Affaires d'Alsace. Souvenirs d'un préfet alsacien

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mémoire D ' A L S A C E

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Affaires d'Alsace

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RENÉ PAIRA

Affaires d'Alsace Souvenirs d'un préfet alsacien

LA NUÉE BLEUE

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A mes collaborateurs dont l'amitié et le dévouement m'ont permis d'inscrire ces souvenirs dans la petite histoire. A ma fidèle Pierrette, sans laquelle ce livre n 'aurait pas vu le jour.

© Editions La Nuée d'Alsace, 1990. Tous droits de reproduction réservés.

ISBN 2-7165-0308-7

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René Paira en 1949: le préfet du Bas-Rhin étudie une carte de son département.

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« Il était une fois »... Ces mots clés ouvraient dans notre enfance la porte du songe et du merveilleux. Mis en exergue face à ces pages qui évoquent des souvenirs du passé, ils prennent une teinte infiniment plus mélancoli- que. Ils soulignent ce qui n'est plus, la longue chaîne des affections, des espoirs, des chagrins de ceux qui nous ont précédés. Ils évoquent aussi une atmosphère plus calme, plus paisible, où les gens avaient encore le temps de vivre et où les vieux principes conservaient toute leur valeur.

Pour moi, une chose domine et enveloppe tous les souvenirs, c'est celui du merveilleux printemps de Rique- wihr. Profondément endormie sous les rigueurs de l'hiver, en quelques jours, en quelques heures, la nature explose. Dans les chemins creux de Schœnbourg, sortent les violet- tes et les Hummele attirent les premières abeilles. Le soleil est chaud, l'air est lumineux, et partout éclate la joie de vivre qui est bien une des plus belles caractéristiques de l'Alsace.

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Riquewihr: René Paira et son grand-père, Jules Sattler

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CHAPITRE 1

Un enfant de Riquewihr

Riquewihr, souvent appelé « la Perle d'Alsace », a su miracu- leusement conserver son cachet du Moyen Age. Son éloignement des grandes voies de communication a certainement constitué un élément favorable. Par ailleurs, sa vocation exclusivement viti- cole l'a mis à l'abri des bouleversements économiques et du développement industriel du XIX siècle. Le hasard voulut éga- lement qu'une crise de la viticulture surgisse à cette époque, évitant qu'une surabondance d'argent incite les propriétaires à des travaux somptuaires, toujours dangereux pour les trésors du passé.

Cela ne veut pas dire que les vénérables monuments aient échappé à tout danger. Les lendemains de la Révolution furent particulièrement difficiles. Dans le passé, les frais d'entretien des fortifications étaient partagés entre la principauté et la ville. En 1800, les princes avaient disparu, la commune était appauvrie et le manque de soins avait entraîné un état de délabrement avancé des constructions. Les choses en étaient arrivées à tel point qu'on envisagea la démolition des tours et des murs d'enceinte. C'est une intervention personnelle de M. Desportes, alors préfet du Haut-Rhin, qui empêcha ce sacrilège. Il accorda une subven- tion à travers laquelle le vieux Riquewihr se trouvait placé sous la protection et, de ce fait, sous le contrôle de l'Etat. Mais la tour ouest, vers Kientzheim, fut rasée pour faciliter les communica- tions avec Kaysersberg et la construction de la mairie entraîna la disparition de la porte Basse et du pont-levis. C'est l'attache- ment de la population aux vestiges du passé qui a créé l'am-

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biance favorable à leur conservation. Déjà au XVIII siècle, la démolition d'une tour dans le jardin du château avait provoqué une véritable jacquerie. Et lorsqu'après 1870, le conseil munici- pal envisagea de raser le Dolder, le projet souleva un tollé général. Il se heurta heureusement à un veto formel de M. Winc- kler, conservateur des monuments historiques. L'alerte avait cependant montré la nécessité de veiller au grain.

Le pasteur de l'époque eut l'idée de créer en 1898 la Société d'archéologie de Riquewihr. Cette association était unique en son genre. Elle avait pour but de préserver par tous les moyens le patrimoine ancien. Elle encourageait les restaurations, évitait les démolitions, bannissait les constructions neuves. Elle s'atta- chait aussi à éveiller l'intérêt de la population à l'histoire de la ville et de ses institutions. Son président fut, pendant de longues années, Fernand Zeyer, toujours pressé, drapé dans un vieux pardessus que j'ai vu verdir avec le temps. Il apporta à l'œuvre pendant des décennies un dévouement sans borne. Des dizaines de plaquettes sur les sujets les plus divers furent publiées grâce à lui. A travers des monographies d'une excellente tenue, il sut faire revivre les vieilles archives sur les sujets les plus divers : délibérations des conseils de la ville, vie des corporations, statuts des sociétés, règlements de la viticulture. Il anima ces richesses très exceptionnelles, qui apportent une foule de détails sur la vie passée des habitants de Riquewihr.

Logiquement, une place privilégiée fut réservée à l'étude des règlements qui, pendant des siècles, ont régi la culture de la vigne. Car, blotti au pied des Vosges, dans une cuvette à l'abri des vents, ouvert au soleil de midi, Riquewihr fut dès les temps les plus reculés un centre viticole réputé. Géologiquement, la commune est également prédestinée à la viticulture. Ses terrains argileux veinés, schisteux ou mêlés au gravier, son gypse dans le Schœnenbourg permettent une exceptionnelle adaptation des cépages. Dès le XVI siècle, les vignerons de Riquewihr se préoc- cupèrent de cette question. Une ordonnance datée de 1575 fixait limitativement les cépages qui pouvaient être plantés. Seules les espèces nobles furent tolérées (on relève déjà les noms de chasselas, muscat, pinot et riesling). La plantation de cépages

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ordinaires était sanctionnée par amendes et arrachage. La deuxième mesure visant à améliorer la qualité du vin remonte à la même époque. C'est le magistrat qui fixait la date des vendanges et la tradition voulait qu'à Riquewihr, la cueillette ne commence pas avant le 15 octobre. Conditions climatiques et géologiques alliées à une extrême rigueur dans la culture assurè- rent la renommée des vins de Riquewihr. On les buvait à la table des empereurs d'Allemagne. Evêques, seigneurs et couvents mettaient un point d'honneur à en avoir dans leur cave. Souvent même, ils se rendaient propriétaires de vignes pour s'assurer un ravitaillement régulier.

C'est la période de la grande aisance de Riquewihr. L'archi- tecture est riche, les maisons datant presque toutes du XVI et du XVII siècle. Les inventaires de successions font état d'un mobi- lier opulent, d'argenterie, de bijoux. Et pourtant, à aucun moment, on n'a, malgré la monoculture, connu à Riquewihr la grande propriété. On pouvait compter sur les doigts d'une seule main les exploitations de plus de cinq hectares. J'ai assisté à l'évolution de la propriété du sol et au bouleversement social qui l'accompagna. Pendant des siècles, les quelque trois cents hectares de vignes se partagaient entre nobles, couvents et bourgeois. Après la Révolution, une solide bourgeoisie, enrichie par l'acquisition de biens nationaux, assurait leur exploitation avec l'aide d'ouvriers journaliers. Cette situation se modifia au cours du XIX siècle qui fut un siècle de crise.

Jusqu'à la guerre de 1870, l'établissement de droits de douane par l'Allemagne et la Suisse privèrent l'Alsace de ses principaux marchés. Si le rattachement en 1870 à l'Empire germanique améliora sous ce rapport la situation, les catastrophes naturelles par contre se succédèrent avec une effarante régularité : froid entraînant le gel des pieds de vigne, grêle, trombes d'eau déterrant les ceps, rien ne manqua. Simultanément, se produisi- rent de véritables invasions d'insectes : le cigarin, le cochylis, contre lesquels on était totalement désarmé. Mais le drame fut le phylloxéra. Le mal s'attaqua aux cépages nobles et posa indirectement tout le problème de la politique viticole en Alsace. Etait-il raisonnable de remplacer les vieilles vignes par des plants

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greffés en reprenant la tradition de qualité ? Tout commandait le contraire. Les marchands de vins allemands, qui étaient les gros clients de l'époque, cherchaient des vins qui leur permet- taient de faire du Sekt, cette ignoble imitation du champagne. Peu leur importait les cépages. Les hybrides étaient aussi recher- chés que les rieslings. Mais les Alsaciens s'entêtèrent, ne voulant pas capituler et sacrifier le renom de leurs produits. Ces prises de position n'allèrent pas sans difficultés financières d'abord, fami- liales ensuite. Car les femmes poussaient dans le sens de la facilité. Elles ressentaient douloureusement la gêne matérielle qui obligeait à avoir recours à des emprunts humiliants, cela d'autant plus qu'en dehors de la nécessité de replanter les vignobles, les récoltes s'avéraient exécrables.

A l'invasion des insectes s'ajouta l'oïdium, un ver terriblement envahissant. Si on voulait recueillir quelques grappes, il fallait vendanger début septembre des grains verts et durs, et les Betje (les cuves) grouillaient de vers. Entre 1910 et 1916, les récoltes étaient presque nulles. C'est cette crise grave qui entraîna la modification de la structure foncière. Le droit d'aînesse avait disparu avec la Révolution et, d'autre part, en cas d'héritage, l'enfant qui conservait l'exploitation n'avait plus, comme autre- fois, les moyens d'indemniser en argent ses frères et sœurs. On partagea les vignes. Ceux qui n'habitaient plus Riquewihr les louaient et ce sont les tâcherons qui se chargeaient de l'entretien de ces parcelles, devenant ainsi producteurs privilégiés, puis- qu'ils conservaient leurs salaires comme garantie.

Simultanément, le traitement des vins d'Alsace subit un changement révolutionnaire. Il y a encore un siècle, la récolte était mise en fûts pour un vieillissement qui était considéré comme une qualité. Le marché du vin était réglementé depuis le haut Moyen Age. Le gourmet, agent assermenté de la ville, intervenait vis-à-vis des acheteurs comme représentant des viticulteurs. Il fixait le prix, mais, en même temps, était garant de la qualité. C'était un personnage très important. S'il avait le droit d'être producteur, jusqu'à la Révolution il lui était interdit d'acheter des vins pour son propre compte. Cette situation se trouva changée du fait que les ouvriers récoltaient du raisin,

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mais n'avaient ni pressoir, ni futailles. Ils n'eurent que la ressource de vendre leur récolte au gourmet. Or, si, au début du siècle, la mise en bouteilles était très exceptionnelle et pratiquée avec des vins qui avaient plusieurs années de fût, on découvrit que les vins d'Alsace mis jeunes en bouteilles conservaient leur équilibre et leur goût fruité. Il suffisait de les filtrer au printemps. Ce sont les gourmets qui, en fait, eurent à l'origine un véritable monopole de ce marché. Ils étaient les seuls à pouvoir acquérir l'outillage nécessaire pour opérer le collage, le filtrage et la mise en bouteilles. Cette évolution fondamentale du traitement des vins d'Alsace sauva notre viticulture. On pouvait craindre en 1918 que la France, riche des plus grands crus du monde, réserve difficilement une place au nouvel arrivant. Ce fut le mérite des grands gourmets de définir une politique : produire des vins de grande qualité et les porter en bouteilles sur le marché. Ils créèrent, pour faire connaître le produit, un syndicat qui ouvrit des restaurants à Paris et à Londres, et fit la publicité nécessaire.

Paul Greiner, de Mittelwihr, Jean Preiss et Hugel, de Rique- wihr, Trimbach, de Ribeauvillé, Bœckel, de Mittelbergheim, furent les artisans qui permirent au vin d'Alsace de retrouver sa place sur le plan national et lui ouvrirent sur le plan internatio- nal des possibilités qu'il n'aurait osé espérer. L'enrichissement qui a suivi cette réussite se traduisit inévitablement sur le plan social. Le petit propriétaire bourgeois et simple producteur disparut. Les vieilles familles se sont éteintes ou leurs descen- dants ont quitté Riquewihr. Les noms à résonance lointaine, Merius, Artopeus, Sattler, Ortlieb, ne sont plus que souvenirs.

Pourtant il n'est pas possible d'évoquer le passé sans faire revivre ceux qui l'ont animé et sans rappeler, au-delà de la vie d'êtres chers, l'atmosphère si particulière de nos petites villes d'Alsace d'il y a quelque cinquante ans. La chose paraît d'autant plus nécessaire que le dernier demi-siècle a apporté plus de changements et de bouleversements que nos ancêtres n'en ont connus à travers plusieurs centaines d'années.

Aussi bien mes grands-parents maternels que la mère de mon père étaient originaires de Riquewihr. On remonte l'histoire de

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la famille jusqu'avant la Révolution, époque où ses membres participaient en bourgeois reconnus à la gestion de la cité.

Le mot « bourgeois » n'avait pas le sens péjoratif qu'on lui a conféré par la suite. Au Moyen Age, le titre de bourgeois était conféré à des habitants éminents qui devaient remplir certaines conditions pour accéder à cet honneur. Selon les villes, les constitutions exigeaient un minimum de fortune, d'autres don- naient le pas à la formation intellectuelle ou professionnelle. Une fois par an, une nouvelle promotion de bourgeois prêtait ser- ment au cours d'une cérémonie publique solennelle. Aussi était-on très attaché à l'ancienneté des familles. Dans de nom- breux foyers existent encore des arbres généalogiques, qui, d'une façon générale, remontent jusqu'à la guerre de Trente Ans. Pour ce qui est de la période antérieure, les registres d'église ont été détruits et seuls quelques documents isolés permettent de remon- ter jusqu'au XIII siècle.

Il n'est pas question pour moi de retracer l'histoire des familles marquantes de Riquewihr. Elle a été écrite et je n'appor- terais rien d'original à cette évocation. Je me bornerai à faire revivre mes grands-parents et leurs amis.

Mon grand-père, Jules Sattler, était viticulteur. Il est né à Riquewihr le 10 juin 1852. Il fit ses études au collège de Saint-Dié pour se plonger dans un milieu francophone. Plusieurs livres de prix témoignent de son assiduité. Il les montrait avec fierté à ses petits-enfants et avec une certaine nostalgie durant les années d'annexion. Ils lui rappelaient l'école française avec ses distributions de prix et la fête du 14 Juillet.

Jules Sattler s'est marié quelques années après la guerre de 1870 avec Julie-Salomé Ortlieb, la fille du maire. C'était un beau couple : lui, joli garçon, elle, « bien de sa personne ». Mais surtout, elle était une Ortlieb. L'aura qui entourait ce nom tenait au fait que Charles Ortlieb était l'homme politique important de Riquewihr. Le mariage fut marqué, selon l'usage, par des réjouissances groupant cent cinquante personnes pendant trois jours, avec un repas de vingt plats qui suivit la cérémonie religieuse. Après un bref voyage de noces, ils s'installèrent dans la « cour de Strasbourg », ancienne propriété des évêques de

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cette ville. Les grands-parents habitaient le bâtiment central, au premier étage au-dessus de l'entresol. On y accédait par l'escalier en colimaçon de la tourelle flanquant la maison principale. Des siècles d'usage - la porte datait de 1587 - avaient creusé les marches et grand-maman, malgré son insistance, n'avait jamais pu décider son mari à « égaliser » l'escalier pour faire plus net.

Durant de longues années, grand-papa s'occupa de ses vignes dans ce qu'on appelait en dialecte le Strossborjer Hoft. Tous les éléments nécessaires à une exploitation viticole s'y trouvaient réunis : cave, pressoir dans le Trotthus, écuries, car l'éloignement de Riquewihr conditionnait de nombreux charriots (mais on avait aussi un break pour les promenades). A certains moments, il y avait une vache à l'étable. Elle ne faisait pas partie de l'exploitation, elle était tolérée pour la commodité et l'équilibre du ravitaillement. Elle nécessitait beaucoup de soins gênants et il fallait la nourrir, ce qui posait un problème : il n'y a pas de prés à Riquewihr. Le sol réservé aux cultures nobles est trop précieux pour un pareil gaspillage. Alors, on achetait des prés dans le Ried. Ceux des Sattler se trouvaient près d'Illhaeusern et les « foins » constituaient une véritable expédition. Faucher, faner, ramasser l'herbe sèche demandait plusieurs jours et cet effort trouvait pour le patron, souvent accompagné de sa famille, sa récompense dans la friture ou la matelote du père Haeberlin. Les Sattler avaient, dans ce coin du Ried, un autre centre d'intérêt. Ils avaient une part dans le Entefang - le piège aux canards. C'était un étang entouré de filets. Les appelants incitaient les canards et les oies sauvages à se poser. On rabattait les filets et on prenait des centaines de bêtes, les actionnaires se partageaient le prix de la vente. Ce droit, totalement dérogatoire à la législa- tion sur la chasse, remontait au Moyen Age, et se maintint jusqu'à la Première Guerre mondiale.

Revenons à nos vignes : on les a cultivées longtemps à la main. C'était la tâche des Dajlehner (journaliers), qui venaient travail- ler régulièrement chez le même patron. Comme la main-d'œuvre était assez rare, chaque exploitant possédait quelques maisons pour loger les tâcherons. La vétusté de ces masures posait bien des problèmes. Les escaliers défoncés, les chutes d'eau bouchées

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et surtout les toits perméables nécessitaient des visites et des travaux à chaque instant. Seuls les W.-C. fonctionnaient tou- jours : ils étaient « en chute libre ». Les plus spectaculaires résultaient d'une percée du mur d'enceinte qui aboutissait, à dix mètres de hauteur, à une planche avec un trou circulaire. C'était les « cacatombes de Riquewihr ».

Les ouvriers arrivaient de bonne heure. A 6 heures, grand- papa les accueillait pour leur distribuer le travail de la journée. Ils buvaient leur café dans un verre à moutarde qu'on remplis- sait ensuite de Druese (eau de vie de lie). Ils prenaient les outils et surtout le précieux Loïele, tonnelet qui contenait quelques litres de Drenkwi (piquette). En été, leur ration quotidienne allait jusqu'à sept litres, plus, le soir, un litre de vin de table pour le dîner. Il est vrai que la tâche était rude. On piochait la vigne à la main et il ne fallait pas chômer, le propriétaire passant deux fois par jour pour se rendre compte de l'avancement des travaux. Une fois pioché, il fallait tailler, sulfater jusqu'à six ou sept fois, puis enfin vendanger, tâches toutes ingrates, surtout la dernière. Les vendanges étaient un événement. Quelques semaines avant, grand-papa partait avec un domestique qui portait une hotte, pour le « pays welche », au fond de la vallée de Kaysersberg. C'est à Labaroche qu'il cherchait le fromage de munster pour les Herbsterlitt (vendangeurs). Ceux-ci venaient de la plaine. On les logeait au premier étage, dans les châlits en bois. Ils prenaient leurs repas dans une grande pièce garnie de tables en merisier entourées de bancs, et mangeaient - de mémoire d'homme - dans la vieille vaisselle en étain, dont les cruches, plats et assiettes garnissaient d'immenses vaisseliers. Mais tout à une fin. Un jour, le « juif » de Colmar, qui cherchait de l'étain vint voir ma grand-mère à laquelle il présenta de magnifiques bouillotes. Le troc se fit et rares sont les cruches et les plats à être restés dans la famille après cette désastreuse opération.

Le raisin récolté, pressuré, les soucis n'étaient pas terminés. Il fallait « soigner » le vin, le soutirer, le changer de fût. Autant d'opérations délicates que grand-papa faisait un peu par-dessus la jambe et qui aboutissaient quelquefois à une catastrophe : le boxer (fermentation lactique) qui rendait la vente impossible. Et

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c'était cette finalité qui importait. Elle faisait l'objet de discus- sions interminables entre les grands-parents. Grand-maman, pour une fois âpre au gain, ne trouvait jamais le prix assez élevé et la vente assez rapide. Il est vrai qu'à la fin du XIX siècle et au début du XX siècle, la situation de la viticulture alsacienne était dramatique. Les récoltes étaient exécrables. Le ver était envahis- sant à un point difficilement imaginable. Si on voulait recueillir quelques grappes, il fallait vendanger début septembre des grains verts et durs, juste bons pour tuer les moineaux, et qui avaient le plus grand besoin du soleil d'Erstein (la sucrerie d'Erstein). Dans les Betje (les cuves), il fallait écarter les vers pour voir le raisin. Et comme on ne savait pas combattre l'oïdium, les récoltes étaient presque nulles.

Pendant que grand-père menait avec plus ou moins de convic- tion la lutte contre les ennemis de la vigne, grand-maman s'était installée au Strossburjer Hoft. Le jeune ménage aurait cru déchoir en laissant subsister les meubles des parents, qu'on avait soigneusement relégués au grenier. Comme l'ensemble du trous- seau, le mobilier était second Empire. Le salon comprenait une vitrine noire incrustée de nacre, des chaises et des fauteuils dorés aux pieds fragiles, couverts de housses. C'est surtout dans les sanitaires que grand-maman avait marqué son goût du « mo- derne ». Il y avait une salle de bains qui comprenait un lavabo avec eau courante, froide bien entendu, et une baignoire haute sur pattes. Cette dernière était reliée par un tuyau à un poêle à bois en cuivre étincelant. Quand on prenait un bain - pas tous les jours, bien sûr - on remplissait la baignoire et on chauffait pendant sept ou huit heures. Au bout du même couloir se trouvaient les W-C. J'en parle car ils étaient un mélange de modernisme et de vieille tradition. Une planche, dans laquelle on avait découpé un rond, constituait l'essentiel de l'appareil. Un couvercle avec un gros bouton en bois le complétait. Mais une cuvette en émail avec un clapet, comme on en voit encore dans les chemins de fer, assurait une séparation étanche avec la fosse au-dessus de laquelle on se trouvait. Toutes ces installations n'empêchaient d'ailleurs pas, dans chaque chambre à coucher,

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la présence d'un broc, d'une cuvette et d'un pot de chambre en faïence, dont tout le monde se servait régulièrement.

Dans ce logement, grand-maman avait sa place particulière. C'était, dans la « chambre à demeurer », le renfoncement que formait l'échauguette. Elle y avait sa table à ouvrage et y était assise des après-midi entières, surtout occupée à raccommoder les chaussettes de son époux. Elle se lamentait sur la dimension des trous et prétendait qu'elle avait dû faire faire une boule à repriser spéciale, le modèle courant, trop petit, passant au travers. C'est d'ici que Julie-Salomé Sattler, ma grand-mère, exerça son autorité sur les siens, et c'est grâce à son énergie que ses deux filles, Laure et Anna, reçurent à la maison une bonne éducation. Jusqu'à ce que, comme toutes les jeunes filles « bien », on les envoie en pension à Strasbourg.

Ces institutions jouèrent un grand rôle dans l'histoire de l'Alsace. Dans ces foyers de culture française, les futures mères de famille étaient confiées à des institutrices d'un merveilleux dévouement. Elles n'avaient qu'une idée, tromper l'inspecteur d'académie allemand qui exerçait une surveillance soupçon- neuse pour imposer la primauté du Hochdeutsch. Quand il apparaissait, les livres français disparaissaient sous les tables. Mais rien ne pouvait écarter ces braves dames du but qu'elles s'étaient assigné. A la pension Munch à Strasbourg, ma mère avait comme camarades de classe des filles de tous les coins d'Alsace. Les ayant suivies dans la vie, elle connaissait leurs origines et mariages. Pendant des années, ces souvenirs compo- saient le carnet mondain de maman : « c'était une telle, sœur d'un tel », et elle se sentait ainsi chez elle du nord au sud de l'Alsace.

Une fois revenues à Riquewihr, les filles Sattler se marièrent rapidement. Laure épousa Jean Preiss. C'était un bon parti pour une fille dont la dot était maigre. Le futur époux était gourmet professionnel, ce qui, dans le vignoble alsacien, signifiait une supériorité par rapport au simple propriétaire. Le gourmet était l'intermédiaire obligé pour vendre le vin. Socialement parlant, le choix était satisfaisant et, par-dessus le marché, Jean Preiss était bel homme, mais se révéla coureur et dépensier, ce qui ne

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facilitait pas ses relations avec une belle-mère qui avait la dent dure.

Anna, ma mère, devint la femme d'un ingénieur chimiste. C'était un cousin dont la mère était originaire de Riquewihr. Depuis des années, il venait y passer ses vacances et Anna Sattler et Adolphe Paira étaient un couple prédestiné. Elle échappait ainsi aux servitudes qui pesaient à l'époque sur toutes celles qui restaient plus ou moins attachées à la terre. Leur mariage, le 4 septembre 1902, fut un fait mémorable pour toute la petite ville. Un cortège d'une centaine de personnes descendit de l'église au restaurant, avec les demoiselles d'honneur en blanc, les enfants portant des bouquets et les témoins jetant des bonbons. Arrêt à la poste, sur le grand escalier, pour la photo, et banquet mémorable. Selon l'usage, les festivités durèrent trois jours.

Le trousseau de maman était « comme il faut ». Le linge avait été brodé au couvent de la Toussaint à Strasbourg et les meubles fabriqués à Guebwiller par l'entreprise Graf. Rien ne manquait : un salon Louis XV manière 1900, une salle à manger dans le même style, qui, trois quarts de siècle plus tard, n'avait pas bougé d'un pouce. Mais ce qui constituait une initiative origi- nale, c'est que maman avait fait le tour des greniers. Elle y avait déniché les chaises et tables Louis XIII, les secrétaires et com- modes Louis XV. Les chariots chargés de ces vieilleries déclen- chèrent rires et quolibets à leur descente de la Grand'Rue : « Il est beau, le trousseau de la petite Sattler ! »

Pour les grands-parents, une page de leur vie était tournée. Leurs deux filles étaient mariées non sans sacrifices. Les trous- seaux et les cérémonies avaient pesé sur la trésorerie familiale et ils avaient donné à chacune d'elles des vignes. Ils décidèrent, dans ces conditions, de supprimer le train d'agriculture et grand-papa se borna à entretenir avec des Dajlehner ses vignes et celles ayant constitué la dot de ma mère.

C'est à Riquewihr, en 1909, que remonte mon premier souve- nir. Ce n'est pas la réminiscence d'une circonstance extraordi- naire, mais une image d'une prodigieuse netteté : mes grands- parents en train de déjeuner dans la chambre à demeurer. Je vois encore le poêle en faïence monumental. Une niche fermée par

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une petite porte en cuivre bien astiquée donnait sur la pièce. Le jour, elle contenait un pot à eau, mais le soir celui-ci était remplacé par le Kerschestein Sackel (sac de noyaux de cerises) qu'on chauffait pour l'emporter au lit. Le déjeuner était classi- que. Toujours un potage, toujours un plat de pommes de terre, toujours des fruits du jardin, accompagnés d'un légume et d'une viande.

Un jour, comme ils venaient de se mettre à table, grand- maman vit à travers la fenêtre arriver la Rickelé, la bonne des Jean Preiss. Elle arriva essoufflée à l'étage : « M Paira de Bouxwiller a téléphoné. Elle demande que M. Sattler la rap- pelle ». La fin du repas se passa en hypothèses. Qu'est-ce qui pouvait bien motiver cette communication imprévue ? Grand- père décida de rappeler à 2 h 30. Il était sûr en agissant ainsi d'arriver chez les Preiss pendant la sieste du maître de maison qu'il ne tenait pas tellement à rencontrer, et à Bouxwiller, son mari étant parti pour le bureau, sa fille Anna était seule. Pénétré de cette analyse, il monta jusqu'à l'Etoile, la demeure des Preiss. Il eut la communication rapidement et sa fille lui expliqua la situation. « Jean l'aîné est au lit. Le médecin vient de diagnosti- quer une scarlatine. On a isolé René, mais le mieux c'est que vous le preniez à Riquewihr ». Certain de l'accord de sa femme, grand-père dit : « J'arriverai demain, je vous fixerai l'heure par télégramme. » L'annonce de cette nouvelle déclencha une douce agitation, grand-maman pensant à tout ce qu'elle pourrait faire pour sinne Bue (son garçon). Grand-père, penché sur le Blitz (l'horaire éclair des chemins de fer d'Alsace-Lorraine), déclara : « Je partirai par le premier train du matin et, en revenant par Ribeauvillé, je pourrai être ici avec le petit le soir, mais il faut que je demande à Ferch s'il peut venir nous chercher avec sa voiture. »

Le lendemain matin, grand-père se leva à 6 heures, déjeuna rapidement, et descendit jusqu'à la place du marché d'où partait l'omnibus pour Ostheim. C'était une grande guimbarde peinte en jaune. Le conducteur - j'allais écrire le postillon - était assis sur un siège surélevé à l'avant. C'était l'image des vieilles diligences et le conducteur portait encore le chapeau haut de

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forme. D'Ostheim, on faisait le trajet jusqu'à Strasbourg en train omnibus, marquant un long arrêt à chaque gare. Grand-père arriva à Bouxwiller pour le déjeuner et il était entendu qu'il m'emmènerait dans l'après-midi. L'idée d'aller à Riquewihr me plaisait, mais il y avait un détail qui me chiffonnait : j'étais, semble-t-il, assez snob, car le fait que grand-père voyageait en troisième m'agaçait. Il me fit remarquer avec humour que j'avais tort : « Les wagons de seconde sont en queue de train, alors toi, en troisième, tu es déjà arrivé quand les autres entrent seulement en gare. »

Le retour présentait un intérêt : de Strasbourg à Ribeauvillé, on prenait un express, ce qui permettait de circuler dans les couloirs. Le temps passait très vite et on avait une grisante impression de vitesse. Le décor et la cadence changèrent entre la gare de Ribeauvillé et la ville. La desserte était assurée par un « chemin de fer d'intérêt local », qui cheminait péniblement parallèlement à la route. La locomotive poussive traînait des wagons curieux. Toutes les portes ouvraient sur un même carré. Le long des parois se trouvaient des bancs et, au centre, il y avait le poêle dont le tuyau sortait par le toit ; une provision de bois permettait aux voyageurs d'entretenir le feu, peu efficace en raison des courants d'air inévitables. Ce qui était follement tentant, c'était la plate-forme avec la manivelle du frein. Grand-père me permit d'y aller, mais, effrayé par le froid, il me fit rentrer dans les délais les plus brefs. Au terminus, les gens s'égaillaient dans toutes les directions. Pour nous, une voiture à deux chevaux attendait pour monter à Riquewihr.

Au Strossburjer Hoft, tout était prêt pour m'accueillir. Grand-maman avait mis un petit lit dans leur chambre et Catele avait préparé un riz au lait pour mon dîner. Grand-père fut sommé de conter son voyage dans le détail. « Ce qui m'ennuie, dit grand-mère, c'est qu'avec la scarlatine la période d'incuba- tion est de sept jours. Nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Et j'espère que tu l'as bien couvert, le froid dans les gares est mortel et quand il faut compter sur un homme... ! » Le lende- main matin, le petit déjeuner fut somptueux : café au lait, kougelhopf, miel de sapin, beurre et confiture. Mais ce qui

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Achevé d'imprimer en octobre 1990 Photocomposition Aisne Compo

Imprimerie Rombach, Fribourg Br. Reliure Sirc, Marigny-le-Châtel Dépôt légal : 4 trimestre 1990

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