.

    Il faut distinguer des oprations magiques les oprations qui repo-sent sur une reprsentation fausse, trop simple, des choses et des v-nements. Lorsquon dit par exemple que la maladie passe dune partiedu corps dans lautre ou quon prend des dispositions pour dtournerla maladie, comme si elle tait un liquide ou un tat thermique. On sefait alors une image fausse, cest--dire inadquate.

    Quelle troitesse de la vie spirituelle chez Frazer ! Par suite : quelleimpuissance comprendre une autre vie que la vie anglaise de sontemps. Frazer ne peut se reprsenter aucun prtre qui ne soit pas aufond un parson anglais de notre poque avec toute sa sottise et saveulerie.

    Pourquoi le nom quil porte ne pourrait pas tre sacr pourlhomme. Cest pourtant, dune part, linstrument le plus importantqui lui soit donn, et cest, dautre part, comme une parure quon a ac-croche son cou lors de sa naissance.

    quel point les explications de Frazer sont trompeuses, on senrend compte je crois au fait quon pourrait soi-mme trs bien in-venter des usages primitifs et ce serait bien un hasard si on ne les ren-contrait pas rellement quelque part. Autrement dit, le principe selonlequel ces usages sordonnent est un principe beaucoup plus gnral

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 17

    que Frazer ne lexplique, et qui se trouve aussi dans notre me, desorte que nous pourrions imaginer nous-mme toutes les possibilits.Que, par exemple, le roi dune tribu ne soit visible pour personne,nous pouvons bien nous le reprsenter, comme nous pouvons imagi-ner que chaque homme de la tribu ait le voir. Dans ce dernier cas, lachose ne pourra certes pas avoir lieu de nimporte quelle manire plusou moins accidentelle, le roi sera montr aux gens. Peut-tre personnenaura-t-il le droit de le toucher ; mais peut-tre devra-t-on le toucher.Songeons qu la mort de Schubert son frre dcoupa en petits mor-ceaux des partitions de Schubert et donna ses lves prfrs cesfragments de quelques mesures. Cette faon dagir, comme marque depit, nous est tout aussi comprhensible que lautre, celle qui consis-terait conserver les partitions intactes, labri de tous. Et si le frrede Schubert avait brl les partitions, cela aussi serait comprhensiblecomme marque de pit.

    Le crmoniel (chaud ou froid), par opposition au contingent(tide), caractrise la pit.

    En vrit, les explications de Frazer ne seraient en aucune maniredes explications, si elles ne faisaient appel en dernire instance uneinclination en nous-mmes.

    Le fait de manger ou de boire comporte des dangers, non seulementpour le sauvage, mais aussi pour nous ; rien de plus naturel que devouloir sen protger ; et nous pourrions maintenant imaginer nous-mme de telles mesures de protection. Mais daprs quel principe lesinventons-nous ? Manifestement daprs le principe selon lequel tousles dangers peuvent se rduire, quant la forme, quelques dangerstrs simples qui sont immdiatement visibles pour lhomme. Daprsle mme principe, par consquent, qui fait dire aux gens sans cultureparmi nous que la maladie passe de la tte la poitrine, etc. La per-sonnification jouera naturellement un grand rle dans ces imagessimples, car chacun sait que des hommes (et donc des esprits) peu-vent tre dangereux pour lhomme.

    Lombre de lhomme, qui a lapparence dun homme, ou son reflet,la pluie, lorage, les phases de la lune, lalternance des saisons, les res-semblances des animaux et leurs diffrences, entre eux et par rapport lhomme, les phnomnes de la mort, de la naissance et de la viesexuelle, bref toutes les choses que lhomme, anne aprs anne, per-

  • REMARQUES SUR LE RAMEAU DOR18

    oit autour de lui de multiples faons relies entre elles, joueront unrle dans sa pense (sa philosophie) et ses usages : cela est vident, ouencore, cela est prcisment ce que nous savons rellement et ce quiest intressant.

    Comment le feu, ou la ressemblance du feu avec le soleil auraient-ilspu manquer de produire une impression sur lesprit humain sonveil ? Mais non pas peut-tre parce quil ne peut pas se lexpliquer (la sotte superstition de notre poque) est-ce quune explication ,en effet, rend la chose moins impressionnante ?

    La magie dans Alice au pays des merveilles (chapitre III) lorsquon sesche en racontant la chose la plus aride qui soit.

    Lors du traitement magique dune maladie, on lui signifie quelle doitquitter le patient.

    On aimerait toujours dire, aprs la description dune cure magiquede ce genre : si la maladie ne comprend pas a, je ne sais comment ondoit le lui dire.

    Je ne veux pas dire que prcisment le feu doive impressionner toutle monde. Le feu, pas plus que nimporte quel autre phnomne, et telphnomne cet homme-ci, et tel phnomne cet homme-l. Aucunphnomne, en effet, nest en soi particulirement mystrieux, maisnimporte lequel peut le devenir pour nous, et cest prcisment ce quicaractrise lesprit humain son veil, quun phnomne deviennepour lui important. On pourrait presque dire que lhomme est un ani-mal crmoniel. Cest probablement en partie faux, en partie absurde,mais il y a galement quelque chose de correct l-dedans.

    Cest--dire quon pourrait commencer ainsi un livre sur lanthropo-logie : quand on considre la vie et le comportement des hommes surla terre, on saperoit quils excutent en dehors des actes quon pour-rait appeler animaux, comme labsorption de nourriture, etc., desactes revtus dun caractre spcifique quon pourrait appeler desactes rituels.

    Mais, cela tant, cest une absurdit de poursuivre en disant que cesactes se caractrisent par ceci quils proviennent de conceptions erro-nes sur la physique des choses. (Cest ainsi que procde Frazer, lors-quil dit que la magie est essentiellement de la physique fausse, ou,selon le cas, de la mdecine fausse, de la technique fausse, etc.).

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 19

    Ce qui est caractristique de lacte rituel, au contraire, nest pas dutout une conception, une opinion, quelle soit en loccurrence juste oufausse, encore quune opinion une croyance puisse elle-mme tregalement rituelle, puisquelle fait partie du rite.

    Si lon tient pour vident que lhomme tire du plaisir de son imagi-nation, il faut faire attention que cette imagination nest pas commeune image peinte ou un modle plastique ; cest une constructioncomplique, compose de parties htrognes : des mots et desimages. On nopposera plus alors lopration qui utilise des signes so-nores ou crits lopration qui utilise des images reprsentatives des vnements.

    Nous devons sillonner tout le champ du langage.Frazer : Il semble certain que ces coutumes sont dictes par la peur du

    fantme des victimes Mais pourquoi Frazer utilise-t-il alors le mot fantme ? Il comprend donc trs bien cette superstition, puisquilnous lexplique avec un mot superstitieux pour lui dusage courant. Ouplutt : il aurait pu sapercevoir par l quen nous aussi quelque choseparle en faveur de ces pratiques des sauvages. Lorsque moi qui ne croispas quil y ait quelque part des tres humains-surhumains, quon peutappeler des dieux, je dis : je crains la vengeance des dieux , celamontre que je peux par l vouloir dire quelque chose, ou exprimerune sensation qui nest pas ncessairement lie cette croyance.

    Frazer serait capable de croire quun sauvage meurt par erreur. Ontrouve dans les livres de lecture des coles primaires quAttila a entre-pris ses grandes campagnes guerrires parce quil croyait possder leglaive du dieu du tonnerre.

    Frazer est beaucoup plus sauvage que la plupart de ses sauvages,car ceux-ci ne seront pas aussi considrablement loigns de la com-prhension dune affaire spirituelle quun Anglais du vingtime sicle.Ses explications des usages primitifs sont beaucoup plus grossires quele sens de ces usages eux-mmes.

    Lexplication historique, lexplication qui prend la forme dune hy-pothse dvolution, nest quune manire de rassembler les donnes den donner un tableau synoptique. Il est tout aussi possible de consi-drer les donnes dans leurs relations mutuelles et de les grouper dansun tableau gnral, sans faire une hypothse concernant leur volutiondans le temps.

  • REMARQUES SUR LE RAMEAU DOR20

    Identifier ses propres dieux avec les dieux dautres peuples. On sepersuade que les noms ont la mme signification.

    Et ainsi le chur indique une loi secrte a-t-on envie de dire dela manire dont Frazer groupe les faits. Cette loi, cette ide, je peux lareprsenter maintenant par une hypothse dvolution ou encore, defaon analogue au schma dune plante, par le schma dune crmo-nie religieuse, mais aussi par le groupement du matriau factuel seul,dans une prsentation synoptique .

    Le concept de prsentation synoptique est pour nous dune impor-tance fondamentale. Il dsigne notre mode de prsentation, la maniredont nous voyons les choses. (Une sorte de Weltanschauung, deconception du monde, apparemment caractristique de notre poque.Spengler.)

    Cest cette prsentation synoptique qui nous permet de com-prendre, cest--dire prcisment de voir les corrlations . De llimportance de la dcouverte des termes intermdiaires.

    Mais un terme intermdiaire hypothtique ne doit en pareil cas rienfaire quorienter lattention vers la similitude, la connexion des faits. Dela mme faon quon illustre une relation interne entre la forme circu-laire et lellipse en faisant passer progressivement une ellipse ltat decercle ; mais non pour affirmer quune certaine ellipse serait, dans les faits,historiquement, provenue dun cercle (hypothse dvolution), mais seule-ment afin daffiner la saisie par notre regard dune corrlation formelle.

    Mais mme lhypothse dvolution, je puis la considrer commentant rien de plus que le revtement dune corrlation formelle.

    [Ces remarques ne sont pas jointes celles qui prcdent dans le manuscrit dactylographi. ]

    Je voudrais dire ceci : rien ne montre mieux notre parent avec cessauvages que le fait que Frazer a sous la main un mot aussi courantpour lui et pour nous que a ghost (fantme) ou shade (ombre)pour dcrire les conceptions de ces gens.

    (Cest la vrit autre chose que sil dcrivait par exemple que lessauvages simaginent que leur tte tombe lorsquils ont abattu un en-nemi. Notre description ici ne comporterait rien de superstitieux ou demagique.)

    Cette particularit, il est vrai, ne se rapporte pas seulement aux ex-pressions ghost et shade , et on accorde trop peu dimportance

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 21

    au fait que nous comptons dans notre vocabulaire cultiv le mot me , esprit (spirit). Auprs de cela le fait que nous ne croyonspas que notre me mange et boive est une bagatelle.

    Toute une mythologie est dpose dans notre langage.Exorciser la mort ou faire mourir la mort ; mais, dautre part, elle est

    prsente comme un squelette, comme tant elle-mme, en un certainsens, morte. As dead as death. Rien nest aussi mort que la mort ;rien nest aussi beau que la beaut elle-mme. Limage sous laquelleon se reprsente ici la ralit consiste penser que la beaut, la mort,etc., sont les substances pures (concentres), alors quelles sont pr-sentes comme ingrdient dans un objet beau. Et ne reconnais-je pasici mes propres considrations sur objet et complexe ?

    Nous avons dans les vieux rites lusage dun langage gestuel extr-mement labor.

    Et quand je lis Frazer, jai envie de dire tout instant : tous ces pro-cessus, tous ces changements de signification, nous les retrouvons en-core dans notre langage verbal. Lorsque ce qui se cache dans ladernire gerbe est appel le loup du bl 1, mais aussi la gerbe elle-mme, ainsi que lhomme qui la noue, nous reconnaissons l un ph-nomne linguistique qui nous est bien connu.

    Je pourrais mimaginer que jai eu la possibilit de choisir un treterrestre comme demeure de mon me et que mon esprit a choisi cettecrature de peu dapparence comme sige et comme point de vue. Parexemple, parce que mon esprit aurait de la rpugnance se singulari-ser par une belle demeure. Il faudrait certes pour cela que lesprit soittrs sr de lui.

    On pourrait dire : Chaque point de vue a son charme mais ce se-rait faux. Il est juste de dire que tout point de vue est important pourcelui qui le considre comme important (mais cela ne veut pas direquil le voit autrement quil nest). Oui, en ce sens, chaque point devue est dgale importance.

    1. Le loup du bl : expression propre lAllemagne du Nord (Mecklem-bourg), qui dsignait une sorte dtre mythique, un esprit de la fertilit, quiaurait demeur dans les champs de bl. Pourchass la moisson, il se rfugiaitdans la dernire gerbe (voir Frazer, Le Rameau dOr, Lesprit du bl commeanimal , chapitre XLVIII). (N.d.T.)

  • REMARQUES SUR LE RAMEAU DOR22

    Oui, il est important que je doive mapproprier mme le mpris quequiconque a pour moi, comme une partie essentielle et importante dumonde vu de ma place.

    Sil tait loisible un homme de venir au monde dans un arbredune fort, il y aurait des hommes qui chercheraient larbre le plusbeau ou le plus lev, dautres qui choisiraient le plus petit, et dautresencore qui choisiraient un arbre moyen ou mdiocre, certes pas, veux-je dire, par esprit philosophique, mais prcisment pour cette raison,ou cette espce de raison, qui a fait que lautre a choisi le plus haut.Que le sentiment que nous avons lgard de notre vie soit compa-rable celui qua un tel tre, qui a pu choisir son point de vue dans lemonde, est lorigine, je crois, du mythe ou de la croyance selonlequel nous aurions choisi notre corps avant la naissance.

    Je crois que ce qui caractrise lhomme primitif est quil nagit pasdaprs des opinions ( loppos, Frazer).

    Je lis, parmi de nombreux exemples semblables, la description dunroi de la pluie en Afrique, qui les gens viennent demander la pluielorsque vient la saison des pluies. Or cela veut dire quils ne pensent pasrellement quil puisse faire de la pluie, ils le feraient, autrement, pen-dant la saison sche, durant laquelle le pays est un dsert aride etbrl . Car si lon admet que les gens ont par sottise un jour institucette fonction de roi de la pluie, ils ont dj eu auparavant lexpriencedu fait que la pluie commence en mars, et ils auraient fait fonctionnerle roi de la pluie pour le reste de lanne. Ou encore : cest le matin,lorsque le soleil va se lever, que les hommes clbrent les rites de lau-rore, et non la nuit : ils se contentent alors de faire brler les lampes.

    Lorsque je suis furieux contre quelque chose, je frappe quelquefoisavec mon bton contre la terre ou contre un arbre, etc. Mais je necrois tout de mme pas que la terre soit responsable ou que le fait defrapper puisse avancer quelque chose. Je donne libre cours macolre . Et de ce type sont tous les rites. On peut appeler de tels actesdes actes instinctifs et une explication historique, qui dirait parexemple que jai cru autrefois, ou que mes anctres ont cru, que le faitde frapper la terre avanait quelque chose, est une hypothse super-flue qui nexplique rien. Ce qui est important, cest la similitude de cetacte avec un acte de chtiment, mais il ny a rien de plus constaterque cette similitude.

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 23

    Une fois quun phnomne de ce genre est mis en relation avec uninstinct que je possde moi-mme, cest prcisment cela qui constituelexplication souhaite, cest--dire lexplication qui rsout cette diffi-cult particulire. Et une tude plus approfondie de lhistoire de moninstinct emprunte alors dautres voies.

    Ce ne peut avoir t un motif qui a conduit certaines races humaines vnrer le chne, mais seulement le fait quelles vivaient avec lui ensymbiose ; ce nest donc pas par choix : ils sont ns ensemble, commele chien et la puce. (Si les puces laboraient un rite, il se rapporteraitau chien.)

    On pourrait dire que ce nest pas leur runion (celle du chne et delhomme) qui a fourni loccasion de ces rites, mais au contraire, en uncertain sens, leur sparation.

    Lveil de lintellect en effet seffectue par une sparation davec le soloriginaire, davec le fondement originel de la vie. (La naissance duchoix.) (La forme de lesprit qui sveille est ladoration.)

    II

    Page 168 2. ( un certain stade de la socit archaque, le roi ou leprtre se voit souvent attribuer des pouvoirs surnaturels, ou est considrcomme lincarnation dune divinit, et, en accord avec cette croyance, onsuppose le cours de la nature plus ou moins sous sa domination)

    Cela ne veut naturellement pas dire que le peuple croit le matredou de ces pouvoirs et que le matre, lui, sait trs bien quil ne les apas, ou ne le sait pas simplement lorsquil sagit dun fou ou dun im-bcile. La notion de son pouvoir, au contraire, est naturellement ta-blie, de telle manire quelle puisse saccorder avec lexprience celledu peuple et la sienne propre. Il est vrai de dire quune certaine hypo-crisie joue l-dedans un rle dans la mesure seulement o, dune ma-nire gnrale, elle est facile voir dans presque tout ce que font leshommes.

    Page 169. (Dans les temps anciens, il tait oblig de rester assis sur letrne chaque matin pendant plusieurs heures, la couronne impriale sur latte, comme une statue, sans bouger pieds ou mains, tte ou yeux, ni aucune

    2. Les numros renvoient aux pages de ldition du Rameau dOr en un volume.

  • REMARQUES SUR LE RAMEAU DOR24

    partie de son corps ; on supposait quil pouvait conserver par ce moyen lapaix et la tranquillit de son empire)

    Lorsquun homme dans notre (ou du moins dans ma) socit rittrop, je pince les lvres de faon moiti involontaire, comme si jecroyais pouvoir par l tenir les siennes closes.

    Page 170. (On lui attribue le pouvoir de donner ou de retenir la pluie, etil est seigneur des vents)

    Labsurdit consiste ici en ce que Frazer prsente cela comme si cespeuples avaient une reprsentation compltement fausse (et mme in-sense) du cours de la nature, alors quils possdent seulement une in-terprtation trange des phnomnes. Cest--dire, leur connaissancede la nature, sils la mettaient par crit, ne se distinguerait pas fonda-mentalement de la ntre. Seule leur magie est autre.

    Page 171. ( Un rseau dinterdits et dobservances qui ne vise pas contribuer sa dignit) Cest vrai et faux. Certes pas la dignit de laprotection de la personne, mais bien la saintet pour ainsi dire na-turelle de la divinit qui est en lui.

    Aussi simple que cela puisse paratre : la diffrence entre magie etscience peut sexprimer dans le fait quil y a dans la science un pro-grs, et pas dans la magie. La magie na pas de direction dvolutionqui rside en elle-mme.

    Page 179. (Les Malais se reprsentent lme humaine comme un petithomme qui correspond exactement par sa forme, ses proportions et mmeson teint lhomme dans le corps duquel il rside)

    Il y a bien plus de vrit dans lide de donner lme la mme mul-tiplicit quau corps que dans une thorie moderne affadie !

    Frazer ne remarque pas que nous avons l la doctrine de Platon etde Schopenhauer.

    Nous retrouvons toutes les thories enfantines (infantiles) dans laphilosophie daujourdhui ; mais avec en moins lattrait de llmentenfantin.

    Page 614. (Au chapitre LXII : Les Ftes du feu en Europe) 3

    3. La fte de Beltane : dans les Hautes-Terres dcosse il tait dusagejusquau XVIIIe sicle dallumer le premier mai des feux de joie appels feux deBeltane. Ces vieilles crmonies dorigine druidique voquaient manifestementdes sacrifices humains. On allumait un grand feu sur une minence avec des

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 25

    La chose la plus frappante me semble tre, en dehors des ressem-blances, la diversit de tous ces rites. Cest une multiplicit de visagesavec des traits communs qui, a et l, rapparaissent sans cesse. Et cequon voudrait faire serait de tracer des lignes qui relient les compo-santes communes. Il manque alors encore une partie notre visiondes choses et cest celle qui met ce tableau en liaison avec nos propressentiments et penses. Cest cette partie qui donne aux choses leurprofondeur.

    Dans tous ces usages, on voit en effet quelque chose qui est sem-blable lassociation des ides et qui lui est apparent. On pourraitparler dune association des usages.

    Page 618. ( Aussitt quune violente friction faisait jaillir des tincelles,ils jetaient une espce dagaric, qui pousse sur de vieux bouleaux et qui esttrs combustible. Le feu semblait tre venu du ciel, et multiples taient lesvertus quon lui attribuait)

    Rien ne justifie quil ait fallu que le feu ft entour dun tel nimbe.Et, chose combien trange, que veut dire vraiment semblait trevenu du ciel ? De quel ciel ? Non, il ne va absolument pas de soi quele feu soit considr de cette manire mais cest justement commecela quon le considre.

    Ici, lhypothse seule semble donner de la profondeur la chose. Eton peut se rappeler comment notre pome des Nibelungen explique lesrelations tranges entre Siegfried et Brunehilde. savoir que Siegfriedsemble avoir dj vu Brunehilde autrefois. Or, il est clair que ce quidonne de la profondeur cet usage est sa corrlation avec lacte de br-ler un homme. Supposons quil soit dusage lors dune fte que deshommes montent califourchon les uns sur les autres, comme dans lejeu du cheval, nous ne verrons l rien dautre quune manire de por-ter un homme qui fait penser un cheval et son cavalier ; mais si nous

    moyens trs primitifs (en frottant du bois de chne par exemple). Ce feu taitcens chasser les sorcires des champs et prserver gens et btes des pid-mies. On faisait cuire ensuite un grand gteau davoine, de lait et dufs,quon partageait entre tous les participants. Un des morceaux tait noirci (aucharbon de bois par exemple) et celui qui le tirait au sort tait menac dtrejet au feu et ntait sauv quau dernier instant, ou bien devait sauter trois fois travers les flammes. (N.d.T.)

  • REMARQUES SUR LE RAMEAU DOR26

    savions quil fut dusage jadis chez de nombreux peuples de prendredes esclaves pour montures et de clbrer ainsi monts certaines ftes,nous verrions alors dans lusage innocent de notre poque quelquechose de plus profond et de moins innocent. La question est celle-ci :est-ce que ce caractre, disons, funbre est attach cet usage du feude Beltane en lui-mme, tel quil tait pratiqu il y a cent ans, ou bienseulement dans le cas o lhypothse de sa provenance se vrifierait. Jecrois que cest videmment la nature interne de lusage moderne lui-mme qui nous donne une impression funbre, et les faits de nousconnus propos des sacrifices humains nous indiquent seulement ladirection dans laquelle nous devons considrer lusage. Lorsque jeparle de la nature interne de cet usage, je veux dire toutes les circons-tances dans lesquelles il est pratiqu et qui ne sont pas contenues dansle rcit dune telle fte, puisquelles ne consistent pas tant dans cer-taines actions caractristiques de la fte que dans ce quon pourrait ap-peler lesprit de la fte, dont on donnerait la description en dcrivant,par exemple, le type de gens qui y participent, leur manire dagir lereste du temps, cest--dire leur caractre, le type de jeux auxquels ilsjouent par ailleurs. Et lon verrait alors que cet lment funbre rsidedans le caractre de ces hommes eux-mmes.

    Page 619. (Ils mettent tous les morceaux de gteau dans un bonnet.Chacun en tire, laveuglette, un morceau. Celui qui tient le bonnet a droitau dernier morceau. Celui qui tire le morceau noir est la personne consa-cre qui doit tre sacrifie Baal)

    Quelque chose ici ressemble aux vestiges dun tirage au sort. Et cetaspect lui confre une profondeur soudaine. On pourrait imaginer ungteau contenant un bouton. Si nous apprenions par exemple que cegteau a t cuit une certaine occasion, par exemple, lorigine pourclbrer lanniversaire dun boutonnier, et que lusage sest ainsi main-tenu dans la rgion, cet usage perdrait effectivement toute profon-deur , moins que celle-ci ne rside dans sa forme actuelle. Mais ondit souvent en pareil cas : cette coutume est videmment trs ancien-ne . Do sait-on cela ? Est-ce seulement parce quon possde des t-moignages historiques sur ce genre de vieilles coutumes ? Ou bienest-ce pour un autre motif, un motif quon trouve par linterprtation ?Mais, mme si lorigine prhistorique de lusage et lenracinement dansun usage antrieur sont historiquement prouvs, il est pourtant pos-sible que cet usage nait aujourdhui plus rien du tout de funbre, quil

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 27

    ne retienne rien de lhorreur de lpoque prhistorique. Peut-tre nest-il plus aujourdhui pratiqu que par des enfants qui se servent de bou-tons pour rivaliser dardeur cuire et dvorer des gteaux. Laprofondeur rside alors uniquement dans lide de cette origine. Maiscelle-ci peut tre tout fait incertaine et lon pourrait dire : A quoibon se soucier dune chose aussi incertaine (comme une Sage Else quiregarderait en arrire 4). Mais ce ne sont pas des soucis de ce genre.Avant tout : do vient la certitude quun pareil usage doit tre trs an-cien (quelles sont nos donnes, quelle est la vrification) ? Mais avons-nous une certitude, ne pourrions-nous pas faire erreur et la recherchehistorique ne pourrait-elle pas nous convaincre dune erreur ?Certainement, mais alors demeure toujours quelque chose dont noussommes srs. Nous dirions alors : Bon. Dans ce cas prcis il se peutque lorigine soit autre, mais, de faon gnrale, lorigine est certaine-ment prhistorique . Et cest dans ce qui pour nous est ici videnceque doit rsider la profondeur de cette hypothse. Et cette videnceest, encore une fois, une vidence non hypothtique, psychologique.Supposons en effet que je dise : la profondeur de cet usage rside dansson origine si celle-ci a bien t telle. Ainsi donc, ou bien la profondeurrside dans lide dune origine de ce genre, ou bien la profondeur estelle-mme hypothtique, et lon peut seulement dire : si les choses sesont produites de cette faon, cest une funbre et profonde histoire. Jeveux dire : le caractre funbre, profond ne rside pas dans le fait queles choses se sont passes de telle manire pour ce qui est de lhistoirede cet usage, car les choses ne se sont peut-tre pas passes ainsi ; ninon plus dans le fait quelles se sont peut-tre ou probablement pas-ses de cette manire, mais dans ce qui me donne une raison de sup-poser cela. Oui, do vient, dune faon gnrale, le caractre profondet funbre du sacrifice humain ? Est-ce que ce sont uniquement lessouffrances de la victime qui nous impressionnent ? Toutes sortes de

    4. Comme une Sage Else qui regarderait en arrire : allusion un conte deGrimm (Kinder-und Hausmrchen, n 34), dans lequel une jeune fille trs sotte( la Sage Else ), peine fiance, imagine de faon prcise un malheur qui ar-rivera un jour son futur enfant quelle pleure sur le champ. Wittgenstein dit en arrire car lvnement bien dtermin qui nous impressionne mainte-nant, bien quil soit loign et improbable (le sacrifice), se trouve dans le passet non dans lavenir. (N.d.T.)

  • REMARQUES SUR LE RAMEAU DOR28

    maladies qui saccompagnent dautant de douleurs ne provoquentpourtant pas cette impression. Non, ce caractre funbre et profond nese comprend pas de lui-mme si nous nous contentons de connatrelhistoire de lacte extrieur ; cest au contraire une connaissance intimeen nous-mme qui nous permet de rintroduire ce caractre.

    Le fait quon tire au sort avec un gteau a aussi quelque chose departiculirement terrifiant (presque comme la trahison par un baiser),et que cela fasse sur nous une impression particulirement terrifiantea, encore une fois, une signification essentielle pour ltude dusagesde ce genre.

    Lorsque je vois un usage comme celui-l, que jentends parler de lui,cest comme lorsque je vois un homme qui parle dun ton rude quel-quun dautre pour une affaire sans importance, et que je remarque, son ton de voix et son visage, que cet homme peut tre terrible le caschant. Limpression que je ressens alors peut tre trs profonde etextraordinairement srieuse.

    Le contexte dune faon dagir.Les hypothses sur lorigine de la fte de Beltane par exemple re-

    posent sur une conviction : celle que de telles ftes ne sont pas inven-tes par un seul homme, pour ainsi dire au petit bonheur, et ontbesoin dune base infiniment plus large pour se maintenir. Si je vou-lais inventer une fte, elle ne tarderait pas disparatre ou bien seraitmodifie de telle manire quelle corresponde une tendance gnraledes gens.

    Mais quest-ce qui interdit de supposer que la fte de Beltane a tou-jours t clbre sous sa forme actuelle (ou rcemment disparue) ?On pourrait dire : elle est trop absurde pour avoir t invente ainsi.Nest-ce pas comme lorsque je vois une ruine et que je dis : cela doitavoir t autrefois une maison, car personne nlverait un pareil tasde pierres tailles et irrgulires ? Et si lon me demandait : do sais-tu cela ? je pourrais seulement dire : cest mon exprience deshommes qui me lenseigne. En vrit, mme l o ils construisent vrai-ment des ruines, ils reprennent les formes des maisons effondres.

    On pourrait dire encore : celui qui a voulu nous mouvoir par lercit de la Fte de Beltane na pas eu en tout cas besoin dexprimerlhypothse de son origine ; il na eu qu me prsenter le matriau (quia conduit cette hypothse) et ne rien ajouter. Alors peut-tre dirait-

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 29

    on : Bien sr, parce que lauditeur ou le lecteur tirera de lui-mme laconclusion ! Mais doit-il tirer cette conclusion explicitement ? Et,aussi, dune faon gnrale, la tirer ? Et quest-ce donc que cetteconclusion-l ? Que ceci ou cela est vraisemblable ? Et sil peut tirer lui-mme la conclusion, comment la conclusion doit-elle limpres-sionner ? Ce qui limpressionne doit pourtant tre ce que lui na pasfait. Est-ce, par consquent, seulement lhypothse exprime (quellele soit par lui ou par dautres) qui limpressionne, ou bien dj le ma-triau qui y conduit ? Mais ce point ne puis-je pas tout aussi bien de-mander : lorsque je vois quelquun assassin devant moi, ce quimimpressionne est-ce simplement ce que je vois ou seulement lhypo-thse quun homme est ici assassin ?

    Mais ce nest certes pas simplement lide de lorigine possible de laFte de Beltane qui entrane cette impression, mais ce quon appellelnorme probabilit de cette ide. En tant quelle dcoule du matriau.

    De la manire dont la Fte de Beltane nous est parvenue, cest en v-rit un spectacle, et semblable au jeu enfantin du gendarme et du vo-leur. Mais pourtant il nen est pas ainsi. Car mme sil est entendu quela partie qui sauve la victime gagne, ce qui se passe, cependant,conserve toujours un surcrot de vivacit que la simple reprsentationludique ne possde pas. Quand bien mme dailleurs il sagirait dunereprsentation tout fait sans chaleur, nous nous demanderions toutde mme, inquiets : que veut dire cette reprsentation, quel est sonsens ? Et elle pourrait alors, abstraction faite de toute interprtation,nous inquiter par le seul fait de son absurdit propre. (Ce qui montrede quelle nature peut tre le motif dune telle inquitude.) Si lon don-nait maintenant une interprtation innocente de cette fte : on tire ausort simplement pour avoir le plaisir de pouvoir menacer quelquunde le jeter au feu, ce qui nest pas agrable ; la fte de Beltane ressem-blerait alors davantage un de ces divertissements au cours duquel unmembre de la socit doit endurer certaines cruauts, et qui, tels quilssont, satisfont un besoin. Et cette explication fait perdre alors la ftede Beltane tout mystre, mme si celui-ci ne svanouit pas de lui-mme dans la pratique et lambiance de ces jeux ordinaires comme lesgendarmes et les voleurs.

    De la mme manire, le fait que des enfants certains jours brlentun bonhomme de paille, mme si cela ne sexpliquait pas, pourrait

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    nous inquiter. trange, que ce soit un homme quils doivent brler so-lennellement ! Je veux dire : la solution nest pas plus inquitante quelnigme.

    Mais pourquoi nest-ce pas rellement lide seule (ou du moins, enpartie) qui est cense mimpressionner ? Des reprsentations ne sont-elles donc point terrifiantes ? Lide que le gteau a servi autrefois dsigner la victime du sacrifice ne peut-elle pas me faire frmir ? Lidena-t-elle rien de terrifiant ? Cest vrai, mais ce que je vois dans ces r-cits, ils ne lacquirent pourtant que grce lvidence, mme celle quine semble pas leur tre immdiatement lie grce lide delhomme et de son pass, grce toute ltranget que je vois, que jaivue et entendue en moi et chez les autres.

    Tous ces usages diffrents montrent quil ne sagit pas ici de la dri-vation dun usage partir de lautre, mais dun esprit commun. Et onpourrait soi-mme inventer (imaginer) toutes ces crmonies. Et les-prit qui nous permettrait de les inventer, ce serait prcisment leur es-prit commun.

    Page 641. ( Ds quon avait rallum le feu du foyer domestique avec lebrandon, on y posait un rcipient plein deau ; puis on aspergeait avec leauainsi chauffe les pestifrs ou le btail frapp dpizootie.)

    Lunion de la maladie et de la salet. Laver dune maladie. On dispose dune thorie simple, enfantine, de la maladie quand on

    dit quelle est une salet quon peut enlever en nettoyant.De mme quil y a des thories sexuelles infantiles , il y a, dune

    faon gnrale, des thories infantiles. Mais cela ne veut pas dire quetout ce que fait un enfant est n dune thorie infantile qui en serait laraison.

    Ce qui est juste et intressant nest pas de dire : cela est n de cela,mais cela pourrait tre n de cette faon.

    Page 643. ( Le docteur Westermark a dfendu vigoureusement lacause de la thorie purificatoire seule Cependant laffaire nest pas si clai-re quelle nous autorise rejeter la thorie solaire sans discussion.)

    Il est clair que le feu a t utilis comme moyen de purification.Mais il est extrmement vraisemblable que les hommes intelligents ontmis plus tard les crmonies de purification en corrlation avec le so-leil, mme l o, originellement, elles navaient pas t penses sous cerapport. Quand une ide simpose un homme (purification-feu) et

  • LUDWIG WITTGENSTEIN 31

    une autre un autre homme (feu-soleil), que peut-il y avoir de plusvraisemblable que le fait que les deux ides simposent un seulhomme. Les savants qui voudraient toujours avoir une thorie !!!

    La destruction totale par le feu, distincte de la rupture ou du dchi-rement, etc., doit avoir frapp lhomme.

    Mme si lon ne savait rien dune union de ce genre entre la purifi-cation et lide du soleil, on pourrait supposer quelle appartquelque part.

    Page 680. ( En Nouvelle-Bretagne, il y a une socit secrteQuiconque y entre reoit une pierre de la forme ou dun tre humain oudun animal, et on croit que, de cette manire, son me est attache dequelque manire la pierre.)

    Soul-stone ? (lme et la pierre). On voit l comment travaille unehypothse comme celle-ci.

    Page 681. [(680 infra, 681) On croyait que les pouvoirs malfiquesdes sorcires et des enchanteurs logeaient dans la chevelure et que rien nepouvait impressionner ces mcrants aussi longtemps quils gardaient leurscheveux. Cest pourquoi il fut dusage en France de raser totalement lescorps des personnes accuses de sorcellerie avant de les confier au bour-reau.]

    Cela indiquerait quil y a ici au fond une vrit et non une supersti-tion. (Il est facile, il est vrai, de tomber dans lesprit de contradictionface au savant imbcile.) Mais il peut trs bien se faire quun corps en-tirement ras nous induise en un sens perdre le respect de nous-mme (Les Frres Karamazov). Il ny a pas de doute quune mutilationqui nous fait paratre nos propres yeux indigne et ridicule peut nousdpouiller de toute volont de nous dfendre. Quelle gne ressentons-nous parfois ou du moins beaucoup dhommes (moi) par le fait denotre infriorit physique ou esthtique.

    LUDWIG WITTGENSTEINTraduit par Jean Lacoste

    ditions Lge dhomme, 1982

  • Ce texte a t initialement publi in Recherches sur la philosophie et lelangage (4, 1984, p. 165-184). Complt par des ajouts de On Frazer (Josep-Maria Terricabras, 1993), il paratra dans un recueil de JacquesBouveresse consacr lthique et lesthtique de Ludwig Wittgenstein :Essais 1 (Agone diteur, avril 2000).

  • JACQUES BOUVERESSE 33JACQUES BOUVERESSE

    AGONE, 2000, 23 : 33-54

    LES CIRCONSTANCES dans lesquelles Wittgenstein a t amen en1931 lire et commenter Le Rameau dOr de Frazer ont t rap-portes par Drury de la faon suivante : Wittgenstein me ditquil avait depuis longtemps dsir lire Le Rameau dOr de Frazer et ilme demanda de men procurer un exemplaire la Union Library et dele lui dire haute voix. Je pris le premier volume de ldition complteet nous en continumes la lecture pendant quelques semaines. Il mar-rtait de temps en temps et faisait des commentaires sur les remarquesde Frazer. Il insistait particulirement sur le fait que ctait une erreurde croire, comme Frazer semblait le faire, que les rites primitifs avaientla nature derreurs scientifiques. Il soulignait quen dehors de ces cou-tumes (rituelles) les peuples primitifs avaient des techniques tout faitavances en agriculture, dans le travail des mtaux, la poterie, etc. Lescrmonies que Frazer a dcrites taient lexpression dmotions reli-gieuses profondment ressenties, dune crainte respectueuse de type re-ligieux. Frazer lui-mme avait montr quil comprenait partiellementcela, car la premire page il fait rfrence au tableau de Turner repr-

    Wittgensteincritique de Frazer

  • WITTGENSTEIN CRITIQUE DE FRAZER34

    sentant le Bois de Nmi et la sensation de menace que ce tableau faitnatre en nous, lorsque nous nous souvenons du meurtre rituel quitait accompli cet endroit. Lorsque nous lisons le rcit de ces pra-tiques, nous ne sommes pas amuss par une erreur scientifique, maisnous ressentons nous-mmes une certaine trace de la menace quil y aderrire elle. 1

    Le Rameau dOr commence effectivement par une description qui,pour Wittgenstein, suggre que Frazer a entrevu le problme quil au-rait fallu essayer de rsoudre et quil na en aucune faon rsolu : Quine connat le Rameau dOr de Turner ? Dans ce paysage, irradi des re-flets empourprs dont limagination et le gnie du grand peintre sa-vaient embraser et colorer jusquaux scnes naturelles les plussplendides, le petit lac de Nmi, le miroir de Diane ainsi lappelaientles Anciens , nous apparat, comme en un mirage, nichant ses eauxlisses dans un vallon verdoyant des monts Albains. Ce spectacle reste jamais grav dans la mmoire de ceux qui lont contempl. Sur lesberges de leau impassible se juchent, tout assoupis, deux villages et unpalais de pur style italien, dont les jardins en terrasses descendentabruptement jusquau lac. Cest peine sils viennent rompre le silenceet la solitude du lieu. Diane elle-mme pourrait encore errer dans ceshalliers sauvages ou sattarder sur cette rive dserte. En ce recoin syl-vestre se jouait priodiquement dans lAntiquit un drame trange. Sion veut le comprendre parfaitement, il faut essayer de se faire une ideexacte de lendroit, car, comme on le verra plus tard, il existait un liensubtil entre la beaut naturelle du lieu et les crimes odieux que, sous lemasque de la religion, on y perptrait souvent, crimes, qui, aprs tantde sicles couls, jettent encore une ombre de tristesse sur ces fortset ces eaux tranquilles, comme le fait le souffle glac de lautomne parune de ces brillantes journes de septembre alors quaucune feuille nesemble fane. 2

    1. M. O C. Drury, Conversations with Wittgenstein , in LudwigWittgenstein, Personal Recollections, edited by Rush Rhees, B. Blackwell,Oxford, 1981, 134-135.2. James George Frazer, Le Rameau dOr, traduit par Henri Peyre, ditionsRobert Laffont, 1981, vol. 1, p. 15.

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    Ce que Drury a appris de Wittgenstein sur ce genre de question estessentiellement que lon peut prendre tort pour un problme dexpli-cation scientifique une difficult qui peut et doit tre rsolue entire-ment par un simple travail de clarification philosophique : Frazercroit quil peut rendre claire lorigine des rites et des crmonies quildcrit en les considrant comme des croyances scientifiques primitiveset errones. Les mots quil utilise sont : Nous ferons bien de regarderavec indulgence les erreurs comme constituant des faux pas invitablesque lon fait dans la recherche de la vrit. Or Wittgenstein ma faitapercevoir clairement quau contraire, les gens qui pratiquaient cesrites taient dj en possession dacquis scientifiques considrables,dune agriculture, dune mtallurgie, de techniques de construction,etc. ; et les crmonies existaient paralllement ces techniques s-rieuses. Ce ne sont pas des croyances errones qui ont produit les rites,mais le besoin dexprimer quelque chose : les crmonies taient uneforme de langage, une forme de vie. Ainsi aujourdhui, si lon nousprsente quelquun, nous pratiquons le serrement de main ; si nousentrons dans une glise, nous tons notre chapeau et nous parlons voix basse ; Nol, peut-tre dcorons-nous un arbre. Ce sont des ex-pressions de dispositions amicales, de respect et de clbration. Nousne croyons pas que le serrement de mains ait une quelconque efficacitmystrieuse, ou que garder son chapeau sur la tte dans une glise soitdangereux ! Eh bien, je considre cela comme une bonne illustrationde la manire dont je comprends la clart comme tant une chose quidoit tre dsire comme un but, la diffrence de la clart conuecomme une chose qui doit servir une laboration ultrieure. Car,considrer ces rites comme une forme de langage met immdiatementfin toute lentreprise de thorisation labore concernant la mentali-t primitive. La clart empche une incomprhension condescendanteet met un terme dfinitif une quantit de spculation oiseuse. 3

    Les remarques de Wittgenstein sur Frazer manifestent incontestable-ment une prfrence trs nette pour linterprtation des comportementsrituels en termes de symbolisation et dexpression, telle quelle a t d-fendue rcemment par Beattie : Dans ma confrence Malinowski de

    3. M. OC. Drury, The Danger of Words, Routledge & Kegan Paul, Londres,1973, p. X-XI.

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    1965, jai dvelopp le thme selon lequel les ides et les procduresque nous appelons, de faon gnrale, rituelles diffrent de celles quenous appelons pratiques et scientifiques (ou proto-scientifiques) ence quelles contiennent, ou peuvent contenir, une qualit expressive,symbolique, que lon ne trouve pas dans la pense ou lactivit tech-niques, en tant que telles. Jai soutenu que, bien que les deux modesexpressif et pratique puissent tre et soient frquemment combinsdans le mme cheminement de pense ou daction, nous devons lesdistinguer, car ils impliquent des attitudes diffrentes par rapport lexprience et requirent des types de comprhension diffrents. Lesprocdures pratiques, base empirique, sont comprises pour lessen-tiel lorsque les fins recherches et les moyens utiliss par lacteur sontapprhends. La comprhension des actes rituels exige quant elle, enplus de cela, la comprhension des significations que les ides et lesactes des participants ont, ou peuvent avoir, en tant qunonciationssymboliques, des espces dassociations mentales quils mettent en jeuet des types de classifications symboliques quils impliquent. De ce fait,en suivant Raymond Firth, Leach et dautres, jai soutenu que la com-prhension des rites religieux et magiques ressemblait davantage, sousces aspects, la comprhension de lart qu la comprhension de lascience moderne. Jen suis arriv suggrer que la croyance lefficaci-t du rite (l o, comme cest habituellement le cas, on croit quil pro-duit des rsultats) ntait pas, comme la croyance la science, aussiprototypique quelle puisse tre, fonde sur lexprience et sur la for-mulation dhypothses que lon teste, mais reposait sur limputationdun pouvoir spcial lexpression symbolique ou dramatique elle-mme. 4

    Le tort de Frazer est, dans ces conditions, davoir appliqu une ana-lyse en termes de Zweckrationalitt, dadaptation (en fait, selon nos cri-tres, dinadaptation plus ou moins flagrante) des moyens utiliss auxfins prsumes, des pratiques dont la nature aurait exig un mode decomprhension tout fait diffrent. Effectivement, comme le remar-quent Nicole Belmont et Michel Izard propos du jugement que lau-teur du Rameau dOr porte sur la pratique du bouc missaire, Frazer

    4. J. H. M. Beattie, On Understanding Ritual , in Rationality, BryanR.Wilson (ed.), B. Blackwell, Oxford, 1977, p. 240-241.

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    semble ignorer tout de la nature et des fonctions du symbole 5.Cest, de toute vidence, un des points principaux sur lesquelsWittgenstein estime que laccusation de primitivit ou dinfantilismeformule par Frazer contre ses sauvages pourrait tre retourne im-mdiatement contre lui. Mais, en mme temps, puisque Wittgensteinlui reproche galement de supposer que la raison pour laquelle cer-taines actions sont effectues dans certaines circonstances est, danstous les cas, la volont dobtenir un certain effet (avantageux) 6, il estclair que mme lexplication des actes rituels comme consistant dans lamise en uvre dun pouvoir symbolique attribu lexpression elle-mme est, ses yeux, beaucoup trop gnrale. Un bon nombre dac-tions rituelles ne reposent vraisemblablement pas sur une quelconquecroyance une causalit ou une efficacit de type symbolique et nontprcisment pas dautre but que dexprimer quelque chose : Brleren effigie. Embrasser limage du bien-aim. Cela ne repose naturelle-ment pas sur la croyance quon produit un certain effet sur lobjet quelimage reprsente. Cela vise procurer une satisfaction et y parvienteffectivement. Ou plutt, cela ne vise rien ; nous agissons ainsi et nousavons alors un sentiment de satisfaction. 7

    Le scepticisme de Wittgenstein lgard de la possibilit de construi-re une thorie explicative qui rendrait compte de lacte rituel (au senslarge) en lui attribuant une finalit ou une fonction dterminesstend, dailleurs, en fin de compte toutes les tentatives dexplicationde ce genre : On pourrait considrer, je crois, comme une loi fonda-mentale de lhistoire naturelle que, toutes les fois que quelque chosedans la nature a une fonction, rpond un but, cette mme chosese produit galement dans des cas o elle ne rpond aucun but, oelle est mme inapproprie [unzweckdienlich]. Si les rves conserventparfois le sommeil, alors vous pouvez compter sur le fait que parfois ilsle perturbent ; si lhallucination onirique ralise parfois une fin plau-sible (la satisfaction imaginaire du dsir), comptez alors sur le fait

    5. Voir James George Frazer, op. cit., vol. 1, p. XXI.6. Voir George E. Moore, Les cours de Wittgenstein en 1930-1933 , inLudwig Wittgenstein, Philosophica I, TER, 1997, p. 130.7. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur Le Rameau dOr de Frazer, traductionde Jean Lacoste, ditions lge dHomme, Lausanne, 1982, p. 16.

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    quelle a galement leffet contraire. Il ny a pas de thorie dynamiquedes rves. 8

    La raison fondamentale pour laquelle Wittgenstein condamne les ex-plications de Frazer nest pas quelles sont fausses ou, en tout cas, trscontestables. Cest simplement quelles sont des explications et quelexplication nous empche, en pareil cas, de voir ce qui devrait juste-ment attirer notre attention. Dans une remarque de 1941, Wittgensteinconstate : Les gens qui demandent continuellement pourquoi sontcomme des touristes qui se tiennent devant un btiment en lisant leBaedeker et que la lecture de lhistoire de la construction, etc., em-pche de voir le btiment. 9 Cest peu de chose prs ce que lonpourrait reprocher Frazer davoir fait : sa volont de trouver une ex-plication causale ce quil dcrivait la tout simplement rendu aveugleaux caractristiques qui sont justement, du point de vue deWittgenstein, les plus significatives.

    Lorsquil traite de la pratique du bouc missaire, Frazer observequelle repose finalement sur une simple confusion entre ce qui estmatriel et immatriel, entre la possibilit relle de colloquer un far-deau concret sur les paules dautrui et la possibilit de transfrer nosmisres physiques et mentales quelquun dautre qui sen chargera notre place . Lide dun transfert du mal conu sur ce modle estconsidre comme une erreur grossire et la pratique qualified ignoble et imbcile . La pseudosupriorit de Frazer sur ce pointest due ce que Wittgenstein interprte comme une forme daveugle-ment typiquement moderniste lgard de la fonction symbolique durite. Dans une conversation quil a eue avec Drury en 1929, il re-marque : Les gens qui sintitulent Modernistes sont ceux qui sabu-sent encore plus que tout le monde. Je vais vous dire quel genre dechose est le Modernisme : dans Les Frres Karamazov, le vieux predit que les moines dans le monastre voisin croient que les dmonsont des crocs pour tirer les gens en enfer. Eh bien, dit le vieux pre,je ne peux pas croire ces crocs. Cest le mme genre derreur que

    8. Ludwig Wittgenstein, Remarques mles, TER, 1990, p. 86.9. Ibid., p. 52.

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    commettent les Modernistes, lorsquils msinterprtent la nature dusymbolisme. 10

    Dans son compte rendu des leons de Wittgenstein pendant les an-nes 1930-1933, Moore note quun des points principaux quil voulaitsouligner propos de Frazer tait que ctait une erreur de supposerque la raison pour laquelle, par exemple, le rcit de la fte de Beltanenous fait une impression si grande est quelle a volu partir dunefte dans laquelle on brlait un homme rel. Il accusait Frazer de croi-re que ctait cela la raison. Il disait que notre perplexit concernant laraison pour laquelle elle nous impressionne nest pas diminue parlindication des causes dont la fte est provenue, mais lest par la dcou-verte dautres ftes semblables : trouver celles-ci peut la faire paratrenaturelle, alors que ce rsultat ne peut tre obtenu par lindicationdes causes dont elle est provenue. cet gard, il disait que la ques-tion Pourquoi cela nous impressionne-t-il ? est analogue aux ques-tions esthtiques Pourquoi est-ce beau ? ou Pourquoi cette bassenira-t-elle pas ? 11.

    Wittgenstein qualifie prcisment d esthtiques les explicationsque donne Freud et lui reproche de les prsenter tort comme des ex-plications scientifiques de type causal : La question Quelle est la na-ture dun mot desprit ? est analogue la question Quelle est la naturedun pome lyrique ? Je voudrais examiner dans quel sens la thoriede Freud est une hypothse et dans quel sens elle ne lest pas. La partiehypothtique de cette thorie, linconscient, est la partie qui nest passatisfaisante. Freud estime que cela fait partie du mcanisme essentieldun mot desprit de dissimuler quelque chose, par exemple un dsirde diffamer quelquun, et par l de donner linconscient la possibilitde sexprimer. Il dit que les gens qui nient linconscient ne peuvent v-ritablement pas rendre compte de la suggestion post-hypnotique ou dufait de se rveiller une heure inhabituelle en vertu de sa propre vo-lont. Lorsque nous rions sans savoir pourquoi, Freud soutient que,par la psychanalyse, nous pouvons trouver pourquoi. Je vois l uneconfusion entre une cause et une raison. Avoir les ides claires sur la

    10. Rush Rhees (ed.), Wittgenstein : Personal Recollections, B. Blackwell, Oxford,1981, p. 122.11. G. E. Moore, op. cit., p. 130.

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    question de savoir pourquoi vous riez nest pas avoir les ides clairessur une cause. Si ctait le cas, lacquiescement donn lanalyse du motdesprit comme expliquant pourquoi vous riez ne serait pas un moyende la dceler. La russite de lanalyse est suppose tre rvle par lefait que la personne donne son accord. Il ny a rien qui corresponde cela en physique. Bien entendu, nous pouvons indiquer des causes pournotre rire, mais, quant la question de savoir si ce sont en fait lescauses, ce nest pas le fait que la personne soit daccord pour direquelles le sont qui montre ce quil en est. Une cause se dcouvre exp-rimentalement. La faon psychanalytique de trouver pourquoi une per-sonne rit est analogue une recherche esthtique. Car la correctiondune analyse esthtique doit rsider dans laccord de la personne la-quelle lanalyse est donne. La diffrence entre une raison et une causeest exprime de la faon suivante : la recherche dune raison impliquecomme une partie essentielle que lon soit daccord avec elle, alors quela recherche dune cause est mene exprimentalement 12.

    De la mme faon, Wittgenstein soutient que lexplication de lim-pression tout fait particulire que nous font le spectacle ou la des-cription de certaines pratiques rituelles ne peut pas consister danslindication dune cause hypothtique, qui serait chercher dans leurhistoire ou leur prhistoire, mais dans la dcouverte dune raison quenous pouvons reconnatre et accepter comme tant la bonne, indpen-damment de toute information concernant leurs origines relles. Frazerconsidre que la pratique des feux de joie provient vraisemblablementdune coutume beaucoup plus ancienne dans laquelle un tre humaintait rellement immol par le feu : travers toute lEurope, les pay-sans ont t habitus depuis des temps immmoriaux allumer desfeux de joie certains jours de lanne, et danser autour deux ou sauter par-dessus. Il nest pas rare que des effigies soient brles dansces feux, ou que lon fasse semblant dy brler une personne vivante.Et il y a des raisons de croire quanciennement des tre humainstaient rellement brls dans ce genre doccasions 13.

    12. Ludwig Wittgenstein, Les Cours de Cambridge. 1932-1935, TER, 1992,p. 57.13. Le Rameau dOr, chapitre 62 de ldition abrge en un volume publie en1925. Cest cette dition que Wittgenstein utilisait et laquelle font rfrenceles notes sur Frazer.

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    Aprs avoir dcrit la pratique du sacrifice humain sous la forme delimmolation par le feu, telle quon la trouve chez les Celtes, Frazerconclut qu il semble raisonnable de supposer que [] de ces ftesannuelles sont descendues en ligne directe au moins certaines desFtes du feu qui, avec leurs vestiges de sacrifices humains, sont tou-jours clbres chaque anne dans de nombreuses parties delEurope 14.

    Comme le fait remarquer Cioffi 15, Wittgenstein a au moins deuxobjections distinctes formuler contre cette hypothse gntique :

    1. Frazer a tort de croire que la comprhension de ce qui se passe re-quiert une reconstruction historique qui dmontre lexistence de ritessacrificiels originaires dont les coutumes actuelles peuvent tre consi-dres comme des survivances lointaines. Wittgenstein soutient que,dans un bon nombre de cas, les Ftes du feu sont directement intelli-gibles, telles quelles sont. Elles manifestent clairement leur relation in-terne lide de sacrifice humain, sans que lon ait besoin de savoir sielles tirent ou non leur origine de sacrifices qui ont t rellement ef-fectus autrefois : Je crois que cest videmment la nature interne delusage moderne lui-mme qui nous donne une impression funbre, etles faits de nous connus propos des sacrifices humains nous indi-quent seulement la direction dans laquelle nous devons considrerlusage. Lorsque je parle de la nature interne de cet usage, je veux diretoutes les circonstances dans lesquelles il est pratiqu et qui ne sontpas contenues dans le rcit dune telle fte, puisquelles ne consistentpas tant dans certaines actions caractristiques de la fte que dans cequon pourrait appeler lesprit de la fte, dont on donnerait la descrip-tion en dcrivant, par exemple, le type de gens qui y participent, leurmanire dagir le reste du temps, cest--dire leur caractre, le type dejeux auxquels ils jouent par ailleurs. Et lon verrait alors que cet l-ment funbre rside dans le caractre de ces hommes eux-mmes 16.

    Frazer est sur le chemin de la solution, lorsquil remarque, parexemple, que dans les coutumes populaires qui se rattachent aux

    14 . Ibid., chap. 64.15. Voir Frank Cioffi, Wittgenstein and the Fire-festivals , in Perspectiveson the Philosophy of Wittgenstein, Irving Block (ed.), B. Blackwell, Oxford,1981, p. 213.16. Ludwig Wittgenstein, Remarques sur Le Rameau dOr, op. cit., p. 29-30.

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    Ftes du feu de lEurope il y a certaines caractristiques qui semblentrenvoyer une forme de la pratique du sacrifice humain 17. Son er-reur est, selon Wittgenstein, de ne pas stre interrog suffisammentsur la nature exacte de cette indication, mais plutt sur la ralit histo-rique de la connexion suggre. Wittgenstein considre que le caract-re profond et inquitant de lusage que nous observons et qui nousdconcerte est li pour nous au fait quil voque directement lidedun rite sacrificiel. Sa signification na rien dhypothtique et ne d-pend, par consquent, pas dune hypothse historique quelconque.

    2. Frazer ne se rend pas compte que le caractre profond et fu-nbre de la fte renvoie une exprience en nous-mmes, qui nouspermet de lui imputer ce caractre, quil rside dans ce qui rattache lecomportement que nous observons nos propres sensations, motionset penses et un certain nombre de choses que nous savons parailleurs sur lhomme et ses faons dagir : Do vient, dune faon g-nrale, le caractre profond et funbre du sacrifice humain ? Est-ce quece sont uniquement les souffrances de la victime qui nous impression-nent ? Toutes sortes de maladies qui saccompagnent dautant de dou-leurs ne provoquent pourtant pas cette impression. Non, ce caractrefunbre et profond ne se comprend pas de lui-mme si nous nouscontentons de connatre lhistoire de lacte extrieur ; cest au contraireune connaissance intime en nous-mme qui nous permet de rintro-duire ce caractre 18.

    Lorsque je suis furieux contre quelque chose, je frappe quelquefoisavec mon bton contre la terre ou contre un arbre, etc. Mais je ne croistout de mme pas que la terre soit responsable ou que le fait de frapperpuisse avancer quelque chose. Je donne libre cours ma colre. Etde ce type sont tous les rites. On peut appeler de tels actes des actesinstinctifs et une explication historique, qui dirait par exemple quejai cru autrefois, ou que mes anctres ont autrefois cru, que le fait defrapper la terre avanait quelque chose, ce sont des simulacres, car cesont des hypothses superflues qui nexpliquent rien. Ce qui est impor-tant, cest la similitude de cet acte avec un acte de chtiment, mais ilny a rien de plus constater que cette similitude. Une fois quun ph-

    17. Le Rameau dOr, op. cit., chapitre 64.18. Remarques sur Le Rameau dOr, op. cit., p. 31-32.

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    nomne de ce genre est mis en relation avec un instinct que je possdemoimme, cest prcisment cela qui constitue lexplication souhaite,cest--dire lexplication qui rsout cette difficult particulire. Et unetude plus approfondie de lhistoire de mon instinct emprunte alorsdautres voies 19.

    Cest un fait que, lorsque nous observons une pratique comme cellede la Fte de Beltane, nous ne la percevons pas comme un simple di-vertissement innocent, qui ne comporterait aucune espce de profon-deur ou de mystre. Ce que les participants cherchent exprimer estquelque chose qui trouve immdiatement un cho dans certains l-ments de notre connaissance et de notre exprience, qui nont prcis-ment rien de plaisant ou de divertissant. Mais pourquoi nest-ce pasrellement lide seule (ou du moins, en partie) qui est cense mim-pressionner ? Des reprsentations ne sont-elles donc point terrifiantes ?Lide que le gteau aux boutons a servi autrefois dsigner la victimedu sacrifice ne peut-elle pas me faire frmir ? Lide na-t-elle rien deterrifiant ? Il est vrai, mais ce que je vois dans ces rcits, ils ne lacqui-rent pourtant que grce lvidence, mme celle qui ne semble pasleur tre immdiatement lie grce lide de lhomme et de sonpass, grce toute ltranget que je vois, que jai vue et entendue enmoi et chez les autres 20.

    Ici, ce qui est oppos lide dune origine sacrificielle historique-ment atteste du rite est simplement notre ide de lhomme et du ca-ractre souvent trange et inquitant de son comportement, de tout ceque nous savons dj et pouvons, en outre, imaginer son sujet.

    Wittgenstein soutient que la rponse la question pose par Frazer propos du meurtre du roi-prtre de Nmi, Pourquoi des choses aussiterrifiantes ont-elles lieu ? , est bel et bien contenue dans la questionelle-mme : la question Pourquoi cela a-t-il lieu ?, on a vritable-ment rpondu lorsquon dit : Parce que cest effrayant. Cest--dire,cela mme qui nous apparat dans cet acte, effrayant, grandiose, si-nistre, tragique, etc., rien moins que trivial et insignifiant, cest cela quia donn naissance cet acte 21.

    19. Ibid., p. 24-25.20. Ibid., p. 34-35.21. Ibid., p. 15.

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    Wittgenstein affirme non seulement que nous navons pas besoindune hypothse dorigine pour comprendre la signification dune pra-tique de ce genre, mais galement que la formulation dune hypothsequelconque est tout fait hors de propos dans un cas comme celui-l,o ce qui doit tre tir au clair est la relation que nous ent