AGAPES FRANCOPHONES 2008

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Département des Langues Romanes Faculté des Lettres, d’Histoire et de Théologie Université de l’Ouest Timişoara AGAPES FRANCOPHONES 2008

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Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României AGAPES FRANCOPHONES 2008 : Études de lettres francophones / réunies par Andreea Gheorghiu et Ramona Maliţa. – Timişoara : Mirton, 2009

Bibliogr. ISBN 978-973-54-0642-0

I. Gheorghiu, Andreea (coord.) II. Maliţa, Ramona (coord.) 821.133.1.09

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Études de lettres francophones réunies par

Andreea Gheorghiu et Ramona Maliţa

Mirton Timişoara

2009

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Comité honorifique Michel ADROHER (Université Via Domitia Perpignan, France) Eugenia ARJOCA IEREMIA (Université de l’Ouest de Timişoara) Françoise HAFFNER (Université Via Domitia Perpignan, France) Margareta GYURCSIK (Université de l’Ouest de Timişoara) Mircea MORARIU (Université d’Oradea) Maria ŢENCHEA (Université de l’Ouest de Timişoara) Comité de rédaction Andreea GHEORGHIU Ramona MALIŢA Adresses Université de l’Ouest de Timişoara Département des Langues Romanes 4, bd. Vasile Pârvan, Timişoara [email protected] [email protected]

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Table des matières Préambule ..................................................................................7

I. Études littéraires La représentation du temps dans les romans de Jean-Philippe Toussaint Ilona BALÁZS ............................................................................................................................. 11

Mémona Hintermann : Tête haute ou la France entre rêve et réalité Dorina CHIŞ-TOIA ................................................................................................................... 25

Images et symboles du déplacement dans l’œuvre fantastique de Mircea Eliade Ileana Neli EIBEN ..................................................................................................................... 35

Chronotopies des mémoires : Dix années d’exil de Madame de Staël Ramona MALIŢA ...................................................................................................................... 43

Noureddine Aba, poète francophone Brahim OUARDI ....................................................................................................................... 59

Une des images de la MORT dans Adrienne Mésurat de Julien Green : Les cadavres vivants Ioana PUŢAN .............................................................................................................................71

La Folie du jour – Un récit? Dana ŞTIUBEA .......................................................................................................................... 87

Francis Ponge : L’Huître. Proposition pour une lecture herméneutique à quatre niveaux Ştefania VLAD ..........................................................................................................................101

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II. Linguistique Le futur simple en français et en roumain. Question de linguistique contrastive Eugenia ARJOCA IEREMIA .................................................................................................... 115

Pour une typologie des emplois qualifiants de comme Estelle MOLINE .......................................................................................................................129

L’article « zéro » en français et en roumain Cristina SICOE ..........................................................................................................................147

Emprunts de niveaux de langue Cristina-Manuela TĂNASE ......................................................................................................165

Les noms collectifs. Esquisse pour une typologie Eugenia-Mira TĂNASE ............................................................................................................187

III. Didactique et traductologie Le certificat de qualité en traduction pour le traducteur freelance : DIN CERTCO ou EN 15038 ? Adina POPA .............................................................................................................................203

Produit pédagogique sur objectifs spécifiques et curriculum scolaire Daniela POPA ...........................................................................................................................217

La problématique de la thématisation dans l'élaboration des manuels alternatifs de FLE des collèges roumains Aurelia TURCU ....................................................................................................................... 243

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Préambule

La circulation des idées est,

de tous les genres de commerce, celui dont les avantages sont les plus évidents. (Madame de Staël, De l’esprit des traductions)

Si une agape propose, conformément à un de ses sens, un échange

d’idées, de sentiments ou bien un partenariat entre les conviviaux sur le

même thème ou semblable, cette fois le point commun serait la

francophonie et ses avatars nationaux. Non que les dialogues polyvalents

soient exclus ou mis entre parenthèses, mais ils sont déjà guidés vers une

problématique choisie par notre département. Ce volume assure la

continuité des Journées de la Francophonie 2006-2007, issu en 2008. Ces

deux volumes donnent les actes du colloque national Contributions

roumaines à la francophonie, organisé chaque mois de mars par le

Département des Langues Romanes de notre faculté. Les dernières éditions

de ce colloque ont joui d’une participation internationale : Alain Vuillemin

(Université d’Artois, Arras, France), Prof. Dr. Michael Metzelthin, (le

directeur de l’Institut des Langues Romanes de Vienne), Dr. Gennaro

Montanaro (Université d’Udine, Italie), dr. Janine Manzanarès (Université

Via Domitia Perpignan, France). Journées et Agapes se conjuguent dans

leurs efforts communs d’être des photographies annotées et agrandies des

éditions du colloque que notre département propose dès 2002. Les journées

sont faites parfois des agapes, tout comme les agapes s’organisent le long

des journées. C’est pour cela et pour d’autres raisons encore que Journées

et Agapes francophones font partie, hic et nunc, du même spectre

sémantique et administratif. De toute façon, les deux volumes ont été

organisés par leurs coordinatrices autour d’un dialogue francopolyphonique

plus élargi qui dépassent les limites temporelles des deux jours où le

colloque proprement dit a eu lieu.

Nous avons proposé à ce volume une épigraphe choisie de l’essai de

Madame de Staël De l’esprit des traductions qui nous semble traduire des

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concepts fort employés de nos jours portant sur le dialogue polyvalent,

interrelationnel et communautaire pris pour le commerce d’idées. S’il est

avantageux c’est que ceux qui s’en servent le rendent profitable, puisque le

pouvoir du mot et ses implications au niveau des mentalèmes sont

irréfutables, sinon obligatoires à prendre en considération par tout esprit

ouvert. La maxime de l’Ecclésiaste : Nil nove sub sole de l’empereur de

l’Antiquité hébraïque nous semblerait une explication possible de l’esprit si

contemporain du commerce des idées, ce que sont, de fait, les Agapes

francophones. Des voix venues des pays et des continents différents comme

configuration culturelle (France, Algérie, Roumanie; Afrique, Europe), des

centres universitaires différents comme construction identitaire (Saïda,

Côte d’Opale, Timişoara, Arad, Reşiţa) des chercheurs avertis ou de jeunes

chercheurs témoignent au parcours de ce volume que les idées se changent

et changent de formes, même si les structures gardent le même but :

provoquer les esprits à entamer des dialogues. Les coordinatrices de ce

volume remercient les collègues qui ont bien voulu contribuer à ce numéro

et l’enrichir de leurs réflexions, ainsi que tous ceux qui, par leur aide, ont

permis au colloque à se tenir : le Département de français qui a contribué à

faire de ce colloque, le long des éditions, une réussite.

Si la couverture est l’image d’un rideau rouge c’est que nous avons

pensé à une comparaison avec l’art théâtral qui annonce ses représentations

par trois coups, puis par l’ouverture jouée par l’orchestra. Nous vous

invitons donc au spectacle, aux représentations de la saison des lettres

francophones 2008 de Timişoara que vous, nos chers lecteurs, pouvez

revoir à la deuxième ou à la troisième lecture, le livre à la main. Ce sera un

spectacle d’idées, de haute qualité, captivant, provoquant, une vraie

aventure intellectuelle enrichissante pour tous.

Lector, intende, laetaberis ! (Comprends, mon lecteur, le plaisir est

au bout !)

Ramona MALIŢA

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I. Études littéraires

La représentation du temps dans les romans

de Jean-Philippe Toussaint

Ilona BALÁZS, Université de l’Ouest de Timişoara

Mémona Hintermann : Tête haute ou la France

entre rêve et réalité

Dorina CHIŞ-TOIA, Université Eftimie Murgu de Reşiţa

Images et symboles du déplacement

dans l’œuvre fantastique de Mircea Eliade

Ileana Neli EIBEN, Université de l’Ouest de Timişoara

Chronotopies des mémoires : Dix années d’exil de

Madame de Staël

Ramona MALIŢA, Université de l’Ouest de Timişoara

Noureddine Aba, poète francophone

Brahim OUARDI, Centre Universitaire de Saïda, Algérie

Une des images de la MORT dans Adrienne Mésurat

de Julien Green : Les cadavres vivants

Ioana PUŢAN, Université de l’Ouest de Timişoara

La Folie du jour – Un récit?

Dana ŞTIUBEA, Université de l’Ouest de Timişoara

Francis Ponge : L’Huître. Proposition pour une lecture

herméneutique à quatre niveaux

Ştefania VLAD, Liceul de artǎ Sabin Drǎgoi, Arad

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La représentation du temps dans les romans de Jean-Philippe Toussaint

Ilona BALÁZS

Université de l’Ouest de Timişoara

Abstract

Jean-Philippe Toussaint novels have only seemingly a linear,

chronological structure. In spite of numerous temporal indications, the

progress of the novel causes a first impression of disorder because the story

mixes events from the past and reflections on the future.

La salle de bain and Monsieur prove of a continuous reflection on the

temporality either by the narrator at the thematic level or by the author at the

formal level.

In this novel, La salle de bain, we can distinguish two types of temporality,

the one, external which registers the passage of time such as it shows itself in

the world around the narrator, that is the movement supposed to be

“objective”, the other one internal, that is the time as it is perceived by the

narrator in its thoughts. We also try to analyze the functions of some methods

which Jean-Philippe Toussaint uses: the summary, the ellipse and the values of

the moment, the duration.

Nous avons choisi de traiter de la représentation temporelle chez un

écrivain francophone, belge ayant marqué de son empreinte le paysage

artistique de la décennie qui s’achève. Il joue sur la scène de la parole que

cet espace soit du roman ou du cinéma.

Il serait souhaitable de commencer par une remarque de Robbe-

Grillet sur le rapport entre le cinéma et le roman, quant à la représentation

du temps : « Le cinéma ne connaît qu’un seul mode grammatical : le

présent de l’indicatif. Film et roman se rencontrent en tout cas, aujourd’hui,

dans la construction d’instants, d’intervalles et de successions qui n’ont plus

rien à voir avec ceux des horloges ou du calendrier. ». (Robbe-Grillet 1967,

130). Grâce au cinéma le roman gagne en liberté temporelle.

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Dans l’œuvre de Toussaint, les critiques ont très souvent dégagé la prédominance du descriptif sur le narratif, l’importance structurante du regard et la fascination pour tous les arts : peinture, cinéma, photographie.

Il rejoint les autres écrivains de la modernité qui se caractérisent par un retour aux choses, une modernité tournée aussi bien vers le monde que vers son ego.

Au moment de la parution de son premier roman, La Salle de bain, Jean-Philippe Toussaint est un jeune homme gâté par la critique. En 1985, les principaux journaux et magazines lui consacrent des articles favorables.

Qu’est-ce que c’est que La Salle de bain ? Jean-Philippe Toussaint se veut héritier de la pensée pythagoricienne et cela est visible dans la construction proportionnée et à la fois disproportionnée du roman qui se déroule dans

trois temps et dans deux endroits différents, Paris et Venise. Les trois chapitres sont divisés en 40, 80 et 50 sous-chapitres ou parties parce que « Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres

côtés » ; cela explique pourquoi le chapitre intitulé Hypoténuse est le plus long. L’action du roman –s’il y en a une ou si l’on peut la nommer ainsi– est composée d’événements diffus, parfois dispersés dans le temps et/ou dans

l’espace qui sont, pourtant, susceptibles d’interférer. Une lecture d’ensemble est nécessaire pour ceux qui veulent comprendre la définition de l’hypoténuse.

Comment Jean-Philippe Toussaint conçoit-il le temps dans son roman ? Le roman témoigne d’une réflexion soutenue sur la temporalité menée soit par le narrateur au niveau thématique (l’écoulement du temps

fait l’objet de ses craintes), soit par l’auteur au niveau formel (le style cherche à restituer un écoulement et une transformation continus). Au caractère flou, discontinu de la littérature, le narrateur oppose l’immobilité

qui caractérise la peinture de Mondriani. Dans ce roman, on peut distinguer deux types de temporalité, l’une

extérieure qui enregistre le passage du temps tel qu’il se manifeste dans le

monde autour du narrateur, c’est-à-dire l’écoulement censé être « objectif », l’autre intérieure, c’est-à-dire le temps tel qu’il est perçu par le narrateur dans ses pensées (ses réflexions sur l’écoulement du temps, sur la

pluie, sur son visage qu’il observe dans la glace, son entêtement à surprendre le progrès de la fissure existante sur un mur de la salle de bain).

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Le récit n’a qu’en apparence une structure linéaire, chronologique, le

premier chapitre présente trois anachronismes, deux prolepses et une

analepsie, tandis que le deuxième présente une analepsie. Le déroulement

du roman procure une première impression de désordre parce que le récit

mélange événements passés et réflexions sur le futur. Le temps se met en

marche, puis s’arrête pour prendre un nouveau départ, s’interrompt à

nouveau et revient au moment initial. Une analyse plus attentive de la

structure narrative révèle une ordonnance secrète selon les règles de

Pythagore, voire selon une définition mathématique, tel que Jean-Philippe

Toussaint l’annonce dans le préambule : « Le carré de l’hypoténuse est égal

à la somme des carrés des deux autres côtés.» Pythagore. Malgré la

structure symétrique du roman, il débute par la présentation de la situation

finale, par le dénouement, par la résolution selon les termes de Jean-Michel

Adam, pour faire un très long retour en arrière et pour nous présenter

l’intrigue ou bien la complication. Ainsi, si on essayait à remettre en ordre

chronologique les événements du récit, on aboutirait au schéma suivant :

I. Avant - état initial : L’Hypoténuse p.1-25

II. Pendant – provocation : L’Hypoténuse p. 25- 35

II. Pendant – action : L’Hypoténuse p. 36-75

II. Pendant – sanction (conséquence) : L’Hypoténuse p. 76-80,

Paris (2) p. 1-45

III. Après - état final Paris (2) p. 46-50=Paris (1) p. 1-11, Paris

(1), p. 12-40.

L’argument qui plaide en faveur de cette reconstruction chronolo-

gique, nous le retrouvons dans un cauchemar du narrateur :

Mes cauchemars étaient rigides, géométriques. Leur argument était sommaire, toujours lancinant : un tourbillon qui m’englobe et m’emporte en son centre, par exemple, ou des lignes droites placées devant mes yeux dont je tâche infiniment de modifier la structure, remplaçant un segment par un autre, procédant à des corrections sans fin pour les épurer. (Toussaint 1986, 90-91)1

__________

1 TOUSSAINT, Jean-Philippe. La salle de bain. Paris : les Éditions de Minuit, collection « Double », 2006 [1984]. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (TS), suivi du numéro de la page.

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Celle-ci n’est-ce pas une autre définition de la construction du

roman ? Les histoires se remplacent, se substituent au lieu de se succéder

chronologiquement, donc le lecteur est emporté par le tourbillon du roman

dans son centre ; c’est-à-dire là où l’action le roman devrait commencer. Le

narrateur est obsédé par cette clepsydre renversée et il se donne de la peine

à en restituer l’ordre en nous fournissant des explications sur la

construction du roman.

Il faut cependant avouer le caractère arbitraire ou la valeur hypo-

thétique d’un tel schéma, car nous nous retrouvons plongés au sein de

l’histoire dans la quasi-impossibilité d’en saisir le début et le dénouement.

Cette chronologie labyrinthique nous contraint à et nous suggère même de

ne pas essayer de reconstituer une chronologie ou une intrigue tradi-

tionnelle (exposition, point culminant, dénouement).

Peut-être, notre souci et notre effort à recomposer les pièces

éparpillées de ce puzzle sont inutiles comme le disait Robbe-Grillet parce

qu’il n’y a que l’ordre textuel qui compte. Le flottement du cadre temporel,

la minutie des descriptions spatiales, la répétition et la variation des scènes,

voilà autant de pièges qui encombrent la lecture.

Dans le récit moderne, on dirait que le temps se trouve coupé de sa

temporalité. Il ne coule plus. Il n’accomplit plus rien. Et c’est sans

doute ce qui explique cette déception qui suit la lecture d’un livre

d’aujourd’hui, ou la représentation d’un film. Autant, il y avait quelque

chose de satisfaisant dans un « destin », même tragique, autant les

plus belles des œuvres contemporaines nous laissent vides,

décontenancés. Non seulement elles ne prétendent à aucune autre

réalité que celle de la lecture, ou du spectacle, mais encore elles

semblent toujours en train de se contester, de se mettre en doute elles-

mêmes à mesure qu’elles se construisent. Ici l’espace détruit le temps,

et le temps sabote l’espace. La description piétine, se contredit, tourne

en rond. L’instant nie la continuité. (Robbe Grillet 1961, 133)

L’arbitraire et l’incertitude qui définissent la discontinuité nous

conseillent de renoncer à toute tentative de reconstruction.

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Le premier chapitre de La Salle de bain dont l’action se passe à Paris,

comme le suggère le titre homonyme, réunit un méli-mélo d’histoires sans

importance, extraites du quotidien. Ainsi le narrateur est un chercheur,

historien qui se réfugie dans sa salle de bain. Celle-ci remplace la petite

maison dans un arbre que les enfants choisiraient pour échapper aux

reproches des parents ou bien la cave en temps de guerre. Si la cave, le

grenier, la maisonnette de l’arbre sont la dernière solution, c’est-à-dire des

locations choisies par obligation face à un possible danger /imposées par un

danger; par contre, le narrateur anonyme s’y enferme volontairement au

début, pour méditer, ensuite, parce qu’il y prend du plaisir. Il y installe une

partie de sa bibliothèque, mais ce sera aussi le salon où il reçoit la visite de

sa bien-aimée, de sa mère ou d’un ami de ses parents, allongé non pas sur le

canapé mais dans sa baignoire. Soudain, il décide de quitter la salle de bain

parce « qu’il n’était peut-être pas très sain, à vingt-sept ans, bientôt vingt-

neuf, de vivre plus ou moins reclus dans une baignoire. » (TS, 16). Le

narrateur comprend que la vie dans la salle de bain pourrait freiner son

évolution, son progrès, voire même lui faire subir une régression dans le

devenir individuel sur le plan social, intellectuel et relationnel.

Dans la salle de bain ou bien en dehors de celle-ci, le narrateur-

historien se montre un observateur très attentif, très patient. Il surprend

tous les détails avec l’exactitude et la précision d’un œil caméra.

L’observation des peintres embauchés par Edmondsson pour repeindre la

cuisine est entrecoupée par la réflexion sur les effets de la pluie sur les

passants. Le narrateur-espion caché derrière la fenêtre de son appartement

surprend les gens dans la rue et imagine leurs histoires, leurs secrets. C’est

à ce moment-là qu’il émet un jugement sur le temps : « C’est moi qui, […],

avais eu soudain peur du mauvais temps, alors que c’était l’écoulement

même du temps, une fois de plus, qui m’avait horrifié. » (TS, 33). Chaque

fois qu’il se rend compte de l’écoulement du temps, phénomène instable et

fuyant, les sentiments d’inquiétude, de crainte s’aiguisent en lui et le forcent

à prendre des décisions. Rappelons-nous que c’est la réflexion portant sur

son âge ambigu, incertain « à vingt-sept ans, bientôt vingt-neuf » qui

l’incite à quitter la salle de bains, tandis que, cette fois-ci, il quitte sa

position d’espion pour se rendre dans la cuisine. L’écoulement du temps

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provoque un déplacement dans l’espace ; donc quitter /fuir un endroit ça

veut dire éviter les conséquences désastreuses du temps, c’est une lutte

contre le chronomètre ?

Lorsque son narrateur se souvient de l’invitation à la réception

donnée par l’ambassade d’Autriche, il projette dans l’avenir des événements

censés avoir lieu « le mardi prochain ». La datation de l’événement a pour

fonction de (de)structurer le roman. Le déroulement de la soirée de

l’ambassade s’étend sur presque deux pages ; il le décrit à l’aide du

conditionnel présent à valeur hypothétique, imaginaire : « je mettrais », « je

tendrais », « je circulerais », « Je ne parlerais pas, ne sourirais pas. » (TS,

29). Il n’y a pas de démarcation entre ces deux histoires, celle réelle, initiale

et celle imaginaire, la dernière étant réalisée à l’aide de la technique

nommée en littérature anticipation et flash-forward en cinéma.

Assis au fond de la cuisine, […], je fumais une cigarette. En regardant

mon filtre, duquel s’échappait une fumée hésitante, je me demandais si

je devais me rendre à la réception de l’ambassade d’Autriche. Que je

pouvais-en attendre ? Le déroulement de la soirée, prévue pour le

prochain mardi, me paraissait absolument inexorable. Je mettrais un

costume sombre, […]. A ce moment, Edmondsson relèverait les yeux et

ses pommettes sailleraient : elle sourirait. Et après ? Je quittai ma

chaise et allai éteindre ma cigarette sous le robinet. (TS, 29-31).

L’histoire imaginaire se termine brusquement, on dirait qu’elle ne

dure que le temps de fumer une cigarette. Il éteint sa cigarette, il finit de

rêver. D’ailleurs, la « fumée hésitante » ne préfigure-t-elle pas l’hésitation

du narrateur quant à la réception de l’ambassade ? Les histoires restent

unies entre elles par l’identité du narrateur diégétique ; dans ce fragment,

les poulpes que les polonais décortiquent, représentent un autre élément de

liaison marquant le retour à l’histoire initiale.

L’histoire est reprise dans le temps diégétique, mais le sous-chapitre

30 nous fait, de nouveau, plonger dans l’imaginaire parce qu’il annonce le

discours que tiendrait l’ambassadeur lors de la réunion « Des débats ont été

engagés, dirait l’ambassadeur, des suggestions émises… » (TS, 34-35). Le

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verbe « dirait » au conditionnel présent et le substantif « ambassadeur »

constituent les indices du fait que le narrateur se laisse encore une fois

emporté dans un autre univers parallèle, dégagé des contingences du réel. À

la fin du sous-chapitre 29, il y a un autre signe que nous avons déjà corrélé

à l’action de rêver tout éveillé, les cigarettes : « […] me fouillant les poches à

la recherche de mes cigarettes. Je les avais laissées dans ma chambre.» (TS,

34). On pourrait soupçonner que le narrateur fume pendant qu’il imagine le

discours de l’ambassadeur ? Il paraît que la lampe d’Aladin est la cigarette

d’où sort la fumée naissante d’histoires. Le récit revient au moment

temporel initial par l’apparition d’un polonais « Vous avez un saladier ?

demanda Kabrowinski. Pardon ? Un saladier, répéta-t-il en mimant

approximativement un saladier. » (TS, 35).

Une autre interruption de la continuité narrative va dans le sens

inverse, le narrateur fouille dans le passé. Le narrateur déverrouille « une

grosse malle en fer » qui avait appartenu aux anciens locataires, « des

sybarites à en juger par l’élégance des estampes. » (TS, 39). La valise est un

objet porteur de durées différentes qui favorise le rappel. L’ouverture de

cette valise lui donne l’occasion de faire un retour en arrière et de raconter,

à l’aide de la mémoire, comment il avait fait la connaissance d’anciens

locataires. Même si l’événement n’est pas daté d’une manière précise, par

des expressions telles: « il y a un mois/ un an », « le mois passé », la

transition entre ces deux moments du récit est marquée par le début du

sous-chapitre 36, donc par le numéro et aussi par une double interligne à

l’écrit : «Les anciens locataires nous les avions rencontrés la veille de notre

installation. » (TS, 39). Dans le sous-chapitre suivant 37, en s’approchant

du moment présent, il se souvient de leur déménagement dans

l’appartement qu’ils habitent, tandis que dans le 38 il se rappelle la petite

fête qu’ils ont organisée pour pendre la crémaillère dans la compagnie d’un

couple d’amis d’enfance d’Edmondsson. Le pull perdu, l’objet recherché,

retrouvé, il revient à l’histoire initiale.

Le deuxième chapitre, l’Hypoténuse, à quelques exceptions, le récit se

déroule d’une manière ordonnée, linéaire. Le deuxième sous-chapitre

poursuit le récit chronologique, avec l’indice temporel en tête « Le

lendemain, le train arriva.» (TS, 54). Dans le deuxième et le troisième sous-

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chapitre le narrateur évoque les événements qui ont succédé à sa descente

du train, le moment de la réservation de la chambre à Venise, la description

de la chambre et de ses meubles. Puis, par la technique de flash-back, de

rétrospection, il revient à son voyage en train « J’avais passé la nuit dans un

compartiment de train, seul, la lumière éteinte.» (TS, 55).

À la fin du troisième chapitre, on assiste à son retour à Paris et

surtout à son retour dans la salle de bain. Le labyrinthe temporel semble

sans issue, parce qu’on n’arrive plus à établir une chronologie vérifiable des

événements principaux, parce qu’on se demande si le narrateur est-il en

train de vivre les événements ou de s’en souvenir ? À ce moment-là le

lecteur comprend que ce qu’il a lu jusqu’ici était une longue rétrospection.

Quelle en serait la preuve ? Il y a au moins deux éléments qui témoignent en

faveur de cette intermittence que nous signalons : la cicatrice

d’Edmondsson constitue le liant avec la blessure subie à Venise, tandis que

la lettre-invitation de l’ambassade d’Autriche pour la réception c’est la ligne

qui unit les deux carrés extrêmes du triangle rectangle.

Pour ce qui est de la perception du temps, le narrateur souligne

plusieurs fois une certaine ressemblance au moment calme de la sieste,

donc une relation d’équivalence s’établit entre: « L’après-midi n’en finissait

pas, comme toujours à l’étranger, où les heures, le premier jour, paraissent

appesanties, semblent plus longues, plus lentes, interminables. » (TS, 59)

et « Les après-midi s’écoulaient paisiblement.» (TS, 65). On peut identifier

non seulement la valeur itérative qui exprime plutôt l’habitude au moment

temporel de la sieste, mais aussi la valeur durative.

Il n’est pas nécessaire qu’une action soit reprise, décrite maintes fois

pour comprendre son caractère répété, régulier, fréquent, voire journalier

« Tous les jours, en fin de matinée, la femme de chambre venait faire le

ménage dans ma chambre. » (TS, 63), « Après chaque repas [...], me

téléphonait de plus en plus souvent » (TS, 72). La locution adverbiale

temporelle : « Tous les jours », ou le déterminant indéfini «chaque» dans

la structure « Après chaque repas», s’assument ce rôle très bien. Par contre,

dans la phrase « J’achetais un quotidien presque tous les jours. » (TS, 65),

l’adverbe presque nuance la quantification de l’expression qu’il précède; il

investit le procès verbal de la quantification imprécise, de l’approximation.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 19

Presque atténue ou réduit la valeur journalière de l’action, mais ne l’annule

pas complètement. Encore moins fréquente est l’action introduite par De

temps en temps… qui présente la fragmentation, la discontinuité de

l’activité pratiquée.

Le narrateur nous livre beaucoup de repères temporels, même si les

dates sont presque inexistantes. La plupart des indications temporelles sont

placées en début de sous-chapitre. Soit elles portent sur les différents

moments de la journée: « Je me réveillai en pleine nuit. » (TS, 67), « En fin

d’après-midi.. » (TS, 70), «Un peu avant le dîner... » (TS, 85), « Après la

sieste... » (TS, 93), soit elles essaient de reconstituer la chronologie

historique de la discontinuité événementielle « Le lendemain, je finis par

donner des nouvelles à Edmondsson. » (TS, 68), « Les jours suivants… »,

« Mes journées, maintenant,... » (TS, 70).

«Un peu avant dix-neuf heures dix-sept, je me levai et pris la

direction du quai. […] Le train arriva avec deux heures et demie de retard. »

(TS, 73), « J’avais réservé une table pour vingt et une heure. Lorsque nous

arrivâmes au restaurant, bien qu’il fût plus de onze heures...» (TS, 74) tous

ces détails concernant l’heure exacte s’inscrivent dans la chronologie

décrivant les épisodes avant et après le moment des retrouvailles avec

Edmondsson, son amour. Ces repères du temps de l’horloge sont en mesure

d’instaurer un ordre dans la succession événementielle. Cette précision de

détective est, en réalité, celle de l’amoureux impatient qui contrôle sans

arrêt sa montre avant de revoir sa bien-aimée. L’attente distend le temps

qui précède l’événement, le moment des retrouvailles ; elle transforme le

temps faible, où il ne se passe rien, par le sentiment de l’imminence.

Si le chercheur de La Salle de bain est parfois en position de

narrateur-espion, Monsieur, il est toujours observé, épié. Le chercheur

s’assume le rôle de narrateur intradiégétique, alors que dans Monsieur c’est

le narrateur extradiégétique qui mène le récit ; impersonnel, objectif qui

s’exprime à la 3ème personne du singulier. Monsieur n’est pas enfermé

dans sa salle de bain, mais il est prisonnier de ce monde, prisonnier de soi-

même, de ses habitudes. Monsieur et le narrateur anonyme de La Salle de

bain se partagent la même passion pour les cigarettes, pour les voyages,

pour les jeux : Monsieur joue au billard, l’autre aux fléchettes. Il semble que

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Jean-Philippe Toussaint aime les jeux aux balles, car le narrateur de La

Salle de bain erre avec une raquette de tennis et, finalement, parvient à

jouer au tennis dans la compagnie de son médecin, tandis que Monsieur

joue au ping-pong pendant le week-end passé chez les Romanov. Les deux

détestent les questions trop personnelles des autres et ils les évitent. Les

deux choisissent des destinations connues, situées au bord de la mer, l’un

part à Cannes, l’autre à Venise.

À la différence de L’homme sans qualités de Musil, l’homme sans

nom, ni prénom de Jean-Philippe Toussaint, a quand même quelques

signes distinctifs, des défauts mais aussi des qualités. Il est captif de sa

propre passivité, de sa propre paralysie. Parfois maussade, méthodique,

réservé, presque impassible aux séances de son entreprise, il accepte de

dactylographier la thèse de son voisin sur les minéraux parce qu’il est

toujours « prêt à rendre service » (Toussaint, 1992, 30)2 et parce qu’il « ne

savait rien refuser. » (TM, 36). Grâce aux interrogatoires de son entourage,

on peut compléter son CV par des informations concernant la profession et

l’âge. Suite à une conversation avec sa possible belle-mère, on apprend qu’il

est directeur commercial à Fiat. La curiosité de M. Leguen oblige Monsieur

à dévoiler son âge : il a vingt-neuf ans.

À l’exception de Monsieur, presque tous les personnages qui vont

peupler le roman auront une identité, un nom et/ou un prénom. Il faut

remarquer que les personnes qui ont une relation plus proche, c’est-à-dire

d’amour ou de parenté avec Monsieur, n’ont pas été baptisées par le

narrateur. Elles sombrent dans la même indifférence ou égalité identitaire

que Monsieur, il s’agit de sa fiancée ou de son frère. Seules ses nièces

bénéficient d’un prénom, elles s’appellent Jeanne et Clotilde. Les parents de

sa fiancée s’appellent les Parrain, la première identité qui apparaît d’une

manière explicite dans le livre, est celle de sa collègue est Mme Dubois-

Lacour. Ensuite, il revoit un ami qui s’appelle Louis, celui-ci habite à Vence.

On fait la connaissance de Jean-Marc, le nouvel ami de l’ancienne fiancée

de Monsieur, un homme d’affaire plus âgé et marié ; de Kaltz, le voisin de

__________

2 TOUSSAINT, Jean-Philippe. Monsieur. Paris : les Éditions de Minuit, 1992 [1986]. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (TM), suivi du numéro de la page.

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Monsieur, un géologue, minéralogiste de quarante-sept ans. Suite à son

intention de déménager, il fait la connaissance d’un couple M. et Mme.

Leguen. Mme Pons-Romanov, chargée par Kaltz à réaliser les cartes pour sa

thèse est un autre personnage qui entre en contact avec Monsieur.

Le roman débute par la localisation temporelle: «Le jour où, voici

trois ans, Monsieur entra dans ses nouvelles fonctions...» (TM, 7). Le

premier repère temporel est pourtant assez vague, faute d’une date par

rapport à laquelle on pourrait se situer. Les histoires ne sont plus

numérotées, il y a seulement une démarcation graphique, une double

interligne. Le récit débute dans le respect d’une chronologie linéaire : «Les

jours qui suivirent» (TM, 7), «Dès lendemain» (TM, 8). On peut facilement

identifier ses activités régulières, grâce à des structures du genre : « Deux

fois par semaine » (TM, 10) Monsieur s’adonnait à la lecture des revues

d’économie ; « chaque jeudi » (TM, 11) il participait à des réunions de

travail ou encore « Monsieur, un soir par semaine, pratiquait le football en

salle... » (TM, 14). Il respecte ses habitudes, on dirait un rituel

hebdomadaire.

Après cette étude portant sur les narrateurs du Monsieur et de La

Salle de bain, décelons les ressemblances ou les différences quant à la

représentation du temps entre les deux romans. Nous avons déjà expliqué

la démarche adoptée par le narrateur de La Salle de bain pour raconter son

voyage en train : il choisit la rétrospection pour décrire son immobilité dans

le mouvement du train. Le narrateur objectif de Monsieur ne s’attarde pas

sur le voyage en train. Il se limite à nous faire savoir que « Le voyage se

passa bien. Dans le train, Monsieur se trouva dans le même compartiment

qu’un Suisse alémanique» (TM, 25) donc, le seul détail du voyage porte sur

la nationalité de l’autre voyageur. Le procédé que Jean-Philippe Toussaint

utilise cette fois-ci c’est le sommaire ou le résumé ; il a comme objectif de

produire un effet d’accélération.

Le narrateur propose un résumé sur le moment de la rupture

amoureuse entre Monsieur et sa fiancée car Monsieur, « Il avait assez mal

suivi l’affaire, en fait, se souvenant seulement que le nombre de choses qui

lui avaient été reprochées lui avait paru considérable. » (TM, 30). Plusieurs

fois, Jean-Philippe Toussaint élimine/exclut complètement du récit une

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 22

durée de l’histoire, délimitée à l’écrit par la double interligne. C’est au

lecteur d’imaginer combien de jours, d’heures se sont écoulés entre les deux

actions.

Les liens de la progression textuelle sont rompus par les dictées de

Kaltz sur les minéraux. Il serait plus approprié de dire que ces liens sont

plutôt brisés que rompus, parce que cette insertion n’affecte que

partiellement l’histoire, à sa surface pas en profondeur. Ça et là, de courts

fragments constitués parfois d’une seule phrase coupent court le récit, mais

le lecteur peut facilement resituer l’histoire. Ainsi, « À partir de ces

quelques données fondamentales, il est maintenant nécessaire de revenir à

la symétrie d’orientation du cristal …à toutes les propriétés. » (TM, 65) ou

bien « L’or natif, que l’on trouve dans la nature à l’état de corps simple … et

la stibine – comme ça se prononce. » (TM, 72).

Dans quelques fragments le récit remonte dans le passé par un retour

en arrière qui vise la relation de Monsieur avec son frère et ses nièces. Ce

flash-back est introduit pour expliquer des faits antérieurs au moment de

l’histoire, par exemple la relation de Monsieur avec ses nièces jumelles

auxquelles il voulait apprendre de jouer aux échecs. La fin de la

rétrospection est annoncée par l’emploi du complément de temps

déictique « ce soir-là » repéré par rapport au moment de l’énonciation.

L’indication temporelle exprimée par le déictique, oblige le récit à

reprendre l’histoire à partir de « Lorsque, ce soir-là, Monsieur arriva dans

la chambre de ses nièces…» (TM, 71).

La plus courte unité temporelle, l’instant, l’instantanéité des actions

est mise en relation avec l’emploi du passé simple dans plusieurs fragments

du roman. « Dans un récit, l’ordre linéaire des passés simples sert à

marquer la succession chronologique des faits relatés, souvent sans l’aide

d’indicateurs temporels (compléments de temps, conjonctions ou adverbes,

puis ou ensuite.» (Riegel et al, 2008, 304) L’écriture semble contenir une

suite d’actions qui s’enchaînent et qui se produisent dans l’immédiat. On

pourrait dire que ces événements n’ont même pas de substance dans le

temps, car ils ne durent pas longtemps.

Même si au passé simple on associe un caractère ponctuel, non-

duratif, il peut-être compatible avec un complément indiquant la durée.

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Dans le fragment où Monsieur est allé couper du bois avec Louis tous les

verbes sont au passé simple ; cela n’empêche que le passé simple soit utilisé

pour exprimer la durée : « Ils scièrent pendant une heure ou deux, puis

rentrèrent […] ils les hissèrent sur les épaules et les traînèrent derrière

eux. » (TM, 29). Déjà le sémantisme du verbe traîner dénote un procès

d’une certaine durée.

Plus loin, un autre fragment, une autre succession d’actions

ponctuelles « Monsieur remercia […], Kaltz lui proposa […]. Il le fit entrer

[…], l’engagea à s’asseoir […]. Puis, […] il disparut un court instant et revint

avec la surprise… » (TM, 67). Le fragment cité ci-dessous construit à l’aide

d’une série de verbes au passé simple, suit l’ordre linéaire, chronologique

renforcé par la présence de l’adverbe puis et de la conjonction et. Soucieux

d’exprimer la durée presque imperceptible de l’absence de Kaltz, Jean-

Philippe Toussaint pousse à l’extrême l’emploi du complément temporel

instant, créant un pléonasme un court instant. « Monsieur, ne sachant où

aller, résolut d’attendre là et marcha de long en large dans le couloir […].

Finalement, […], il prit un livre sur le guéridon et s’installa sur une chaise

[…] il l’ouvrit au cas où quelqu’un parviendrait devant lui. Ce fut Kaltz,

finalement, qui apparut dans le couloir […]. » (TM, 56) Il évident qu’ici le

passé simple forme un couple parfait avec les verbes perfectifs prit,

s’installa, ouvrit, apparut qui comportent en eux-mêmes une limitation du

procès. Dans cette succession des verbes perfectifs, un seul verbe

imperfectif marcha s’y glisse mais le passé simple lui impose ses limites,

sans pour autant contraindre sa durée.

Monsieur et le narrateur de La salle de bain sentent tous les deux le

poids du temps, saisi surtout dans sa fuite. Lors d’une conversation avec ses

nièces qu’il avait emmenées au Palais de la Découverte, Monsieur tâche de

leur expliquer des choses qu’il ne comprenait ni lui-même parfaitement :

« À votre avis, si l’on cherche à se fuir soi-même […], est-ce qu’il faut

marcher vers l’est ou vers l’ouest ? » (TM, 73). Les jumelles de six et six ans

rêvant à une pizza « Elles ne le savaient pas. Vers l’est, dit Monsieur,

malicieux, en bougeant le doigt, vers l’est, parce que le temps, pendant le

déplacement, s’écoule plus vite. » (TM, 73). Si le temps s’écoule plus vite à

l’est, pourquoi le chercheur-historien choisit comme destination Venise ?

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ville qui se trouve à l’est par rapport à Paris et dont le fleuve coule lui aussi

vers l’est. Pour s’intégrer à cet écoulement ? pour lui échapper, grâce à une

vitesse plus grande ?ou encore pour y renaître ou retrouver ses forces ?

Monsieur est contraint d’exercer une autre activité didactique ; il doit

faire comprendre à Ludovic Léguen « le mouvement son caractère relatif ».

Il l’explique de la manière suivante :

Dès qu’un point est mobile dans un repère, il ne suffit plus de connaître sa position, il faut également savoir quand il occupe cette position. Ainsi, le temps intervient-t-il de deux manières dans le domaine de la physique, par la durée d’une part, qui est l’intervalle de temps qui s’écoule entre le début et la fin du phénomène observé ; par la date d’autre part, qui est l’instant auquel l’événement a lieu. (TM, 77)

Monsieur énonce une thèse qui envisage une interdépendance entre le

temps et l’espace, comme le faisait M.Bakhtine avec ses chrononotopes,

prenant appui sur la théorie de la relativité d’Einstein. Le point mobile doit

être situé dans l’espace et déterminé dans le temps.

Textes de référence

TOUSSAINT, Jean-Philippe. La salle de bain. Paris : les Éditions de Minuit, collection « Double », 2006 [1984].

TOUSSAINT, Jean-Philippe. Monsieur. Paris : les Éditions de Minuit, 1992 [1986].

Bibliographie

GENETTE, Gérard. Figures III. Paris : Du Seuil, 1972. MOUREN, Yannick. Le flash-back. Paris: Armand Colin, 2005. POUILLON, Jean. Temps et roman. Paris: Ed. Gallimard, coll. Tel, 1993. RAIMOND, Michel. Le roman. Paris: Ed. Armand Colin, 1989. RICARDOU, Jean. Problèmes du Nouveau Roman. Paris : éd. du Seuil, collection

"Tel Quel", 1967. RICARDOU, Jean. Le Nouveau Roman suivi de Les raisons de l’ensemble. Paris :

Ed. du Seuil, 1990. RIEGEL, Martin. Pellat, Jean-Christophe. Rioul, René. Grammaire méthodique du

français. 3ème édition, Paris : PUF, « Quadrige », 2008. ROBBE-GRILLET, Alain. Pour un nouveau roman. Paris : les Éditions de Minuit,

coll. « Critique», 1961.

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Mémona Hintermann : Tête haute, ou la France entre rêve et réalité

Dorina CHIŞ-TOIA

Université Eftimie Murgu de Reşiţa

Abstract

The French democracy is a reality, which can not be questioned under any

circumstances. Nevertheless, there are situations in which people who have

come in France from its former colonies have to overcome many obstacles

(especially administrative ones). This is also the case of Mémona

Hintermannn, who in her work Tête haute presents la France caught between

two extremes: the dream one (while she was living on the Reunion Island) and

the real one.

Pour donner une définition à la littérature réunionnaise il faut

répondre à quelques questions : suffit-il qu’une œuvre soit écrite par un

natif de l’île et qu’elle concerne l’île par ses contenus ? Il y a ensuite

l'opinion qu'on appelle écrivain réunionnais celui qui fait que dans son

œuvre il y ait un regard de l'intérieur, que ce soit effectivement celui d'un

autochtone ou celui d'un écrivain connaissant l'île pour y avoir durablement

séjourné. L'expression « La Réunion est dans mon âme » pourrait

représenter un autre critère pour définir la littérature réunionnaise

(Samlong 1991). Voici quelques critères d'appréciation définis par Léon-

François Hoffmann : Au premier niveau d'analyse, quatre facteurs peuvent être pris en considération: la nationalité du romancier, la langue qu'il utilise, le cadre qu'il choisit et les personnages qu'il crée. À la limite, aucun de ces facteurs n'est nécessaire, aucun n'est suffisant. Le cas le plus fréquent est, bien entendu, celui du romancier né dans le pays dont il écrit la langue pour mettre en scène des compatriotes évoluant dans le cadre qu'il appelle, comme eux, sa patrie. (Samlong 1991, 13)

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C’est, à peu près, le cas de Mémona Hintermann. Qui est-elle ? Voici

la réponse : Mémona Hintermann est née à l'Île de la Réunion, d'un père

indien musulman et d'une mère créole catholique. Issue d'un milieu très

modeste, elle est la première bachelière de sa famille. Alors qu'elle poursuit

des études de droit, elle remporte un concours organisé par l'ORTF de

Saint-Denis de la Réunion et s'engage dans la voie du journalisme. En 1976,

âgée de 24 ans, elle arrive pour la première fois en France et travaille

comme journaliste à FR 3 Orléans. Depuis 25 ans elle est grand reporter à

France 3. De la chute du mur du Berlin en passant par les Balkans, l'Irak et

l'Afghanistan, elle a couvert tous les temps forts de l'histoire immédiate.

Aujourd'hui elle couvre principalement le Moyen Orient.

En 2007 l'ouvrage Tête haute a paru aux Éditions Jean-Claude Lattès

et on oserait dire que Mémona Hintermann ne l'a pas écrit seulement pour

faire le récit de sa vie et de ses expériences de journaliste de terrain, mais

pour parler intégration, violence dans les banlieues, racisme. En tout cas,

elle a fait le choix d'évoquer ce qu'il pouvait y avoir d'instructif, voire

d'exemplaire dans son propre parcours : « Comme fille d'immigré, j'ai le

droit à la parole et ces questions me tiennent à cœur, mais je ne pouvais les

aborder sans parler de moi »1 (Hintermann, 2007).

Parmi les thèmes traités dans cet ouvrage, on va signaler d’abord celui

de son enfance très pauvre, due à un père ravagé par l'alcool et le jeu qui «

nous affame comme on affame les prisonniers pour mieux forcer leur

obéissance » (Tête haute2, 58), car elle a dû voler pour manger : Mon rôle n'était pas de voler ce soir, mais je n'ai pu m'en empêcher, j'avais trop faim... Depuis quelque temps, chaque soir, à la nuit tombée nous recommençons notre manège réglé comme du papier à musique. J'entre avec assurance dans la boutique, sourire aux lèvres, mais sans un centime, prétendant vouloir acheter des bonbons ou des oeufs chinois, ces boulettes de pain rassis frittes dans l'huile. Je fais mine d'hésiter, sous le regard de plus en plus impatient et méfiant de l'épicier. Pendant que je gagne du temps avec mes emplettes imaginaires, mes deux frères remplissent des sacs entiers de bouteilles vides. Ils sont devenus experts dans l'art d'éviter

__________

1 Interview 12 mars 2007 Internet: http://www.madinin-art.net/litterature/memona_hintermann.html. 2 Dorénavant désigné à l'aide du sigle (TH), suivi du numéro de la page.

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les cliquets du verre qui nous trahiraient... Le plan B, nous allons l'imaginer demain, trouver une nouvelle astuce pour se nourrir, car survivre demande de l'organisation, beaucoup d'énergie et de l'imagination en permanence. (TH, 51-53)

Cette pauvreté (comme expérience fondamentale pour le reste de la

vie) lie beaucoup de gens de la planète ; dans ce sens, les mots de Mémona

Hintermann représentent une leçon de vie :

La pauvreté, l'extrême pauvreté est un fardeau très lourd qui marque à jamais, mais aussi – même si cela peut paraître bizarre — un avantage sur les autres. Une fois arrivé tout en bas, on apprend à se battre, remonter si l'on veut survivre. On se réjouit des choses les plus minuscules : une poignée de riz, un verre d'eau sucrée, des jeux avec des morceaux de bois ou des fleurs. Joies intenses, que ceux qui s'amusent avec des constructions électriques ne connaîtront jamais. (TH, 63)

L'école républicaine a été pour Mémona Hintermann sa « bouée de

sauvetage » (TH, 109), car elle a joué un rôle d'ascenseur social. Dans une

interview elle affirme : « Sans l'école, rien n'aurait été possible. Mes propos

peuvent passer pour une profession de foi catégorique, mais si je n'avais pas

suivi l'enseignement primaire, puis secondaire, rien n'aurait été possible.

Maman voulait que nous sachions lire et écrire, mais elle n'envisageait pas

que ses enfants aillent au-delà du certificat d'études primaires. C'est vrai

que ma génération à la Réunion a pleinement profité de l'école » 3 (Hintermann, 2007).

Mémona est, selon son institutrice, « comme une éponge sèche jetée

dans l'eau » (TH, 110), dans une classe où la plupart (42 garçons et filles :

européens, chinois, africains, mélanésiens, indiens de toutes les nuances

possibles du métissage) vient le ventre creux et les mains vides, les pieds

nus, en parcourant 20 km par jour. Premières chaussures – à l'entrée en

sixième, et encore parce que sa sœur vient enfin d'accéder à un emploi (TH,

129).

__________

3 Interview 12 mars 2007 Internet: http://www.madinin-art.net/litterature/memona_hintermann.html.

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L'exemple et les conseils de son institutrice la conduiront dans toute

sa vie : « Apprenez à penser par vous-mêmes. Pourquoi copier ceux qui

regardent toujours vers le bas ? Soyez originels, contemplez le sommet de la

montagne, montrez que vous avez une tête » (TH, 128).

De la Réunion, son « chez elle », dont elle parle avec ferveur, elle

espère d'arriver un jour dans le pays de ses rêves, la France fantasmée dont

elle découvrira assez vite les grandeurs et les limites : Je n'ai pas du tout le mal du pays. Et si je l'ai un peu, pour être honnête, je dois dire que quelque chose d'autre me manquait cruellement là-bas. C'était la France. C'était d'être ici, les musées, les villes, les châteaux, les Français tout simplement... Je commence une autre vie, la tête encombrée de rêves, l'esprit réaliste et optimiste : j'aurai ma chance, je la saisirai parce que la France n'est comparable à aucun autre pays. (TH, 16)

Mais, une fois y arrivée, les réalités découvertes sont un peu

« décalées » par rapport à ce qu'elle imaginait découvrir : l'élégance,

l'architecture, les gens, l'atmosphère, l'univers de barres grises et

interchangeables. J'avais une vision idéaliste, naïve de la France. Je ne suis pas près d'oublier ma découverte du métro, le jour ou je suis montée à la station Saint-Lazare, vers huit heures et demie, à l'heure où les banlieusards avancent résignés, l'air d'être poussés à l'échafaud. À l'époque, personne ne fait la manche, on n'entend pas une mouche voler dans les rames. Comme dans nos cars courant d'air, jadis, je lance automatiquement: „Bonjour tout le monde!”. Silence de mort. Que des regards surpris, des visages immobiles, des yeux de pierre, vides et froids. Des robots. C'est ça Paris ? (TH, 228)

Les phrases employées pour décrire les Français nous semblent

représentatives pour la désillusion vécue devant l'impossibilité de donner

une réponse à la question où est le bonheur d'être Français ? Les gens se dépêchent encapuchonnés, dans la pluie qui farine en ce début d'automne. Bizarre: je ne me reconnais pas dans leur façon de bouger, ils sont monocolores — tous blancs — alors que chez nous, des clairs, des basanés, des jaunes, des noirs se mélangent décontractés, en plaisantant gaiement. Dans cette foule qui coule comme une ravine, ils avancent sans

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voir, ne se regardent pas, ne se saluent pas. On entend le bruit de leurs semelles comme des plaintes de fantômes qui s'effacent dans le brouillard. Ils ont l'air constipé, étrangers les uns aux autres, projetés comme des pantins désarticulés dans les destins parallèles sans espoir, sans joie, sans but. (TH, 11-12)

Les thèmes de l'immigration et de l'intégration reviennent à plusieurs

reprises dans le livre. Mémona Hintermann affirme : « Je suis une fille

d'immigrée, je choisis l'intégration » ; « l'intégration, c'est s'adapter sans

renoncer à son univers personnel, c'est un pari difficile et douloureux »

(TH, 221).

Plusieurs ouvrages parus dans les dernières années (Sartori 2007)

donnent des suggestions, font des propositions afin de résoudre le

problème des étrangers, des immigrés, car il s'agit vraiment d'un problème.

Différent par rapport aux autochtones, l'étranger a plusieurs diversités,

donc un excès d'altérité. Ces diversités sont : de langue, de coutume, de

religion, d'ethnie. Voilà la définition de l'étranger, selon Sartori: L'étranger est le personnage principal de la littérature: l'homme intéressant, l'homme perdu. L'autre est représenté toujours par les étrangers absolus, des êtres tombés au milieu des indigènes qui règnent sur l'espace et le temps. Depuis les origines du monde et jusqu'à Meursault, le personnage de Camus, le visage de l'étranger est le révélateur par rapport auquel on définit la réalité autochtone. L'étrangeté littéraire est, le plus souvent, l'abîme dans lequel l'autre jette ceux dans la vie desquels il intervient, par sa présence toujours troublante. La xénophobie ne serait-elle pas ainsi qu'une haine de soi-même, une haine envers sa propre personne, mais aussi envers la multiplicité.4 (Dilemateca 2008, 17)

Ballottée entre deux cultures (le père — Indien de Bombay, la mère —

Française d'origine bretonne, d’une vieille famille aisée qui condamne à la

__________

4 « „Străinul” este personajul principal al literaturii: omul interesant, omul pierdut, celălalt sunt întotdeauna străini absoluţi, fiinţe căzute în mijlocul unor băştinaşi ce stăpânesc spaţiul şi timpul. De la Adam şi Eva şi până la Meursault al lui Camus, figura străinului e revelatorul în raport cu care se defineşte realitatea autohtonă. Stranietatea literară e, cel mai adesea, abisul în care „celălalt” îi aruncă pe cei în a căror viaţă intervine, prin simpla lui prezenţă, mereu tulburătoare. Xenofobia n-ar fi, astfel, decât o ură de sine, o ură faţă de propria persoană, dar şi faţă de multiplicitate. » (Notre traduction).

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misère la pécheresse et ses rejetons) et deux religions (musulmane et

catholique), Mémona est fière d’elle-même :

Qui a peur de son passé d'immigrant et pourquoi? Qui a honte de ses origines au point d'en maquiller le vocabulaire, de s'abriter derrière un paravent lexical? Cette attitude est-elle un réflexe de protection issu d'un manque de confiance en soi? À la Réunion il n'est ni interdit, ni honteux de parler de son appartenance à tel ou tel groupe de population. Personne ne se sent offusqué de mentionner ses ancêtres indiens, malgaches, chinois etc. (TH, 23)

Et puis, à une autre page, sans avoir l'air d'une donneuse de leçons,

elle affirme :

J'estime avoir mon mot à dire sur le racisme, l'immigration, la discrimination, les jeunes des banlieues, car je viens de loin, même de très loin, pas seulement dans le sens géographique du mot. Je viens d'en bas, de très bas, je suis fille d'immigré et je ne crois pas que beaucoup de filles et de fils d'immigrés ont connu la faim, la misère, la lutte pour la survie comme ma famille et moi. (TH, 28)

On affirme que la contradiction fondamentale de la société

démocratique vient du fait qu'elle s'appuie sur la diversité, sur le

pluralisme, sur la multitude d'opinions, sur la multitude des moyens de

percevoir la réalité. Et, tout à coup, la démocratie se voit défiée, justement

dans son existence physique de diversité, par la manière des autres de

penser et d'agir. Comment devrait-elle relever ce défi ? Il y a deux types de

réactions : d'abord celle de la clôture — brutalement résumée par des

réactions comme: « allez chez vous, la où il est possible que vous soyez des

hooligans, où vous avez le droit de vous tuer les uns les autres ou, par

contre, de faire cinq prières par jour » ou, un deuxième type de réactions : «

ou vous faites comme nous, ou nous n'avons pas besoin de vous » 5 .

(Dilemateca 2008, 17)

__________

5 « Mai duceţi-vă la mama voastră acasă, unde este voie să fiţi huligani, unde este voie să vă omorâţi unii pe alţii sau, din contră, să faceţi cinci rugăciuni pe zi. »; « ori faceţi ca noi, ori nu avem nevoie de voi.» (Notre traduction).

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Ces réactions, à côté de la discrimination (positive parfois),

représentent des situations que Mémona Hintermann avait vécues en

France. D'abord, au moment où elle était arrivée à Paris, en 1978, après son

passage à FR 3 Orléans, certains de ses confrères lui avaient reproché son

accent et avaient mis en doute ses capacités à rédiger correctement en

français:

Mes essaies de voltige sur les mots visent un seul but: qu'on oublie vite d'où je viens. Ce jeu de masques finit par être déplaisant et se heurte à une nausée de résistance. L'acculturation geint. Je parle comme j'écris, sans la souplesse de la langue orale, sans comprendre les mots d'argot, à cause d'un français appris, insuffisamment pratiqué. Parfois cette langue trop scolaire me serre comme des chaussures neuves. Mais je m'accroche, verbe après verbe, expression après expression. Je n'ai pas le choix: la route sera longue avant de pouvoir me fondre dans le paysage. (TH, 17)

Son nom, d'origine indienne, a représenté aussi une mise en question

de la nationalité. On lui a suggéré même de changer de nom : « De quelle

nationalité êtes-vous ? Mémona Afféjee ce n'est pas français. Votre accent

est gênant. Ce que vous faites, d'autres chez nous sont mieux à même de le

faire. C'est la première fois que ma nationalité est mise en question à cause

de mon nom » (TH, 18) ou bien :

D'abord, je suis seule à porter à l'écran un nom unique : Mémona Afféjee. À l'époque, cela fait penser à une extraterrestre. Et pour tout arranger, je me singularise en escamotant ces maudits « r » imprononçables et semés partout. Je ne m'en rends pas vraiment compte : on me le fait parfois remarquer. Dans cette France traditionnelle qui a la nostalgie des années Pompidou…, mon accent gêne peut-être certains, pas moi. Je souscris à la jolie remarque de Sacha Guitry: « Quand on garde son accent, on parle de son pays. (TH, 17)

En plus, changer de nom, c'est rayer son passé, c'est un manque de

confiance en soi-même, c'est la honte de renier sa famille. Par conséquent,

« Je ferai mon chemin avec mon identité » (TH, 217).

On apprend également quelques informations concernant le salaire

reçu en France, preuve de la discrimination ; il s'agit, semble-t-il, d'une

subtilité administrative entre l'outre-mer et la métropole :

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Pour vivre, je me livre à des acrobaties. Je gagne moins de la moitié de mon salaire de la Réunion, où j'étais déjà une journaliste vedette (insulaire) de la radio et de la télévision. Trois mille quatre cinq francs au lieu de sept mille francs. Moins de la moitié de ce que je touchais pour exercer la même profession, théoriquement dans le même pays. […] Avec le recul, je trouve que je n'aurais pas dû accepter ces conditions financières, d'autant que, non syndiquée, je suis longtemps restée sans aucune promotion. On ne m'a pas fait de cadeaux. (TH, 17)

Lors du renouvellement de sa carte d'identité elle a subi des

tracasseries administratives humiliantes, car les jeunes issus de parents

immigrés sont souvent confrontés à ce type de discrimination. Après des

années passées en France, ayant une carte d'identité faite à Paris, un acte de

naissance qui précise ses origines (« Ma mère est française, fille de

générations de créoles blancs français depuis des centaines d'années, un

seul parent français suffit pour une carte nationale d'identité. […] Mon

grand-père, Jules Séry, est venu se battre dans les tranchées de la Marne en

1914-1918 ! C'était pour rien ? J'ai chanté la Marseillaise avant de savoir

lire, on m'a toujours dit que j'étais Française. » (TH, 20), elle doit prouver

qu'elle est Française : « Je ne peux rien faire pour vous. Votre dossier est

incomplet. Vous devez prouver que vous êtes Française, sinon votre

demande sera rejetée par la Préfecture de Nanterre. » (TH, 19-20)

Elle est révoltée, profondément écœurée. Et ça se voit bien dans ses

pensées, dans ses mots : « Mais ils sont devenus fous dans ce pays ! » ; « Ce

jour-là, si j'avais eu le choix, j'aurais laissé cette trop chère nationalité

française » ; « Depuis quelques minutes, je ne partage plus avec ceux que je

croise l'idée d'appartenance commune à un pays, le seul auquel je me sois

référée depuis toujours. Je dois démontrer l'existence du lieu que j'ai cru si

évident, si essentiel, si sûre de ma biographie. Bravo, la France ! » (TH, 20).

Nous avons essayé de présenter quelques moments du parcours d'une

grande journaliste contemporaine, née à l'Île de la Réunion, qui a tout le

temps rêvé d'arriver en France et d'y vivre. Et ce qu'elle a réussi à

démontrer c'est que la France réelle n'est pas toujours celle qu'on imagine.

C'est pourquoi après toutes les injustices et toutes les humiliations qu'elle a

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dû surmonter Mémona Hintermann est sortie blindée contre toute tentation d'apitoiement sur soi-même : tête haute !

Et même si ce roman n'appartient pas à la littérature réunionnaise,

nous savons que La Réunion est dans l'âme de Mémona Hintermann et y

restera jusqu'au bout de sa vie, même si elle vit depuis des dizaines

d'années en France. Texte de référence HINTERMANN, Mémona. Tête haute. Paris : Lattès, 2007. Bibliographie HINTERMANN, Mémona. Interview, 12 mai 2007. Propos recueillis par Carole

Condat pour US Mag no 647. Disponible sur : <http://www.madinin-art.net/litterature/ memona_hintermann. html>.(Consulté le 23.03.2008).

SAMLONG, Jean François. Anthologie du roman réunionnais. Paris : Seghers, 1991.

SARTORI, Giovanni. Ce facem cu străinii. Pluralism vs. multiculturalism [Que fait-on des étrangers? Pluralisme vs. Multiculturalisme], trad. de l’italien par Geo Vasile. Bucarest : Humanitas, 2007.

« Străinul, mod de întrebuinţare » [L'étranger, mode d'emploi]. Dilemateca, no 21, février 2008, p. 16-26. Table ronde avec la participation de : Mircea Vasilescu, Magdalena Boiangiu, Marius Chivu, Adina Popescu, Simona Sora, Mãdãlina Şchiopu, Stela Giurgeanu, Matei Martin, Iaromira Popovici, Radu Cosaşu.

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Images et symboles du déplacement dans l’œuvre fantastique de Mircea Eliade

Ileana Neli EIBEN

Université de l’Ouest de Timişoara

Abstract

The article discusses the symbolism of travelling and movement in Eliade’s

fantastic prose. It aims to shed light on the use of certain images (vehicles) and

symbols (the labyrinth and the cave) in connection with the process of

anamnesis undergone by Eliade’s characters, which often takes the form of an

exploratory, mystical journey to a transcendental space.

Dans ce projet, qui représente un sous-chapitre de La quête de la

liberté absolue comme parcours spatio-temporel dans l’œuvre fantastique

de Mircea Eliade1, nous nous proposons de faire un passage en revue de

quelques images et symboles2 du déplacement qui apparaissent dans les

récits fantastiques de Mircea Eliade. Ce bref inventaire s’explique par le fait

que le processus d’anamnèse3 subi par les personnages prend très souvent

la forme d’un égarement dans le labyrinthe qui se réalise à l’aide de moyens

de transport (voiture/camion, motocyclette, barque ou calèche). Or, nous

__________

1 Mémoire de DEA que nous avons soutenu à l’Université de Perpignan, en 2003. 2 L’étymologie du mot image<imago (la même racine que le mot imitor) indique la fonction

de l’image d’imiter et de répéter des modèles exemplaires. Ces valences étymologiques du terme sont valorisées au maximum chez Mircea Eliade. L’image est une manifestation, une représentation du symbole qui la précède et auquel elle sert de support alors que le symbole est un lien établi entre un symbolisant (Sya) et un symbolisé (Sye). Le symbolisant, désigné par le terme Image représente chez Mircea Eliade la base matérielle qui peut prendre des formes complexes allant d’un objet simple, par exemple une pierre jusqu’à Jésus Christ qui peut être considéré comme un « symbole » du miracle de l’incarnation de la divinité dans l’homme. À la rigueur, on pourrait dire que tout est susceptible de devenir un symbole à condition qu’il renvoie également à quelque chose de plus profond et de plus fondamental que l’aspect formel ne l’indique. Le symbole exprime « une modalité du réel ou une structure du Monde qui ne sont pas évidentes sur le plan de l’expérience immédiate » (Eliade 1995, 296).

3 Chez Mircea Eliade l’objectif de l’anamnèse serait de faire descendre le sujet aux tréfonds de lui-même pour trouver la source de sa « maladie » et aboutir à une prise de conscience.

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voulons prouver que ces moyens de transport sont autant de métaphores

(mot qu’il faut comprendre par son acception étymologique, celle de

« transport » : meta « ce qui dépasse, englobe » et pharein, « porter ») qui

assurent le passage vers un univers tout à fait autre, transcendantal : « […]

le chemin vers l’arche de Noé, c’est-à-dire vers l’espace ayant d’autres

dimensions, peut se faire d’une manière instantanée et invisible, mais,

pour notre bien, il est camouflé dans un transport par véhicules. »4 (Eliade

1992, 205). Plus encore, nous serions tentée de les interpréter comme des

équivalents modernes, camouflés, du vol mystique du chamanisme, car

Mircea Eliade affirme : « Il n’y a que le camouflage qui change confor-

mément à l’époque où l’on vit »5 (Eliade 1992, 205). C’est pourquoi nous

allons inventorier quelques véhicules et quelques symboles de l’espace où se

produit le déplacement. Il faut aussi dire que nous allons ranger les

véhicules dans la catégorie des images, et l’espace avec ses variantes,

labyrinthe et grotte, dans la catégorie des symboles.

Les véhicules pourraient être partagés en deux catégories, les

automobiles parmi lesquels il faut ranger tout ce qui a un moteur

individuel (v. étymologie auto et mobile, ce qui veut dire « qui se meut par

soi-même ») tels la voiture, les camions, la motocyclette et les véhicules

tractés, c’est-à-dire qui exigent une force extérieure pour les mettre en

marche, par exemple la calèche et la barque. Cette distinction automobiles

vs. véhicules tractés s’explique par le fait que dans le premier cas (les

automobiles) les personnages sont « amenés » vers autre chose, tandis que

dans le deuxième cas (les véhicules tractés) le « voyage » serait le résultat

d’une décision personnelle.

Stéphane I. Viziru, le personnage principal du roman Forêt interdite,

est hanté toute sa vie par une image, celle d’une voiture. Une heure avant

le minuit de Saint-Jean, il se promène dans une forêt près de Bucarest où il

croise une voiture et puis une jeune fille sans voiture ce qui constituera

pour lui une énigme qu’il essayera de déchiffrer des années durant. Le

__________

4 « […] drumul către Arca lui Noe, adică către spaţiul cu alte dimensiuni, poate fi efectuat instantaneu şi în mod invizibil, dar, pentru binele nostru, este uneori camuflat într-un transport prin autovehicule. » (Notre traduction)

5 « Doar camuflajul se schimbă, în conformitate cu epoca în care trăim.» (Notre traduction)

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roman tout entier se construit autour de sa quête qui ne trouvera

d’explication qu’à la fin, au moment où il se trouvera dans la voiture, à côté

d’Ileana, sa bien-aimée et au seuil de la mort. Ensemble ils s’écrouleront

dans le gouffre, mais cela correspond également au grand moment de

l’illumination, de l’atteinte du Centre : « Il sentit, dans cet unique instant

d’une infinie durée, toute la béatitude après laquelle il avait soupiré des

années si nombreuses, tout ce bonheur offert à lui dans ce regard baigné de

larmes. Il avait su dès le début qu’il en serait ainsi. Il avait su qu’en le

sentant tout près d’elle, Ileana tournerait la tête et le regarderait. Il avait su

que ce dernier instant, d’une infinie durée, lui suffirait. » (Eliade 1986,

640). La quête de Stéphane prendra fin par la mort qui est, par excellence,

la voie vers une compréhension absolue et totale des choses.

Les camions de la nouvelle La umbra unui crin (À l’ombre d’un lys)

sont décrits comme des OVNI qui disparaissent au tournant de la rue pour

se perdre dans un espace ayant d’autres dimensions. En plus d’apporter au

récit une note de science-fiction, ils sont aussi munis d’une signification

bien plus importante : ils camouflent des connotations politiques (la

problématique de l’exil y est abordée) et sociales. Il n’y a que certains

camions qui disparaissent et la grande question serait de savoir ce qui leur

arrive après. Cela pourrait offrir la clef de l’énigme que Valentin a été le seul

à avoir compris. Cette compréhension l’autorise à transmettre aux autres un

message qui, malheureusement, leur apparaît toujours abscons, comme un

code à déchiffrer.

Les hippomobiles sont les moyens de transport correspondant à des

époques plus éloignées, les années 1907 et 1938. Le plus souvent ils

apparaissent comme des images « figées » dans le temps, des objets oubliés

et couverts de poussière mais qui ont le don de ressusciter tout un passé.

Egor, du roman Mademoiselle Christina doit retrouver la calèche de la

goule pour pouvoir réactualiser le temps des jacqueries qui semblait s’être

figé dans les choses en les plongeant dans un sommeil éternel et profond :

« Devant eux, dans l’allée, attendait un équipage depuis longtemps hors

d’usage, une calèche seigneuriale, ancienne, sans éclat, attelée de deux

chevaux somnolents. Le cocher s’était endormi sur le siège ; on ne

distinguait que son habit blanc, rongé par la pluie, et son bonnet de râpée.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 38

Il semblait dormir depuis longtemps là-haut, sur son siège – il dormait avec

indolence, sans le moindre frémissement. Et les chevaux paraissaient avoir

glissé eux aussi dans le même sommeil de mort, car ils ne bougeaient ni ne

respiraient ; pareils à de sombres statues, ils patientaient devant le vieil

équipage, piégés dans d’insondables profondeurs. » (Eliade 1978b, 229). La

victoire sur le vampire ne peut pas se faire dans le temps du récit, le retour

en arrière est obligatoire, or pour pouvoir vaincre mademoiselle Christina,

Egor doit retrouver sa calèche.

La barque appartient elle aussi à la catégorie des véhicules tractés.

Dorina, le personnage du roman Le Serpent, s’aventure toute seule sur un

lac. Elle fait une balade en barque pour se diriger vers une île où s’ouvrira

tout un autre monde et où elle rejoindra son promis qui, en même temps

qu’elle, avait nagé dans la même direction. Or l’île est l’image exemplaire de

toute création car elle se manifeste au-dessus des eaux qui symbolisent

l’indistinct, le non-créé, l’informe. Cela veut dire qu’elle représente l’espace-

temps qui les sépare de la réalité historique. C’est un voyage vers le Centre

où se produit une rupture de niveau car les personnages deviennent

contemporains du moment originaire et tout le vocabulaire du texte renvoie

à un état paradisiaque. Dès leur arrivée sur l’île celle-là se découvre comme

un monde à part d’où avait disparu tout ce qui était humain. C’est un

paradis retrouvé où les deux sont voués à découvrir la liberté absolue.

L’espace du déplacement peut prendre deux formes, celle de la

grotte ou celle du labyrinthe.

La grotte ou la caverne prend dans les temps modernes la forme du

hangar. Le secrétaire d’A.D.P. du roman Les 19 roses assiste à une pièce de

théâtre qui se joue dans un hangar ou plutôt ce qui reste d’un hangar : de la

ferraille après un incendie. Le hangar remplit la même fonction que la

caverne ou la grotte dans les temps lointains. Le personnage lui-même a

l’impression de pénétrer dans une grotte élastique qui modifie

incessamment ses dimensions : « C’est seulement à l’intérieur que je

mesurait combien la bâtisse était vaste. J’avais l’impression de pénétrer

dans une caverne dont je devinais les parois tantôt près de nous, à droite et

à gauche, tantôt assez loin, et dont la voûte s’élevait au fur et à mesure que

nous avancions. » (Eliade 1982, 58).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 39

Cette pénétration dans le hangar correspond en fait à un regressus ad

uterum car la caverne est associée au ventre maternel, aux profondeurs de

la Terre et aux puissances originelles telluriques. Jadis elle servait comme

temple, lieu magique et (con)sacré qui permettait à l’homme d’entrer

directement en relation avec les énergies et les forces primordiales de la

Terre. Notre personnage est invité dans le hangar pour assister à un

spectacle de théâtre qui n’est rien d’autre qu’un processus d’anamnèse

historique : il est plongé par le jeu des acteurs au début de l’histoire car « le

spectacle est de nos jours notre seule chance de connaître la liberté absolue

et ceci s’avérera pleinement dans un proche avenir. Je dis bien la liberté

absolue, car cela n’a rien à voir avec les libertés d’ordre social, économique

ou politique. » (Eliade 1982, 72).

Nous allons nous attarder un peu plus sur le labyrinthe qui a été

d’ailleurs l’un des symboles préférés de Mircea Eliade. Très souvent les

personnages, lors du processus d’anamnèse, parcourent toute une enfilade

de chambres, reviennent sur leurs pas et tout cela correspond à un

égarement dans un labyrinthe. Ce cheminement a un but thérapeutique : il

doit aboutir à la compréhension de la vérité absolue et apporter la guérison

du sujet. C’est un parcours initiatique qui est proposé aux personnages car

ceux-là y sont plongés dans le seul but d’y trouver, d’y comprendre ou d’y

faire quelque chose. « Un labyrinthe, c’est la défense parfois magique d’un

centre, d’une richesse, d’une signification. Y pénétrer peut être un rituel

initiatique, comme on le voit par le mythe de Thésée. Ce symbolisme est le

modèle de toute existence qui, à travers nombre d’épreuves, s’avance vers

son propre centre, vers soi-même, l’Atman, pour employer le terme

indien… » (Eliade 1978a, 211). Selon Mircea Eliade sa propre existence et

l’existence humaine en général peut être abordée en termes de

« cheminement dans le labyrinthe » ou plutôt comme une enfilade de

labyrinthes qui se perpétuent : « J’ai eu plusieurs fois la certitude de le [le

Centre] toucher et, en le touchant, j’ai beaucoup appris, je me suis reconnu.

Et puis, à nouveau, je me suis perdu. C’est notre condition : nous ne

sommes ni des anges ni de purs héros. Une fois le centre atteint, on est

enrichi, la conscience est plus large et profonde, tout est devenu clair,

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significatif ; mais la vie continue : autre labyrinthe, autres rencontres,

autres genres d’épreuves, à un autre niveau… » (Eliade 1978a, 211-212).

Face à une réalité historique trop cruelle et encombrante, les

personnages de Mircea Eliade s’efforcent de trouver la liberté de l’esprit en

essayant d’atteindre le Centre/atman. Pour y aboutir, ils doivent d’abord

errer dans le labyrinthe sans commettre l’erreur de s’y égarer. Zaharia

Farima (Pe strada Mântuleasa), pour arriver à l’endroit de l’interrogatoire,

traverse des pièces bien ou mal éclairées, ouvre des portes qui donnent dans

des couloirs au bout desquels il y a d’autres portes et ainsi de suite, pour

raconter à son tour une histoire qui se découvre elle aussi comme un

labyrinthe narratif. Dayan (Dayan), en compagnie du Juif errant, refait le

parcours de Gilgamesh et descend sous la terre. Gavrilescu (La

Ţigănci/Chez les bohémiennes), « étourdi » par le jeu des trois filles,

parcourt des chambres et des couloirs et doit affronter des périls qui

prennent des formes diverses : citrouilles, parapluies, ballons, journaux,

etc. À la fin de ce parcours aucunement facile il contemplera son propre

squelette et il se sentira serré comme un cocon ce qui pourrait représenter

un retour à l’état prénatal, une incursion dans l’informe, l’incréé.

La psychologie moderne vient confirmer les vertus salvatrices du

labyrinthe. Dans Fragments d’un journal, II, Mircea Eliade fait le récit d’un

cas de pathologie infantile qui a pris fin par la découverte d’un Centre : «

Cela me rappelle un autre cas, celui de cet enfant qu’avait soigné le Dr.

Dolto Marette. Ses parents avaient été arrêtés sous ses yeux et envoyés à

Buchenwald, où ils devaient mourir. Depuis le jour de la descente de la

Gestapo au domicile familial (l’enfant avait alors trois ou quatre ans) il

n’avait pas articulé un mot. Devenu muet, il passait ses journées à dessiner

d’étranges labyrinthes extraordinairement tortueux et compliqués. Je lui ai

expliqué alors le symbolisme du labyrinthe (zone d’invulnérabilité, refuge

contre les démons et les morts, mais aussi contre les ennemis en chair et en

os), et le Dr. Dolto Marette m’a dit plus tard qu’elle m’était redevable

d’avoir pu pénétrer le drame secret du petit orphelin. En fin de compte,

l’enfant put recouvrer la parole. » (Eliade 1991, 38-39).

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Sans être exhaustif, cet inventaire des images et symboles du

déplacement souligne la nécessité pour l’homme moderne de chercher les

repères sacrés à l’intérieur de soi même et cette quête lui permettra

d’atteindre son propre Centre et d’obtenir la liberté éternelle et absolue.

Ceux qui y parviennent de leur vivant deviennent des jivanmukta, des

illuminés capables de se mouvoir à volonté (kamacarin) au-delà de toutes

limites spatiales et temporelles. La caractéristique de base des jivanmukta

c’est que tout en vivant dans ce Monde, ils ne sont plus conditionnés par les

structures de ce Monde, car ils subissent une mutation ontologique au-delà

de laquelle incipit vita nova. Textes de référence ELIADE, Mircea. Forêt interdite, traduit du roumain par Alain Guillermou. Paris :

Gallimard, 1986. ELIADE, Mircea. Fragments d’un journal, II, traduit du roumain par C.

Grigoresco. Paris : Gallimard, 1991. ELIADE, Mircea. În curte la Dionis : Nuvele, Pe strada Mântuleasa, În curte la

Dionis. Bucureşti: Editura Cartea românească, 1981a. ELIADE, Mircea. La umbra unui crin. Bucureşti: Editura Fundaţiei culturale

române, 1992. ELIADE, Mircea. Les 19 roses, traduit du roumain par Alain Paruit. Paris :

Gallimard, 1982. ELIADE, Mircea. Le Serpent, traduit du roumain par Claude B. Levenson. Paris :

Éditions de l’Herne, 1989. ELIADE, Mircea. Le temps d’un centenaire suivi de Dayan, traduit du roumain par

Alain Paruit. Paris : Gallimar, 1981b. ELIADE, Mircea. Mademoiselle Christina, traduit du roumain par Claude B.

Levenson. Paris : Éditions de l ’Herne, 1978b. ELIADE, Mircea. Mémoire I, 1907-1937, Les promesses de l’équinoxe, traduit du

roumain par Constantin N. Grigoresco. Paris : Gallimard, 1980.

Bibliographie

ELIADE, Mircea. Aspects du mythe. Paris : Gallimard, 1963. ELIADE, Mircea. Images et symboles. Paris : Gallimard, 1979. ELIADE, Mircea. La nostalgie des origines, traduit du roumain par Henry Pernet

et Jean Gouillard. Paris : Gallimard, 1971.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 42

ELIADE, Mircea. Le Mythe de l’éternel retour. Paris : Gallimard, 1969. ELIADE, Mircea. L’Épreuve du labyrinthe, Entretiens avec Claude Henry-

Rocquet. Paris : Éditions Pierre Belfond, 1978a. ELIADE, Mircea. Le sacré et le profane. Paris : Gallimard, 1987. ELIADE, Mircea. Méphistophélès et l’androgyne. Paris : Gallimard, 1995. ELIADE, Mircea. Mituri, vise şi mistere. Bucureşti : Editura Univers enciclopedic,

1998. ELIADE, Mircea. Traité d’histoire des religions, Paris : Payot, 1968.

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Chronotopies des mémoires : Dix années d’exil de Madame de Staël

Ramona MALIŢA

Université de l’Ouest de Timişoara

Abstract

Time and space, categories of physical nature, influence the construction

of a person's identity or of that of a character in a novel. The cancellation and

the theft of identity as well as the identity crisis as psychological experiences

reside in the reflection on the disfunctionality of the space / time equilibrium.

To reflect on the sine qua non pair space / time means to talk about unique

spatial and temporal experiences. Our research suggests a number of questions

(and potential answers) regarding the dynamic rapport between time and

space as physical and psychological entities by means of which an identity is

built. Madame de Staël and his personality thought the Dix années d’exil is an

example of this kind of identity.

1. Liminaires

De nos jours, l’esthétique, la critique littéraire et la narratologie

prennent le chronotope ou le « temps-espace » pour une catégorie de forme

et de contenu basée sur la solidarité du temps et de l'espace dans le monde

réel comme dans la fiction romanesque. Pour le théoricien formaliste russe

Bakhtine, de qui la critique littéraire a hérité cette notion, le chronotope

représentait « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, tell

qu’elle a été assimilé par la littérature, […] il exprime l’indissolubilité de

l’espace et du temps (celui-ci comme quatrième dimension de l’espace). »

(Bakhtine 2008, 237) L’interaction des indices spatiaux et temporels du

roman organisés en un tout intelligible et concret réside dans le chronotope

littéraire et artistique. Celui-ci est le noyau organisateur des principaux

événements contenus dans le sujet du roman, puisque par le biais du

chronotope les événements du sujet se concrétisent et s’incarnent. Les

images écrites des événements telles qu’elles se forment dans la tête de

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AGAPES FRANCOPHONES 2008

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l’écrivain ont besoin d’un système fictif d’axes spatio-temporel obligatoire

offert par le chronotope.

Le chronotope est un système de règles qui construit l’impression de

réel. La vraisemblance est possible par le biais du chronotope fictif. Il y a

tout un répertoire qui forge le réel et qui est admis comme tel justement par

le fait même qu’il s’y soumet. Le pacte fictionnel signé entre le lecteur et

l’auteur au début du texte est obligatoire et marque en même temps la

position de l’écrivain par rapport à son texte. Il cherche une situation

régressive imposée dans le texte par les composantes du chronotope (le

temps et l’espace, donc les catégories de la deixis) et par les personnages

derrière lesquels il se situe. Le chronotope est, par conséquent, l’outil qui

sert à l’écrivain à se cacher mieux dans son texte, à être une présence entre

parenthèses.

Le rapport récit – lecture est jugé de nos jours en termes de la deixis,

cela veut dire ce hic et nunc du langage qui traduit la structure même du

chronotope. Si ce qui se passe dans le roman est défini normalement

comme le fil narratif, l’action du récit englobe également l’interaction du

lecteur avec le récit. Car le pacte fictionnel présuppose un partenariat entre

l’écrivain et son lecteur. Jugé de ce point de vue, le chronotope est une

convention ou bien une expression conventionnaliste (Eco, 303), c’est-à-

dire une stylisation qui pourrait être une simple connotation préétablie et

une suggestion qui imprime telle ou telle allure aux œuvres : réaliste,

naturaliste, romantique, postmoderne, etc. C’est cette stylisation qui fait

appel à un datum antérieur (summum de données), pas seulement

référentiel, mais canonique pour la catégorie à laquelle il se rattache. Ce

renvoi à l’horizon d’attente du lecteur rend possible plusieurs variantes d’un

archichronotope : les motif de la route, du voyage, du voyageur étranger, de

l’amour, de l’iniquité sociale, de l’amitié, de la nature (pour n’en nommer

que les plus cunnus) connaissent des formes variées et s’incarnent dans des

personnages différents à travers les grands courants littéraires. L’entrée ou

la sortie d’un écrivain ou d’une oeuvre littéraire dans le canon universel

sont étroitement liées à l’émergence d’un chronotope qui lui soit propre.

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La relation temps-espace d’un texte ou le chronotope-synthèse qui

gouverne tout le texte narratif, se compose des deux couches qui doivent

être déchiffrées en deux sens fondamentaux, apparemment opposés, mais

en fait complémentaires: le chronotope du récit et le chronotope du

personnage (héros ou protagoniste). D’un côté c’est le cadre spatio-

temporel extérieur qui marque les axes du fil narratif du récit, cela veut dire

quand, où, pourquoi, avec qui et pour combien de temps telle ou telle action

se déroule. Ce chronotope donne les coordonnées des axis mundi de

Yoknapatawpha1 (la géographie réelle / fictive décrite) promise par le pacte

fictionnel au début de la lecture. De l’autre côté se situe le chronotope du

devenir psychologique du personnage ou le chronotope intérieur qui se

propose d’expliquer d’où jaillissent les mots, les attitudes et les similitudes

du personnage. Il y va d’une descente vers les tréfonds de l’être fictif dont le

labyrinthe est bâti selon les mêmes lois conventionnelles établies dans le

pacte fictionnel. Quant aux coordonnées qu’il donne, ce type de chronotope

renvoie à l’autoscopie. Autrement dit, le chemin à parcourir du point A au

point B et sa durée (le beau mariage entre la géographie et la temporalité

des événements à narrer) tient au chronotope du récit, nommé encore

extérieur. L’intention, les moyens, les résultats tiennent au devenir

psychologique du personnage et s’empreignent de la couleur locale, de la

société parcourue, de l’époque dont le protagoniste est actant, du

mentalème et de l’ethno-style dont le héros est le représentant. Ce serait le

chronotope intérieur. Les limites spatio-temporelles de la narration (le

chronotope extérieur) déterminent l’évolution / l’involution du personnage

qui s’assume ou non l’espace et le temps de son époque (là où son auteur l’a

imaginé). C’est le cas concret des inadaptés sociaux, des exilés, des aliénés,

des fous, des amoureux, des artistes surdoués, des savants incompris, de

homo viator, etc. dont le chronotope intérieur connaît des mutations et des

formes spécifiques à travers les littératures nationales.

__________

1 Yoknapatawpha de Faulkner pourrait être de tout autre écrivain. C’est le terme créé par synecdoque pour désigner tout espace fictif figuré dans la tête de l’auteur, transposé dans des images écrites dans la fiction romanesque.

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La conjugaison des deux, chronotope extérieur et intérieur, est une

condition sine qua non de la totalité de l’œuvre, au-delà de laquelle tous les

sens, les ressorts ou les niveaux de lecture restent chiffrés. Si le texte cache

maints tiroirs (l’histoire cadrée), son chronotope de synthèse est le résultat

des couches concentriques des chronotopes des histoires composantes du

récit. Le passé et le présent immédiat des épisodes narrés englobés dans

l’histoire-cadre se réunissent dans le vecteur temporel du chronotope

synthèse. Il nous semble bon de remarquer que la relation établie entre le

chronotope synthèse et les chronotopes composants n’est pas une

juxtaposition simpliste, mais un rapport d’intégration conditionnée par le

chronotope base choisi et forgé pour le fil narratif principal. Cela renvoie

dans ce cas à un système de cercles concentriques comme modèle

géométrique à esquisser. Observer la relation organique, conditionnée,

obligatoire et vectorielle établie entre les pôles de ce système articulé et

polyvalent c’est identifier les catégories de la deixis sans lesquelles

l’impression de la vraisemblance risque d’être escamotée. Établir d’une

manière correcte les chronotopes extérieur et intérieur d’un texte c’est le

point de départ minimal afin d’en dresser une analyse pertinente.

Essayons, à titre expérimental, d’explorer les valeurs chronotopiques

de Dix années d’exil de Madame de Staël, mais avant de suivre l’émergence

du chronotope chez cet écrivain, quelques remarques partielles s’imposent :

1. Le chronotope renvoie à une matrice spatio-temporelle qui

conditionne le discours et traduit une vision particulière de la diégèse

fictive. Le chronotope est un élément de la diégèse.

2. Chaque catégorie de textes, chaque type de discours peut se définir

par une relation temps / espace particulière et conventionnelle. La con-

séquence immédiate c’est que le chronotope est un système autopoïétique

qui engendre son propre modèle de la réalité fictionnelle construite à

travers lui.

3. Le chronotope-synthèse qui gouverne tout texte narratif, se com-

pose de deux couches qui doivent être déchiffrées en deux sens fondamen-

taux, apparemment opposés, mais en fait complémentaires: le chronotope

du récit et le chronotope du personnage (héros ou protagoniste).

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2. Homo viator

Dix années d’exil retrace les contraintes au voyage de Madame de

Staël, chassée de chez elle et de la France et prise de persona non grata du

régime napoléonien2. En annexe nous avons esquissé une radiographie

contenant les dates et les événements les plus importants de son exil.

La problématique du voyage telle qu'elle fut pensée et mise en oeuvre

par Mme de Staël permet d'aborder tout un faisceau de questions issues de

la rencontre qui met homo viator en présence de l'univers naturel et des

différentes formes d'organisation réglant les relations de l'homme avec le

corps social. La découverte et la connaissance du monde dans toute la

variété de ses aspects et de ses ressources suscitent d’abord un grand intérêt

pour les propriétés physiques du monde, mais elles permettent aussi de

considérer les caractéristiques de diverses formes de société et de commu-

nautés humaines. Ce nouveau rapport au voyage donne lieu à d’importantes

descriptions du monde naturel comme au développement de réflexions au

caractère social et politique. Dans cette perspective, l’attention du voyageur

se porte en particulier sur les institutions et les comportements humains.

Ce regard nourrit une pensée, puis un discours critiques capables d’infléchir

les profondes mutations qui agitent le monde et la société de ce temps-là.

C’est d’ailleurs la règle d’or dans toute cette démarche : « Mais comme on

ne peut peindre que ce qu’on a vu, de même qu’on ne saurait exprimer que

ce qu’on a senti, il faut que j’aille à Constantinople, en Syrie et en Sicile,

pour y suivre les traces de Richard3. » Évidemment ce départ pour la Syrie

n’aura pas lieu, mais on en retient la prospective où l’auteure place l’acte de

voyage. La Coppétienne commence ses remarques du cadre physique des

pays traversés et construit dès ses premières observations le chronotope

avec lequel elle opère. La conjugaison de l’espace et du temps forme la

__________

2 Napoléon à Metternich : Je ne veux pas de Madame de Staël à Paris et j’ai pour cela de bonnes raisons…Si Mme de Staël voulait ou savait être royaliste, je n’aurais rien cotre elle ; mais elle est une machine à mouvement qui remue les salons. Ce n’est qu’en France qu’une pareille femme est à craindre et je n’en veux pas. Mac Nair Wilson, R., Mme de Staël et ses amis, Paris, Payot, p.7.

3 Madame de Staël. Dix années d'exil. Paris : Bibliothèque Charpentier, s.a., p.383. Dorénavant désigné à l’aide du sigle DA, suivi du numéro de la page.

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scène de ses futurs combats et expériences de vie. Toute route romanesque

n’est pas nécessairement un chronotope, mais ce voyage, le voyage de l’exil,

nous paraît acquérir plusieurs marques de la chronotopie.

A. Premièrement parce ce voyage, concrétisée ici par la route vers la

Russie, est la voie d’accès à l’espace général de l’exil vu comme une

expérience identitaire mutilante d’un côté, mais stimulante du côté

artistique, puisque d’ici sont issus les chefs-d’œuvre staëliens, par exemple

l’essai De l’Allemagne. Symétriquement, lorsque le règne de Napoléon

finira et son rôle pour l’histoire de la France épuisé, Mme de Staël quittera

le théâtre de l’Europe bouleversée et reprendra la route cette fois-ci en

direction de Paris (voir en annexe le calendrier de l’exil staëlien).

B. Deuxièmement cette route le long de laquelle elle est obligée à

s’attarder des années et des années est multiplement investie par le temps

ou porteuse de signes variés et de valeurs du temps : le temps biographique

ou personnel (une bonne partie de sa vie s’écoule en exil), le temps

quotidien (elle décrit au détail des morceaux des journées, certains ses

gestes quotidiens, de ses conversations habituelles, de ses besoins courants

qui forment, tous ensemble, le train-train quotidien), le temps historique

(elle dépeint l’Europe et ses évolutions historiques, les alliances politiques,

les séances itinérantes du Groupe de Coppet hors Coppet, le développement

économique et les couches sociales de tel ou tel pays rapporté toujours au

sien, etc.) et le temps cyclique (de l’homme et de la nature durant les

saisons qui se répètent en cycles des années, le temps répétitif et

conventionnel qui marque les signes de la sagesse : elle voit ses enfants

grandir, elle se soumet au processus de changement des générations, en un

mot, elle se ressent vieillie).

C. Troisièmement, cette route est chronotopique parce qu’elle est un

symbole de la quête : la femme-écrivain, chassée de chez elle, a dû prendre

la route pour chercher une nouvelle maison pour elle et pour ses enfants.

Homo viator dépaysé à la recherche d’un pays.

D. Quatrièmement, ce voyage est le lieu d’une des rencontres

initiatiques : l’homme, qui croit savoir ses limites, en découvre, stupéfié et

exalté, d’autres, plus larges encore. Par voie de conséquence, la contrainte

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au voyage, programmée par la Police Impériale à être une expérience

psychologiquement mutilante, devient une aventure intellectuelle enri-

chissante qui circonscrit l’espace de l’œuvre, l’espace de l’amour, l’espace du

jeu politique, l’espace de la fête, en un mot, le devenir psychologique du

moi. Les chronotope intérieur (du personnage : homo viator) et extérieur

(du récit) y s’imbriquent dans une structure polygonale dont l’une des

étapes est la route de Russie.

Ce pays paraît à Mme de Staël d’une étendue tellement inimaginable,

qu’on croit marcher toujours et n’avancer jamais : « Il me semblait que ce

pays était l’image de l’espace infini et qu’il fallait l’éternité pour la

traverser. » (DA, 391). Au premier abord, elle est frappée par de nombreux

paradoxes; des contrastes de tous types rencontrés à chaque pas : La plupart des maisons de Kiew ressemblent à des tentes et de loin la ville a l’air d’un camp ; on ne peut s’empêcher de croire qu’on a pris modèle sur les demeures ambulantes des Tartares pour bâtir en bois des maisons qui ne paraissent pas non plus d’une grande solidité. Peu de jours suffisent pour les construire ; de fréquents incendies les consument et l’on envoie à la forêt pour se commander une maison, comme au marché pour faire ses provisions d’hiver. Au milieu de ces cabanes s’élèvent pourtant des palais et surtout des églises dont les coupoles vertes et dorées frappent singulièrement les regards. (DA, 384)

Son point de vue est celui du voyageur étranger qui parle des endroits,

des peuples, des pays, des moeurs si différents des siens, en rapportant tout

à ses connaissances, à son univers intérieur, à sa manière de vivre ; d’ici la

comparaison toujours manifeste entre l’Occident et l’Orient, mais sans

l’effort de comprendre les choses par leur nature ; les explications et les

conclusions sont parfois brèves, lapidaires et quelquefois vraies. Les Russes

lui semblent avoir un double axe psychologique de l’être, réunissant,

curieusement, le climat du Nord et les traits psychologiques du Midi.

S’intéressant tantôt à la politique et à la famille impériale russes,

tantôt aux mœurs, aux salons et à la culture russes, elle arrive à esquisser

l’image d’une Russie située à mi-chemin entre l’Occident (les réformes de

Pierre Ier, continuées par sa femme, Catherine Ière) et l’Orient (sa vraie

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nature dont elle est fière). Cependant l’œil critique ne peut s’empêcher de

formuler, en faisant appel à une comparaison fort réussie, des jugements

sévères vis-à-vis du peuple :

Les Russes n’ont eu, jusqu’à présent, d’hommes de génie que pour la carrière militaire; dans tous les autres arts ils ne sont qu’imitateurs [...]. De même qu’on voit deux rivières, après leur jonction, couler dans le même lit sans confondre leurs flots, de même la nature et la civilisation sont réunies chez les Russes sans être identifiées l’une avec l’autre. (DA, 448)

Le trait des Russes est pourtant, à ses yeux, la magnificence :

Ce qui caractérise ce peuple c’est quelque chose de gigantesque en tout genre : les dimensions ordinaires ne lui sont applicables en rien [...], l’imagination des Russes ne connaît pas de bornes, chez eux tout est colossal plutôt que proportionné, audacieux plutôt que réfléchi et si le but n’est pas atteint, c’est parce qu’il est dépassé. (DA, 395)

Nous nous sommes arrêtée sur l’étude suivie du voyage en Russie

dont la description est la plus longue des toutes, mais nous pouvons

énumérer les autres récits du livre staëlien : en Pologne, en Autriche, en

Allemagne. Le voyage chez elle et, plus tard chez tous les Romantiques, est

conçu en tant que prétexte, afin de mieux peindre les hommes et leurs

relations, les institutions et leurs changements, les mœurs et leurs

implications psychologiques, la nature et l’état général des choses de cette

époque-là. Ainsi conçu, le voyage devient un champ ouvert à l’exercice

responsable de la liberté et c’est dans ce sens qu’on peut le considérer

comme une expérience fondamentale, à la fois intellectuelle, critique et

morale pour Mme de Staël et ses héritiers dans le XIXe siècle.

3. La relation temps-espace dans l’écriture des mémoires

Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain, I, essaye de

définir l’existence accomplie qui mesure le quotidien : « Une distance

infinie sépare le présent du passé. Entre les deux reparaît une sorte de

durée morte, temps négatif composé de destructions et d'absences,

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l'existence accomplie. » (p.XXXI) Cet intervalle qui fait unir le présent à

l'existence retrouvée, on a tendance à le minimiser. Chez Mme de Staël, ce

problème ne se pose pas tellement. C'est, au contraire, prendre la

conscience la plus aigue de cet intervalle, c'est sentir toute la distance qu'il

faut franchir pour distinguer l'être ténébreux, lointain du souvenir. Il s’agit

de la tristesse du passé qui se conjugue paradoxalement avec l'angoisse du

futur : le romantique situé entre agonie et extase, les hauts et les bas du

temps personnel individuel. D'où le regret de ne pas avoir pu vivre le tout

cosmique. Aux temps des délices succèdent brusquement les temps de

l'isolement et du regret. Le souvenir en tant que figure de la temporalité

met ensemble, chez Mme de Staël, le temps révolu et l’existence accomplie

dont parlait Poulet, cet intervalle donc qui ne tient ni au présent ni au

passé, mais qui les lie. L’espace du souvenir circonscrit deux ou plusieurs

tranches de vie, des étapes heureuses ou bien douloureuses de l’expérience

vécue à Coppet, le château du canton de Vaud de Suisse, berceau et

contrainte à la fois. « [...] si intense qu'il soit, le souvenir staëlien n'a d'autre

pouvoir que d'opposer les temps les uns aux autres, que de rendre plus

torturante l'absence des uns dans la présence des autres. » (Poulet, 207)

Paris, ses salons et l’exercice de la conversation sont les marottes

staëliennes, Coppet est l’espace de refuge, l’Europe est son exil (si plaisant

qu’elle soit !) et ses espaces construisent la seconde composante du

chronotope du souvenir dans les Dix années d’exil. Au temps des romans

staëliens vient se superposer celui de son existence intérieure, des

mémoires, existence qui déborde le cadre des moments fictifs tels que dans

les romans et qui n'est pas moins authentique. Il est temps de l'écriture

bilancielle, car les romans, les essais, le théâtre, la poésie, en un mot

l'oeuvre d'un écrivain retrace le temps figuratif, l'existence de l'imagination

et esquisse sa force créatrice ; mais il n'en reste pas moins vrai que

l'existence des moments n'est pas dite. C'est la vie vécue au jour le jour dont

la surabondance écrase les possibilités humaines de la fixer entièrement par

écrit. D'un autre côté, il y a une vie toute en deçà et en delà des moments;

c'est elle qui fait l'objet du discours des mémoires, c'est elle qui se laisse

classer et juger à la fin de la vie. Par ces raisons et beaucoup d'autres

encore, nous allons nommer les mémoires staëliens une écriture bilancielle,

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puisque Mme de Staël découvre à chaque essai avoir irrémédiablement

manqué le vrai moi, elle-même par elle-même. Invariablement, elle se fait

et se sent au-dessous de ses romans où elle prête maintes fois des esquisses

autobiographiques (à titre d'exemple Corinne où elle s'est dépeinte elle-

même).

Il s'agit du souvenir qui, à ses yeux, est un exemple d'autant plus

probant que le texte de son oeuvre. La démarche mentale est d'autant plus

nécessaire que l’auteur s'en rend compte que le temps écoulé pourrait être

non pas re-vécu, mais ressenti et c'est là toute la clef staëlienne pour

regagner la vie passée. Il est certain qu'elle tient pour préférable de le

mettre (le souvenir) à l'épreuve et par une écriture personnelle (les Dix

années d'exil) et par une autre plus objective, plus philosophique (les

Considérations sur les principaux événements de la Révolution Française)

où elle montre une acuité encore plus accrue que l'examen du moi. Poulet

explique la démarche staëlienne par rapport à celle proustienne:

Le souvenir n'est jamais chez elle, comme chez Proust, la manifestation libre, heureuse d'un ancien sentiment revenu au jour, hors de toute contingence, planant entre le passé et le présent et ineffablement ressaisi dans son essence...la pensée staëllienne ne peut pas se résigner à accueillir attentivement et docilement le miracle. Et à la différence de celle de Proust, sa réaction, très violente a pour effet de détruire complètement le charme. (p.206)

Ainsi, le souvenir ne procure nullement à l'esprit la douce illusion

d'une présence retrouvée ; il dénonce au contraire une absence, accuse un

vide. Germaine-Louise se découvre perdue à la mort de Necker:

Je me vis sans appui sur cette terre et forcée de soutenir moi-même mon âme contre le malheur. Il me restait beaucoup d'objets d'attachements; mais l'admiration pleine de tendresse que j'éprouvais pour mon père exerçait sur moi un empire que rien ne pouvait égaler. La douleur, qui est le plus grand des prophètes, m'annonça que désormais je ne serais plus heureuse par le coeur comme je l'avais été... Il y avait tant d'immortalité dans ses sentiments et dans ses pensées que cent fois m'arrive, quand j'ai des mouvements qui m'élèvent au-dessus de moi-même, de croire encore l'entendre. (DA, 278)

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La durée à laquelle elle envisage donner une forme littéraire à travers

son écriture bilancielle c'est exister au-delà de soi, au-delà même du

présent dont elle voudrait précipiter le cours. Le texte des mémoires n'est

point un journal intime et pourtant il y en a (à petites doses) des fragments

dont les détails éblouissent par leur précision ; il n'y est point question de

l'actuel en discussion, mais de l'histoire déjà vécue qui se déroule encore

une fois sous ses yeux au moment de l'écriture, afin d'être surprise,

classifiée, jugée par le biais d'une forme littéraire : narration, description,

dialogue, lettre, maxime, etc. Il y va plutôt d'un actuel déjà vécu, mais

réactualisé dans la mémoire à l'aide du souvenir. Ce souvenir se situe

quelque part dans un présent détaché du temps, qui n'existe qu'en soi-

même, sans dépendre des circonstances ou des résolutions qui le lient au

contingent.

L'étendue du temps s'avère être encore plus malléable chez Mme de

Staël lorsqu'elle découvre que ce retour au passé semblable à tant d'autres

itinéraires spirituels vise aussi la portée au futur. Il s'agit d'un glissement

du souvenir révolu vers l'avenir, à travers le présent que l'auteure déplore.

Elle entend le passé comme tout les romantiques d’ailleurs, pour lesquels le

retour vers le passé est une constante de l’esprit, une préoccupation sans

laquelle l’âme romantique ne sait pas vivre : « [...] le passé prend dans la

pensée la place qu'occupait l'avenir. » (De l'influence des passions, 121)

Georges Poulet appelle ce trait de la pensée romantique « un transfert de

l'esprit, passant de l'espoir à la résignation et des plaisirs anticipés aux

plaisirs remémorés. » (p.201)

Ces jeux des temps aboutissent à la tentative exhaustive de tout

ressentir, de ne rien perdre, de récupérer toutes les années écoulées, toutes

les joies, tous les malheurs, toutes les absences, toutes les morts, tous les

départs et expressément, tous les malheurs dans toutes leurs nuances. Les

axes temporel et spatial du chronotope du souvenir esquissent ici la forme

d’une évasion spatio-temporelle qui, même imaginaire, a le pouvoir de

construire une autre modalité de vivre : le bonheur. Mme de Staël est parmi

les autres romantiques une des apologètes du bonheur. Chez elle ce pays se

construit de plusieurs chronotopes ; nous en avons analysé ici deux : celui

du voyage / route et celui du souvenir. Dans ses Études sur le temps

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humains Poulet s’arrête à mi-chemin lorsqu’il parle du rôle du temps dans

la construction du souvenir chez Mme de Staël, sans prendre en discussion

l’espace associé au temps qui, ensemble, forment un des principes

esthétiques romantiques : le retour vers le passé (vécu ou figuré). Il est vrai

quand même que l’espace ne fait pas l’objet de son étude, ni la conjugaison

des deux, mais ses remarques concernant la mesure du temps c’est le point

de départ de toute analyse portant sur les types de temps.

Toute la conduite de Mme de Staël s'enferme finalement dans une sorte de conservatisme émotionnel, dans une fidélité quasi-désespérée aux sentiments révolus. Tout conserver, ne permettre aucune évasion, aucune diminution, aucun reniement...Pour cet être qui ne voudrait rien perdre, ce qui en définitive se conserve, c'est ce qui pour la paix de l'âme ferait mieux au contraire d'être oublié et perdu. (p.203)

Qu'elle aime sentir ou plutôt ressentir la douleur d'autrefois, ce n'est

plus une nouveauté. A quoi servirait-il ce renouvellement total du malheur

causé par chaque objet ou par chaque endroit sinon à ne pas oublier les

fautes faites, sinon à ne pas les répéter? Chez Mme de Staël, la conscience

de toute la vie antérieure recouvre mille et une nuances et sa souffrance

continuellement ravivée ne s'épuise jamais. C'est un itinéraire spirituel dont

le but est d'atteindre la profonde connaissance de soi. L'expérience de

l'irréparable, l'entêtement à vouloir retenir ce qui ne peut l'être, la

conscience de la durée, ces raisons et beaucoup d'autres encore rendent

tout à fait particulier ce type coûteux (psychologiquement parlant) d'écrit

qui s'appelle l'écriture bilancielle staëlienne : ses mémoires. A l'appui de

cette opinion, nous avons choisi un texte Du caractère de M. Necker qui fait

preuve d'une Mme de Staël à la recherche d'un souvenir douloureux :

Ah, si l'on pouvait, pendant la vie de ce qu'on aime, se faire une idée de l'état où vous jettera sa perte comme on saurait mieux rendre heureux, comme on sentirait plus le prix de chaque heure, de chaque minute! C'est en vain qu'on se rappelle d'avoir passionnément aimé; il semble qu'on est bien loin d'avoir joui autant qu'on souffre. (p. 287)

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Les clés des mémoires staëliens sont les chronotopes du voyage /

route et du souvenir. Cette démarche consiste à déceler dans la trame

littéraire ses noeuds, ses reliefs inédits, démarche qui sert à mettre en

évidence les mécanismes intrinsèques par le biais desquels une oeuvre est

ce qu'elle est. Les thèmes, les motifs qui signalent une piste à suivre dans la

lecture ne sont point toujours neufs, mais reviennent sous d'autres formes à

travers les époques. Ce qui compte c'est leur organisation dans la compo-

sition générale de l'oeuvre, leur contribution aux rythmes d'ensemble, leur

relation avec les autres composantes. Les thèmes du voyage et du souvenir

sont loin d'être des inventions staëliennes, mais ils couvrent chez elle des

nuances distinctes que chez autres mémorialistes. C'est une ligne de force

qui organise toute la composition et la trame des événements passés et

ressentis par le retour du souvenir. En tant qu'artiste, Mme de Staël l'a

réinventé selon ses besoins et à la romantique. Aussi tiendra-t-on compte

dans ses livres de mémoires des relations d'antériorité ou de postériorité

d'un événement, d'un personnage, du moment de l'apparition ou de fuite

d'un motif, des retours évocatoires, des emplois possibles de la mémoire,

des effets de narration, de l'accumulation des données, etc. Elle invite à lire

les Dix années d'exil, les Considérations sur les principaux événements de

la Révolution française et Du caractère de M. Necker dans cet esprit,

lorsqu'elle attire l'attention du lecteur sur ses intentions dans les avant-

propos de ses livres. C'est une histoire personnelle construite par

l’intermédiaire du chronotope dans Dix années d'exil où elle fait glisser de

l'analyse objective à petites doses : « Je ne veux retracer maintenant que la

part qui me concerne dans ce vaste tableau [de l'histoire]... Mais, en jetant

de ce point de vue si borné quelques égards sur l'ensemble, je me flatte de

me faire souvent oublier en racontant ma propre histoire. » (DA, 203)

L'essentiel de sa vision de l'histoire personnelle et de celle de la France

révolutionnaire tient de ces deux rythmes (subjectif et objectif), ils exige-

ront du lecteur des modes fort différents de participation à la lecture.

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Annexe

Calendrier de l’exil staëlien

Septembre 1803 : La colère du Premier Consul contre Madame de Staël éclate; le vrai exil staëlien commence; il durera près de 12 ans.

Octobre 1803 : Mme de Staël se met en route avec Benjamin Constant vers l'Allemagne.

Le printemps 1804 : A Weimar la famille ducale la reçoit chaleureusement. A Berlin elle rencontre les frères Schlegel.

L’automne 1804 : Mort de son père, Necker. Elle arrive à Coppet et y passe six mois à classer les papiers de son père pour publier ses manuscrits inédits qu’elle fera précéder Du Caractère et de la vie privée de M. Necker.

Décembre 1804 : Elle part pour Italie.

L’été 1805 : Retour d’Italie. Dans son désir perpétuel de s’établir à Paris, elle erre aux alentours pendant plusieurs mois : Auxerre, Rouen, la terre du M. de Castellane et finalement à Coppet.

1805-1806-1807 : Les grandes années de Coppet qui est devenu les grandes Assises de la conscience de l’Europe.

L’automne 1807 : Départ pour l’Allemagne (le deuxième voyage).

1808-1810 : Deux ans de travail à Coppet où elle prépare ses écrits sur De l’Allemagne.

L’été 1809 - L’été 1810 : Le théâtre de Coppet, la dernière saison brillante avec ses amis. Pour se rapprocher de Paris où s’imprimait son ouvrage, elle s’installe pour quelques semaines au château de Chaumont sur Loire, près de Blois, chez Le Ray, puis chez Fossé, dans sa terre, à quarante lieues permises de Paris.

L’automne 1810 : Elle reçoit l’ordre de quitter la France dans les quarante-huit heures; la cause invoquée : elle avait omis dans son livre De l’Allemagne le nom de Napoléon.

Mai 1812 : Mme de Staël élabore un vaste projet d’évasion en Angleterre en passant par l’Europe Centrale, l’Empire austro-hongrois, la Pologne occupée, la Russie, la Suède.

Septembre 1812 : Après un séjour de huit semaines en Russie (Kiev, Orel, Toula, Moscou, Novgorod, Saint-Pétersbourg) elle traverse la Finlande (Abo), puis s’embarque pour la Suède (Stockholm).

Juin 1813 : Elle débarque en Angleterre où l’attend une réception digne d’une princesse grâce au succès retentissant de De l’Allemagne, imprimé à Londres, après avoir été censuré à Paris. Elle a une société remarquable à Londres où elle rencontre Byron.

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Mai 1814 : Napoléon abdique, les Alliés occupent Paris. Finalement elle revient à Paris, l’exil prend fin, mais elle n’est pas heureuse ; elle en avait été absente depuis trop longtemps : « En entrant à l’Opéra, je regardais de tous les côtés pour découvrir un visage qui me fût connu et je n’aperçue que des uniformes étrangers... Voir Paris occupé par les étrangers, les Tuileries, le Louvre gardés par les troupes venues des confins de l’Asie, c’est une douleur insupportable. » Et pourtant, comme jadis, elle est la reine de Paris.

Textes de Référence Madame de Staël. Dix années d'exil. Paris : Bibliothèque Charpentier, s.a. Madame de Staël. De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des

nations, Payot & Rivages, 2000. Madame de Staël. Considérations sur la Révolution Française. Tallandier, 2000. Madame de Staël. Oeuvres Complètes de Madame la Baronne de Staël Holstein.

Louis Haumann et Ce, Libraires, 1830, XVII volumes, le IIème volume pour Du caractère du M. Necker.

Bibliographie sélective BACHELARD, Gaston. La poétique de l’espace. Quadrige / PUF, 1992 (première

édition 1957). BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique de la création verbale. Traduit du russe par

Alfreda Aucouturier, préface de Tzvetan Todorov. Paris : Gallimard, 1984. BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Traduit du russe par Daria

Olivier, préface de Michel Aucouturier. Paris : Gallimard, 2008 (première édition chez Gallimard 1978).

BOUÉ, Pilar Andrade. Mme de Staël (1766-1817). Madrid: Ediciones del Orto, collection “Biblioteca de mujeres”, 2002.

DELON, Michel, MÉLONIO, Françoise (dir.). Madame de Staël. Actes du colloque de la Sorbonne du 20 novembre 1999. Paris : Presses de l’Université de Paris – Sorbonne, 2000.

ECO, Umberto. Tratat de semiotică generală. Traducere de Anca Giurescu şi Cezar Radu. Bucureşti : Editura Stiinţifică şi Enciclopedică, 1982.

GARRY-BOUSSEL, Claire. Statut et fonctionnement du personnage masculin chez Madame de Staël. Paris : Champion, 2002.

LAVERGNE, Gérard, TASSEL, Alain (dir.). Mélanges. Espace et temps. Cahier de narratologie no. 7 / 1995-1996, Publication de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, Université de Nice – Sophia Antipolis, 1996.

LAVERGNE, Gérard (dir.). Création de l’espace et narration littéraire. Cahier de narratologie no. 7 / 1997, Colloque international Nice-Séville, 6-7-8 mars 1997, Université de Nice – Sophia Antipolis, 1997.

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Noureddine Aba, poète francophone

Brahim OUARDI Centre Universitaire de Saïda, Algérie

Abstract

In this article we present an Algerian poet and playwright little known in

academia. This is to highlight the different relationships it had with the french

intellectuals before and after independence. English writer, he is the only

Algerian to be a member of High Council of Francophonie. Known for his

commitment, he has published widely on issues. His writings are marked by a

profound humanism.

1. Un engagement militant Noureddine Aba est né dans une famille de propriétaires terriens à

Sétif (Algérie) en 1921. Il y fait ses études du primaire au secondaire

jusqu’au baccalauréat philosophie. Il commence alors à la faculté d’Alger

une licence de droit qu’il abandonne un an après pour le journalisme dont il

fera son métier avec d’autant plus de passion qu’il lui permet de s’adonner à

la littérature qui l’attire depuis son plus jeune âge. Encouragé par Robert

Randau1, animateur de la revue Afrique d’Alger et par Paul Reboux, il

publie, à 21 ans, trois recueils de poésie et collabore à divers quotidiens et

périodiques d’Algérie.

Pendant la seconde guerre mondiale, il est mobilisé en 1943, lors du

débarquement des troupes alliées en Afrique du Nord. Il participe aux

campagnes de Tunisie, d’Italie puis de France. Rendu à la vie civile à Paris,

au lendemain de la Libération, il reprend son métier de journaliste et il suit

le procès des criminels de guerre nazis à Nuremberg, en Allemagne, ce qui

le marquera profondément et ce qui l’incitera à écrire des œuvres en faveur

des hommes qui luttent pour leur libération et pour la reconnaissance de

leur dignité. __________

1Robert Randau (pseudonyme de Robert Arnaud, gouverneur honoraire des colonies, 1873-1950), algérianiste convaincu, auteurs de nombreux romans et essais.

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En 1947, il se marie avec une Française, Madeleine, à Paris, où il

s’établit définitivement. Quatre enfants naîtront de cette union. Il se

passionne pour l’édition et devient conseiller technique dans ce domaine. Il

écrit également dans divers périodiques : Le Journal des voyages, Escales,

Janus, La Palladienne, Simoun. Il collabore à la revue Présence Africaine,

dès sa création sous la direction d’Alioune Diop, qui deviendra la tribune de

grands intellectuels noirs tels que Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire.

En 1953, il a la satisfaction d’entendre ses poèmes lus à la radio par Henri

Virlojeux2 et présentés par Philippe Soupault3 . L’année suivante, le critique

théâtral Edmond Sée salue en lui « un auteur dramatique né, un dialogueur

de race.» Ses pièces sont jouées sur les ondes de l’O.R.T.F4 par de grands

comédiens : Constant Rémy, Lucien Nat, Julien Bertheau de la Comédie

Française. L’une d’elles est préfacée par Pierre Fresnay qui le découvre et le

parraine, et qui lui confie un rôle important à ses côtés, avec Yvonne

Printemps, au théâtre de « La Michodière », à seule fin de hâter l’éclosion

de son art. D’autres comédiens auxquels Pierre Fresnay communique ses

pièces : Jean-Louis Barrault, Louis Ducreux, Raymond Rouleau voient

également en lui un auteur d’avenir et ne doutent pas qu’ils le joueront un

jour.

C’est sur ces témoignages prometteurs d’une belle réussite théâtrale

qu’éclate, en 1954, la guerre d’Algérie. Il est naturellement contacté par les

nationalistes algériens mais au plus haut niveau. Il joue auprès d’eux un

rôle modérateur qui est apprécié par les intellectuels de formation et de

__________

2 Henri Virlojeux (1921-1995) : au début des années 1950, il entre à la compagnie Grenier-Hussenot qu’il quitte bientôt pour rejoindre le Théâtre National de Paris de Jean Vilar. C’est le début de sa réussite théâtrale en tandem avec Vilar dans Maître Puntila et son Valet Matti de B. Brecht d’abord, ensuite dans l’Avare de Molière. En plus du théâtre, il tourne aussi pour la télévision.

3 Philippe Soupault (1897-1990) : poète, romancier et journaliste français. Adepte du mouvement Dada, il publie ses premiers poèmes en 1917. Avec Louis Aragon et André Breton, ils fondent la revue Littérature en 1919. L’écrivain marginal est exclu du cénacle en 1926. Animateur de sa propre station, Radio-Tunis, de 1938 à 1940, il milite contre le fascisme et le nazisme. Emprisonné pendant la guerre, il publie à la libération Le Temps des assassins en 1945. Ses dernières œuvres compilent des réflexions sur la peinture et le cinéma.

4 O.R.T.F. : Office de la Radio-Télévision Française.

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culture francophones. Durant les sept années qu’a duré ce douloureux

conflit, vécu par Noureddine Aba comme une tragédie personnelle, il écrit

la plupart de ses œuvres nourries par ce drame, mais il se refusera non

seulement à leur publication ou leur création, mais jusqu’à leur lecture pour

ne pas peiner les Français d’origine française avec lesquels il était très lié

comme Gabriel Audisio, Pierre Blanchard ou Albert Camus qui, sur ce sujet,

avait des opinions différentes des siennes.

En 1966, en collaborant à la revue Afrique, organe du Ministère de la

Coopération avec les pays africains francophones, il découvre que cette

coopération se fait surtout au niveau des membres des gouvernements et ne

tient aucun compte des relations sur le terrain. Noureddine Aba constate

aussi que, en France, le courant ne passait pas entre les populations

africaines immigrées et les Français. Ces derniers s’en tenaient aux idées

reçues, ignorant tout des réalités africaines, et les Africains n’ayant présents

dans leur inconscient que les clichés négatifs du colonialisme. Il propose

alors un projet de « Maison de l’Afrique » qui aurait eu de multiples

activités pédagogiques et culturelles tendant à faire prendre conscience aux

Africains des véritables valeurs françaises et aux Français qui les côtoyaient

du génie des cultures africaines. Malgré l’accueil favorable de très hautes

personnalités comme René Capitan, Gilbert Cesbron ou Maurice

Schumann, sollicitées pour former le comité de parrainage, ce projet

avortera faute d’un financement.

En 1968, interpellé par le drame palestinien, il fonde avec le

professeur Jack Daumal l’association « Présence de la Palestine » qui

s’assigne pour objectif de trouver un terrain d’entente qui permette aux

peuples palestinien et israélien de retrouver la fraternité qu’impose une

terre sainte et sacrée pour les trois religions monothéistes. Il visite des pays

arabes : l’Egypte, la Jordanie, la Syrie, le Liban, et il donne des conférences

dans chacun d’eux. Dénigrée par les Arabes aussi bien que par les Juifs,

l’association ne survit pas longtemps à cette hostilité et surtout à l’absence

totale de moyens financiers. En 1977, à l’appel du gouvernement algérien, il

rentre en Algérie et devient Conseiller auprès du Ministre de la Culture

pour l’édition et l’importation du livre étranger. Il mène alors une action en

faveur du livre français, ce qui lui vaut des inimitiés parmi les adversaires

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de la langue française, mais à laquelle de grands éditeurs comme

Flammarion, Hachette, Bordas, l’Office de Promotion du Livre ont rendu

hommage.

Parallèlement à ses fonctions au Ministère, il produit à la radio

algérienne des émissions en langue française sur les littératures

universelles. Il a publié à partir de son retour en Algérie dix livres, fait

représenter trois pièces de théâtre jouées à Paris, obtenu quatre prix

littéraires : le Prix de l’Afrique Méditerranéenne en 1979 ; le Prix de l’Amitié

franco-arabe en 1981 ; le diplôme du meilleur livre « loisirs jeunes » en

1982 et le Prix Charles Oulmont de la Fondation de France 1985. Ce furent

autant d’occasions de diriger les feux de l’actualité sur cet écrivain dont

l’œuvre aujourd’hui comporte plus de vingt cinq titres en langue française :

des recueils de poésies, des pièces de théâtre, des récits, des nouvelles, des

contes pour enfants, des chansons inspirées de ses poésies, des émissions

radiophoniques et des arguments de ballet.

De 1962 à 1979, Noureddine Aba n’écrit rien sur l’Algérie

indépendante. Il s’est installé à Paris. Il y publie des recueils de poèmes sur

la guerre d’Algérie. Pendant cette période, il s’intéresse surtout à ce qui se

passait ailleurs tout en restant à l’écoute des événements liés à la question

palestinienne.

En dehors de ces écrits, il effectue ensuite, de 1979 à 1990, plusieurs

tournées de conférences dans des universités américaines et canadiennes, il

prononce de nombreuses communications à l’Académie Diplomatique

Internationale, à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, à l’Académie Royale

de Belgique, à la Biennale de la langue française à Lausanne-Aoste en 1981,

à des rencontres d’écrivains francophones au Québec. Toutes ces

interventions avaient pour but de faire connaître les divers aspects de la

littérature algérienne d’expression française et en langue nationale (c’est-à-

dire en arabe) une littérature qu’il a également enseignée à l’université

d’Urbana-Champaigne dans l’État de l’Illinois aux États-Unis.

En 1986, à l’initiative de Robert Cornevin5, il est élu membre associé

de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer. En 1987, il est officiellement

__________

5 Robert Cornevin (1919-1988), historien de l’Afrique.

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pressenti par le Conseiller de Coopération Culturelle et Scientifique de

l’Ambassade de France pour faire partie du Haut Conseil de la Franco-

phonie. Il accepte alors avec enthousiasme. Malheureusement, le Ministre

des Affaires Etrangères du gouvernement algérien de l’époque qui, selon la

procédure, devait entériner cette décision s’y opposera formellement6. En

1990, Jack Lang, ministre français de la Culture et de la Communication, le

fait nommer officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.

Partisan convaincu du bilinguisme en pleine Crise du Golfe au

Moyen-Orient et en pleine poussée intégriste en Algérie, à la surprise

générale, Noureddine Aba crée la première fondation laïque de l’histoire

algérienne. Son objet était de décerner un Prix Littéraire annuel à un

écrivain algérien de langue arabe ou de langue française dont l’œuvre se

serait distinguée par sa fidélité à ses racines arabes ou berbères, son

ouverture au monde, sa tolérance et son sens de la fraternité. Outre le

montant du prix, le lauréat devait être traduit en français s’il avait été de

langue nationale. Par réaction à la loi sur la généralisation de la langue

arabe votée par le parlement algérien au temps du président Houari

Boumediene, la fondation s’était assignée un autre objectif : publier une

revue trimestrielle qui aurait été le point de rencontre de jeunes talents non

encore édités qui auraient refusé le monolinguisme et qui avaient le souci

d’être un lien entre les deux cultures arabe et française dont ils auraient été

nourris. Cette revue aurait eu pour nom L’Archipel. Les dramatiques

événements d’Algérie ayant interrompu les activités de cette fondation à

Alger, celles-ci se sont poursuivies à Paris avec le soutien de la Société des

Gens de Lettres et de l’UNESCO.

En 1991, Noureddine Aba obtient la Grande Médaille Vermeil de

l’Académie Française et le prix de la Francophonie de la Société des Auteurs

et Compositeurs Dramatiques. Il devient aussi membre du Haut Conseil de

__________

6 Depuis l’indépendance, les responsables algériens ont refusé les liens avec la francophonie par crainte de se voir qualifiés de « néo-colonisés ». L’Algérie a toujours accusé l’organisation internationale de la francophonie de visées néo-colonialistes. Mais les modifications apportées à la charte de l’organisation au sommet de Bamako, en novembre 2000, relatives à une conception respectueuse de la souveraineté, des cultures et des langues des états membres ont plaidé pour un changement de la position de l’Algérie.

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la Francophonie7, un organisme qui est présidé par le Président de la

République Française. Le Conseil International d’Etudes Francophones lui

décernera son Certificat d’Honneur CIEF en1994 et il sera membre de

l’Académie Universelle des Cultures présidée par Elie Wiesel en Juin19968.

Il décède à Paris en 1996 alors qu’on y jouait sa pièce intitulée L’Exécution

au Beffroi.

2. Des convictions engagées

Noureddine Aba faisait de sa poésie un moyen de combat pour

dénoncer toutes les injustices que subissait l’homme, en croyant à la

victoire de l’intelligence humaine sur la bêtise. Les événements l’interpe-

llaient et l’amenaient vers l’écriture, ce qui lui permettait de garder espoir

tout en exprimant sa douleur. Dans Diwan algérien, J. Lévi-Valensi et J.-E.

Bencheikh s’expriment ainsi sur la poésie de Noureddine Aba :

S’il recherche rarement la rime, quoiqu’il sache en jouer, il donne souvent à ses vers une mesure harmonieuse et fait souvent preuve d’une grande sûreté dans la structure du poème. Ce souci de composition apparaît tout particulièrement dans la peinture de certains paysages. Il saisit les ensembles pour en faire ressortir les détails avec beaucoup de maîtrise dans le choix des mots, des images, et de force dans l’évocation concrète. Sa poésie devient alors une poésie du regard qui retrouve dans tout paysage, toute couleur, la vibration poétique propre à exprimer une douleur très discrètement dite et toujours ouverte par l’espoir. Sa verve y est toujours picturale et c’est d’un paysage haut en couleur que naît le développement du thème. Et c’est bien l’une des caractéristiques de N. Aba que de ne pas

__________

7 Le Haut Conseil de la Francophonie a été installé par le secrétaire général de l’organisation internationale de la francophonie le 19 janvier 2004. Il se compose de 38 personnalités du monde entier et d’horizons aussi différents que la politique, la culture, l’éducation et les medias. Ces figures sont désignées pour leur attachement à la langue française. Ce conseil succède à celui qui a été créé en 1984. La différence entre les deux conseils est donc que le nouvel œuvre dans un cadre multilatéral.

8 Élie Wiesel est déporté quinze ans à Auschwitz avec sa famille. Il y perd sa mère et sa sœur. Il est ensuite déporté à Buchenwald avec son père. Il suit des études de philosophie à la Sorbonne. En 1958, avec l’aide de François Mauriac, il publie un ouvrage intitulé La Nuit. Il a reçu de nombreux prix pour ses écrits et son engagement politique : il obtient notamment la Grand Croix de la légion d’honneur française et le prix Nobel de la Paix en 1986. Depuis sa création en 1986, il préside l’Académie Universelle des Cultures.

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se limiter à l’événement, de lutter contre l’absurde. En faisant appel à cette sérénité des choses comme à la croyance en la victoire finale de la justice des hommes. En face du thème de l’absurde va se développer celui de l’espoir. (Ben Cheikh, Lévi-Valensi, 18)

Noureddine Aba ne s’est pas contenté d’écrire et de publier. Il a aussi

agi sur un plan individuel pour faire connaître de par le monde la littérature

algérienne qu’il avait enseignée aux Etats-Unis9. Il avait, entre autres,

donné une série de conférences sur le racisme. Mais la question pales-

tinienne lui tenait surtout à cœur. Il s’en est toujours occupé : Tell el zaater

s’est tu à la tombée du soir, Montjoie Palestine et C’était hier Sabra et

Chatilla sont autant d’œuvres qui mettent l’accent sur la souffrance des

Palestiniens. Interrogé par le journaliste R. Kerroum, Noureddine Aba s’est

expliqué sur son attachement à la Palestine :

Autant l’Algérie est ma lumière, autant la Palestine est ma colère, car les Palestiniens ont été victimes du plus formidable déni de justice que l’histoire n’ait jamais enregistré. Car un peuple a été chassé de sa patrie et une plaie monstrueuse mûrie par deux milles ans de mise à l’ombre est née sur un flanc du croissant fertile : Israël. C’est pourquoi la Palestine est l’herbier de mon existence. C’est une liane autour de ma chair. Elle est le sang et les veines du monde… En juin 1967, je me suis rendu sur les champs de bataille, et dans l’aube incendiée, je l’ai sacrée empire de la plus haute fraternité. Je l’ai épousée au grand jour et exhumé et revendiqué son Atlantide enfoui sous les sables… J’ai erré parmi les cadavres encore humides des innocents sous une interminable pendaison de soleil… Et j’ai brusquement compris l’incommensurable douleur du peuple palestinien et réalisé la démence et l’horreur de l’univers sioniste. Et j’ai senti alors comme un choc, dans tous ses vecteurs, la déchirure de la population

__________

9 « J’ai suscité et organisé la première tournée de N. Aba en Amérique. Il parla de la littérature algérienne dans plusieurs universités de l’Illinois, de l’Indiana, de l’Ohio, à Boston, à Washington et New York. C’est encore moi qui ai proposé sa candidature, en juillet 1984, à mon université qui cherchait un professeur pour enseigner la littérature négro - africaine. Il tenait beaucoup à faire connaître cette fois les écrivains édités en Algérie par la SNED et l’ENAL, auteurs de grand talent, mais absolument inconnus en Amérique. Il voulait aussi faire connaître des romanciers de langue arabe et les poètes anciens comme Mohammed Belkheir. », Évelyne Accad, « La Littérature algérienne à Urbana Champaigne », in El Moudjahid du 16 octobre 1985, p. 11.

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palestinienne, désarmée, démunie, victime d’une immense injustice. Dans l’aurore peuplée de hyènes, j’ai alors définitivement épousé sa cause et compris que je ne serai jamais libre tant que la Palestine ne sera pas libérée. (Kerroum, Aba, 22)

Dès son retour de Palestine, Noureddine Aba adresse une lettre aux

intellectuels algériens dans laquelle il les incite à prendre une position dans

ce conflit comme s’il voulait les réunir après la séparation. Dans sa lettre, il

évoque le passé et l’indépendance qui les a séparés. Il commence sa lettre

par ceci : « Je pense à vous, Mohamed Dib, à vous, Malek Haddad, mes

compagnons de la colère ; à toi, Yacine Kateb, aux heures fiévreuses de nos

confidences clandestines, à toi, Mostefa Lacheraf et à nos longues

discussions sur le devenir de l’Algérie.» (Aba, Lettres, 3)

Dans son injonction, il évoque les injustices commises par les sionistes tout en relatant leur passé et leur dessein visant à anéantir leur pays d’adoption qui, d’après lui, a toujours été un pays hospitalier. Il compare le sionisme à l’hitlérisme athée, raciste, guerrier et maladivement égocentrique. Se considérant comme une voix, il demande à ses amis, qu’il cite à chaque fois, d’ajouter le poids de leurs talents. Mais, pour les convaincre d’agir, il revient sur le rôle que doit jouer l’intellectuel dans de pareilles situations : « Il y a des vérités à dire et un devoir à accomplir. Nous n’avons pas le droit de nous y dérober. Il ne faut pas que nos petits enfants nous reprochent notre passivité. (Aba, Lettres, 14)

Mais ce qu’il faudrait préciser, à notre avis, c’est que l’écrivain

algérien a écrit une pièce, L’Exécution au beffroi, sur le régime de Vichy au

temps de la seconde guerre mondiale et, en réponse à une question posée

par un journaliste sur les raisons qui l’avaient poussé à écrire une pièce sur

un pareil thème, il répondit : « Être Arabe, être Homme ne signifie rien si

on reste indifférent devant un juif persécuté. »(Aba, L’Exécution, 3)

Noureddine Aba est certainement l’un de ces intellectuels qui mérite

le titre d’humaniste. Ses écrits témoignent de son amour pour tous les

hommes indépendamment de leur race, de leur religion de leur culture. Sa

compassion et son indignation en face des crimes commis se manifestent

avec une force particulière dans C’était hier Sabra et Chatila. Le plus grand

souhait de Noureddine Aba était que ce poème dramatique contribuât à

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sensibiliser et à faire comprendre le conflit israélo-palestinien, ainsi que le

rôle joué par Israël, les États-Unis, l’Europe et l’ensemble du monde arabe

dans le massacre de près de 2500 Palestiniens en une quarantaine d’heures.

Ce texte qui a été adapté par Pierre Condamin est né des sentiments

suscités par deux visites de ces camps, l’une avant et l’autre après le

massacre. Les horreurs découvertes étaient inimaginables. Son texte en tire

une extraordinaire puissance. C’est par excellence le poète des « causes

justes ». Il cherchait toujours les mots qui condamnaient tout ce qui insulte

ou annihile l’homme. A ce sujet, Paul Tabet10 écrivait : « […] Ainsi parlait

l’homme de Sétif, algérien, francophone, francophile, judéophile, je veux

dire « guide sans patrie », locataire privilégié de ces terres de l’esprit

qu’aucune géographie, qu’aucun égocentrisme ne vient rétrécir.» (Tabet,

1996)

Il n’est pas inutile de rappeler que Noureddine Aba a été l’un des

premiers, sinon le premier intellectuel maghrébin, à s’élever en mars 1986

contre l’exécution d’otages étrangers, européens, au Liban. De passage en

France lors de l’annonce de la mort de Michel Seurat –enlevé à Beyrouth en

même temps que Jean Paul Kaufman – il avait fait la déclaration suivante à

la presse :

Si cette nouvelle est exacte, il ne faut pas se payer de grands mots : Un crime abominable a été commis contre un véritable ami de toujours du monde Arabe et islamique. Si cette nouvelle est fausse et s’inscrit dans une stratégie macabre, je supplie ses ravisseurs de ne pas commettre l’irréparable, qui ne ferait que les priver d’un ami sincère et desservir leur cause et celle de l’Islam tolérant, conciliant et fraternel. (Wautier, n°1326)

Dès lors, l’écrivain s’est inscrit dans un engagement sans limites ni

frontières puisqu’il a, depuis le procès de Nuremberg, toujours redouté le

réveil du monstre fasciste qui, pour lui, habite toutes les sociétés et qu’il

__________

10 Paul Tabet a enseigné la philosophie puis il a occupé différentes fonctions au Ministère des Affaires étrangères. Il dirige depuis une quinzaine d’années l’Association Beaumarchais- SACD qui a pour mission de découvrir et d’aider de nouveaux auteurs dans les domaines des arts et de la littérature. Il a déjà publié Elissa Rais en 1982 aux éditions Grasset et en 2000, la quatrième femme aux éditions Écriture.

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suffise d’une étincelle pour qu’il réapparaisse. Dans un manuscrit signé

Noureddine Aba, on peut lire : « (…) alors le bacille du fascisme, des

idéologies fanatiques de toutes sortes somnole, mais ne meurt pas, se

réveilleront un jour au son de voix d’un quelconque paranoïaque et au

souffle du vent fou qui le gonfle la tyrannie embrassera la terre entière11.»

Cette citation nous fait penser à la fin du roman d’Albert Camus, La Peste,

dans lequel on peut lire :

Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. (Camus, 279)

Ce « poète mécène », comme le désignaient les journalistes, était

toujours en veille. Il s’informait sur tous les événements qui se passaient

dans le monde. Il se déplaçait volontiers, mais l’Algérie et la France étaient

ses patries préférées jusqu’à sa mort, le 19 septembre 1996 à Paris alors

qu’on jouait L’Exécution au beffroi dans un théâtre parisien. Il reste une

grande figure exemplaire de la littérature algérienne. Textes de Référence ABA, Noureddine. Lettres aux intellectuels algériens. Présence de la Palestine. ABA, Noureddine. L’Exécution au beffroi. Bruxelles : Éditions Lansman-

Beaumarchais, 1995. ABA, Noureddine. « La francophonie dans le contexte actuel de l’Algérie. Algérie –

IMCOM, la revue de l’Institut Méditerranéen de la Communication, hiver 1992-1993-no.7.

ABA, Noureddine. « Mon entrée en francophonie ». Les Cahiers de la francophonie, Mars 1984.

__________

11 Le manuscrit nous a été remis par Mme Madeleine Aba.

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Une des images de la MORT dans Adrienne Mésurat de Julien Green : Les cadavres vivants

Ioana PUŢAN

Université de l’Ouest de Timişoara

Abstract

Roman of the destruction, Adrienne Mesurat by Julien Green stages

characters who die gradually under the too heavy weight of the boredom in a

universe poisoned by the death which transforms every human being into

thing, by dispossessing him for ever of all which was appropriate for him. In

our analysis, we shall stop on three characters: Adrienne, Germaine and Denis

Maurecourt. Day after day, these characters run out more and more, and at the

end they are going all to die either as body or as spirit. The life in the

countryside, a tyrannical father, a sick sister transform Adrienne into an alive

corpse: lunatic, she is only an empty presence. Germaine, who knew during all

its life the disease, is a fleshless being, who seems to wait every moment for the

appearance of the angel of the death. As for the doctor Maurecourt, hi is

prisoner of a disease which eats away at him more and more every day.

Le thème de la mort

Issu d’une famille à la fois américaine et française, Julien Green

s’inscrit parmi les plus importants et les plus productifs écrivains français

de l’époque contemporaine. Né avec le XXe siècle, d’une famille américaine

descendante d’une culture longtemps disparue, Green connaît tous les

grands événements de son époque, ses contradictions, les grandes réussites

mais aussi la guerre. La France l’adopte, l’écrivain fait de nombreuses

rencontres dans le milieu littéraire mais il ne cesse jamais de ressentir un

profond sentiment de solitude, hérité de sa mère qui n’est jamais parvenue

à considérer la France comme son pays et qui semblait continuer à vivre

dans le Sud natal des Etats-Unis. À part ce sentiment de la solitude,

Madame Green a aussi légué à son fils son côté pessimiste.

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Ce sentiment de l’abandon et le penchant à imaginer le pire, nous les

retrouverons partout à travers son œuvre, qu’il s’agisse de ses romans, de

ses pièces de théâtre ou de son Journal. À ces deux thèmes, nous pourrions

joindre un autre que nous découvrons notamment dès ses premiers

romans. Ainsi, Mont-Cinère (1926), Adrienne Mesurat (1927), Les clefs de

la mort (1928), Léviathan (1929) se situent-ils sous le signe de la MORT

tout comme la jeunesse de l’écrivain.

Julien Green fait l’expérience de la mort pour la première fois très

jeune. En 1914, la disparition de Madame Green frappa en plein cœur

Julien, le dernier né. C’est une blessure qui ne guérira jamais et qui

s’accentuera avec le décès de sa sœur, puis de son père. À cette peine causée

par la perte des seuls êtres qui lui étaient proches s’ajoute l’expérience de la

Grande Guerre. À seize ans, Julien Green se décide à s’enrôler dans l’armée.

Il se retrouve ainsi face à face avec le malheur, la souffrance, la misère de

toute l’humanité. Il en garde un très fort souvenir, de sorte que l’image de la

MORT deviendra un leitmotiv de son œuvre: «En y réfléchissant, j’ai

constaté que la plus importante de mes phobies, et la plus persécutante, est

celle de la MORT. Elle est dans tous mes livres» (Green 1975, 213).1

Julien Green publie Adrienne Mesurat en 1927, treize ans après avoir

fait pour la première fois l’expérience de la MORT. À une lecture

superficielle, le lecteur découvre un roman traditionnel qui raconte la vie

monotone d’une jeune fille qui vit avec son père et sa sœur aînée dans une

petite ville de province ; une existence tout à fait médiocre qui se déroule

dans un univers où le temps semble s’être arrêté, où tout bruit semble s’être

effacé. En effet, Adrienne Mesurat nous apparaît structuré sur les différents

sens du mot : MORT.

La MORT est un phénomène particulier qui «"rompt l’échine" du

temps et qui ne connaît aucune réparation» (Jacquin 2003, 155). Il n’y a

rien au monde qui puisse échapper à l’ange des ténèbres. Où que l’homme

se tourne, la mort le suit et empoisonne tout l’univers. Elle transforme tout

__________

1 Julien GREEN, Œuvres Complètes, vol.IV, Journal, 24 décembre 1932, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p.213. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (OC), suivi du numéro de la page.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 73

être vivant en chose, en le dépossédant à jamais de tout ce qui lui était

propre : «La mort nie le personnage, le temps partagé, engage dans

l’inhumain: la mort est impersonnelle et éternelle, c’est-à-dire inhumaine

[…], la mort entre dans l’impersonnel, dépouillé qu’est le mort de ses

apparences antérieures» (Jacquin 2003, 157). Ainsi, Adrienne Mesurat est

un roman de la destruction qui débute sur l’image de la mort dans le sens

propre du mot, une mort physique, et qui se terminera sur une autre image

macabre, celle de la mort de l’esprit du personnage principal, Adrienne.

C’est un roman qui dit le mal de vivre dans un univers hostile, pétrifié, où

toute entreprise, tout espoir semble être voué à l’échec, dans un milieu où

les gens ne parlent plus le même langage, dans un monde où les sentiments

d’amour sincère n’existent plus. Tout en menant leur existence dans ce

monde vide de tout sens, Adrienne, Germaine, monsieur Mesurat

deviennent peu à peu des marionnettes qui n’arrivent pas à lutter contre un

destin déjà écrit dans le livre céleste, un destin implacable, cruel, qui ne leur

laisse pas la chance du salut. Et, un par un, ils vont tous mourir soit en tant

que corps, soit en tant qu’esprit. Ils se méprisent, ne montrent pas de la

compassion les uns pour les autres, ne supportent pas la présence de

l’autrui et n’hésitent pas à assassiner. On y commet un parricide, des

infanticides et à la fin, tous les personnages vont être punis car aucun

d’entre eux ne survivra dans ce monde où «le Prince des ténèbres [...]

exerce son empire, cherchant à s’emparer des âmes en perdition» (Robichez

1985, 371).

La mort s’avère contagieuse : nous la retrouvons sous la forme des

portraits des ancêtres dans la salle à manger de la Villa des Charmes. Elle

empoisonnera la maison entière ; elle jettera sa souillure dans la rue, elle

gagnera à la suite la ville, les alentours, et finira par contaminer le monde

entier, influera sur le destin de chaque personnage. Les portraits des

ancêtres sont porteurs d’un message sinistre qui restera indéchiffrable pour

tous les personnages qui se trouvent jour après jour devant eux.

Les villes et les maisons où se déroule l’action du roman sont hantées

par la mort. La vie semble anéantie. Partout c’est le vide absolu. Dans les

villes, nous ne retrouvons pas la vie quotidienne normale : quelqu’un de

maléfique paraît avoir jeté des sorts et les humains semblent être

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 74

transformés en cadavres qui arrivent à peine à traîner les corps en voie de

putréfaction. Aucun bruit ne vient les perturber dans leur existence

misérable. On n’entend que les chiens aboyer. La Villa de Charmes est

hantée, elle aussi, par la mort. Tous ceux qui y vivent sont à moitiés morts,

ayant déjà un pied dans la tombe. Ici, Adrienne, Germaine, leur père ont

oublié de parler, de communiquer avec autrui. Chacun parle son langage,

inintelligible pour son interlocuteur. En même temps, ils s’écrasent l’un

l’autre. Le père abuse de son pouvoir, annule le libre arbitre de ses filles qui

ne vont pas s’empêcher de briser son autorité. La mort ne réveille en eux

aucun sentiment de compassion ou de regret. Les personnages ont vécu

pour longtemps dans un monde cruel, misérable, et leur âme semble s’être

endurcie, pétrifiée.

Roman de l’anéantissement définitif de la conscience de soi (Picard

1995, 30), Adrienne Mesurat met en scène des personnages qui meurent

graduellement sous le poids trop lourd de l’ennui, de l’indifférence des

autres. Ils se trouvent dans l’impossibilité d’échapper à leur destin cruel, à

la mort. Chacun se retrouve tout seul dans un monde où personne ne se

donne la peine de comprendre la souffrance, les soucis de l’autre.

Nous nous retrouvons dans une petite ville de campagne, La Tour-

l’Evêque, une ville de campagne oubliée par Dieu, où tout être humain a

perdu peu à peu ses caractéristiques qui lui étaient propres et s’est

transformé progressivement en une chose, incapable de mener une

existence normale, presque toujours immobile, sans souffle. Pour eux, vivre

à la campagne, c'est synonyme de s'enterrer vivant, devenir des cadavres

qui traînent avec difficulté leur corps en voie de putréfaction. Leur univers

est celui de la solitude, un monde vide, dépourvu de vrais êtres humains.

Sur cette Terre maléfique, les gens sont tous des exilés, ayant un destin déjà

déterminé, impitoyable, qu'ils ne peuvent pas quitter mais auquel ils

n'arrivent jamais à s'habituer. Ils sont incapables d'agir, ils n'ont aucun ami

et aucune ambition. Dans ce monde «où la mort a toujours le dernier mot»

(CO, 1117), les gens étouffent et petit à petit se transforment en cadavres.

Dans mon analyse, je vais m'arrêter sur trois personnages: Adrienne,

Germaine et le docteur Denis Maurecourt. Adrienne était une fille pleine

d'entrain, mais avec le temps, l'existence menée dans la Villa des Charmes

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 75

et plus tard son obsession pour Maurecourt, finissent par la transformer en

quelqu'un de languissant. À l'opposé, Germaine et le docteur ont eu une vie

faite d'une suite de maladies. Ils sont devenus des cadavres presque

décharnés qui s'épuisent de plus en plus, jour après jour.

Comment un être vivant se transforme en un cadavre

L’écrivain informe le lecteur qu'Adrienne a été une fille active. Mais la

vie à la campagne, alors qu’elle est entourée d'un père tyrannique esclave de

toutes sortes d'habitudes, et d'une sœur malade, transforme la jeune fille en

cadavre. À cause de sa vie menée dans une maison silencieuse, où les

habitants ont oublié comment communiquer entre eux, «recluse, enfermée

dans sa solitude et son ennui» (Alberes 1953, 115), Adrienne s'égare tout

doucement. D'un être humain ayant un statut social concret, un nom, une

famille, la jeune fille finit par devenir à la fin du roman une apparition, une

anonyme, une présence vide. Elle est juste un cadavre sans nom, qui arrive

finalement à échapper à sa vie faite que des souffrances : c’est la folie qui la

délivrera.

Dans la transformation subie par Adrienne, nous pouvons distinguer

plusieurs états importants: l’immobilité du personnage, son regard vide,

son âme morte, son image de cadavre, sa prédilection pour les espaces clos.

La transformation d'Adrienne se fait progressivement sans que les

gens qui l'entourent s'en rendent compte. Une fois Maurecourt, le médecin

mystérieux, entré dans sa, Adrienne commence à changer de comportement

comme si le docteur avait jeté sur elle le mauvais sort. Plusieurs fois, le

lecteur retrouve la jeune fille, jadis pleine de vie, dans un état d'immobilité,

de paresse extrême. C'est comme si elle ne trouve plus la force pour bouger,

comme si son corps refuse de lui obéir. Tout ce qu'elle fait, elle le fait avec

lenteur, car l'ennui et le dégoût de la vie pèsent lourd sur ses épaules. Nous

la retrouvons le soir dans sa chambre en train de se déshabiller. Elle le fait

tout doucement, pour ne pas briser le silence de la nuit. Ensuite elle se met

dans son lit et reste immobile comme un cadavre dans son cercueil: «Elle se

déshabilla lentement, attentive elle-même à ne pas faire de bruit, tant la

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 76

force du silence est tyrannique, et se coucha […]. Elle replia son bras sous sa

tête et demeura immobile»2.

Après la rencontre avec Maurecourt, Adrienne commence à préférer

se laisser aller dans un état de torpeur. Elle aime mieux gagner sa chambre,

vivre dans son monde à elle avec ses pensées, ses rêves, admirer le pavillon

blanc, siège de son dieu. Pendant ces moments d'inactivité, elle ressemble

plutôt à un cadavre, comme si toute la vie s'est écoulée de son corps.

Trop longtemps enfermée dans cette maison hantée par la mort, trop

longtemps prisonnière d'une vie faite de rituels imposés par son père, où

tout changement était impossible, Adrienne oublie ce que signifie que de

vivre réellement sa vie. Elle tombe amoureuse non pas du docteur

Maurecourt mais de l'image parfaite de celui-ci qu'elle se crée elle-même.

Ainsi s'est-elle fait un rituel qui l’aide à s'évader pour des heures de la

maison de la mort. Elle sort chaque soir, à la même heure, pour refaire le

trajet de la première rencontre avec son idole ou juste pour admirer et

même pour embrasser le pavillon blanc, qui est devenu pour elle une sorte

d'autel. Très superstitieuse, elle croit que si elle manque à cette promenade

quelque chose de mal lui arrivera. Lors d'une dispute avec son père qui

vient de lui interdire de sortir, le lecteur retrouve une Adrienne qui semble

plus morte que vive, sans force, incapable de faire aucun mouvement et qui

finit par s'évanouir: «Adrienne se débattait, mais la force l'avait quittée tout

d'un coup et elle ne parvenait pas à se libérer […]. Elle éprouva l'horreur de

ne pouvoir faire un mouvement» (AM, 57-58). Dans ce cas, «l'évanouisse-

ment mime la mort, dans le royaume des morts» (Dante, II). À son réveil,

elle ressemble plutôt à un cadavre qu'à un être humain vivant: visage livide,

air sombre, vieillie. C'est une image qui lui fait peur, consciente qu'elle

ressemble à une morte: «Ses joues étaient blanches, et il y avait dans son

visage un air morne qu'elle ne connaissait pas […]. Elle se trouva vieillie

[…]. "Je ressemble à une morte" pensa-t-elle» (AM, 61-62).

Son père, plus fort qu'elle, veut la contrôler ou, pour mieux dire, être

le maître de la vie de sa fille. Il l'empêche de mener une vie normale en

__________

2 Julien GREEN, Adrienne Mésurat, p.21, éd. Le Livre de Poche, 1996 [1927]. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (AM), suivi du numéro de la page.

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fermant à clé la grille du jardin et en faisant ainsi obstacle aux sorties de sa

fille, qui devient peu à peu un cadavre. Pour Adrienne, franchir la grille était

synonyme de redevenir un être vivant même si cela ne pouvait se produire

que pour quelques heures. Les champs se seraient ouverts devant elle, elle

n'aurait plus été entourée par des limites. Cela aurait été la liberté qu'elle

n'a jamais vraiment connue, mais dont elle a tellement envie. La grille

fermée, Adrienne reste prisonnière, vouée à se perdre de plus en plus, à

devenir un cadavre que rien au monde ne pourra plus ressusciter:

Brusquement, elle conçut le projet qui la remplit de joie et de crainte: ouvrir la grille, se sauver dans la rue, courir tout droit devant elle jusque dans les champs, dans les bois, pour se sentir libre, ne serait-ce qu’une heure… […]. Sa paume se colla sur la poignée de la grille, appuya doucement […]. Quelque chose résistait. Alors elle saisit la poignée à pleine main et tira violemment, sans même se soucier du bruit qu’elle pouvait faire. Mais la grille était fermée. (AM, 76)

De nouveau prisonnière de cette maison froide, Adrienne redevient

lasse. Cette langueur représente le refus de continuer la lutte pour la liberté,

pour le droit de vivre sa propre vie. Cette décision revient à accepter de

vivre d’après le rituel imposé par son père.

Le départ de Germaine ne change pas le penchant d’Adrienne vers

l’immobilité, l’impassibilité. En se retrouvant pour la première fois dans sa

vie toute seule à la maison, la jeune fille ne sait pas quoi faire parce qu’elle

ne sait plus vivre réellement. Trop longtemps réduite à l’état de cadavre,

elle ne sait pas comment profiter de sa liberté. Au lieu de se réjouir, de

sortir à son propre gré, elle est accablée par la lassitude, par la paresse. Elle

a envie de dormir, de se laisser aller dans son monde à elle. Son corps et son

esprit sont épuisés à cause du long combat qu’elle a mené contre l’univers

maléfique dans lequel elle vit: «Elle restait immobile sur sa chaise […].

Quelque chose la retenait de se lever, une paresse soudaine, inexplicable

[…]. Elle ne se levait pas, elle éprouvait un sentiment agréable à

s’abandonner à son sort, à ne plus lutter, à laisser les choses agir d’elles-

mêmes» (AM, 134).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 78

Dès le début du roman, le regard sans expression d’Adrienne attire

l'attention du lecteur. Pendant les discussions avec son père ou sa sœur, la

jeune fille affiche un regard vide. C'est un signe de son absence spirituelle,

car elle ne se trouve dans la pièce qu'avec son corps tandis que son esprit

est loin, dans le monde qu'elle s'est construit: «Pendant le reste du repas, il

[son père] entretint sa fille des changements qu’il avait observés à La Tour-

L’Êveque depuis son arrivée, mais elle ne l’écoutait pas […]. Son regard était

absent et il était visible qu’elle poursuivait le cours d’une pensée tout à fait

étrangère aux longues explications de M. Mesurat » (AM, 17). Le même

regard sans aucune expression, nous le retrouvons après qu’Adrienne a tué

son père, et surtout vers la fin du roman quand la folie s’est emparé à

jamais de sa raison. Il s'agit juste d'un regard mort, qui ne voit plus rien: «Il

y avait quelque chose dans le regard de la jeune fille qui ne pouvait tromper,

c'était un regard vide, comme celui d'une personne endormie […]. Les

prunelles bleues ne fixaient rien, ne voyaient peut-être plus rien» (AM,

347). Ce regard vide, Adrienne le gardera le reste de sa vie. C’est le regard

d’une folle, d'un être humain devenu une chose, un cadavre.

Il n'y a pas que l'inclination vers l'immobilité et le regard vide qui font

d'Adrienne un cadavre. Tout au long du roman elle a vraiment les

caractéristiques d'une morte: des yeux cernés, des joues cadavériques, des

cheveux dénoués, un corps dépourvu de toute force, cette image apparaît

fréquemment dans le roman, que cela se produise après qu'elle a tué son

père ou à Dreux quand elle essaie de retrouver sa liberté, ou chez Mme

Legras, sa voisine: «Le sang s’était retiré de ses joues […]. Le visage

d’Adrienne parut blafard» (AM, 53), «La glace de son armoire lui renvoya

l’image d’une femme aux yeux cernés, aux joues blêmes et dont les cheveux

dénoués flottaient librement sur son peignoir» (AM, 172), «Elle vit ses

cheveux en désordre, ses yeux épouvantés, cernés d’une ombre que la

mauvaise lumière de la lampe exagérait comme à plaisir» (AM, 304), «Elle

l'entendit [la grille] battre derrière elle et se retourna pour la regarder avec

une expression qui ne peut pas se rendre. Ses yeux semblaient s'être

agrandis, elle aussi était toute blanche, presque livide et ses lèvres [...]

n'avaient plus de couleur et se distinguaient à peine du reste de son visage»

(AM, 305). C’est en ayant ce visage hâve, qu'Adrienne s'en va, à la fin

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 79

du roman, toute seule sans plus se rappeler son nom, ni sa vie parsemée de

souffrances.

Tout en ayant devant nos yeux cet être mourant du point de vue

physique, nous pourrions songer qu'au moins son âme a pu survivre dans ce

milieu infernal. Mais Adrienne a été trop longtemps prisonnière de ce

monde et de son obsession; même son âme a fini par être transformée en

quelque chose que rien au monde ne peut plus faire revivre. Le cœur

d’Adrienne est mort sous le lourd poids de l'ennui et parce qu'elle a fait

toujours semblant de vivre. Cette âme morte refuse le contact avec

l’extérieur et se renferme de plus en plus sur elle-même: «Elle présentait

aux regards de son père et de sa sœur un visage où ils eussent été incapables

de lire la moindre émotion […]. Mais que des précautions ne faut-il pour

pénétrer dans l’orgueilleuse timidité de ces âmes qui se replient sur elles-

mêmes et repoussent le monde […]» (AM, 25). À qui ouvrir sinon son âme:

à un père qui ne pense qu’à vivre en toute tranquillité, à l’abri de tout

événement indésirable? Ou à une sœur haineuse, jalouse, méprisante?

Voilà comment, tout en menant cette vie misérable, prisonnière à

jamais d'un destin cruel, Adrienne passe progressivement du statut d'être

humain vivant à celui de cadavre, pour finir comme une inconnue qui ne se

rappelle plus son passé, qui ne vit pas non plus dans le présent et qui

n'envisage pas l'avenir.

Un corps prisonnier du mal

À l'opposé d'Adrienne, qui a connu pendant une partie de sa vie le

statut d'être humain vivant, plein de santé, Germaine a été pendant toute

son existence un cadavre. La vie de la vieille fille n’a été qu'une suite de

maladies. Ainsi, tout au long de l'apparition de Germaine dans le roman, le

lecteur a devant ses yeux un être décharné, qui semble attendre à chaque

moment l'apparition de l'ange de la mort. L'écrivain revient plusieurs fois

sur la maigreur du personnage, sur son corps affaibli, qui semble en voie de

putréfaction et qui ne cesse d'horrifier Adrienne.

Au début du roman, ce n’est pas Germaine qui fait son entrée, mais

c’est sa voix faible, qui appelle Adrienne pour l’aider. Quelques instants

après, le lecteur retrouve le possesseur de cette voix: une femme transfor-

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mée en cadavre. Elle arrive difficilement à marcher et la peur de s’écrouler à

tout moment se lit sur son visage. C’était Germaine, la sœur aînée

d’Adrienne: «C’était une femme d’un âge incertain, parce que la maladie

semblait l’avoir prématurément vieillie […]. Son grand corps voûté comme

celui d’un vieillard ne paraissait pas en état de se soutenir» (AM, 10).

L'univers de Germaine se réduit à la Villa des Charmes. Ici, elle vit, de

même que sa sœur, dans un monde à elle car elle ne participe pas beaucoup

à la vie de famille. Cet univers propre la protège contre tout ce qui l'entoure:

sa sœur qui la déteste, son père qui ne veut pas admettre qu'elle est

malade à mort. Elle aussi a été pendant toute sa vie prisonnière du rituel

imposé par son père oppressif, mais en plus elle a été prisonnière de sa

maladie, d'un corps voué à la destruction. Sa maladie devient l'expression

du mal, de la mort qui ronge tout l'univers et en même temps elle témoigne

du mal de vivre dans un monde au temps figé, annulé, dans un monde

hanté par l'ange des ténèbres. À chaque apparition, elle est de plus en plus

maigre, de plus en plus proche du dénouement de son destin malheu-

reux: «Germaine était assise dans son lit et considérait sa sœur avec une

expression d’inquiétude. Elle paraissait plus maigre que de coutume […]. Il

y avait dans ses traits une lassitude horrible. "Cette fièvre m’épuise […].

Écoute, Adrienne, dit-elle, doucement, je crois que je vais mourir"» (AM,

83-86).

Sa maladie l'a tellement rongée pendant des années qu'à présent elle

n'est qu'un squelette, n'ayant plus la force de contrôler ses gestes. Germaine

fait beaucoup plus que son âge, ses cheveux déjà grisonnants annoncent

une femme qui a vieilli avant l'âge. Son apparence fait continuellement peur

à Adrienne qui est la seule dans la maison qui perçoive sa sœur comme un

cadavre en voie de putréfaction. Il ne s'agit plus d'un être humain vivant,

mais des dépouilles. Aux yeux de sa sœur, Germaine empoisonne l'air,

partout où elle passe. Adrienne est à tel point épouvantée, qu'elle craint de

rester enfermée dans la même pièce avec la vieille fille, respirer le même air.

En effet, elle ne se rapproche jamais véritablement de Germaine, gardant

toujours une distance qui lui confère une certaine sécurité: «Elle [Adrienne]

la savait haineuse, jalouse de la santé des autres et du bonheur des autres,

et, tout cela, elle le lui eût pardonné si la répulsion qu’elle avait pour la

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maladie n’eût pas étouffé en elle tout élément de pitié. Jamais elle ne

passait près de Germaine sans contenir sa respiration, pour ne pas absorber

l’air que, dans son esprit, la vieille fille empoisonnait de son souffle» (AM,

95).

L’épisode quand son père l’oblige à descendre dans le salon pour

déjeuner même si elle se sent très mal, donne à Germaine la force d'agir, de

changer sa vie. Le refus de la vieille fille de descendre dans le salon pour

déjeuner signifie une destruction des habitudes de M. Mesurat et,

implicitement, du calme de sa vie. Alors, pour rétablir la paix dans son

existence, M. Mesurat n’entrevoit qu’une seule solution: obliger Germaine à

les rejoindre à la table, lui et Adrienne. Mais, ce n’est pas Germaine qui

descend mais plutôt son fantôme. Elle n’est qu’un cadavre, horriblement

maigre, elle arrive à peine à bouger, à respirer. Il ne s’agit que d’un être

dévoré par la fièvre, par la mort. La cruauté de son père donne à la vieille

fille la force d’agir. Elle se sent très proche de la mort et comprend

finalement qu'elle ne peut pas passer ses derniers jours dans la Villa des

Charmes. Elle décide de quitter cette maison glaciale où elle est obligée de

vivre d'après le rituel imposé par son père. Dans cette maison tout semble

déjà mort, en commençant par ceux qui la peuplent (êtres humains, objets)

et en terminant par le temps. Mais Germaine, malgré son état, réussit à

retrouver la force de changer de vie. Son corps est pour ainsi dire pourri,

mais son âme subsiste: «J'ai résolu de quitter la maison […]. Je ne peux

plus vivre ici, à mon âge, sous la contrainte de cet homme qui ne me permet

même pas de rester couchée quand cela me plaît; quand c'est nécessaire

[…]. Aujourd'hui, ce matin, je me sens la force de partir, mais je ne peux

plus attendre […]. J'en ai assez. Je veux partir, partir» (AM, 100-101).

Le matin de son départ, elle laisse plus que jamais l'impression de

cadavre. Très affaiblie, d'une maigreur affreuse, les yeux cernés à cause

d'une nuit de veille, Germaine est véritablement un cadavre à qui seule la

pensée de sa liberté donne la force de traîner son corps. Cette apparition

fait peur à Adrienne, incapable d'embrasser la vieille fille pour la dernière

fois: «Son visage était d'une maigreur effrayante et ses yeux cerclés [...]

accusaient une nuit d'insomnie […]. Brusquement, Germaine lui tendit ses

bras [...] mais Adrienne recula dans la chambre avec effroi […]. Au moment

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où elle avait vu ses bras se tendre vers elle, un sentiment d'incoercible

horreur l'avait fait rentrer dans sa chambre» (AM, 128-129). C'est cette

ultime image de Germaine qui restera gravée dans la mémoire d'Adrienne

et qui hantera ses cauchemars. À Dreux, Adrienne rêve de sa sœur, en tant

que revenante, vêtue de noir, ayant de la terre dans ses cheveux et qui lui

rend visite. Cette image est en effet une préfiguration du destin de la jeune

fille: «Elle [Germaine] était vêtue de noir, comme à l’ordinaire […]. Elle

était d’une pâleur horrible et marchait les yeux clos. Il y avait de la terre

dans ses cheveux» (AM, 243-244).

Par son départ, Germaine tue d'une façon symbolique son père mais

elle n'arrive pas à tromper son destin. Où qu'elle aille, la mort la suit.

Adrienne aussi essaie de s'enfuir. Elle quitte la ville mais où qu’elle aille, elle

trouve ce qu'elle fuit: la tristesse, l'ennui, la destruction. Le passé la suit par

tout. Elle revient à la Villa des Charmes, elle revient à la MORT et jour après

jour elle s'approche de plus en plus de l'anéantissement final.

La présence de Germaine dans le roman est une préfiguration du

destin d'Adrienne (Semoule 1964, 22). La vieille fille est prisonnière de sa

maladie qui la consume et l'amène vers la mort. Sa sœur sera prisonnière

de son obsession, qui l'épuise et qui la pousse vers une autre forme de mort,

la folie.

L'ange de la mort

Le docteur Denis Maurecourt est une présence à part dans le défilé

des «cadavres» qui apparaissent tout au long du roman. Au début, il s'agit

juste d'un nom et c'est uniquement vers la fin du roman que le lecteur fait

connaissance avec ce personnage mystérieux. Au reste, nous avons à faire à

une présence indirecte, soit comme une apparition lointaine, soit comme un

souvenir de la jeune fille. Qu'il s'agisse des propos allusifs ou d'une présence

directe, le docteur est un personnage omniprésent. Il ressemble à Germaine

car, comme elle, il est prisonnier d'une maladie qui le ronge de plus en plus

chaque jour.

Un après-midi, Adrienne se promène dans les champs. Il fait chaud:

le temps semble s'être arrêté; l'air est immobile. Et soudain, de nulle part,

c’est lui qui est apparu: Denis Maurecourt. Si nous analysons son nom, sons

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 83

sa forme phonétique, nous y retrouvons le leitmotiv du roman: la MORT

qui court, qui se dépêche pour attraper sa nouvelle victime. Alors, il n'y a

pas que le docteur qui fait son apparition, mais aussi la mort, qui est

annoncée par tout le décor. La voiture semble un char mortuaire: dedans,

un messager d'au-delà, au visage cadavérique, aux yeux sombres. Et si nous

examinons de près l’image d’Adrienne, une jeune fille habillée d’une robe

bleue, les bras chargés de fleurs, nous pourrions la comparer à une vierge

qui attend de se fiancer avec la mort, c’est-à-dire qui attend de

mourir: «Tout à coup, elle aperçut une voiture qui venait de la ville […].

Sans qu’elle sût pourquoi, le spectacle de cette voiture qui se dirigeait vers

elle lui parut intéressant, et elle s’arrêta dans l’herbe […]. Il [le docteur

Maurecourt] releva les yeux […]. Il était petit, jeune encore, mais son teint

était mauvais et le vieillissait. Dans ce visage un peu blafard, Adrienne

remarqua les yeux sombres» (AM, 26). En même temps, Maurecourt peut

être un recours contre la mort. Adrienne, à cause du rituel imposé par son

père, ne vit pas vraiment. Le temps dans lequel elle vit est mort, c’est un

temps de la mort. Une fois le docteur entré dans sa vie, la jeune femme a

trouvé une raison d'être. C'est lui qui la fait vivre.

Maurecourt est «un être qui venait d'ailleurs, un étranger qui par sa

seule présence bouleverse un univers jusque là tranquille» (Petit 1969, 35).

Il devient l'objet de l’adoration de la jeune fille. Mais à la fin, le docteur se

transforme en un ange protecteur envoyé pour sauver Adrienne de la mort

psychique, la folie, et pour lui donner une seconde chance de vivre vraiment

sa vie, mais qui, malheureusement, arrive trop tard. Maurecourt ou l'ange

bienfaisant de la mort n'arrive pas à sauver la jeune fille, car cette-ci est

beaucoup trop proche de l'épuisement définitif de son esprit.

Maurecourt reste un inconnu pour les habitants de la Tour -L'Evêque.

Veuf, il mène sa vie en cachette, loin des regards des autres. Il est

intéressant de voir qu'à chaque apparition du docteur, le monde entier

semble mort: il fait toujours chaud, tout l'univers est immobile. En plus,

Maurecourt est habillé tout le temps en noir. Tout le décor fait de lui un

véritable revenant, mais un être d'un au-delà bienfaisant. Quand elle doit

décrire son amoureux, Adrienne n’arrive pas. Comment pouvoir dépeindre

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l'ange de la mort? Tout ce qu'elle a retenu de son visage sont ses yeux noirs,

des yeux d'un royaume de l'obscurité.

Les trois personnages vivent dans le même milieu maléfique où «la mort peut intervenir à n'importe quel moment, où de toute façon, elle aura, toujours le dernier mot» (Semoule 1964, 27). Tous sont les prisonniers d'un

destin cruel auquel ils ne peuvent échapper. Ils continuent à faire semblant de vivre dans cet univers qui serait inhabitable pour un être humain vivant. Ils étouffent sans bouger. Peu à peu, rongés par des obsessions ou des

maladies, ils se transforment dans des choses, dans des cadavres. Le destin cruel ne leur accorde aucune chance et la mort s'emparera d'eux à la fin.

Dans Adrienne Mesurat la mort est omniprésente. Elle hante les

chambres, les maisons, les rues, les villes, le monde entier. Elle s'est emparée même des corps des personnages. Il n'y a personne qui puisse lui échapper parce qu'ils vivent tous sous l'influence d'un destin hostile et le

salut est impossible car Dieu n'existe pas. La MORT attend, cachée quelque part, le moment propice pour s'emparer d'une nouvelle victime: «La mort s'assoit à la table avec nous. Elle se glisse dans notre lit; c'est avec elle que

nous couchons, mais elle ne dort que d'un œil […]. Elle nous souffle à l'oreille: "Ne m'oublie pas, hein? Je repasserai!"» (OC, 1373).

Dans le monde greenien, habité par la mort, les personnages n’ont pas

accès au salut divin. Dieu n’existe pas, Il a détourné son visage de cet univers agonisant, où tout être vivant est condamné à l’avance à périr.

Au fur et à mesure que le lecteur avance dans ce roman, il est saisi par

la peur. Comment faire face à ce monde impitoyable, sans aucune issue ? Pourtant, il s’agit de notre propre existence. Si nous réfléchissons, nous constaterons que chacun d’entre nous peut retrouver une partie de soi-

même dans l’existence d’Adrienne. Car finalement Adrienne Mesurat est un roman qui nous dit «ce que nous sommes tous, ce qu’est l’existence humaine [...]. C’est pourquoi [...] le roman nous inquiète». Nous vivons tous

dans un monde qui se moque de nos souffrances, dans lequel nous nous retrouvons tous seuls face à nos inquiétudes. Nous menons une existence banale et pour donner un sens à notre destin, pour vaincre la «MORT» du

temps, du monde, de la vie, nous nous trouvons forcés à annuler la réalité quotidienne et à nous fabriquer notre propre réalité.

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Texte de référence GREEN, Julien, Adrienne Mesurat, Paris, éd. Le Livre de Poche, 1996 [1927] Bibliographie ALBERES, R-M. Les hommes traqués. Paris : éd. La nouvelle edition, 1953. DANTE, Alighieri. La divine comédie. Introduction de Jacqueline RISSET, Paris :

éd. Flammarion, 1985. GREEN, Julien. Œuvres Complètes. vol. IV, Journal. Paris : Gallimard, Biblio-

thèque de la Pléiade, 1975. JACQUIN, Gérard (dir.) Le récit de la mort, écriture et histoire. Rennes : Presses

Universitaires de Rennes, 2003. PETIT, Jacques. Julien Green, l'homme qui venait d'ailleurs. Paris : Desclée de

Brouwer, 1969. PICARD, Michel. La littérature et la mort. Paris : PUF, 1995. ROBICHEZ, Jacques. Précis de littérature française du XXe siècle. Paris : PUF,

1985. SEMOULE, Jean. Julien Green ou l'obsession du mal. Paris : éd. du Centurion,

1964.

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La Folie du jour – Un récit?

Dana ŞTIUBEA Université de l’Ouest de Timişoara

Abstract Madness of the Day — a « récit »? Dominant and marginal, philosophic literature or literary philosophy,

metaliterature – these are the main characteristics of Maurice Blanchot’s work, of this immense and fascinating corpus formed of critical essays, novels and what the author himself would name ‘récits’.

Our article sets out to analyse La folie du jour (Madness of the Day), which was first published in the «Empédocle» magazine and which embodies a fault line in Maurice Blanchot’s work. The author gives up on writing novels in order to adopt a new literary form, the récit – a term which, as we shall se, does not imply either the novel or the short story.

As a contrast to his previous work, this book is characterised through a certain concision (it lies under 30 pages), and through the refusal of cause-effect type logical linkages and through a new perspective on the fable seen as impossible.

Written in the first person singular, the work lies between autobiography and fictitious autocorrect and places the narration in an acronic and placeless dimension.

The 41 paragraphs which are separated by blank spaces which replay events which hint to the real life of the author as his disease of the blood, the moment when he was put against a wall butt he Vlassov gun or being checked in a asylum and combines them with untruthful actions and reflections on existence, happiness and of death.

The whole text seems to build itself around the statement « Tell us as events really happened » (p.29). However, for yet undiscovered reasons, to tell how the main character was on the verge of losing his eyesight is not possible. The reader is faced by a text in which the impossibility to tell the story – embodied through continuously replaying history – overshadows in importance the story itself.

Introduction Dominante et marginale, littérature philosophique ou philosophie

littéraire, méta littérature — voilà les principales caractéristiques qu’on attribue à l’œuvre de Maurice Blanchot, à ce corpus immense, imposant, qui

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a provoqué les plus vives admirations et souffert les plus suspicieux dénigrements.

L’auteur naît le 22 septembre, à Quain, dans la demeure de sa famille,

« le Château » (Blanchot 2002, 6) — maison où il passera les dernières années de sa vie. Il fait des études de philosophie et d’allemand à Strasbourg — c’est là qu’il rencontre « le seul ami (qu’il a) eu» (Blanchot

1996, 131), Emmanuel Levinas, — et à Paris où il obtient le Diplôme d’Etudes Supérieures et poursuit une spécialisation en neurologie et psychiatrie. En juin 1931, il publie son premier article, « François Mauriac

et ceux qui étaient perdus », dans la Revue française, et, dès lors, il ne disparaîtra plus de l’horizon des publications de l’époque, qu’il s’agisse de Maurice Blanchot — signataire des rubriques, ou de Maurice Blanchot—

matière intarissable de celles-ci. Ecrivain et journaliste engagé il participe par des prises de position actives à la lutte contre l’occupation nazie, au Manifeste des 121 qui défend le droit à l’insoumission en Algérie, à l’appel à

la constitution des comités de soutien du peuple vietnamien, etc. Dans la dernière partie de sa vie, il préfère la solitude et se limite à entretenir une vaste correspondance sans accorder des interviews ni se laisser

photographier. Pour la littérature du vingtième siècle, il reste « l’un des plus rares

écrivains [...], le grand absent, le fantôme invisible, l’auteur illisible d’une

œuvre toute abstraite » (Bident 1998, 15) composée de romans, récits et essais. Il s’agit d’une création qui n’a pas toujours été reçue sous les meilleurs auspices mais qui, par les thèmes et les symboles qu’elle

développe, par le style abordé, par la nouvelle vision qu’elle apporte sur la littérature et sur la Littérature rattache Maurice Blanchot à la mince catégorie des écrivains impossible à confondre et à oublier.

1. Considérations générales Le texte de La folie du jour 1 a été publié pour la première fois en

1949, dans la revue littéraire Empédocle et représente une faille dans

__________

1 Maurice Blanchot. La folie du jour. Paris : Gallimard, 1973. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (LFJ), suivi du numéro de la page.

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l’œuvre de Maurice Blanchot qui renonce à écrire des romans pour adopter un nouveau genre littéraire — le récit 2.

À la différence des écrits antérieurs, ce livre se caractérise par une relative brièveté (il ne compte qu’une trentaine de pages), par le refus de tout enchaînement logique de type cause– effet et par un nouveau regard sur la fable, conçue comme impossibilité.

Conduite à la première personne du singulier, l’œuvre se situe aux confins de l’autobiographie et de l’autoportrait fictif et place la narration dans une dimension achronique et a-topique. Les 41 paragraphes séparés par des blancs reprennent des événements qui renvoient à la vie réelle de l’auteur comme la maladie du sang, le moment où il a été mis au mur par l’armée Vlassov ou le séjour dans un hospice et les mélangent à des faits invraisemblables et à des réflexions sur l’existence, le bonheur et la mort.

Le récit entier semble régit par une seule question : « Racontez-nous comment les choses se sont passées “au juste” ? » (LFJ 29). Mais pour des raisons incertaines raconter comment celui qui dit « je » a failli perdre sa vue n’est plus possible, et le lecteur se trouve devant un texte où l’impossi-bilité de narrer matérialisée par une reprise perpétuelle de l’histoire égalise les ordres de l'événement dans la singularité revendiquée.

2. Le titre Le titre joue un rôle capital pour toute œuvre d’art parce qu’il orient le

sens qu’on attribue à l’ensemble. Quand le texte que nous analysons est paru dans l’Empédocle, il

s’appelait Un Récit ou Un Récit ? et, vu le fait que cette dénomination pouvait être mise en relation avec trois extraits-clé (« Un récit ? Je commençais : Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est __________

2 Il faut préciser que, malgré les essais de théorisation, la notion de récit reste assez ambiguë. L’auteur lui même a tenté de donner plusieurs définitions au terme, l’a rejeté ensuite pour le reprendre d’une façon encore plus hardie. Il a proposé aussi une alternative à l’intégration d’une création contemporaine à un genre précis : l’affirmation de son appartenance à la littérature : « un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait, par avance, dans leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner à ce qui s’écrit réalité de livre. Tout se passerait donc comme si les genres s’étaient dissipés, la littérature s’affirmait seule, brillait seule dans la clarté mystérieuse qu’elle propage. » (Blanchot 1951, 272 – 273)

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trop peu dire. Je leur racontai l’histoire entière. » (LFJ 29), « je dus reconnaître que je n’étais pas capable de former un récit avec ces événements. » (LFJ 29) et « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » (LFJ 30), on en apercevait clairement le thème principal : l’échec de raconter.

En 1973, quand La Folie du jour a été publiée sous la forme d’un livre, Maurice Blanchot a opté pour une nouvelle formule, moins transparente.

A partir de différentes valences du terme jour, Jacques Derrida distingue sept interprétations qu’on pourrait donner au nouveau titre :

1. par jour on peut entendre « aujourd’hui » et donc la folie du jour est «la folie qui fait aujourd’hui événement»

2. la folie du jour c’est « l’événement de la journée » ; 3. jour est synonyme aussi de « la lumière du jour » et le titre renvoie

à la lumière diurne, aveuglante ; 4. jour signifie « vue », « vision » (vision comme perception visuelle

ou apparition quasiment hallucinatoire) et la folie du jour est « la folie générée par la vision » ;

5. le jour est « la loi » : « les sept jours ensemble, les sept clartés capitales devenues la vivacité d’un seul instant me demandaient les comptes » (LFJ 18) et le titre exprime l’absurdité de cette loi ;

6. on retrouve jour dans l’expression voir le jour, c’est à dire « naître » et donc la folie du jour est « la folie de la naissance », de la renaissance dans une sphère supérieure suite au savoir acquis ;

7. finalement, la folie du jour peut faire allusion à la folie du « jour » — comme mot, à la folie de la parole. (Derrida 2003, 251-257)

Grâce à cette polysémie du terme qui se prolonge par une obscurité maintenue tout au long du récit, le lecteur jouit d’une liberté sans marge et son rôle est hypertrophié parce que l’existence du message semble dépendre de lui et non pas de l’émetteur.

3. Les personnages Maurice Blanchot ne construit pas ses personnages d’après les

normes classiques. Si Balzac « faisait concurrence à l’état civil », l’auteur de La Folie du jour, au contraire, refuse de nommer ses personnages et recourt à une désertification progressive de ses récits, à une dé-nomination.

Même plus, il refuse de construire des identités et il élide les descriptions par le manque d’information tangible (« Enfant, j’avais de

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grandes passions, et tout ce que je désirais je l’obtiendrais. » (LFJ 9 – 10) — mais quels étaient ces passions et ces désirs ?, « Vous êtes instruit, vous avez des capacités. » (LFJ 22) — mais on ne sait pas de quelles capacités il s’agit) et plusieurs information contradictoires (« Avant, qui étais-je ? [...] Pourtant je savais qui j’étais. » (LFJ 13)) qui interdisent au lecteur de construire une image et l’oblige à voir dans les personnages des présences textuelles ou de pures abstractions.

La Folie du jour regroupe trois types de personnages : le personnage individualisé, le personnage collectif et le personnage allégorie.

3.1. Le personnage individualisé par excellence est celui calfeutré dans le pronom insignifiant je. On pourrait vulgariser son portrait et dire qu’il s’agit d’un écrivain âgé de quarante ans, une ancienne personnalité publique, qui est passé par les bonheurs et les difficultés de l’existence, qui a souffert des accidents et a connu des passions. Résigné devant la mort et content de ce que la vie a pu lui offrir, il manifeste une extrême passivité envers le monde et envers lui-même .

Les lignes que nous venons de tracer indiquent une personnalité assez complexe et, portant, incomplète. Derrière cet être de papier nous distinguons l’image du surhomme nietzschéen, de l’individu capable de porter le monde entier sur ses épaules : « Je promenais finalement le monde entier sur mon dos, un nœud d’êtres étroitement enlacés. » (LFJ 25 – 26), de quelqu’un qui se promène parmi nous avec un réverbère sans que personne ne puisse l’apercevoir :

Ils interpellaient mon histoire : Parle et elle se mettait à leur service. En hâte je me dépouillais de moi-même Je leur distribuais mon sang, mon intime, je leur prêtais l’univers, je leur donnais le jour. (...) n’ayant plus présente que ma parfaite nullité et n’ayant plus rien à voir, très irrités, ils se levaient en criant : Eh bien, où êtes vous ? Où vous cachez-vous ? (LFJ 23)3.

__________

3 Ce prototype sera développé dans Le Dernier homme dans l’image du Neutre : l’homme intégral qui s’affirme entièrement, qui est entièrement détruit, l’homme de tous les passions, l’homme insensible, celui qui incarne une objectivation de l’âme qui ayant tout détruit en elle accumule une force immense, Unique.

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3.2. Le personnage collectif est représenté par les médecins, les

infirmières, la police, grosso modo, les institutions publiques. Cette autorité

demande, réclame le récit : « Racontez–nous comment les choses se sont

passées “au juste” » (LFJ 29). Elle a le droit de tout voir et de tout

contrôler :

On ne s’en aperçoit pas mais ce sont des rois. Ouvrant mes chambres, ils disaient : Tout ce qui est là nous appartient. Ils se jetaient sur mes rognures de pensé : Ceci est à nous. Ils interpellaient mon histoire : Parle, et elle se mettait à leur service. (LFJ 23)

et elle impose ses propres lois qui restent invisibles la plupart du temps et

au moment où elle surgissent semblent complètement absurdes :

On me disait (quelquefois le médecin, quelquefois les infirmières) : Vous êtes instruit, vous avez des capacités, en laissant sans emploi des aptitudes qui, reparties entre dix personnes qui en manquent, leur permettraient de vivre, vous les privez de ce qu’elles n’ont pas, et votre dénuement qui pourrait être évité est une offense à leur besoins (LFJ 22).

3.3. Le personnage allégorique de la Loi est une continuation de

ces règles déraisonnables. Il acquiert l’image d’une femme séduisante :

La vérité c’est qu’elle me plaisait. Elle était dans ce milieu surpeuplé d’hommes le seul élément féminin. Elle m’avait fait une fois toucher son genou : une bizarre impression. Je lui avais déclaré : Je ne suis pas un homme à me contenter d’un genou. Sa réponse : Ce serait dégoûtant ! » (LFJ 27), d’une amante éprise : « La vérité c’est que nous ne pouvons plus nous séparer. Je te suivrai partout, je vivrai sous ton toit, nous aurons le même sommeil.» (LFJ 25)

et il est le seul à réussir voir le jour par l’intermédiaire du personnage-

narrateur : « Soudain, elle s’écriait : “Ah, je vois le jour, ah, Dieu” etc. » (LFJ 27)

C’est une Loi capricieuse et contradictoire :

Quand elle m’avait reconnu le droit d’être dans tous les lieux, cela signifiait que je n’avais de place nulle part. Quand elle me mettait au-dessus des autorités, cela voulait dire : vous n’êtes autorisé à rien. Si elle s’humiliait : vous ne me respectez pas. (LFJ 24)

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qui, au lieu de mettre de l’ordre dans le chaos, le génère :

Vous êtes la famine, la discorde, le meurtre ; la destruction. — Pourquoi tout cela ? — Parce que je suis l’ange de la discorde, du meurtre et de la fin. (LFJ 26 – 27)

Cette loi ne peut être entendue dans le sens de la logique habituelle.

Même si elle ressemble parfois à la loi humaine et qu’elle ne tente pas à

bouleverser entièrement le système connu, elle le corrompt en simulant sa

représentation et en modifiant les normes ordinaires. Et puisqu’elle ne

concerne plus l’homme du monde mais l’homme imaginaire elle cesse d’être

une loi mimétique mais sémiotique.

4. Thèmes et symboles

Conçue comme un organisme vivant, la création de Maurice Blanchot

reprend constamment des thèmes et des symboles et les développe dans un

système original de pensée qui se réclame, dans le même temps, de la

littérature et de la philosophie. La Folie du jour apporte sa contribution à

l’ensemble par l’importance qu’elle accorde à trois thèmes (la mort, la

maladie et la folie) et à deux symboles (la main et l’œil).

4.1. La mort

Comme Heidegger, Blanchot procède à un enrichissement

polysémique de la mort de façon qu’on distingue deux concepts réunis sous

le même lexème : la mort authentique et la mort inauthentique.

Par la mort authentique on comprend l’instant de la mort, le moment

précis, inévitable auquel tout être est voué. C’est un moment qui ne doit

être ni hâté : « quelques uns crient mourir, mourir parce qu’ils voudraient

échapper à la vie» (LFJ 11-12) ni délayé : « Les hommes voudraient

échapper à la mort, bizarre espèce » (LFJ 11), c’est la fin qu’on peut avoir

l’impression de rencontrer : « Je fus mis au mur comme beaucoup d’autres.

Pourquoi ? Pour rien. Les fusils ne partirent pas. » (LFJ 11) mais dont la

seconde de la vraie confrontation reste une énigme.

À l’instar des Egyptiens, le personnage principal du récit envisage

cette mort à la mesure de la vie : « j’éprouve à vivre un plaisir sans limites et

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j’aurais à mourir une satisfaction sans limites » et l’auteur détaillera cette

attitude dans L’Ecriture du désastre, en y rajoutant aussi l’idée de la mort

comme impossibilité de mourir : « tant que je vis, je suis un homme mortel,

mais quand je meurs, cessant d’être un homme, je cesse d’être mortel, je ne

suis pas capable de mourir, et la mort qui s’annonce me fait peur parce que

je la vois telle qu’elle est, non plus mort, mais impossibilité de mourir. »

(Blanchot 1980, 207)

À l’opposé, la mort authentique, la mort inauthentique, la mort en

instance, se manifeste comme une absence — quelque chose qui n’arrive

jamais au sujet parlant mais qu’il porte en lui comme un stigmate.

C’est la mort comme devenir, une mort à l’imparfait : « Mais souvent

je mourrais sans rien dire » (p. 19) qui se manifeste par la déchéance

physique (la maladie) ou morale (la folie).

4.2. La maladie

Le thème de la maladie sillonne beaucoup de livres de Maurice

Blanchot comme L’Arrêt de mort, Thomas l’obscur, Le Dernier homme et,

bien sûr, La Folie du jour. Il s’agit, dans la plupart des cas, d’une affection

mystérieuse soit parce que l’auteur l’ignore soit à cause de l’agglomération

des symptômes — le personnage principal souffre d’une maladie de

vue : « Je faillis perdre la vue, quelqu’un ayant écrasé du verre sur mes

yeux. » (LFJ 18), de sang : « le docteur avait un laboratoire d’analyse (il

s’intéressait au sang)» (LFJ 22) ou psychique : « Le médecin me jugeait

pour cela bien fou» (LFJ 25).

La maladie n’est pas liée seulement à la mort mais elle est l’outil qui

permet de se détacher du corps et de retourner le regard du monde matériel

vers celui spirituel. Celui qui a accès à la lumière et qui essaie de faire voir

aux autres c’est le malade : « je leur distribuais mon sang, mon intime, je

leur prêtais l’univers, je leur donnais le jour » (LFJ 23). Mais il reste

impossible d’initier les autres parce qu’ils n’ont pas été atteints par la folie

et donc ils n’ont pas subit l’épiphanie, ils n’ont pas assisté à l’« instant à

partir duquel le jour, ayant buté sur un événement vrai, allait se hâter vers

sa fin » (LFJ 17).

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4.3. La folie

Le mot le plus fréquent dans ce récit est la folie. Il n’apparaît pas

seulement dans le titre mais l’auteur joue sur la riche polysémie du terme

tout au long du texte. De cette façon la folie devient synonyme de la maladie

mentale : « un autre résident (…) me sautait sur les épaules et gesticulait

au-dessus de la tête. Je lui disais : “Tu es donc Tolstoï ?” Le médecin me

jugeait bien fou pour cela » (LFJ 21), du manque de raisonnement : « Parce

qu’il m’avait fait cette entaille, l’homme, un fou, se croyait devenu mon

ami ; il me poussait sa femme dans les bras ; il me suivait dans la rue en

criant» (LFJ 25), de la rage : « J’ai aimé des êtres, je les ai perdus. Je suis

devenu fou quand ce coup m’a frappé » (LFJ 10) et, par une métaphore, de

la guerre : « Peu après, la folie du monde se déchaîna. Je fus mis au mur

comme beaucoup d’autres » (LFJ 10).

Mais la folie indique aussi l’illumination et l’accès à une connaissance

absolue mais hermétique. Comme l’affirmait Michel Foucault, cette

connaissance « le Fou la porte entière en une sphère intacte : cette boule de

cristal qui pour tous est vide, est pleine à ses yeux, de l’épaisseur d’un

invisible savoir » (Foucault 1961, 35).

Le personnage principal, le fou, a une autre vision sur le monde, un

autre regard.

4.4. L’œil

Depuis l’Antiquité, l’œil est le symbole du savoir. Le principal sens à

travers lequel on perçoit le monde et l’altérité, la vue est celle qui permet de

construire un système de référence et de pensée.

Souvent, les personnages de Maurice Blanchot souffrent de maladies

de vue et, comme c’est le cas aussi dans La Folie du jour, au lieu de générer

une perte au niveau de la perception et donc de a connaissance, l’ophtalmie

permet e découvrir un autre type de savoir, total.

Cela est possible parce que les yeux se ferment sur le monde extérieur

pour s’ouvrir sur la vérité du monde intérieur et recevoir la voyance (Aziza

1978). Comme Tirésias, suite à l’accident, le personnage principal du récit a

accès à ce qui reste interdit aux autres.

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4.5. La main

Si l’œil symbolise les sens, la découverte passive, la main signifie

l’action. Celui qui dit « je » subit aussi un accident à la main : « Je ne suis

pas un homme craintif, j’ai reçu des coups. Quelqu’un (un homme

exaspéré) m’a pris la main et y a planté son couteau. Que de sang. »

Mais la blessure à la main au lieu d’entraîner la douleur et la colère

provoque une distanciation par rapport à l’événement et à soi-même. Dans

le paragraphe qui décrit l’accident il n’y a aucune allusion à la souffrance et

la narration porte sur les réactions de l’agresseur. En plus, l’expression

« m’a pris la main et y a planté son couteau » révèle une extrême passivité,

au manque d’action et à l’idée de la main comme objet extérieur au corps.

La main symbolise aussi la plume, l’écriture. La blessure à la main

attire par la suite un disfonctionnement au niveau de celle-ci parce que le

personnage n’est plus capable d’envisager le processus dans le sens

traditionnel du terme qui devrait obéir des règles précises.

5. La littérature

5.1. La littérature comme impossibilité

La Folie du jour énonce la conception de Maurice Blanchot sur l’art

en général et sur la littérature en particulier une conception commune à

une génération entière mais qui se distingue aussi par des traits originaux.

Si Cézanne peint l’impossibilité de peindre, la voix narrative du récit,

pareil à Rimbaud, écrit ce qu’elle échoue d’écrire et la littérature devient

l’expérience de sa propre impossibilité : « Je dus reconnaître que je n’étais

pas capable de former un récit avec ces événements. » (LFJ 29)

Il est question, premièrement, de l’avortement de l’histoire en tant

que fable qui suppose, dans le sens qu’Aristote donnait au terme, une

exposition, une péripétie et un dénouement. Or, le récit ne comporte ni

début ni fin le texte n’étant qu’un mélange de paragraphes qui engendrent

de bribes de souvenirs, de constats et de réflexions.

Deuxièmement, on peut parler de l’impossibilité de cesser d’écrire

parce que le personnage narrateur est incapable de se taire et se voue à une

répétition infinie. Les deux limites typographiques : « Je ne suis ni savant

ni ignorant » (LFJ 9) respectivement « Un récit ? Non pas de récit, plus

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jamais. » (LFJ 30) ne correspondent pas au début et à la fin de l’histoire qui

supporte « une double invagination » (Derrida 2003, 252). Le syntagme du

début sera repris après vingt pages : « Je commençais : Je ne suis n savant

ni ignorant. » (LFJ 29) et le bord inférieur du texte n’est que la citation

posée avant « Je commençais » — “Un récit ?” » (LFJ 29).

De ce fait résulte une structure circulaire, un Éternel Retour où « tout

ce à quoi font allusion les expériences ou le sentiment d’étrangeté s’allie au

déjà-vu, l’irrémissible est donné dans le vertige du dédoublement, où nous

ne pouvons pas connaître mais reconnaître. » (Blanchot 1955, 326-327).

5.2. Le monde clos du récit

Le monde de cette littérature impossible est un monde fermé,

gouverné par ses propres lois. Comme le faisait remarquer Mallarmé, la

littérature ne doit pas être conçue comme un espace référentiel mais

autoréférentiel où le mot produit du sens séparément de sa fonction de

communication. Ainsi, l’œuvre littéraire, La Folie du jour y inclus, apparaît

comme un monde autre, un monde des mots qui se rapproche le plus de lui-

même seulement quand nous «ignorons tout des circonstances qui l’ont

préparé, de l’histoire de sa création et jusqu’au nom de celui qui l’a rendu

possible» (Blanchot 1955, 350)

Si le texte est dépourvu de toute relation référentielle et s’affirme par

la mort de l’auteur, le rôle du lecteur est hypertrophié et c’est lui qui donne

naissance à l’œuvre, qui clame le Lazare veni foras : « Je dois l’avouer, j’ai

lu beaucoup de livres. Quand je disparaîtrai, insensiblement tous ces

volumes changeront. » (LFJ 15)

À l’instar d’Umberto Eco qui voyait dans l’interprétation la réalisation

concrète de l’œuvre d’art, le personnage de l’écrivain considère la lecture la

seule en mesure d’attribuer un sens et une identité au corpus écrit :

Mais cet esprit (l’esprit de la lecture) lança contre moi des paroles peu aimables ; sous ses yeux, je rapetissais ; il me vit tel que j’étai, un insecte, une bête à mandibules venue des régions obscures de la misère. Qui étais-je ? Répondre à cette question m’aurait jeté dans de grands soucis. (LFJ 16)

Et « qu’est-ce qu’un livre qu’on ne lit pas ? Quelque chose qui n’est

pas encore écrit. « (Blanchot 1969, 256)

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5.3. L’écriture aliénée

Le système fermé de l’œuvre littéraire qui répond à des règles

absurdes se manifeste dans une écriture ambiguë qui frise la folie, une

écriture aliénée.

L’œuvre apparaît comme une unité déchirée parce que la parole est

« guerre et folie. La terrible parole passe outre à toute limite et même à

l’illimité du tout ; elle prend a chose par où elle ne se prend pas, ne se verra

jamais ; elle transgresse les lois, s’affranchit de l’orientation, elle

désoriente. » (Blanchot 1969, 40)

La folie du jour se caractérise par une écriture fragmentée, dissoute,

qui aboutit à un émiettement et à une dissémination de l’œuvre. La syntaxe

abonde dans des phrases nominales qui s’ajoutent à l’impression de

fracture et de manque de logique donnée par les courts paragraphes et

l’auteur enrichit cette ambiguïté par des figures d’indécision (comparaisons,

interrogations, parenthèses, antinomies) et des figures de consonance,

surtout des dérivations. En plus, le texte ne manque pas en modalisations et

en métaphores qui soulignent l’impression du flou.

Conclusion

Dans ce contexte on peut conclure que La Folie du jour n’est pas

seulement une oeuvre importante de la littérature contemporaine mais

qu’elle engendre une nouvelle perspective dans l’art. Par la poétique de la

langue, par les thèmes et les symboles déployés tout au long du texte, par la

conception qu’elle envisage sur le monde et l’existence et, surtout, par le pas

en avance qu’elle représente pour la littérature, La Folie du jour reste un

texte difficile à oublier qui hante notre mémoire longtemps après que nous

avons refermé le livre.

Texte de référence BLANCHOT, Maurice. La Folie du jour. Paris: Gallimard, 1973.

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Bibliographie AZIZA, Claude. Dictionnaire de symboles et de thèmes littéraires. Paris: Fernand

Nathan, 1978. BIDENT, Christophe. Maurice Blanchot, Partenaire invisible. Paris: Vallon, 1998. BLANCHOT, Maurice. L’Instant de ma mort. Paris: Gallimard, 2002. BLANCHOT, Maurice. Pour l’amitié. Paris: Forbis, 1996. BLANCHOT, Maurice. L’Entretien infini. Paris: Gallimard, 1969. BLANCHOT, Maurice. L’Espace littéraire. Paris: Gallimard, 1955. BLANCHOT, Maurice. L’Arrêt de mort. Paris: Gallimard, 1949. DERRIDA, Jacques. Parages. Paris: Galilée, 2003. FOUCAULT, Michel. Folie et raison, Histoire de la folie à l’âge classique. Paris:

Librairie Plon, 1961. MIRAUX, Philippe. Maurice Blanchot. Quiétude et inquiétude. Paris: Fernand

Nathan, 1998. SERVIER, Jean. Dictionnaire critique de l’ésotérisme. Paris: PUF, 1998.

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Francis Ponge : L’Huître. Proposition pour une lecture herméneutique à

quatre niveaux (d’après le modèle de Ricoeur et Eco)

Ştefania VLAD

Liceul de artǎ Sabin Drǎgoi, Arad

Abstract

This work proposes a hermeneutical approach on four levels on the poem

in prose called “L’Huître” The Shell) written by Francis Ponge, taken from “Le

Parti pris des choses”, a pattern conceived by Paul Ricoeur and Umberto Eco.

This poetic text can easily take the shape oh this reading pattern (literary

reading, tropological reading, typological and anagogical reading), a pattern

which once again demonstrates that the literary is nothing but a stratification

of significances which could be enlightened, each at its turn, through a

hermeneutical analysis, and that reader, at his turn, can reach a multitude of

possible interpretations; the fact that he is the supreme judge who chooses a

specific personal interpretation of the literary text he read.

1. Argumentation

Nous nous sommes proposé de réaliser une analyse du poème en

prose L’Huître1, de Francis Ponge, en suivant dans notre démarche le

modèle de lecture herméneutique qui nous été proposé par Margareta

Gyurcsik2 à la suite de Paul Ricoeur (1986) et Umberto Eco (1990, 1992). Il

s’agit d’une lecture à quatre niveaux : la lecture littérale, la lecture

tropologique, la lecture typologique et la lecture anagogique.

__________

1 Francis Ponge, Le Parti pris des choses, Paris, Gallimard, ''Poésies'', 2000, p.43. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (H43). Toutes les citations ultérieures du poème y renverront.

2 À l’occasion du cours de pragmatique du discours littéraire, tenu au master « Linguistique et didactique » à L’Université de l’Ouest de Timisoara en 2008.

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Nous avons choisi ce texte parce qu’il offre au lecteur un foisonne-

ment d’interprétations possibles ; celui-ci vérifie sa qualité d’instance

suprême qui décide son choix, sans quitter les rigueurs poétiques (en tenant

pourtant compte d’un code qui n’éloigne pas aléatoirement l’interprétation

vers l’absurde).

Procédant d’une manière presque identique à la « réification »

ou « chosification » (transposer une abstraction en un objet concret ou

appréhender un concept comme une chose concrète), « Ponge veut établir

des liens précis entre l’objet d’un côté et le mot de l’autre, c’est ce qu’il

appelle ‘’fonder (le mot) en réalité’’3 », lui donner une vie, remplir le tissu

littéral du mot, lui donner une profondeur vivante, substantielle de

contenu. Ainsi, par ce processus transformateur qui emploie les ressources

les plus inépuisables et les plus étonnantes du langages (il exploite les

vertus presque magiques et initiatiques du Logos de faire naître une réalité

scripturale, réalité qui comble concrètement l’objet « vivant ») ; l’objet du

texte devient plus réel, plus palpable que celui du monde terrestre, son

authenticité textuelle surclassant celle de la réalité objective.

Afin de faciliter au lecteur de suivre notre démarche analytique, nous

allons citer le poème en entier :

L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos. À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en-dessus s’affaissent sur les cieux d’en-dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare, une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner. (H43)

__________

3 In Francis Ponge, un article de Wikipédia, encyclopédie libre (http://fr.wikipédia.org/wiki/Francis_Ponge). (consulté le 3 mai 2009)

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2. La lecture littérale ou le sens littéral (lecture au niveau de

la référence)

Dans le monde inerte des objets environnants (le pain, le savon, la

bougie, l’orange) et celui des êtres vivants (le papillon, le mollusque) qui

figurent dans la liste du Parti pris des choses, l’huître occupe une place

spéciale. En tant qu’hybride entre le règne minéral et le règne animal, elle a

un statut à part ; à mi-chemin entre deux mondes, l’huître a son extériorité

et son intériorité. Pour le regard objectif de l’homme habituel qui ne veut

pas l’ignorer dans son existence, l’huître est un être muet, assez banal, ayant

des vertus culinaires par sa chair comestible et des vertus esthétiques par la

perle précieuse que sa coquille – forteresse, hermétiquement close –, abrite.

L’huître appartient au dehors, le regard la perçoit comme tout autre

objet qui fait partie des accessoires du réel (par exemple la noix) : une

coquille délimitée en deux hémisphères rocheuses ; elle appartient en

même temps à un dedans, un monde dont le regard devine l’existence. « Il

faut l’ouvrir pour s’en convaincre. » (H43). Du point de vue référentiel,

l’huître est donc perçue comme une chose ayant son extériorité exposée au

regard du monde, possédant son intériorité conçue de manière intuitive

dans son existence cachée.

L’univers du dehors

La description de Francis Ponge est très rigoureuse, il procède en

scientifique : la dimension de l’huître est « de la grosseur d’un galet

moyen » (H43), pierre polie par l’écume des vagues, plus amorphe, abritant

une intériorité pleine sans mystère. Son aspect est apparemment âpre

(d’une apparence rugueuse) et sa « couleur moins unie » (H43), c’est-à-dire

peu homogène, peu matte et « brillamment blanchâtre » (H43). L’étincelle-

ment nacré de la coquille est atténué par le suffixe –âtre, la plaçant dans le

dérisoire et la banalité des objets habituels.

Entre dehors et dedans

L’intériorité de l’huître, le monde du dedans ne peut devenir certitude

que si on l’ouvre par effraction. Et pour cela, Henri Ponge recourt au

registre de l’instrumental, des outils indispensables dans leur fonctionna-

lité : le torchon, le couteau « peu franc », outils accompagnés d’un guide

rigoureux d’emploi pour exprimer la double agressivité : une agressivité

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offensive qui demande aussi l’aspect répétitif (la conquête de l’espace par le

couteau infractionnel) et une agressivité défensive, de résistance de la part

de la coquille protectrice, défense qui met en question les dangers possibles

que l’agent (les doigts et les ongles) court dans cette incursion. On peut

visualiser ces actions sans aucune difficulté, la manière d’agir serait

comparable si l’objet visé était une noix. Il faut ajouter que cette violation

de « domicile » se fait, paradoxalement, d’une manière précise et délicate

pour que le locataire frêle ne soit pas blessé.

L’univers du dedans

Quant à l’univers qui se cache secrètement au dedans, par la

transposition de la description métaphorique de Francis Ponge en termes

ordinaires ou spécialisés, on identifie facilement les deux hémisphères

nacrées, concave et convexe, qui par une double permutation peuvent se

substituer légèrement sans changer d’identité si l’on renverse l’huître (« les

cieux d’en-dessus » et « les cieux d’en-dessous », un microcosme muni

d’ « un firmament » (H43)) capitonnées de deux valves charnues (ourlets de

« dentelle noirâtre »), auges qui logent la sauce visqueuse et mouvante

secrétée dans un « cachet verdâtre » (la chair gélatinée appétissante). Les

tentations formulées d’une manière rabelaisienne sont à la fois une

invitation à la jouissance physiologique la plus élémentaire : « c’est un

monde à boire et à manger » (H43) ; on imagine une bouche s’ouvrant prête

à avaler – un Grandgousier.

L’essence

La dernière partie et la plus concise de la description, pour que la

respiration se coupe et que la vue reste interdite, est celle dédiée à la perle,

au miracle de son aventure, de sa destinée aléatoire, à son rôle esthétique

d’embellir, d’orner. Francis Ponge trouve une formule inédite, une

formule métaphorique par le changement de catégorie grammaticale : le

nom la perle est concurrencé par son homonyme verbal perle plus

suggestif, pour exprimer le processus rude des grains de sable de se

stratifier en pelote de lumière et la patience du temps-orfèvre de caresser la

perfection de son chef d’oeuvre.

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3. La lecture tropologique, le sens allégorique–symbolique–

métaphorique

Décrivant un monde emboîté éminemment circulaire, la coquille,

boîte fermée hermétiquement à deux écales symétriques nacrés, enveloppe

une autre boîte plus corporelle et charnelle, moule qui renferme à son tour

la boîte ultime, la perle pleine qui se suffit à elle-même en tant que contenu

essentiel. Henri Ponge atteint dans l’huître l’idée de la circularité de l’espace

qui se distribue en anneaux concentriques, s’achevant comme concentra-

tion ultime dans un point, la perle, mais aussi celle d’un macrocosme du

dedans englobant à son tour un microcosme : « À l’intérieur l’on trouve tout

un monde (....) : sous un firmament de nacre, les cieux d’en-dessous

s’affaissent sur les cieux d’en dessous » (H43). On y trouve toute une planète

où la vie est possible grâce à l’aquatique : la mare qui serait peut-être une

mer en miniature parce que le liquide « flue et reflue » à l’odeur et à la vue

en mimant les marées. L’extériorité minéralisée dessine le contour d’une

caverne dont les murailles âpres et rugueuses abritent un monde difforme,

gluant, un être monstrueux et viscéral qui effraie la vue. En anticipant le

niveau anagogique (ontologique) de la lecture herméneutique d’après

Ricoeur et Eco, l’espace clos, circulaire, hermétique, substantialisé pourtant

par le fait d’être habité, se retrouve dans la typologie spatiale des

métaphores ontologiques : dans l’image du cachot, de la caverne, de la

prison, de la cellule où l’être blotti souffre de la claustrophobie, de la

pression agressive, de la terreur de l’espace.

Une autre interprétation possible au niveau de la signification est

celle de la maternité, la coquille développe dans son enceinte le foetus

miraculeux, la perle qui vit dans le liquide amniotique son existence muette,

grandissant circulairement jusqu’à son achèvement ultime. Les traces

héréditaires du foetus, surtout son étincellement étonnant, se retrouvent

incrustées dans les irisations nacrées de l’épiderme minérale de la coquille.

Dans le berceau mou de chair tiède on retrouve aussi le trousseau de

baptême d’un nouveau-né, « le sachet ourlé de dentelle noirâtre » (H43).

Toujours en anticipant le niveau anagogique, on peut signaler que le

symbole de la maternité qui appelle celui de la genèse, la naissance, peut

changer de signe, en se renversant ; elle acquiert une connotation négative,

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oppositive, tragique, grâce à la mobilité du symbole, – la connotation de la

mort, la dentelle noirâtre.

Indissolublement lié à la maternité et même la précédant, chronolo-

giquement parlant, le symbole de la sexualité ouvre une interprétation plus

sensible de l’image de l’huître. Dans le poème et, comme on va voir, au

niveau de la lecture typologique, des archétypes, l’huître représente le

symbole de la sexualité féminine. Le couteau renvoie à un symbole

phallique, masculin. Le monde intérieur de l’huître refait la cavité sexuelle

féminine : les cieux supérieurs et les cieux inférieurs, le sachet visqueux

frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords, les mouvements de flux et

reflux, tout cela devient les signes d’une symbolique intimiste où la

physiologie rencontre la sensualité. Il s’agit pourtant d’une violation, si l’on

pense à l’offensive du couteau d’ouvrir la coquille et à la résistance agressive

de celle-ci. Une union abusive (la porte d’entrée est forcée), un amour sans

tendresse, mais pourtant fertile et magique « les coups qu’on lui porte

marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos » (H43). Les

ondes concentriques de lumières anticipent du dehors le halo de la perle

dissipé à l’intérieur.

On aboutit progressivement à une dernière interprétation, peut-être

la plus importante, liée à la maternité (la naissance) et à la sexualité

(l’union), une interprétation située au niveau de la poétique textuelle, du

processus créateur et même d’une théorie textuelle tout à fait moderne : le

poème qui est en train de se faire en s’écrivant, mais aussi l’idée d’

l’autoréflexivité de la création qui se penche sur elle-même à travers l’acte

créateur, ayant à sa portée un métalangage qui lui permet de s’auto-

analyser d’une manière froide, objective, impersonnelle dans l’espace

poétique même.

L’huître représente l’espace textuel de l’écriture poétique, formé d’une

couverture littérale opaque, ronde, au-dessous de laquelle les mots tissent

en significations métaphoriques le fil magique de la pelote de l’écriture. En

le déchirant (en le décomposant en franges significatives), on aboutira au

sens ultime, l’essence, la finitude illusoire du poème, un noeud sableux

étincelant (la perle) qui proliférera de nouveau par sa stratification

d’irisations signifiantes bâtissant une autre couche, plus fraîche, de

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l’interprétation. Dans cet espace textuel, grâce à la richesse poétique du

langage et à sa capacité innovatrice, on recrée l’objet référent non

seulement dans sa forme (les lettres qui représentent l’objet-mot, la couche

sonore et graphique – la diphtongue ui qui forme un creux, un nid mou et

tiède où la perle peut exposer sa beauté, creux de la main bordé par les

consonnes âpres t et r, agressives et protectrices à la fois), dans sa

définition d’objet (ses traits distinctifs), dans son sémantisme – coffre de la

perle (la coquille) et perle pure et aussi dans sa fonctionnalité : de cacher la

perle, de la défendre contre les regards profanes.

Le processus créateur au niveau scriptural, les fournitures bureauti-

ques mêmes peuvent être imaginées : la feuille de papier – la surface âpre

de la coquille dont les striations délimitent les lignes impatientes à être

modelées à travers les lettres sinueuses, ondulées par la plume ; le couteau

– le stylo qui va griffonner avec sa plume aigue le parchemin rugueux ;

l’ancre – le liquide visqueux et fertile, verdâtre, apparenté au bleu ; le

torchon – papier buvard. Par un effort mental, on peut conceptualiser le

processus producteur de sens dans lequel les lettres chargées de sens

donnent naissance aux mots. Les mots accablés de significations réalisent la

syntaxe de la phrase, ensuite les phrases entrelacées construisent la

cohérence et l’unité textuelle, afin de raconter l’aventure prolifique du

poème naissant, l’aventure de l’écriture de reconstruire l’objet et de le

remplir de contenu significatif.

La signification cachée ne jaillit que si l’on ouvre violemment la

coquille (le papier blessé douloureusement dans sa blancheur pure), pour

dévoiler les mots dentelés (les parures connotatives), tissés dans un filet

textuel de significations dont la clôture, l’unité du sens sera la perle,

imbibée encore d’encre visqueux. La perle devient ainsi le point, le signe

d’orthographe du poème-huître dans sa finitude passagère exposée aux

regards extatiques du lecteur. On y trouve aussi une conception anti-

calophylle de l’écriture, parce que l’ornement poétique naît de la laideur du

processus, la perle trône dans un liquide flasque, verdâtre et les parures

stylistiques ont toujours dans leur environnement le contrepoids poétique

du trivial ou du dérisoire. Cette combinaison inédite rappelant l’oxymoron

crée l’innovation linguistique et jette l’expression poétique dans le

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calembour ludique. On peut même conclure que l’objet, l’huître, demande

dans sa description sa propre rhétorique, son arsenal de techniques

poétiques et sa stylistique adaptée à son identité particulière.

La « formule » qui perle à la fin du poème renvoie à la concision du

mot « perle », au contenu rempli de sens et par cette concision même elle

arrête et fixe le regard perplexe dans son étonnement. La couche sonore du

verbe perle, avec l’alternance vocalique et consonantique, laisse l’impres-

sion que cet objet roule devant nous en fluidisant sa beauté et condense ses

sens jusqu’à devenir une formule abstraite, de beauté épurée.

On peut entrevoir dans ce poème une théorie de la réception de

l’oeuvre littéraire. L’huître n’est qu’un livre fermé aux couvertures nacrés,

aux pages striées, aux phrases ourlées de dentelles noirâtres (les mots noirs

sont enfilés en alternance avec les espaces blancs, halte pour les yeux afin

de créer l’image, pour les pensées, afin de donner un sens au poème et pour

l’âme, afin de sentir le frisson poétique de la lecture. L’Huître est le poème

de l’objet et l’objet du poème. Et à travers cette activité, le lecteur, par sa

lecture personnelle, ajoute son interprétation au palimpseste de significa-

tions, en récréant son bijou original, sa perle entourée d’un halo qui

rayonne son individualité ; cela lui assure la suprématie passagère de

lecteur qui assume son œuvre. Par l’acte de lecture, la perle devient sienne,

son autographe de co-auteur sera incrusté pour quelques instants dans le

dictionnaire d’écrivains éphémères.

Et pour aborder encore un aspect de la création poétique, la perle ne

représente par sa rondeur parfaite que la mise en abyme de l’huître, l’objet

qui se laisse récréé par le langage, photographie plus fidèle que la réalité. Le

processus créateur de la perle n’est à son tour que le miroitement de la

création même du poème à travers le texte. Une autre idée se détache ainsi,

celle d’autoréflexivité de la création, – réverbération de son halo à l’intérieur

d’elle-même, éveil de son oeil objectif qui se juge en tant que création,

comme un orfèvre qui valorise esthétiquement l’unicité de sa perle en

imaginant le parcours de la poussière fine grossissant en rosée nacrée.

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4. La lecture typologique

Cette lecture repose sur les archétypes que le texte réactualise.

L’huître apparaît comme un « imago mundi » qui refait le mythe de la

création. N’oublions pas que dans le poème il y a une cosmogonie explicite

où le macrocosme (le firmament, les cieux d’en-dessus et les cieux d’en-

dessous, la litote aquatique – la mare qui est une mer en miniature bercée

par le flux et le reflux, ayant une odeur maritime) englobe le microcosme

terrestre organique (la chair de l’huître, le visqueux nébuleux, le minéral –

la perle, conglomérat circulaire de sable fin). L’image de la genèse biblique,

de la création de l’univers s’y retrouve exprimée par l’écroulement des cieux

ouvrant les eaux illimitées qui sécrèteront la perle, substance du créé, de

l’essence de la vie.

L’huître représente aussi l’archétype de la féminité, de la sexualité

féminine, de la fécondité (sa clôture intime, divisée en deux lèvres

sensuelles, les fluides qui la traversent pareilles aux eaux mythiques, le

grain fécondé – la perle), apparenté à l’archétype de l’oeuf, symbole de la

fertilité et de la création, le non créé 0 qui devient l’UN du créé. En tant

qu’aliment, la chair de l’huître a des vertus aphrodisiaques : « selon la

légende, Casanova en consommait une quarantaine par jour. L’origine de

cette croyance vient peut-être de la haute teneur en zinc des huîtres qui

contribue à la testostérone, nécessaire au libido », comme nous l’indique

une encyclopédie des aliments sur Internet4.

La sexualité est liée aussi à la sensualité, à la leurre sorcière de la

séduction et à l’extase. En extrapolant, on retrouve chez Ponge une

appétence sexuelle, une jubilation ludique provoquée par l’activité poétique.

Il joue avec les mots, en invente d’autres comme un sorcier fasciné par un

jeu magique. « Ponge s’interroge sur la genèse même de l’écriture ». Il

invente même grâce aux calembours linguistiques deux néologismes

originaux « l’objeu » (contraction d’objet et jeu) qui traduit « la naissance

perpétuelle de la parole par les répétitions et les variantes à l’infini de

l’écriture » et « l’objoie » «certaine jouissance de la parole et de l’écriture

__________

4 Huître, PasseportSanté.Net (http://www.passeportsante.net/fr/Nutrition/EncyclopédieAliments/Fisce.aspx?doc=huitre).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 110

dans ce système de répétition. Le matériau poétique apparaît comme objet

de jouissance pour le poète comme ‘’un orgasme’’ 5». Dans le poème

L’huître, on retrouve cette union extatique du monde des objets au monde

des mots, union due aussi à la stratégie ludique linguistique et à

l’inventivité séductrice de l’expression poétique.

Du point de vue archétypal, l’huître acquiert un symbolisme négatif,

maléfique à la fois. « Dans l’Antiquité grecque, le peuple avait pour

coutume de voter l’exil des indésirables en inscrivant leur nom sur une

coquille d’huître, ou ostrakon, d’où le terme ‘ostracisme’ 6». L’huître

acquiert ainsi une connotation de rejet et d’indésirable, mais aussi d’un

cachet négatif, d’une tare d’un individu.

Dans l’espace archétypal toujours, l’huître pénètre dans l’univers

eschatologique, dans la vallée des plaintes, dans le monde souterrain de

l’éternité de la mort : « le cendre d’huître ou de moule était utilisée comme

matière desséchante, notamment dans les tombeaux ». (Chevalier,

Gheerbrant, 41) On retrouve ainsi ce que j’ai anticipé, le contrepoids de

l’archétype de la création, de la maternité (la coquille – enceinte de la

semence fertile de la vie) ; l’archétype de l’huître devient symbole funéraire

(la coquille en bois – le sarcophage, le cercueil noir qui loge la mort).

N’oublions pas la dentelle noire, euphémisme floral de la mort.

5. La lecture anagogique ou ontologique

L’espace et le temps, catégories ontologiques et coordonnées existen-

tielles de l’existence nous identifient en tant qu’êtres sur cette terre.

L’espace circulaire, ses circonvolutions concentriques s’identifient dans

l’huître par les couches rondement stratifiées, par les tiroirs emboîtés de la

coquille ; le dernier coffre cache secrètement la perle, symbole de l’essence

même de la vie, du sens de la vie et de l’identité de l’être. La perle peut

signifier la pierre philosophale, la quête illusoire de l’absolu ou celle de la

certitude d’un idéal terrestre. Notre coquille de terriens est le corps,

__________

5 In Francis Ponge, un article de Wikipédia, encyclopédie libre (consulté le « 3.05.2009) (http://fr.wikipédia.org/wiki/Francis_Ponge). 6 Huître, PasseportSanté.Net (http://www.passeportsante.net/fr/Nutrition/EncyclopédieAliments/Fisce.aspx?doc=huitre).

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enveloppe de peau assez fragile, l’âme est une perle qui amasse le bonheur

et la douleur. La structure imaginaire de l’espace clos, condensé, est en

général une qui limite et rétrécit l’espace vital de l’être. C’est l’image du

cachot où l’être chétif, humilié et impuissant s’agenouille devant le

destin. Mais ici la clôture de l’espace gagne une tout autre connotation –

positive. La coquille devient carcasse protectrice, qui cache quelque chose

d’unique et d’essentiel, elle devient en même temps un espace témoin du

processus rude de la création, un espace de patience de la gestation et de l’

achèvement dans ce long voyage de la perle. L’espace est présenté ici dans

sa triple manifestation : cosmique, picturale (les cieux, la voûte),

souterraine, terrifiante et viscérale (le liquide visqueux, le sachet verdâtre)

et anatomique (enceinte maternelle). On ajoute ici sa valeur d’espace

poétique, surface de rencontre des mots producteurs de sens, de filet tissu

de significations, de texture dentelée d’ornements stylistiques.

L’espace violenté apparaît dans sa variante d’ouverture forcée de la

coquille, un espace victime qui subit un abus extérieur pour un but noble :

de déchiffrer le mystère de la perle, pour exposer sa beauté au regard

stupéfait du monde, pour la libérer à l’âge adulte afin qu’elle montre son

pouvoir de séduction.

Et pour revenir à l’existence, on trouve dans ce poème une valeur

morale, instructive : la modestie de la perle se cache dans sa propre valeur,

les choses merveilleuses et le bonheur qui sont une perle tant enviée par les

mortels s’obtiennent douloureusement. Une morale de l’espoir, de la chance

d’avoir au moins une fois dans la vie la révélation de sa propre valeur,

d’éblouir, même pour un instant, les autres, en attirant leurs regards par la

perle qui dort en nous.

Et enfin, pour achever l’histoire de l’huître, sans pourtant mettre un

point final, afin de laisser la porte entrouverte à l’interprétation des lecteurs

curieux, la lecture de ce poème chatouille notre orgueil de Dieu créateur-

interprète pour quelques instants, animé de cette jouissance extatique, de

cet amour qui embrasse les mots et les choses.

Le voyage initiatique de la perle réitère la quête du Graal, à travers

laquelle, nous, lecteurs habituels, nous devenons des Lancelots partis à la

recherche des sens cachés de l’écriture.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 112

Texte de référence PONGE, Francis. Le Parti pris des choses. Paris : Gallimard, coll. « Poésies »,

2000. Bibliographie CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain. Le Dictionnaire des symboles de H à

PIE. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres. Paris : Seghers, Paris, 1974.

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Documents électroniques Francis Ponge, Un article de Wikipédia, l’encyclopédie libre (consulté le

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oc=huitre) Francis Ponge - article sur Larousse.fr (article extrait de Dictionnaire mondial des

littératures, réalisé sous la direction de Pascal Mougin et Karen Haddad-Wotling, consulté le 3.05.2009).

(www.larousse.fr/ref/litterature/Francis-Ponge_176142.htm)

Page 113: AGAPES FRANCOPHONES 2008

II. Linguistique

Le futur simple en français et en roumain.

Question de linguistique contrastive

Eugenia ARJOCA IEREMIA, Université de l’Ouest de Timişoara

Pour une typologie des emplois qualifiants de comme

Estelle MOLINE, Université du Littoral – Côte d’Opale

L’article « zéro » en français et en roumain

Cristina SICOE, Université de l’Ouest de Timişoara

Emprunts de niveaux de langue

Cristina-Manuela TĂNASE, Université de l’Ouest de Timişoara

Les noms collectifs. Esquisse pour une typologie

Eugenia-Mira TĂNASE, Université de l'Ouest de Timişoara

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Le futur simple en français et en roumain. Question de linguistique contrastive

Eugenia ARJOCA IEREMIA

Université de l’Ouest de Timişoara

Abstract

The purpose of this article is to reveal the main resemblances and

differences in expressing posteriority as temporal relation in Romanian and

French. Only future forms proper will be taken into account, leaving aside the

future perfect. The comparison of the two languages reveals the diversity of the

forms used in Romanian, all analytical, corresponding to the French simple

and near future. By applying the syntactical criterion of using the future in

independent sentences, main clauses and subordinates, as well as the

contrastive analysis, it is clear that in Romanian the future expresses

posteriority following the moment of enunciation, thus situated in the

speaker’s present time, but also following a moment from the speaker’s past,

explicitly expressed by the main verb and/or the subordinate verb. The French

equivalent for the second situation is the present conditional having temporal

value. This French present conditional is also the equivalent for some verbs

used in the future tense in Romanian, which are part of a reprezentative text of

the narrative system in the past. This difference has important didactic

consequences, as well as translational ones, when translating from Romanian

into French.

Introduction. Notre objet

L'enseignement et l’apprentissage du futur et du conditionnel

«temporel» aux apprenants roumains posent certains problèmes

spécifiques, qui doivent être intégrés dans la problématique plus générale

de l'emploi des temps verbaux dans les deux langues. Celles-ci se trouvent

en contact d'apprentissage et présentent beaucoup de similitudes en ce qui

concerne les valeurs temporelles et modales des formes verbales. Notre

objet est de montrer les convergences et les divergences dans l'expression

de la relation de postériorité en roumain et en français, pour voir quelle

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 116

serait la démarche didactique à suivre pour prévenir et corriger les fautes

des apprenants roumains, fautes dues aux analogies interférentielles. Le

public visé dans notre cas: les étudiants roumains, de niveau moyen ou

avancé, futurs enseignants du français-langue étrangère (FLE). Nous allons

prendre en considération seulement le futur simple et les formes équiva-

lentes au futur simple, à l’exclusion du futur antérieur. De même, l’écono-

mie de l’article nous oblige à ne pas prendre en considération non plus les

contextes où le présent de l’indicatif combiné avec un adverbe temporel ou

un syntagme prépositionnel [+temps] est susceptible lui aussi d’exprimer la

relation de postériorité.

Les formes du futur en roumain et leurs correspondants

français. Le futur simple : formes, emplois, principales

valeurs temporelles

Il faut faire d’abord la comparaison entre les multiples formes et

constructions verbales du futur en roumain (langue maternelle) et en

français (langue seconde). Au point de vue formel, le futur roumain se

caractérise par l'existence de plusieurs séries de formes, toutes analytiques.

Les séries de base sont constituées d’affixes variables, fournis par les verbes

a vrea (vouloir) et a avea (avoir). La première série est composée des

formes: voi, vei, va, vom, veţi, vor (affixe mobile indiquant la personne et le

nombre), suivies d'un verbe à l'infinitif: voi cânta, vei afla, va putea, vom

face, veţi veni, vor hotărî (respectivement: je chanterai, tu trouveras, il

pourra, nous ferons, vous viendrez, ils décideront). C'est la forme

canonique du futur, utilisée surtout dans la langue écrite. De nos jours,

cette forme se voit attribuer un usage littéraire ; quand elle apparaît dans le

langage parlé, elle peut être considérée comme polie ou formelle (Iordan et

al. 1967, Pană Dindelegan 1974, Dimitriu 1979, Irimia 1997).

Dans le tableau qui suit, nous présentons le futur simple du verbe a

scrie (=écrire):

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personne singulier pluriel

I-ère voi scrie vom scrie

II-e vei scrie veţi scrie

III-e va scrie vor scrie

Tableau 1. Le futur simple

1) « Îi voi trimite prietenului meu, fostul judecător, un bileţel1. » (PM,

77) – J’enverrai à mon ami, l’ancien juge, un petit mot.

Par cette forme de futur, on peut exprimer des vérités à caractère

général :

2) « Cine trădează, va fi trădat. » (PM, 91) – Qui trahit, sera trahi.

Il s’agit là d’un futur omnitemporel. Le futur de forme littéraire,

apparaît dans des propositions indépendante 1), principale 2) et / ou

subordonnées2 :

3) « Poate că mărturia aceasta va apărea odată, împreună cu eseul

meu „ Era ticăloşilor“ şi voi trăi astfel şi prin cei care mă vor citi. » (PM, 35)

– Peut-être que ce témoignage paraîtra un jour avec mon essai „ L’Ère des

salauds“ et je vivrai aussi par tous ceux qui me liront3.

Remarques

• L’affixe variable qui précède d’habitude l’infinitif, peut être placé

après celui-ci dans le style poétique ou religieux :

__________

1 PREDA, Marin. Cel mai iubit dintre pămînteni. I, Bucureşti: Cartea Românească, 1987. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (PM), suivi du numéro de la page.

2 Les termes de proposition indépendante, principale (régissante) et subordonnée sont employés selon l’acception qu’on leur donne généralement dans la terminologie grammaticale roumaine. La proposition indépendante correspond à une unité syntaxique ayant un seul verbe à un mode personnel, à fonction de prédicat ; elle dispose d’une autonomie totale. On peut l’appeler aussi principale indépendante. Une phrase comporte plusieurs propositions parmi lesquelles il y a une proposition principale régissante qui en constitue le noyau syntaxique et qui s’oppose aux propositions subordonnées. Il est possible également qu’une proposition subordonée devienne régissante pour une autre au cadre d’une seule et même phrase (v.Bidu- Vrănceanu, Angela et al. 2005 , 406).

3 Comme on le voit, dans 3), le futur apparaît dans deux propositions subordonnées sujet et dans une proposition relative.

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4) « Stropi-mă-vei cu isop şi mă voi curăţi, spăla-mă-vei, şi mai vârtos

decât zăpada mă voi albi. » (Psaume 50) – Tu m’aspergeras d’ysope et je

me purifierai, tu me laveras et je deviendrai plus blanc que neige.

• Le futur simple peut exprimer toute relation temporelle de

postériorité, par rapport à un repère quelconque, qui n’est pas

forcément le moment de l’énonciation :

5) « Nu vreau gloria, aşa cum viermele de mătase, după ce a acumulat

în el însuşi substanţa aceea fină din care îşi va face gogoaşa, nu vrea nici un

fel de glorie. » (PM, 327) – Je ne poursuis pas la gloire, je suis pareil au ver

à soie qui, après avoir accumulé en lui-même la substance fine dont il

tissera son cocon, ne veut aucune gloire.

Dans ce dernier exemple, le verbe au futur indique la postériorité par

rapport à l’action exprimée par le verbe au passé composé a acumulat.

• Une seule et même journée est faite de plusieurs moments

successifs, de sorte qu’un verbe au futur peut se combiner avec

l’adverbe azi – aujourd’hui, puisqu’on prend en considération

un moment ultérieur au moment de l’énonciation, sans dépasser

l’espace temporel de la journée :

6) « - Bine, voi pleca chiar azi. » (PM, 373) – Eh bien, je partirai

aujourd’hui même.

• Le futur simple acquiert la fonction d’un futur prédictif. La

prédiction est située dans une époque future indéterminée. C’est

le futur employé dans les prophéties :

7) Să-ţi dau să citeşti ce scrie Charles Maurras despre ceea ce ne aşteaptă pe noi, intelectualii, ceea ce ne rezervă nouă revoluţia proletară. Vom fi puşi la coadă. Gînditorii nu vor avea acces la putere şi în general li se va refuza orice încercare de a gîndi altceva decît ceea ce a gîndit Marx. (PM, 118) – Je vais te donner à lire ce que Charles Maurras écrit sur ce que nous réserve la révolution prolétaire à nous, les intellectuels. Nous serons placés au dernier rang de la hiérarchie sociale. Les penseurs n’accéderont pas au pouvoir et en général on leur refusera toute tentative de penser autre chose que ce que pensait Marx.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 119

Cette première forme de futur trouve son correspondant, au point de

vue temporel et modal, dans le futur simple du français.

Le futur familier et populaire (première variante)

De cette première forme (de futur simple) dérive une autre,

considérée comme familière et populaire, dont l'affixe variable (suivi d'un

infinitif) a la structure phonique: oi, ăi (ei, îi, oi), o (a), om, ăţi (eţi, îţi, oţi),

or. Les variantes phoniques, de vitalité inégale, expriment la personne et le

nombre. Les première et troisième personnes du singulier et du pluriel sont

les plus employées.

Le tableau suivant présente le futur de forme familière et populaire du

verbe a scrie:

personne singulier pluriel

I-ère oi scrie om scrie

II-e ăi(ei,îi,oi) scrie ăţi (eţi îţi,oţi) scrie

III-e o(a) scrie or scrie

Tableau 2. Le futur ( de forme familière et populaire ) Première variante formelle

Il faut observer que cette forme peut acquérir des valeurs modales

liées à l’expression de la probabilité, de l’incertitude ou de la supposition :

8) Oi veni cînd oi putea, poate mâine. - Je vais venir quand je pourrai,

peut-être demain4.

Le futur familier (deuxième variante)

Il y a encore une troisième série de formes, très utilisées surtout dans

le langage parlé familier, composées d'un affixe mobile homonyme avec le

verbe a avea (avoir) à l'indicatif présent et du subjonctif présent: am să

cânt, ai să afli, are să poată, avem să facem, aveţi să veniţi, are să

__________

4 À cette forme de futur sont attachées des valeurs modales spécifiques au mode « prezumtiv » (« présomptif ») (v. GA, I, 374-376).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 120

hotărască. Les informations de personne et de nombre sont données par

l'affixe variable et par le verbe au subjonctif :

9) Am să-ţi scriu negreşit când ajung acasă. – Je vais t’écrire

sûrement quand j’arriverai à la maison.

De cette troisième forme découle une autre, simplifiée, elle aussi très

employée, composée de l'affixe invariable o, suivi d'une séquence homo-

nyme du subjonctif présent: o să cânt, o să afli, o să poată, etc :

10) « [...] răspunde-mi, sau dacă nu poţi acum, începe prin a te gîndi

şi într-o zi [...] o să poţi să-ţi răspunzi şi să-mi spui şi mie. » (PM, 51) – [...]

réponds-moi, ou si tu ne peux le faire maintenant, commence par y penser

et un beau jour [...] tu vas pouvoir trouver la bonne réponse et me la donner

à moi aussi.

11) « Desigur, o să spun o banalitate, dar ea era femeie cum un izvor e

un izvor. Ai să spui : „Ei, ce e un izvor ?“ » (PM, 64) – Bien sûr, je vais dire

une banalité, mais elle était femme comme une source est une source. Tu

vas répliquer : eh bien, qu’est-ce qu’une source ?

Dans le tableau suivant, nous avons illustré, à l’aide du verbe a scrie

la deuxième et la troisième variante du futur familier:

personne singulier pluriel

I-ère am (o)să scriu avem(o) să scriem

II-e ai (o)să scrii aveţi (o) să scrieţi

III-e are (o) să scrie au (o) să scrie

Tableau 3. Le futur familier – deuxième et troisième variantes formelles

Pour rendre en français ces deux dernières séries de formes à valeur

de futur, on peut utiliser la structure périphrastique: aller (au présent) +

verbe à l'infinitif. Selon les grammaires du français, la forme composée

(périphrastique) aller (au présent) + infinitif exprime le « futur immédiat »

ou « futur proche ». « Cependant, une périphrase verbale avec le verbe aller

n’a pas exactement le même sens que le temps simple correspondant »,

considèrent Riegel et al. (1997, 253). Le futur périphrastique peut exprimer

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 121

aussi l’imminence d’une action ou d’un événement. « Il maintient plus

nettement le lien avec le présent de l’énonciation et il présente la réalisation

du procès comme plus assurée et sa réalité comme plus certaine que le

futur, qui laisse subsister un doute » (Riegel et al. 1997, 315).

La forme périphrastique « a avea + infinitif » à valeur de <

futur dans le passé>

Tout comme le français, le roumain présente lui-aussi une

construction périphrastique, à valeur de futur dans le passé, formée du

verbe a avea à l'imparfait et du subjonctif présent du verbe à conjuguer:

aveam să vin, aveai să vii, avea să vină, aveam să venim, aveaţi să veniţi,

aveau să vină (j'allais venir, tu allais venir, etc.). Parfois, à la place du

verbe a avea, c'est l'imparfait du verbe a urma (= suivre) qui est utilisé

dans le même but. On a l'habitude de rendre en français cette forme par la

périphrase : aller/devoir (à l’imparfait) + verbe à l’infinitif :

12) « Cum nu primisem uniforma pe care urma s-o capăt în cadrul

bursei, purtam hainele de acasă. » (O. Paler, dans GA, I, 442) – Comme je

n’avais pas reçu l’uniforme que j’allais recevoir (que je devais recevoir)

grâce à ma bourse, je portais mes vêtements habituels.

Divergences dans l’expression de la relation temporelle de

postériorité en roumain et en français. Observations

théoriques

Dans l'expression de la relation temporelle de postériorité en roumain

et en français il y a des ressemblances, mais aussi des différences. Pour les

observer, il faut introduire le critère syntaxique: l'emploi du futur en

proposition indépendante, en proposition principale et en proposition

subordonnée. Il faut tenir compte aussi du point de repère par rapport

auquel s'établit la relation de postériorité. Ainsi, en roumain, le futur

exprime la postériorité par rapport au moment de l'énonciation situé dans

le présent du locuteur (il est considéré comme temps absolu, strictement

déictique), mais aussi à partir d'un moment du passé, exprimé

explicitement par le verbe principal (régissant) ou bien, dans un texte,

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 122

représentatif pour l'énonciation historique, même quand le futur se trouve

en proposition principale:

13) « Nu ştiu ce să mai cred. Ieri a spus că azi la ora 8 va fi aici, dar n-

a venit. » (GA, I, 442) – Je ne sais plus ce que je pourrais en penser. Hier il

m'a dit qu'aujourd'hui à huit heures, il serait ici, mais il n'est pas venu.

Au futur du roumain (va fi) considéré dans ce cas comme temps de

relation, puisque la postériorité s'établit par rapport au temps de la

proposition régissante, correspond en français le conditionnel présent:

Le conditionnel peut exprimer un futur vu à partir d’un moment du passé. De même que le futur simple exprime l’avenir par rapport au présent, le conditionnel exprime l’avenir par rapport au passé : Virginie pense que Paul viendra / Virginie pensait que Paul viendrait. Le procès indiqué au conditionnel n’est pas repéré par rapport au point d’énonciation, mais par rapport à un repère temporel antérieur. Dans cette relation de postériorité par rapport au passé rien n’empêche que le procès soit situé après le présent du locuteur : Je pensais que Paul viendrait demain (Riegel et al. 1997, 316).

Ce dernier fait est exclu en roumain:

(14) « Ei ar fi aşteptat un semn, dar ştiau că bătrânul nu-l va face. »

(Sadoveanu, Opere, XII, 22)– Ils auraient attendu un signe, mais ils

savaient que le vieillard ne le ferait pas.

Au futur simple du roumain va face utilisé après le verbe a şti à

l'imparfait correspond en français la forme ferait du conditionnel,

demandée par savoir à l'imparfait. Le conditionnel du verbe a face pourrait

apparaître aussi, mais il aurait seulement une valeur modale. Le futur

roumain ayant pour correspondant en français le conditionnel temporel est

intégré dans des textes représentatifs pour l’énonciation historique.

Observation

Les divergences entre les deux langues se manifestent aussi dans le

cas de l’indicatif présent employé en roumain après un verbe au passé ; à ce

présent correspond en français l’imparfait :

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 123

15) Totuşi eu ştiam că de astă dată Petrică nu se va mai întoarce. Schimbarea lui era, pentru mine, semnul sigur că va divorţa curînd. Ii spusei acest lucru Matildei, la telefon. Ea tăcu cîteva clipe lungi, apoi îmi spuse că pot să am dreptate, « oricum, adăugă ea, dacă n-o s-o facă el, atunci voi intenta eu acţiunea. » (PM, 176) – Je savais pourtant que cette fois-ci Petrică ne reviendrait pas. Le fait qu’il avait changé était, pour moi, le signe sûr qu’il allait bientôt divorcer. Je le dis à Mathilde, au téléphone. Elle se tut quelques bons moments, puis elle me dit que je pouvais avoir raison, « quoiqu’il en soit, ajouta-t-elle, s’il ne demande pas lui, le divorce, alors c’est moi qui le ferai. »

Dans le texte précédent, il y a, dans les propositions principales

indépendantes et principales régissantes, deux verbes à l’imparfait : ştiam,

era – savais, était, trois verbes au passé simple : spusei, tăcu, spuse – dis,

se tut, dit qui sont rendus en français par les mêmes temps. Les divergences

apparaissent principalement dans les situations suivantes :

• dans les subordonnées complétives, le futur va divorţa et le

présent pot sont traduits par les verbes correspondants

employés soit dans la périphrase aller (à l’imparfait) + infinitif,

soit à l’imparfait, puisqu’ils dépendent de verbes régissants au

passé ;

• dans la dernière phrase, de style direct, le futur périphrastique

(n’)o s-o facă (el) employé dans une subordonnée conditionnelle

est remplacé, en français, par le présent – s’il ne demande pas,

lui, le divorce – conformément à la règle du si conditionnel.

Mais le même futur peut très bien être traduit par la périphrase

aller (au présent) + infinitif : s’il ne va pas demander (le

divorce).

Les différences que nous avons signalées entre les deux langues sont à

l'origine d'éventuelles fautes d'expression commises par les apprenants

roumains

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 124

Divergences dans l’expression de la relation temporelle de

postériorité en roumain et en français. Conséquences

didactiques

Pour prévenir ou corriger ces fautes, il faut d'abord faire des exercices

afin d'appliquer les règles de la concordance des temps en français. Ces

exercices sont principalement de deux types:

• On donne une phrase complexe dans laquelle le verbe de la

proposition subordonnée est à l'infinitif et les apprenants

doivent l'employer au temps et au mode convenables;

• On donne deux propositions indépendantes qu'il faut réunir en

transformant l'une des deux en proposition subordonnée, pour

appliquer la concordance des temps.

Mais dans l'enseignement supérieur, il faut faire aussi des exercices

plus complexes de traduction de textes du roumain vers le français ou

inversement, pour observer les ressemblances et surtout les différences

dans la répartition des temps, dans le discours indirect et indirect libre, y

compris la répartition du futur en roumain, du futur et du conditionnel

«temporel» en français. Comparons le texte roumain suivant et sa

traduction en français:

16) Omul făcu un semn cu mâna că nu mai are gust de vorbă şi ieşi din odaie. Mamă-sa se culcă în odaie cu bătrânul, unde dormea şi Linuţa. Ruptă de oboseală căzu îndată într-un somn greu[...]. Linuţa nu putea adormi. Simţea că nu se mai putea depărta de bunicul său [...]. Îi era prea milă de el. Ştiind-o pe mamă-sa acasă, nu va mai umplea-o plictisul şi spaima. Bunicul va pleca dintre ei şi era bine să nu-l părăsească, îşi zicea copila. (Agârbiceanu 1983, 32-33) - L’homme fit un signe de la main qu’il n’avait plus envie de parler et sortit de la pièce. Sa mère se coucha dans la même chambre que le vieillard, où Linuţa dormait aussi. Croulant de fatigue, elle tomba tout de suite dans un sommeil de plomb [...]. Linuţa ne pouvait pas s'endormir. Elle sentait qu'elle ne pouvait plus s'éloigner de son grand-père. Elle avait trop de pitié de lui. Sachant que sa mère serait à la maison, l'ennui et l'angoisse ne la saisiraient plus. Le grand-père les quitterait (allait les quitter) et il était bon de ne pas l'abandonner, se disait l'enfant.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 125

Dans ce texte représentatif pour ce que Benveniste appelle

«énonciation historique», les temps verbaux sont employés presque de la

même manière dans les deux langues.

Ainsi, dans les propositions indépendantes ou principales, les verbes

au passé simple ou à l'imparfait sont traduits en français par les verbes

correspondants employés au passé simple ou à l'imparfait. Les différences

concernent soit l'emploi de l'imparfait en proposition subordonnée

correspondant au présent du roumain (... nu mai are gust de vorbă – il

n'avait plus envie de parler), soit l'emploi du conditionnel à valeur

temporelle là où en roumain il y a des verbes au futur employés en

propositions principales ou indépendantes. Et c'est là une source probable

d'erreurs pour les apprenants roumains. C'est pourquoi il faut recourir aux

textes pour mettre en évidence l'harmonie temporelle qui s'établit entre

tous les morphèmes temporels verbaux, qu'il s'agisse de subordination ou

de coordination.

Conclusion

Le temps verbal est une catégorie qui concerne non seulement

l'emploi effectif de telle ou telle forme en proposition principale indépen-

dante, principale régissante ou subordonnée, mais il concerne aussi

l'emploi harmonieux des morphèmes temporels dans un seul et même texte

écrit ou oral. Pour que le texte soit cohérent, il faut qu'il y ait une

correspondance entre les temps employés dans les propositions principales

indépendantes ou principales régissantes et le point de repère choisi, qui est

le moment de l'énonciation, ou un moment situé dans le passé du locuteur.

Ensuite, il faut connaître et appliquer les règles de la concordance des

temps, considérée comme un rapport de dépendance unilatérale du

morphème temporel du verbe régi par rapport au morphème temporel du

verbe régissant.

Par voie de conséquence, l'expression de la relation temporelle de

postériorité concerne les deux situations. Et comme il y a une divergence

importante entre le roumain et le français dans l'emploi du futur en

roumain, même si le verbe régissant est au passé, alors qu'en français on a

le conditionnel «temporel», l'acquisition correcte des formes à employer en

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 126

français impose quelques étapes à parcourir, de plus en plus complexes, à

savoir: l'acquisition des formes verbales, l'observation des valeurs

temporelles de ces formes et des équivalences entre les deux langues

(roumain et français) en contact d'apprentissage, l'observation des

divergences. Au point de vue pratique, la démarche à adopter va de

l'exercice portant sur l'emploi d'un certain temps imposé en proposition

subordonnée, par le temps du verbe régissant, passe par des exercices de

transformation (qui réunissent deux propositions indépendantes), pour

aboutir (au niveau avancé) à des exercices de traduction ou de création de

textes.

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Pour une typologie des emplois qualifiants de comme1

Estelle MOLINE Université du Littoral – Côte d’Opale

HLLI-CERCLE, EA 4030

Abstract

The paper deals with peculiar uses of comme, called « qualifying », and

analysed as prepositional ones. It is shown that qualifying uses of comme differ

from others ones (in particular comparative), and also that various

contructions, caracterised by specific properties, have to be distinguished. The

paper proposes a fist typological approach, and provides evidences for a

partition into two main types, comme + SN on the one hand, Comme + N on

the other.

1. Introduction

L’étiquette d’emplois qualifiants, parfois utilisée pour désigner

certaines occurrences de comme (cf. notamment Fuchs 1999, Pierrard

2003, Moline 2005, Moline & Desmets à par.), est reprise de Damourette et

Pichon (1911-1940, T. VII : 375-392), qui, dans leur analyse des « chaînons

à noyau non factifs »2 introduits par comme, distinguent les tours

échantillants, dans lesquels « comme exprime une similitude du contenu du

contexte avec le contenu du noyau pris pour échantil » (Ibid. : 380), les

tours qualifiants, dans lesquels « le chaînon introduit par comme exprime

[…] la qualification d’une substance du contexte à intervenir » (Ibid. : 384),

et les tours quasiceptifs, dans lesquels « le chaînon exprime seulement une

chose qui n’est pas tout à fait la même que son noyau » (Ibid. : 388). Les

tours échantillants correspondent globalement aux constructions compara-__________

1 Une première version plus succincte a été présentée en septembre 2007 lors du colloque Autour de la préposition à l’université de Caen, mais n’a pu être intégrée dans la version écrite (cf. Moline & Desmets à par.).

2 i.e. non explicitement propositionnel.

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tives (Le souvenir des joies passées fond dans la bouche comme une joie

exquise, Dorgeles (Ibid. : 381)), y compris à valeur coordonnante (C’est là

qu’il faut tout craindre : l’indifférence comme la partialité, la froideur

comme la passion, le savoir comme l’ignorance […], France (Ibid. : 381)).

Les tours quasiceptifs (J’ai aperçu comme un nuage, (Ibid : 389)) sont

rapprochés des tours « uniceptifs » (Je n’ai aperçu qu’un nuage, (Ibid :

389)). Quant aux tours qualifiants, ils regroupent des exemples variés,

parmi lesquels :

(1) a. Comptez sur moi, cher Berger, comme sur votre meilleur ami

(Voltaire, (Ibid. : 385))3

b. L’homme travaillait comme meunier chez un dénommé

Martin (Pourrat, (Ibid : 385))

c. Mon vieux, tu parles d’un bombardement qu’ils ont balancé.

Quelque chose de soigné comme décoction (Barbusse, (Ibid :

385))

d. Misère ! Comme nourriture, on est bien logé. (Paulhan,

(Ibid : 385))

e. Depuis sept ans que je le vois trappiste, et fidèle à tous ses

devoirs de religieux, je me suis habitué à le regarder comme

un vrai saint. (de Gonzague, (Ibid : 386))

f. Le temps n’est plus où l’on considérait les siècles qui ont

précédés la Renaissance comme indignes d’attirer l’attention

de la critique, comme occupés par de vagues et informes

productions. (Paris, (Ibid : 386))

g. Je vous prie de considérer cette maison comme vôtre.

(France, (Ibid : 386))

h. Comme enfant, je n’ai jamais eu un geste affectueux envers

lui. (Mme SP, (Ibid : 388)).

Les tours qualifiants présentent des caractéristiques communes qui

permettent de les distinguer des tours échantillants et quasiceptifs : le

__________

3 Cet exemple est glosé par les auteurs de la manière suivante : « C’est en tant que Voltaire est le meilleur ami de Berger que celui-ci doit compter dessus » (Ibid. : 385).

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syntagme en comme X possède presque toujours une valeur prédicative4 ;

comme n’est pas systématiquement suppressible (vs. les emplois

quasiceptifs) ; enfin, la reconstitution à droite de comme d’un objet P à

temps fini est impossible (vs. les emplois échantillants), ce qui constitue un

des arguments permettant d’analyser comme dans les tours qualifiants

comme ressortissant à la catégorie des prépositions (cf. notamment

Pierrard (2003 : 187)). Cependant, les constructions réunies sous cette

étiquette sont disparates5, d’où la présente esquisse de classification.

Une première partition peut être effectuée entrer deux grands types

d’emplois qualifiants. Elle repose sur la convergence de plusieurs critères,

parmi lesquels le type de syntagme susceptible d’apparaître à droite de

comme (SN, SAdj, SPrep vs. nom nu), la possibilité ou non d’occuper une

position détachée, les termes susceptibles d’entrer en relation

paradigmatique avec comme, etc6. Chaque type regroupe plusieurs sous-

types, dont la description excède le cadre de cette étude7.

__________

4 Les prédications averbales (Délicieux, comme café !) constitue une exception notable au caractère prédicatif du segment en comme X.

5 Ce que constate également Pierrard 2003, qui indique que ces tours « sont loin de présenter un fonctionnement homogène » (Ibid. : 257).

6 Pierrard 2003 établit également une partition entre les emplois qualifiants en comme SN et les emplois qualifiants en comme N. Comme le constate cet auteur, certains verbes admettent les deux constructions : a) Marie voit souvent Jean comme avocat (repris de Pierrard (2003 : 192)) b) Il voit la Chine comme la puissance montante du XXIe siècle. (repris de Pierrard (2003 : 192)) ce qui ne remet pas en cause la partition proposée. En effet, le sens du verbe différant en fonction du segment (N ou SN) à droite de comme - en (a) voir est glosable par « rencontrer », tandis qu’en (b) voir est glosable par « se représenter » -, on a affaire à deux lexèmes verbaux distincts. Pour sa part, Tobback 2005, qui étudie exclusivement les constructions à attribut de l’objet, n’établit pas de partition au sein des emplois qualifiants, et considère que certains verbes se construisent majoritairement avec comme N, tandis que d’autres se construisent majoritairement avec comme SN. Enfin Willems & Defrancq 2000 indiquent que lorsqu’il est construit avec un attribut de l’objet introduit par comme, le verbe voir possède « une interprétation unique qui est celle de l’opinion » (Ibid. : 15). Sur les huit exemples donnés par les auteurs, sept sont de forme comme SN et un de forme comme N : c) Le compatriote de Schopenhauer voyait le moi et le monde comme volonté et représentation (Le Monde, cit. Willems et Defrancq (2000 : 15).

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Je décrirai dans un premier temps les emplois qualifiants dans

lesquels comme, suivi d’un SN, d’un SAdj ou d’un SPrep, occupe

nécessairement une position intégrée, puis ceux dans lesquels comme,

nécessairement suivi d’un nom nu, peut occuper aussi bien une position

intégrée qu’une position détachée. Le verbe considérer, très fréquent dans

ce type de constructions, ne sera pas traité ici, en raison de son

fonctionnement tout à fait spécifique, voire atypique. Il est d’ailleurs

analysé par Guimier 1999 comme le représentant unique d'une classe de

verbe(s) à attribut de l’objet en comme X.

2. Premier type

Le premier type regroupe des exemples comme :

(2) a. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu pour

lui plus qu'un homme, lui apparut comme un génie

fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. (Balzac, Le

chef d’œuvre inconnu)

b. Le juge ne douta pas que le colonel n'eût voulu désigner

Agostini comme son assassin. (Mérimé, Colomba).

c. Pour ma part, j'envisagerai comme un miracle d'avoir un

poste avant juin 1996. (Le Monde, cit. Tobback (2005 : 133))

d. […] et, depuis, le droit de la concurrence, importé des

Américains, est regardé comme salutaire. (Le Monde, cit.

Noël (1996 : 13))

e. Trois de ces patients en Espagne et deux en Suède ont été

répertoriés, précise, Baxter, comme étant infectés par le

virus de l'hépatite C. (Le Monde, cit. Tobback (2005 : 135))

f. Pour des raisons qu’ils présentent comme de nature

« morale », les Américains considèrent que les Musulmans

ont le droit de défendre leurs intérêts par les armes. (Le

Monde, cit. Noël & Simon-Vandenbergen (1996 : 149)).

Une étude minutieuse des propriétés des (S)N susceptibles d’apparaître à droite de comme

permettrait peut-être de déterminer les conditions dans lesquelles comme est suivi d’un nom nu ou d’un syntagme nominal.

7 Pour des études spécifiques, cf. les articles cités en bibliographie.

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g. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une

ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révo-

lution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes

sœurs […] (Flaubert, Madame Bovary)

Malgré une apparente disparité, essentiellement corrélée à la diversité

des syntagmes susceptibles d’apparaître à droite de comme, ces

constructions présentent des caractéristiques communes :

– i) Le segment introduit par comme occupe nécessairement une

position intégrée. Le détachement en position initiale ou finale provoque

une mauvaise acceptabilité de l’énoncé :

(3) a. ?* Comme un miracle, j’envisagerai d’avoir un poste avant

juin 1996.

b. ?* J’envisagerai d’avoir un poste avant juin 1996. Comme un

miracle.

(4) a. ?* Comme salutaire, le droit de la concurrence est regardé.

b. ?* Le droit de la concurrence est regardé. Comme salutaire.

ou un changement d’interprétation de la construction, alors comparative,

et/ou du lexème verbal :

(5) a. Elle le regarde comme l’assassin de son père.

a’. Comme l’assassin de son père, elle le regarde.

(6) a. Il lui apparut soudain comme un génie fantastique.

b. Il apparut soudain, comme un génie fantastique.

– ii) Etant peut être inséré entre comme et le syntagme qui lui

succède immédiatement, à l’exception toutefois des tournures dans

lesquelles comme est déjà suivi d’un participe présent :

(7) a. M. le directeur du SIA va vous interpréter ça comme un

manquement à son respect. (Khadra, La part du mort)

b. M. le directeur du SIA va vous interpréter ça comme étant

un manquement à son respect.

(8) a. Pour des raisons qu’ils présentent comme étant de nature

« morale », les Américains considèrent que les Musulmans

ont le droit de défendre leurs intérêts par les armes.

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b. Le juge ne douta pas que le colonel n'eût voulu désigner

Agostini comme étant son assassin.

– iii) Dans certains cas, comme est glosable par « en tant que ». Il ne

s’agit alors pas véritablement d’une substitution paradigmatique, mais

d’une glose, i. e. d’un outil permettant de décrire la valeur sémantique du

morphème. En effet, dans ce type d’emploi qualifiant, aucun morphème ne

peut véritablement être substitué à comme :

(9) a. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu

pour lui plus qu'un homme, lui apparut (? en tant que + ?

en qualité de + ? en + ?* pour un) génie fantasque qui

vivait dans une sphère inconnue.

b. Le juge ne douta pas que le colonel n'eût voulu désigner

Agostini (? en tant que + ? en qualité de + ?* en + ?* pour

son) assassin.

c. Pour ma part, j'envisagerai ( ?* en tant que + * en qualité

de + * en + * pour un) miracle d'avoir un poste avant juin

1996.

d. […] et, depuis, le droit de la concurrence, importé des

Américains, est regardé (? en tant qu’il est + * en qualité de

+ * en + ?? pour) salutaire.

e. Trois de ces patients en Espagne et deux en Suède ont été

répertoriés, précise, Baxter, (? en tant que + * en qualité de

+ * en + * pour) étant infectés par le virus de l'hépatite C.

f. Pour des raisons qu’ils présentent (?* en tant que + * en

qualité de + * en + * pour) de nature « morale », les Améri-

cains considèrent que les Musulmans ont le droit de

défendre leurs intérêts par les armes.

g. Protégée par l'archevêché (? en tant que + * en qualité de

+ * en + ?* pour) appartenant à une ancienne famille de

gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au

réfectoire à la table des bonnes sœurs […]

– v) L’interprétation sémantique du lexème verbal est fréquemment

corrélée à la présence de comme X. La suppression du syntagme provoque

alors soit une mauvaise acceptabilité de l’énoncé :

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 135

(10) a. En prenant conscience que les siens se sont toujours aimés

avec une grande distance, (...) Frédéric Boyer comprend sa

propre distance avec sa famille et saisit la nature de son

propre détachement, qui lui "fait mal" bien qu'il le

conçoive comme une nécessité. (Le Monde, cit. Tobback

(2005 : 131))

b ?* En prenant conscience que les siens se sont toujours aimés

avec une grande distance, (...) Frédéric Boyer comprend sa

propre distance avec sa famille et saisit la nature de son

propre détachement, qui lui "fait mal" bien qu'il le

conçoive.

(11) a. Historiquement, rappelle Jeannine Kohler, présidente de

la FPE, l’école publique fut perçue comme une grande

liberté (Le Monde, cit. Noël (1996 : 13))

b. ?* Historiquement, rappelle Jeannine Kohler, présidente de

la FPE, l’école publique fut perçue.

soit un changement de sens du lexème verbal :

(12) a. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu

pour lui plus qu'un homme, lui apparut comme un génie

fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. (Balzac, Le

chef d’œuvre inconnu)

b. Le vieillard aux yeux blancs apparut.

(13) a. Elle le regarde comme l’assassin de son père.

b. Elle le regarde.

Comme SN s’apparente alors aux attributs « obligatoires » du sujet ou

de l’objet : Pierard (2003 :188) constate que dans ce cas, « le fonctionne-

ment prédicatif est strictement lié à la fonction attributive ».

L’incidence de la présence de comme X sur l’interprétation du lexème

verbal n’est pas systématique, et concerne certains prédicats seulement.

Comme le soulignent Willems et Defrancq (2000 : 17-18), elle est

particulièrement nette dans le cas des verbes de perception (voir, regarder,

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 136

percevoir, etc.), qui, lorsqu’ils sont construits avec un attribut de l’objet

introduit par comme, deviennent des verbes d’opinion8.

– v) Sur le plan sémantique, bon nombre des verbes compatibles avec

un tour qualifiant en comme (SN + Adj + Sprep) indiquent un point de vue,

celui du sujet syntaxique à la voix active (cf. analyser, appréhender,

concevoir, décrire, définir, dépeindre, désigner, envisager, étiqueter,

interpréter, juger, présenter, regarder, représenter, ressentir, etc.). De

façon corollaire, le sujet syntaxique correspond nécessairement à un

humain, ou à un collectif d’humain (cf. Le jury regarde cette attitude

comme un manque de respect) auquel est attribué le point de vue exprimé.

– vi) Comme indiqué ci-dessus, ce premier type d’emploi qualifiant se

caractérise par la variété des segments susceptibles d’apparaître à droite de

comme : le morphème peut être suivi d’un SN, d’un adjectif, d’un participe

passé, d’un participe présent ou d’un syntagme prépositionnel :

(14) a. Il ne comprenait rien à cet amour, qu'il regardait comme

une dernière faiblesse d'adolescence ; (Flaubert,

L’éducation sentimentale)

b. La métaphore est perçue comme caractéristique du

langage, comme concernant les mots plutôt que la pensée.

(Lakoff & Johnson, La métaphore dans la vie

quotidienne).

c. Le Docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin

comme trop éloigné de la nature ; mais profita de la

circonstance pour faire une leçon. (Flaubert, Bouvard et

Pécuchet)

d. Pour les domaines jugés par la cour de justice comme

relevant de la « compétence exclusive de la Communauté, __________

8 Cf. Willems et Defrancq (2000 : 17) : « Il y a un rapport entre la catégorie de l’attribut et l’interprétation de voir. L’on remarque en outre que lorsque cette interprétation va dans le sens de l’opinion, l’attribut tend à être marqué (en, comme) comme pour indiquer qu’il s’agit d’un sens « déviant » sur certains points [en note, les auteurs indiquent : « pour un vrai verbe d’opinion, par exemple, l’AO est toujours direct »], un de ces points étant probablement le changement de type de procès : comme il a été dit, voir est un verbe d’achèvement lorsqu’il relève de la perception, un verbe d’état lorsqu’il relève de l’opinion »

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les parlementaires français n’auront aucune prise […] (Le

Monde, cit. Noël & Simon-Vandenbergen (1996 : 148))

e. Après le refus d’une cérémonie commune pour marquer le

départ définitif des troupes alliées d’Allemagne, considéré

ici comme une mesquinerie, cette non-invitation en

Normandie ne pourra donc que contribuer à nourrir le

complexe d’un peuple qui ne s’estime jamais reconnu à sa

juste valeur, une valeur fondée sur des sacrifices présentés

comme sans commune mesure avec ceux des autres. (Le

Monde, cit Noël & Simon-Vandenbergen (1996 : 149))

Comme peut être suivi d’un SN, mais pas d’un nom nu. La

suppression du déterminant modifie le plus souvent l’acceptabilité de

l’énoncé :

(15) a. ?* Il ne comprenait rien à cet amour, qu'il regardait comme

faiblesse d'adolescence.

b. ?* Ce vieillard aux yeux blancs lui apparut comme génie

fantasque.

c. ?* Historiquement, l’école publique fut perçue comme grande

liberté.

d. ?* M. le directeur du SIA va vous interpréter ça comme

manquement à son respect.

Dans certains cas cependant le déterminant est suppressible sans

modifier l’acceptabilité de l’énoncé :

(16) a. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que

du Père éternel, m'obligent à en présenter plusieurs

comme des hypothèses. (Balzac, Le colonel Chabert)

b. Certaines circonstances m'obligent à en présenter

plusieurs comme hypothèses.

Les deux énoncés ne sont toutefois pas synonymes, la présence ou

l’absence de déterminant étant fondamentale dans la conceptualisation du

référent. En (16a), le SN désigne un nombre indéfini d’exemplaires

quelconques de la classe dénotée par le N, tandis qu’en (16b), le nom nu

évoque le concept associé à la classe dénotée par le N. Il s’agit là d’une

différence importante entre les deux types d’emplois qualifiants.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 138

– vii) Enfin, dans ces constructions, le segment en comme X remplit

le plus souvent la fonction syntaxique d’attribut de l’objet, plus rarement

celle attribut du sujet9.

3. Second type

Le second type recouvre des exemples comme :

(17) a. Je pouvais parfois requérir comme avocat général. (E. Joly,

Notre affaire à tous)

b. Maigret s’était vu obligé d’arrêter comme assassin un

ancien magistrat […] (Simenon, Maigret a peur)

c. Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme

souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait même sa

résidence et n'en attendait plus rien. (Flaubert, Bouvard et

Pécuchet)

d. Comme conseiller juridique, mon rôle était de rester

garante de la rationalité de la société. (E. Joly, Notre

affaire à tous)

e. […] ; et comme velours, vous trouverez la plus riche

collection de nuances… (Zola, Au Bonheur des dames)

f. Il est pas mal, comme mec.

g. C’est pas bête, comme idée.

h. Délicieux, comme café.

i. Et comme dessert, qu’est-ce que vous prendrez ?

j. (Tu veux quoi + qu’est-ce que tu veux), comme dessert ?

k. Qu’est-ce qu’il a, comme fric !

l. Qu’est-ce qu’elle fume, comme cigarette(s) !

m. Ils faisaient bon ménage, malgré leur dissemblance […],

ayant pourtant tous deux un point commun, leur

maladresse comme vendeurs, qui les laissait végéter dans

leurs comptoirs, sans augmentation. (Zola, Au bonheur des

dames)

__________

9 Cette caractéristique est également notée par Pierrard (2003 : 188).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 139

Ces constructions, apparemment disparates, présentent certaines

caractéristiques communes :

– i) Comme est nécessairement suivi d’un nom nu. La présence d’un

déterminant provoque l’inacceptabilité de l’énoncé :

(18) a. Je scrute les parages : comme coupe-gorge, on ne fait pas

mieux. (Khadra, La part du mort)

b. * Je scrute les parages : comme un coupe-gorge, on ne fait

pas mieux.

ou modifie l’interprétation :

(19) a. Il travaille comme maçon.

b. Il travaille comme un maçon.

En (19a), il s’agit d’un tour qualifiant, et comme est glosable par « en

tant que », tandis qu’en (19b), l’interprétation est nécessairement

comparative, et comme est glosable par « de la même façon que ».

– ii) Le segment en comme N peut occuper une position intégrée :

(20) Nous venons ici comme témoins (Mérimée, Colomba)

ou détachée. Le segment en comme N peut être détaché à droite (cf. ()) ou à

gauche (cf. ()) :

(21) […] toute sa vie, il l’avait passée à l’école. Comme élève d’abord.

Puis comme professeur, sans qu’il y ait eu de réelle transition.

(Simenon, La mort de Belle)

(22) Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se

quitteraient pas ; et, comme délassement à leurs travaux, ils

auraient des amours de princesses, dans des boudoirs de satin,

ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. (Flaubert,

L’éducation sentimentale)

Le segment en comme N peut alors être associé à une forme de phrase

assertive (cf. (21) et (22)), interrogative (cf. (23)), dans le seul cas d’un

détachement à droite, exclamative (cf. (24)) :

(23) a. Et comme dessert, qu’est ce que vous prendrez ?

b. Tu veux quoi, comme dessert ?

(24) a. Qu’est-ce qu’elle fume, comme cigarette(s) !

b. ?* Comme cigarette(s), qu’est-ce qu’elle fume !

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 140

– iii) Comme N peut également apparaître dans le cadre d’une

prédication averbale évaluative :

(25) a. - Très naïf comme point de vue, inspecteur (Rankin, Le

fond de l’enfer, trad. F. Grellier)

b. - […] Vachement bizarre comme type ! (Rankin, Le fond de

l’enfer, trad. F. Grellier)

ou, plus rarement, d’une prédication averbale existentielle :

(26) Je me suis entraîné dans la maison de l’ingénieur… Au mur, des

photos de famille. Des plantes vertes, des géraniums sur les

rebords de fenêtres. Sur la table, quelques statuettes en os,

premiers « souvenirs » d’une industrie esquimaudé pour

touriste. Comme tapis, des peaux et des carpettes de factures

marocaines. (Malaurie, Les derniers rois de Thulé)

S’il y a bien dans les deux cas une relation prédicative, il s’agit à la

différence de tous les autres exemples, d’une prédication première, et non

d’une prédication seconde. De plus, le segment en comme N n’a pas de rôle

prédicatif : il est sujet dans les prédications averbales évaluatives,

circonstant dans les prédications averbales existentielles.

– iv) Malgré la relation prédicative qui unit comme N à un autre

élément de l’énoncé, l’insertion d’un participe présent (étant) provoque une

mauvaise acceptabilité de l’énoncé :

(27) a. * Nous venons ici comme étant témoins.

b. * Je scrute les parages : comme étant coupe-gorge, on ne fait

pas mieux.

c. * Délicieux, comme étant café.

d. * Et comme étant dessert, qu’est-ce que vous prendrez ?

et la présence d’un déterminant ne l’améliore en rien :

(28) a. * Nous venons ici comme étant (les + des) témoins.

b. * Je scrute les parages : comme étant un coupe-gorge, on ne

fait pas mieux.

c. * Délicieux, comme étant (un + du) café.

d. * Et comme étant un dessert, qu’est-ce que vous prendrez ?

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– v) Comme entre en relation paradigmatique avec un nombre important de prépositions ou de locutions prépositionnelles (en, pour, en matière de, en guise de, en fait de, en tant que, en qualité de, etc.) :

(29) a. Il a agi (comme + en) roi. b. Nous venons ici (comme + en tant que + en qualité de)

témoins.

c. (Comme + En fait de + En matière de) coupe-gorge, on ne fait pas mieux.

Comme le souligne Fuchs 1999, aucune de ces prépositions ou

locution prépositionnelles n’entretient de relation paradigmatique avec l’ensemble des emplois qualifiants en comme N. De plus, Lagae 2008, qui compare comme N et en fait de N en position initiale détachée, montre que

comme N détaché à gauche entre dans plusieurs configurations, et que dans ce contexte, en fait de n’entretient pas systématiquement de relation paradigmatique avec comme :

(30) a. Comme maire, je dois veiller au bon état des chemins ruraux ; comme poète, je préfère les voir mal entretenus. (Renard, Journal)

b. En ma qualité de / en tant que / * en fait de maire, je dois veiller au bon état des ruraux (repris de Lagae (2008 : 110))

(31) a. Comme ornements, ils avaient des colliers, des bracelets et des anneaux de cheville en coquillages ou en dents, et d’autres objets d’os et de cuivre. (Page, Les derniers

peuples) b. En fait d’ornements, ils avaient des colliers et des bracelets

en coquillages. (repris de Lagae (2008 : 108))

– vi) La suppression de comme N ne modifie généralement ni l’acceptabilité de l’énoncé10, ni le sens du lexème verbal :

__________

10 Il existe néanmoins quelques rares exemples dans lesquels la suppression de comme N provoque une mauvaise acceptabilité, notamment dans certaines exclamatives (cf. Qu’est ce qu’il a, comme fric ! vs ?? Qu’est qu’il a !) ou dans les prédications averbales existentielles (cf. L’écriture était limpide ; comme signature, une sorte d’étoile, Biancotti, Le pas si lent de l’amour, cit. Gautier & Morinière à par., vs. ?? L’écriture était limpide ; une sorte d’étoile).

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(32) a. Je pouvais parfois requérir.

b. Maigret s’était vu obligé d’arrêter un ancien magistrat […].

c. Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié le fameux

portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et n'en

attendait plus rien.

d. Mon rôle était de rester garante de la rationalité de la

société.

e. Vous trouverez la plus riche collection de nuances…

f. Il est pas mal.

g. C’est pas bête.

h. Délicieux !

i. Tu veux quoi ? / Qu’est-ce que tu veux ?

j. Qu’est-ce qu’elle fume !

k. Ils faisaient bon ménage, malgré leur dissemblance […],

ayant pourtant tous deux un point commun, leur

maladresse, qui les laissait végéter dans leurs comptoirs,

sans augmentation.

De ce fait, en construction intégrée, comme N s’apparente aux

attributs facultatifs du sujet ou de l’objet. Pierrard (2003 : 188) indique

qu’« il semble s’agir d’un rapport prédicatif plus large, moins contraint [que

dans le cas des segments en comme SN] ».

– vii) en construction intégrée, comme N est indifféremment attribut

du sujet ou de l’objet.

4. Conclusion

En première analyse, les tours qualifiants en comme ressortissent à

deux grandes catégories, qui présentent des caractéristiques spécifiques,

synthétisées dans le tableau suivant :

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Premier type – i) comme peut être suivi d’un SN, d’un Adj, d’un participe passé, d’un participe présent ou d’un SPrep, mais pas d’un nom nu ; – ii) comme X occupe nécessairement une position intégrée ; – iii) comme X est peu suppressible ; – iv) comme est glosable par en tant que ; – v) étant peut être inséré entre comme et X (excepté dans le cas où un participe présent figure déjà à droite de comme) ; – vi) le sens du lexème verbal est étroitement corrélé à la présence de comme X ; – vii) « le fonctionnement prédicatif est strictement lié à la fonction attri-butive ». Pierard (2003 : 188).

Second type – i) comme est nécessairement suivi d’un N nu ; – ii) comme N peut occuper une posi-tion intégrée ou détachée ; – iii) comme N est suppressible ; – iv) comme entre en relation para-digmatique avec plusieurs prépositions (pour, en, etc.) et locutions préposi-tionnelles (pour, en matière de, en guise de, en fait de, en tant que, etc.) ; – v) étant ne peut jamais être inséré entre comme et N ; – vi) le sens du lexème verbal n’est pas corrélé à la présence de comme N ; – vii) « [le] rapport prédicatif [est] plus large, moins contraint » Pierard (2003 : 188).

Tableau 1 : Caractéristiques des deux types d’emplois qualifiants

Les tours qualifiants en comme partagent néanmoins la caractéris-

tique commune d’être impliquées dans une relation prédicative, qu’il

s’agisse d’une prédication première (cf. les constructions averbales) ou

d’une prédication seconde (cf. les autres cas). La prédication seconde est

corrélée soit à la fonction attributive, soit au détachement. Dans ce dernier

cas, le syntagme introduit par comme s’apparente aux constructions

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détachées telles qu’elles sont décrites par Combettes 1998. Reste à

déterminer le contenu de cette prédication seconde. En d’autres termes, les

tours qualifiants présupposent-ils SN est comme X ou SN est X ? Différents

paramètres interviennent (intégration ou détachement, type de segment à

droite de comme, mise en jeu d’univers de croyance, etc.), et il n’est pas

possible d’apporter une réponse globale à cette question. Seule une étude

détaillée de chaque cas de figure contribuerait à élucider ce point.

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L’article « zéro » en français et en roumain

Cristina SICOE Université de l’Ouest de Timişoara

Abstract

The main purpose of this paper is to compare the situations in which the

zero article occurs in Romanian and French. We first presented the article in

general and examined in detail how linguists have dealt with the subject so far.

Our first conclusion is that the zero article in French has been studied more

thoroughly, while in Romanian the subject hasn’t been given much interest.

We have then analyzed separately the particular situations in which the zero

article occurs in the two languages under discussion. The analysis we made

took into consideration the grammatical case and the syntactic functions of

nouns, but also some other factors which can influence the occurrence of the

zero article. The conclusion we reached is that the two Romance languages

share a lot of similarities and of identical situations regarding the zero article.

The distinctive features are nevertheless more important and more interesting,

and the paper presents them by using illustrative examples.

1. Introduction

Ce travail se propose d’étudier quelques aspects de l’emploi de

l’article en français et en roumain. Notre intention est de réaliser une étude

comparative sur l’emploi de l’article « zéro » dans les deux langues

romanes. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’auteurs qui ont traité ce problème,

séparément, en français ou en roumain, mais nous n’avons trouvé qu’un

article où le sujet soit analysé d’une manière contrastive. Et cette analyse est

consacrée à l’absence de l’article dans l’attribut nominal, par conséquent

elle ne comprend pas tous les cas où l’article peut être absent.

Étant donné qu’il s’agit de l’indice qui fait la différence entre les

langues synthétiques et les langues analytiques, l’apparition de l’article dans

les langues romanes a attiré l’attention de nombreux chercheurs, ce dont

témoigne le grand nombre d’études qui lui sont consacrées. Ces

nombreuses analyses démontrent les difficultés des linguistes à clarifier le

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statut et la fonction de celui-ci. Par exemple, dans la littérature roumaine de

spécialité on rencontre les acceptions suivantes de l’article : « parte de

vorbire » (partie du discours), « morfem gramatical » (morphème gramma-

tical), « instrument gramatical » (instrument grammatical), « cuvânt

ajutător » (mot-outil), « determinant al numelui » (déterminant du nom),

« actualizator » (actualisateur), « element formativ în structura unor

cuvinte » (élément formatif dans la structure de certains mots).

Les auteurs français définissent l’article comme : « le morphème

grammatical qui a pour rôle principal d’introduire le nom dans le discours »

(Charaudeau 1992, 163), « le déterminant spécifique du substantif dans

tous les cas où l’emploi d’un adjectif possessif ou démonstratif ne se justifie

pas par une raison de sens ou de style » (Wagner, Pinchon 1991, 92), « le

mot qui doit nécessairement précéder un nom commun pour constituer un

groupe nominal bien formé » (Riegel 2004, 151) ou simplement « l’article

c’est un déterminant du nom avec lequel il s’accorde en genre et en

nombre » (Delatour 2004, 36).

Le système de l’article est très réduit ; il prend en français trois formes

auxquelles on donne traditionnellement les noms d’article défini, article

indéfini et article partitif. Charaudeau considère que « le système de

l’article se compose de quatre types de marques (certaines pouvant avoir

des variantes de forme) : un, le, du, zéro » (Charaudeau 1992, 165). Il

identifie pour chacun de ces types une opération sémantique particulière.

Par exemple un actualise l’être comme un élément de la classe à laquelle il

appartient ; le actualise l’être du point de vue de sa spécificité contextuelle

et situationnelle à l’intérieur d’une classe dont l’existence est présupposée ;

du actualise l’être dont la substance sémantique est considérée comme une

masse continue, non dénombrable et l’article zéro fonctionne comme un

refus d’actualisation de la classe et de la spécificité de l’être.

En ce qui concerne le roumain, certaines grammaires distinguent

quatre types d’articles : l’article indéfini (« nehotărât »), l’article défini

(« hotărât »), l’article démonstratif ou adjectival (« demonstrativ-adjecti-

val ») et l’article possessif (« posesiv genitival »). Nous devons signaler qu’il

y a certains auteurs qui rejettent cette classification. Ils considèrent que ce

que les autres auteurs appellent « articles possessifs » et « articles

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démonstratifs », représentent en réalité des pronoms sémi-indépendents.

(Gramatica Limbii Române, 245-246)

Comme nous pouvons remarquer, il y a des différences importantes

entre le système de l’article des deux langues. Les articles indéfini et défini

ont presque la même valeur dans les deux langues, mais pour le reste, le

français tout comme le roumain présentent des particularités ; les analyser

maintenant ne représente pas le but de notre démarche, qui vise le

problème de « l’article zéro » dans les deux langues.

2. L’article « zéro » ou l’absence de l’article

Nous devons préciser avant tout que les grammairiens, français et

roumains, se réfèrent à ce problème en utilisant des dénominations

différentes de celle d’article zéro, que nous avons choisie. Par conséquent,

on peut trouver ce sujet traité comme « absence de déterminants

spécifiques », « l’omission de l’article » ou simplement « l’article zéro », ce

qui annonce dès le début des divergences d’opinion.

Nelly Flaux affirme qu’ « il y a bien lieu de se pencher sur l’absence du

déterminant, ne serait-ce que pour rappeler que la présence du déterminant

n’est une condition ni nécessaire ni suffisante à l’actualisation d’un nom ; et

surtout pour montrer comment la détermination par le nombre fonctionne

hors de la présence d’un déterminant, puisque l’absence de déterminant

n’implique pas l’absence de l’opposition singulier / pluriel » (Flaux

1997, 65).

En se référant au même sujet, Charaudeau souligne : « l’article zéro

fait sens en ce qu’il manifeste un refus de l’actualisation du double point de

vue de la classe et de la spécificité du nom. Il ne s’agit donc pas, comme on

le dit dans certaines grammaires, d’une omission (au sens d’un oubli, d’une

négligence, d’une lacune ou d’un manque), mais du résultat d’une

contrainte ou d’un choix » (Charaudeau 1992, 180).

Il y a aussi des grammairiens qui font la distinction entre « le

déterminant zéro » et une « véritable absence de déterminant », ce qui

démontre que c‘est encore un problème controversé et délicat. Certains

linguistes refusent même d’utiliser le terme de déterminant zéro parce

qu’ils considèrent que « cette expression implique une prise de position sur

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la délicate question de l’existence en français d’un déterminant ou d’un

article qui aurait la marque zéro » (Flaux 1997, 66).

En ce qui concerne le roumain les concepts de « détermination zéro »,

« déterminant zéro », respectivement « article zéro » sont assez ambigus.

L’ambiguïté est due au fait qu’on peut parler soit de l’absence de la

détermination, respectivement du déterminant, soit de la présence d’une

détermination non marquée, respectivement d’un déterminant présent,

mais vide (qui n’est pas réalisé).

Il paraît que dans la linguistique roumaine le syntagme « détermi-

nation zéro » a été mentionné pour la première fois dans une étude de

spécialité par Iorgu Iordan et Vladimir Robu (Iordan 1978, 345). Pour les

deux auteurs « la détermination zéro » signifie l’absence de la détermina-

tion, plus précisément l’absence de l’article. Une autre opinion est celle de

Mioara Avram pour laquelle l’absence de l’article signifie que l’entité reste

en dehors de l’axe connu-inconnu, c’est-à-dire « lipsa oricărui articol =

informaţie zero cu privire la gradul de cunoaştere »1 (Avram 1986, 65)

Ion Coja reconnaît que les études qui traitent le problème de l’article

ont au moins un chapitre où l’on parle d’un article zéro, mais la plupart

d’eux réunissent sous ce titre des substantifs sans article qui ont, en

fonction du contexte, des valeurs différentes. C’est pour cela qu’il affirme

que « avem aşadar articol zero numai ca formă a valorii absolute »2 (Coja

1983, 233). C’est-à-dire, on ne peut parler d’un article zéro si nos

affirmations ont à la base seulement l’exemple de quelques substantifs sans

article. Le même auteur considère qu’on peut parler d’article zéro

seulement quand le nom sans article peut être utilisé dans le même

contexte avec article défini.

Nous devons signaler le fait que dans notre démarche nous avons

consulté plusieurs études de grammaire dans les deux langues, ce qui nous

a fait observer qu’on n’accorde pas la même importance au problème de

l’article zéro en français et en roumain. On peut dire que pour le français,

__________

1 L’absence de n’importe quel article = information zéro en ce qui concerne le degré de la connaissance.

2 On a donc article zéro seulement comme forme de la valeur absolue.

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l’article zéro représente un sujet controversé et soumis à beaucoup

d’analyses, tandis que dans les grammaires roumaines il est présenté d’une

manière assez brève, sans beaucoup y insister . Mais le phénomène apparaît

dans les deux langues et nous allons donc présenter les cas où il se

manifeste.

3. Les situations où l’article zéro peut être utilisé en

français

Les auteurs de la Grammaire méthodique du français ont choisi de

classer les cas de nom sans déterminant selon le critère suivant : cette

absence est-elle indépendante de la position syntaxique ou non ? Tenant

compte de ce critère, les linguistes distinguent deux cas où le déterminant

est absent : les groupes nominaux dépourvus de déterminant en toutes

positions syntaxiques et l’absence de déterminant liée à des positions

syntaxiques particulières (Riegel 2004, 164-165).

Dans notre démarche nous allons suivre la classification faite par

Riegel et alii et la compléter avec les opinions des autres grammairiens qui

nous ont paru importantes pour notre sujet.

a. Les GN dépourvus de déterminant en toutes positions

syntaxiques

Les noms propres

Les noms propres de personnes, les noms géographiques, les noms

d’objets uniques sont des noms autodéfinis qui ne demandent pas

expressément l’emploi d’un article. On peut dire que dans ces cas l’absence

de déterminant est de règle. Quand même il y a des cas où ces noms

peuvent être déterminés, mais cela implique une certaine exploitation

sémantique ou stylistique (Cristea 1974, 144) :

– quand le nom propre est employé par métonymie pour indiquer un

produit ou une oeuvre :

Je me suis acheté une Renault.

– une opposition stylistique de niveau de langue, style neutre / style

familier : La Marie, La Zazie, etc.

– une distinction affective, neutre / affectif : Le Richelieu, Le

Mazarin, etc.

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– une variation libre devant les noms propres géographiques qui

s’emploient normalement avec un article :

Les vins d’Italie. = Les vins de l’Italie.

– quand le nom propre devient un nom commun par antonomase :

Ce garçon est un Cassanova !

– quand il dénote une classe

La duchesse de Langeais était une Navarreins, famille

ducale... (Balzac, 1998 a, 22)

Les emplois autonymiques

Quand les noms sont cités en tant que réalité linguistique, ils sont

considérés comme autodéfinis :

« Femme » est le sujet de la phrase.

Les coordinations totalisantes

Dans cette catégorie entrent les GN coordonnés par et ou ni qui

forment complémentairement un tout (parents et enfants, élèves et

professeurs, jeunes et vieux etc.).

(...) pour finalement livrer « Dieu pieds et poings liés à son

amant » (C. Cagnat – Deboeuf)

Ni lune, ni soleil ni étoiles ne m’ont éclairé... (Gunnar Ekelof)

(Djebar, 107)

Mais plus largement, toutes les énumérations exhaustives peuvent

entraîner l’effacement de déterminants définis restituables :

Meubles, vêtements, souvenirs, tout était brûlé.

Les coordinations identifiantes

Dans ce cas il n’y a pas de déterminant en tête du deuxième GN

coordonné si les deux GN ont le même référent : il s’agit soit d’une

reformulation synonymique à l’aide de la conjonction ou, soit de deux noms

de sens différent identifiant le même être à travers deux catégorisations :

L’article zéro ou absence de l’article

La sémantique lexicale ou étude du sens des mots (apud Riegel),

Grammaire ou étude descriptive de la morphologie d’une langue et

de sa syntaxe.

– Ma collègue et surtout amie Marie...

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Les énoncés abrégés

Dans les télégrammes et les petites annonces on supprime

fréquemment les déterminants dans la mesure où l’intelligibilité du

message n’en est pas affectée :

Cousine bien arrivée – Lettre suit – Prévenir famille.

Appartement à vendre. Chien perdu...

b. L’absence de déterminant liée à des positions

syntaxiques particulières

Les apostrophes

Quand l’apostrophe est construite à l’aide d’un nom commun, celui-ci

peut être considéré comme défini suffisamment par la situation elle-même :

– Ange du ciel, dit-elle en pleurant, tu as effacé par un mot toutes

mes douleurs ! (Balzac 1998, 200)

– Mère, répondit-il d’un son de voix profond, j’y ai pensé. (Balzac)

Les étiquetages

Dans cette catégorie entrent : les étiquettes (Sel, Vin, Tissu rouge

etc.), les enseignes (Pâtisserie, Banque), les titres (Dictionnaire bilingue,

Grammaire du français contemporain), intitulés de rubriques et titres de

journaux (Economie, Culture, Lutte contre les discriminations), les

panneaux (Entrée interdite, Péril de mort).

Les attributs et les appositions

En ce qui concerne l’absence de l’article dans l’attribut, les choses sont

très complexes et méritent une étude approfondie, comme celle de Marleen

Van Peteghem3. Étant donnée la complexité de cet aspect de l’absence de

l’article, nous allons souligner seulement les repères les plus importants.

Quand l’attribut désigne une profession, un rôle ou un statut social,

une nationalité, l’absence de déterminant est de règle :

Mon père est médecin. On l’a nommé recteur.

Gianvito est italien jusqu’au bout de ses ongles.

__________

3 Marleen Van Peteghem, La determination de l’attribut nominal. Étude comparative de quatre langues romanes, Paleis der Academien, Brussel, 1993 .

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Si on ajoute une caractérisation ou une détermination supplémentaire

le déterminant réapparaît :

Mon père est un excellent médecin.

Pour le substantif en apposition, s’il n’a pas d’article à valeur d’une

étiquette, avec article il classe dans un groupe et dans ce cas il y a

identification :

Il se rappelle l’Espagnol, boulanger de la rue Mareng qui, fuyant la

fin de leur guerre(...) (Assia Djebar, p.71)

Membre de la plus haute aristocratie par sa naissance comme par

son mariage, Antoinette de Navarreins, duchesse de Langeais, incarne la

grande dame du faubourg Saint-Germain. (Balzac, p.21)

Les constituants de locutions verbales

Le français présente un grand nombre d’expressions verbales

lexicalisées ou quasi lexicalisées qui contiennent un complément d’objet

sans déterminant : faire peur, rendre hommage, faire connaissance,

prendre feu, avoir raison etc.

Les groupes prépositionnels

Selon une règle générale, après la préposition « de » les formes des,

du, de la des articles indéfinis et partitifs s’effacent : une tasse de café, une

bouteille de vin etc.

Bruxelles propose d'installer un réseau européen d'échanges de

données électroniques, permettant d'envoyer les avis de contravention à

l'étranger. (Le Figaro, 20/03/2008)

Compléments du nom

Un grand nombre de compléments du nom se construisent avec une

préposition (en, à, pour, sur, sans, avec, de, etc.) suivie d’un nom sans

déterminant, en particulier ceux qui marquent la matière, la destination, le

contenu, etc.: un dessin en couleurs, une gravure sur verre, une table en

bois, un métier de femme, un homme sans scrupules etc.

Compléments de phrase

Les compléments de phrase sont parfois introduits par certaines

prépositions (à, avec, sans, avant, après) qui sont suivies d’un nom sans

déterminant, surtout lorsque ce nom est pris dans sa plus grande

généralité: avec lenteur, sans scrupules, etc.

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Par conviction, avait déclaré le père, ce roumi, un socialiste, a

choisi de vendre son pain dans notre quartier! (Assia Djebar)

À pied à cheval en voiture et en bateau à voile. (Prévert, apud

Riegel)

Après avoir vu les cas où l’article zéro peut apparaître en français,

nous allons faire dans ce qui suit une présentation de la même situation en

roumain.

Comme nous avons déjà vu, les linguistes français et roumains

n’accordent pas la même importance au problème de l’article zéro. Quand

même, les linguistes roumains aussi traitent ce problème, même si assez

brièvement et sans trop y insister.

En tant qu’un des plus importants éléments de la détermination du

nom, l’article établit le degré dont un objet est connu ou inconnu, autre-

ment dit « articularea unui substantiv (cu articol hotărât sau nehotărât)

semnifică o individualizare, adică o detaşare a unei entităţi sau a unui grup

de entităţi dintre celelalte entităţi de acelaşi fel »4 ( Vrăjitoru 1998, 58).

Les articles définis, indéfinis et zéro, réalisent, par la sphère

sémantique qu’ils couvrent, un système d’oppositions au niveau de

l’expression : article défini / article zéro, article indéfini / article défini,

article indéfini / article zéro. C'est-à-dire, ils ne peuvent jamais apparaître

avec le même nom, dans le cadre du même message, mais ils forment un

paradigme (bărbat – un bărbat – bărbatul)5, tout comme un nom peut

avoir une forme de singulier ou de pluriel, comme un verbe peut indiquer

une action réelle ou possible ou un adverbe peut avoir un degré d’intensité

ou un autre.

On peut donc considérer que l’article zéro laisse l’objet / l’entité en

dehors de l’axe connu – inconnu, mais cela ne serait pas tout à fait vrai ;

dans des formules comme mamă-mea, tată-meu6, en comparaison avec

__________

4 « Faire accompagner un nom (d’un article défini ou indéfini) représente une individualisation, c'est-à-dire le détachement d’une entité ou d’un groupe d’entités de l’ensemble d’entités du même type ». (notre traduction)

5 Homme – un homme – l’homme 6 Ma mère, mon père

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mama mea, tatăl meu, on n’utilise pas l’article, même si dans les deux cas

le degré de connaissance est le même.

Ana Vrăjitoru (1998, 61) considère que « conţinutul specific al

nearticulării este identificarea entităţilor, în opoziţie cu individualizarea

(conţinutul articulării) […]. Prin articol zero, se identifică fie o clasă, fie o

entitate ca aparţinând unei clase »7.

L’une des principales particularités de l’article zéro est que, du point

de vue de l’expression, il n’entre en opposition qu’avec l’article défini, parce

que les seules formes du nom qui peuvent être utilisées sans article sont

celles qui appartiennent au nominatif et à l’accusatif, les autres formes

casuelles étant marquées par l’article représentant la marque du cas

respectif.

4. Les situations où l’article « zéro » apparaît en roumain

En fonctions des cas et des fonctions syntaxiques l’article zéro peut

apparaître :

a. Au génitif-datif

Le nom est presque toujours, dans ce cas, accompagné d’un article

défini ou indéfini :

Stau în casa colegei. Stau în casa unei colege.

Les noms au génitif-datif peuvent être utilisés sans article seulement

quand ils sont précédés par un adjectif pronominal8 :

Casa acestui prieten.

Dau informatii oricărui student.

b. Au nominatif

Le nom au nominatif est en général accompagné de l’article. Quand il

a la fonction de sujet en nominatif, le nom peut apparaître sans article, bien

que les cas soient plus rares par rapport aux noms-sujets avec articles.

__________

7 « Le contenu spécifique de la du manque d’article est l’identification des entités, en opposition avec l’individualisation (le contenu de la présence de l’article) […]. A l’aide de l’article zéro on identifie soit une classe, soit une entité comme appartenant à une classe.

8 En apparence on rencontre la même situation dans le cas des noms précédés par un autre type d’adjectif, non seulement pronominal (frumosul băiat, frumosului băiat), mais en realité le nom ne perd pas l’article, celui-ci étant pris, du point de vue formel, par l’adjectif.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 157

La Grammaire de la langue roumaine (2008, vol. II, p. 74) note :

« distribuţia diferitelor forme de articulare a substantivului în poziţia

sintactică de subiect variază în funcţie de factori atât sintactici : tipul

predicatului, topica subiectului, relaţiile cu alţi determinanţi cât si

morfologici : caracteristicile de număr ale substantivului »9.

Au pluriel, l’article zéro est plus fréquent qu’au singulier et dans cette

catégorie entrent des noms nombrables, mais aussi des noms défectifs de

singulier, pluralia tantum.

Afară se aud strigăte de copii.

Peste tot sunt vânzători ambulanţi cu flori.

La masă s-au servit tăieţei.

L’article zéro apparaît moins fréquemment au singulier qu’au pluriel

et il a des règles précises de limitation syntaxique, lexico-grammaticale et

sémantique. Les noms-sujets qui apparaissent avec article zéro ont les

caractéristiques suivantes :

des noms propres qui par leur nature sont incompatibles avec la

détermination :

Aşa cum putem vedea, pe aceste subiecte nu mai apar marii scriitori

români, Eminescu şi Creangă sunt excluşi.

(http://paulierco.ro/2008/05/eminescu-si-creanga-exclusi-la-proba-

orala-de-bacalaureat.html)

des noms précèdes d’un déterminant comme : acest, acel, fiecare,

oricare, care, al doilea, etc.

In general, al doilea copil este foarte sociabil, îi place să-i

mulţumească pe cei din jur si nu îi plac confruntările şi certurile.

(http://www.timpultau.ro)

Fiecare barou din tara ar putea avea o Curte de Arbitraj Profe-

sional, care va promova solutionarea prin arbitraj a litigiilor profesionale

dintre avocat si client. (http://www.avocatnet.ro)

__________

9 La distribution des différentes formes d’articles qui accompagnent le nom en position syntaxique de sujet varie en fonction de plusieurs facteurs syntaxiques : le type de prédicat, la position du sujet dans la phrase, les relations avec les autres déterminants, et des facteurs morphologiques : les caractéristiques de nombre du nom.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 158

des noms non nombrables, ayant seulement forme de singulier ou

de pluriel, et des noms abstraits :

In Franţa se bea vin şi se manâncă brânză. Pentru a obţine acest

post se cere experienţă.

des noms qui indiquent la qualité que le référent doit avoir :

Se caută sponsor / administrator / manager etc.

Se angajează barman.

des noms qui font l’objet d’une définition, d’un commentaire

métalinguistique :

Libertate înseamnă a spune adevărul fără teamă !

“Masă” este un substantiv comun.

des noms qui apparaissent dans des petites annonces comme :

Cetăţean german, caută doamnă din România, serioasă, suplă,

nefumătoare, pentru un viitor împreună în Germania.

des noms utilisés avec un sens générique, dans des proverbes et

des constructions populaires :

Cui pe cui se scoate. Ochi pentru ochi, dinte pentru dinte.

des noms-sujet désignant des phénomènes atmosphériques dans

des constructions comme :

Cade grindină. Bate vânt. S-a pus furtună.

S-a aşternut zăpadă pe copaci.

des noms qui apparaissent dans des constructions négatives du

type :

Strop de ploaie nu a cazut primavara asta.

Picior de om nu a intrat in magazin.

Nici dram de pâine nu mai este.

des noms qui ont la fonction de sujet dans des constructions

formées de être/faire + noms désignant des états atmosphériques, des

états physiques et psychiques ou indiquant les noms des mois, les jours de

la semaine, les moments du jour :

E / Se face frig, răcoare, seară, noapte, iarnă, dimineaţă.

E ianuarie, luni , duminică…

Mi-e/Mi se face foame, sete, somn, frig, teamă, dor, lene,

poftă, ruşine, lehamite etc.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 159

des noms dans des vers populaires :

Foicica ulmului, / La marginea drumului, / Drumul Ţarigradului /

Şi schelii-mpăratului, / Case-nalte s-au zidit, / Cârciumioară s-a gătit /

Şi frumos că s-a boit. (Tudorel, baladă populară culeasă de Gheorghe Dem

Theodorescu)

Nous devons signaler un cas particulier, où la majorité des noms

présentent l’article zéro : il s’agit des noms qui apparaissent dans des

phrases exclamatives du type: Ajutor! Linişte! Foc! Comme on peut voir,

ils forment tout seuls la phrase, à la manière des interjections.

Foc fraţilor !!!!! (Academia Caţavencu, 25 febr 2009)

A la différence des noms ayant la fonction syntaxique de sujet, les

noms en position d’attribut10 en nominatif présentent le plus souvent

l’article zéro. Dans ce cas l’indétermination correspond à la qualification du

sujet comme dans les cas suivants :

Mihai este profesor la o şcoală din Timişoara.

L-am crezut prieten dar m-am înşelat.

Si le verbe copule est exprimé par a deveni, a ieşi, a ajunge

l’attribut présente presque toujours l’article zéro.

c. En accusatif

Dans ce cas, le nom peut apparaître également avec ou sans

déterminant. On emploie le nom avec article zéro quand :

le complément d’objet direct est au pluriel : Mănâncă mere.

Cumpără reviste.

Şi-n mămăligă caută spini. (http://proverbe-zicatori.com/)

le complément d’objet direct exprime l’idée de partitif, de

matière :

Bea lapte zilnic.

Cumpără făină pentru prăjitură.

Vrea să cumpere pâine de la brutărie.

Mănâncă sarmale.

În Tărtăşeşti se întîmplă ceva rău. Se acumulează stocuri.

(Academia Caţavencu din 25 Feb 2009) __________

10 En roumain “nume predicativ”.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 160

le nom sans déterminant au singulier se trouve dans des construc-

tions figées comme :

Învaţă carte. Dă veste. Face ordine în casă.

Ştie carte până la genunchiul broaştei.

(http://proverbe-zicatori.com/)

Iorgu Iordan (1967 , 174) mentionne aussi les noms qui ont la

fonction de complément circonstanciel, comme dans les exemples suivants :

A aruncat hainele grămadă şi a plecat.

Strânge florile mănunchi.

Mais nous devons faire la précision que dans ces cas il ne s’agit plus

de noms, ceux-ci sont devenus des adverbes. Dans cette situation, les noms

sont utilisés dans des constructions elliptiques pour exprimer la forme :

colac, covrig, grămadă, mănunchi, ciorchine (Copilul doarme covrig.) ou

l’intensité ; ce sont des moyens lexicaux pour exprimer le superlatif : a

dormi buştean, a fi singur cuc, frumoasă foc, îngheţat bocnă, etc.

Dans ce type de constructions figées les noms perdent leurs

caractéristiques morphologiques et se désémantisent. C’est la raison pour

laquelle les noms (devenus adverbes) ne présentent pas d’article.

On considère qu’on peut introduire dans la même catégorie les

locutions adverbiales formées par la répétition du nom comme dans les

exemples suivants : bob cu bob, bucată cu bucată, fir cu fir, zi de zi, seară

de seară, etc.

Pentru ciorbă fasolea trebuie aleasă bob cu bob.

Le nom est précédé d’une préposition qui se construit avec

l’accusatif et il n’y a aucun déterminant après. En général les prépositions

qui se construisent avec l’accusatif imposent au nom la forme sans article.

Românii cheltuiesc mai mult pe băutură decât pe mâncare,

întrucât se orientează spre produse mai scumpe, precum whisky şi

şampanie… (Evenimentul zilei, nr 5115, 20 martie 2008)

Proiectul de hotărâre prin care 600.000 lei din buget pleacă

pentru arbuşti şi plante decorative în Parcul Tineretului a fost aprobat

cu unanimitate de voturi. (Evenimentul zilei, nr 5115, 20 martie 2008)

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 161

Font exception les noms qui désignent des degrés de parenté (Merg

la mama. Plec cu bunica la ţară.), des fonctions ou des dignités (Ajunge

la popa.).

La préposition « cu » est atypique, parce qu’elle se construit soit avec

la forme accompagnée d’article, soit avec le nom avec article zéro, en

fonction des particularités syntaxiques et sémantiques du nom :

Are o livadă cu meri.

Prepară o prăjitură cu miere.

mais

Merg cu trenul.

Lucrează cu oamenii.

d. Présentent l’article zéro les noms précédés par un adjectif

démonstratif antéposé, par un numéral cardinal ou ordinal ; les

noms précédés par des adjectifs pronominaux comme : care,

oricare, fiecare, orice, vreun, vreo, câţiva, mulţi, puţini, cât, câte, niciun,

nicio

Irakul intră astăzi în cel de-al şaselea an de război împotriva

terorismului (…). (Evenimentul zilei, nr 5115, 20 martie 2008)

Guvernul a mituit cu 70.000 euro fiecare parlamentar al puterii

ca să treacă bugetul. (http://www.gandul.info/politica/)

Nu este o problemă uşoară, deoarece există puţini furnizori de

gaz care ar putea alimenta Nabucco (…).

(Evenimentul zilei 28 octombrie 2008)

e. Les noms présentent l’article zéro quand ils expriment des

degrés de parenté dans des formules figées où l’adjectif possessif

postposé est lié avec le nom, du type : tată-meu, -tău, -său ; mamă-

mea, -ta, -sa ; fi-meu, fi-mea, frate-meu, -tău, -său ; soră-mea, -ta, -sa ;

noră-mea, -ta, -sa ; soacră-mea, -ta, -sa ; cumnată-mea, -ta, -sa ;

mătuşă-mea, -ta, -sa ; vară-mea, -ta, -sa, etc.

Spune-mi cine-i mamă-sa, ca să-ţi spun cine-i fiică-sa.

(http://proverbe-zicatori.com/)

Un nom peut être marqué aussi par l’article zéro dans les situations

suivantes :

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 162

quand il apparaît dans les titres de presse :

Militar român, mort în Afganistan (Evenimentul zilei, 20 martie

2008)

Scandalos: savanţi germani suspectaţi de un furt de la Universi-

tatea Bacău! (Academia Caţavencu, 25 Feb 2009)

Saloane de masaj de vînzare. Eftin! (Academia Caţavencu, 25 Feb

2009)

quand il a le rôle d’apposition :

Deputata Fahmida Mirza, membră a Partidului Popular Pakista-

nez (PPP), a fost aleasă aseară prima femeie preşedinte al Adunării

Naţionale de la Islamabad. (Evenimentul zilei, 20 martie 2008)

În lipsă de altceva, Monica Macovei, cel mai mediatizat ministru

din istoria Justiţiei române, a decis că e cazul să fie mai prietenoasă cu

electoratul. (Academia Caţavencu, 25 Feb 2009)

quand il apparaît comme texte dans un message télégraphique :

Accident de maşină. Nevoie de îngrijiri.

d’habitude les noms qui font partie d’une énumération ne

présentent pas d’article :

O altă secţiune cuprinde bijuterii inspirate de lumea modernă, de

astronomie sau biologie (coliere decorate cu modele de constelaţii şi

traiectorii ale corpurilor celeste, cercei modelaţi după forma celulelor

umane … (Academia Caţavencu, 25 Feb 2009)

on mentionne aussi la sous-classe des noms utilisés dans des

constructions exclamatives qui ne reçoivent pas d’article comme dans les

exemples suivants :

Ce fată frumoasă ! Ce vânt puternic ! Ce zi ! Ce vânt ! Ce

căldură !

5. Conclusion

Pour conclure on peut affirmer qu’en ce qui concerne l’article 0, que

le français et le roumain présentent beaucoup de ressemblances. On peut

identifier des cas presque identiques où l’article 0 apparaît en français

comme en roumain ; c’est le cas des noms en position d’attribut ou

d’apposition.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 163

Mais ce sont surtout les cas spécifiques où l’article 0 apparaît dans

chaque langue, qui suscitent l’intérêt des linguistes. Nous avons identifié

beaucoup de différences entre le français et le roumain en ce qui concerne

le nombre et la diversité des cas où l’article 0 peut apparaître, mais ces

différences ne font autre chose que démontrer l’unicité de chaque langue,

tout comme les ressemblances nous montrent encore une fois leurs racines

communes.

Comme on a pu voir le problème de l’article zéro dans les deux

langues est assez complexe, fait qui le transforme dans un sujet très actuel

et qui mérite l’effort d’une analyse plus approfondie. Nous avons essayé de

surprendre seulement les cas les plus fréquents où l’article zéro peut

apparaître, étant conscients qu’il serait impossible de surprendre toute la

complexité du problème en quelques pages.

Textes de référence BALZAC. La duchesse de Langeais. Le livre de poche, 1998a. BALZAC. Les secrets de la princesse de Cadigan. Gallimard, 1998b. DJEBAR, Assia. La disparition de la langue française. Albin Michel, 2003. Tudorel, baladă populară culeasă de Gheorghe Dem Theodorescu Revues et journaux Academia Caţavencu, 25 Feb 2009. Evenimentul zilei, 20 martie 2008. Bibliographie *** Gramatica Limbii Române, Vol. I-II. Bucureşti: Editura Academiei Române,

2008. ALDEA, Maria. Categoria gramaticală a determinării în limba română. Teza de

doctorat, Universitatea “Babeş-Bolyai” Facultatea de Litere Cluj-Napoca, 2005. AVRAM, Mioara. Gramatica pentru toţi. 1986. CHARAUDEAU Patrick.. Grammaire du sens et de l’expression. Hachette, 1992. COJA, Ion. Preliminarii la gramatica raţională a limbii române. Gramatica

articolului. Bucureşti : ESE, 1983. COTEANU, Ion. Gramatica de bază a limbii române. Editura Albatros, 1982.

Page 164: AGAPES FRANCOPHONES 2008

AGAPES FRANCOPHONES 2008 164

COTEANU, Ion. Gramatică. Stilistică. Compoziţie. Bucureşti : Editura Stiinţifică, 1990.

CRISTEA, Teodora. Grammaire structurale du français contemporain. EDP, 1974. DELATOUR Y. et alii. Nouvelle grammaire du français. Hachette, 2004. FLAUX, N., VAN DE VELDE, D., De MULDER, W. Entre général et particulier: les

déterminants. 1997. IORDAN, Iorgu, GUTU-ROMALO, Valeria, NICULESCU, Alexandru. Structura

morfologică a limbii române contemporane . Bucureşti : Editura Stiinţifică, , 1967.

IORDAN, Iorgu, ROBU, Vladimir. Limba română contemporană. Bucureşti : EDP, 1978.

RIEGEL et alii. Grammaire méthodique du français. PUF, 2004. VAN PETEGHEM, Marleen. La détermination de l’attribut nominal. Étude

comparative de quatre langues romanes, Brussel : Paleis der Academien, 1993.

VRAJITORU, Ana. Nominalitatea în limba română. Iaşi : Ed. Vasiliana, 1998. WAGNER R.L, PINCHON J. Grammaire du français classique et moderne. Paris :

Hachette, 1991. Sites internet http://paulierco.ro/2008/05/eminescu-si-creanga-exclusi-la-proba-orala-de-bacalaureat.html http://www.timpultau.ro http://www.avocatnet.ro http://proverbe-zicatori.com/

Page 165: AGAPES FRANCOPHONES 2008

Emprunts de niveaux de langue

Cristina-Manuela TĂNASE Université de l’Ouest de Timişoara

Abstract

Informal French terms loose their usage connotation when borrowed by

another language. So, in Romanian, most of the informal French borrowings

are registered as belonging to the standard language mainly for two types of

reasons: objective and subjective ones.

Objective reasons. The words considered to be informal in French because

of their recent production as derived terms, onomatopoeias and metaphors are

linguistically non motivated in Romanian, where they loose their expressive

charge. Therefore Romanian speakers perceive them as stylistically neuter

terms.

Subjective reasons. French borrowings transfer their original sense into

the receiving language, whereas they receive a different place in the lexical

system and new usage connotations according to the way they entered (bookish

for most of them), to the cultural prestige and influence or the donor language

and to the social status of their users (bilingual speakers, intellectuals).

La notion de niveaux de langue est de date récente dans la linguis-

tique française car on a commencé à en parler de manière systématique

uniquement après la deuxième guerre mondiale. Auparavant, les linguistes

faisaient la distinction entre, d’une part, ce qu’on appelait « le bon usage »,

la grammaire standard ou la langue normée, et d’autre part, les écarts à la

norme.

Aujourd’hui on distingue le niveau neutre qui est le français standard

ou courant et les niveaux marqués : la langue littéraire, familière ou

populaire1. Ces niveaux sont indiqués dans le dictionnaire pour permettre __________

1 La langue littéraire est la langue des textes écrits en français, caractérisée par une abondance de mots étrangers au français fondamental, par une syntaxe archaïque, par des constructions particulières. Le français familier est la variété de langue utilisée dans la conversation quotidienne par la plupart des couches de la population.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 166

de distinguer les mots, les sens ou les constructions spécifiques à un type

d’emploi, ou de texte, à une situation de communication.

Si c’est la langue standard par excellence qui constitue la source

principale des emprunts lexicaux interlinguistiques, cela ne signifie par

pour autant que les niveaux marqués (et il s’agit surtout de la langue

familière) ne peuvent pas jouer le même rôle, même si d’une manière plus

restreinte. Mais, tout comme un mot peut subir, lorsqu’il est emprunté, des

changements qui touchent à son phonétisme ou à son sémantisme pour

mieux s’adapter au système et aux besoins de la langue emprunteuse, il

peut aussi subir des modifications quant à ses connotations. Ainsi, un mot

qui a la connotation « familier », « populaire » ou « péjoratif » dans une

langue peut ne plus garder ces valeurs dans une autre langue où il peut

appartenir à la langue courante par exemple ; au contraire, un terme neutre

peut devenir littéraire, péjoratif ou vulgaire une fois entré dans une autre

langue.

Dans ce qui suit, nous nous sommes arrêtée strictement aux mots

appartenant au niveau familier, en laissant de côté les sens familiers et les

constructions familières. Des 5.509 mots enregistrés dans le Petit Robert

électronique (édition 2001), et marqués comme tels, une cinquantaine sont

entrés en roumain, mais peu ont gardé cette nuance d’emploi, la plupart

d’entre eux appartenant, en roumain, à la langue courante.

Nous avons tenté de classifier les mots familiers français qui sont

entrés dans le vocabulaire roumain selon quelques critères lexicaux

unitaires. Pour ce qui est du roumain, nous avons pris en considération les

indications de six dictionnaires que nous avons jugés représentatifs :

Dicţionarul limbii române (DA), Dicţionarul explicativ al limbii române –

l’édition de 1975 (DEX’75), Noul dicţionar explicativ al limbii române –

version électronique (NODEX), Noul dicţionar universal al limbii române

(NDU), Dicţionarul de neologisme de F. Marcu et C. Maneca – dans sa IIIe

édition, 1978 (DN’78) et Marele dicţionar de neologisme – version

électronique (MDN). Cela nous a permis de voir si ces mots ont été

Le français populaire est parlé par les couches peu instruites des villes et des villages. Il se détache de la norme plus que le français familier.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 167

enregistrés en roumain et aussi à quel niveau de langue ils ont été estimés

appartenir. Là où aucune indication de ce genre n’a été précisée, nous avons

considéré qu’il s’agissait d’un mot appartenant à la langue courante.

Les exemples que nous avons pu trouver – malheureusement en

nombre assez réduit par rapport à la totalité des mots pris en considération

– et que nous avons recueillis dans le DA et le NDU (les seuls des six

dictionnaires consultés qui fournissent aussi des exemples contextuels) ont

été choisis pour illustrer les constatations de nature théorique.

1. Mots familiers formés par troncation

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. bac2 (n.) (<baccalauréat)

> roum. bac (n.) (“bacalaureat”)

– (1913) –3 – arg. – fam.

fr. bombe4 (n.) (<bombance)

> roum. bombă (n.) (“cârciumă rău famată”)

– (1913) fig. (arg.)

– péj. péj. péj.

fr. mini5 (adj. inv.) (<minijupes)

> roum. mini (adj. inv. et nom) (“scurt, deasupra genunchiului”)

– (1967) – ø ø – ø

fr. télé (n.) (<télévision)

> roum. tele (n.) (“televiziune”)

– ø – – – ø

__________

2 « Comme si je ne voyais pas que tu étais un intellectuel, un collègue. Avoue que tu as au moins ton bac. » - Queneau/ TLFi.

3 Le tiret présent dans les cases des tableaux indique l’absence du mot en question dans le dictionnaire figurant en tête de colonne ; le signe ø indique l’absence des indications d’usage dans le dictionnaire, alors que le mot y est enregistré.

4 « … à Marseille et à Limoges le vendredi-saint et la saint-Martial, le jour des garçons bouchers qui font alors la bombe et célèbrent ripailles ;… » - Cendrars/ TLFi.

5 « Négligeant trop les enquêtes de motivations et le marketing, il a contribué à produire des marchandises traditionnelles qu ne correspondaient plus aux goûts des millions d’adeptes de la « mini »puis de la « maxi » de ces dernières années. » - Le Nouvel Observateur/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 168

De ces mots, obtenus par troncation – phénomène évident en

roumain aussi (d’ailleurs le NDU indique pour bac “abréviation de

bacalaureat”, qui permet d’y supposer une formation lexicale autochtone)

–, seul le mot bac apparaît comme « familier » dans les indications d’usage

du MDN, et comme « argotique » dans le NDU. Il est absent des autres

dictionnaires consultés.

Quant à mini et tele, pour lesquels les dictionnaires n’offrent aucune

indication d’usage, on pourrait supposer qu’ils appartiennent à la langue

courante.

Dans le cas du mot bombe>bombă la situation est différente. Du

point de vue lexical, pour un locuteur roumain, il n’est pas évident qu’il

s’agisse d’un mot obtenu par troncation (d’autant plus qu’il y a en roumain

l’homonyme bombă “projectile”). En ce qui concerne son contenu, deux

observations s’imposent : premièrement, le glissement de sens qui a eu lieu

depuis le sens français “repas, partie de plaisir où l’on boit beaucoup” vers

le sens roumain “endroit sale, mal famé, où l’on boit beaucoup” ;

deuxièmement, une dépréciation du sens, car si le mot est familier en

français, il est péjoratif en roumain (v. NDU, MDN, DN’78) : « … ne

refugiam în cîte o bombă nenorocită, unde sporovăiam » - Gheţie / NDU ;

ou argotique (DEX’75).

2. Mots familiers formés par dérivation

La liste des mots familiers formés par dérivation à partir d’une base

verbale comprend des noms obtenus par dérivation régressive, des noms

formés à l’aide d’un suffixe et enfin des adjectifs. Ces emprunts n’ont pas

subi de changements de sens lors de leur passage du français en roumain.

En ce qui concerne les verbes-étymons de ces mots, il faut préciser que,

dans la plupart des cas, ils n’appartiennent pas à la langue familière.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 169

2.1. Dérivés à base verbale a) noms formés par dérivation régressive

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. clique6 (n.) (<a.fr. cliquer “faire du bruit”)

> roum. clică (n.) (“bandă, şleahtă, coterie, clan”)

ø (1940)

ø dépré-ciatif

ø ø ø

fr. gaffe7 (n.) (<prob. gaffer)

> roum. gafă (n.)

– ø ø ø mot fran-çais

ø

b) noms formés par suffixation

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. cascadeur8 (n. et adj.) (<cascader)

> roum. cascador (n.) (“persoană cu o conduită uşuratică”)

–(1940)

– – fig. fam. fam.

fr. dégringolade9 (n.) (<dégringoler)

> roum. degringoladă (n.) (“prăbuşire”, “rostogolire”)

– ø ø ø ø ø

__________

6 « Une clique de jeunes gens qu’il menait comme un pirate » - Proust/ TLFi. 7 « Espèce d’idiot, souffla Élisabeth, vous ne manquez jamais une gaffe. Vous ne pouvez

pas parler sans crier. Vous voulez donc que maman entende ?» - Cocteau/ TLFi. 8 « Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce, qui a plus d’influence sur lui et

qui est précisément compatriote du sieur Dreyfus. » - Proust/ TLFi. 9 « Nous attendons peureusement une chute, une dégringolade de pierres. » - Goncourt/

TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 170

c) adjectifs

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. tordant10 (<tordre)

> roum. tordant,-ă (“foarte caraghios, amuzant, comic”)

–(1983) – – – – fam.

Ces mots dérivés en français ne sont pas perçus comme tels par un

locuteur roumain, du moment qu’en roumain le verbe correspondant à ces

formations n’existe pas (exception le verbe a gafa). Pour les noms clică et

gafă, il y a très peu d’indications sur le niveau de langue auquel ils

appartiendraient. Le NODEX note clică « dépréciatif », les autres

dictionnaires n’y faisant aucune remarque (« Comisiile comunale de prin

oraşe au devenit privilegiul unei clice » - Maiorescu/ DA ; « Să nu se

creadă cumva că jurnalele reprezintă la noi clici de câţiva oameni care ar

avea de scop interese personale. » - Negruzzi/ DA), et le DN’78 précise

gafă « mot français »/ « franțuzism », tandis que les autres dictionnaires

n’indiquent rien (« Comisesem nişte gafe teribile şi totodată ridicole prin

proporţiile şi inutilitatea lor » - Gheţie/ NDU). Pareille situation se

rencontre lorsqu’il s’agit des noms suffixés : degringoladă appartiendraient

à la langue courante puisque nulle observation renvoyant à un niveau

marqué de langue n’est faite, et cascador (“personne qui a des moeurs

légères, désordonnées”, syn. noceur, viveur) est enregistré avec ce sens

seulement par le NDU où il est marqué « figuré » et par le MDN et le DN’78

qui – sous l’influence du français – indiquent « familier ».

L’adjectif tordant, que seul le MDN enregistre, est considéré par

celui-ci comme un « mot familier ».

__________

10 « Les filles l’admirent et pouffent dans leurs mouchoirs parfumés d’eau de Cologne à bon marché. “Ma chère, qu’il est tordant ! Il n’y en a pas un pareil !” » - Colette/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 171

2.2. Dérivés à base nominale/adjectivale

2.2.1. Dans la catégorie des verbes formés par dérivation à partir

d’une base nominale/ adjectivale on distingue deux sous-catégories :

a) Verbes formés à l’aide de la désinence de l’infinitif spécifique aux

verbes du premier groupe (on sait que c’est le groupe le plus ouvert à la

création de nouvelles unités verbales).

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. complexer11 (<adj. complexe ; cf. complexé)

> roum. a complexa

– (1940)

– – ø – fam.

fr. émotionner12 (< n. émotion)

> roum. a emoţiona

– ø ø ø ø ø

fr. bluffer13 (< n. bluff)

> roum. a blufa – (1913) – – – – ø

fr. (se) défouler14 (d’apr. n. défoulement) par dérivation régressive

> roum. a (se) defula

– – – tr. = ø pron.

= fam.

pron. = mot fran-çais

tr. = ø pron. = fam.

__________

11 « … on emploie le mot complexe à tort et à travers : un tel est “complexé”, il fait des complexes, il est bourré de complexes, tel autre est sans complexe. » -Mantoy/ TLFi.

12 « Quand je vois le genre d’intérêt, d’impression presque nerveuse que cause sur les femmes la lecture du livre de Lamartine, je me demande si c’est là l’effet que doit produire l’histoire. Je ne dirai pas que ce livre émeut, mais il émotionne. » - Sainte-Beuve/ TLFi.

13 « … ceux qui blufferont le mieux, le plus longtemps, gagneront (…) seulement, comme au poker, personne ne connaît les cartes du voisin. » - R. Marin du Gard/ TLFi.

14 « Que les députés (…) longtemps contraints par la rigueur procédurière et notoire de M. Debré, (…) se soient en quelque sorte “défoulés” au détriment de M. Pompidou. » - J. Fauvet/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 172

Bien qu’en roumain on ait les mots-étymons complex,-ă, bluf, busolă,

tipă, les verbes a complexa, a blufa, a debusola, a decomplexa et le nom

tipesă ne sont pas dérivés en roumain, mais ont été empruntés tels quels au

français.

Des quatre verbes qui appartiennent à cette sous-catégorie, c’est le

verbe a emoţiona qui a été adopté sans réserve par la langue roumaine et

qui s’y est intégré le mieux. La preuve est qu’il est enregistré par tous les

dictionnaires pris en considération. Mais à la différence du français, où il

est considéré comme appartenant à la langue familière, en roumain c’est un

mot de la langue courante qui est venu compléter une famille lexicale, celle

du nom emoţie (« … valoarea mare a oratoriei constă nu în faptul de a

analiza, ci în acela de a emoţiona. » - Ibrăileanu/ NDU ; (refl.) « … el se

emoţionează lacrimogen în faţa naturii. » - Blaga/ NDU)

Pour ce qui est des autres verbes, la situation se présente

différemment. A blufa est enregistré uniquement par le MDN sans aucune

indication sur le niveau de langue (bien que le nom bluf – prononcé [blöf]

selon le DEX’75, ou [blaf] selon le DN’78 – soit déjà entré dans la langue). A

complexa figure dans deux dictionnaires : le NDU qui, ne faisant aucune

précision, laisse supposer que le mot appartiendrait à la langue courante et

le MDN qui note « mot familier ». Finalement a (se) defula apparaît dans le

NDU et le MDN où la forme pronominale – et uniquement celle-ci – est

annotée comme « familier », tandis que le DN’78 prend la forme

pronominale pour un mot français.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 173

b) Verbes formés par dérivation parasynthétique :

(dé-, é-, en-) + (-er)

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

dé- + nom

fr. déboussoler15 (<dé- + boussole)

> roum. a debusola

– – fam. ø – ø

fr. décomplexer16 (dé- + complexe)

> roum. a (se) decomplexa

– – – – – pron. = fam.

é- + nom

fr. épater17 (<espateir ; spater (Belgique) ; de é- et patte)

roum. a epata – ø ø ø ø ø

en- + nom

fr. embêter18 (<en- + bête)

roum. a ambeta

– (1913) rare – rare rare ø

A debusola, présent dans le NODEX, le NDU et le MDN, est considéré

comme « familier » uniquement par le NODEX et seulement dans son

emploi transitif. Tandis que a (se) decomplexa, qui n’apparaît que dans le

MDN, est jugé « familier » uniquement dans son emploi pronominal.

__________

15 « Embarqué dans un procès kafkaïen, il ne se laisse pas déboussoler. » - L’Express/ TLFi.

16 « Il s’agit surtout, comme dit M. Segard, “d’obtenir du gouvernement qu’il dise tout haut qu’il compte sur la poste”. Façon de décomplexer les postiers, (…) de les rassurer solennellement sur leur avenir, qu’un récent rapport prétendait, un peu vite, condamné par le développement de la télématique. » - L’Express/ TLFi.

17 « Combien de fois un homme (…) est-il plus bête quand il assiste au spectacle à côté d’une jolie femme qu’il veut épater ? » - Renard/ TLFi.

18 « Les jeunes filles m’embêtent. Les jeunes filles m’assomment. Elles nous embêtent tous. » - Bernanos/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 174

A epata, que tous les dictionnaires consultés enregistrent, n’est

accompagné par aucune indication quant au niveau de langue.

A ambeta est caractérisé de « rare » par le DEX’75, le NDU et le

DN’78, pendant que le MDN ne fait aucune précision dans ce sens. A noter

aussi le fait que le DA (1913) n’enregistre pas ce mot.

2.2.2. C’est toujours à partir d’une base nominale que les noms

suivants sont formés, par suffixation (-age, -esse)

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

nom + -age

fr. commérage19 (<commère)

> roum. comeraj

– (1940)

– rare rare rare ø

nom + -esse

fr. typesse20 (<type)

> roum. tipesă fam. souvent péjorati

f

fam. et péj.

pop. fam. et péj. (selon le

sens)

fam. et péj.

péj.

Comme dans le cas de a ambeta, pour comeraj le NODEX, le NDU et

le DN’78 précisent « rare », tandis que le MDN ne donne aucune indication

de ce type. Cette fois non plus, le mot n’est pas entré dans le DA (1940).

Le mot tipesă, dont l’étymon français signifiant “femme”, “fille” est

familier et péjoratif, est généralement enregistré dans les dictionnaires

roumains avec les mêmes connotations ; v. le DA (1982), le DEX’75, le

DN’78 et le NDU qui fait une distinction sémantique : le mot est

« familier » lorsqu’il signifie “femme chic” et « péjoratif » quand il a le sens __________

19 « … blâmer, soupçonner, maudire, railler, condamner, voilà ce qu’il y a au bout de toute causerie politique ou littéraire, car la sympathie, la confiance et l’admiration ont malheureusement des formules plus concises que l’aversion, la critique et le commérage. » - G. Sand/ TLFi.

20 « … n’écoute pas cette sale typesse (...). Elle nous embête. » – Cocteau/ PR 2001 ; « Un peu loufoque elle est ; mais c’est une typesse qu’elle est pas fière, hein ! » - Musette/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 175

de “femme ayant des comportements douteux”. Le MDN retient

uniquement « péjoratif », tandis que le NODEX le considère comme

« populaire » (c’est-à-dire vulgaire) : « E … prea capricioasă tipesa ceea. »

- Cazimir/ DA ; « Ce titluri avea tipesa asta obraznică să i se adreseze

astfel ? » - Cazimir/ DA ; Cine dracu-o fi tipesa asta ? – Iordan/ DA).

2.3. Variante populaire

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. guigne21 (<guignon)

> roum. ghină mot fran-çais

rare ø

En français, guigne est la variante populaire de guignon. Mais comme

en roumain ghină est un emprunt, il a perdu cette valeur et les

dictionnaires qui l’enregistrent le traitent de « mot français » (NDU : « are

prin urmare şansă şi ghină » - Călinescu), ou précisent « rare » (DN’78),

seul le MDN se limitant à introduire ce mot dans son inventaire sans faire

aucune autre précision quant à son usage.

3. Mots dérivés à partir d’un étymon familier

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. bistrot/bistro22 “café, restaurant modeste” (<p.ê. bistouille “mauvais alcool”)

bistrou “local, restaurant +alcool, băuturi răcoritoare”

– (1913) – ø ø mot fran-çais (var.

bistro)

ø

__________

21 « Gresham avait la guigne, jamais il n’arrivait. » - Zola/ TLFi. 22 « … il dénicherait un petit bistro convenable pour manger à midi, il trouverait une

chambre pas trop loin, pour pouvoir se lever tard.» - Dorgelès/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 176

fr. gigolo23 (<p.ê. rad. de gigue “gigot” fam.)

>roum. gigolo – mot français

fam. mot fran-çais

mot fran-çais

ø

fr. gigolette24 (<p.ê. rad de gigue)

>roum. gigoletă

– – – mot fran-çais

mot fran-çais

fam.

Comme dans le cas des mots de 2.2., il s’agit à nouveau d’éléments

lexicaux obtenus par dérivation, cette fois à partir d’un étymon lui-même

familier, mais qui n’existe pas en roumain. C’est pour cela que la langue

roumaine ne les perçoit pas tellement comme étant des mots familiers (v.

pourtant gigolo – NODEX, et gigoletă – MDN), mais plutôt comme des mots

français (v. bistrou et sa variante bistro dans le DN’78), gigolo dans le

DEX’75, NDU, DN’78 et gigoletă dans le NDU et le DN’78). Ce phénomène est dû

à l’adaptation phonétique incomplète de ces mots, car la terminaison –o

n’est pas spécifique à la langue roumaine, tout comme ne l’est la

terminaison féminine –etă.

4. Onomatopées

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. ronron25 >roum. ronron rare (1975)

– – ø mot fran-çais

ø

Les onomatopées, comme les interjections, sont spécifiques à chaque

langue. C’est pourquoi un mot comme ronron, qui est une onomatopée en

français, n’est pas senti comme tel par un locuteur roumain. Et cela

__________

23 « Une belle-mère qui a mal tourné et s’est enfuie avec un gigolo. » - H. Bataille/ TLFi. 24 « Les danses ardentes et chaloupées du Moulin de la Galette, où fréquentent

indistinctement trottins et gigolettes, calicots valseurs, barbillons, rapins et curieux. » - Carco/ TLFi.

25 « Le pot au feu chantait doucement, mettant un bruit de ronron berceur dans la cuisine. » - Estaunié/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 177

explique pourquoi, loin d’être considéré comme un mot familier, il est

qualifié de « rare » par le DA (1975) ou même de « mot français » par le

DN’78, s’il n’est pas tout simplement enregistré sans aucune indication (le

NDU, le MDN) : « universul se umple de un ronron cosmic » - Călinescu/

NDU ; « M-am dus la uzina de tractoare, aşezată în regiunea agricolă. Era

ca o expoziţie de cristal, peste tot un ronron dulce de motoare electrice. » -

Călinescu/ DA (’75).

5. Emprunts

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. sélect, sélecte26 (<angl. select ; lat. selectus)

>roum. select,-ă

(1987) rare “distin-

gué, soigné” ;

fam. “chic”

ø mot littérair

e

ø rare ø

Comme une certaine catégorie d’emprunts est due à la mode, au désir

d’être différent, les mots étrangers entrés en roumain non pas pour combler

un besoin de désignation, mais pour des raisons expressives, souvent

subjectives, appartiennent à la langue familière. C’est le cas de l’adjectif

français sélect,-e (familier et vieilli) qui en roumain n’est considéré comme

« familier » que par le DA (1987), et uniquement lorsqu’il est synonyme de

“chic”. Avec le sens de “distingué” il est classé parmi les mots rares (le DA :

« Îndrăznesc, în faţa unui auditoriu atît de select,… a răspunde la una din

cele mai grele chestiuni. » - Caragiale ; le DN’78). Le NODEX le considère

comme un « mot littéraire» tandis que le DEX’75, le NDU (« … limbajul ei, de

obicei raţional şi select, se schimbă deodată. » - Arghezi ) et le MDN ne font

aucune remarque quant à son utilisation.

__________

26 « Il y a un certain temps, nous étions à Boulogne et, comme de juste, sur la plage où il y a, comme vous le savez, une clientèle très sélect, le high life qui ne va pas à Trouville et qui ira à Dieppe un peu plus tard… » - Bernanos/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 178

6. Figures

6.1. Noms propres devenus noms communs (éponymes)

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. figaro27

(<Figaro)

“coiffeur”

>roum. figaro

“coafor, bărbier”

– – – fam. fam. fam.

fr. myrmidon

/mirmidon28

(<pl. lat.

Myrmidones, gr.

Murmidones,

rapproché par

étymologie

légendaire de

murmêx

“fourmi”)

>roum.

mirmidon “om

fără importanţă,

fără valoare”,

“pitic”

ø (1967) mot

littérair

e

– fig. fig. fig.

fr. cabotin, -

ine29) (o.i. p.-ê.

du nom d’un

comédien ou du

picard

“marionnette”)

“comédien sans

talent, mauvais

acteur”

>roum.

cabotin, --ă

(n.+adj.) “actor

lipsit de talent”

(1940)

ø ø ø ø ø

fr. tartarin30 (<

Tartarin)

“fanfaron,

vantard”

>roum.

tartarin

/tartaren “om

lăudăros,

fanfaron”

(1982)

– – – – ø

__________

27 « M. Clarkson, tourneur en boucles, papilloteur breveté, est le plus illustre des figaros londoniens. » - Morand/ TLFi.

28 « C’est donc vous, s’écria Jolibois, qui dénigrez la République ! (…) c’est vous, pygmée, vous, mirmidon, qui voulez la renverser ! » - Sandeau/ TLFi.

29 « … le ménage Wasselin m’apparaît comme un couple de cabotins jouant leur vie à la façon d’une pièce tragi-comique. » - G. Duhamel/ TLFi.

30 « Vous aviez tellement eu peur pour vos peaux, Tartarins ! » - Bernanos/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 179

fr. tarzan31

(<Tarzan,

personnage de

roman et de

film) “bel

athlète”

>roum. tarzan

“atlet frumos”

(1982)

– – – – ø

Un certain nombre de noms propres sont arrivés à désigner des objets

(par exemple le nom de l’inventeur a été donné à son invention ou le nom

de la région/de la ville au produit que l’on y obtient), ou servent à

caractériser du point de vue physique ou moral une personne (v. un adonis,

un tartuffe). Beaucoup des mots de cette deuxième catégorie appartiennent

en français à la langue familière car ils ont quelque chose de subjectif par

rapport à ceux de la première catégorie. On pourrait grouper ces mots qui

sont passés en roumain selon leur degré d’assimilation.

a) Figaro est enregistré par trois dictionnaires (le NDU, le MDN et le

DN’78), avec la même observation qu’en français : « mot familier ». Il ne

figure pas dans les autres dictionnaires (le DA, le NODEX et le DEX’75).

b) Le nom mirmidon est absent uniquement de NODEX, tandis que les

autres dictionnaires (sauf le DA) font la distinction entre le sens concret

(marqué par “mythologique”) et le sens abstrait (« figuré »). Pour le DEX’75

il s’agit d’un mot littéraire.

c) Le nom et adjectif cabotin,-ă est enregistré par tous les

dictionnaires (sauf le DA) sans aucune indication sur le niveau de langue.

d) Finalement tartarin (avec la variante tartaren) et tarzan, mots qui

renvoient respectivement à un personnage de la littérature française et à un

personnage américain de roman et de film, ne sont mentionnés que par le

MDN, sans aucune indication supplémentaire.

__________

31 « Le héros du film qui passait au cinéma du clandestin] (…) c’était un tarzan, mais pardon ! qui aurait encore rendu le double-six au Père Dupanloup. » - Simonin/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 180

6.2. Métaphores

La métaphore est une figure de style étroitement liée à la langue où

elle est responsable de bon nombre de sens figurés. C’est la raison pour

laquelle un mot, métaphorique en français, peut perdre cette valeur, une

fois emprunté par une autre langue, car il y reste inanalysable, donc

incompréhensible en tant que métaphore.

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. sidérer32

(<sidéré ; lat.

siderari)

>roum. sidera mot

littérair

e (1980)

– – mot

litté-

raire

mot

litté-

raire

ø

fr. tonitruant,-

e33 (.lat.

tonitruare)

>roum.

tonitruant, -ă

mot

français

+ rare

(1983)

– – rare mot

litté-

raire

ø

Le verbe sidérer “frapper de stupeur” (qui vient du participe sidéré

“influencé par les astres”, du lat. siderari “subir l’influence funeste des

astres”) et l’adjectif tonitruant,-e “qui fait un bruit de tonnerre” = “énorme”

(du latin tonitruare “tonner”) fonctionnent comme des métaphores en

français et appartiennent à la langue familière, plus ouverte à ce style

d’expression coloré. Mais comme pour un locuteur roumain la métaphore

n’est plus décelable, ces mots, que ni le NODEX ni le DEX’75 n’enregistrent,

sont qualifiés de « littéraire » (pour a sidera) ou bien de « mot français » +

« rare » (pour tonitruant).

__________

32 « Je regardai Morhange. Son étonnement était sans bornes. Le préfixe berbère ti l’avait littéralement sidéré. » - Benoit/ TLFi.

33 « Vous êtes premièrement impitoyable pour les inférieurs, doué vis-à-vis d’eux d’une voix tonitruante, d’une stature, et deuxièmement (…) vous êtes vis-à-vis des puissants, fluet, bossu et à voix de fausset. » - Giraudoux/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 181

6.3. Métaphore/polysémie « lâche »

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. trimballer34 var. trimbaler (<altér. de tribaler ; probablt. var., d’apr. baller, de l’a. fr. triboler “agiter, tourmenter” ; lat. tribulare

>roum. a trambala

fam. (1983)

fam. – fam. fam. fam.

fr. jubiler35 (“pousser des cris de joie” ; lat. jubilare)

>roum. a jubila

ø (1937) ø ø ø ø ø

fr. rafistoler36 (<re- et afistoler “tromper” puis “arranger” ; it. fistola “flûte” ; lat. fistula)

>roum. a rafistola

– – – ø – fam.

En ce qui concerne ces trois verbes, on a affaire à une situation très

proche de la précédente, car il s’agit à nouveau d’un cas de métaphore, ou

plus précisément de polysémie « lâche ». De ces verbes, a trambala et a

jubila semblent s’être mieux installés dans le vocabulaire de la langue

roumaine puisqu’ils sont enregistrés dans tous les dictionnaires, le premier,

avec la même connotation de « familier » qu’en français (« Ea n-are cupeu

__________

34 « Par hasard, j’avais emporté dans ma poche une petite bouteille d’opium que je trimballais avec moi depuis quelque temps. » - Constant/ TLFi ; « Il faut le voir : il se prend pour le colonel Lawrence quand il se trimbale sur sa ferraille. » - Beauvoir/ TLFi.

35 « Au fond de moi-même je jubilais. Tant de chaleur à haïr suppose bien de l’attachement. » - Arnoux/ TLFi.

36 « Si quelque serrure allait mal, il [Goriot] l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : “Ça me connaît”. » - Balzac/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 182

să se trambaleze pe uliţa mare, în fiecare zi, la acelaşi ceas. » Petrescu/

DA), tandis que le second, entré depuis plus longtemps dans la langue (et

ayant une étymologie double, française et latine) fait partie de la langue

courante. Pour ce qui est de a rafistola, les choses sont un peu différentes

parce qu’il n’est consigné que par le MDN avec l’observation « mot familier »

et par le NDU qui ne fait aucune remarque sur son registre d’emploi.

7. Valeurs connotatives (appréciatives, dépréciatives) fortes

DA DEX’75 NODEX NDU DN’78 MDN

fr. mirobolant, -ante37 (adj.) (<mirobolard <myrobolan)

>roum. mirobolant,-ă

- (1967) litté-raire

– litté-raire

fam. fam.

fr. partouze38 /partouse (de partie)

>roum. partuză

– – – – – ø

fr. camelote39 (probablt. de camelotier “gros mercier”)

>roum. camelotă

– (1940)

rare ø rare rare ø

La septième catégorie de mots familiers français qui sont entrés en

roumain est représentée par des mots ayant des valeurs connotatives

(appréciatives ou dépréciatives) fortes. Ainsi l’adjectif mirobolant,-ă d’une

part est annoté « familier » par le MDN et le DN’78, comme en français,

tandis que le DEX’75 et le NDU précisent « littéraire » ; les deux autres

dictionnaires consultés ne l’enregistrent pas. D’autre part on a les noms

partuză et camelotă. Alors que nous n’avons trouvé le premier mot que

dans le MDN, et cela sans aucune indication supplémentaire, le second mot

__________

37 « Il accomplit en trois ans, au Congo, une carrière mirobolante. Il se taille un empire, devient quasiment le roi d’un peuple entier de nègres. » - Duhamel/ TLFi.

38 « En tant que fiancée, Madelon ne tenait peut-être pas son rôle aussi pudiquement qu’il eût fallu, elle excitait tout le monde, y compris les femmes, à ce point que je me demandais si tout ça n’allait pas se terminer en partouze. » - Céline/ TLFi.

39 « Ce règne de la camelote, du toc, du clinquant aura comme conséquence d’inonder le marché de meubles où la dorure galvanique empâte les bronzes… » - J. Viaux/ TLFi.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 183

n’est absent que du DA (1940). Mais si le NODEX et le MDN se contentent de

le consigner tout simplement, les autres dictionnaires (le DEX’75, le NDU et le

DN’78) lui ajoutent l’indication « rare ».

Conclusions

Notre étude montre que la plupart des mots familiers français perdent

cette connotation en roumain, où ils appartiennent surtout à la langue

courante. Deux catégories de facteurs se font remarquer :

a) Facteurs objectifs

1. Les mots familiers obtenus par dérivation en français ne sont plus

analysables en roumain où ils sont considérés tout simplement des mots

empruntés, puisque leur base de dérivation n’existe pas dans la langue

d’acceuil (v. clique>clică, mais cliquer n’a pas été emprunté ;

cascadeur>cascador, embêter>ambeta, commérage>comeraj, mais

cascader, bête, commère n’existent pas en roumain).

2. En ce qui concerne les onomatopées (ronron) et les métaphores

(sidérer, tonitruant, mais aussi rafistoler ou trimballer) il s’agit de

mécanismes qui fonctionnent de manière différente d’une langue à l’autre.

Ce qui pour un locuteur français est une onomatopée peut ne pas l’être pour

un locuteur roumain (cf. fr. plouf ou ploc – roum. pleosc, fr. ouah! ouah! –

roum. ham! ham!). La situation est encore plus délicate lorsqu’il s’agit de

métaphores, car elles sont soumises à des facteurs culturels qui varient

d’une langue à l’autre.

b) Facteurs subjectifs

1. On a pu constater que le dictionnaire de néologismes est parfois le

seul à enregistrer certains mots et souvent le seul à garder la connotation

« familier ». L’explication serait qu’une unité lexicale empruntée est

enregistrée premièrement par le dictionnaire de néologismes, qui va

chercher ses définitions sémantiques et les traits collatéraux (d’usage, de

construction, etc.) dans la langue source. A mesure que l’emprunt s’adapte

au système de la langue d’accueil, il est soumis à des modifications tant

phonétiques et grammaticales que sémantiques, ces dernières ayant un rôle

déterminant quant au niveau de langue où seront encadrés les mots

empruntés. C’est pourquoi, comme on a pu le constater, le dictionnaire de

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 184

néologismes reste plus fidèle à la situation qu’on a dans la langue source,

dans notre cas, le français, même si celle-là n’est plus valable en roumain.

Les autres dictionnaires, qui acceptent ces mots dans leur corpus plus

tard, les qualifient selon le degré dans lequel ils ont été assimilés par la

langue ; par conséquent, ils y figurent soit comme « littéraires » ou

« rares » (s’ils sont restés en marge du vocabulaire), soit dépourvus de toute

mention quant à leur emploi, ce qui laisse penser que ces mots

appartiendraient à la langue courante et qu’ils n’auraient aucune

connotation particulière en roumain.

2. Un autre facteur subjectif est le fait que les dictionnaires roumains

semblent parfois être moins sensibles à cet aspect, ce qui expliquerait, dans

certains cas, l’absence de toute observation concernant les niveaux de

langue où fonctionnent ces mots. D’autre part, il est vrai aussi que, dans

une situation telle que celle du DA dont la première série est parue entre

1913 et 1940/1948, l’absence de ces informations se justifie puisqu’à

l’époque la notion de niveaux de langue était absente dans la linguistique

roumaine. (D’ailleurs, si bon nombre des mots étudiés n’y figurent pas, on

peut supposer que c’est parce qu’ils n’étaient pas encore entrés dans la

langue ou peut-être, dans certains cas, parce que les mots en question

étaient encore considérés comme des mots étrangers.). Dans le DA – série

nouvelle – qui paraît depuis 1965, on peut constater que ce type

d’information commence à être fournie de manière de plus en plus précise

et constante.

Cependant il faut signaler que parfois les indications données par nos

dictionnaires quant au niveau de langue de tel ou tel mot sont

contradictoires et contrariantes. Par exemple, trois dictionnaires peuvent

offrir trois opinions différentes sur le même sujet. Pour gigolo le MDN ne

précise rien, donc on est supposé considérer le mot comme appartenant à la

langue courante, le NODEX indique « mot familier », tandis que le NDU le

considère comme un « mot français ». Pareil pour a complexa, considéré

cette fois comme « familier » par le MDN et courant / neutre par le NDU,

mais inexistant dans le NODEX qui pourtant consigne complex et

complexat.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 185

3. Enfin, une dernière observation porte sur la terminologie des

lexicographes, qui n’est pas toujours équivalente dans les deux langues, le

français et le roumain. Si on prend l’exemple du mot tipesă que le DA et le

NDU prennent pour un « mot familier » et « péjoratif », et le MDN pour un

« mot péjoratif », le terme pop. (populaire) employé par le NODEX ne peut

signifier que “vulgaire” et non “qui est créé, employé par le peuple et n’est

guère en usage dans la bourgeoisie et parmi les gens cultivés” (Petit Robert,

2000).

Pour conclure, soulignons encore une fois qu’un mot emprunté à une

langue étrangère subit plusieurs modifications avant d’être accepté et

totalement assimilé par la langue emprunteuse. Ces modifications ne con-

cernent pas seulement sa forme (orale ou graphique) et son sémantisme,

mais aussi ses connotations, parmi lesquelles ses registres d’usage.

Bibliographie

DA - Dicţionarul limbii române, seria veche : Bucureşti, Editura Academiei

Române, 1913-1949 ; seria nouă : Bucureşti : Editura Academiei Republicii Socialiste România, 1966-2005.

DEX - Dicţionarul explicativ al limbii române, Bucureşti : Editura Academiei Republicii Socialiste România, 1975.

DN’78 - MARCU, Florin & MANECA, Constant. Dicţionar de neologisme, ediţia a III-a, Bucureşti : Editura Academiei Republicii Socialiste România, 1978.

MDN - MARCU, Florin. Marele dicţionar de neologisme – CD-ROM, Bucureşti : Editura Litera Internaţional, [s.a.]

NDU - Noul dicţionar universal al limbii române, Bucureşti-Chişinău : Editura Litera Internaţional, 2006.

NODEX - Noul dicţionar explicativ al limbii române - CD-ROM, Bucureşti : Editura Litera Internaţional, [s.a.]

PR 2001 - ROBERT, Paul & REY, Alain. Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, (CD-ROM, version 2.1., Paris : Dictionnaires le Robert / VUEF, 2001)

TLFi - Trésor de la langue française informatisé, atilf.atilf.fr/tlf.htm. PR 2001 - ROBERT, Paul & REY, Alain, Nouveau Petit Robert. Dictionnaire

alphabétique et analogique de la langue française, (CD-ROM, version 2.1., Paris, Dictionnaires le Robert / VUEF, 2001)

TLFi - Trésor de la langue française informatisé, atilf.atilf.fr/tlf.htm.

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Les noms collectifs. Esquisse pour une typologie

Eugenia-Mira TĂNASE

Université de l'Ouest de Timişoara

Abstract

Collective nouns form a heterogeneous class; the only criterion that

applies to all its elements is a semantic one: collective nouns refer to

pluralities of objects using the linguistic form of a singular.

The syntactical behavior of the collective nouns depends on the structure

of their content. It is specialized according either to the nature of the

elements each collective noun can express (from general multitudes to

specialized collections), or to the number of elements considered (exact

quantities expressed by nouns derived from numerals or from scientific

radicals of Greek or Latin origin, vs totalizing terms incompatible with

quantification). The collective nouns displayed between the two poles both on

the quantity and on the quality axis gather around two prototypical terms:

groupe and ensemble.

Présence constante dans les écrits linguistiques consacrés au français

depuis bientôt cinq siècles1, le terme collectif est adopté tant par les

grammaires qui s'y intéressent pour statuer sur l'accord du verbe avec un

certain type de sujets, que par les ouvrages descriptifs – sémantiques avant

la lettre – qui tentent de classer les noms en fonction de différents critères

logiques ou morphologiques et qui arrivent ainsi à créer des oppositions

tantôt entre les collectifs et les partitifs (Fréville 1810, 47), tantôt entre les

collectifs et les noms individuels.

L'ancienneté du terme, la variété des domaines linguistiques qui l'ont

exploité et les différents angles sous lesquels sa référence a été observée ont

__________

1 En 1550 déjà, Louis Meigret, dans son Tretté de la grammere francoeze, relevait l'existence des « noms singuliers, qi signifiet pluralité en terminezon singuliere : come peuple, conçile, assemblée [...] » (Meigret 1888, 49)

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contribué à l'élargissement extrême de son contenu, si bien qu'il a fini par

englober des classes aussi diverses que les dérivés nominaux en –ain, –aine

à base numérale (Maupas 1632, 112), parfois les adjectifs numéraux mêmes,

en passant par les emplois stylistiques particuliers, tels que les noms

abstraits, les singuliers à valeur de pluriel (Grimarest 1712, 135-144), et

allant jusqu'aux substantifs communs qui, tout en ayant une forme de

singulier, désignent « un assemblage de personnes ou d'objets de la même

espèce » (Bescherelle & de Gaux 1854, 33).

Ces formes de structure et d'apparence variées, lexèmes simples ou

suffixés, ont en commun le seul fait d'exprimer l'idée de pluralité, de

multitude, autrement que par le morphème du pluriel.

En revanche, leur comportement grammatical face aux critères tels

que la possibilité :

– de figurer en position de N1 dans des structures N1 de N2 (pl.) :

un groupe d'étudiants ;

– de permettre, lorsque cette structure remplit la fonction sujet, que

l'accord du verbe se fasse au singulier ou au pluriel (avec N1 ou avec N2),

d'après le sens : Un groupe de touristes anglais est passé / sont passés au

poste de contrôle ;

– de tolérer la reprise du groupe nominal par un anaphorique de

forme plurielle (ils / elles) du fait de la référence logique, constituée par une

multitude d'éléments décelables en tant qu'individus : La police a arrêté

une bande de malfaiteurs. Ils ont avoué être les auteurs de plusieurs

cambriolages dans ce quartier ;

– d'accepter une épithète du genre (peu) nombreux, innombrable :

une assistance nombreuse, une foule innombrable, est loin d'être unitaire.

L'hétérogénéité structurelle de la classe des collectifs, ainsi que le

faible rendement de la distinction entre les noms individuels et les noms

collectifs font que les grammaires actuelles du français abordent souvent ce

sujet dans le seul but de compléter le tableau des catégories logico-

grammaticales caractéristiques des noms et non pour y puiser les causes

profondes de quelque mécanisme syntaxique régulier. Pour ce faire, il serait

nécessaire de réduire l'extension de la classe des collectifs selon un critère

purement fonctionnel :

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 189

Une façon de sauver le nom collectif consisterait à répertorier dans ce

cadre les quantifiants un(e) groupe / cortège / bande / troupe / foule

/ foultitude / masse / poussière / procession / tapée / kyrielle... de =

« beaucoup de » [...] (Wilmet 1992, 60).

Or ce tri à opérer parmi les noms collectifs conduirait à l'exclusion des

noms comme forêt, flotte, service (de table), qui désignent, eux aussi, des

référents complexes, formés d'éléments identifiables en tant qu'individus

par ailleurs autonomes (arbre, navire, assiette), et qui, du point de vue

sémantique, ne sont pas moins collectifs que la série précédente.

< Groupe > et < Ensemble >

Si l’on tente de constituer l’inventaire lexical de la classe des collectifs

à partir des dictionnaires généraux de langue2, on constate que les

définitions de ces noms s’articulent principalement autour de deux termes

génériques : groupe et ensemble.

L’archilexème groupe réunit 169 noms3, tandis qu’ensemble figure

dans la définition de 1243 lexèmes nominaux4 compris dans la

__________

2 Nous avons tenté l’expérience à l’aide du Petit Robert électronique, édition 2001, dorénavant cité comme PR 2001.

3 dont : archipel "GROUPE d’îles" ; bouquet "GROUPE d’arbres plantés pour l’agrément" ; tétrade "GROUPE de quatre éléments". En fait, la liste des collectifs enregistrés sous le générique "GROUPE" contient aussi : - des noms de grande généralité : amas, assemblée, classe, collectif, communauté, ensemble, espèce, lot, masse, massif, race, rassemblement, réunion, série, sous-groupe ; - des noms désignant des formations militaires : brigade, commando, compagnie, corps, détachement, division, escadrille, escadron, escouade, faction, milice, patrouille, peloton, phalange, piquet, plastron, troupe ; - des noms collectifs ayant trait à l’organisation sociale : caste, clan, club, empire, gens, groupuscule, nation, oligarchie, peuplade, phratrie, république, société, tribu ; - des noms dont le référent collectif est organisé en fonction de quelque activité : bande, chœur, clique, concertino, école, équipe, lobby, orchestre, ordre, parquet, parti, secte, séminaire, trust ; - des noms désignant des groupements humains en déplacement : caravane, convoi, cortège, horde ; - des pluriels (surtout appartenant aux classifications scientifiques) : discomycètes, eubactéries, herbivores, hexacoralliaires, mysticètes, ostréidés, pyrénomycètes, vers – en biologie, tubéracées, zygomycètes – en botanique, stégocéphales, stéréospondyles – en paléontologie, lanthanides – en chimie, taurides – en astronomie ;

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- des noms d’espaces habitables ou réservés aux activités sociales, qui désignent par métonymie les occupants de ces espaces : atelier, bureau, camp, chapelle, cité, poste, pupitre, résidence, village. 4 dont : peuple "ENSEMBLE d’êtres humains" ; bétail "ENSEMBLE des animaux entretenus pour la production agricole" ; bestiaux "ENSEMBLE des animaux que l’on élève dans une exploitation agricole" ; addenda "ENSEMBLE des notes additionnelles à la fin d’un ouvrage" ; affectivité "ENSEMBLE des phénomènes de la vie affective" ; amphithéâtre "ENSEMBLE des étudiants d’un amphithéâtre". Les noms d’"ENSEMBLE" présentent à leur tour un éventail de sous-catégories bien diverses : - des termes généraux : association, assortiment, branche (écon.), catégorie, classe, collection, collectivité, composé, couple, éventail (fig.), faisceau, fourbi (fam.), génération, gerbe (fig.), groupe, intersection de deux ensembles, intervalle (maths.), kit, lot, masse, massif, paire, pool (génétique), promotion, section, série, service, stock (biol.), succession, union ; - des noms de grandes formations militaires : armée, infanterie, flotte ; - des noms désignant des regroupements sociaux : aristocratie, bourgeoisie, bureaucratie, cavalerie, colonat, colonie, élite, empire, establishment, ethnie, famille, fratrie, gotha, happy few, harem, jet-set, jeunesse, nation, nomenclature, peuple, population, racaille, société ; - des réunions formées autour du trait ‘occupation’ ou ‘activité’ : artisanat, chapelle, clergé, clique, collège électoral, commissariat, concurrence, diplomatie, école (spécialt.), électorat, équipage, conseil de fabrique, flicaille, génie civil, intellectualité, jury, lectorat, main-d’œuvre, moinerie, orchestre, pack (rugby), patronat, paysannat, paysannerie, personnel, police, rabbinat, salariat, secte, valetaille ; - des noms qui désignent les groupements humains en déplacement : cohorte, convoi, émigration ; - des "pluralia tantum" et certains emplois pluriels : archives, armoiries, bordages (mar.), communs, cordes, cuivres, entrailles, finances, fondations, fonds, forces, fortifications, frais, funérailles, habits, hardes, invisibles, (comm.), mathématiques, papiers d’identité, préliminaires, sanitaires, transports, vêtements, addenda ; - des singuliers à sens pluriel : le laitier, le linge, la main-d’œuvre, le mérite, le meuble, le militaire, le moral (vieilli), la mystique, le naturel, le physique, le plissé, le poil, le public, la publicité, le rituel ; - des méronymies : abat-son, aérogare, aéroport, blason, cahier (imprim.), carillon, corolle, coron, couronne, fascicule, marguerite (mar.), nature, plancton ; - des métonymies LIEU > OCCUPANTS : amphithéâtre, atelier, banlieue, basse-cour, bâtiment, buffet, bureau (vx.), cabinet (anciennt.), cité, corbeille de mariage, couvent, cuisine, écurie, édition, église, garde-robe, maison, palette, panoplie, poulailler, rédaction, sécurité, toilette, vestiaire ; - des notions abstraites appartenant aux terminologies scientifiques : agriculture, avifaune, biocénose, biosphère, botanique, byte (inform.), caractère, complexe (psychol.), conjugaison, contexte, corpus, déclinaison, dispositif, faune, flore, francophonie, iconographie, Islam, lexique, océanologie, paradigme, sémème, strophe, vocabulaire ; - des collectifs de totalité formés par suffixation : -age : achalandage, appareillage, attelage, balisage, boisage, branchage, dallage, feuillage, haubanage, lignage, pelage ;

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 191

nomenclature du PR 2001. Il n'est pas rare que groupe et ensemble figurent

tous les deux, successivement, dans les définitions des mots polysémiques5.

Il arrive, de surcroît, que l’on définisse ces deux termes l’un par

l’autre. Ainsi, groupe peut désigner un "ENSEMBLE de personnes réunies

dans un même lieu", ou bien un "ENSEMBLE (de choses) ayant une

cohérence de nature ou spatiale", alors qu’un ensemble (n.m.) de…

représente un "GROUPE de plusieurs personnes, plusieurs choses réunies en

un tout", ou (spécialt.) un "GROUPE d’habitations ou de monuments".

En réalité, le contenu du lexème groupe et celui du nom ensemble

diffèrent par la manière dont les réunions d’éléments désignés sont

conçues.

Structure

Le ‹ GROUPE › se doit d’être envisagé comme une collection, un

rassemblement d’objets ou d’individus de nature identique, aux caracté-

ristiques partagées, ou répondant à des critères communs. Dans une

-ance : ascendance, descendance, maistrance (mar.) ; -ée : chambrée, couvée, lignée, maisonnée, portée, tablée ; -èle : clientèle ; -erie : aumônerie, batellerie, batterie, bijouterie, billetterie, bimbeloterie, copinerie, cristallerie, imagerie, imprimerie, maroquinerie, marqueterie, ménagerie, mercerie, parfumerie, passementerie, robinetterie, viennoiserie ; -ier, -ière : casier, clavier, courrier, dentier, fichier, gibier, gravier, mobilier, crinière ; -ité : activité, actualité, affectivité, animalité, arabité, criminalité, pilosité ; -ique : connectique, dialectique, diététique, domotique, héraldique, logistique, mimique, novotique ; -ment : ameublement, approvisionnement, habillement, harnachement ; -tion : administration, agglomération, civilisation, contraception, décoration, délégation, dentition, musculation ; -ure : chevelure, denture, musculature, ossature, toiture. 5 Par exemple : cité ouvrière, cité-dortoir "ENSEMBLE de logements...", ◊ "GROUPE d’immeubles, de tours muni d’équipements" ; convoi 2. "ENSEMBLE de voitures militaires", 3. "GROUPE de véhicules qui font route ensemble…", 5. "GROUPE important de personnes qu’on achemine vers une destination" ; bouquet 1. "GROUPE serré (d’arbres, de végétaux)", 3. (télév.) "ENSEMBLE de programmes télévisés payants[…]" ; massif 2.(cour.) "GROUPE compact (d’arbres, d’arbrisseaux dans un parc)", 3. (géogr.) "ENSEMBLE montagneux de forme massive […]".

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 192

réunion du type ‹ GROUPE ›, les entités composantes gardent leur

individualité intacte. Le ‹ GROUPE › est donc formé d’une multitude / un

nombre de référents perçus comme une classe d’éléments construite en

vertu de quelque(s) trait(s) commun(s) qui lui confère(nt) de

l’homogénéité.

Les éléments du ‹ GROUPE › répondent dans la même mesure à ce(s)

critère(s) ; l’adjonction ou la soustraction des éléments ne change pas la

nature du groupe. On peut appeler groupe de personnes toute réunion

"isolée" d’un nombre d’individus égal ou supérieur à trois (d’étendue

supérieure à celle de couple), ou toute réunions d’un nombre d’individus

égal ou supérieur à deux (la pluralité minimale) lorsque le groupement est

sous-ensemble d’un groupe plus nombreux : « Les invités vinrent par petits

groupes, par groupes de deux » (PR 2001, groupe, 2.◊).

L’‹ ENSEMBLE ›, composé lui aussi d’une pluralité d’éléments, est

envisagé comme une unité, comme un tout, où l’individualité référentielle

des éléments constitutifs passe au second plan, alors que s’impose à l’esprit

l’idée de cohésion, de composition, d’une construction plus complexe que

celle du ‹ GROUPE ›. Bien que formé d’éléments identifiables, l’ensemble

acquiert une essence propre, et le rapport qu’il entretient avec ses

composants est du type méronymique (tout / parties).

Composition

Tandis que les éléments d’un groupe sont identiques, semblables ou

équivalents : une bande de jeunes, un troupeau de vaches, un bouquet de

fleurs, les éléments de l’ensemble doivent juste coexister ou fonctionner

comme un tout : un ensemble jupe-veste est formé de deux pièces

d’habillement différentes, un ensemble décoratif est constitué de pièces de

mobilier de nature diverse, mais allant ensemble, un ensemble

instrumental comporte des instruments différents, qui jouent chacun sa

partie dans l’interprétation d’une même pièce de musique.

L’homogénéité compositionnelle et la structure interne qui permet

aux éléments de conserver leur individualité / autonomie dans la multitude

font des réunions du type ‹ GROUPE › de meilleurs exemples de collectifs,

alors que les ‹ ENSEMBLES › franchissent souvent le seuil des simples

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 193

pluralités, pour devenir des entités complexes concevables à leur tour

comme des référents unitaires : une oliveraie est une plantation d’oliviers /

un terrain planté de… ; un orchestre est une formation musicale ; l’ossature

est un squelette, une charpente.

De ce fait, le sème essentiel dans la définition du ‹ GROUPE › est la

pluralité des éléments contenus, alors que le critère fondamental pour la

constitution de l’‹ ENSEMBLE › est la structure organisée en un tout, qui

pourrait – à la rigueur – fonctionner comme un système.

Il en résulte que les collectifs ‹ GROUPE › sont pour les noms

d’individus ce que les quantificateurs sont pour les noms de masse (un

troupeau de moutons / un kilo de farine), cependant que les collectifs

‹ ENSEMBLE › se rapprochent des noms d’individus par leur référent

unitaire, voire des massifs par l’effacement de l’autonomie de leurs parties6.

Un groupe nombreux et Un grand ensemble

L’évaluation quantitative applicable aux collectifs ‹ GROUPE › et aux

collectifs ‹ ENSEMBLE › découle de la structuration de leurs concepts,

respectivement comme une réunion d’éléments ou comme un système

globalisateur. Les collectifs ‹ GROUPE › acceptent la détermination par

nombreux, innombrable parce que leurs éléments composants continuent

d’être identifiables en dépit de leur réunion. Ces éléments se laissent encore

dénombrer et les dimensions du groupe peuvent alors être exprimées par

un numéral :

un groupe nombreux d’admirateurs = vingt / cent /mille

admirateurs.

En fait, la qualification nombreux, innombrable évalue le nombre

d’individus, elle quantifie logiquement le N2 (pl.) et c’est par métathèse

qu’elle est transférée au nom collectif :

de nombreux employés > un groupe nombreux d’employés.

__________

6 La conséquence sémantique (ou la preuve de cette conceptualisation spéciale des collectifs ‹ ENSEMBLE ›) est la perte du sentiment de la motivation lexicale dans le cas des formations telles que balustrade "rangée de balustres portant une tablette d’appui", puis "toute clôture à hauteur d’appui et à jour", ou colonnade "file de colonnes sur une ou plusieurs rangées, formant un ensemble architectural".

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Les collectifs ‹ ENSEMBLE ›, du fait d’effacer l’autonomie de leurs

éléments, demandent à être évalués quantitativement comme une unité :

par conséquent, c’est l’estimation de leurs dimensions qui s’impose à

l’esprit et l’ensemble est alors grand, important, imposant, mais jamais

nombreux.

Remarques

1. Évidemment, rien n’empêche que les collectifs ‹ GROUPE › soient

envisagés comme des formations compactes, que leur évaluation soit plutôt

spatiale que numérique (Les manifestants avançaient par grands / petits

groupes), alors que les collectifs ‹ ENSEMBLE › refusent par définition leur

projection dans la classe complémentaire : *une forêt nombreuse (mais

épaisse, étendue), *une argenterie innombrable (mais beaucoup d’argente-

rie), *une chevelure nombreuse (mais une chevelure bien fournie).

2. La détermination quantitative par nombreux / innombrable est

exclue dans le cas des collectifs hyponymes de ‹ GROUPE › qui complètent

leur sème ‘réunion d’éléments’ par une évaluation intrinsèque sur la taille

de ces regroupements. Dans cette situation se trouvent quatre classes de

collectifs du type ‹ GROUPE ›, à savoir :

- les réunions d’un petit nombre d’éléments : cénacle, cercle, club

(d’hommes de lettres, d’artistes, de philosophes) ; poignée (d’hommes, de

mécontents) ; quarteron (de conjurés, de généraux) ; cluster (d’îles,

d’étoiles, de traits sémantiques) ;

- les réunions d’un grand nombre d’éléments : multitude, multiplicité,

abondance, pluralité, quantité, myriade, nombre, une quantité de, (fam.)

flopée, flot, une foule de, (fam.) foultitude, un tas de ;

- les réunions d’un nombre défini d’éléments : (2) digramme

(‘lettres’), distique (‘vers’) ; (3) terne (‘numéros’ / ‘câbles’), triade

(‘personnes’ / ‘choses’), trinité (‘personnes’ / ‘dieux’ / ‘principes’),

trigramme (‘lettres’), trilogie (‘pièces de théâtre’), trio (‘instruments’, ‘voix’,

‘personnes’, ‘chevaux’), triolet (‘notes d’égale valeur’), troïka (‘chevaux’,

‘dirigeants politiques’, ‘entreprises’) ; (4) quatuor (‘instruments’, ‘voix’),

tétrade (‘éléments’) ; (6) sextolet (‘notes égales’) ; (7) semaine (‘jours’,

‘bracelet’, ‘anneaux de bague’, ‘objets semblables’) ; (9) ennéade

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(‘personne’, ‘choses’), neuvaine (‘exercices de piété et de prières, qu'on fait pendant neuf jours consécutifs’) ; (10) décapole (‘villes’) ;

- les dérivés à base numérale, non spécialisés quant à la substance des

référents (‘unités’, ‘êtres’, ‘objets’) réunis : huitaine, dizaine, douzaine,

quinzaine, vingtaine, trentaine, quarantaine, cinquantaine, soixantaine,

centaine.

3. Il existe en revanche, parmi les collectifs définis comme des

‹ ENSEMBLE ›, deux séries de noms suffixés qui acceptent la détermination

quantitative par nombreux. Il s’agit :

- des dérivés en –ée : assemblée, chambrée, maisonnée, tablée, litée,

nichée, couvée, portée, fournée, nuée, lignée, cordée, chevauchée, (fam.)

flopée, (fam.) chiée7, formés soit à partir d’une base nominale, soit sur une

base verbale. Dans le premier cas, le nom désigne le lieu qui limite l’étendue

de l’ensemble dans l’espace, en lui imposant ses propres dimensions.

L’ensemble n’est plus, alors, "la totalité des éléments X", mais "la totalité

des éléments X contenus dans cet espace". Devenues ensembles fermés, ces

réunions empruntent certains traits des réunions du type ‹ GROUPE › et

acceptent d’être soumises à l’évaluation numérique : une chambrée de vingt

soldats, une tablée de douze personnes, une cordée de six alpinistes. Par

conséquent, aucune raison logique ne s’oppose plus à la qualification de ces

collectifs par nombreux8. Dans le second cas, la délimitation des groupes /

ensembles est donnée par le verbe-base, à l’exclusion des autres éléments

qui ne participent pas à l’action désignée par celui-ci : une couvée, une

portée "l’ensemble des petits d’un oiseau / d’un mammifère qui ont été

couvés / portés en même temps" ; une chevauchée "troupe de personnes qui

chevauchent, qui se déplacent à cheval ensemble".

- des formations en –ance, -ence (ascendance, descendance,

assistance, audience, dissidence) et en –oire (auditoire) – d’origine latine,

__________

7 A l’exception des quantificateurs "de capacité", spécialisés dans la mesure des matières (substantifs non comptables) : une cuillerée d’huile, une poignée de farine, une pelletée de terre, etc.

8 Le raisonnement ne s’applique pas aux collectifs dérivés sémantiquement à partir des noms de lieu, par le mécanisme de la métonymie (LIEU > PERSONNEL, OCCUPANTS DU LIEU) : ambassade, amphithéâtre, atelier, bureau, dortoir, nid, pupitre, ville, village.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 196

mais soutenues par l’existence d’une base verbale (parfois encore) transpa-

rente, qui annonce le critère limitatif pour la constitution de ces réunions

fermées. Ces noms désignent "l’ensemble des personnes qui précèdent X /

descendent de X / assistent à X / écoutent X / se séparent de X".

En revanche, les suffixés à base nominale (feuillage, bétail,

paysannat, bijouterie, gendarmerie, baraquement, argumentation,

musculature) sont mieux ancrés dans la classe des collectifs de totalité et

donc moins enclins à recevoir l’estimation quantitative par nombreux.

Exception : les formations en –ie : aristocratie, bourgeoisie.

Une troupe d’acrobates et Un orchestre

Pour ce qui est des collectifs et de leur rôle dans le réglage de l’accord

verbal et de l’anaphore (au singulier ou au pluriel, selon le sens), la

situation paraît plus claire, du moins pendant la constitution des classes

respectives de noms qui acceptent et de noms qui refusent d’entrer dans ces

relations duales dans le contexte syntaxique.

L’accord en nombre est oscillant seulement lorsque le sujet contient

lui-même le singulier et le pluriel dans son expression. Autrement dit, le

problème de l’accord selon le sens ne se pose que si le sujet est constitué

d’un syntagme de forme N1 (sg.) de N2 (pl.) : « Une foule de visiteurs ont

admiré ce tableau. » / « Une foule de manifestants défilait. » (Dubois &

Lagane 1993, 175).

Il en résulte que seuls les noms collectifs recevables en position de

N1, donc capables de supporter un complément "de nature" introduit par

de, intéressent du point de vue de l’accord de la reprise pronominale

(duale).

Ce critère conduit à l’exclusion des collectifs :

– qui contiennent le complément de nature dans leur forme lexicale, à

savoir les dérivés à base nominale qui sont des collectifs globalisants par

excellence (plumage, argenterie) et les composés dont l’un des formants

indique la nature des entités réunies (bibliothèque, pinacothèque,

filmothèque, logithèque) ;

– qui incluent l’information sur la nature des éléments composants

dans leur sémème : alphabet (‘lettres’), archipel (‘îles’), bosquet (‘arbres’),

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botte (‘végétaux coupés’), cuadrilla (‘toreros’), fascicule (‘feuilles’, ‘cahiers’),

futaie (‘arbres hauts’), hallier (‘buissons serrés, touffus’), harde (‘cerfs’,

‘daims’), harpail (‘biches’, ‘jeunes cerfs’), incise (‘mots’, ‘notes de musique’),

périphrase (‘mots’), récif (‘rochers’), service (‘objets utilisés pour servir à

table’), touffe (‘grands végétaux’), tournure (‘mots’+’construction déter-

minée’), trophée (‘ornements’, ‘emblèmes’), pour les (‘humains’) : clan,

isolat, nation, phratrie, peuplade, race, tribu, pour les (‘soldats’) : brigade,

cohorte, commando, détachement, escouade, division, garnison, garde,

guérilla, milice, patrouille, peloton, phalange, poste, piquet, plastron,

section, unité, pour les (‘religieux’) : mission, ordre, secte, etc. ;

– qui circonscrivent également la nature de leur référent, suite à la

réduction extrême de leur domaine d’emploi (terminologisation). En

musique, par exemple, les noms suivants renvoient à des référents

complexes : anticipation (‘notes’), armature (‘dièses et bémols’), concertino

(‘solistes’), gruppetto (‘3-4 petites notes autour d’une note principale’),

neume (‘notes émises d’un seul souffle’) ; il en est de même de certains

termes en biochimie : caténane (‘molécules’), endorphine (‘peptides’),

lipochrome (‘pigments’), porphyrine (‘dérivés du pyrrol’) ; en botanique :

inflorescence, verticille ; en zoologie : oothèque, polypier, etc.

La classe des collectifs pour lesquels la complémentation nominale

reste obligatoire est constituée par :

– les noms en –aine, dérivés des adjectifs numéraux, qui désignent

des réunions de n’importe quelles entités comptables (douzaine,

vingtaine) ;

– les termes de grande généralité, équivalents de l’archilexème

groupe – réunion, groupement, collection : (une réunion d’objets dispa-

rates, un groupement d’usines, une collection de papillons) ;

– les synonymes de l’archilexème ensemble – assemblage, agglo-

mération, quand ils sont précédés de l’article indéfini : un assemblage de

pièces, une agglomération de peuples. La prédétermination par l’indéfini

un, une modifie, en effet, le sens du collectif : au lieu de référer à l’ensemble

des éléments nommés par le N2, comme dans : l’association des anciens

combattants, la réunions des syndicats, la masse des travailleurs, le N1

accompagné de l’article indéfini réfère à un sous-ensemble, dont la

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 198

conception est proche de la structure de type ‹ GROUPE › : une assemblée de

badauds, une masse de documents / d’abeilles ;

– les noms d’ensembles spécialisés, lorsqu’ils sont employés au figuré,

pour désigner des réunions d’éléments d’une nature particulière, qui

demande à être précisée à travers un complément de N2 (pl.) : une

constellation de lumières, un convoi de marchandises, une armée de

termites. Ce genre d’emploi que connaissent certains collectifs est rendu

possible par l’effacement de cette partie de leur contenu qui précise la

nature des éléments constituants, ayant pour résultat le renforcement du

trait [‘groupement’] et d’une éventuelle évaluation quantitative [‘±grand

nombre d’éléments’]. Le mécanisme de l’extension de sens transforme ces

lexèmes en « noms quantifiants contextuels » (Markussen s.a., 2) ;

– certains noms d’ensembles, lorsque leurs éléments composants

subissent une sélection, une spécialisation qui restreint la référence depuis

la généralité absolue vers une désignation limitée : une forêt de hêtres / de

sapins, un orchestre de cordes, un essaim de papillons.

Conclusions

La classe des collectifs se présente comme un ensemble hétérogène

composé de noms dont le seul trait commun est leur capacité de désigner

une pluralité à travers une forme lexicale employée au singulier.

Les différences de comportement syntaxique (leur possibilité de

figurer en position de N1 dans les structures de type N1 (sg.) de N2 (pl.),

ou de gérer une détermination quantitative par nombreux) proviennent de

la façon dont leur contenu est organisé. Celui-ci peut être calibré pour

désigner

– des réunions d’éléments de nature indéterminée (collectifs de

grande généralité), jusqu’aux groupements précis (collectifs spécifiques),

– des séries limitées quant au nombre des éléments contenus

(collectifs formés à partir des numéraux ou de radicaux exprimant une

quantité numérique), jusqu’aux ensembles totalisateurs ou aux collections

ouvertes (qui refusent toute quantification, désignant plutôt la classe

d’éléments que leur réunion).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 199

Entre les deux pôles de généralisation / spécialisation tant quantita-

tive que de nature s’ouvre tout un éventail de noms collectifs qui répondent

plus ou moins bien à ces critères sémantiques. Il en résulte un système

hétérogène dont les lexèmes sont organisés autour de deux termes

prototypiques : groupe et ensemble. Les limites entre ces deux notions ne

sont pas toujours nettes, ces termes-noyaux étant à leur tour polysémiques

et parfois synonymes dans certaines de leurs acceptions.

Bibliographie ARRIVÉ, Michel, GADET, Françoise & GALMICHE, Michel. La grammaire

d'aujourd'hui : guide alphabétique de linguistique française, Paris : Flammarion, 1986.

BESCHERELLE, H. & DE GAUX, Litais. Grammaire nationale, Paris : Garnier Frères, 1854.

DUBOIS, Jean & LAGANE, René. La Nouvelle grammaire du français, (1973), Paris : Larousse, 1993.

FLAUX, Nelly & VAN de VELDE, Danièle. Les noms en français : esquisse de classement, Ophrys, 2000.

FLAUX, Nelly. « Le classement des noms de quantité », in Xavier Blanco, Pierre-André Buvet, Zoé Gavriilidou. Détermination et formalisation, coll. "Linguisticae Investigationes Supplimenta 23", Universitat Autonoma de Barcelona (24-25 février 2000) : John Benjamins Publishing Company, 2001, p. 151-162.

FRÉVILLE, Anne-François-Joachim. Encyclopédie grammaticale, Paris : Lepetit / Blanchard & Co, 1810.

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GRIMAREST, Jean-Léonor de. Éclaircissements sur les principes de la langue françoise, Paris : Florentin Delaulne, 1712.

MARKUSSEN, Mona. « Trois emplois de la construction binominale N1 + de + N2 en français moderne et la fonction quantifiante », www.ruc.dk/cuid/publikationer/publikationer/XVI-SRK-Pub/LSC/LSC11-MonaMarkussen/

MAUPAS, Charles. Grammaire et syntaxe françoise, Rouen : Jacques Caillove, (3e édition), 1632.

MEIGRET, Louis. Le Tretté de la grammere francoeze, (1550), Heilbronn : Verlag von Gebr. Henninger, 1888.

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VINET, Marie-Thérèse & FASSI FEHRI, Abdelkader. « Pour une division des N en quatre termes : la quantification en français », Actes du congrès annuel de l’Association canadienne de linguistique, 2005 - www.usherbrooke.ca/dlc/personnel/profs/mt_vinet.html

WEINRICH, Harald. Grammaire textuelle du français, (traduit par Gilbert Dalgalian et Daniel Malbert), Paris : Éditions Didier, 1989.

WILMET, Marc. Grammaire critique du français, Louvain-la-Neuve : Duculot, 1997.

Page 201: AGAPES FRANCOPHONES 2008

III. Didactique et traductologie

Le certificat de qualité en traduction pour le traducteur

freelance : DIN CERTCO ou EN 15038 ?

Adina POPA, Traductrice indépendante

Produit pédagogique sur objectifs spécifiques

et curriculum scolaire

Daniela POPA, Collège Technique de Timişoara

La problématique de la thématisation dans l'élaboration des

manuels alternatifs de FLE des collèges roumains

Aurelia TURCU, Université de l’Ouest, Timişoara

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Le certificat de qualité en traduction pour le traducteur freelance :

DIN CERTCO ou EN 15038 ?

Adina POPA Traductrice indépendante

Abstract

Quality certificates for a freelance translator: DIN CERTCO or

EN 15038?

The paper presents some concepts about standards, quality in

translations, how do quality standards influence the work of a freelancer, etc.

There is a presentation of the quality certificates for this type of activity.

Bearing in mind all the effort put into obtaining and maintaining the

certifications (additional bureaucracy, more paperwork, more reports, more

rules and the collection and storing of unnecessary documents, records and

statements), it sometimes seems that using ISO and EN solely as a marketing

tool is simply not beneficial enough to make it worthwhile for freelance

translators and translation agencies. I must agree – marketing impact alone

and the tenders are not sufficient gratification for the huge amount of work a

freelancer undertakes in order to be ISO or EN certified.

Introduction

Si vous avez traduit, vous traduisez aujourd'hui et vous traduirez

demain tout document par un document parfaitement homologue en

considérant que ceci répond invariablement au besoin du donneur

d’ouvrage, quel que soit le document à traduire, et quelle que soit la finalité

de la traduction, vous pouvez sauter la présente section.

Nous pensons que les «vrais» traducteurs n'ont pas attendu

l'ISO9000+ ou la DIN2345, ou même SR EN 15038 pour se préoccuper de

la qualité en traduction. La nouveauté, c’est d’utiliser plus souvent des

termes comme : «Certifié Qualité», le « discours qualité », « l’ambiance

qualité », « l’assurance qualité » ou le « système qualité ».

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AGAPES FRANCOPHONES 2008

204

Cette politique est si insistante parce qu’il y a des intérêts, la

certification étant un marché juteux ― pour les consultants, les organismes

de certification et autres. La certification ou, au moins, la « promesse de

qualité », est un argument commercial très fort.

On comprend donc que les notions et pratiques de qualité, de

procédures, de certification, d’indicateurs, ou de gestion de la qualité, sont

en voie de généralisation dans le monde de la traduction.

Pour comprendre les éléments qui suivent, il est bon de définir la

« norme » et le « système qualité ». Nous continuerons notre démarche

avec l’historique des normes européennes de qualité en traduction et avec

les étapes du processus de traduction.

Nous voulons dans le présent article répondre à la question : qu’est-ce

que le traducteur freelance / indépendant peut implémenter ? DIN

CERTCO ou EN 15038 ?

La norme

Toute norme est conçue comme un ensemble de spécifications

techniques respectées afin de garantir le plus haut niveau de qualité. Elle

est élaborée en collaboration et avec le consensus de tous les intéressés et

elle est approuvée par un organisme qualifié sur le plan national, régional

ou international, pour simplifier les relations contractuelles.

Un document doit remplir deux conditions pour être considéré

comme une norme : les moyens et les méthodes décrits doivent être

reproductibles en utilisant et respectant les conditions qui sont indiquées et

il doit avoir reçu la reconnaissance de tous.

Dans le cas général, un fabricant ou un prestataire de service n'est pas

obligé de suivre une norme. Celle-ci peut cependant être imposée par un

donneur d’ordre pour la réalisation d’un contrat. Il y a plusieurs types de

norme : normes fondamentales, normes de spécifications, normes d’analyse

– d’essais et d’organisation.

L’information normative est donc un moyen indispensable par : la

fiabilité (résultat du produit ou de l’activité normalisée), la simplicité

(réduction du nombre des variétés et unification de la terminologie),

l’économie (réduction du coût de production, de planification, des procédés,

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AGAPES FRANCOPHONES 2008

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des techniques), la coopération (aux niveaux : national et international), la

pluridisciplinarité (les domaines techniques, économiques et sociaux de

l’activité), l’actualité (mise à jour en fonction de l’évolution du progrès

technique) et la qualité (les critères, les méthodes et les procédures pour le

contrôle et l’évaluation des aspects normalisés). Le contenu d'une norme peut être protégé par des droits de propriété

intellectuelle en plus de ceux de l'éditeur de la norme. C’est le cas par exemple des normes européenne CEN ou internationales : ISO. Pour les normes, dans un tel cas, le propriétaire des droits s'engage à vendre ses droits à tout le monde à un tarif raisonnable et non discriminatoire.

L’organisation de normalisation la plus importante est l’ISO. Ensuite, on distingue les organisations régionales de normalisation qui ont des activités reconnues dans le domaine de la normalisation au niveau régional. Généralement intégrées à l’ISO, les organisations régionales sont ouvertes à tout organisme national représentant un pays à l’intérieur d’une seule et même zone géographique, politique ou économique. Nous pouvons citer le Comité Européen de Normalisation (CEN), fondé en 1961, dans le but de développer des activités de normalisation au niveau européen pour favoriser les échanges des produits et des services.

Les résultats des activités des organismes européens de normalisation sont les normes européennes (EN), des documents harmonisés et des normes expérimentales.

Les normes européennes sont systématiquement reprises, sans aucune modification, comme normes nationales dans tous les pays de l’Espace Economique Européen, avec la suppression obligatoire des normes nationales divergentes. Par contre, les normes internationales sont reprises comme normes nationales de manière facultative, avec ou sans modification.

La qualité en traduction

La normalisation s’impose à tous les niveaux et ainsi la traduction ne

peut pas rester à l’écart. Les avantages de la normalisation sont évidents et

connus par les traducteurs professionnels qui leurs offrent un niveau élevé

de qualité, d’efficacité et de fiabilité dans un marché de plus en plus global

et hautement concurrentiel.

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Pour bien saisir les enjeux de la qualité en traduction, il faut

considérer chaque traduction comme un produit de consommation, mieux,

un instrument.

Les traductologues distinguent généralement deux concepts : l’activité

traductionnelle ou le processus de traduction, et le résultat ou le produit de

cette activité. À partir de cette distinction la normalisation semble

concerner plus directement le produit de la traduction, surtout si l’on pense

aux aspects de la présentation des résultats. Quant aux normes, elles sont

en rapport avec les processus de traduction en général, depuis le début.

Enfin, il y a des théoriciens qui insistent sur le fait qu'il ne saurait y

avoir qualité du produit dérivé (la traduction) si le produit à traduire ne

respecte pas lui-même les impératifs de la qualité. Ils partent du principe

que l’évaluation vise la matière du texte : son contenu sémantique (qui est

donné par l’original) qui se dégage de l'interprétation de sa forme

d'expression. En ce qui concerne la forme d'expression (grammaire,

vocabulaire, style, tonalité, etc.), elle est déterminée par les normes de la

langue et de la culture d'arrivée (s’il n’y a pas d’autres indications du

donneur d'ouvrage).

Deux grands paramètres sont visés dans l’évaluation d’une

traduction : le respect de la langue cible et le transfert du sens du texte

source. Ces deux paramètres renvoient au postulat de la double fidélité. Le

transfert du sens du texte source et le respect de la forme d'expression de la

langue cible, de son authenticité, sont les deux jalons qui ont servi à définir

et à évaluer les textes traduits tout au long de l'histoire.

Dans l’entreprise ― car on peut parler d’une agence ou bureau de

traduction dans le sens d’une entreprise ― l’évaluation est synonyme du

contrôle de la qualité. On parle du contrôle de la qualité comme pour tout

autre produit. Le texte est soumis à un contrôle de la qualité et il est

examiné en fonction des dispositions du cahier des charges et des règles de

l'art, implicites dans la plupart des cas. L’évaluation de la traduction engage

aussi un certain type de notation.

Parler de la qualité, c’est faire référence à la non-qualité. Si le discours

sur la qualité en traduction tend à devenir obsessionnel, c’est parce que la

non-qualité en traduction peut avoir des conséquences graves. On pourrait

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étendre le tragique des « petites » erreurs aux conséquences incalculables et

rappeler que la mauvaise traduction peut conduire à des accidents (souvent

mortels) et à des catastrophes économiques (contrats perdus, faillites,

mises au chômage). Le traducteur doit respecter toutes les conditions

énoncées dans le cahier des charges, conformément aux règles de l'art et

aux règles de déontologie.

L’historique

Nous avons dans notre secteur une série de normes visant à évaluer

et/ou à améliorer la qualité des documents techniques traduits, une norme

couvrant tous les aspects de la traduction et stipulant des exigences claires

pour les services de traduction.

Ci-dessous, nous voulons présenter l’histoire européenne de la norme

en traduction :

La norme italienne UNI 105741 définit principalement les exigences à

satisfaire et les procédures que les prestataires de services de traduction et

d'interprétariat doivent mettre en œuvre dans leur pratique quotidienne.

Plus spécifiquement, la norme stipule des directives et des exigences pour :

la gestion du cycle de production (gestion projet, production, évaluations),

l'infrastructure dont dispose le prestataire de services, les critères de

sélection pour le recrutement et la formation du personnel.

Une autre norme, ATA Taalmerk, a été définie en 1997 aux Pays-Bas

et une année plus tard l’Allemagne présentait DIN 23452, une norme plus

ambitieuse. Cette dernière couvre les services de traduction proprement-

dits, les procédures de travail générales à appliquer, ainsi que le cadre

contractuel dans lequel ces services sont fournis. La norme comporte cinq

sections, traitant des sujets suivants : le texte source ou texte original

(définition de la responsabilité du client concernant la fourniture d'un

document source linguistiquement et techniquement adéquat et correct et

la responsabilité du traducteur de s'informer adéquatement sur le domaine

__________

1 Nom de la norme dans la langue source : « Definizione dei servizi e delle attività delle imprese di traduzione ed interpretariato », 1996.

2 Nom de la norme dans la langue source : « Übersetzungsaufträge ».

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technique spécifique ou le sujet du document), la sélection du traducteur (la

compétence technique du traducteur, le respect des délais convenus et

l'accès aux outils de référence adéquats et à des outils techniques), le

contrat entre le client et l'agence de traduction (différents stades entre la

réception du texte source et le commencement des travaux de traduction.

En général, les travaux à effectuer sont décrits dans le devis ou le bulletin de

commande, qui peut être signé par le client), le texte cible ou texte traduit

(le document cible doit respecter les normes linguistiques de la langue

cible ; son contenu doit être fidèle au texte original) et la relecture.

La norme DIN 2345 assure la qualité des produits de la traduction,

s’ajoutant ainsi aux normes de qualité ISO 9000.

En 2000, l’Institut de Normalisation Autrichien présentait la norme

ÖNORM D 1200 et 12013 relative au même sujet.

Il existe depuis juin 2006 une norme européenne sur les services de

traduction, NF EN 15038 « Services de traduction – Exigences requises

pour la prestation du service », qui remplace toutes les normes de

traduction nationales pratiquées dans la Communauté européenne. La

norme traite le processus de traduction, mais pas de la qualité d’une

traduction en tant que telle. Elle a été élaborée de telle manière qu’elle peut

s’appliquer aussi bien aux traducteurs individuels qu’aux bureaux de

traduction.

La Norme européenne spécifie les exigences relatives aux prestataires

de services de traduction (PST) en matière de ressources humaines et

techniques, de management de la qualité et de gestion de projet, de cadre

contractuel et de procédures. Elle définit un ensemble de compétences

professionnelles pour les traducteurs (formation et expérience). Les

exigences concernent également les processus de travail qu'il s'agit de

« mettre sous contrôle » en appliquant des procédures documentées

(écrites) et appliquées. Ajoutons que l'idée est de permettre de certifier les

traducteurs et les services, comme gage de la qualité de la prestation. Cette

__________

3 Nom de la norme dans la langue source : « Dienstleistungen – Übersetzen und Dolmetschen –Übersetzungsleistungen – Anforderungen an die Dienstleistungen und an die Bereitstellung der Dienstleistung ».

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Norme ne s'applique pas aux services d'interprétariat. Les auteurs de la

norme estiment que la révision de la traduction par une deuxième personne

est une étape essentielle pour des services de traduction de haute qualité.

La Norme suppose l’existence d’un system d’assurance de la qualité,

comme par exemple ISO 9001.

Après sa publication par le CEN, la Norme NF EN 15038 a été publiée

par les divers organismes de normalisation des autres pays de l'UE. La

Roumanie, par son organisme ASRO (l'Association Roumaine de

Normalisation) a démarré en 2007 le travail de traduction de la norme.

DIN CERTCO, Gesellschaft für Konformitätsbewertung mbH, est un

organisme de certification allemand qui certifie des services, produits et

sociétés avec le certificat de qualité DIN CERTCO. L’enregistrement est

ouvert pour tous les prestataires. Pour les traducteurs indépendants la

procédure d'enregistrement est simple et peu coûteuse. Ce certificat, délivré

par DIN CERTCO, garantit la qualité des produits et des services et renforce

la confiance des demandeurs de traductions (= clients) dans la qualité des

prestations fournies. Désormais, il est donc possible d'obtenir des

traductions élaborées dans le respect de cette norme, ce qui est matérialisé

par le sigle de qualité DIN CERTCO. Le processus de certification prend en

compte les exigences prévues par norme DIN 2345.

Procédures de travail

Avant de postuler pour le certificat de conformité avec la norme EN

15038, on doit vérifier si notre structure arrive d’accomplir les demandes

requises :

On doit analyser la norme ISO pour savoir quels sont les points

applicables pour nous. Après cette phase, on doit identifier les processus et

leurs paramètres, nommer un responsable de la mise en œuvre de l’ISO,

former des auditeurs internes, écrire un manuel de qualité, utiliser le

système dans la société, dresser des compte rendus, faire des audits

internes, des analyses et des rapports de la direction et avoir une traçabilité.

Le système Qualité, quel qu’il soit, ne juge pas le côté qualitatif

(subjectif dans la prestation intellectuelle) mais la méthode, le processus

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mis en place pour travailler. Aux processus identifiés s’appliquent les

principes d’amélioration continue (planifier, faire, vérifier et agir).

L’ISO 9000 n’est qu’un référentiel (i.e. comprend des recomman-

dations) qu’il faut adapter au milieu, au contexte et à la profession. La

norme NF EN ISO 9001 spécifie les exigences relatives au système de

management de la qualité autour de 5 points :

Système de management de la qualité (exigences générales et

exigences relatives à la documentation).

Responsabilité de la direction (engagement de la direction;

écoute client; politique qualité; planification; responsabilité,

autorité et communication; revue de direction).

Management des ressources (mise à la disposition des

ressources; ressources humaines; infrastructures; environne-

ment de travail)

Réalisation du produit (planification de la réalisation du

produit; processus relatifs aux clients; conception et déve-

loppement; achat; production et préparation du service;

maîtrise des dispositifs de surveillance et de mesure).

Mesures, analyse et amélioration (généralités; surveillance et

mesures; maîtrise du produit non conforme; analyse des

données; amélioration).

Une fois le système de management de la qualité implémenté, le

prestataire doit respecter les étapes imposées par le système :

Étapes du processus de traduction (voir le logigramme en

Annexe 1)

1. Acquisition de la traduction (demande de devis, commande directe)

Lorsque l’offre du traducteur répond à la demande du donneur

d’ouvrage, l’un et l’autre peuvent se mettre d’accord sur la prestation à

effectuer et les conditions dans lesquelles cette prestation s’effectuera.

Après l’accord, le donneur d’ouvrage transmet au traducteur le matériau à

traduire (texte, document, code, message, bande, etc.).

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2. Ouverture d’un dossier (vérification, analyse et/ou mise en place

du matériau à traduire)

À moins que le donneur d’ouvrage ne le certifie de « qualité zéro

défaut », tout matériau à traduire (texte, document, code, message, bande,

etc.) doit faire l’objet d’une vérification. Il ne peut y avoir de « bonne »

traduction sans une analyse sérieuse du matériau à traduire. Cette analyse

du matériau à traduire fait ressortir les interrogations du traducteur, fixe

les points appelant une recherche d’information, et permet de prévoir les

éléments à négocier ou à déterminer avec le donneur d’ouvrage. Le

traducteur ne peut opérer de manière efficace s’il ne maîtrise pas

parfaitement les contenus à traduire.

3. Validation terminologique, traduction, questions

Comme tout processus de fabrication d’un produit particulier, le

processus de traduction met en œuvre des « matières premières ». Parmi

ces matières premières, il y a la connaissance et les savoirs du traducteur

mais aussi, parce que plus visibles, la terminologie, la phraséologie et les

modèles de structuration et de formulation des énoncés. La mise en place

préalable de la terminologie et de la phraséologie est d’ailleurs une

nécessité absolue si l’on utilise un système d’aide à la traduction ― système

d’exploitation de mémoires de traductions, dictionnaire automatique. En

effet, tous ces systèmes d’aide mettent en œuvre des tables de

concordances, qu’il faut donc constituer ou mettre à jour avant toute

nouvelle traduction.

Une fois que le traducteur a vérifié et préparé le matériau, le

processus de transfert / traduction peut se déclencher avec toutes les

garanties de qualité requises. Apres la traduction, il reste à vérifier que tout

ce qui devait être traduit l’a effectivement été et que le résultat est

conforme.

4. Mise en forme, control final avant livraison.

Le travail de mise en forme et d’édition peut, bien entendu, être

assuré par des spécialistes autres que le traducteur. Il en va notamment

ainsi dans les entreprises de traduction, qui disposent généralement de

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spécialistes maison, ou chez les donneurs d’ouvrage disposant de services

de production documentaire et d’impression/édition. Il est cependant de

plus en plus fréquent que le traducteur indépendant soit amené à inclure

ces éléments particuliers dans sa prestation.

5. Livraison du document, traçabilité

La livraison marque la fin de la prestation du traducteur. Les textes

source et cible sont archivés pour consultation ultérieure, ainsi que les

glossaires de termes techniques que nous avons composés au cours du

processus de traduction.

Ce survol très rapide du processus de traduction fait apparaître une

série complexe d'étapes appelant chacune des interventions spécifiques

mais aussi difficiles. On voit aussi, par le logigramme, la multiplicité, la

diversité et la technicité des compétences, savoir-faire et aptitudes requises

dans une organisation dont l'objectif est d'éliminer la non-qualité. La

complexité du travail met en lumière la diversité des points ou lieux où

peuvent intervenir des éléments de non-qualité. Or, la « démarche qualité »

vise essentiellement à éliminer les occurrences et les causes de non-qualité

puis à prévenir tout risque de non-qualité. Pour chaque étape le prestataire

doit rédiger une procédure et des modes opératoires.

Conclusions

Les normes élaborées par les organisations de normalisation sont

adoptées de plus en plus par les services de traduction et les traducteurs

dans le but de garantir la meilleure qualité dans leurs services et dans leurs

produits. La normalisation devient donc synonyme de qualité pour les

clients qui souhaitent les meilleurs résultats.

Aujourd’hui l’ISO est incontournable, nécessaire. C’est une réelle

exigence. À terme, les grands contrats, les grands marchés a rayonnement

européen ne seront confiés qu’a des prestataires certifiés ou qualifiés ISO +

EN 15038 (ou une variante nationale). C’est un label, mais c’est aussi une

assurance pour obtenir un travail. Une démarche qui implique un volume

immense de documentation supplémentaire, de la rigueur, de la maîtrise et

qui ne bloque pas, mais qui mobilise les professionnels de la traduction. Le

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certificat est et sera un avantage pour avoir des clients. En ce qui concerne

les appels d’offres de l’Union européenne, on pense que la certification sera

au fur et à mesure obligatoire.

Les deux types de certificat sont faisables pour le traducteur

indépendant. On pense que DIN CERTCO est plus simple à obtenir

(procédure, coût, audits, consultance). En ce qui concerne la mise en œuvre

de la norme de management de la qualité ISO 9001 et de la norme

européenne 15035, les deux sont vraiment difficiles à gérer par un

traducteur indépendant.

La Qualité est une réalité économique. Je ne conçois pas qu’elle soit

condamnée. Chacun est libre de la choisir ou pas. Elle permet de

crédibiliser, de valoriser la profession. La traduction passe dans une

nouvelle dimension.

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214

Annexe 1.

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Produit pédagogique sur objectifs spécifiques et curriculum scolaire

Daniela POPA

Collège Technique de Timişoara

Abstract

The foreign language teacher is faced with a lack of resources in the

professional training mobility of future European workers. Therefore he must

create in the framework imposed by the curriculum an entire device of

engineering training through a strategy that will benchmark the analysis of the

needs of future trained students and beneficiaries of this action passing

through the analysis of Professional Standard and Europass passport to

establish training objectives by creating a lexical reference, language, phonetic

and socio-cultural structures for the professional field aimed by the target

audience towards the forming of the course support which proposes the

creation of learning strategies in line with the school curriculum, and ending

with the development of an entire device for assessing the project. This paper

proposes such an approach for A2 and B1 levels of CECRL in order to create a

didactic auxiliary product of the curricular references.

Cet article se propose de tracer les coordonnées d’un projet de

recherche quantifiable dans les classes de français général, niveaux A2 et B1

du Cadre européen commun de référence pour les langues (dorénavant

désigné à l’aide du sigle CECRL), conduisant à un produit pédagogique

auxiliaire aux références offertes par le programme scolaire. Le résultat de

cette recherche ne se dessine pas comme un cours optionnel, mais

prendrait la forme des fiches didactisant des documents authentiques, à la

disposition des enseignants de français des établissements scolaires

techniques des métiers de la mode et industries connexes (MMIC).

Tout produit pédagogique doit s’inscrire dans le cadre d’un dispositif

de formation conçu selon des besoins spécifiques. L’utilisation de ce produit

va de pair avec l’élaboration d’un scénario pédagogique intégrant des outils,

situations et moyens de formation. Cet ouvrage se propose d’expliquer la

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mise en place d’un tel produit, en intégrant les données déjà existantes du

dispositif de formation du curriculum scolaire pour le français langue

étrangère, en instituant comme interface le français général. Nous nous

proposons de montrer les étapes de la mise en place d’un ensemble de

pratiques d’enseignement et d’apprentissage adapté à un public cible –

celui des futurs techniciens des MMIC – processus impliquant un travail de

cadre général sur plusieurs volets.

Une première entrée dans la progression de tout projet d’ingénierie

pédagogique abordera l’analyse des besoins du public. L’apprenant sera

envisagé comme « acteur de la vie socioprofessionnelle, ayant à accomplir

des tâches (qui ne sont pas seulement langagières), dans des circonstances

et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action

particulier» (CECRL, 15). En effet, une visée pratique des enjeux qui se

présentent de nos jours devant des jeunes impliqués dans des projets de

formation tout au long de la vie donnera la valeur ajoutée de ce projet.

Insertion sociale et professionnelle, adaptation à l’évolution du marché de

l’emploi, exigences de compétitivité internationale, ce sont les enjeux

socioprofessionnels devant le public-cible du projet, des adolescents entre

15 et 18 ans, aux besoins langagiers spécifiques, motivés par les exigences

du marché plurilingue de la main d’œuvre, par le besoin de mobilité de

l’emploi ou par les échanges scolaires professionnels, anticipant la mise en

œuvre de leur compétences langagières en milieu d’entreprise, ouverts sur

le travail en équipe, participant à des concours professionnels, bilingues

intermédiaires anglais, maîtrisant l’outil informatique, envisageant une

attestation professionnelle et une corrélation entre leurs aptitudes

professionnelles et leur expression en langue française, ayant des doutes sur

l’utilité du français. Cette étape d ‘analyse en amont du projet sera

complétée par l’analyse des besoins des professeurs de français enseignant

la langue à un public MMIC, en matière de documents FOS.

Ces analyses découleront du besoin de venir à la rencontre des

demandes des chefs d’entreprises textiles exigeant des ouvriers connaissant

la langue française, ou accueillant des stagiaires français impliqués dans des

projets de « formation professionnelle tout au long de la vie », nécessitant

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l’accompagnement de partenaires roumains initiés au français pro-

fessionnel, pour le bon déroulement des tâches de travail.

L’articulation entre l’école et l’entreprise dans sa dimension sociale

permettra une deuxième entrée de ce projet d’ingénierie pédagogique,

entrée visant la création et l’organisation d’un cadre d’apprentissage, d’un

référentiel général du projet, centré sur plusieurs aspects :

• La gestion du temps destinée à cette formation – 1-2 années

scolaires pour ce projet spécifique concernant les MMIC.

• Le domaine concerné par la formation : les métiers de la mode

et les industries connexes.

• Le public-cible, son niveau de langue : adolescents, élèves,

niveau de départ A2.

• Le cadre du déroulement du projet : l’établissement scolaire, le

cadre des compétences demandées par le programme scolaires

et les Normes nationales de la formation professionnelle.

• Les ressources mises à la disposition des enseignants : niveau

d’équipement en appareillage technique de spécialité et de

moyens multimédia des salles de classe, possibilité de

distribution des supports auprès des enseignants / apprenants

(recueil de documents didactisées – à concevoir), temps alloué

à la séquence didactique, relation avec les objectifs du

dispositif d’enseignement déjà existant, disponibilité des

enseignants de l’établissement scolaire impliqué.

• La mise en place d’un dispositif d’évaluation au niveau du

projet d’ingénierie pédagogique: l’efficacité du projet sera

visible dans les résultats scolaires, dans le feed-back des

entreprises et des enseignants coordonnant les élèves

impliqués.

À part les responsabilités qui reviennent à tout enseignant impliqué

dans un tel projet, le cahier des charges de l’enseignant formateur mettra en

exergue de nouvelles compétences, car pour le concevoir :

• Il devient responsable pédagogique : il analyse les besoins de

formation, il organise et anime les activités des autres

enseignants, il définit le référentiel de la formation et les

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objectifs en étroite liaison avec les objectifs du programme

scolaire, il propose les conditions et les moyens pour

développer des compétences chez l’apprenant, il organise les

moyens à mettre en œuvre.

• Il devient consultant en formation : il analyse les résultats, il

propose des stratégies appropriées en fonction des résultats

des analyses finales et des besoins détectés, il développe les

relations avec des partenaires extérieurs pour la concrétisation

des résultats.

• Il devient médiateur, technicien audio-vidéo, accompagnateur.

En étroite relation avec ces nouvelles compétences, il revient toujours

à l’enseignant de gérer son activité sur un troisième volet, celui de la

réalisation d’un scénario didactique en soi, qui comprenne les manières de

réalisation de la formation. Ce travail par étape ne négligera pas le respect

des principes de la constitution de tout matériel pédagogique — l’efficacité

et la fiabilité, critères retrouvables à long terme dans les manières de

réaliser l’évaluation de ce projet d’ingénierie pédagogique.

Une première étape consistera à établir les niveaux pour lesquels la

formation sera mise en place les niveaux A1 / B2 du CECRL pour ce projet

visant les MMIC.

Cette étape sera suivie de près par celle de la création d’un référentiel

de français professionnel pour chacune des quatre compétences générales1 :

- en alternance avec la constitution d’un tableau des

descripteurs de performance pour les niveaux choisis ;

- corrélatif au domaine de référence des métiers de la mode ;

- en fonction des objectifs généraux et spécifiques prévus par le

CECRL, en prenant le français général comme interface ;

- en relation avec les Normes de formation professionnelle et de

communication en langue étrangère du Ministère de

l’Education. __________

1 Voir Tableau 1, « Le référentiel pour l’expression orale ― niveau B1, corrélatif au domaine de référence de la mode » et Tableau 2, « Descripteurs de performance pour les niveaux A2 et B1, selon le CIEP de Sèvres, corrélatif au domaine de référence des métiers de la mode».

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La fonction de ce document serait d’apporter une aide au classement

des ressources pédagogiques par niveaux de compétence. Il peut s’avérer

très utile pour les enseignants, puisqu’il répertorie l’ensemble du contenu

d’apprentissage ainsi que les types de documents exploitables dans le cadre

d’un enseignement / apprentissage de la langue.

La troisième étape de la réalisation du scénario pédagogique pour ce

projet de formation sera la constitution d’une progression pédagogique des

ressources lexicales, grammaticales, langagières et socioculturelles offertes

par les documents semi- authentiques pour le niveau A2 et authentiques

pour le niveau B1, documents devront être didactisés dans une quatrième

étape du projet, en vue de la constitution d’un recueil.

Pour réaliser toute progression didactique, un découpage initial du

contenu à enseigner s’avère essentiel. Ce contenu s’organisera suite à

l’analyse en comparaison2 des documents destinés à être didactisés, ce qui

permettra d’affiner les activités et les mettre en progression didactique :

• l’intégration de la grammaire au discours professionnel (par

une graduation de la difficulté grammaticale, par exemple

dans l’utilisation de l’indicatif présent en progression avec

l’utilisation du passif pour décrire la fabrication d’un tissu) ;

• le traitement du lexique de spécialité (par l ‘élaboration d’une

diversité de discours et de supports à visée technique, à partir

d’une simple interview descriptive vers des monologues

explicatifs ou justificatifs plus complexes) ;

• la sélection des savoir-faire professionnels (par la constitution

des savoir-faire techniques, par exemple de décrire un

vêtement vers décrire un procédé de fabrication) ;

• la constitution d’un cadre de la dimension socioculturelle de la

communication (par la constitution d’un corpus de phrases

spécifiques aux MMIC, pour ce projet des phrases qui tiennent

à des contextes sociaux sans charge professionnelle vers des

phrases formelles dans le contexte de l’entreprise).

__________

2 Voir Tableau 3, « Analyse de la progression des contenus lexicaux, grammaticaux et socioculturels d’un texte destiné au niveau A2 vers un texte destiné au niveau B1 ».

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Nous nous proposons d’offrir un exemple d’analyse de documents

FOS suivant une progression qui permettra une étape de didactisation3 des

documents, basée sur la construction d’objectifs spécifiques et sur

l’organisation des différents moyens, méthodes, manières d’organiser la

classe et situations pour enseigner. Cette démarche se fera après avoir établi

les supports de travail (les vidéos sur la mode de la chaîne de télévision

France2).

La comparaison des documents destinés à l’utilisation en classe de

FOS MMIC permettra une meilleure didactisation de ces documents,

didactisation basée sur des objectifs spécifiques et une meilleure distri-

bution des contenus langagiers dans des unités didactiques structurées

dans des séquences didactisées d’enseignement / apprentissage. Toute

séquence didactique consistera à mettre en place les objectifs de la

séquence, le scénario didactique avec les parties consacrées (mise en route ;

activités en amont : encrage dans le connu par la vérification du devoir ;

transition vers les connaissances nouvelles ; enseignement du contenu

nouveau ; renforcement des connaissances ; évaluation formative).

Les étapes de ce projet d’ingénierie pédagogique pourront déboucher

sur un manuel de l’élève, un livret du professeur et un livret des corrigés des

activités proposées. Le volet autoévaluation pourra donc compléter ce

parcours de formation en progression proposé aux apprenants.

L’évaluation de la performance des apprenants, tout comme

l’évaluation d’un projet d’ingénierie de la formation, vise les compétences

finales et les performances attendues. Voilà un dernier volet sur lequel

s’articule tout projet de formation. On procède à un recueil d’information et

à une prise de décision en fonction des résultats obtenus et de l’impact du

projet sur le segment social auquel il est destiné. Le dispositif d’évaluation

reposera sur une méthodologie mise au point avant la constitution du projet

de recherche (Zabardi 2007) :

__________

3 Voir Tableau 4, « FOS : Didactiser un document visuel pour les niveaux A2 et B1 ― Activités pour la compréhension orale ».

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L’évaluation de la performance des apprenants envisage de :

L’évaluation d’un projet d’ingénierie de la formation envisage de :

prévoir l’évaluation initiale afin de mieux s’adapter aux besoins des élèves (aider les élèves à percevoir le sens du travail d’apprentissage et à se situer dans leurs apprentissages) ; prévoir une situation d'évaluation certificative.

déduire de l’objectif du module ou d’une séquence la compétence finale (la performance attendue) ;

prévoir les situations d’évaluations terminales : exercices, consignes, grilles d’évaluations critériées.

structurer les étapes en accordant une importance particulière aux situations d’évaluation terminales.

prévoir les évaluations formatives (tracer le plan des lacunes des élèves, combler les lacunes).

regrouper l’ensemble des outils permettant de pallier les lacunes structurales de la formation : redéfinir des objectifs, contacter les collaborateurs, retracer des délais de formation, réaliser les mises à jour.

Bibliographie CECRL/Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues. [En ligne].

Disponible sur : <http://www.coe.int/T/DG4/Portfolio/documents/cadrecommun.pdf>.

KAWECKI, Régis. « De l’utilité des documents authentiques ». Le français dans le monde, no 331 : 31. Paris : CLE International.

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MANGIANTE, Jean-Marc, PARPETTE, Chantal. « Le français sur objectifs spécifiques ou l’art de s’adapter ». In Actes du colloque Le français langue étrangère et seconde, Université de Tours, septembre 2003. [En ligne]. URL : <http://lesla.univ-lyon2.fr/IMG/pdf/doc-196.pdf>. (Page consultée le 16 janvier 2008).

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PARPETTE, Chantal. « Élaboration de programmes de Français sur objectifs spécifiques et coopération internationale ». In Actes du colloque Profilingua, Université Bohême de l’Ouest, Plzen, juillet 2003. [En ligne]. URL : <http://lesla.univ-lyon2.fr/IMG/pdf/doc-188.pdf>. (Page consultée le 16 janvier 2008).

PARPETTE, Chantal. « Enseignement de la grammaire et discours spécialisé : intérêts et limites de la combinaison ». Cahiers de l’APLIUT, Grammaire et langue de spécialité, vol. XX, no 4 : 8-17. [En ligne]. URL : <http://lesla.univ-lyon2.fr/IMG/pdf/doc-196.pdf>. (Page consultée le 15 janvier 2008).

ZABARDI, Antoinette. « Entrer dans un domaine de spécialité : Le français des institutions européennes ». Atelier CGRI Bruxelles, 25-29 juin 2007.

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TABLEAU 2 Descripteurs de performance pour les niveaux A2 et B1, selon le CIEP de

Sèvres, corrélatif au domaine de référence des métiers de la mode

TYPES DE

COMPETENCES DESCRIPTEURS DU NIVEAU A2 Niveau intermédiaire / de survie – faire face au connu, répéter, être assisté4, se débrouiller.

DESCRIPTEURS DU NIVEAU B1 Niveau seuil – faire face au prévisible, expliquer / justifier ses actions et points de vue.

Compréhension de l’oral

1) Peut comprendre des expressions et des mots porteurs de sens relatifs à des domaines de travail de priorité immédiate, dans une conversation courante. 2) Peut comprendre et extraire l’information essentielle de courts passages enregistrées ayant trait à un sujet courant de son milieu professionnel, si le débit est lent et la langue clairement articulée.

1) Peut comprendre une information directe sur des sujets relatifs au travail, en reconnaissant les points de détail, dans une conversation courante. 2) Peut comprendre et extraire d’un message enregistré des informations techniques simples, tels que : modes d’emploi, instructions, règlements pour un équipement d’usage courant dans son domaine, si le discours est clairement articulé.

Expression orale

S’exprimer oralement en continue 3) Peut faire un bref exposé préparé, répété, sur un sujet concernant son activité quotidienne, intégrant des mots et expression de son domaine professionnel. Peut décrire et comparer brièvement, dans une langue simple, des objets, des lieux, des gens, relatifs à son domaine professionnel.

S’exprimer oralement en continue 3) Peut s’adresser à un auditoire pour faire un exposé simple et direct, préparé, sur un sujet familier de son domaine de travail, et dans lequel les points importants sont expliqués avec assez de précision.

Prendre part à une conversation 4) Peut décrire sa formation professionnelle, son travail actuel ou le dernier en date ; peut répondre aux questions qui suivent si elles sont simples et directes.

Prendre part à une conversation 4) Peut demander et transmettre des instructions dans son domaine de travail, en soulignant les points de détail. Peut justifier son point de vue dans une discussion relative à son domaine de travail.

__________

4 Dans la perspective actionnelle du CECRL.

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5) Peut clarifier et faire clarifier :

• Peut clarifier en

répétant, peut faire des

gestes pour clarifier ce

qu’il veut dire;

• Peut identifier en

désignant du doigt ;

peut faire répéter et se

faire aider pour formuler

une réponse.

5) Peut clarifier et faire clarifier :

• Peut définir les

caractéristiques de

quelque chose de concret

dont le nom lui échappe,

en utilisant une série de

mots et expressions

relatifs à son travail.

• Peut suivre un discours

clairement articulé et qui

lui est destiné, dans une

conversation courante,

avec des éléments

spécifiques à son

domaine, mais devra

faire répéter mots et

expressions.

Compréhension

de l’écrit

6) Peut suivre le mode d’emploi

d’un appareil d’usage courant

dans son métier, s’il est rédigé

simplement et d’une manière

descriptive.

6) Peut comprendre le mode

d’emploi d’un appareil ou

outillage s’il est direct, non

complexe et rédigé clairement.

7) Peut comprendre des textes

courts et simples sur des sujets

concrets, courants à un domaine

relatif à son travail.

7) Peut parcourir un texte assez

long pour y localiser une

information cherchée et peut

réunir des informations

provenant de différentes parties

du texte, afin d’accomplir une

tâche spécifique.

• Peut comprendre en

synthétisant, peut

trouver un

renseignement prévisible

dans un texte

professionnel.

8) Peut comprendre la logique

d’un règlement concernant par

exemple la sécurité, s’il est rédigé

simplement.

8) Peut reconnaître le schéma

argumentatif d’un texte

spécifique à son domaine.

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Production écrite

9) Peur écrire une lettre simple sur les aspects quotidiens de son environnement professionnel, comme par exemple les gens, les lieux, le travail, les études.

9) Peut écrire des lettres personnelles en décrivant en détail expériences et évènements dans son domaine d’activité.

10) Peut écrire de brèves notes simples sur un sujet relatif à sa profession.

10) Peut prendre un message ou laisser des notes en communiquant de manière compréhensible les points qui lui semblent importants, sur des sujets relatifs à son domaine professionnel.

11) Peut écrire des notes concernant des nécessités immédiates dans son domaine d’activité.

11) Peut reformuler par écrit l’information trouvée dans un texte professionnel, afin de la transmettre sous forme d’instructions écrites ou conseils.

12) Peut relier des groupes de mots avec des connecteurs simples tels que « et », « mais », « parce que ».

12) Peut relier une série d’éléments courts, simples et distincts en un discours qui s’enchaîne.

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Transcription des documents visuels Document 1 Collection Balenciaga 1 : 05 (niveau A2) Présentateur Défilé du printemps – été 2008, ce soir nous évoquons Balenciaga, collection très colorée et fleurie, le disent Estelle Collin et Olivier Robert. Estelle Collin Cet homme discret règne aujourd’hui sur l’une de plus célèbres signatures de mode du monde, Balenciaga. Source d’inspiration : les imprimés du maître des années 50. Nicolas Guesquière, directeur artistique Balenciaga C’est un tissu qui vient des archives de Cristobal Balenciaga, sur lequel on a eu des interventions, on a ... on a accentué les contrastes pour créer beaucoup plus de noir, pour créer un effet de tâche. Estelle Collin Flirter avec le plus prestigieux héritage des couturiers, oser la coupe, les découpes, l’équilibre, pour inventer ces silhouettes nerveuses, dignes des plus beaux bolides de courses. Charlotte Gainsborough – actrice J’adore ce ... j’adore tout ce qu’il fait, voilà ... Catherine Deneuve – actrice Son style est très, très personnel, très particulier ... Je le trouve très audacieux. Document 2 Le jean réinventé 1 : 21 (niveau B 1) Voix off Des cow-boys sex-symbols aux ados grunge asexués, masculin, féminin, rebelle ou rangé, le jean tient debout tout seul, et comme le rock traverse les époques. Un monument textile qui a son festival, de Nîmes le denim ? Pascale Gorguet-Ballestros, conservatrice, Musée de la mode, Paris « Il y a au départ deux étoffes : il y a une futaine, un tissu de coton et de lin ou de coton et de laine qui est exporté par le port de Gênes en Angleterre, que les registres des ports de Londres appellent jean et... il y a donc ... une fabrication au XVIIIe siècle, en Angleterre, plutôt dans la seconde moitié, d’un tissu tout coton qu’on appelle denim. Voix off Jean de Gênes ou denim de Nîmes, le vêtement symbole de l’Amérique a en tout cas la pub européenne. Et si les grandes marques américaines dominent aujourd’hui le marché du basic, français et italien résistent en

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rapportant la valeur ajoutée du vieux continent. Customisé, stone washé, sculpté, le futal du mauvais garçon se range désormais sur un cintre. René Giroux – fabricant de toiles de luxe « Ce matériel au basique, on va le rendre malléable, souple, doux, grâce à des traitements d’abrasion, et ce vêtement va avoir un œil artisanal, parce qu’on va lui faire de la sculpture d’un haut niveau. » Voix off Les Français consomment un jean par an et par habitant et les tendances de cet hiver le confirment : le filon bleu est loin de s’épuiser. Ex fans des ’60, la relève est assurée.

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TABLEAU 3 GRILLE D’ANALYSE DE LA PROGRESSION DIDACTIQUE

Analyse de la progression

des contenus lexicaux, grammaticaux et socioculturels d’un texte destiné au niveau A2 vers un texte destiné au niveau B1

Compréhension orale5

CONTRAINTES DE

COMPREHENSION A2

« Collection Balenciaga » B1

« Le jean réinventé »

(1) Type de document

• descriptif, en une seule partie.

• explicatif, en deux parties.

(2) Longueur du

document

• document bref 1 :05. • document de longueur moyenne 1 : 21.

(3) Structure du

document

• courte introduction faite par le présentateur ;

• L’introduction reste brève, faite par le présentateur, mais elle devient plus dynamique, anticipative, posant le sens suite à une comparaison : le jean ... comme le rock ; les questions oratoires rendent plus complexe l’accès au sens : De Nîmes le denim ?

• construction clairement délimitée reposant sur des indices du type Qui ? Quoi ? Comment ?

• 3 questions s ‘ajoutent à la grille d’analyse globale Où ? Quand ? Pourquoi ?

• message de type descriptif ;

• Le message est construit sur deux entrées : explicative et informative ;

• sujet unique pouvant être décrit par l’énumération des propriétés ;

• Le sujet reste unique – la popularité du jean, mais il est développé sur plusieurs niveaux de cohérence : 1. présentation des faits : le jean traverse les époques ; 2. la popularité du jean suite à plusieurs facteurs :

__________

5 Voir ci-dessus la transcription des documents.

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symbolisme américain / apport de qualité européenne / apport de nouveaux processus de fabrication conférant de l’élégance ; 3. description en évolution : aujourd’hui, désormais ; 4. présentation de la perspective et introduction des hypothèses : le filon bleu est loin de s’épuiser, la relève est assurée ; le futal du mauvais garçon se range désormais sur un cintre.

• description faite en évolution, par le biais des indications temporelles : aujourd’hui, années ’50, archives ; accès au sens favorisé par l’utilisation des adjectifs ;

• L’explication est faite en opposition : Et si les grandes marques américaines dominent aujourd’hui le marché du basic, français et italien résistent en rapportant la valeur ajoutée du vieux continent.

• final fermé, au superlatif ;

• Fin ouverte : possibilités de faire des hypothèses et prédictions.

• phrases simples, juxtaposées ;

• Des connecteurs plus complexes gèrent la distribution des idées : en tout cas, si + opposition.

(4) Vocabulaire

professionnel

• mots simples servant à décrire ;

• quelques mots techniques de base : coupe, découpe, silhouettes, effet de tâche, contraste, collection.

• Des termes anglais tels cow-boys, customisé (pour créé sur mesure), stone washé, basic, grunge, complètent le corpus des termes techniques complexes tels : œil (pour éclat), la futaine pour (le tissu brut) ;

• Des constructions synthétiques remplacent des éléments plus vastes : tout coton pour complètement en coton, rangé pour tenue ordonnée ;

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• champs lexical neutre de la création vestimentaire ;

• L’utilisation des mots du français familier exige des stratégies de compensation pour la compréhension orale (hypothèses, analogies) : le futal pour le pantalon ;

• Champs lexical positivé du succès : dominent, résistent, grandes marques, se range sur un cintre, de luxe, loin de s’épuiser, la valeur ajoutée ;

• Des expressions imagées aident à la connotation de popularité : le filon bleu / la relève est assurée par / un monument du textile ;

• Des jeux de mots compliquent la compréhension en détail : de Nîmes le denim ?;

• Utilisation du terme général tissu du vocabulaire professionnel.

• Des variantes et des développements du terme général tissu apparaissent : étoffe, futaine, coton, lin, laine, denim, pantalon, futal.

(5) Morpho-syntaxe

• les adjectifs épithètes caractérisant un même sujet : la création ;

• alternance des pronoms on / nous

• expansion des groupes nominaux : source d’inspiration : les imprimés du maître des années ‘50 ;

• expression du but : pour + infinitif ;

• possible difficulté : la dernière phrase du

• deuxième paragraphe manque de verbe : Source d’inspiration : les

• les adjectifs usuels sont remplacés par des qualifiants « branchés » (grunge, asexué) ou à connotation superlative : (vêtement symbole, grande marque de luxe, artisanal, sculpture d’un haut niveau).

• des constructions plus complexes apparaissent : le passif : est exporté par le port de Gênes...

• L’opposition est exprimée dans une phrase complexe : Et si les grandes marques américaines dominent aujourd’hui le marché du

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imprimés du maître des années 50. ;

• la proposition infinitive : flirter avec le plus prestigieux héritage des couturiers ..., oser la coupe...

• les relatifs dans des propositions juxtaposées : C’est un tissu qui vient des archives de Cristobal Balenciaga, sur lequel on a eu des interventions ...

• le neutre : le disent Estelle Collin et Olivier Robert.

basic, français et italien résistent en rapportant la valeur ajoutée du vieux continent.

• les relatifs dans des propositions juxtaposées sont gardés sur le même niveau d’accessibilité que pour le niveau A2 : ... qui est exporté par le port de Gênes en Angleterre, ... que les registres des ports de Londres appellent jean ...

• futur proche et place du COD : on va le rendre malléable ;

(6) Prononciation

• mots dont la prononciation est facilement reconnaissable ;

• langue simple, clairement articulée ;

• rythme accessible, assez lent ;

• intonation constante ;

• La prononciation des noms propres ajoute de la difficulté à la compréhension ;

• voix off nasillante, rythme rapide ;

• La prononciation est clairement articulée ;

• possible difficulté : l’omission des sons : effet de tâche ;

• Une possible difficulté est présente: l’homophonie dans les jeux des mots peut gêner la compréhension ;

(6) Marques de l’oral

• répétition : on a ... on a... ; • Les répétitions sont plus fréquentes ;

• Les découpes, et les reprises sont fréquentes dans l’intervention de la conservatrice du musée ;

(7) Relation

visuel — contenu

• importance accordée au visuel, découpage précis des sens grâce aux images ;

• information dénotée, sans ambigüité ;

• Les images focalisent dès le début sur les connotations intentionnées : on montre les arènes de Nîmes tout en prononçant denim, pour transmettre l’idée de classique et qualité, surtout

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 237

que le mot festival et l’expression monument textile s’ensuivent. Le message est connoté au superlatif dès le début du document.

• noms des intervenants apparaissent à l’écran, éclairant le découpage de sens ;

• légers bruits de fonds ne gênant pas la compréhension.

• Les noms des intervenants apparaissent à l’écran, éclairant le découpage de sens ;

(8) Socioculturel

• la maison de mode Balenciaga

• exprimer ses goûts, dire qu’on aime quelque chose en contexte informel (interview).

• La recherche d’or comme repère culturel associé au jean.

• Exprimer ses pensées en situation informelle (interview).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 238

TABLEAU 4 FOS : Didactiser un document visuel pour le niveau A2

Activités pour la compréhension orale

TYPE DE

COMPREHENSION SAVOIR-FAIRE / OBJECTIFS

SPECIFIQUES DETAILLES ACTIVITES

Compréhension orale globale

- Faire des hypothèses: comprendre la logique d’un document visuel spécifique à son domaine;

1er visionnement A. Regardez le film sans le son, répondez aux questions : 1. Qui parle ? 2. Qu’est-ce qu’on voit comme spectacle ? 3. Comment est ce spectacle ? 2e visionnement B. Regardez le film avec le son. 1. Vous venez de voir : ☺un reportage sur une maison de mode ; un documentaire sur une maison de mode ; une publicité pour une agence de mode. 2. Le thème du document est : la maison de prêt-à-porter Balenciaga ; la maison de haute couture Balenciaga ; ☺la collection printemps-été Balenciaga.

Compréhension détaillée

- comprendre une description en évolution : comparer des faits et des idées dans le domaine de la création vestimentaire. - décrire quelqu’un : décrire les compétences

3e visionnement Regardez une troisième fois le film. 1. Vrai ou faux ? ☺Nicolas Guesquière s’inspire des imprimés modernes ; ☺Il utilise des tissus anciens qu’il transforme ; Sa collection s’adresse aux jeunes branchés en matière de mode. 2. Complétez les idées :

1. La profession de Nicolas Guesquière est :

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 239

professionnelles / la manière de travailler. - décrire des tendances: comparer des faits et des idées dans le domaine de la création vestimentaire.

............................... ; (réponse : directeur artistique)

2. Il s’inspire des créations des années ............................ ;

(réponse : années ‘50) 3. Sa manière de travailler

consiste en général à ........................................ pour ............................ .

(réponse : accentuer les contrastes / créer beaucoup plus de noir, créer un effet de tâche).

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TABLEAU 5 FOS : Didactiser un document pour le niveau B1

Activités pour la compréhension orale (Corrigé des activités)

TYPE DE

COMPREHENSION SAVOIR-FAIRE /

OBJECTIFS DETAILLES ACTIVITES

Compréhension orale globale

- faire des hypothèses: comprendre la logique d’un document visuel spécifique à son domaine; - faire des hypothèses: comprendre la logique d’un document spécifique à son domaine; - argumenter : analyser l’évolution d’un concept dans son domaine (l’évolution du denim) ; - caractériser quelque chose : décrire un phénomène de l’industrie vestimentaire (la popularité du jeans) ;

1er visionnement A. Regardez le film sans le son, répondez aux questions : 1. Qui sont les deux intervenants ? 2. Quel pourrait être le sujet du document ? 2e visionnement B. Regardez le film avec le son. 1. Quel est le type de document ? fait divers ; publicité pour une maison de mode ; ☺ reportage de mode. 2. Vrai ou faux ? Le document est structuré en trois parties : ☺ Introduction, histoire et évolution du jean, conclusion ; Introduction, histoire du jean, conclusion ; Introduction, évolution du jean, conclusion. 3. Complétez la grille : Quoi ? .................................................. (réponse : la popularité du jean) Pourquoi ? .................................................. (réponse : symbole américain + pub européenne) Comment ? ................................................... (réponse : création sur mesure, « customisé ») Quand ? ..................................................... (réponse : de nos jours, par le passé).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 241

Compréhension détaillée

- comparer des faits et des idées dans le domaine de la création vestimentaire. - comparer : comparer, en opposant, les tendances du marché de la mode ; - décrire un objet : indiquer les caractéristiques principales du denim dans l’évolution de la fabrication.

3e visionnement Regardez une troisième fois le film. 4. Choisissez la bonne variante : 4.1. Les grandes marques américaines : instituent des monopoles ; ☺ dominent le marché du jean ; négligent le marché européen. 4.2. Les marques françaises et italiennes : ont retiré leurs produits du marché ; ont limité leur production ; ☺ résistent grâce aux soucis de qualité. 4.3. Le jean : ☺ reste un produit apprécié par les Français ; n’est pas dans les tendances de cet hiver ; est un produit qui s’est épuisé. Variante B1+ : Complétez les idées indiquant la réalité de la concurrence dans le domaine :

1. les grandes marques américaines ...........................

(réponse : dominent le marché)

2. les marques françaises et italiennes ...........................................

(réponse : résistent grâce à la valeur ajoutée du vieux continent). 5. Complétez les phrases : • Introduction : le denim est un monument ................. (textile) ; • Présentation de la conservatrice du musée : il y a un .............. de .............et de ........ ou de ............. (tissu / coton / laine) • Intervention de René Giroux : on va

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 242

le rendre ................, ....................., .................. grâce à des traitements d’....................., et ce vêtement va avoir un œil .................... parce qu’on va lui faire de la sculpture d’un haut niveau. (malléable / souple / doux/ abrasion / artisanal).

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La problématique de la thématisation dans l'élaboration des manuels alternatifs de FLE

des collèges roumains

Aurelia TURCU Université de l’Ouest, Timişoara

Abstract

The problem of thematisation in the development of alternative

FLE textbooks by our Rumanian colleges

The paper we propose arises from a personal experience, relatively recent: development of a textbook, Aurelia Turcu; Ilie Minescu, Limba franceză

pentru clasa a V-a (French language for the 5th grade), RAO International

Publishing Company, 1997. It focuses on several aspects concerning the new text processing support of FFL textbooks, according to the thematic criterion,

after abandoning the traditional hermeneutics, at the level of Institutional

Programs of Romania. After the '90s, the FFL textbook’s authors had to face the official

Instruction Programs preaching — with a long delay — the revival of

communicative methodology. During this process, the authors had to bear the weight of a large series of constraints, from those related to the multitude of

text selection criteria, including the requirements concerning not only texts

transposing dedicated to a learning process, but also their integration in the textbook’s own functional network, etc.

Our analysis continues this pre-methodological path starting from the

elaboration of the quoted textbook, while focusing on important stages, respectively, the solutions taken into consideration with, sometimes, some

distances taken in respect to the curriculum’s guidelines.

In this lightening, communication would be the testimony of a fruitful experience to share — we believe — with interested colleagues.

L'analyse que nous proposons est issue d'une expérience personnelle,

relativement récente: l'élaboration d'un manuel scolaire de FLE pour la

cinquième, paru chez RAO en 1995. Elle porte sur quelques aspects visant le

nouveau traitement des textes-support des méthodes FLE selon le critère

thématique, après l'abandon, au niveau des programmes institutionnels

roumains, du critère herméneutique traditionnel.

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Après les années 90, face aux instructions officielles préchant – avec

un grand retard – le renouveau méthodologique communicatif-fonctionnel,

les auteurs des manuels ont eu à subir, dans la confection de ceux-ci, le

poids d'une large série de contraintes, à partir de celles liées à la multitude

de critères de sélection des textes, en passant par les exigences concernant

la transposition des textes voués à une démarche d'apprentissage de type

communicatif jusqu'à leur intégration dans le réseau fonctionnel propre du

manuel.

Notre analyse poursuit le trajet préméthodologique de l'élaboration

du manuel cité, tout en focalisant les étapes significatives du traitement

textuel et surtout les solutions envisagées avec, parfois, des prises de

distance à l'égard des orientations curriculaires.

L'éclairage le plus important de notre analyse renvoie à un acquis

théorique ultérieur à la parution de notre manuel. Aussi notre analyse se

voudrait-elle être, par son objet, la confirmation des hypothèses liées à la

construction de nouveaux concepts didactiques. Il s'agit de la notion de

« genre scolaire », plus précisément de la définition et de la description du

manuel scolaire en tant que support ou forme de ce genre que la recherche

didactique doit à Monica Vlad, notre collègue de l'Université Ovidius de

Constanţa. L'excellente contribution conceptuelle représentée par l'ouvrage

Lire des textes en français langue étrangère à l'école (2005), issu d'une

thèse de doctorat, nous a fourni cette perspective nouvelle du statut du

manuel scolaire vu comme une scénographie, selon le modèle de « la scène

d'énonciation d'un discours » décrit par Dominique Maingueneau dans son

étude « Scénographie épistolaire et débat public », parue en 1998.

Monica Vlad a appliqué à la scène scolaire le modèle énonciatif en

question tout en identifiant les correspondances, dans le contexte d'un

manuel, des trois scènes de la parole qui composent une scène

d'énonciation. Voici ces correspondances:

1. La scène englobante, définissant, dans le modèle énonciatif général

le statut des partenaires et le cadre spatio-temporel, correspond au type de

discours originaire des textes d'un manuel: discours littéraire/non-

littéraire; journalistique, textes qui sont devenus, par transposition

didactique, des textes adaptés (courts, faciles, etc.).

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 245

2. La scène générique qui définit, selon Maingueneau, des genres de

discours particuliers à laquelle correspond la scène générique des textes des

manuels : lettre, fait divers, etc.

3. À la troisième scène, appelée scénographie, scène facultative qui

fait toujours passer la scène englobante et celle générique au second plan,

en mettant sur son devant l'énonciation, Monica Vlad lui fait correspondre

la scénographie du manuel.

Celle-ci tend un piège sérieux à l'apprenant par l'estompage des deux

premières scènes, respectivement « des particularités typologiques du texte

et le détermine par là à voir les textes proposés par le manuel non pas

comme des fragments de textes dont on les a retirés et qui gardent des

propriétés génériques, mais plutôt comme des parties du discours

d'apprentissage imposé par le manuel. » (Vlad 2005, 132)

C'est cette scène, disons-nous, qui est le lieu du couronnement des

efforts déployés par l'auteur du manuel pour y intégrer les textes qu'il a

choisis et transposés dans le nouveau réseau et c'est précisément dans cette

nouvelle vision didactique des contributions citées que nous allons

témoigner de notre expérience pour confirmer, par ces témoignages

d'auteur, les plus importantes hypothèses de l'analyse du genre scolaire.

Tout auteur de manuel, traditionnel ou communicatif, marque la mise

en route de la construction de sa méthode par un examen rigoureux des

données curriculaires afin d'en identifier les voies à suivre concernant les

objectifs, les contenus et les méthodes du futur support.

En essayant de cerner une image comparative des démarches que les

deux catégories d'auteurs envisagent, nous rappelons que les auteurs des

manuels traditionnels étaient les bénéficiaires des inventaires formels, bien

précis, que les programmes institutionnels metttaient à leur disposition

sous forme de listes parallèles, lexicales, grammaticales et phonétiques, à

partir desquelles ils envisageaient les regroupements de ces trois catégories

d'ingrédients à verser dans le moule textuel du futur manuel. La pro-

grammation en question était confortée par certaines connexions théma-

tiquement incontournables, devenues classiques, comme l'alimentation et

le partitif ou la famille et les possessifs, etc.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 246

Face à la nouvelle structuration curriculaire, les auteurs des premiers

manuels de la Réforme roumaine, édités après 1993, se sont retrouvés

devant les tâches bien plus complexes dues:

- au remplacement des listes de mots nettement configurées selon les

centres d'intérêt par une liste générale, orientative de la thématique

référentielle (voir la première page de l'exemplier).

- à l'apparition d'une liste nouvelle notionnelle, des plus importants

contenus communicatifs, les actes de parole, auxquels il fallait subordonner

les contenus formels lexico-grammaticaux par une programmation de type

fonctionnel.

- à une orientation ferme vers le texte authentique qui devait être le

type de texte prédilecte des nouveaux outils pédagogiques.

La première grande différence qui en découle entre les activités de

départ des deux catégories d'auteurs renvoie à un inversement de l'ordre de

celles-ci.

À la différence de la programmation traditionnelle dont les

regroupements lexico-grammaticaux et leur articulation précédaient la

confection des textes-starter à fabriquer à base de listes aprioriques, c'est le

choix des textes authentiques qui précède la programmation des contenus

linguistiques et communicatifs, tout comme leur articulation, dictée par les

contenus référentiels des textes mêmes.

À la place des quantifications lexicales pharmaceutiques de la

tradition, opérées au mot près, l'auteur du nouveau manuel se voit obligé

d'établir la plupart des regroupements au hasard de la thématique des

textes authentiques sélectionnés.

L'effet des pareils regroupements programmés en est parfois

surprenant surtout au niveau des articulations référentielles imprévisibles,

comme c'est le cas du texte de Freneix (voir le texte numéro 2 de

l'exemplier), texte qui associe et déploie, moyennant la fiction du conte

dont nous l'avons extrait, deux nomenclatures lexicales qui n'auraient

jamais fait l'objet d'une connexion thématique dans la programmation

apriorique traditionnelle : les animaux et l'école.

Sans insister davantage sur l'effet en question, nous dirons qu'on peut

le ranger volontiers dans la série des faits prouvant, par ailleurs,

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 247

l'empirisme de la nouvelle démarche de programmation, faite au hasard de

la thématique textuelle.

Nous tenons à souligner que cet empirisme s'accroît pendant l'étape

suivante lorsque, après avoir établi les articulations thématiques dictées,

comme nous l'avons montré, par les textes authentiques1 choisis (articula-

tions majoritaires, selon les instructions officielles, dans l'ensemble du

futur manuel), on procèdera, par élimination, aux regroupements des

thèmes restants de la liste curriculaire, censés fournir le matériau pour la

confection des textes fabriqués.

Face au décalage dû au fait que la thématique référentielle et formelle

des textes choisis ne peut couvrir entièrement la plage thématique curricu-

laire, l'auteur du manuel a à sa disposition deux solutions: soit continuer à

chercher des textes authentiques, soit choisir d'en confectionner les siens.

Nous estimons que la dernière solution serait toujours meilleure, non pas

autant pour des raisons de commodité, dans le sens que la chance de

trouver aléatoirement les correspondances thématiques restantes est

minimale par rapport à la certitude d'une construction rigoureusement

articulée, mais parce que la construction et la distribution de quelques

textes fabriqués peut rendre des services notables à la scénographie du

manuel.

C'est dans cet esprit, par exemple, que nous avons choisi de placer

quelques textes fabriqués en position initiale du manuel, en les investissant

de la fonction d'un réservoir énonciatif de base, contenant les protagonistes

et les principaux paramètres spatio-temporels selon lesquels ils vont

fonctionner le long de la méthode.

Ainsi les protagonistes principaux, un collégien roumain et son

correspondant français (correspondant au sens d'omologue fonctionnel

mais aussi au sens épistolaire), surpris, selon les prescriptions curriculaires

dans leur milieu familial et social, vont-ils peupler les pages du manuel, en

vrais fils rouges thématiques de celui-ci.

__________

1 Nous avons opté pour l'insertion des textes littéraires dans la classe des textes authentiques.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 248

Cette option a marqué notre conformité au nouveau type de

traitement textuel dicté par le critère thématique, apanage des outils

communicatifs.

La nouveauté en question consiste en une extension de la thématique

du texte-support dans toutes les sections de l'unité où, par exemple, dans la

section grammaire, à la place des énoncés disparates thématiquement, des

exercices traditionnels, on propose des supports textuels, fabriqués ou

authentiques, ayant le même référentiel que le texte-starter.

Les avantages de ce prolongement thématique sont multiples, au

compte de l'auteur du manuel tout comme à celui de ses utilisateurs.

En tant que soupape d'une répartition plus équilibrée de la nomencla-

ture lexicale de la leçon, il donne à l'auteur du manuel la possibilité d'en

éviter la surcharge qui augmentait visiblement le degré d'inauthenticité des

textes fabriqués traditionnels.

Certains auteurs de méthodes communicatives opèrent un prolonge-

ment thématique encore plus ambitieux, au niveau de l'ensemble du

manuel, en réalisant une continuité par le recours constant aux éléments

principaux de la scène d'énonciation globale : les partenaires et les

paramètres spatio-temporels où ceux-ci évoluent.

Dans la construction de notre manuel, nous avons opté pour les deux

types récurants décrits ci-dessus que nous allons illustrer par la suite.

Quant à la récurence thématique au niveau d'une seule unité, nous

l'avons envisagée sur toute l'étendue de celle-ci, à partir des QCM censés

vérifier la compréhension des textes, où nous avons transféré une partie de

la charge de ceux-ci, surtout les lexèmes qui ne posaient pas de problèmes

de sémantisation, en passant par les micro-textes-support des exercices

grammaticaux (voir le texte numéro 3 de l'exemplier), jusqu'aux para-

digmes verbaux mêmes que nous avons tâché de thématiser par une simple

position de parallélisme (voir la position 4 de l'exemplier). Dans le cadre

d'une leçon articulant les métiers et le futur simple, nous avons proposé une

articulation thématique minimale des paradigmes de la conjugaison au

futur des verbes être et avoir.

Quant à la récurence globale, visant l'ensemble du manuel, nous

avons recouru aux divers artifices textuels d'enchaînement des unités, en

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 249

construisant des "jointures textuelles" qui témoignent elles aussi du

caractère facultatif de la scénographie scolaire.

Dans la partition des rôles des mêmes protagonistes tout le long de la

méthode, nous avons investi ceux-ci de diverses tâches communicatives

renvoyant à l'échange épistolaire par lequel ils se font part des souvenirs

amusants, des rêves, des pages de lecture (voir, par exemple, la lettre

numéro 5 de l'exemplier, suivie d'un fragment du texte qu'elle introduit).

En tant qu'instance de production, un auteur de manuel doit se

charger, dans son trajet, d'une multitude d'opérations textuelles, à part celle

de la fabrication des textes-starter et des textes-support destinés aux divers

apprentissages ponctuels.

En voici les plus importants:

- les activités qui précèdent la mise en manuel, telles: la recherche, le

tri et le choix des textes;

- les activités articulatoires à opérer selon le critère de la thématisa-

tion forte qui assurent, moyennant les petits textes que nous avons appelés

"jointures textuelles", l'enchaînement référentiel de l'ensemble;

- les activités de transposition (fragmentation, adaptation, prolonge-

ment, etc.) qui sont autant de preuves de la démarche scénographique de

l'auteur.

Pour ce qui est du choix des textes-support des unités, celui-ci

représente, pour les auteurs d'un manuel communicatif, une activité bien

difficile car fort contraignante, étant donnée la multitude des critères de

sélection. La simple énumération des plus importants s'avère bien édifiante

dans ce sens:

- le critère thèmatique, renvoyant à la liste de l'univers référentiel du

programme curriculaire;

- le critère discursif des typologies textuelles dont celle opposi-

tionnelle est recommandée prioritairement par les programmes: texte

authentique/texte fabriqué; texte littéraire/texte fabriqué;

- le critère méthodologique lié aux objectifs d'exploitation des textes

dont le plus important est celui d'apprentissage et qui, à son tour, présente

tout un faisceau de sous-objectifs, grammaticaux, lexicaux, culturels,

discursifs, tous mis au service de l'apprentissage communicatif. Cette

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 250

multiplicité de critères rend bien difficile la recherche et le choix des textes

authentiques de même que la fabrication de ceux qui puissent répondre à

un nombre maximal de ces paramètres.

Malheureusement, les exemples de dérapages dûs aux options

textuelles traditionnelles ne sont pas rares dans les manuels de la dernière

génération où certains textes, fabriqués par les auteurs laissent à désirer à

cause de leur artificialité.

Pour ce qui est du statut discursif de notre manuel, nos options ont

largement privilégié les deux genres: le dialogue et la lettre. En voici les

raisons de cette prédilection discursive des manuels de FLE tout au long de

la diachronie didactique, formulées par D. Maingueneau (1998) :

« Si tant de textes de l'Antiquité et de l'Europe classique ont adopté

ces scénographies, c'est sans doute que lettre et dialogue sont des structures

génériques à contraintes pauvres et qui gardent une relation étroite avec la

conversation. Ils s'accomodent des situations de communication les plus

variées, exploitant de manières différentes cette forme basique de la

communication verbale l'échange d'individu à individu. »

Nous y ajouterions un argument point négligeable de la perspective

de l'auteur d'un manuel communicatif, notamment le fait que les deux

structures textuelles à contraintes faibles leur rendent amplement service

dans les efforts d'atténuer la discrépance entre les textes authentiques

choisis et les textes fabriqués qu'ils proposent. Au nom de cette intention

d'harmonisation discursive, tout auteur de manuel devrait tâcher de réduire

au maximum le degré d'artificialité des textes qu'il construit. La lettre et le

dialogue sont, dans ce sens, le dispositif textuel idéal. Monica Vlad les

considère un véritable genre scolaire.

Quant aux exploitations des lettres que nous avons proposées, elles

rendent compte, tout d'abord, dans une perspective générale, de nos efforts

pour assurer une harmonisation discursive mais aussi une certaine

proportion entre les textes authentiques (au nombre de 7) et ceux fabriqués

(au nombre de 6, dont 2 lettres), les premiers devant être majoritaires. La

majorité en question a été confortée précisément par les deux lettres

rapprochables, grâce à leur degré d'authenticité, de la catégorie des textes

authentiques.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 251

Nous avons investi les lettres que nous avons fabriquées de rôles

fonctionnels divers qui sont autant de vecteurs scénographiques. En voici

quelques uns:

- le rôle de texte-starter de l'unité (voir la lettre numéro 6 de

l'exemplier);

- le rôle de débouché lexical du texte-starter, mis au service d'une

distribution plus équilibrée de la masse lexicale à enseigner;

- le rôle de connecteur reliant deux unités, un véritable pont jeté entre

les contenus thématiques de celles-ci (voir la lettre numéro 5 de

l'exemplier);

- le rôle de support textuel situationnel pour l'apprentissage

communicatif d'un polysème (voir la lettre numéro 7 de l'exemplier). Dans

ce dernier cas, nous avons exploité la structure épistolaire minimale et, par

là, la moins contraignante, la plus proche d'un échange authentique: le petit

mot. Celui-ci remplace, dans notre exemple, le contexte linguistique

traditionnel, « présentoir » prédilecte des lexèmes à enseigner.

Pour l'enseignement/apprentissage de la polysémie du verbe

apprendre, nous avons envisagé deux cadres discursifs distincts:

- celui de l'exercice de repérage de la polysémie

- celui communicatif des deux exercices suivants (LIS et DIS) où nous

avons remplacé l'exercice classique de fixation d'une polysémie, ayant la

consigne « Faites des phrases avec les deux sens du verbe apprendre », par

une démarche communicative à deux volets :

- par la première question (l'exercice DIS), on ne focalise plus le verbe

"apprendre" qui cesse ici d'occuper le devant de la scène, en tant qu'objet

d'étude lexico-sémantique explicite, et devient l'instrument d'un échange

entre le professeur et l'élève, censé vérifier non seulement la compréhen-

sion des deux messages, mais aussi assurer implicitement, dans un arrière-

plan, la fixation du second sens enseigné du verbe.

C'est un exemple de ce que devraient devenir, progressivement, dans

la phase d'apprentissage, les formes linguistiques enseignées: des instru-

ments communicationnels. Les auteurs de manuels et les professeurs

devraient, selon nous, abandonner les fâcheux compromis traditionnels de

la jonction du paradigmatique et du syntagmatique moyennant des textes

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 252

fort artificiels comme celui de l'exercice suivant portant sur la famille du

mot mettre : « Ma famille est très vieille, je dois l'admettre. Il faut tout

remettre à neuf: les planchers, le plafond, la peinture. Je ne sais pas si je

peux me le permettre, mais je dois me soumettre aux exigences de la

famille ». C'est à une performance tout aussi naïve que les élèves doivent

aspirer lorsqu'on les convie à mettre la famille du verbe se reposer dans un

court texte2.

Nous devons préciser que nous avons exploité également des lettres

tirées des textes d'auteurs, comme c'est le cas du texte de Pagnol (voir la

lettre numéro 8 de l'exemplier, destinée à un apprentissage ortho-

graphique).

Nous allons nous arrêter, finalement, sur la catégorie des activités de

transposition textuelle qui peuvent renvoyer non seulement à des objectifs

ponctuels d'apprentissage (Vlad 2005, 108) mais aussi, dirons-nous,

précisément à l'objectif global de l'intégration des textes dans le système

fonctionnel scénographique du manuel. Le texte de la leçon « Quelle est

belle la nature » (le numéro 8 de l'exemplier) pourrait être un exemple

probant dans ce sens.

Il s'agit d'un texte authentique tiré de la presse adolescentine

(OKAPI) – transcrit en italiques – auquel nous avons fait subir non

seulement certaines opérations de transposition classiques, telles la

fragmentation et le découpage, mais aussi deux autres: la fusion – par

intrusion textuelle – avec un texte que nous avons fabriqué et saucissonné

lui aussi et surtout le changement de canal communicationnel (un texte de

la presse écrite est ainsi devenu fragment radiophonique).

Nous sommes consciente que, par ces deux modifications aussi

radicales, notre démarche peut représenter un cas-limite de transposition

textuelle dont le produit final a été un texte-starter hybride, fusionnant les

deux types textuels, marqués distinctement par des signes graphiques.

Nous croyons avoir démontré par ce résultat que, grâce à la permissivité de

l'éclectisme didactique actuel (Puren 2000), la cohabitation des deux types

__________

2 Nous avons puisé les deux exemples dans des manuels alternatifs roumains de FLE de la dernière génération.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 253

de textes peut conduire parfois, au nom de la complexité des objectifs

d'apprentissage, à leur fusion même.

En suivant les repères de la scène d'énonciation, décrite par

Dominique Maingueneau, nous pourrons constater:

- que la scène englobante a subi des modifications notables quant à la

spatio-temporalité;

- que la scène générique a souffert également des changements

sensibles concernant la nature du canal d'énonciation: un fragment tiré

d'un article de la presse écrite pour les ados est devenu un fragment d'une

émission radiophonique s'adressant à tout et chacun, même si le texte

transposé continue d'appartenir au même type de discours médiatique;

- que la troisième scène de la parole, celle facultative, nous amène à

un terrain d'apprentissage scolaire sous l'éclairage méthodologique duquel

elle fonctionne.

La démarche de transposition que nous avons entreprise renvoie aux

objectifs suivants:

- l'objectif stratégique de la thématisation globale au fil des protago-

nistes consacrés, par les artifices de laquelle s'est opérée l'intégration du

texte d'origine dans le texte fabriqué;

- l'objectif thématique de l'unité (les régions de la France et la

pollution de la nature) imposant la recherche d'un texte qui contienne un

nombre satisfaisant de repères géographiques et de références écologistes,

texte que nous avons dû fabriquer;

- l'objectif, point négligeable, d'une proportion équilibrée entre les

quatre compétences à atteindre: celles de la compréhension écrite et orale

et celles de l'expression écrite et orale. Selon les instructions curriculaires, il

fallait garder non seulement l'équilibre en question dans l'ensemble du

manuel, mais aussi assurer la représentativité, à statut de dominante au

niveau d'une unité, de l'une des quatre habiletés.

Faute d'une cassette qui aurait pleinement servi la cause de la

compréhension orale, nous avons dû avoir recours à la solution biaisée,

d'une activité pratiquée par les manuels traditionnels où l'on convie les

apprenants à écouter, à livre fermé, leur professeur lire un texte. La voix du

professeur finit ainsi par s'identifier à celle du réporter du texte.

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AGAPES FRANCOPHONES 2008 254

Un regard porté sur les manuels alternatifs de FLE destinés au

collège, suivant la problématique qui a fait l'objet de notre analyse, nous

conduit aux conclusions suivantes: les traitements discursifs et textuels des

nouveaux manuels rendent compte incontestablement des efforts

réformateurs notables mais ceux-ci ne comblent pas toutes les attentes Les

auteurs de la future génération de manuels devront mettre davantage à

profit, dans leur démarche, les théories de l'énonciation et les travaux

didactiques contributoires pour rendre, en tant qu'instance de production,

plus cohérent leur discours.

Bibliographie MAINGUENEAU, Dominique. « Scénographie épistolaire et débat public : La lettre

entre réel et fiction ». Paris : SEDES, 1998. PUREN, Christian. La didactique des langues étrangères à la croisée des

méthodes. Essai sur l'éclectisme. Paris : Didier, 2000. VLAD, Monica. Lire des textes en français langue étrangère à l’école. E.M.E.,

Cortil-Wodon, 2005.

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EXEMPLIER

1. EXTRAITS du CURRICULUM établi par le Conseil National du Ministère de l'Education et de la Recherche pour le programme des manuels alternatifs de français (première classe du collège).

1. La thématique de l'univers référentiel 1. 1. La présentation et la description d'une personne ● le nom, l'âge, les caractéristiques; ● les objets d'usage personnel, les vêtements; ● les goûts et les préférences 1. 2. L'enfant et le milieu familial ● l'habitat; ● la vie de famille, les relations de parenté; ● événements, activités, projets. 1. 3. L'enfant et le milieu social ● l'école: les activités à l'école et à la maison; ● relations amicales: visites, correspondance; ● la préparation d'une excursion, d'une fête; ● les métiers et les activités sociales. .............................................................................................. etc. 2. Les actes de parole ● présenter quelqu'un; se présenter ● demander/donner des renseignements ● caractériser un objet, une personne .............................................................................................. etc. 3. Eléments de construction de la communication 3. 1. Phonétique et orthographe

3. 2. Vocabulaire: 250-300 mots et syntagmes correspondant à la thématique et aux actes de parole précisés ci-dessus.

3. 3. Grammaire ● le nom et le groupe nominal ● le verbe et le groupe verbal .............................................................................................. etc. 2. L'école des animaux

Dimanche dernier a été pour Claude et François une journée de vacances bien remplie. Les garçons ont passé quatre heures au zoo à regarder les animaux et ensuite ils sont allés voir un match de foot. Le soir, ils sont rentrés très contents de leur journée. Mais ce qui est extraordinaire, c'est que tous les deux ont fait, pendant la nuit, exactement le même rêve. Le voici:

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C'était au mois d'août. Les élèves étaient en vacances, mais il y avait quelque part, dans une forêt, une école qui continuait ses cours. C'était l'école des animaux.

A huit heures du matin, quand le maître faisait l'appel, tout le monde était là.

En classe de maths, on devait compter sur les doigts. Seul le mille-pattes réussissait à compter jusqu'à cent. Les autres camarades étaient jaloux. Le lapin faisait des grimaces et alors l'instituteur le mettait au coin.

Quand ils oubliaient , à la maison, leurs crayons, l'oie sauvait toujours la situation. On lui arrachait quelques plumes et le castor, avec ses dents aigues, les taillait en pointe. Ils avaient une magnifique encre de myrtilles. C'était un plaisir de les voir en classe! L'écureuil essuyait le tableau avec sa queue.

Pour la classe d'éducation physique, tout le monde était en tenue: chemi-sette, shorts et chaussures de tennis. Au début, on faisait un peu d'échauffement. Quelle bousculade! La tortue soufflait comme une locomotive. Le hérisson piquait ceux qui le doublaient. C'étaient des cris, des sifflements, des grognements.

Le maître leur a proposé un match de foot. On a formé les équipes, on a chargé le merle de l'arbitrage à cause de son sifflet. C'était merveille de voir tout ce petit monde courir derrière la noix qui servait de ballon. Le match était très serré, chaque équipe voulait gagner. Mais soudain, le ballon a disparu... Tout le monde le cherchait: dans l'herbe, sous l'aile du hibou... partout, partout.

.............................................................................................................................. Savez-vous qui était le coupable? Devinez! C'était quelqu'un qui avait faim et

qui... adore les noix. D'après G. Freneix, De livre en livre

3.

LIS

● Demain on va avoir la visite de l'inspecteur dans notre collège. Il arrivera à 9 h du matin. Il visitera les salles de classe, le laboratoire, le CDI et la cantine. Notre directeur l'accompagnera partout. Nous finirons les cours à midi pour aller dans la grande salle de fêtes.

DIS

● Peux-tu préciser quand se passe l'action des verbes soulignés? Dans le présent? Dans le passé? Dans le futur?

OBSERVE

● Il arrivera; il visitera; notre directeur l'accompagnera; nous finirons: ce sont les formes du futur des verbes arriver, visiter, accompagner et finir.

DIS a) Mets les verbes entre paranthèses au futur:

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La maîtresse nous explique que le directeur de l'école va prendre sa retraite. Il (quitter) l'école bientôt. Pour fêter ça, nous (préparer) des choses terribles: on (apporter) des chaises dans la grande classe pour les papas et les mamans, on (installer) des fauteuils pour le directeur et les professeurs, des guirlandes et une estrade pour faire la représentation.

Chaque classe (préparer) quelque chose. Les grands vont faire la gymnastique. Ils (agiter) des drapeaux et tout le monde (applaudir). La classe au-dessus de la nôtre va danser. Ils (s'habiller) en paysans, avec des sabots. Ils vont se mettre en rond, ils (taper) sur l'estrade avec les sabots, ils (agiter) des mouchoirs et ils (réciter) des poésies.

Nous, ça va être formidable! Nous (jouer) une pièce qui s'appelle "Le Petit Poucet et le Chat Botté".

d'après Sempé Goscinny, Le Petit Nicolas b) Jeu de rôles: ● Fais la liste des activités que Nicolas présente. ● Complète cette liste avec ce que tes copains et toi, vous aimez préparer

pour la fête de la distribution des prix. ● Joue le rôle du professeur qui prépare la fète, en distribuant les activités et

les tâches. Formule les phrases à l'impératif ou au futur. Obs. Les fêtes scolaires, le futur simple et les actes de parole: faire une

recommandation et donner un ordre représentent l'objet d'enseigne-ment/apprentissage de la leçon.

4.

ETRE AVOIR

Je serai jardinier. → J'aurai un grand jardin.

Tu seras informaticien. → Tu auras un ordinateur.

Il sera professeur. → Il aura des élèves disciplinés.

Nous serons comédiens. → Nous aurons beaucoup de spectateurs.

Vous serez mécaniciens. → Vous aurez un grand garage.

Ils seront cuisiniers. → Ils auront d'excellentes recettes.

5. Avignon, le 30 janvier

Cher Victor,

Merci pour ta longue lettre! Moi aussi, je suis rudement content de mes

nouveaux copains. Ils sont très sympas et nous rigolons bien pendant les récrés. On se bat plus rarement qu'avant et surtout on ne se jette plus les cartables à

la tête, parce qu'on est plus grands et, en plus, nous avons un surveillant très sévère.

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Notre prof de français est très chouette. C'est le seul qui n'a pas de sobriquet pour le moment. Il aime nous lire des histoires amusantes. Connais-tu "Le Petit Chaperon Jaune"? Je t'envoie un fragment de ce conte défait. Tu vas t'amuser, toi aussi.

Bien à toi, Claude

Le Petit Chaperon Jaune

Il était une fois une petite fille qui s'appelait le Petit Chaperon Jaune... - Mais non, Rouge! - Oui, oui, le Petit Chaperon Rouge. Sa maman l'appelle et lui dit: "Ecoute,

Petit Chaperon Vert..." - Non, non! Rouge! - Bien sûr, Rouge. Donc sa maman lui dit: "Va porter à tante Ursule cette

purée de pommes de terre..." - Non! Elle lui dit: "Va porter cette galette à ta grand-mère." - C'est vrai. Alors la petite fille s'en va dans le bois et rencontre une girafe... - Quelle salade!... Elle rencontre un loup, pas une girafe! - D'accord. Le loup lui demande: "Combien ça fait dix fois huit?" - Pas du tout! Le loup lui demande: "Où vas-tu?" - Bon. Elle répond: "Je vais au marché acheter de la sauce tomate." - Jamais de la vie (...) "Je vais chez ma grand-mère qui est malade, mais j'ai

perdu mon chemin." - C'est juste. Alors le cheval lui dit... - Quel cheval? C'est le loup! - Bien sûr. Donc il lui dit: "Prends l'autobus numéro 75, descends place de la

Cathédrale, tourne à droite: tu vas trouver trois marches d'escalier et un franc par terre. Ne t'occupe pas des marches, ramasse le franc et achète-toi du chewing-gum..."

- Grand-père, tu ne sais vraiment pas raconter les histoires, tu t'embrouilles tout le temps. Tant pis, ça ne fait rien, achète-moi le chewing-gum!

- Parfait! Tiens, voilà un franc. Et le grand-père se remet à lire son journal.

d'après G. Rodari, Histoires au téléphone

6. Avignon, le 4 décembre

Cher Victor,

Excuse-moi pour ce grand retard, mais j'ai été très occupé ces derniers mois.

C'est pas facile, le premier trimestre au collège. Tout y est nouveau, sauf quelques

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anciens copains. Et puis il y a l'emploi du temps qui est assez compliqué et on a, d'un seul coup, 8 profs.

Je vois que tu es content de tes nouveaux copains et de tes professeurs. Moi aussi, j'ai des copains chouettes, mais ce que je n'aime pas ce sont les voyages de classe en classe entre les cours. Quand on entend la sonnerie, il faut finir vite, ranger nos affaires, sortir, entrer dans l'autre classe, sortir de nouveau nos affaires, être attentif et recommencer.

Et vous? Est-ce que vous avez votre propre salle de classe? J'ai constaté que chez vous on note sur dix. Chez nous, on note sur vingt. Quelles moyennes as-tu à la fin du trimestre? Moi, ça va. Je pense que je mérite les six jours de ski à Chamonix, promis pour les vacances de février.

A bientôt dans une lettre. Amicalement, Claude

7. LE MOT ET SON EMPLOI OBSERVE - Le professeur principal veut apprendre quel est le métier de nos parents. - Le père de Dominique est cuisinier. Dominique veut apprendre ce métier. Le verbe apprendre a-t-il le même sens dans ces phrases? LIS - Samedi, François aide sa maman à faire des courses. Quand il rentre, il

trouve deux billets laissés par ses copains: Cher François, Cher François,

C'est d'accord. Je passe chez toi à quatre heures. Prépare ton vélo. Claude

Désolé, je ne peux pas venir. On va à la campagne. Il y a mon cousin, l'explorateur, qui rentre du pôle Nord. Toute la famille se réunit chez mémé. Luc

DIS - Qu-est-ce que François apprend en lisant les deux messages? - A quoi correspondent les messages: à une invitation? à un refus? à une

proposition? à une acceptation? 8. ÉCRIS a) Cherche les fautes et corrige-les en écrivant les formes correctes dans ton

cahier. Retrouve aussi la ponctuation et les majuscules. b) Ecris la version correcte de cette lettre:

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Cher Ami je t'écrit pour te dire que les oiseaux sont pas venus cet année. Rien mé rien.

Il fet froid, tous les jours a la chasse j'ai les Pieds glassés. heureusement j'ai le cachené ça fet trois jours que je t'écrit. ma Mère et contante pasqu'elle croit que je fet mes Devoirs. Sur mon Cahier.

ton ami pour la vie. Lili

d'après Marcel Pagnol

9. QU'ELLE EST BELLE, LA NATURE!

Ce week-end, François va avec son cousin dans les Alpes. Ils adorent, tous les

deux, la montagne avec ses forêts fraîches. Les garçons montent le sentier en écoutant le chant des oiseaux. François

veut savoir l'heure et, comme il a oublié sa montre, il allume le baladeur. Une voix parle précisément des forêts:

"Notre terre est malade. Les forêts sont détruites par les fumées des usines et par le gaz des autos. Elles sont coupées pour construire des villes et faire du papier. Quand elles disparaissent, le sol s'appauvrit..."

Pauvres forêts! pensent les garçons. Comme elles sont belles et quels grands dangers les menacent!

.............................................................................................................................. Accompagné de son grand-père, Serge monte une colline abrupte du

Roussillon, en admirant le vert des sapins et les nuances rouges des rochers. Serge a soif et il sait qu'ils ont encore deux kilomètres jusqu'à la source. Pour oublier sa soif, il allume le petit poste de radio:

"Et l'eau? C'est le sang de la terre. Les rivières, les fleuves, les mers et les océans sont pollués par le pétrole et les détergents..."

Serge sent qu'il n'a plus soif... .............................................................................................................................. Le même jour, à la même heure, Sophie prend des bains de soleil sur une

magnifique plage de Biarritz, au bord de l'Atlantique. Couchée sur le sable, elle regarde le ciel et respire l'air frais de l'océan. Le transistor de son voisin diffuse la même émission:

"Au-dessus de nos têtes, ça ne va pas mieux. Les usines et les transports polluent l'air et cette pollution modifie les climats."

Sophie retient, pour un moment, sa respiration. .............................................................................................................................. Au retour de ce week-end, les trois copains décident de participer, avec leur

classe, à une action en faveur de la nature. Et vous alors? Décidez-vous vite et n'oubliez pas que rien multiplié par rien

ne donne rien. Mais quelques gestes multipliés par des milliers, ça fait des millions!

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DIS As-tu bien compris? ● Pendant le week-end, ● Quelle richesse de la forêt est évoquée François et son cousin montent dans l'émission radiophonique? a) dans le Jura; a) les animaux; b) dans les Alpes; b) le bois; c) dans les Pyrénées. c) les fruits sauvages. ● Sophie se trouve à la plage, au bord ● Ils aiment beaucoup a) de la Méditerranée; a) les rochers des montagnes; b) de la Manche; b) les glaciers des montagnes; c) de l'Atlantique. c) les forêts des montagnes.

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Ont contribué à ce numéro : Eugenia ARJOCA IEREMIA, après avoir obtenu le diplôme d’études universitaires en français et en roumain à la Faculté des Langues romanes, classiques et orientales de l’Université de Bucarest, a reçu un poste d’assistant universitaire, à partir du Ier septembre, 1969, à la Faculté de Philologie de l’Université de l’Ouest de Timişoara, au Département des Langues romanes, où elle travaille depuis 40 ans. A présent, elle est professeur universitaire et responsable de ce Département. Eugenia Arjoca Ieremia donne des cours de grammaire du français, de lexicologie et de sémantique, d’analyse pragmatique du discours. Elle dirige le master Tendances actuelles en linguistique et littérature françaises. Le long des années, elle a participé à beaucoup de sessions de communications nationales et internationales, étant membre de la Société internationale de Linguistique et Philologie romanes, de l’ACLIF et de l’ARDUF. Elle dirige des mémoires de maîtrise, des travaux de dissertation en master et les travaux des professeurs de français qui veulent obtenir des promotions. Eugenia Arjoca Ieremia a publié trois livres en tant qu’unique auteur, des cours universitaires et plus de 50 articles dans des revues de spécialité nationales et internationales. Elle est co-organisatrice de plusieurs colloques internationaux de linguistique française et roumaine. [email protected] Alina – Nicoleta BUTNARI est à étudiante en Master de Communication Interculturelle en Ière année de l’Université d’Ouest de Timişoara. En 2007 elle a pris part à la session des communications scientifiques des étudiants organisée l’Université « 1 Décembre 1918 » de Alba-Iulia où elle a soutenu la communication intitulée Les anglicismes dans la langue roumaine contemporaine, a reçu le deuxième prix, accordé par comité scientifique du colloque. [email protected] Ramona DAVID est étudiante en Master 2ème année à l’Université de l’Ouest de Timişoara. Elle prépare son mémoire de dissertation qui porte sur Le monstre : réalité ou mythe dans la littérature française du XXe siècle ? qui est en fait la suite de son mémoire de licence. [email protected] Adriana CÂNDEA. Ancienne étudiante de l’Université de l’Ouest de Timisoara (Langues et littératures anglaises et françaises), elle poursuit ses études à l’Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III (Master d’Études Britanniques,

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Nord-Américaines et Postcoloniales). Principaux centres d’intérêt : les Lumières, le modernisme, les littératures comparées, l’écriture créative. [email protected] Ramona MALIŢA est Maître-assistant au Département des Langues Romanes, Université de l’Ouest de Timișoara. Docteur ès Lettres. Elle enseigne les cours de littérature française du Moyen Âge, de la Renaissance et du XIXe siècle. Domaines d’intérêt : littérature médiévale et du XIXe siècle, traductologie. Membre de la Société des études staëliennes, Genève, membre SEPTET, Société de traductologie, Strasbourg, membre AUF. Ramona MALIŢA a publié quatre livres en tant qu’unique auteur, et plus de 30 articles dans des revues de spécialité nationales et internationales et a dirigé deux volumes des Actes du colloque « Contributions roumaines à la francophonie ». Elle est co-organisatrice du colloque national susmentionné. [email protected] Brahim OUARDI, docteur ès Lettres (littérature comparée), est enseignant au Département de français de l’Université Moulay Tahar de Saïda, Algérie. Il a publié une série d’articles dans divers quotidiens et revues algériens : « Algérie, littérature action » et « Synergies » ; il est co-traducteur de deux romans de l’arabe au français aux éditions Casbah-Alger. Il a soutenu sa thèse (sous la direction de Christiane Chaulet Achour et Hadj Miliani) intitulée Écriture, théâtre et engagement dans le théâtre de Henri Kréa et N. Aba. [email protected] Luminita PANAIT est chargée de cours à l’Université de Montréal, au Département de linguistique et de traduction. Elle prépare une thèse de doctorat qui porte sur les politiques linguistiques universitaires québécoises et sur la préservation de la place du français dans l’enseignement et la recherche à l’heure de la mondialisation. [email protected] Daniela POPA est professeur de français depuis 1996. Co-auteur du Dictionnaire roumain-français pour les métiers de la mode et les industries connexes (Timisoara, Editions Eurostampa, 2008). Travaux dans le domaine du français sur objectifs spécifiques (FOS) : Le passeport Europass et La Norme de formation professionnelle pour la mobilité sur le marché du travail (2009) et Mobilité européenne par la formation professionnelle (2009). [email protected]

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Dana ŞTIUBEA est assistante stagiaire au Département de Langues romanes de l’Université de l’Ouest depuis 2009. Études en lettres françaises à Timişoara et Bordeaux (2005-2006) et un master en didactique et linguistique (2009). Articles publiés dans les volumes de plusieurs colloques nationaux et internationaux (Iaşi, Sibiu, Timişoara, Szeged). Domaine de recherche : la littérature française contemporaine. Prépare un doctorat en littérature française contemporaine à l’Université Paris-Nanterre. [email protected] Maria ŢENCHEA est docteur en philologie. Professeur au Département des langues romanes, Faculté des Lettres, d’Histoire et de Théologie, Université de l’Ouest, Timişoara. Enseigne la linguistique française, la traduction et la traductologie. Responsable d’un master de traduction spécialisée. Domaines d’intérêt : linguistique française et romane (syntaxe, sémantique), analyse contrastive, traductologie. Livres publiés : L'expression des relations temporelles dans le système des prépositions du français. Préposition et verbe. Timişoara: Mirton, 1999. Études contrastives (domaine français-roumain). Timişoara : Hestia, 1999. Le subjonctif dans les phrases indépendantes. Syntaxe et pragmatique. Timişoara : Hestia, 1999. Noms, verbes, prépositions. Etudes de linguistique française et roumaine. Timişoara : Hestia & Mirton, 2006. Dicţionar contextual de termeni traductologici (franceză-română) (co-auteur et coord.). Timişoara: Editura Universităţii de Vest, 2008. Traductions publiées. Membre de la Société de Linguistique Romane. Membre du SEPTET (Société d’Études des Pratiques et Théories en Traduction). Chevalier dans l'Ordre des Palmes Académiques. [email protected] Bogdan VECHE enseigne le français à l’Université de l’Ouest de Timişoara. S’intéressant à la littérature française contemporaine, il prépare actuellement une thèse de doctorat en cotutelle sur l’œuvre de Sylvie Germain à laquelle il a déjà consacré une étude. Il est également auteur d’articles sur Jean-Marie Gustave Le Clézio, Pascal Quignard, Emmanuel Carrère. [email protected]