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AFFAIRE CHEVROL c. FRANCE (Requête no 49636/99) ARRÊT STRASBOURG 13 février 2003 DÉFINITIF 13/05/2003

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AFFAIRE CHEVROL c. FRANCE

(Requête no 49636/99)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2003

DÉFINITIF

13/05/2003

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PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 49636/99) dirigée contre la Républiquefrançaise et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Yamina Chevrol (« la requérante »), avaitsaisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 4 mars 1996 envertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertésfondamentales (« la Convention »).

2. La requérante alléguait en particulier que le renvoi par le Conseil d'Etat au ministre desAffaires étrangères de la question préjudicielle relative à la réalisation de la condition deréciprocité d'un traité international, en l'occurrence une déclaration gouvernementale du 19 mars1962 faisant partie des accords d'Evian, et le fait que l'appréciation du ministre s'impose au jugesans recours possible des requérants, constituaient une ingérence du pouvoir exécutif incompatibleavec la qualité de « tribunal » indépendant et de pleine juridiction garantie par l'article 6 § 1 de laConvention.

3. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur duProtocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).

4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Ausein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a étéconstituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 durèglement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52§ 1).

6. Par une décision du 4 juin 2002, la chambre a déclaré la requête recevable et a estiménécessaire de tenir une audience sur le bien-fondé de la requête.

7. Le 17 octobre 2002, la chambre a demandé que les parties répondent lors de l'audience àde nouvelles questions concernant la qualité de « victime » de la requérante au sens de l'article 34de la Convention et l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention à la procédure litigieuse.

8. L'audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 22octobre 2002 (article 59 § 2 du règlement).

Ont comparu :

– pour le GouvernementM. A. BUCHET, sous-directeur des droits de l'homme,

direction des affaires juridiquesdu ministère des Affaires étrangères, agent,

Mme B. JARREAU, conseiller de tribunal administratifdétaché à la sous-direction des droits de l'homme,direction des affaires juridiquesdu ministère des Affaires étrangères, conseil ;

– pour la requéranteM. B. TABAKA, spécialiste en droit des actes administratifs,

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juriste « knowledge manager »chez Landwell & Partners, Paris, conseil.

9. La requérante était présente à l'audience. La Cour a entendu M. Tabaka et M. Buchet enleurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses à des questions des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

10. Le 17 février 1987, la requérante, titulaire du diplôme d'Etat algérien de docteur enmédecine obtenu en 1969 à l'université d'Alger, sollicita son inscription au tableau du conseildépartemental de l'ordre des médecins des Bouches-du-Rhône.

11. Le conseil départemental rejeta sa demande au motif que, bien que française, elle nedisposait pas du diplôme français de docteur en médecine. Par la suite, la requérante sollicita onzefois, en vain, l'autorisation du ministre chargé de la santé publique sur le fondement de l'article L.356, 2o, alinéa 3, du code de la santé publique.

12. Le 1er juin 1995, l'intéressée présenta une nouvelle demande devant le conseildépartemental en se réclamant de l'application des déclarations gouvernementales du 19 mars1962 relatives à l'Algérie, dites « accords d'Evian », et notamment de la déclarationgouvernementale relative à la coopération culturelle entre la France et l'Algérie (ci-après « ladéclaration gouvernementale de 1962 ») dont l'article 5 du titre I dispose :

« Les grades et diplômes d'enseignement délivrés en Algérie et en France, dans les mêmes conditions deprogrammes, de scolarité et d'examens, sont valables de plein droit dans les deux pays. »

13. Sa demande fut rejetée le 16 juin 1995 par le conseil départemental de l'ordre des médecinsdes Bouches-du-Rhône qui lui refusa l'inscription au tableau.

14. La requérante contesta ce refus auprès du conseil régional de l'ordre des médecins deProvence-Alpes-Côte d'Azur-Corse. Par une décision en date du 17 décembre 1995, celui-ciconfirma ledit refus.

15. Le 13 février 1996, la requérante saisit la section disciplinaire du conseil national de l'ordredes médecins. Par une décision du 20 mars 1996, celle-ci rejeta la requête au motif notammentque les énonciations de l'article 5 de la déclaration gouvernementale de 1962 ne sauraient à ellesseules ouvrir le droit d'exercer la médecine en France à tous les diplômés de l'université algérienneayant obtenu leur diplôme postérieurement à cette date et ne sauraient, par suite, fonder unedemande d'inscription.

16. Le 3 juin 1996, la requérante forma un recours pour excès de pouvoir contre cette décisionauprès du Conseil d'Etat.

17. Le 29 octobre 1998, à la demande du Conseil d'Etat, le ministère des Affaires étrangères,direction des affaires juridiques, fit part de ses observations sur le recours de la requérante. Lemémoire fut ainsi rédigé :

« Ce recours appelle de ma part les observations suivantes, qui comme vous en avez émis lesouhait, portent sur les stipulations de l'article 5 de la déclaration gouvernementale du 19 mars1962 relative à la coopération culturelle entre la France et l'Algérie, figurant au nombre desdéclarations constituant les « accords d'Evian ». (...)

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1. La nature de ces stipulations

Le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a déjà eu à se prononcer sur la nature desstipulations contenues dans les « accords d'Evian ». Faisant sienne la position du Département,il avait estimé que ces accords constituent une convention internationale (CE 31 janvier 1969Sieur Moraly Rec. 1969 p. 50).

2. L'applicabilité de ces stipulations

Les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ont, après avoir fait l'objet d'uneapprobation par voie référendaire, lors du scrutin du 8 avril 1962, été publiées au JournalOfficiel, dans son édition du 20 avril 1962. Elles sont entrées en vigueur le 3 juillet 1962 avecl'échange de lettres entre le Président de la République Française et le Président de l'Exécutifprovisoire de l'Etat algérien.

Aucun acte n'en ayant suspendu l'application, ni n'étant revenu sur leur contenu, lesditesstipulations doivent être regardées comme en vigueur les 17 décembre 1995 et 20 mars 1996,dates auxquelles les décisions litigieuses (...) ont été prises.

Cependant, la condition de réciprocité posée à l'article 55 de la Constitution ne pouvait êtreregardée comme remplie à la même époque, puisque les stipulations dont il s'agit n'étaient pasmises en œuvre par les autorités algériennes, lorsqu'elles étaient saisies de demandes deressortissants français titulaires de diplômes délivrés en France. Elles ne sont donc passusceptibles de s'appliquer aux faits de l'espèce.

3. A titre subsidiaire, la portée de ces stipulations

Les stipulations de l'article 5-1 de la déclaration (...) posent le principe d'une équivalence deplein droit entre diplômes français et algériens, sous réserve du caractère similaire des cursussuivis, et ce, sans qu'il soit besoin de textes d'application.

Lesdites stipulations apparaissent, en raison notamment de la précision de leur contenu et del'absence de renvoi à un acte d'application, comme étant pourvues d'un effet direct.

Pour autant, elles ne sauraient être regardées comme instaurant un droit inconditionnel pourles titulaires de diplômes de médecine algériens à obtenir leur inscription au tableau de l'ordredes médecins français. Pour apprécier les candidatures à l'inscription au tableau national del'ordre, il convient de se reporter au droit interne en vigueur, notamment aux dispositions del'article L. 356 et suivants du code de la santé publique, dont les exigences excèdent, pour lesressortissants étrangers, la production d'un diplôme de médecine français ou d'un diplômereconnu équivalent, puisque les postulants doivent en outre se soumettre à des épreuvesd'aptitude professionnelle. »

18. Ayant pris connaissance de ces observations, la requérante produisit au Conseil d'Etat desattestations émanant de diverses autorités algériennes et établissant la reconnaissance de la validitéde plein droit en Algérie de diplômes obtenus en France par des praticiens français.

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19. Par un arrêt du 9 avril 1999 rendu contrairement aux conclusions de son commissaire duGouvernement, M. Rémy Schwartz, le Conseil d'Etat statuant au contentieux rejeta la requêtedans les termes suivants :

« (...)En ce qui concerne le moyen tiré de l'article 5 de la déclaration gouvernementale du 19 mars 1962relative à la coopération culturelle entre la France et l'Algérie :

(...)

Considérant qu'aux termes de l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « Les traitésou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autoritésupérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application parl'autre partie » ; qu'il n'appartient pas au juge administratif d'apprécier si et dans quelle mesureles conditions d'exécution par l'autre partie d'un traité ou d'un accord sont de nature à priverles stipulations de ce traité ou de cet accord de l'autorité qui leur est conférée par laConstitution ; que, par des observations produites le 2 novembre 1998, le ministre des affairesétrangères a fait savoir que les stipulations précitées de l'article 5 de la déclaration relative à lacoopération culturelle entre la France et l'Algérie ne pouvaient être regardées comme ayant étéen vigueur à la date de la décision attaquée dès lors que, à cette date, la condition deréciprocité posée à l'article 55 de la Constitution n'était pas remplie ; que, par suite, [larequérante] n'est pas fondée à invoquer ces stipulations ;

En ce qui concerne les autres moyens :(...)

Considérant que si [la requérante] soutient que la section disciplinaire du Conseil national del'ordre des médecins a méconnu la directive du Conseil des communautés européennes du 21décembre 1988 relative à la reconnaissance des diplômes, elle n'apporte à l'appui de ce moyenaucune précision de nature à permettre d'en apprécier le bien-fondé ; que la recommandationdu 21 décembre 1988 du Conseil des communautés européennes ne crée pas d'obligations auxEtats membres dont [la requérante] pourrait se prévaloir ;

Considérant que, dès lors que [la requérante] ne justifiait ni de la délivrance du diplômefrançais d'Etat de docteur en médecine ou de celle d'un des diplômes énumérés à l'article L.356-2 du code de la santé publique, ni de l'autorisation ministérielle spéciale prévue parl'article L. 356 (...) pour les titulaires de diplômes étrangers, elle ne pouvait prétendre à soninscription au tableau ; que, par suite, le moyen tiré de ce que la section disciplinaire n'auraitpas tenu compte de ses aptitudes et de ses fonctions hospitalières et universitaires estinopérant ;

(...) »20. Par un arrêté ministériel du 22 janvier 1999 (publié au Journal officiel de la République

française du 30 janvier 1999), la requérante fut autorisée à exercer en France la profession demédecin au titre de l'année 1997 et en application des dispositions de l'article L. 356, 2o, alinéa3, du code de la santé publique. Se fondant sur cette autorisation, par une décision du 12 avril1999, le conseil départemental de l'ordre des médecins des Bouches-du-Rhône inscrivit larequérante au tableau. Le 9 août 1999, ce même conseil reconnut les compétences de larequérante en chirurgie orthopédique en la qualifiant, sur la base de ses titres et travaux, en tantque médecin spécialiste en chirurgie orthopédique.

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II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Constitution

L'article 55 de la Constitution est ainsi libellé :

« Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autoritésupérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie. »

B. Code de la santé publique (tel qu'en vigueur à l'époque des faits)

21. Pour exercer la profession de médecin en France, il faut répondre à certaines conditionsfixées aux articles L. 356, L. 356-1 et L. 356-2 du code de la santé publique. Deux conditionsessentielles sont, d'une part, d'être titulaire de certains titres mentionnés à l'article L. 356-2 ou destatuts spéciaux (article L. 356, 2o, alinéas 1 et 2) et, d'autre part, d'avoir la nationalité française(article L. 356, 2o, alinéa 2). Une troisième condition est l'inscription au tableau de l'ordre (articleL. 356, 3o).

22. Il ressort de ces articles que les personnes « titulaires d'un diplôme, certificat ou autre titrementionné à l'article L. 356-2 » et « de nationalité française ou ressortissant de l'un des Etatsmembres de la Communauté économique européenne (...) des autres Etats parties à l'accord surl'Espace économique européen, du Maroc ou de la Tunisie (...) » sont inscrites d'office au tableaude l'ordre. L'article L. 356-2 mentionne, pour l'exercice de la profession de médecin : « soit lediplôme français d'Etat de docteur en médecine (...) ; soit, si l'intéressé est ressortissant d'un Etatmembre de la Communauté européenne ou d'un autre Etat partie à l'accord sur l'Espaceéconomique européen, un diplôme, certificat ou autre titre de médecin délivré par l'un de ces Etats(...) ».

23. Le ministre chargé de la santé peut en outre, après avis d'une commission, autoriserindividuellement d'autres personnes à exercer la médecine (article L. 356, 2o, alinéa 3), etnotamment les personnes de nationalité française qui ne sont pas titulaires des titres mentionnésà l'article L. 356-2. Le nombre maximum de ces autorisations est fixé chaque année « par arrêtédu ministre chargé de la santé en accord avec la commission prévue ci-dessus et compte tenu dumode d'exercice de la profession ».

C. Jurisprudence relative aux traités internationaux

1. La position du Conseil d'Etat

24. La question de l'interprétation d'un traité international, dont le contenu est ambigu ouincertain, fut longtemps considérée par le Conseil d'Etat comme ne relevant pas de sacompétence car il assimilait cette matière à un acte de gouvernement non détachable desrelations internationales et insusceptible de recours contentieux (selon une jurisprudenceconstante depuis l'arrêt Veuve Murat, Comtesse de Lipona, du 23 juillet 1823, Recueil desarrêts du Conseil d'Etat, p. 545). En présence d'un texte qu'il jugeait insuffisamment clair,le Conseil d'Etat s'en remettait à l'interprétation officielle du ministre des Affaires étrangères(voir aussi l'arrêt du 3 juillet 1931 Karl et Toto Samé, Sirey 1932-3.129, avec lesconclusions Ettori et la note Rousseau). Depuis l'arrêt du Conseil d'Etat GISTI du 29 juin

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1990, la pratique du renvoi préjudiciel au ministre a été abandonnée et le Conseil d'Etatinterprète désormais lui-même les accords internationaux ; s'il recueille l'avis du pouvoirexécutif, il ne se considère pas lié par lui (voir l'arrêt GISTI du 29 juin 1990, Recueil desarrêts du Conseil d'Etat, p. 171, et l'arrêt de la Cour dans l'affaire Beaumartin c. France du24 novembre 1994, série A no 296-B, arrêt rendu à propos d'un litige tranché avant que cerevirement ait été opéré).

25. En ce qui concerne les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962, par un arrêt du31 janvier 1969 (arrêt société Moraly et société Maisons Moraly, Recueil Lebon, p. 51), leConseil d'Etat a jugé qu'elles doivent être regardées comme constituant une conventioninternationale. La haute juridiction a affirmé ce point alors qu'elle avait procédé à un renvoipréjudiciel au ministre des Affaires étrangères pour interpréter la portée de ces déclarations. LeConseil d'Etat confirma cette jurisprudence, même après avoir abandonné la pratique du renvoipréjudiciel en matière d'interprétation d'un traité international (voir notamment l'arrêt du25 novembre 1998, Mme Teytaud, requête no 182302).

26. Le revirement de jurisprudence opéré dans le cadre de l'arrêt GISTI précité n'a cependantpas été transposé à l'hypothèse de la mise en œuvre de la réserve de réciprocité prévue à l'article55 de la Constitution. En effet, le Conseil d'Etat a considéré qu'il ne lui appartenait pas d'appréciersi et dans quelle mesure les conditions d'exécution par l'autre partie d'un traité ou d'un accord sontde nature à priver les dispositions de ce traité ou de cet accord de l'autorité qui leur est conféréepar la Constitution (voir les arrêts d'assemblée Rekhou et ministre du Budget contre Mme VeuveBellil du 29 mai 1981, Recueil Lebon, p. 220, et l'arrêt ministre du Budget contre Nguyen VanGiao du 27 février 1987, Recueil Lebon, p. 77). Ce sont les seuls arrêts, avec celui de l'espèce,par lesquels le Conseil d'Etat s'est prononcé sur les modalités de mise en œuvre de la clause deréciprocité et sur le maintien du renvoi préjudiciel au ministre des Affaires étrangères.

2. La position de la Cour de cassation

27. La Cour de cassation, saisie d'une question de réciprocité, a dans un premier temps faitprévaloir la même solution que celle préconisée par le Conseil d'Etat (Cass. crim., 29 juin1972, Males, Bull. crim. no 227). Elle a précisé par la suite qu'en l'absence d'initiative prisepar le gouvernement pour dénoncer une convention ou suspendre son application (telle que,par exemple, une note du ministre des Affaires étrangères publiée au Journal officiel), iln'appartient pas aux juges d'apprécier le respect de la condition de réciprocité prévue dansles rapports entre Etats par l'article 55 de la Constitution (Cass. 1re civ., 6 mars 1984, MmeKappy, épouse Lisak, Revue générale de droit international public 1985, p. 538). Cettejurisprudence a été constamment maintenue depuis lors (Cass. 1re civ., 16 février 1994,ordre des avocats près la cour d'appel de Paris contre Aït Kaci, Bull. cass. no 65 ; Cass. 1reciv., 23 mars 1994, N'Guyen Duy Thong contre Conseil de l'ordre des avocats de la Seine-Saint-Denis, Bull. cass. no 105).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

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28. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de la violation de sondroit à un procès équitable en raison de l'ingérence du pouvoir exécutif dans les compétencesjuridictionnelles du Conseil d'Etat. L'interposition de l'autorité ministérielle fut, selon elle, décisivepour l'issue du contentieux juridictionnel et ne se prêtait à aucun recours de sa part.

29. L'article 6 § 1 de la Convention dispose en ses parties pertinentes:

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant etimpartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil(...) »

A. Qualité de « victime » de la requérante

30. Le 12 avril 1999, c'est-à-dire trois jours après l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat, le conseildépartemental de l'ordre des médecins des Bouches-du-Rhône a inscrit la requérante au tableauau titre de l'année 1997, lui permettant ainsi d'exercer la médecine en France. Se pose donc toutd'abord la question de la qualité de « victime » de la requérante au sens de l'article 34 de laConvention.

31. La requérante soutient avoir conservé la qualité de « victime » de la violation de laConvention qu'elle allègue. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour (Lüdi c. Suisse, arrêt du15 juin 1992, série A no 238, p. 18, § 34), elle rappelle qu'une décision ou une mesure favorablene peut suffire à retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu,explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention. Or, selon la requérante,la France n'a pas réparé intégralement les conséquences, notamment financières, de l'absence dereconnaissance de son diplôme de médecin. Elle souligne, à cet égard, que depuis le 1er août1986, date de son arrivée en France, jusqu'en 1999 elle n'a pu effectuer un seul acte chirurgicalpuisqu'elle ne disposait pas de l'autorisation d'exercer. Même lorsqu'elle a obtenu cetteautorisation, en 1999, elle n'a pas pu, compte tenu de son âge (cinquante-sept ans alors) et n'ayantpas pratiqué depuis treize ans, s'installer à son compte ou intégrer une équipe chirurgicale. Ellen'a pu obtenir qu'un contrat temporaire « éventuellement renouvelable », qui ne correspond pas,selon elle, à ses qualités professionnelles et à ses références. Elle considère avoir subi en 1986 unblocage professionnel que son inscription au tableau de l'ordre en 1999 n'aurait pas réparé. Elleajoute qu'elle ne se plaint pas seulement de ne pas avoir pu exercer la médecine, mais égalementd'avoir été jugée par un tribunal qui n'était pas indépendant et impartial en raison du renvoi auministre des Affaires étrangères de l'appréciation d'une question de droit essentielle. Elle estime,dans ces conditions, pouvoir se prétendre « victime ».

32. Le Gouvernement rejette cette thèse. Il expose que, à la suite de l'arrêté ministériel du 22janvier 1999, la requérante a eu, depuis le 12 avril 1999, la possibilité d'exercer la médecine enFrance à titre libéral. Il s'ensuit que l'unique conséquence dommageable relevée par l'intéressée,à savoir le non-exercice de la profession de médecin, a disparu depuis le 12 avril 1999.

33. Le Gouvernement en déduit que l'arrêté ministériel du 22 janvier 1999 répond auxexigences de la jurisprudence de la Cour sur la perte de la qualité de victime, même s'il aconscience que la Cour a de la notion de victime une conception assez large (Amuur c. France,arrêt du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, p. 846, § 36, et Association Ekinc. France, no 39288/98, §§ 37 et 38, CEDH 2001-VIII) et admet avec difficulté que la qualité devictime puisse se perdre en cours d'instance. Bien que l'arrêté précité n'ait pas, de prime abord,un lien direct avec la violation alléguée puisqu'il ne porte pas sur les règles du procès équitabledont la requérante invoque le non-respect, il n'en offre pas moins, selon le Gouvernement, une

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solution définitive et non équivoque au litige au bénéfice de la requérante, dans la mesure où ill'autorise à exercer la profession de médecin.

34. On ne saurait, poursuit le Gouvernement, s'en tenir à une conception formaliste de lanotion de victime : il s'agit essentiellement de s'assurer qu'en substance la violation alléguée aeffectivement et totalement disparu. Or tel serait bien le cas en l'espèce, puisque la requérante aété autorisée à exercer la profession de médecin et ne risque pas la remise en cause de cetteautorisation. Elle ne subit donc plus les conséquences négatives de la décision interne et le litige,qui donna lieu à la procédure dont l'intéressée conteste l'équité, est aujourd'hui définitivementrésolu.

35. Le Gouvernement est d'avis que reconnaître la qualité de « victime » à la requérantereviendrait à considérer qu'une personne peut continuer à se plaindre du caractère inéquitabled'une procédure, même si l'issue de l'affaire lui est favorable. Le Gouvernement conclut que larequérante ne saurait prétendre avoir encore la qualité de « victime » car, si le 9 avril 1999 ellea vu sa requête rejetée par le Conseil d'Etat, trois jours plus tard elle était en mesure d'exercer laprofession qu'elle revendiquait devant cette juridiction.

36. La Cour rappelle qu'elle a affirmé à maintes reprises que, par « victime », l'article 34(article 25 de la Convention avant le 1er novembre 1998) « désigne la personne directementconcernée par l'acte ou l'omission litigieux (...) ». Partant, une décision ou une mesure favorableau requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si « les autoritésnationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention »(voir, notamment, Eckle c. Allemagne, arrêt du 15 juillet 1982, série A no 51, pp. 30-31 et 32,§§ 66 et 69, et Inze c. Autriche, arrêt du 28 octobre 1987, série A no 126, p. 16, § 32, ou encoreAssociation Ekin c. France (déc.), no 39288/98, 18 janvier 2000, et arrêt précité dans la mêmeaffaire, §§ 37 et 38).

37. Dans la mesure où la requérante se plaint d'une violation de l'article 6 § 1 de laConvention, il y a lieu, dès lors, de rechercher si les autorités nationales ont constaté une telleviolation et, dans l'affirmative, si elles y ont remédié.

38. En l'espèce, la Cour relève que, dès le 17 février 1987, la requérante a sollicitél'autorisation d'exercer en France la profession de médecin, d'abord auprès du conseil de l'ordrepuis, à onze reprises, auprès du ministre chargé de la santé. Parallèlement, la requérante avaitlancé en 1995, devant le conseil de l'ordre, une procédure fondée sur l'article 5 de la déclarationgouvernementale de 1962. La Cour observe que l'issue de cette procédure fut défavorable à larequérante, puisqu'elle s'est terminée par l'arrêt rendu le 9 avril 1999 par le Conseil d'Etat, qui arejeté sa requête. C'est du défaut d'équité de cette dernière procédure que la requérante se plaintdevant la Cour.

39. Après douze refus, l'autorisation d'exercer la profession de médecin a été finalementaccordée à la requérante par l'arrêté ministériel du 22 janvier 1999 au titre de l'année 1997. Cetarrêté a été pris en application des dispositions de l'article L. 356, 2o, alinéa 3, du code de la santépublique qui prévoit une procédure visant à autoriser individuellement certaines personnes qui neremplissent pas les conditions habituellement requises à exercer la médecine (paragraphes 21 à23 ci-dessus).

40. Or la Cour constate que cet arrêté ministériel a été publié au Journal officiel no 25 du 30janvier 1999 (p. 1582) dans le cadre de mesures nominatives. L'arrêté se borne à mentionner uneliste de noms de personnes autorisées à exercer en France la profession de médecin. Antérieur àl'arrêt du Conseil d'Etat, il ne pouvait à l'évidence mentionner l'application de l'article 6 § 1 de laConvention faite par cet arrêt, ni à plus forte raison constater, le cas échéant, la violation duditarticle. Quant à l'inscription de la requérante au tableau, prise sur le fondement de cet arrêté le 12avril 1999, trois jours après l'arrêt du Conseil d'Etat, elle n'a, semble-t-il, aucunement été

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influencée dans un sens ou dans l'autre par celui-ci. La Cour note enfin que, loin de décider le non-lieu à statuer sur la requête de l'intéressée, le Conseil d'Etat l'a logiquement rejetée, indiquant ainsique le litige avait conservé son objet en dépit de l'intervention de l'arrêté du 22 janvier 1999.

41. De ce qui précède, il ressort qu'aucune des autorités compétentes n'a reconnuexplicitement, ni même de façon implicite, une violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Deplus, l'autorisation d'exercer la médecine en France n'a pas fait disparaître en substance le défautd'équité allégué de la procédure suivie devant le Conseil d'Etat du fait du renvoi à titre préjudicielau ministre des Affaires étrangères.

42. L'on pourrait, tout au plus, considérer que l'autorisation d'exercer la médecine en Franceobtenue par la requérante vaut réparation. Toutefois, cette autorisation n'a été accordée qu'en1999 au titre de l'année 1997, alors que la procédure dont l'intéressée se plaint avait été engagéedès 1995. Par conséquent, même en admettant qu'il y ait eu réparation, elle n'a été que partielle.

43. En bref, les autorités nationales n'ayant reconnu, ni expressément ni en substance, ni réparéintégralement la violation alléguée par la requérante, celle-ci reste habilitée à se prétendre« victime » au sens de l'article 34 de la Convention.

B. Applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention

44. D'après la jurisprudence constante de la Cour, l'article 6 § 1 de la Convention ne trouveà s'appliquer que s'il existe une « contestation » réelle et sérieuse (Sporrong et Lönnroth c. Suède,arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 30, § 81) portant sur des « droits et obligations decaractère civil ». La contestation peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que sonétendue ou ses modalités d'exercice (voir notamment Zander c. Suède, arrêt du 25 novembre1993, série A no 279-B, p. 38, § 22) et l'issue de la procédure doit être directement déterminantepour le droit en question, l'article 6 § 1 ne se contentant pas, pour entrer en jeu, d'un lien ténu nide répercussions lointaines (voir notamment les arrêts Masson et Van Zon c. Pays-Bas du 28septembre 1995, série A no 327-A, p. 17, § 44, et Fayed c. Royaume-Uni du 21 septembre 1994,série A no 294-B, pp. 45-46, § 56). La Cour est donc aussi appelée à examiner si l'article 6 de laConvention trouve à s'appliquer dans le cadre de la procédure engagée devant le conseil de l'ordreen 1995.

45. La requérante rappelle que les deux conditions essentielles pour pouvoir exercer laprofession de médecin en France sont, d'une part, le fait d'être titulaire de certains titres ou statutsspéciaux et, d'autre part, la nationalité (article L. 356, 2o, alinéas 1 et 2, du code de la santépublique). Elle expose qu'elle se fondait sur l'article 5 de la déclaration gouvernementale de 1962,qui reconnaît une validité de plein droit, dans les deux pays, des grades et diplômes délivrés enAlgérie et en France. C'est par l'application de cette disposition qu'elle pouvait prétendre à laréunion des deux conditions exigées par le code de la santé publique et donc disposer d'un droità exercer la médecine en France. Ainsi, on ne saurait comparer sa situation dans la procédurelitigieuse avec celle examinée dans le cadre de l'affaire Delord c. France ((déc.), no 63548/00, 25avril 2002), où la demande d'inscription au tableau se fondait sur l'article L. 356, 2o, alinéa 3. Larequérante conclut à l'applicabilité en l'espèce de l'article 6 § 1 de la Convention.

46. D'après le Gouvernement, au contraire, l'article 6 de la Convention n'est pas applicable àla procédure diligentée par la requérante devant les juridictions de l'ordre administratif. Il soutienten effet qu'en l'espèce il n'y a ni « contestation » au sens de l'article 6 § 1, ni droit que l'on puissedire, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne.

47. A l'appui de cette thèse, il rappelle, en premier lieu, que selon la jurisprudence de la Cour(Van Marle c. Pays-Bas, arrêt du 26 juin 1986, série A no 101, pp. 11-12, §§ 32 à 38, et San Juanc. France (déc.), no 43956/98, CEDH 2002-III) la procédure d'admission à une profession

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échappe à l'article 6 lorsqu'elle porte sur l'évaluation des connaissances et sur l'expériencenécessaire pour exercer la profession. Le Gouvernement soutient que cette jurisprudence esttransposable en l'espèce, puisque, même si le litige ne portait pas directement sur l'évaluation desconnaissances de la requérante, il s'agissait d'un différend universitaire. En effet, si l'accord franco-algérien avait été déclaré applicable, il aurait conduit à l'examen des conditions dans lesquelles larequérante avait obtenu ses titres et diplômes. Un différend de cette nature ne peut donc pas,selon le Gouvernement, fonder une « contestation » au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

48. En second lieu, le Gouvernement observe que le litige portait sur la validité d'un diplômeuniversitaire, qui constituait une des conditions préalables à l'exercice en France de la professionde médecin. Or, de l'avis du Gouvernement, le droit à exercer la médecine en France n'est pas undroit qui puisse être, de façon défendable, reconnu en droit interne. Il relève en effet que dans uneaffaire très similaire au cas d'espèce (voir la décision Delord précitée) la Cour a déclaré que larequérante ne pouvait prétendre avoir un droit à exercer la profession de médecin en France. LeGouvernement reconnaît que, à la différence du cas d'espèce, cette affaire se fondait sur l'articleL. 356, 2o, alinéa 3, du code de la santé publique et non sur l'article 5 de la déclarationgouvernementale de 1962. Il soutient néanmoins que cette affaire serait transposable. Si ladéclaration gouvernementale de 1962 était applicable, il n'en résulterait pas que la requérante soittitulaire d'un droit à exercer la médecine. Elle resterait soumise à la procédure d'autorisationministérielle individuelle, prise en fonction d'un quota fixé annuellement. Il s'ensuit, selon leGouvernement, que, comme dans l'affaire Delord précitée, l'article 6 de la Convention ne trouvepas à s'appliquer en l'espèce.

49. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, « l'article 6 § 1 vaut pour les« contestations » relatives à des « droits » (de caractère civil) que l'on peut dire, au moins demanière défendable, reconnus en droit interne, qu'ils soient ou non protégés de surcroît par laConvention » (voir notamment les arrêts Editions Périscope c. France, 26 mars 1992, série Ano 234-B, p. 64, § 35, et Zander précité). De plus, « lorsqu'une législation subordonne à certainesconditions l'admission à une profession et que l'intéressé y satisfait, ce dernier possède un droitd'accès à ladite profession » (De Moor c. Belgique, arrêt du 23 juin 1994, série A no 292-A, p.15, § 43).

50. D'emblée, la Cour relève qu'en l'espèce le litige ne concernait en aucune manièrel'évaluation des connaissances et l'expérience nécessaire pour exercer la profession de médecinde la requérante, qualifications d'ailleurs non contestées par le Gouvernement. L'objet du différendrésidait dans la mise en œuvre de l'article 5 de la déclaration gouvernementale de 1962.

51. La Cour constate que la requérante revendique l'accès à la profession de médecin dans lesconditions prévues par l'article L. 356, 1o et 2o, du code de la santé publique et que le différendconcerne bien l'application de l'article 5 de la déclaration gouvernementale du 19 mars 1962relative à la coopération culturelle entre la France et l'Algérie qui, comme tous les traités ouaccords internationaux, est soumise en France à une condition de réciprocité.

52. Il ressort des dispositions du code de la santé publique que l'accès à la profession demédecin est subordonné en France à deux conditions : la détention de certains diplômes ou titresd'une part, et la nationalité d'autre part (article L. 356, 1o et 2o, alinéa 1). Les personnesréunissant ces deux conditions sont inscrites directement au tableau de l'ordre des médecins et ontle droit d'exercer la profession de médecin en France (article L. 356, 3o), sans qu'aucun nombremaximal soit fixé.

53. Par ailleurs, l'article L. 356, 2o, alinéa 3, du code de la santé publique prévoit que leministre chargé de la santé peut autoriser individuellement à exercer la médecine, dans la limited'un nombre maximal annuel, les praticiens qui ne remplissent pas les conditions légales de

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nationalité et de diplôme. Il s'agit donc sans nul doute d'une procédure spécifique distincte de laprécédente.

54. Confrontée à plusieurs échecs, la requérante formula en 1995 une demande différente desautres, non plus fondée sur l'article L. 356, 2o, alinéa 3, mais faisant valoir que, par applicationde l'article 5 de la déclaration gouvernementale de 1962, elle satisfaisait aux exigences pour êtreinscrite directement au tableau de l'ordre. Remplissant la condition de nationalité, la requérantesoutenait qu'elle satisferait également à la deuxième condition si lui était reconnue une équivalencede diplôme, tirée d'un traité international.

55. La Cour constate que, la déclaration gouvernementale de 1962 devant être considéréecomme une convention internationale selon la jurisprudence du Conseil d'Etat (paragraphe 25 ci-dessus), ses stipulations prévalent en principe sur la loi nationale. Il s'ensuit que la requérantepouvait raisonnablement soutenir que, si l'article 5 de la déclaration gouvernementale de 1962avait été regardé comme en vigueur, le diplôme algérien qu'elle avait obtenu en 1969 aurait dûêtre déclaré valable de plein droit en France, lui permettant ainsi de satisfaire à la condition dediplôme fixée par le code de la santé publique. La requérante aurait alors eu le droit d'être inscritedirectement au tableau de l'ordre et d'exercer la médecine en France. Dans ces conditions et euégard aux termes de l'article L. 356 du code de la santé publique, la Cour considère que larequérante pouvait de manière défendable prétendre que le droit français lui reconnaissait un droità inscription au tableau de l'ordre des médecins et donc à l'exercice de la médecine en France.

56. Partant, l'article 6 § 1 de la Convention trouve à s'appliquer.

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C. Observation de l'article 6 § 1 de la Convention

57. La requérante relève la similitude entre les faits d'espèce et ceux de l'arrêt Beaumartinprécité. C'est le Conseil d'Etat qui a demandé au ministre des Affaires étrangères, de manièreunilatérale et sans possibilité de recours, de statuer sur l'applicabilité d'un traité international enFrance, et ce alors que la question de l'application des stipulations des accords d'Evian étaitdécisive pour l'issue du contentieux juridictionnel.

58. De l'avis de la requérante, le maintien de ce renvoi du Conseil d'Etat au ministre constitueune solution traditionnelle qui n'a plus lieu d'être aujourd'hui. Elle soutient qu'une distinction doitêtre faite entre les actes de gouvernement, qui échappent à tout contrôle juridictionnel, et d'autresactes ayant un rapport avec les relations internationales qui sont sortis de la catégorie des actesde gouvernement pour rejoindre celle des décisions susceptibles de recours. Tel est le cas parexemple des décisions d'extradition relatives au séjour des étrangers, sur lesquelles le jugeadministratif intervient de plus en plus, ce qui le conduit à apprécier le comportement des Etatsétrangers. Tel serait également le cas de l'appréciation de l'applicabilité des traités internationauxsur le territoire français. En effet, compte tenu du contexte juridique actuel, la décision de ne pasreconnaître l'application d'une convention internationale ne peut plus, selon la requérante, êtreprise de façon unilatérale et isolée sans tenir compte des conventions et règles régissant lacommunauté internationale. Plus que d'une simple appréciation politique, c'est bien d'uneappréciation juridictionnelle qu'il s'agit, qui devrait donc relever de la sphère judiciaire.

59. Par ailleurs, selon la requérante, le fait que l'appréciation du ministre des Affairesétrangères sur l'application de la convention internationale s'impose au juge, qui en tire desconséquences automatiques, n'est pas compatible avec l'indépendance de la juridiction. De par cesystème, le ministre est à la fois partie et juge de la solution. Cela s'est avéré dans le cas del'intéressée, car si celle-ci ne s'opposait pas directement au ministre des Affaires étrangères maisau ministre chargé de la santé, cette différence se trouvait effacée par le fait que le ministre desAffaires étrangères était en réalité interrogé sur une situation juridique qui impliquait l'ensembledu gouvernement.

60. De l'avis de la requérante, son droit à un « tribunal » au sens de l'article 6 § 1 de laConvention a été violé, dans la mesure où elle n'a pas eu la possibilité d'avoir accès à un organeayant la compétence d'examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour trancherle litige. Elle relève en effet qu'elle a essayé d'apporter plusieurs éléments au débat qui tendaientà démontrer que les accords d'Evian ont été appliqués par le gouvernement algérien. Or ceséléments n'auraient pas été pris en compte. Elle rappelle que, dès qu'elle a eu connaissance desobservations du ministre des Affaires étrangères, elle a produit devant le Conseil d'Etat plusieursattestations de ministères algériens qui portent équivalence de diplômes et consacrent celle entrele doctorat de médecine délivré par les universités françaises et celui délivré par les universitésalgériennes. A l'appui de sa thèse sur l'existence d'une réciprocité, elle a cité également vingt-septarrêtés, pris de 1963 à 1973 par le ministère français de l'Education nationale, dont dix relatifs àdes diplômes médicaux, qui ont consacré et reconnu comme valables de plein droit sur le territoirede la République française huit cent quarante-trois diplômes ou titres délivrés par l'universitéd'Alger lors des années universitaires 1962-1963 et 1971-1972, en application des déclarationsgouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l'Algérie. Selon la requérante, un débat à proposde ces éléments s'imposait et aurait permis d'aboutir à une solution différente au litige.

61. Enfin, la requérante estime que la jurisprudence Beaumartin précitée doit être étendue àl'examen de la réciprocité d'un traité international. A cet égard, elle rappelle que la fonction dejuger doit passer par la définition des règles applicables à un litige. Il revient au juge de déterminer

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le bloc de légalité qui s'appliquera à un litige particulier. Ainsi, il sera amené à appliquer des règlesaussi bien internes qu'internationales. Juger, c'est apprécier avant tout les éléments apportés parles parties, mais également l'ensemble des autres éléments du litige et notamment les règlesapplicables. Si, par exemple, le juge a besoin de recourir au ministre des Affaires étrangères, il doitobligatoirement apprécier la réponse qui lui sera communiquée et ne peut s'estimer lié par laréponse donnée par l'exécutif alors que la solution du litige peut en dépendre. S'il ne procède pasainsi, il n'évalue pas les éléments de fait et de droit portés à sa connaissance et n'a donc pasplénitude de juridiction. S'il peut recourir au ministère des Affaires étrangères, un peu comme ilaurait recours à un expert, il ne doit en aucun cas s'arrêter aux précisions apportées par leministre. En se déchargeant, comme il l'a fait, par le système du renvoi préjudiciel, le Conseild'Etat refuse toute plénitude de juridiction et n'est plus, selon la requérante, un tribunal impartialet indépendant au sens de la Convention.

62. Se référant à l'arrêt Beaumartin précité, le Gouvernement rappelle que la Cour a considéréque, pour répondre aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention, un tribunal doit, d'une part,exercer une pleine juridiction et, d'autre part, être indépendant des parties au litige et de l'exécutif.

63. L'exercice de la plénitude de juridiction par un tribunal suppose que celui-ci ne renonceà aucune des composantes de la fonction de juger. L'indépendance du tribunal par rapport auxparties et à l'exécutif implique que, s'agissant d'une question qui entre dans la compétence dutribunal, la solution d'un litige ne saurait lui être dictée ni par l'une des parties ni par une autoritérelevant de l'exécutif. Or, d'après la solution dégagée dans l'affaire Beaumartin, les questionsd'interprétation des normes internationales entrent dans le champ de la compétencejuridictionnelle. Il s'agit donc de savoir si le plein exercice de cette compétence suppose égalementl'examen du problème de l'application réciproque des accords internationaux.

64. En l'espèce, le Gouvernement distingue deux questions à trancher :1) l'appréciation de l'application d'un accord international par un Etat étranger est-elle une

composante nécessaire de la fonction de juger ?2) le juge peut-il légitimement s'en remettre à l'appréciation portée, sur cette question précise,

par une autorité gouvernementale ?65. Selon le Gouvernement, l'appréciation de la condition de réciprocité prévue à l'article 55

de la Constitution ne peut être regardée comme une composante naturelle de la fonction de juger.Il soutient que l'argumentation de la requérante repose sur la transposition à son affaire de lasolution adoptée par la Cour dans l'affaire Beaumartin, mais qu'elle est inexacte, car la fonctiond'interprétation d'une norme internationale ne peut être assimilée à l'appréciation de la conditionde réciprocité. Elle n'entre pas dans la compétence naturelle du juge.

66. Certes, l'interprétation de la norme de droit est l'une des missions essentielles du juge, dontil ne peut se départir sans « mutiler » la fonction de juger. Aucune raison pratique ne s'oppose àce que le juge interprète une norme internationale, car l'interprétation relève d'une démarcheintellectuelle pour laquelle il est aussi qualifié que l'autorité administrative qui a négociél'engagement international. En ce domaine, l'expertise technique de la juridiction ne saurait êtretenue pour inférieure à celle de l'administration et cette dernière peut, en tant que de besoin, faireconnaître au juge les intentions qui ont été celles des parties au moment de la négociation et dela conclusion de l'engagement international en cause.

67. Cela n'est pas le cas, selon le Gouvernement, en matière d'appréciation de la condition deréciprocité prévue à l'article 55 de la Constitution, qui revient à constater, avec effet rétroactif,l'applicabilité – ou l'inapplicabilité – d'un engagement international, à partir d'informations relativesau comportement d'un Etat étranger. Une telle démarche ne relèverait pas de la mission naturelledu juge, pour plusieurs raisons.

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68. Cela tient, en premier lieu, au caractère de la démarche qui consiste à porter uneappréciation sur l'attitude d'un Etat étranger. La juridiction des tribunaux français ne s'exercequ'exceptionnellement vis-à-vis des autorités étrangères, pour des questions de compétenceterritoriale. Le juge restreint d'ailleurs de lui-même son contrôle à l'égard d'actes qu'il n'estime pasdétachables de la conduite des relations internationales (CE, Ass, Association Greenpeace –France, 29 septembre 1995, Rec. p. 347). Dans un tel contexte, le Gouvernement considère quel'appréciation du comportement d'un Etat étranger se rattache plus naturellement à la mission desautorités diplomatiques qu'à l'office du juge.

69. En deuxième lieu, la particularité de l'appréciation de la réciprocité tient à ce que les effetsqui en découlent sont comparables à ceux produits par la suspension unilatérale d'un engagement.Le fait que le ministre affirme qu'une convention internationale n'était pas, à l'époque pertinente,appliquée par une autre partie, a pour conséquence que cette convention est regardée, avec effetrétroactif, comme ayant été inapplicable à cette époque. L'application de l'engagementinternational souscrit par l'Etat français se trouve donc remise en cause de la même façon que siles autorités françaises en avaient décidé unilatéralement la suspension. Son impact direct sur lapolitique extérieure de la France ne ferait aucun doute. L'Etat mis en cause peut contesterl'interprétation ainsi faite de son comportement, et envisager des mesures de rétorsion. Du pointde vue de ses effets, l'appréciation de la réciprocité se rattache donc également à la sphèrediplomatique. D'ailleurs, si le juge administratif refuse de connaître de ces questions, c'est parcequ'il considère, selon le Gouvernement, que, s'il en décidait autrement, il méconnaîtrait le principede la séparation des pouvoirs. La politique extérieure d'un Etat relève à l'évidence de sonimperium, de ses prérogatives essentielles qui se situent en dehors du champ d'application del'article 6 de la Convention.

70. Le Gouvernement ajoute que le juge éprouverait sans doute d'extrêmes difficultéspratiques pour réunir lui-même des informations fiables alors que le ministre des Affairesétrangères paraît mieux placé pour le faire, par le biais de son réseau diplomatique. De plus, lemécanisme actuel de renvoi au ministre permet de répondre rapidement et d'éviter desdiscordances entre juridictions sur une même question, qui seraient particulièrement inopportunesen la matière.

71. Enfin, le Gouvernement soutient que le parallèle avec le contentieux des étrangers dressépar la requérante n'est pas convaincant, car ce contentieux, qui est au cœur du droit internationaldes droits de l'homme, ignore la condition de réciprocité et impose un contrôle juridictionnelcomplet. Dans ce domaine, le juge n'a à connaître que de situations individuelles qui ne remettentpas fondamentalement en cause les relations diplomatiques de la France, contrairement à unedécision concernant l'application par un Etat étranger d'un accord de portée générale.

72. Dès lors que l'appréciation de la condition de réciprocité échappe à la compétencenaturelle du juge, le fait que celui-ci s'en remet à l'appréciation portée par le ministre sur ce pointne peut être tenu pour contraire à l'article 6 § 1 de la Convention. Selon le Gouvernement, il fautdonc répondre positivement à la seconde question posée.

73. Si la jurisprudence de la Cour impose au juge de se montrer indépendant de l'exécutif dansl'exercice de sa mission naturelle, elle n'exige pas que son contrôle s'étende à des aspects du litigequi échappent à cette compétence. A la différence de l'affaire Beaumartin, le Conseil d'Etat nedevait pas, en l'espèce, résoudre un « problème juridique » qui lui était posé. Il a exercépleinement sa juridiction sur les autres points en litige du cas d'espèce qu'il lui appartenait detrancher. C'est pourquoi le Gouvernement estime que la jurisprudence Beaumartin précitée n'estcertainement pas transposable à la présente espèce.

74. A supposer même que la Cour considère que le renvoi au ministre des Affaires étrangèresconstitue une limitation au droit d'accès à un tribunal, le Gouvernement soutient que ce renvoi

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tend vers un but légitime : le respect du principe de la séparation des pouvoirs, principe essentielau fonctionnement d'une démocratie et que l'on ne saurait remettre en cause.

75. Le Gouvernement conclut que le fait pour le Conseil d'Etat de s'en remettre au ministredes Affaires étrangères pour ce qui concerne l'appréciation de la condition de réciprocité prévueà l'article 55 de la Constitution ne peut représenter une violation des dispositions de l'article 6 § 1de la Convention.

76. La Cour rappelle, tout d'abord, que seul mérite l'appellation de « tribunal » au sens del'article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction et répondant à une séried'exigences telles que l'indépendance à l'égard de l'exécutif comme des parties en cause (voir,entre autres, les arrêts Ringeisen c. Autriche du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 39, § 95,Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique du 23 juin 1981, série A no 43, p. 24, § 55,Belilos c. Suisse du 29 avril 1988, série A no 132, p. 29, § 64, et surtout l'arrêt Beaumartinprécité, pp. 62 et 63, §§ 38 et 39).

77. Elle rappelle également que pour qu'un « tribunal » puisse décider d'une contestation surdes droits et obligations de caractère civil en conformité avec l'article 6 § 1, il faut qu'il aitcompétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litigedont il se trouve saisi (voir, notamment et mutatis mutandis, les arrêts Le Compte, Van Leuvenet De Meyere précité, p. 23, § 51 b), Fischer c. Autriche du 26 avril 1995, série A no 312, p. 17,§ 29, et Terra Woningen B.V. c. Pays-Bas du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 2122-2123, § 52).

78. La Cour observe que la pratique du renvoi préjudiciel suivie par le Conseil d'Etat obligele juge administratif, amené à se prononcer sur les conditions de mise en œuvre de la réserve deréciprocité prévue à l'article 55 de la Constitution française, à demander au ministre des Affairesétrangères d'indiquer l'existence de la réciprocité et d'en tirer les conséquences quant au traitéexaminé, pour ensuite s'y conformer en toutes circonstances. Le Gouvernement le concède.

79. Elle constate que si, à la suite d'un changement de la jurisprudence, une telle pratique n'estplus utilisée en matière d'interprétation des traités internationaux (paragraphe 24 ci-dessus), elledemeure appliquée en ce qui concerne la réserve de réciprocité.

80. La Cour admet que la transposition demandée de la jurisprudence Beaumartin n'a riend'automatique, car l'appréciation de l'applicabilité des traités diffère de l'interprétation des traités :il s'agit notamment d'une matière plus factuelle que purement juridique. Selon la Cour, il estindéniable que, afin de déterminer si, dans les faits, le traité est appliqué ou non par l'Etatcocontractant, les juridictions peuvent être appelées à consulter le ministère des Affairesétrangères, par nature susceptible de détenir des informations concernant l'application du traitépar l'autre Etat.

81. Toutefois, la Cour note qu'en l'espèce le Conseil d'Etat, conformément à sa proprejurisprudence, s'en remit entièrement à une autorité relevant du pouvoir exécutif pour résoudrele problème d'applicabilité des traités qui lui était posé : il rejeta la requête soumise par larequérante au seul motif que le ministre des Affaires étrangères avait affirmé que l'article 5 de ladéclaration gouvernementale de 1962 ne pouvait être regardé comme étant en vigueur à la datepertinente, faute d'application par l'Algérie. Or, même si la consultation du ministre par le Conseild'Etat pour l'appréciation de la condition de réciprocité peut paraître nécessaire, cette juridiction,par sa pratique actuelle du renvoi préjudiciel, utilisée en l'espèce, s'oblige à suivre obligatoirementl'avis du ministre, c'est-à-dire d'une autorité qui lui est extérieure, et qui se trouve en outre releverdu pouvoir exécutif, sans soumettre cet avis à la critique ni à un débat contradictoire.

82. La Cour observe de surcroît que l'interposition de l'autorité ministérielle, qui futdéterminante pour l'issue du contentieux juridictionnel, ne se prêtait en effet à aucun recours dela part de la requérante, qui n'a d'ailleurs eu aucune possibilité de s'exprimer sur l'utilisation du

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renvoi préjudiciel ou sur le libellé de la question, ni de faire examiner ses éléments de réponse àcette question, ni de pouvoir ainsi répliquer au ministre, le cas échéant de façon utile, voiredécisive aux yeux du juge. En fait, la requérante, lorsqu'elle a eu connaissance des observationsdu ministre des Affaires étrangères, a produit devant le Conseil d'Etat plusieurs éléments factuelstendant à prouver que la déclaration gouvernementale de 1962, selon elle, avait bien été appliquéepar le gouvernement algérien. Il s'agissait notamment d'attestations de ministères algérienscertifiant la reconnaissance par équivalence, en Algérie, de diplômes de médecine obtenus enFrance. Or ces éléments n'ont même pas été examinés par le Conseil d'Etat, qui n'a donc pas vouluen évaluer le bien-fondé. Cela ressort clairement de l'arrêt rendu le 9 avril 1999 : le Conseil d'Etata considéré qu'il ne lui appartenait pas d'apprécier si l'Algérie avait mis en œuvre la déclarationgouvernementale de 1962, ni de tirer lui-même les conséquences de l'éventuelle inapplication dece texte ; il s'est fondé exclusivement sur l'avis du ministre des Affaires étrangères. Ce faisant, leConseil d'Etat s'est considéré comme lié par cet avis ; il s'est ainsi privé volontairement de lacompétence lui permettant d'examiner et de prendre en compte des éléments de fait qui pouvaientêtre cruciaux pour le règlement in concreto du litige qui lui était soumis.

83. Dans ces conditions, la requérante ne peut passer pour avoir eu accès à un tribunal ayantou s'étant reconnu une compétence suffisante pour se pencher sur toutes les questions de fait etde droit pertinentes pour statuer sur ce litige (voir, notamment, l'arrêt Terra Woningen B.V.précité, p. 2123, § 54).

84. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause de larequérante n'a pas été entendue par un « tribunal » de pleine juridiction.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de laHaute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Couraccorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

86. Devant la Cour, la requérante sollicite l'allocation de 3 338 494 euros (EUR)correspondant à l'ensemble des revenus que, selon elle, elle n'a pas pu percevoir de 1987 à 2001,compte tenu du fait que le Conseil d'Etat s'est privé de sa pleine compétence. Elle demande, parailleurs, le versement d'une somme de 100 000 EUR au titre du préjudice moral subi à la suite deplus de dix ans de litige et pour avoir été interdite d'exercer sa profession de 1987 à 1999, ce quidevrait être considéré, selon la requérante, comme une mort professionnelle. Elle ajoute qu'ellea également subi un préjudice moral du fait de l'impossibilité dans laquelle elle s'est trouvée defaire valoir ses droits car elle n'a pas pu apporter la preuve de l'effectivité de l'applicationréciproque des accords d'Evian.

87. Selon le Gouvernement, ces demandes sont manifestement excessives pour deux raisons.Il rappelle tout d'abord que, comme cela ressort de sa jurisprudence (voir l'arrêt Beaumartinprécité, p. 64, § 44), la Cour ne saurait spéculer sur l'issue qu'aurait donnée au litige le Conseild'Etat s'il n'avait pas sollicité du ministre des Affaires étrangères son appréciation de la conditionde réciprocité de l'article 5 de la déclaration gouvernementale de 1962. Comme dans l'affaireBeaumartin, alors que la requérante demande la réparation d'une perte de chances, la Courdevrait, selon le Gouvernement, n'indemniser que le préjudice moral. De plus, le Gouvernement

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observe que la requérante fait courir son préjudice de 1987 à 2001, alors que ce n'est qu'en 1995qu'elle a sollicité l'application de la déclaration gouvernementale de 1962 et que, dès le 12 avril1999, elle était autorisée à exercer la profession de médecin. Le Gouvernement estime que leversement d'une somme de 17 000 EUR réparerait le préjudice moral subi par la requérante.

88. La Cour reconnaît d'emblée, avec le Gouvernement, que ce n'est qu'en 1995 que larequérante a sollicité l'application de la déclaration gouvernementale de 1962. En outre, elle aobtenu en 1999 l'autorisation d'exercer la profession de médecin. Même en tenant compte desdifficultés rencontrées par la requérante après 1999 pour retrouver un emploi d'un niveaucorrespondant à ses qualifications, la Cour estime que la période à considérer ne peut s'étendreque sur une durée de quatre ans environ.

89. En tout état de cause, la Cour ne saurait spéculer sur les conclusions auxquelles le Conseild'Etat aurait abouti s'il ne s'était pas fondé sur la seule appréciation ministérielle de la conditionde réciprocité appliquée à l'article 5 de la déclaration gouvernementale du 19 mars 1962 relativeà la coopération culturelle entre la France et l'Algérie. En revanche, elle estime que la requérantea dû éprouver un préjudice moral certain auquel le constat de violation figurant dans le présentarrêt ne suffit pas à remédier. Observant que la somme proposée à ce titre par le Gouvernementest raisonnable, la Cour, statuant en équité, octroie un montant de 17 000 EUR à la requérantepour le dommage moral subi.

B. Frais et dépens

90. La requérante ne réclame rien au titre des frais et dépens. La Cour ne voit pas de raisonparticulière de condamner l'Etat à lui verser une somme de ce chef.

C. Intérêts moratoires

91. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt dela facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points depourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par six voix contre une, que la requérante est habilitée à se prétendre « victime » au sensde l'article 34 de la Convention ;

2. Dit, par six voix contre une, que l'article 6 § 1 de la Convention s'applique en l'espèce ;

3. Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce quela cause de la requérante n'a pas été entendue par un « tribunal » de pleine juridiction ;

4. Dit, par six voix contre une,a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour oùl'arrêt sera devenu définitif, conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la somme de17 000 EUR (dix-sept mille euros) pour dommage moral ;

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b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorerd'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centraleeuropéenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2003, en application de l'article 77 §§2 et 3 du règlement.

Lawrence EARLY ANDrás BAKA

Greffier adjoint Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 §2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de Mme Mularoni.

A.B.B.T.L.E.

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OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE MULARONI

Je ne puis partager les conclusions auxquelles sont parvenus mes collègues en l'espèce.

1. La qualité de « victime » de la requérante

Mme Chevrol, ressortissante française, est titulaire du diplôme d'Etat algérien de docteur enmédecine, obtenu en 1969 à l'université d'Alger. Le 17 février 1987, elle sollicita pour la premièrefois son inscription au tableau du conseil départemental de l'ordre des médecins des Bouches-du-Rhône.

Le conseil départemental rejeta sa demande au motif que, bien que Française, elle ne disposaitpas du diplôme français de docteur en médecine, la renvoyant dans le cadre de l'application del'article L. 356, 2o, du code de la santé publique (en vigueur jusqu'au 22 juin 2000), qui prévoyaitque le ministre chargé de la santé pouvait autoriser individuellement des praticiens ne remplissantpas les conditions légales de nationalité et de diplôme à exercer la médecine, dans la limite d'unnombre maximal annuel. La requérante sollicita une dizaine de fois mais en vain cette autorisationdu ministre chargé de la santé.

Le 1er juin 1995, elle renouvela sa demande devant le même conseil départemental en seréclamant pour la première fois de l'application des déclarations gouvernementales du 19 mars1962 relatives à l'Algérie, dites « accords d'Evian », et notamment de la déclarationgouvernementale relative à la coopération culturelle, dont l'article 5 du titre I énonce : « Lesgrades et diplômes d'enseignement délivrés en Algérie et en France, dans les mêmes conditionsde programmes, de scolarité et d'examens, sont valables de plein droit dans les deux pays. » Sademande fut rejetée le 16 juin 1995. Le 13 février 1996, elle soumit au conseil national de l'ordredes médecins une demande d'annulation de la décision en date du 17 décembre 1995 par laquellele conseil régional de Provence-Alpes-Côte d'Azur-Corse avait repoussé sa requête visant àl'annulation du refus d'inscription au tableau que lui avait opposé le conseil départemental desBouches-du-Rhône. Par une décision du 20 mars 1996 la section disciplinaire du conseil nationalde l'ordre des médecins écarta la requête. Le 3 juin 1996, la requérante forma un recours pourexcès de pouvoir contre cette décision auprès du Conseil d'Etat. Par un arrêt du 9 avril 1999, leConseil d'Etat rejeta la requête, s'estimant lié par la déclaration du ministre des Affaires étrangèresselon laquelle les stipulations de l'article 5 des accords d'Evian ne pouvaient pas être regardéescomme ayant été en vigueur à la date de la décision attaquée dès lors que, à cette date, lacondition de réciprocité posée à l'article 55 de la Constitution n'était pas remplie et que, parconséquent, la requérante n'était pas fondée à invoquer ces stipulations.

Entre-temps, par un arrêté ministériel du 22 janvier 1999 (publié au Journal officiel de laRépublique française du 30 janvier 1999), la requérante avait obtenu l'autorisation d'exercer enFrance la profession de médecin en application de l'article L. 356, 2o, du code de la santépublique. Elle sollicita son inscription au tableau du conseil départemental de l'ordre des médecinsdes Bouches-du-Rhône. Par une décision du 12 avril 1999, le conseil départemental de l'ordre desmédecins des Bouches-du-Rhône inscrivit la requérante au tableau. Le 9 août 1999, ce mêmeconseil reconnut à la requérante ses compétences en chirurgie orthopédique en la qualifiant, surla base de ses titres et travaux, en tant que médecin spécialiste en chirurgie orthopédique.

Au mois de janvier 1999, donc avant l'arrêt du Conseil d'Etat (qui date du 9 avril 1999), larequérante avait ainsi obtenu satisfaction, et, à partir de ce moment-là, à mon avis, elle n'avait plusd'intérêt à agir, ayant résolu son problème au niveau interne.

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ARRÊT CHEVROL c. FRANCE – OPINION DISSIDENTE 20DE M LA JUGE MULARONIme

J'estime qu'elle n'a jamais été « victime » au sens de l'article 34 de la Convention, car sonproblème avait été résolu au niveau national avant l'épuisement des voies de recours internes ;quand la requérante a introduit la requête devant la Commission (4 mars 1996), elle n'avait pasépuisé les voies de recours internes, et quand la requête a été enregistrée (24 juin 1999), larequérante n'était plus « victime ».

Je n'ignore pas la jurisprudence de la Cour selon laquelle une décision ou mesure favorable aurequérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationalesont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entreautres, l'arrêt Lüdi c. Suisse du 15 juin 1992, série A no 238, p. 18, § 34).

Mais j'estime que cette jurisprudence n'est pas applicable dans le cas d'espèce, où la requérante,invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, se plaint de la violation de son droit à un procèséquitable.

J'observe que lorsqu'il s'agit de requêtes concernant, par exemple, le manque d'équité d'unprocès pénal s'étant malgré tout soldé par l'acquittement du requérant, la formule que la Courutilise pour les rejeter est d'habitude la suivante : « La Cour rappelle qu'un requérant qui bénéficied'une décision d'acquittement, de relaxe ou de non-lieu ne peut plus se prétendre « victime », ausens de l'article 34 de la Convention, d'un défaut d'équité de la procédure en cause. »

Au civil, je constate également – par exemple – que lorsque le requérant se voit rembourser,après l'introduction de la requête devant la Cour, la somme établie par les tribunaux nationaux,la Cour se limite à rejeter les griefs tirés de l'article 6 § 1 de la Convention pour défaut de qualitéde « victime » du requérant en se fondant sur sa jurisprudence constante selon laquelle unrequérant qui obtient, au niveau interne, une réparation de la violation alléguée ne peut plus seprétendre « victime » d'une violation des droits énoncés par la Convention.

J'estime que, dans cette affaire, la Cour aurait dû adopter une approche similaire.Il me semble que le souci de la Cour a toujours été de s'assurer qu'en substance la violation

alléguée a effectivement et totalement disparu et qu'il ne subsiste pas (pour le requérant, bien sûr)de risque de renouvellement de la violation. Dans le cas d'espèce, la requérante a été autorisée àexercer la profession de médecin. Elle ne subit plus d'effets négatifs de la décision interneincriminée.

A mon avis, la requérante n'a donc pas la qualité de « victime » au sens de la Convention.

2. Applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention

Cette affaire concerne une procédure d'inscription au tableau.La récente décision d'irrecevabilité rendue par la Cour le 25 avril 2002 dans l'affaire Delord c.

France (requête no 63548/00) est fondée sur le troisième alinéa de l'article L. 356, 2o, du codede la santé publique, déjà évoqué, qui prévoyait que le ministre chargé de la santé pouvaitautoriser individuellement des praticiens ne remplissant pas les conditions légales de nationalitéet de diplôme à exercer la médecine, dans la limite d'un nombre maximal annuel. Pour la Cour,Mme Delord ne pouvait prétendre avoir un droit à exercer la profession de médecin en France.

Il est vrai que la requête de Mme Delord n'était pas fondée sur l'article 5 de la déclarationgouvernementale de 1962, mais je me demande si la présente affaire mérite une conclusiondifférente quant à l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention.

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Il me semble que jusqu'à maintenant la Cour a toujours estimé que l'inscription pour la premièrefois au tableau n'est pas un droit protégé par la Convention, concluant par conséquent àl'inapplicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention à ce genre de contestation.

Il me semble aussi que la Cour n'a jamais différencié à ce propos la nature (juridictionnelle ounon) des organes appelés à trancher la question sur le plan interne. Dans la récente décisiond'irrecevabilité adoptée dans l'affaire San Juan c. France du 28 février 2002 ((déc.), no 43956/98,CEDH 2002-III), qui a repris la jurisprudence Van Marle et autres c. Pays-Bas du 26 juin 1986(série A no 101), la Cour a décidé que « la question de savoir si la commission de recours atranché sur des points susceptibles d'appréciation juridictionnelle conditionne l'applicabilité del'article 6 § 1, quelle que soit par ailleurs la nature juridictionnelle ou non de la commission elle-même ». La Cour a conclu qu'« une telle évaluation des connaissances et de l'expériencenécessaires pour exercer une certaine profession sous un certain titre s'apparente à un examen detype scolaire ou universitaire et s'éloigne tant de la tâche normale du juge que les garanties del'article 6 ne sauraient viser des différends sur pareille matière ».

Il est vrai que dans l'affaire De Moor c. Belgique (arrêt du 23 juin 1994, série A no 292-A) laCour a conclu à l'applicabilité et à la violation de l'article 6 § 1 en considérant que « lorsqu'unelégislation subordonne à certaines conditions l'admission à une profession et que l'intéressé ysatisfait, ce dernier possède un droit d'accès à ladite profession ». Mais cette affaire concernait unrequérant belge qui avait obtenu le diplôme de licencié en droit en Belgique et avait sollicité soninscription sur la liste des avocats stagiaires de Hasselt (Belgique), requête qui avait donné lieuà un avis favorable du doyen de l'ordre national des avocats.

Je me demande s'il est souhaitable d'élargir cette jurisprudence à la présente affaire, comptetenu, d'une part, du fait que la requérante ne disposait pas d'un diplôme français, et, d'autre part,du libellé de l'article 5 du titre I des accords d'Evian, qui énonce : « Les grades et diplômesd'enseignement délivrés en Algérie et en France, dans les mêmes conditions de programmes, descolarité et d'examens, sont valables de plein droit dans les deux pays. » Il y a d'abord unecondition très importante à vérifier pour chaque diplôme, à savoir l'identité des conditions deprogrammes, de scolarité et d'examens, et il faut ensuite obtenir une autorisation ministérielle priseen fonction d'un quota, fixé annuellement, selon la procédure prévue à l'article L. 356, 2o, du codede la santé publique. Cette interprétation découle de la lecture de l'article L. 356, 2o, elle a étéconfirmée à l'audience par le représentant du Gouvernement et n'a pas été contestée par larequérante. Il me semble donc que les circonstances de la présente affaire ne diffèrent pasbeaucoup de celles de l'affaire Delord précitée.

Je considère que Mme Chevrol ne disposait pas d'un véritable droit civil, protégé par laConvention, dans la mesure où subsistent des conditions à la reconnaissance des grades et desdiplômes obtenus à l'étranger et, par conséquent, à l'exercice de la profession en France. J'ai lesentiment qu'élargir l'applicabilité de l'article 6 § 1 à cette affaire signifie en fait reconnaître lacompétence de la Cour pour l'examen de la question très délicate de la méconnaissance par unpays partie à la Convention de tous les titres et diplômes acquis dans un autre pays, adhérent ounon à la Convention, pour toutes les professions.

J'estime donc que l'article 6 § 1 de la Convention ne s'applique pas au cas d'espèce.

3. Sur le fond

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ARRÊT CHEVROL c. FRANCE – OPINION DISSIDENTE 22DE M LA JUGE MULARONIme

Je ne puis davantage partager les conclusions auxquelles sont parvenus mes collègues sur lefond.

Certes, il apparaît que la question de l'interprétation des traités a évolué au cours des années(cette faculté aussi était, dans le passé, laissée au pouvoir politique, non pas simplement enFrance, où cela a été vrai jusqu'à l'arrêt GISTI du Conseil d'Etat du 29 juin 1990, mais danspresque tous les pays ; cette question a fait l'objet de l'arrêt de la Cour dans l'affaire Beaumartinc. France, arrêt du 24 novembre 1994, série A no 296-B). Je comprends que l'on puisseconsidérer, en se fondant sur cette évolution, que le temps est venu de déclarer que même lerenvoi préjudiciel au ministre des Affaires étrangères pour apprécier l'existence de la réciprocitépar l'autre partie contractante, liant dans sa réponse le juge appelé à statuer, est contraire à l'article6 de la Convention.

Pour les raisons exposées ci-dessous, je juge toutefois cette solution inappropriée.L'article 55 de la Constitution française affirme la supériorité des traités et accords

régulièrement ratifiés ou approuvés sur la loi, dès leur publication, « sous réserve (...) de [leur]application par l'autre partie ». Pour apprécier l'existence de la réciprocité et en tirer lesconséquences, le juge procède à un renvoi préjudiciel au ministre des Affaires étrangères. Le jugeest lié par la réponse du ministre.

La technique du « renvoi préjudiciel » relève d'un souci de ne pas s'immiscer dans les rapportsinternationaux qui est de même inspiration que l'immunité juridictionnelle des actes degouvernement dans les relations internationales.

Traditionnellement, le renvoi préjudiciel était utilisé en deux matières : l'interprétation destraités et la question de la réciprocité.

Sur le premier point, l'interprétation d'un traité ambigu ou incertain, la Cour a mis en cause latechnique du « renvoi préjudiciel », abandonnée du reste au niveau national avant même l'arrêt dela Cour (décision GISTI du Conseil d'Etat, rendue en assemblée plénière le 29 juin 1990), etcondamné la France dans l'affaire Beaumartin précitée.

A mon avis, plusieurs considérations militent contre la transposition de la jurisprudenceBeaumartin au cas d'espèce.

J'estime que si l'interprétation d'un traité est une question juridique, l'appréciation de laréciprocité d'un traité international est une question essentiellement politique.

De plus, les parties ne disposent que rarement d'éléments de preuve suffisants sur la situationqui prévaut dans un Etat étranger, car elles n'ont pas la possibilité de mener les investigationsnécessaires. Il en résulte que le contrôle des données de fait, qui pourrait effectivement releverdu juge, demeure en réalité théorique.

L'appréciation de la condition de réciprocité prévue par l'article 55 de la Constitution françaiserevient à constater l'applicabilité ou l'inapplicabilité d'un engagement international sur la based'informations relatives au comportement d'un Etat étranger, démarche ne relevant pas de lamission du juge. L'appréciation du comportement d'un Etat étranger se rattache plus naturellementà la mission des autorités diplomatiques qu'à l'office du juge.

J'ajoute qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour que le droit à un tribunal n'est pas un droitabsolu, mais que les Etats contractants peuvent le réglementer (voir, par exemple, LevagesPrestations Services c. France, arrêt du 23 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V,p. 1543, § 40).

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ARRÊT CHEVROL c. FRANCE – OPINION DISSIDENTE 23DE M LA JUGE MULARONIme

Même si l'on devait conclure que dans cette affaire il y a eu une limitation au droit d'accès àun tribunal, cette limitation tend à mon avis vers un but légitime, à savoir le respect du principede la séparation des pouvoirs.

C'est pourquoi je considère que le Conseil d'Etat a pu, sans manquer au devoir d'indépendancequi s'impose à lui en vertu notamment de l'article 6 § 1 de la Convention, s'estimer lié par l'avisdu ministre des Affaires étrangères quant à l'application par la partie algérienne des accordsd'Evian.

Selon moi, il n'y a donc pas eu dans le cas d'espèce violation de l'article 6 § 1 de la Convention.