AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

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1 Hélène GAUSSOT- FAUTRAS Mémoire présenté en vue de l’obtention du D.E.E.S (Diplôme d’Etat d’Educateur Spécialisé) Session juin 2009, IRTS d’Hérouville Saint-Clair.

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Action éducative en milieu ouvert, du confus au complexe, pour une éthique de l'incertitude

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Hélène GAUSSOT- FAUTRAS

Mémoire présenté en vue de l’obtention du D.E.E.S

(Diplôme d’Etat d’Educateur Spécialisé)

Session juin 2009, IRTS d’Hérouville Saint-Clair.

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Cet écrit n’engage que la responsabilité de son auteur.

Afin de préserver l’anonymat des personnes, leur prénom et

l’initiale de leur nom de famille ont été modifiés. Il ne figure aucune

précision permettant de les identifier.

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SOMMAIRE

I) Présentation du travail en AEMO

1) Histoire de l’AEMO : des mesures administratives et judiciaires p. 4

2) Personnes rencontrées et travail mené en AEMO p. 8

3) Mme B. et ses trois enfants p. 11

II) De quoi parle-t-on ?

1) Soulèvement d’une armée de questions, assailli par la confusion p. 14

2) Quelle réalité à connaître, et comment ? p. 16

3) Indifférence, contagion ou empathie ? p. 20

III) La maltraitance

1) Quelles représentations possibles en AEMO ? p. 22

2) Evaluer p. 26

3) Le développement psychoaffectif, cognitif,

familial et social de l’enfant p. 30

4) Entraves au développement de l’enfant p. 34

IV) L’intervention éducative, cartes

intrapsychiques et systémiques

1) Approche de la dimension intrapsychique p. 43

2) Approche systémique p. 48

3) Le contexte de la demande p. 53

4) Travail éducatif, relations et co-constructions p. 62

Conclusion p. 74

Bibliographie p. 76

Glossaire p. 82

Annexe : Génogramme de la famille B. p. 83

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INTRODUCTION

C’est dans un service d’Action Educative en Milieu Ouvert que j’ai fait cette année un stage

de trois mois, dans une équipe composée d’éducateurs spécialisés et d’assistants sociaux, un

chef de service, un Educateur Technique spécialisé, un psychologue et un psychiatre à temps

partiel. Sa mission est d’apporter un soutien éducatif et psychologique aux mineurs, à leur

famille, aux mineurs émancipés et aux jeunes majeurs de moins de vingt et un ans. Les

mesures peuvent être administratives ou judiciaires, et concernent des enfants en danger avéré

ou risquant de l’être. L’éducateur a une fonction d’observation et de soutien de la relation

parents-enfant.

Je présenterai le cadre institutionnel de l’AEMO, les personnes concernées et le travail mené.

J’évoquerai quelques unes des situations que j’ai rencontrées, et en détaillerai une qui m’a

particulièrement interpellée. Les référents éducatifs sont mandatés pour évaluer et

accompagner des situations difficiles, ils naviguent sur une mer imprévisible, loin de toute

certitude. Ils ont à travailler avec les parents, et à dégager des hypothèses de compréhension et

d’intervention. Qu’en est-il de l’objet appréhendé, auquel nous appliquons notre jugement

d’évaluation ? S’agit-il de la réalité, ou bien uniquement des aspects que nous en avons

perçus ? S’agit-il de la dangerosité de la situation de l’enfant, des compétences de ses parents,

de la relation parents/enfants, de l’enfant au sein de l’équilibre familial ? Qu’en est-il de cette

démarche complexe, aux implications nombreuses ? A la multiplicité des facettes de l’objet

répondent des apports théoriques diversifiés.

J’envisagerai ce qu’est la maltraitance, telle qu’elle est appréhendée dans les termes de la loi,

dans les mentalités et les sensibilités des professionnels et des usagers. J’emprunterai des

notions issues de la psychologie et de la psychanalyse, afin d’approcher les affects et

représentations en jeu dans la relation éducative. Mais nous le verrons, cela ne suffit pas.

Je m’intéresserai aux conditions d’émergence de la demande des familles, et au contexte qui

l’encadre. Cette complexité inhérente à l’accompagnement éducatif des familles concerne des

problématiques essentiellement relationnelles, il convient donc de se doter d’outils adéquats,

pour évaluer et intervenir à la croisée des dimensions intrapsychiques, familiales et sociales.

I) PRESENTATION DU TRAVAIL EN AEMO

1) Histoire de l’AEMO : des mesures administratives et judiciaires

L’Action Educative en Milieu Ouvert appartient au dispositif de la protection de l’enfance,

c’est sur ce terreau qu’elle prend racine. L’Etat, à la suite des œuvres charitables, s’est d’abord

préoccupé des enfants orphelins, avant de considérer que le devoir de venir en aide aux enfants

qui ont des parents lui incombait aussi. L’intérêt porté aux conditions de vie des enfants est

relativement récent dans notre société, ils n’ont droit à une attention et une protection

particulière que depuis le siècle dernier. Avant, ils étaient perçus davantage comme des adultes

miniatures et des « bouches à nourrir », qu’il fallait mettre au travail et rentabiliser au plus vite.

L’absence de maîtrise de la fécondité, la rudesse des conditions de vie et la forte mortalité

infantile limitaient sans doute l’importance que l’on pouvait leur accorder, et l’investissement

affectif de leurs parents à leur égard.

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A l'orée du 20ème siècle, le psychologue genevois Edouard CLAPAREDE déclare:

« Le siècle qui s'ouvre sera celui de l'enfant », cette ère nouvelle s’inaugurant parallèlement à

l’avènement de la notion de sujet. En 1881, Jules Ferry élabore les lois instituant l’école laïque

et obligatoire, aidé de Ferdinand Buisson. Ce dernier appelle Alfred Binet à rejoindre la société

libre pour l’étude psychologique de l’enfant, qu’il a fondée en 1899. Peu à peu, l’Etat

s’immisce dans le domaine de la famille et de l’éducation des enfants. La modification, à

plusieurs reprises, de l’article 375 du Code Civil, et la signature de la Convention

Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) en 1990, deux siècles après la Déclaration

universelle des droits de l’Homme, consacrent l’adoption politique, citoyenne et publique

d’une préoccupation à l’égard des enfants, en définissant clairement leurs droits et devoirs, et

les obligations et limites du pouvoir de leurs parents envers eux.

Les Juges des Enfants (JE) sont créés par l’Ordonnance du 2 février 1945 relative à

l’enfance délinquante. Ces magistrats peuvent instaurer une mesure éducative au civil, et

prononcer une sanction pénale : les mineurs qui commettent des infractions étant à la fois

auteurs et victimes, le juge les sanctionne et les protège à la fois. Il s’ensuit la création d’une

juridiction de l’enfance en difficulté, qui fonde l’intervention des JE, en amont préventif des

possibles infractions à venir.

Dans la version initiale de l’article 375 du Code Civil, le « droit de correction paternelle»,

autorisait le père ayant « des sujets de mécontentement très graves sur la conduite d’un

enfant » à le faire enfermer par le président du tribunal d’arrondissement, jusqu’à ce qu’une

ordonnance du 23 décembre 1958 en fasse le fondement de l’assistance éducative, en vue de

protéger les mineurs en danger. La puissance paternelle est ensuite remplacée par l’autorité

parentale, qui est intégrée dans le Code civil par la loi du 4 juin 1970. La déchéance de

l’autorité parentale est alors prévue, en cas de très graves carences parentales, ou de crimes

commis sur la personne de l’enfant. Le Décret du 7 janvier 1959 (relatif à la protection sociale

de l’enfance en danger) charge le Directeur départemental des affaires sanitaires et sociales de

mettre en œuvre « une action sociale préventive auprès des familles dont les conditions

d’existence risquent de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de

leurs enfants et saisit la justice dans les cas paraissant relever de mesures d’assistance

éducative judiciaire ». Les services d’AEMO, à l’initiative d’associations privées, ont pour la

plupart été habilités au début des années 1960.

Ces textes et bien d’autres encore, jusqu’à la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de

l’enfance et désignant le président du Conseil Général comme « chef de file de la protection de

l’enfance », modifient les articles 372 à 385 du Code Civil, et fixent les règles d’intervention

de l’ASE et du Juge des Enfants en matière d’enfance en danger. Il incombe à ces deux

instances de mettre en place des aides éducatives en milieu ouvert.

De là, on distingue deux sortes de mesures d’action éducative en milieu ouvert, administratives

ou judiciaires, selon que leur mandataire est, soit le Conseil général, soit le Juge des Enfants :

- L’Aide Educative à Domicile (AED), nommée aussi « prévention » ou « protection

administrative », est dispensée par des services mandatés par l’Aide Sociale à l’Enfance sur la

base d’un contrat établi avec la famille. Elle se fonde sur l’article 221-1 du Code de l’Action

Sociale et des Familles (CASF): « Le service de l'aide sociale à l'enfance est un service non

personnalisé du département chargé (…) d’apporter un soutien matériel, éducatif et

psychologique tant aux mineurs et à leur famille ou à tout détenteur de l'autorité parentale,

confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité

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de ces mineurs ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique,

affectif, intellectuel et social, qu'aux mineurs émancipés et majeurs de moins de vingt et un ans

confrontés à des difficultés familiales, sociales et éducatives susceptibles de compromettre

gravement leur équilibre ». L’AED est une prestation « attribuée sur sa demande, ou avec son

accord, à la mère, au père ou, à défaut, à la personne qui assume la charge effective de

l’enfant, lorsque la santé de celui-ci, sa sécurité, son entretien ou son éducation l’exige »1

Des parents reconnaissent qu’ils rencontrent des difficultés dans l’éducation de leur enfant, ils

sollicitent ou acceptent une aide en vue de les surmonter.

- L’AEMO, terme réservé exclusivement aux mesures judiciaires dans la loi du 5 mars 2007,

est une mesure civile ordonnée par le Juge des Enfants dans le cadre de l’Assistance éducative

« Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les

conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social

sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par

justice».2 Le Juge des Enfants, généralement à la suite d’un signalement faisant état de graves

inquiétudes quant à la situation de l’enfant, convoque parents et enfant à une audience, qui peut

donner lieu à une ordonnance (mesure d’AEMO de 6 mois) ou à un jugement (mesures

d’AEMO d’un à deux ans) renouvelables. Le JE peut tout aussi bien ordonner le placement de

l’enfant en foyer ou en famille d’accueil. Il a le pouvoir d’imposer ses décisions à la famille, et

doit cependant toujours rechercher leur adhésion. Sauf décision contraire de sa part, les parents

« conservent leur autorité parentale et en exercent tous les attributs qui ne sont pas

inconciliables avec l’application de la mesure. ».3 Contrairement aux autres magistrats, il est

lui-même en charge de l’instruction du dossier, dans l’idée qu’une bonne connaissance du

jeune et de sa situation lui permettra d’ajuster des réponses pertinentes et adaptées. Pour

évaluer la situation et prendre une décision, il peut ordonner une enquête sociale, s’effectuant

en 2 mois (et pouvant aussi être demandée par un Juge aux Affaires Familiales), ou une mesure

d’Investigation et d’Orientation Educative (IOE), d’une durée de 6 mois et exclusivement

réservée à la protection des mineurs. Ces mesures précèdent assez souvent une AEMO.

Les parents peuvent faire appel de ces décisions, les recours en matière d’AEMO étant régis

par les articles 1191 à 1196 du nouveau Code de procédure civile. La loi prévoit également la

possibilité de faire appel de la décision de la Cour d’appel.

Outre les mesures d’AED, la voie administrative propose aux familles des

Accompagnements en Economie Sociale et Familiale (AESF), des mesures de placement en

famille d'accueil ou en foyer, des contrats jeunes majeurs en rupture familiale. Le Conseil

Général peut aussi décider d’actions de prévention, de l’attribution d’aides financières,

de l’intervention de Technicienne de l’Intervention Sociale et Familiale (TISF) à domicile,

ou encore d’une admission en foyer monoparental.

Dans la voie judiciaire, le JE peut décider d’expertises médico-légales et psychiatriques, de

Mesures Judiciaires d’Aide à la Gestion du Budget Familial (MJAGBF), de l’intervention de

Techniciennes d’Intervention Sociale et Familiale (TISF), d’Ordonnances de Placement

Provisoire (OPP). Le Juge place alors l’enfant et le confie à l’ASE, en MECS (Maison

d'enfants à caractère social) ou en famille d'accueil, ou encore à un tiers digne de confiance

(par exemple un aîné majeur ou des grands-parents).

1 Loi du 6 janvier 1986 adaptant la législation sanitaire et sociale au transfert de compétences, art.42.

2 Art. 375 du Code Civil

3 Art.375 -7 du Code Civil

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Le point de départ d’une mesure de protection, quelle qu’elle soit, tient à l’initiative d’un

citoyen, membre de la famille, voisin ou autre, ou d’un professionnel, qui a connaissance d’une

situation de risque de danger ou de danger pour un enfant. Il téléphone au 119 (Service

National d'Accueil Téléphonique pour l'Enfance Maltraitée crée par la loi du 10 juillet 1989,

communément appelé "Allô Enfance Maltraitée"), adresse un recueil d’informations au

Président du Conseil Général, ou bien, si le danger est avéré, un signalement à l’autorité

judiciaire (Procureur, éventuellement JE s’il suit déjà la situation de l’enfant). La majorité de

ces écrits émane de l’Education Nationale. L’ensemble de ces informations préoccupantes est

centralisé par une cellule départementale chargée de leur recueil, de leur traitement et de leur

évaluation depuis la loi du 5 mars 2007.

Le critère permettant de distinguer les deux voies est que la mesure administrative se met en

route « à la demande ou avec l’accord » des parents ou du représentant légal, tandis que

l’AEMO judiciaire peut leur être imposée par le JE. Il en va de même des autres mesures,

notamment de placement d’enfants : ainsi un Accueil Provisoire (A.P) est contractualisé entre

les parents et l’ASE, tandis que le magistrat peut ordonner une mesure de placement provisoire

(OPP), et ceci qu’il soit parvenu à recueillir l’adhésion de la famille ou non.

L’article L 226-4 du CASF prévoit la subsidiarité de l’autorité judiciaire, qui n’entre en jeu

que dans les cas suivants : « Le président du conseil général avise sans délai le procureur de la

République lorsqu'un mineur est en danger au sens de l'article 375 du code civil », et que sa

situation a déjà fait l’objet d’aides du Conseil Général qui ne parviennent pas à remédier aux

difficultés, ou que celles-ci n’aient pu se mettre en place du fait de la non-collaboration des

parents, ou bien, que malgré des inquiétudes sérieuses, il soit impossible d’évaluer la situation

de l’enfant.

Il s’agit de deux formules qui s’efforcent de répondre à une grande variété de situations

différentes, chaque fois unique et jamais deux fois la même, puisqu’évoluant dans le temps.

Il est possible de passer d’une formule à l’autre, des arrangements permettant que la transition

s’effectue sans interruption du travail entre les deux. Il s’écoule en moyenne 2 à 3 mois entre la

demande d’AED des parents et le démarrage effectif de la mesure administrative. Il peut

arriver que des parents se disent motivés pour demander une AED, mais une fois la mesure

d’AEMO judiciaire terminée, n’en fassent pas la demande, leur enfant n’ayant dès lors plus

aucun suivi. Ce n’est qu’à l’occasion d’un éventuel futur signalement qu’il redevient possible

de remettre en route un accompagnement. Dans les situations préoccupantes, le JE peut

ordonner un renouvellement de 6 mois pour s’assurer que les parents ont bien adressé leur

demande d’AED à l’ASE, avant de mettre fin à la mesure.

Il arrive qu’un même enfant fasse en même temps l’objet d’une mesure judiciaire d’AEMO

et d’une mesure administrative d’Accueil Provisoire, le maintien de la mesure d’AEMO visant

à préparer le retour des enfants au domicile familial. Il s’agit d’une situation que j’ai

rencontrée dans le cadre de mon stage et dont je parlerai par la suite, mais je présenterai

d’abord le public accueilli, et l’accompagnement effectué dans les grandes lignes.

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2) Personnes rencontrées et travail mené en AEMO

Les personnes que nous rencontrons dans le cadre de l’AEMO ont des difficultés d’ordre

psychologique, familial et social, se concentrant plus particulièrement sur un ou plusieurs de

ces aspects, voire les 3 à la fois. Pour une part, elles ont déjà eu à faire à des intervenants

sociaux, éducatifs, médicaux, paramédicaux, parents et/ou enfants ayant parfois connu des

placements en Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS) ou en famille d’accueil, des prises

en charge en Institut Médico-Educatif (IME), en Institut Thérapeutique Educatif et

Pédagogique (ITEP), des séjours en Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS),

en Foyer monoparental, etc. Des parents peuvent avoir besoin d’aide dans la gestion de leur

budget, être sous tutelle ou sous curatelle. Nombre d’entre eux sont au chômage et dépourvus

de qualifications professionnelles, mais on rencontre aussi des parents bien insérés

professionnellement et socialement. Ils peuvent être touchés par l’ensemble des difficultés de

la vie susceptibles d’affecter tout un chacun.

Le fait que de nombreux parents aient eux-mêmes eu affaire à l’Aide Sociale dans leur enfance

pose néanmoins la question du cumul et de la chronicisation des difficultés, ainsi que d’une

répétition transgénérationnelle des problématiques rencontrées. Les professionnels d’AEMO

qui travaillent depuis une vingtaine d’années en témoignent : il arrive qu’ils aient à suivre les

enfants des enfants autrefois suivis, des similitudes existant entre les problématiques des deux

générations successives. Ce phénomène m’avait déjà frappé, lors d’un précédent travail en

Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale accueillant des femmes avec leurs enfants.

Nombre d’entre elles avaient subi des maltraitances dans leur enfance, et pour plus de la moitié

étaient victimes de violences conjugales. Les enfants pâtissaient à leur tour de la détresse de

leurs parents. Si tel n’est pas le cas de tous les parents accompagnés en AEMO, ils rencontrent

pour la plupart des difficultés à exercer leurs capacités parentales, et des problèmes

relationnels avec leur enfant. Dans les situations les plus à risque, ils ont un manque de repères

éducatifs et une distorsion dans la perception des besoins de leur enfant, liés généralement à

leur propre enfance et aux difficultés de tous ordres affectant leur vie adulte, notamment des

problèmes de couple. Il s’agit de les aider et de les conseiller dans leur rôle éducatif.

Dans le langage professionnel parlé sur le terrain, les éducateurs spécialisés (E.S) et les

assistants de service social (A.S) ont le même rôle et sont tous appelés « référents éducatifs ».

Chaque référent éducatif à temps plein est en charge d’une trentaine de mesures, tant

administratives que judiciaires. Le plus souvent, un seul enfant par famille en bénéficie, mais

ils peuvent aussi être plusieurs, si bien que pour trente enfants, c’est une vingtaine de familles

qui est concernée. Cela impose une organisation rigoureuse, afin que chacun soit correctement

suivi.

Par commodité je parlerai de « l’enfant » au singulier, dans la mesure aussi où même

lorsqu’ils sont plusieurs à bénéficier d’une AEMO dans une fratrie, chacun est considéré

comme sujet à part entière et reconnu dans sa singularité individuelle. La forme de

l’accompagnement s’adapte bien entendu à chaque mineur, elle met en mouvement des

attitudes, savoirs être et faire spécifiques en fonction de l’âge et de la personnalité de

« l’enfant » (qui peut être aussi adolescent, ou même adulte dans le cas des jeunes majeurs).

Une attention est aussi portée aux relations des enfants au sein de leur fratrie, et aux liens

particuliers qui unissent chaque enfant aux autres membres de la famille. Il peut arriver qu’un

des enfants ait une mesure d’AEMO, que l’autre soit placé, et qu’un 3ème n’ait aucune mesure

de protection particulière. L’éducateur concentre alors son action au service de l’enfant pour

lequel il est mandaté, sans pour autant faire abstraction du reste de la fratrie.

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Le travail du référent éducatif consiste principalement en des entretiens, rendez-vous et

sorties avec les familles, au bureau, à leur domicile ou ailleurs, des réunions de l’équipe

pluridisciplinaire, des réunions et rencontres avec des partenaires extérieurs (notamment des

audiences avec les familles chez le JE dans le cadre des mesures judiciaires, et des rendez-vous

avec l’attaché territorial de l’ASE pour les AED). Des entretiens téléphoniques sont pratiqués

régulièrement. Une part de son activité est aussi occupée par l’écriture des comptes-rendus de

suivi et des rapports, sans quoi des informations importantes pourraient être oubliées et se

perdre d’un rendez-vous à l’autre.

Les rencontres du référent éducatif avec les familles ont généralement lieu une à trois fois

par mois, avec un des parents (quand les parents sont séparés dans un contexte conflictuel ou

inégalement disponibles, quand l’un d’eux habite loin et/ou travaille, est emprisonné ou absent,

etc.), les deux séparément ou ensemble quand c’est possible. Cette fréquence varie en fonction

des situations, de l’appréciation qui en est faite, et du projet élaboré en équipe pour y répondre.

L'absence récurrente des pères dans le cadre de l'exercice de la mesure fait que ce soutien

s’adresse majoritairement à des mères de familles ; il arrive aussi que ce soient des pères

élevant seul leur(s) enfant(s). Les enfants sont rencontrés ensemble ou séparément, en présence

de leurs parents ou sans, à domicile, au service, à l’école, etc., dans différents contextes

permettant des échanges, des observations et des accompagnements variés. L’éducateur peut

aussi organiser des sorties et des activités regroupant des enfants de différentes familles, seul

ou avec d’autres éducateurs du service.

Le référent éducatif accompagne les parents vers une prise de conscience de leurs difficultés

et de celles de leur enfant, et vers une recherche et une optimisation des ressources

personnelles, familiales et sociales dont ils disposent. Les améliorations visées sont toutes

centrées, plus ou moins directement, sur la personne de l’enfant : c’est son intérêt qui est

recherché. Il peut s’agir, par exemple, d’orienter et accompagner vers une aide thérapeutique

pour l’enfant et/ou le(s) parent(s), une médiation familiale, un soutien aux devoirs ou une

activité extérieure pour l’enfant. En cas de difficultés trop importantes, un placement sous

forme de recueil temporaire peut être préparé avec la famille.

A l’ouverture de la mesure ou lorsqu’elle est reconduite, nous disposons du contrat établi

entre les parents et l’ASE, ou du jugement d’Assistance éducative, qui mentionne le motif de

l’aide demandée par l’enfant, ses parents, par un tiers, ou par le Juge. Le chef de service et le

référent éducatif invitent le ou les parent(s), avec ou sans leur(s) enfant(s), à les rencontrer au

service pour la signature du Document Individuel de Prise en Charge (DIPEC). Ce document

prévoit l’élaboration et la transmission aux parents d’un projet individuel et familial dans une

durée maximale de 6 mois, ainsi qu’une évaluation annuelle de la situation faite en équipe

pluridisciplinaire. D’une forme générale homogène, le DIPEC comporte des nuances, selon

qu’il s’agit d’une mesure administrative ou judiciaire.

Dans le 1er cas, il est consécutif à la décision administrative et au contrat établi entre la

famille et les services du Conseil Général. Il s’établit, « vu la demande Ŕ l’accord- de Mr…,

Mme…, pour bénéficier d’une aide éducative en milieu ouvert », entre les détenteurs de

l’autorité parentale, et le service mandaté par le responsable territorial de l’ASE, par délégation

du Président du Conseil Général.

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Par exemple, Mme D., mère de Martin (12 ans) et de Kévin (10 ans) élève seule ses deux fils,

n’ayant pas eu de nouvelles de leur père depuis un peu plus de 5 ans. Les relations entre les

deux frères sont très conflictuelles. Mme D. se dit en difficulté pour éduquer ses enfants, elle

demande une aide, afin de mieux savoir ce qu’elle peut leur dire, et comment.

Dans le cas d’une mesure judiciaire, le DIPEC est consécutif « à la décision judiciaire dans

l’exposé de ses motifs » prise par le JE. Les jugements assoient la prescription de la mesure en

qualifiant la situation de danger de l’enfant, et donnent le motif de l’AEMO ordonnée. Il peut

s’agir, par exemple, de réguler et de pacifier des relations conflictuelles impliquant l’enfant au

sein de sa famille, d’accompagner un moment de crise, de recomposition familiale ou de

reprise de contact après une séparation.

Lucien et Magali ont été placés en famille d’accueil par le JE durant huit années, en raison

des alcoolisations et des fréquentations dangereuses de leur mère. Sa situation s’est stabilisée,

elle a pris un logement adapté à l’accueil de ses enfants et demande leur retour à ses côtés.

Le JE décide de ne pas reconduire le placement, il ordonne une mesure d’AEMO afin de

préparer ce retour, et de s’assurer qu’il se fera dans de bonnes conditions.

Dans les familles où les parents sont séparés, des procédures chez le Juge aux Affaires

Familiales sont souvent en cours, afin de fixer la résidence de l’enfant, et de déterminer les

droits de visite et d’hébergement du parent non gardien. Les décisions du JAF s’appliquent

« sauf si meilleur accord entre les parents », cet accord semblant parfois impossible à trouver.

Dans plusieurs des situations rencontrées, ces procédures et remaniements conjugaux se

déroulent dans une atmosphère très conflictuelle, dont l’enfant souffre d’être l’enjeu.

Tel est le cas de Christophe, 7 ans, dont l’instabilité psychomotrice et les terreurs nocturnes

témoignent d’une grande insécurité, le gênant notamment dans ses apprentissages scolaires (à

l’école il refuse de rester assis, se cache sous la table). La mesure d’AEMO judiciaire a été

renouvelée pour la 3ème année consécutive. Mme J., mère de Christophe, en a la garde, mais

elle craint de la perdre car Mr V., le père, a demandé la résidence de l’enfant. Une audience est

prévue chez le JAF dans quelques jours. Nous recevons Mme J. le matin, elle nous dit que

si Christophe va mal, c’est à cause de son père qui a tout fait pour leur poser des problèmes

depuis plusieurs années. L’après-midi même, nous recevons Mr V., il nous affirme que la folie

de Mme J. est responsable des problèmes psychologiques de Christophe. Nous tentons de faire

entendre aux deux parents que leur conflit met l’enfant en grande difficulté. Chacun d’eux

semble plus préoccupé de nous rallier à sa cause contre l’autre, que de partager une réflexion

engageant sa propre responsabilité parentale à l’égard de l’enfant.

Le projet individuel et familial s’établit en équipe à partir des objectifs généraux du contrat

administratif, de l’ordonnance ou du jugement, en tenant compte de la situation de la famille et

des possibilités du service. L’éducateur informe la famille que le projet va être fait en équipe,

en discute avant et après avec l’enfant et ses parents, et leur en fait la restitution une fois le

projet formalisé. Celui-ci tient compte des attentes formulées par la famille, mais il se base

avant tout sur les besoins inhérents à la situation de l’enfant tels qu’ils sont perçus par les

professionnels. Lorsqu’un objectif suscite trop de résistances chez les parents, il peut être

abordé par des voies détournées, et sa mise en œuvre, faire l’objet d’une négociation.

Coralie, 5 ans, bénéficie d’une mesure d’assistance éducative après que l’école ait constaté des

traces de bleus sur l’enfant, puis de l’absentéisme scolaire, et signalé sa situation au Procureur.

Elle vit seule avec sa mère, Mme A., qui connait d’importantes difficultés financières, et risque

une expulsion de son domicile, car elle n’a pas payé son loyer depuis plusieurs mois.

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L’éducatrice référente a rencontré quelques fois Mme A. avec sa fille Coralie, mais au moment

où je suis arrivée en stage, elle ne parvenait plus à les voir depuis deux mois, et adressait un

courrier au JE pour l’en informer. Mme A. n’avait pas de téléphone et n’était pas présente aux

rendez-vous successifs qu’elle lui avait proposés par courrier, que ce soit au service ou à son

domicile. Lors d’un précédent rendez-vous, Mme A. lui avait dit que cette mesure éducative

l’insécurisait plus qu’elle ne l’aidait. Nous sommes parvenues peu après à la rencontrer en

nous adressant à ses grands-parents, qui habitent près de chez elle. Nous lui avons alors

proposé que je l’accompagne dans les démarches visant à éclaircir sa situation financière car

elle disait avoir du mal à les faire seule, elle a accepté.

L’éducateur encourage les parents à toute attitude ou action qu’il pense être bonne pour leur

enfant, en discute avec eux et soutient leurs prises de décision. Cela ne marche bien

évidemment qu’à condition que les parents partagent nos vues quant à leur situation, et pensent

avoir besoin de ce soutien.

Le service d’AEMO a aussi une fonction de vigilance et de protection face à des actes de

violence. Lorsqu’il observe une dégradation de la situation, il doit aussitôt en alerter les

autorités compétentes. Le rôle de l’éducateur engage très fortement sa responsabilité : s’il a

connaissance d’un risque concernant un membre de la famille (menaces de mort, …) il doit

immédiatement en informer le préfet. De même en cas de grave danger pour l’enfant,

il convient d’en informer le JE qui le connaît ou sans cela le Procureur, mais aussi le préfet.

L’obligation est alors de dénoncer le danger et de le faire cesser. Dans certaines situations,

il est des enfants et des parents qui n’appellent pas au secours par leurs paroles, mais dont la

détresse s’exprime à travers des actes mettant l’enfant en danger (troubles de la conduite,

alcoolisations, négligences, violences, etc.). L’éducateur doit être attentif à tous ces signes

et les interpréter avec prudence, en évitant de prendre seul des décisions dans la confusion et

l’urgence. Quand une séparation s’avère nécessaire, il tâche autant que possible de la préparer

avec chacun des membres de la famille, et de prendre d’abord le temps d’y réfléchir en équipe.

3) Mme B. et ses trois enfants 1

A l’occasion de mon stage en AEMO, plusieurs dizaines de situations ont retenu mon

attention, chacune soulevant des interrogations et des difficultés particulières. J’ai rencontré

une trentaine de familles différentes, et me suis concentrée plus particulièrement sur le suivi de

cinq d’entre elles. Dans l’impossibilité de restituer dans le détail la grande diversité des

situations, j’en présenterai une en particulier. Elle m’a parue condenser beaucoup des

nombreuses questions suscitées par les autres situations que j’ai rencontrées, et représentative

de la complexité de ce champ d’intervention. Les observations qui suivent résultent de la

lecture du dossier, des prises de notes et comptes-rendus que j’ai faits à l’occasion des

rencontres avec Mme B. et ses enfants, et des réunions et échanges avec l’équipe

pluridisciplinaire de l’AEMO.

Les 3 enfants de Mme B. (29 ans) bénéficient d’une mesure d’AEMO judiciaire depuis

octobre 2007, leur situation ayant été signalée par des professionnels scolaires. En raison des

carences éducatives constatées, elle a été renouvelée une fois pour un an. Il s’agit de Sandrine

(8 ans), Laura (7 ans) et Marc (3 ans et 6 mois). Aucun des enfants n’a été reconnu par son

père, tous trois portent le nom de leur mère.

1 Le génogramme est joint en annexe p. 83

Page 12: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

12

Le dossier rend compte du travail d’accompagnement effectué la première année de mesure,

il a permis l’orientation de Sandrine en Classe d’Intégration Scolaire (CLIS) en raison d’une

déficience intellectuelle, et a visé en priorité les soins à donner aux enfants : prise en charge au

Centre Médico-Psychologique (CMP), arrachage de dents presque toutes cariées, traitement

intensif, mais insuffisant contre les poux pour les trois enfants, projet d’inscription de Marc en

halte garderie, projet d’un suivi orthophonique pour Sandrine et pour Marc. Le référent

éducatif a aussi tenté de mobiliser le père de Sandrine, et celui de Laura et Marc, puis y a

renoncé, car ils n’investissaient pas davantage la relation à leurs enfants. Le discours que Mme

B. tient sur les pères de ses enfants est qu’ils ont tous deux un problème d’alcool, et que le père

de Marc et Laura ne venait leur rendre visite que lorsqu’il était alcoolisé. Elle dit regretter

d’avoir été avec eux, et ajoute que bien entendu, elle ne regrette pas ses enfants.

L’été dernier, Mme B. a envoyé un courrier à l’ASE demandant l’Accueil Provisoire de ses

enfants pour une durée de six mois. Elle écrit qu’elle se sent très fatiguée, dépassée dans la

prise en charge de ses enfants, elle voudrait pouvoir se reposer et entamer des démarches pour

son insertion socioprofessionnelle. Elle dit qu’enfant, elle a elle-même été placée en foyer, ce

qu’elle ne souhaite pas voir se répéter, et demande une famille d’accueil pour ses trois enfants,

afin qu’ils ne soient pas séparés.

Je rencontre Mme B. et ses enfants début décembre 2008, et d’un commun accord avec

l’éducateur référent, m’engage avec lui dans le suivi. La première fois, j’accompagne le

référent au domicile de Mme B. et de ses enfants pour préparer le rendez-vous chez l’attaché

territorial en vue du placement. Aucune famille d’accueil n’est disponible pour accueillir les

trois enfants, mais il y a des places en Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS). Mme B.

dit alors préférer que ses enfants aillent dans un foyer, affirmant qu’elle n’avait jamais souhaité

de famille d’accueil, contrairement à ce qu’elle a écrit dans la lettre dont nous avons copie dans

le dossier. Les enfants se montrent bruyants et agités.

L’éducateur référent et moi accompagnons Mme B. et ses enfants à la mi-décembre, lors de la

signature de l’Accueil Provisoire à l’ASE avec l’attachée territoriale. Les enfants sont

accueillis au lendemain de Noël à la MECS, Sandrine et Laura dans le groupe des grands,

Marc dans celui des petits ; ils ont néanmoins la possibilité de se voir chaque jour sur des

temps réguliers.

Une dizaine de jours après l’arrivée des enfants à la MECS, j’accompagne une visite de Mme

B. sur place, dans une grande salle de jeu, avec les enfants : durant plus d’une heure, Marc

reste cramponné aux bras de sa mère en pleurant et en criant, inconsolable. L’éducateur

référent est avec eux, tandis que je joue et parle avec Sandrine et Laura. Tout en portant et

entourant de ses bras Marc qui pleure, Mme B dit aux enfants: « si ça se passe comme ça, je ne

reviendrai pas ».

Le juge des enfants en charge du dossier d’Assistance Educative a été informé du projet

d’Accueil Provisoire et a renouvelé la mesure en octobre 2008, afin d’accompagner l’A.P des

enfants, et de préparer leur retour au domicile au bout des 6 mois. Mme B. a formulé une

demande d’aide à l’AEMO afin de parvenir « à poser son autorité » auprès d’eux.

La perception que j’ai eue de la situation a évoluée, et il m’a semblé qu’il y avait un décalage

entre l’objectif explicite de l’accompagnement éducatif et les besoins et possibilités de la

famille, ce dont je m’expliquerai par la suite, en exposant la problématique telle que je l’ai

appréhendée. Les observations apportées en complément par les divers professionnels de

l’AEMO et de la MECS ont contribué à la construction de ce regard.

Page 13: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

13

Point sur la situation effectué avec la MECS, 6 semaines après le début du placement

Les circonstances entourant cet accueil en foyer ont été comprises ainsi par les enfants :

Sandrine et Laura ont exprimé qu’elles pensaient être placées parce qu’elles n’obéissaient pas

suffisamment à leur mère, et la fatiguaient trop. Les premiers jours de leur accueil, elles ont

beaucoup pleuré. Marc, en l’absence de langage verbal, a réagi par des pleurs et une opposition

marquée pour s’alimenter, il réclamait beaucoup sa sœur Sandrine. Les éducatrices du foyer

ont découvert qu’il ne mangeait encore que des petits pots, et avec la confirmation et l’accord

de sa mère, lui ont proposé des aliments mixés. Les repas se passent mieux, mais ce que Marc

accepte de manger varie d’un jour à l’autre et reste difficile à prévoir. Les éducatrices ont

également travaillé l’apprentissage de la propreté, il l’a acquise en une quinzaine de jours.

Dans un premier temps, il rentrait des moments passés chez Mme B. avec une couche, mais

après qu’elles en aient discuté avec elle, il rentre désormais à la MECS sans couche. Jusqu’à

présent Mme B. prenait la température de ses enfants en posant sa main sur leur front, la

MECS lui a fourni un thermomètre.

Les temps d’hébergement des enfants au domicile de leur mère ont d’abord été fixés d’un

commun accord avec elle tous les week-ends, du samedi matin au dimanche avant 18h. Elle a

alors demandé à venir les chercher moins tôt, et choisi 11h30 pour le samedi. Dans l’intérêt de

Marc qui continuait à vivre particulièrement mal la séparation, les éducatrices souhaitaient

maintenir un temps de visite le mercredi après-midi, mais cela n’a pas pu être réalisé par Mme

B. au-delà de la 5ème semaine d’A.P. Les tentatives des éducatrices pour attirer son attention sur

la scolarité de ses filles n’ont pas abouti, elle n’a pas souhaité regarder leurs cahiers. Tout en se

disant d’accord au début pour les accompagner aux rendez-vous extérieurs de soins

(orthophoniste, dentiste, psychologue), elle ne s’est pas rendue présente pour le faire.

Durant les vacances, il était initialement prévu que les week-ends se prolongent jusqu’au lundi,

voire davantage, si cela se passait bien, mais c’est l’inverse qui s’est produit. A partir de fin

février, les temps de rencontres entre Mme B. et ses enfants se sont écourtés pour se limiter à

la journée du dimanche. L’hébergement des enfants au domicile avait été plusieurs fois mal

vécu par elle, elle nous disait, tant à l’AEMO qu’à la MECS, que les enfants étaient très durs,

exigeants et désobéissants.

Le problème des poux subsistait malgré les traitements effectués à la MECS, le domicile de

Mme B. n’étant pas traité. Elle s’opposait à l’intervention de l’Educatrice Technique

Spécialisée de l’équipe d’AEMO, ou d’une Technicienne de l’Intervention Sociale et Familiale

afin de l’y aider. Nous avons adressé une demande d’aide au Plan de Réussite Educative pour

financer les produits. En vue d’optimiser les conditions de cet accueil provisoire et celles du

retour des enfants au domicile, nous avons sollicité Mme B. pour des rendez-vous réguliers.

La proposition de l’éducateur référent était de travailler avec elle sur son histoire personnelle et

son positionnement parental, tandis que la MECS s’occuperait d’aborder les aspects de

l’organisation matérielle touchant à la prise en charge quotidienne des enfants. Or tant à leur

égard qu’au nôtre, Mme B. a semblé faire preuve d’attitudes de fuite et de passivité.

Lorsque nous avons voulu œuvrer au traitement et à l’aménagement du domicile, elle n’était

pas chez elle aux rendez-vous prévus. Lorsque nous l’avons revue au bureau, elle nous a dit

qu’elle n’aimait pas son appartement, et était à présent installée chez des amies à 10 km de

Caen, où elle revoyait de temps en temps le père de Laura et de Marc. Elle n’est pas venue au

rendez-vous suivant, nous ne parvenions plus à la joindre sur son téléphone portable, et elle

n’avait pas rappelé suite aux messages que nous lui avions laissés. Mon stage s’est terminé en

mars, je ne l’ai pas revue.

Page 14: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

14

II) DE QUOI PARLE-T-ON ?

1) Soulèvement d’une armée de questions, assailli par la confusion

Nous avons appris par la suite que les enfants n’avaient pas de lit au domicile, Sandrine et

Laura dormant sur le canapé, et Marc avec sa mère dans son lit. J’étais allée rencontrer Mme

B. et ses enfants chez eux mais n’avais vu que le séjour, qui m’avait paru assez bien tenu et

correct. Je n’avais pas sur le moment pris le soin de me poser la question de la chambre et du

couchage des enfants, elle m’est rétrospectivement apparue comme une question

incontournable. Cela m’a montré combien il importe d’apprendre à se poser les bonnes

questions, pour pouvoir les aborder avec les familles.

Cette difficulté se pose face au foisonnement d’informations : lesquelles est-il pertinent de

privilégier, et comment les ordonner ? Nous savons que deux témoins d’une même scène en

feront des descriptions différentes, les mêmes détails n’ayant pas retenu leur attention.

Ces informations au caractère parcellaire et relatif président à la construction d’une

interprétation générale du sens de la scène observée qui s’avère nécessairement subjective.

Cela peut expliquer en partie le décalage entre certains rapports écrits par d’autres équipes de

professionnels (IOE ou autres), et ce que nous-mêmes percevons de la situation de la famille :

le rapport écrit se fait l’écho de la situation indépendamment de nous, mais aussi de la qualité

de la relation qui s’est nouée entre usager(s) et professionnel(s).

« L’objet observé n’est donc pas neutre, l’observateur, selon son état sensoriel ou

neurologique, selon la structure de son inconscient, sélectionne certaines informations à partir

desquelles il crée une représentation qu’il nomme « évidence ». Mais l’évidence n’est pas

évidente. » 1

De plus, la perception est indissociable de l’action. Ainsi la tique n’est-elle stimulée que par

une seule information sensorielle à laquelle elle réagit aussitôt : en sentant de l’acide butyrique

elle saute de la branche et s’accroche au chien. Sachant que le schéma est réducteur et que nous

ne réagirons pas tous pareillement, quels stimuli en AEMO, pour quelles réactions ?

Quelles théories peuvent nous permettre de relier les informations entre elles afin de les

rendre significatives ? Faire du déferlement de l’évènement une accumulation de données

brutes n’a pas de sens : « On fait la science avec des faits, comme une maison avec des pierres,

mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de cailloux n’est une

maison.» 2

La tentation qui guette toute démarche de construction théorique est d’écarter les faits qui ne

confirment pas l’hypothèse préétablie et préférée, tandis que ceux qui la confortent seront

tenacement mis en avant. Peut-on être objectif, ou au moins avoir le recul suffisant, a fortiori

en des circonstances impliquant nos représentations et nos affects ?

La question de la fin du placement, censée intervenir à la veille des vacances scolaires d’été

et avoir été préparée, se pose avec acuité dans une atmosphère de doutes, de confusion et

d’indécidabilité. Le risque pour l’intervenant est d’être englué dans l’immobilisme ou entraîné

dans l’activisme : faut-il insister pour voir Mme B. par tous les moyens possibles, afin de

1 Boris CYRULNIK, « Sous le signe du lien. Une histoire naturelle de l’attachement ». Hachette, 1989, p.14 2 Henri POINCARE, 1908

Page 15: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

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travailler sur son histoire et préparer le retour des enfants ? Faut-il attendre qu’elle nous

recontacte et nous donne de ses nouvelles ? Mais que dire et faire pour les enfants en

attendant ? Doit-on se centrer avec leur mère sur un travail de réflexion concernant le passé ou

le présent, ou s’agit-il de l’aider à faire du lien entre les deux ? Comment qualifier le danger

pour chacun des trois enfants, et savoir quelles conséquences il convient d’en tirer ?

Leur situation au domicile maternel ne compromet-elle pas gravement leur développement ?

Leur mère est-elle une figure d’attachement en mesure de servir d’ancrage à leur construction

psychique, identitaire et sociale ? En ont-ils d’autres ?

Face au désarroi, à la faiblesse de l’enfant, nous risquons d’avoir des réactions trop rapides,

insuffisamment réfléchies. Sous la pression de la situation de danger, sous celle du mandataire

de la mesure et des autres intervenants, nous risquons de déraper dans une escalade d’actes

réactifs visant une suppression normalisatrice du symptôme, sans vue globale des réelles

implications de la situation. L’écueil réside alors en des préconisations censées s’appliquer aux

personnes de l’extérieur, et qui s’avèrent contre-productives.

L’intervention éducative vise à accompagner des personnes dans la construction d’un sens à

leur vécu, de sorte qu’elles parviennent à en orienter favorablement le cours. Travailler avec

des familles pour leur imposer des décisions qui leur semblent incompréhensibles et rajouter à

leurs difficultés ne me paraît pas envisageable, nous sommes là pour les aider à organiser elles-

mêmes leurs vies, pas pour les malmener encore plus !

Or rien n’est parfois plus sujet à caution que la bonne volonté d’aider l’autre. Savons-nous ce

qui est bon pour lui, et allons-nous tenter de le lui imposer ? Quelles embûches nous faut-il

prudemment éviter pour un être un éducateur capable, conformément à l’étymologie du mot,

de conduire (du latin ducere) une mesure de protection pour un enfant ? Et une trentaine à la

fois ? Il est des cas où l’enfant n’est pas même rencontré une fois par mois. « L’AEMO est le

plus souvent citée comme seule mesure de prévention au placement. Or, sachant qu’un

éducateur a en charge en moyenne 35 mesures, et que l’on compte raisonnablement sur un

partage de son temps de travail entre 1/3 de travail dans les familles, 1/3 de déplacements et

1/3 de travaux administratifs, on ne peut que s’interroger sur la possibilité de faire évoluer

une situation familiale en intervenant aussi peu de temps auprès des parents et des enfant. »1

Quelle logique est à l’œuvre ? La loi du 2 janvier 2002 pose que l’usager doit être au cœur du

dispositif. La démarche n’est donc pas de définir les problématiques sous l’angle des réponses

déjà existantes : « La mesure prise tant par l’inspecteur de l’aide sociale à l'enfance que par le

juge des enfants dépend beaucoup plus souvent de l’offre existante en matière de mesure

éducative que des besoins, précisément évalués, de la famille et de l’enfant. »2

D’après Alain VILBROD, ce qui caractérise le terrain de l’éducation spécialisée tel qu’il

s’est progressivement laïcisé, puis professionnalisé à partir des années 1940, c’est la souplesse,

le pragmatisme et l’opportunisme. Il a été traversé par des conflits internes et des rivalités entre

les différents corps disciplinaires concernés par l’enfance inadaptée. Les enjeux de pouvoir

sont passés par la volonté de présider à la catégorisation des publics.

1 Rapport NAVES-CATHALA, « Accueils provisoires et placements d'enfants et d'adolescents : des

décisions qui mettent à l'épreuve le système français de protection de l'enfance et de la famille. »

IGAS/IGSJ, juin 2000. p.42 2 Rapport ROMEO, « L'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la protection

de l'enfance, » octobre 2001, p.40

Page 16: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

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[Catégoriser signifie, à l’origine : « accuser publiquement »]. Les étiquettes collées sur les

usagers contribuaient à légitimer davantage tel ou tel type d’intervention. Posséder les clés de

cette classification revenait à pouvoir construire des établissements et services, censés

répondre aux inadaptations pointées.

Ce champ est marqué par des initiatives privées aux intentions plus ou moins avouables.

Sous couvert de charité chrétienne et de bienfaisance bourgeoise, il s’est aussi agi d’acheter sa

place au paradis, de contrôler, de neutraliser tout risque de révolte (cas des initiatives de

patronage). Ce sont des bâtiments chargés d’histoire qui ont été repris par des laïcs pour créer

les nouvelles institutions, notamment des magistrats à l’initiative d’associations humanistes.

Est alors arrivée l’ère technicienne qui a concilié soif de pouvoir, valeurs morales et prestige

de la science. Les psychiatres, psychologues et rééducateurs sont alors venus occuper

le terrain, apportant leur caution scientifique au secteur privé en train de se constituer.

Jadis fondée sur la transcendance divine, à partir du XXème S., la légitimité de la décision

s’étaye sur les expertises scientifiques qui viennent en appui au juge. « En matière de

protection de la jeunesse, se met en place un « système expert » qui voit le juge de la jeunesse

décider en prenant appui moins sur la loi que sur des instances médico-psychologiques. »1

« Le corps professionnel dont la définition fait loi assoit de fait ses spécificités, ses

compétences, sa place dans les filières de prise en charge ». 2 Ceci, sur environ un million de

personnes (dont 800 000 enfants).

L’AEMO évalue des situations familiales et propose des pistes d’intervention et des

indications au mandataire de la mesure (le plus souvent Juge des Enfants), ce dernier ayant à

faire l’interprétation décisive des données qui lui sont transmises. Des magistrats prennent

appui sur nos rapports pour prendre des décisions qu’ils ont le pouvoir d’imposer aux familles.

Nous avons un pouvoir d’influence. Qu’en est-il de cette responsabilité ?

2) Quelle réalité à connaître, et comment ?

Avant d’agir, il faut prendre une décision. Ni précipitation, ni procrastination, car il est aussi

des cas où le temps joue en défaveur de l’enfant. Les décisions importantes telles que le

signalement ou la demande de placement d’un enfant ne se prennent jamais seul, elles font

toujours intervenir l’équipe pluridisciplinaire. De quels outils se dote-t-elle pour décider ?

A quoi tient sa légitimité ? L’équipe rencontre des dizaines et des dizaines, des centaines de

situations chaque fois singulières et très complexes, pour lesquelles il n’existe aucune recette

préétablie, pas de loi mécanique ni d’équation qui serait valable dans tous les cas. Dans ce

domaine touchant aux relations humaines, entre enfants et parents, familles et professionnels,

et professionnels entre eux, la certitude n’est pas de mise.

« (…) il n’y a pas de normes pour déterminer mes jugements de manière infaillible, pas de

règles générales pour subsumer les cas particuliers avec quelque degré de certitude. » 3

Aristote a distingué différentes formes de connaissance et degrés de vérité, selon diverses

méthodes qui s’adaptent à leur objet.

1 Yves CARTUYVELS : « Intervention en réseau et gestion des risques : les paradoxes de

la (dé)responsabilisation. » Revue Temps d’arrêt, Yapaka, Bruxelles, Mai 2005, p.25 2 Alain VILBROD, « Devenir éducateur une affaire de famille », L’Harmattan, 1995, p.19

3 Hannah ARENDT, citée par Françoise COLLIN, « Une décision est prise », Revue temps d’arrêt, mai 2005.

Page 17: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

17

« Il est d'un homme cultivé de ne chercher l'exactitude pour chaque genre de choses que dans

la mesure où la nature du sujet le permet. Il serait aussi déraisonnable d‘exiger d'un

mathématicien des arguments persuasifs que d'un orateur des démonstrations exactes »1

Selon cette idée, il n’est pas possible de connaître de la même manière une formule

géométrique, un moteur de voiture et un bébé. Si la formule géométrique a quelque espoir de

s’avérer définitivement vraie, si le mécanicien peut être assez sûr de l’origine de la panne et de

la pertinence de sa réparation, dans le domaine de l’attachement et des relations humaines il

convient d’être humble et prudent. Nous sommes dans le champ de la contingence et du

probable, où nous prenons nos décisions à la boussole de l’ « ut in pluribus » (ce qui nous

paraît se produire le plus souvent), fondée sur notre expérience et par ouïe dire.

Les équations mathématiques ne permettent pas de résoudre les problèmes sociaux, et de

prendre des décisions éthiques et politiques. La rhétorique semble plus appropriée, en tant que

méthode dialogique de connaissance vraisemblable, qui vise le bien vivre ensemble.

L’action au sens aristotélicien de praxis est agir dans le champ du probable.

Ainsi, « (…) une piste se mûrit dans la confrontation diagonale avec les autres. (…)

le dialogue pluriel, la confrontation des opinions, est le lieu d’accouchement de la vérité. »

« Le jugement n’est pas une conclusion mais une action. La décision excède toujours le donné.

Elle fait évènement. (…) Elle trace une route. La décision a rapport avec ce qui n’existe pas, et

qu’elle engage. Elle est un pari et un faire être. »2

Ce que dit Michel MEYER, philosophe éthique et problématologue, peut se rapporter à nos

réunions : « (…) l'interrogativité est l'expression de ce qui divise et sépare les interlocuteurs,

comme une seule réponse est ce qui les rassemble. Ils auront alors une conviction commune,

comme on dit généralement. Dès lors, la rhétorique est la négociation de la distance entre les

sujets à propos d'une question. Ce sont les problèmes qui séparent les hommes, mais aussi ce

qui fait qu'ils se groupent pour pouvoir (mieux) les résoudre. La rhétorique rejoint ainsi la

science politique. » 3

A condition que le dialogue soit ouvert et accepte de supporter les contradictions, les échanges

sont riches, une situation abordée en évoquant d’autres. Cette solide expérience

pluridisciplinaire permet d’éclairer de multiples aspects dans l’analyse des situations.

Ni individus ni groupes ne peuvent prétendre à un regard objectif, et pour avoir quelque

caution, le travail à plusieurs doit respecter une méthodologie déontologique. L’histoire nous a

montré qu’une nation entière pouvait sombrer dans la dictature du même et le terrorisme de

l’autre, par exemple les Aryens persécutant les Juifs, nous pouvons donc être nombreux à

participer à une décision sans pour autant que celle-ci soit juste.

La dimension épistémologique se conjugue à une exigence éthique, ce que retraduit Heinz

Von FOERSTER en distinguant morale et éthique :

« Ce changement épistémologique devient flagrant si l’on se considère d’abord comme

un observateur extérieur qui regarde le monde qui va ; puis dans un second temps

si l’on se considère comme participant actif dans le drame de l’interaction mutuelle,

du jeu de prendre-et-de-donner dans la circularité des relations humaines. Dans le premier

cas, grâce à mon indépendance, je peux dire aux autres comment ils doivent penser et agir :

"tu feras…", "tu ne feras point…" : c’est l’origine des codes moraux.

1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque (I, 1)

2 Françoise COLLIN, op.cit. p. 55 et 56

3 Michel MEYER, Problématologie et argumentation ou la philosophie à la rencontre du langage

Page 18: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

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Dans le deuxième cas, en raison de mon interdépendance, je peux seulement me dire à moi-

même comment penser et agir : "je ferai…", "ne ferai pas…" : c’est l’origine de l’éthique.»1

Selon Giambattista VICO2 (1668-1744) : « La vérité humaine est ce que l’homme connaît en la

construisant ».

Nous sélectionnons des informations et les articulons de manière à les rendre significatives

pour nous, le mandataire de la mesure, l’enfant et les parents concernés, et avec les autres

professionnels : nous avons besoin de chacun d’eux et de tous, pour construire une

compréhension et des interventions adaptées à la situation qui puissent faire mutuellement

sens. Sans cela, comment éviter le détournement pervers de l’arbitraire du référent de la

mesure, se prenant lui-même pour la référence à l’aune de laquelle mesurer la situation ?

Selon le rapport ROMEO sur « L'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans

le cadre de la protection de l'enfance » « Tout semble se passer, en réalité, comme si ces deux

univers, celui de la famille et celui des professionnels de la protection de l'enfance, étaient

deux hémisphères que sépare plus qu'il ne les rapproche l'enfant, acteur autant qu'enjeu de

leur rivalité plutôt que de leur coopération. (…). Advienne la séparation de l'enfant avec sa

famille et le champ de la protection de l'enfance peut même se transformer en cercle vicieux de

la maltraitance: la maltraitance familiale subie par l'enfant se doublant parfois, à l'intérieur

même du dispositif cette fois, d'une négligence voire d'une maltraitance institutionnelle subie

ou agie, en tout cas vécue par les enfants, les parents et les professionnels eux-mêmes, tous

victimes d'une violence autant réelle que symbolique ». 3

« Aussi veut-on entendre la parentalité au pluriel, et non comme un modèle imposé par les

professionnels, dans un esprit de co-construction, avec ces enfants les plus fragiles et avec

leurs familles, pour que les enfants ne soient pas obligés de cliver entre leurs mondes

d'appartenance, car : les enfants les plus fragiles ont besoin de leurs parents et des

professionnels, et non des uns ou des autres ».4

On ne travaille pas seulement pour les personnes, mais aussi avec elles, et les parents sont

nos plus importants partenaires. Cela demande une clarification des attentes et engagements,

la reconnaissance des compétences de chacun, et le respect des façons de voir et de vivre de

chaque famille. Je m’intéresserai donc aussi à la manière subjective dont les personnes, enfants

et parents, peuvent vivre la mesure d’aide éducative, sans quoi il semble périlleux de vouloir

faire évoluer les situations.

Dans la situation évoquée, l’orientation de travail initialement choisie ne s’avère pas ou plus

pertinente, Mme B. ne collaborant plus afin de bénéficier de l’aide que nous lui proposons.

Pourtant, elle nous a dit qu’elle était d’accord avec cette définition de la situation et

demandeuse de cette aide, tout en nous montrant le contraire à travers ses comportements.

1 Heinz VON FOERSTER: « Ethique et cybernétique de second ordre », in Stratégie de la thérapie brève,

WATZLAWICK, NARDONE, Paris, Seuil, 2000 (p.74) 2 Philosophe pouvant être considéré comme le premier constructiviste, il a forgé le concept d’ingenium.

3 Rapport ROMEO, « L'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la protection

de l'enfance, » octobre 2001 p.13 4 Ibid. p.23

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Peut-être est-ce parce qu’elle a du mal à exprimer ce qu’elle pense et éprouve, et avons-nous à

l’y aider ? Devons-nous nous baser sur ses paroles : « Je veux que vous m’aidiez à poser

mon autorité auprès des enfants » ? Qu’entend-elle par là ?

Lors du dernier entretien où j’ai vu Mme B. avec l’éducateur référent au bureau, elle nous a

fait part de son désir d’avoir une vie conjugale ; elle avait retrouvé quelqu’un en août dernier,

mais cela n’avait pas marché « à cause des enfants qui étaient trop durs ». Je l’ai entendue

dire : « si je n’arrive pas à poser mon autorité sur les enfants ce sera trop difficile, je tiendrai un

an et puis je ne pourrai plus, alors je disparaîtrai. Je ne parle pas de mourir, mais je les laisserai

à l’école et n’irai pas les chercher. » J’ai été frappée par ces paroles, et je me suis demandée si

j’avais bien entendu, car l’éducateur référent ne les a pas relevées, et m’a dit ensuite n’avoir

pour sa part rien entendu de tel. De plus, Mme B. parlait très rapidement, ayant tendance à

« partir de tous côtés dans la discussion » et être difficile à suivre.

D’autres propos de Mme B. nous ont amené à penser qu’elle attendait peut-être de la MECS

qu’elle redresse les enfants et les rende sages : « Il faut trouver une solution pour qu’ils

m’écoutent complètement ». Un décalage important existait entre ce qu’elle nous décrivait du

comportement des enfants en sa présence (agités, désobéissants, grossiers), et ce qu’en disaient

les professionnels de la MECS. Elle se rendait peut-être compte que ce placement n’avait pas

l’effet escompté, les enfants lui posant toujours autant de problèmes.

Dans la mesure où des parents sont en difficulté pour percevoir les besoins de leur enfant, en

nous basant sur leurs demandes, ne risquons-nous pas d’aller à l’encontre de son intérêt ?

La loi du 2 janvier 2004 relative à l'accueil et à la protection de l'enfance précise que le Juge

des Enfants « doit toujours s'efforcer de recueillir l'adhésion de la famille à la mesure

envisagée et se prononcer en stricte considération de l'intérêt de l'enfant. » S’il peut aussi

imposer ses décisions en passant outre l’éventuel désaccord des parents, c’est bien que la

famille est considérée comme n’allant pas toujours dans le sens de l’intérêt de l’enfant. Ainsi,

en montrant trop d’empathie à l’égard des parents, nous risquons d’être aveuglés quant à

l’intérêt de l’enfant. L’équilibre est difficile à tenir : être suffisamment présents et à l’écoute

des parents, sans perdre de vue la protection due à leur enfant. Il existe un risque important de

se faire accaparer par le discours du parent, qui ne tient justement pas compte de celui de

l’enfant. On peut par exemple vouloir éviter à tout prix le conflit ou la rupture qu’un

signalement provoquerait entre les parents et le service, vouloir à tout prix maintenir leur

enfant auprès d’eux. Un risque similaire serait de dramatiser la situation, pour finir à coups

sûrs par la rendre véritablement dramatique. Ainsi cet accompagnement doit s’entourer de la

connaissance de ces phénomènes, et des garanties qu’apporte le travail d’équipe.

Il s’agit de dresser un portait de la situation en faisant ressortir ses traits problématiques pour

discerner les enjeux de la protection des enfants, ceci afin de permettre une prise de décision.

Si une évaluation de la situation de l’enfant nous revient, et sous-entend des choix de notre part

quant aux éléments significatifs, la décision finale ne nous appartient pas. Du ressort de qui

est-elle donc ? Est-ce à Mme B., à l’initiative de ce placement administratif, de se prononcer

sur son terme ou sa reconduction ? Est-ce au Juge des Enfants, positionné comme ultime

décideur de l’intérêt des enfants dans le cadre de la mesure d’AEMO judiciaire ? Les enfants

sont-ils en danger, en risque de danger ? Sont-ils maltraités ?

Page 20: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

20

3) Indifférence, contagion ou empathie ?

La maltraitance, néologisme apparu dans les années 1980, désigne des réalités difficiles à

saisir, en ce qu’elles génèrent du doute, de la confusion et du déni. Sans cela, comment

comprendre qu’elles aient été ignorées si longtemps ? Pendant des décennies, les médecins ont

cru que les hématomes sous-duraux survenaient spontanément chez les enfants, jusqu’à ce que

le professeur SILVERMAN, radiologue et pédiatre américain, mette en évidence, en 1953, les

multiples fractures dues à la violence physique des adultes. De même, pendant des décennies à

la suite de Freud, des psychanalystes n’ont pas cru ce que leurs patientes victimes d’inceste

tentaient de leur révéler, considérant qu’il ne s’agissait-là que de fantasmes œdipiens.

Comment rendre compte de telles réactions chez des professionnels ? Elles peuvent être

comprises comme des tentatives de se protéger de réalités ressenties comme trop affreuses et

insoutenables. Peut-être nous renvoient-elles à notre propre enfance, quand nous étions

complètement démunis et livrés à nos parents géants, à cette terreur d’être tué par le père et

abandonné par la mère dont parle FERENCZI1 ? Face à des situations de maltraitance, un écho

subjectif se fait jour en chacun de nous. Comment éviter qu’il ne déclenche, sous la pression

d’émotions fortes, des passages à l’acte en miroir de la part des professionnels ?

Nous avons tous été démunis, l’enfant (du latin infans, ne parlant pas) humain appartenant à

une espèce qui demande du temps pour se développer et atteindre l’âge adulte. De plus, nous

sommes des êtres de relation et avons besoin les uns des autres. Si la détresse de l’enfant nous

touche, c’est parce que nous avons la capacité de nous identifier à l’autre, à l’enfant ou au

bébé, et puisons dans nos propres expériences pour répondre à ce que nous ressentons de ses

besoins. Ce même ressort est à la base du dispositif de la protection de l’enfance et de toute vie

psychique et sociale.

Les émotions émanent de notre paléo cortex. On distingue communément 6 émotions de

base: peur, joie, colère, dégoût, tristesse et surprise, qui seraient reconnues par-delà les

différences culturelles. Elles suscitent une mobilisation énergétique de l’organisme, des

réponses motrices spécifiques et des sensations physiques. La peur, par exemple, déclenche un

afflux sanguin important vers les muscles des jambes, qui nous prépare automatiquement à

pouvoir nous enfuir. La surprise s’accompagne d’un élargissement du champ visuel. On parle

encore de « sauter de joie ». L’affect est capacité d’agir, selon Spinoza2. Les émotions jouent

un grand rôle dans les mécanismes de survie chez l’humain. Nos réactions viscérales suivent

un chemin du cerveau très rapide et court, afin de mobiliser nos ressources au plus vite.

Mais encore, ces émotions peuvent devenir conscientes, en empruntant une autre voie qui

passe par le néocortex (siège du langage et de l’abstraction, dont les réactions ne sont pas

soumises à l’automatisme). Elles se muent alors en sentiments et en pensées.

La difficulté à traiter nos émotions par la pensée est sans doute à l’œuvre dans les passions.

C’est le cas pour l’anxiété, qui est la perception d’un malaise sans identification des facteurs

présidant à son déclenchement.

Les émotions peuvent perturber gravement la vie psychique. « Le langage le dit bien : « la

colère m’a mis hors de moi, m’a fait sortie de mes gonds » (…) Toutes ces phrases courantes

montrent avec quelle facilité un affect ébranle la conscience du moi. Ces perturbations par les

affects ne surviennent pas, hélas, que par accès (…) des pans entiers de notre nature peuvent

s’effondrer dans l’inconscient et disparaître de la surface de la conscience (….)

1 Cf. citation p.39 de ce mémoire

2 Baruch SPINOZA, Éthique (Traduction de Boulainvilliers) Paris : A. Colin, 1907.

Page 21: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

21

Les perturbations suscitées par les affects sont appelés en langage technique des phénomènes

de dissociation (et états schizoïdes). Au cours des conflits psychiques apparaissent des failles

de cette nature (…) on distingue la prétendue perte de l’âme et la possession. Toutes deux sont

des signes de dissociation. Dans le premier cas le primitif dit qu’une âme l’a quitté, a émigré,

dans le deuxième, qu’une âme, à son grand désagrément, a immigré en lui. »1

« La contagion affective, encore appelée communication instantanée, est ce processus humain

général par lequel les émotions se propagent et se partagent. Il suffit qu’un autre humain dont

nous nous sentons suffisamment proche et parfois même un animal, montre une émotion pour

que nous en éprouvions quelque chose ; seuls les êtres que nous sentons radicalement "autres"

échouent à nous faire partager leurs émotions. Ce processus de contagion affective a ceci de

particulier qu’il n’autorise a priori aucune distinction entre moi et l’autre : impossible de

savoir si l’émotion que j’éprouve et que, éventuellement je vois éprouver, est venue de lui ou

de moi. »2

Le traitement de nos émotions par notre « néocortex » les fait devenir plus conscientes,

moins menaçantes pour notre équilibre et notre unité psychique, et mieux régulées. Dans les

émotions qui nous sont communiquées par d’autres, une métabolisation s’impose aussi, qui

permette de faire la part entre soi et non-soi. En côtoyant des gens qui délirent, ne risque-t-on

pas de délirer avec eux ? Les techniques d’imagerie cérébrale ont mis en évidence des

phénomènes de contagion motrice : lorsqu’on regarde une personne exécuter des mouvements

(par exemple à un spectacle de danse), pour les percevoir et nous les représenter, nous

mobilisons les mêmes régions du cerveau que si nous étions en train de les effectuer nous-

mêmes. Si le circuit passe par le lobe frontal, il y a inhibition : ce sont les gestes de l’autre que

nous observons. Dans les cas d’échopraxies et d’écholalies (reprises en écho des gestes ou des

paroles de l’autre), c’est ce dernier détour par le lobe frontal qui ferait défaut.

La perception est donc « simulation interne de l’action ». Nous sommes en quelque sorte

« spect-acteurs » de ce qui se passe autour de nous, indirectement acteurs des actions des

autres, celles-ci se déroulant en parallèle sur une autre scène interne. Cela est possible grâce

aux « neurones miroirs », découverts en 1996 par RIZZOLLATTI et GALLESE3 comme

corollaire neurophysiologique de la théorie de l’esprit. Ces « miroirs internes » interviennent

dans la communication gestuelle, ils concernent la dimension analogique de la communication.

Le système des neurones miroirs comprend notamment l’aire de Broca, il pourrait être

impliqué dans l’apparition et l’évolution du langage.

A peine nés, nous dépendons déjà de cette capacité de nos parents à (s’) identifier (à) nos

besoins. Cette faculté à inférer des états émotionnels et mentaux d’autrui joue un rôle fondateur

de notre humanité : la compréhension des comportements, l’anticipation de la suite des actions

d’autrui, l’empathie, sont indispensable à la cohabitation et à la socialisation. L’intervention du

lobe frontal nous donne de rattacher nos propres émotions à ce qui les a provoquées, et de

resituer les émotions que l’on éprouve par contagion comme appartenant à l’autre. Alors nous

pouvons écouter quelqu’un qui délire sans délirer, et rassurer quelqu’un qui a peur, le consoler

s’il est triste, rester calme quand il est en colère, etc. Cela demande toutefois d’accepter un

partage d’émotions.

1 C.G JUNG. « L’homme à la découverte de son âme », Paris : Payot, 1962.

2 Jean-Paul GAILLARD et Yveline REY : « Entristement et contagion affective », tiré de leur article

« Deuil et thérapie familiale, quels objets flottants ? ». In Thérapie familiale, vol. 22, 2001, pages 251 à 268. 3 Les neurones miroirs, G. RIZZOLATTI et V. GALLESE, Pour la science, Janvier 2007, p 44-49

Page 22: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

22

« La fameuse "distance" que les vieux praticiens recommandent aux jeunes est le mécanisme

de défense le plus usité pour opposer une barrière à la contagion affective, tandis que

l’empathie qui sous-tend toute affiliation, en est un usage professionnel très intégratif. »1

« (…) l’empathie est une simulation mentale de la subjectivité d’autrui fondée sur notre

capacité à reconnaître qu’autrui est semblable à soi mais sans confusion entre soi-même et

l’autre. (…) Deux composants interviennent pour créer l’empathie : d’une part, un composant

de résonance motrice dont le déclenchement est le plus souvent automatique et non

intentionnel (inconscient) ; d’autre part la prise de perspective subjective de l’autre qui est

plus contrôlée et intentionnelle. »2

S’identifier à l’autre tout en s’en distinguant est une capacité mise en péril dans les

phénomènes de contagion. Elle nécessite d’être développée, afin d’accéder à une empathie

constructive de soi et de l’autre. La faculté de différencier les diverses émotions, en termes de

réactions spécifiques automatiquement associées, est déjà présente chez le bébé.

Tandis que celle de reconnaître, nommer, réfléchir nos divers sentiments et élaborer nos

pensées ne vient que plus tard, l’éducation jouant là un grand rôle. L’éducateur doit avoir la

capacité de s’identifier à l’autre tout en métabolisant les émotions qu’il lui transmet. Il a à faire

preuve d’empathie en tout 1er lieu à l’égard de l’enfant, mais aussi de ses parents, cet équilibre

étant parfois difficile à tenir. Lorsque l’enfant souffre des inadéquations de ses parents, que le

travail avec ceux-ci ne permet pas de prise de conscience et d’avancées, nous devons en

prendre acte, tout en parvenant à conserver un positionnement à la fois suffisamment proche et

distancié, respectueux de chacun.

III) LA MALTRAITANCE

1) Quelles représentations possibles en AEMO ?

L’AEMO se fonde sur les termes de l’article 375 du Code Civil, mais la loi ne précise pas ce

que sont la santé, la sécurité, la moralité de l’enfant, les conditions de son éducation ou de son

développement physique, affectif, intellectuel et social.

Dans la réalité éducative, le danger équivaut à la maltraitance, effective ou risquant de l’être.

Pour s’entendre sur ce que signifie ce mot, qui recouvre des situations individuelles très

diverses, je propose ici cette définition donnée par l’ODAS (Observatoire National de

l’Action Sociale Décentralisée) : « L’enfant maltraité est celui qui est victime de violences

physiques, cruauté mentale, abus sexuels, négligences lourdes ayant des conséquences graves

sur son développement physique et psychologique. La cruauté mentale consiste en l’exposition

répétée d’un enfant à des situations dont l’impact dépasse les capacités d’intégration

psychologique : humiliations verbales et non verbales répétées, marginalisation excessive,

dévalorisation systématique, exigences excessives et disproportionnées avec l’âge de l’enfant,

consignes et injonctions éducatives contradictoires ou impossibles à respecter. » 3

1 Jean-Paul GAILLARD et Yveline REY, « Deuil et thérapie familiale, quels objets flottants ? »

2 Jean DECETY, L’empathie, une spécificité humaine, Université européenne d’été 2003

3 Guide méthodologique de l’ODAS, 1994

Page 23: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

23

Ce sont là des formes imbriquées entre elles, la réalité étant toujours plus nuancée que nos

concepts, malgré nos efforts d’explicitation. Selon Hart et Brassard1, la maltraitance

psychologique à elle seule se décline de 6 manières différentes : le rejet, le dénigrement, le

terrorisme (menaces, exigences disproportionnées,…), l’isolement/confinement, l’indifférence

et la corruption. Ces différentes formes de maltraitance se présentent rarement de manière

isolée, une maltraitance psychologique étant presque toujours associée aux autres.

Cette définition « en creux » peut être complétée par une idée « en plein », telle que celle

donnée par la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’Enfant (CIDE) « l’enfant pour

l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, doit grandir dans le milieu familial, dans un

climat de bonheur, d’amour et de compréhension. »

Serait-il question d’enfants maltraités, de parents maltraitants, et que désigne ce vocable au

juste ? Il a été ôté des textes législatifs par la loi du 5 mars 2007 et remplacé par les termes de

« danger avéré » et de « risque de danger ». Cela permet de qualifier les situations plutôt que

les personnes, quoiqu’il suffise de parler de situations ou d’actes de maltraitance pour souscrire

à cette nuance. Cela permet d’« envisager, plus encore d’intégrer, la possibilité d’évolution et

de changement. Personne ne peut être réduit à la seule identité de « parent maltraitant », mais

devrait plutôt être considéré comme un parent avec ses personnalité et histoire singulières qui

à un moment donné dans un contexte donné a commis des actes de maltraitance. »2

La même prudence s’impose à l’égard des enfants, avant d’être victimes, ils sont des sujets

en plein développement. Le choix des mots a son importance, il retraduit nos attitudes à l’égard

des personnes, et la place que nous allons, en tant qu’agents du monde social, leur attribuer

dans notre parole et nos écrits. En cela, la parole est précisément « une action proprement

politique », qui a une efficacité symbolique au sens où l’entend Pierre BOURDIEU.

Elle « vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales, graphiques ou

théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la

représentation que s’en font les agents.» « Toute théorie, le mot est dit, est un programme de

perception ; mais cela n’est jamais aussi vrai que pour les théories du monde social. »3

« Instituer, assigner une essence, une compétence, c’est imposer un droit d’être qui est un

devoir être. C’est signifier à quelqu’un ce qu’il en est de lui et lui signifier qu’il a à se

conduire en conséquence. (…) Ainsi l’acte d’institution est un acte de communication mais

d’une espèce particulière : il signifie à quelqu’un son identité, mais au sens à la fois où il la lui

exprime et la lui impose en l’exprimant à la face de tous.»4

Une des manières d’assoir son pouvoir en nommant le monde social, d’assigner des

personnes à des places qui permettent de se situer à d’autres, consiste à invoquer des

différences socio-culturelles en sous-entendant qu’elles sont fondées par nature. Ainsi de

la détection très précoce des « troubles comportementaux » chez l’enfant, proposée par

l’INSERM fin 2005 : « des traits de caractère tels que la froideur affective, la tendance à la

manipulation, le cynisme » y sont des signes censés augurer, avant même l’âge de 3 ans, d’une

carrière de délinquant, en vertu d’une obscure notion « d’héritabilité du trouble des

conduites ».

1 Cité par Francis ALFÖLDI « L’évaluation en protection de l’enfance. Théorie et méthode » Dunod, 1999. 2 Loïc CORCHUAN, « Les niveaux de réalité impliqués dans l’acte de maltraitance »

in Thérapie familiale, Genève, 2004, vol.25, n°1 3 Pierre BOURDIEU, « Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques »,

Fayard, 1982, p.149-150 4 P. BOURDIEU, ibid. p. 125-126

Page 24: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

24

Selon Alfred KORZYBSKI, il s’agit de « prendre conscience (…) de l’immense pouvoir

qu’exerce sur nous la langue, dont la structure s’impose inconsciemment et canalise

automatiquement notre évaluation du monde et de nous-mêmes. »1

L’invocation de quelque concept généraliste, dont la pertinence n’est étayée par aucun

phénomène clairement identifiable, conduit aux mêmes dérives : « (…) dans un rapport de

l’an 2000 concernant la famille étudiée, une assistante sociale écrit de D. : « Il a un passé

d’enfant maltraité. », alors qu’aucun des éléments objectifs relevés dans les différents dossiers

le concernant, ni aucun des critères de danger retenus dans les décisions judiciaires

antérieures ne permet de confirmer, ni même de supposer cette maltraitance. Il est par ailleurs

difficile de savoir si une telle allégation relève d’une déclaration faite par l’intéressé auprès

de l’assistante sociale lors d’un entretien individuel ou d’une déduction subjective, consciente

ou inconsciente, tendant à soutenir la démarche de signalement en la légitimant. En toute

hypothèse, cet élément devient, ainsi posé, un argument de poids dans la construction du

signalement car il peut renvoyer implicitement à d’autres représentations du type « les enfants

maltraités deviennent des parents maltraitants ». Néanmoins, de telles représentations ne sont

jamais explicitées, les similitudes existant entre les générations non plus. » 2

Le mot maltraitance a probablement été banni du vocabulaire du législateur en ce qu’il sous-

entend un jugement à la connotation morale appuyée (« mal »), afin de pouvoir appréhender

les situations abstraction faite d’une dimension trop subjective. Ce mot, qui comme celui

d’inceste, ne se trouve ni dans le code civil, ni dans le code pénal, n’en recouvre pas moins des

réalités vécues. L’éducateur n’est ni avocat qui plaide en faveur de l’un plutôt que de l’autre,

ni juge en position d’extériorité ayant à trancher les différends en référence à la lettre de la loi :

il travaille dans le cadre de cette loi, avec les réalités vécues des personnes qu’il accompagne et

avec la sienne. Il se base sur les attendus du mandat, administratif ou judiciaire qui définissent

la problématique soumise à évaluation et les objectifs de l’intervention.

Mais force est de constater que les frontières entre ces deux voies ne sont pas toujours nettes.

Dans les termes de la loi, l’appellation « AEMO » est réservée aux actions mises en place dans

le cadre judiciaire. Or chez les professionnels qui mettent en œuvre ces mesures éducatives,

il est également employé dans un sens plus général, englobant aussi les mesures

administratives.

Il est intéressant de remarquer que ce même cas de figure se répète quant il s’agit de distinguer

les types d’écrits alertant une institution de la situation d’un mineur. Dans la loi du 5 mars

2007, ceux qui reviennent au Conseil Général sont nommés « recueils d’informations » tandis

que le « signalement » ne concerne que l’autorité judiciaire ; or dans le langage des

professionnels et des usagers, ce dernier connaît aussi une utilisation commune aux deux types.

Cette délimitation posée clairement dans la loi ne semble donc pas aussi tranchée sur le terrain.

Le mot « signalement » continue à être employé dans son sens englobant, il peut alors être

défini comme « un écrit objectif comprenant une évaluation de la situation d’un mineur

présumé en risque de danger ou en danger nécessitant une mesure de protection

administrative ou judiciaire ».3

1 Alfred KORZYBSKI « Une carte n’est pas le territoire », in « Le rôle du langage dans les processus

perceptuels », 1950. 2 Carol BIZOUAM, «L’histoire familiale dans les écrits d’assistance éducative»,

Sociétés et jeunesses en difficulté, http://sejed.revues.org/document374.html. 3 « Enfants victimes d’infractions pénales : guide de bonnes pratiques, du signalement au procès pénal »,

ministère de la Justice, direction des Affaires criminelles et des grâces, décembre 2003.

Page 25: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

25

Avant la réforme de mars 2007, les deux critères permettant de distinguer la voie

administrative de la voie judiciaire étaient l’appréciation de la situation de danger de l’enfant

(les mesures judiciaires étant destinées aux enfants en danger avéré), et la collaboration ou

l’opposition de ses parents à l’exercice de la mesure éducative. Il peut y avoir un lien entre ces

deux critères, il n’a pourtant rien d’obligatoire : quand des parents reconnaissent poser des

actes qui mettent leur(s) enfant(s) en danger, ces actes n’en sont pas moins dangereux et à

prendre au sérieux. De plus, l’un des parents peut se montrer coopérant et pas l’autre. La réelle

collaboration des parents et le danger couru par le(s) enfant(s) étant difficiles à démêler, cela

contribuait à brouiller la distinction entre mesure administrative librement consentie en

situation de risque de danger, et mesure judiciaire imposée en cas de danger avéré.

La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance consacre la primauté de l’AED

par rapport à l’AEMO, les mesures judiciaires ne devant intervenir que de manière subsidiaire,

quand la non-collaboration des parents met en échec les actions de prévention administrative.

Les statistiques mettront sans doute du temps à refléter ce souhait du législateur : en 2007 en

France, on trouve 27 % d’AED pour 73 % d’AEMO. 1

Cette forte proportion d’AEMO par rapport aux AED semble entrer en contradiction avec les

chiffres publiés en 2007 dans une enquête de l’ODAS2 (Observatoire National de l’Action

Sociale Décentralisée) : en 2006 on a dénombré 79000 enfants en risque de danger pour 19000

enfants maltraités. En toute logique, si les enfants en risque de danger relevaient alors d’une

protection administrative et les enfants maltraités d’une protection judiciaire, la proportion

d’AED aurait dû être majoritaire, puisqu’ils sont plus nombreux. Mais ce décalage tient en

partie au fait qu’il existe un grand nombre d’enfants en danger avéré qui y ont été soustraits, et

placés. Ainsi en France en 2007, il y a eu 90839 placements judiciaires d’enfants, pour 30533

placements administratifs.3 Les enfants cumulant une mesure de placement et une mesure

d’AEMO étant peu nombreux, les enfants suivis en milieu ouvert sont essentiellement des

enfants en danger ou en risque de danger, dont la situation n’a pas été évaluée comme

nécessitant leur retrait du milieu familial.

Cette évaluation sous-entend la nécessité de définir des seuils : « En deçà du seuil du risque

de danger, aucune intervention n’est couramment requise. Entre le seuil du risque de danger

et le seuil de maltraitance, une action de protection administrative est couramment indiquée.

Au-delà du seuil de maltraitance, une intervention de protection judiciaire est plus

couramment requise. Le franchissement du seuil de retrait immédiat nécessite de soustraire

immédiatement l’enfant à son lieu de vie actuel. »4

« Les conséquences directes de ces lacunes dans l’évaluation sont importantes :

- une judiciarisation très rapide des situations, car on voit dans le juge des enfants le tiers qui

aura le recul nécessaire pour apprécier la situation, faisant par là même l’économie de la

dialectique administratif/judiciaire,

- des placements réalisés sans que ne soient étudiés suffisamment les parcours et les histoires

des jeunes,

- des représentations et des projets différents selon les acteurs de l’intervention,

- un nombre important de placements en urgence (près de 40 %), dans l’échantillon

examiné ».5

1 DREES, n° 656, sept. 2008, « Les bénéficiaires de l’aide sociale départementale en 2007 »

2 La lettre de l’ODAS, novembre 2007

3 DREES, ibid.

4 Francis ALFÖLDI « L’évaluation en protection de l’enfance. Théorie et méthode » Dunod, 1999, p. 98 5 Rapport NAVES-CATHALA, p.37-38

Page 26: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

26

L’intervention repose sur l’évaluation qui est faite de la situation de danger de l’enfant,

laquelle comprend divers paramètres : les besoins de l’enfant et ses ressources et difficultés

propres, les besoins, compétences et difficultés de chacun de ses parents, et la manière dont

l’ensemble parvient ou non à se concilier sans dommages trop importants pour les uns et les

autres. Un enfant étant concerné, la complexité s’accroît du fait de la relation de dépendance

qui le relie à sa famille, dès lors ce qui affecte les uns atteint aussi les autres.

Comment les visions de la scène observée peuvent-elles être co-construites en cohérence entre

les différents protagonistes impliqués ? Il y a précisément décalage et inadéquation entre les

besoins d’un enfant en développement et sa situation vécue.

Un diagnostic éducatif est posé, qui fait état des signes indiquant ce décalage et des moyens

d’y remédier. [Le mot « diagnostic » vient du grec ginoskô, connaître, et de dia, à travers :

partie de la médecine qui a pour objet de reconnaître les maladies d’après leurs symptômes.]

Les symptômes en question ne sont pas des signes cliniques de maladie somatique, mais ils

renvoient à d’autres sortes de « pathologies » psychiques, familiales et sociales (absentéisme

scolaire, conduites addictives ou asociales, etc.). Il convient d’en dresser un tableau en les

agençant de manière significative.

Cela suppose une connaissance de l’autre, de ses ressources et difficultés tant internes

qu’externes, et de ce qui est bon pour lui, c'est-à-dire un savoir théorique sur l’enfant et sa

famille qui soit prudemment utilisé pour organiser et rendre significatives les observations

récoltées, tout en étant pertinent au regard de la singularité de chacun. Quelles sont les

approches théoriques adaptées à l’évaluation en protection de l’enfance, et sur quoi

l’évaluation porte-t-elle au juste ?

2) Evaluer

La théorie de l’évaluation tire principalement ses origines des sciences pédagogiques.

C’est une démarche transversale, au sens où elle traverse plusieurs autres disciplines :

psychanalyse, ethnologie, économie et statistique, le tout étant réunifié par la philosophie,

en vue de prendre conscience des préjugés épistémologiques qui sous-tendent leur utilisation.

En fonction de l’objet à évaluer, il est aussi fait appel à d’autres sciences.

Dans la définition qu’en donne M. LESNE (1984) : « Evaluer, c’est mettre en relation, de

façon explicite ou implicite, un référé (ce qui est constaté ou appréhendé de façon immédiate,

ce qui fait l’objet d’une investigation systématique ou d’une mesure) avec un référent

(ce qui joue le rôle de norme, ce qui doit être, ce qui est le modèle, l’objectif poursuivi, etc.) ».1

Implicitement ou explicitement, nous élaborons des pistes de compréhension qui conduisent

notre intervention, des constellations de faits venant confirmer ou infirmer nos hypothèses ;

nous les articulons entre elles afin d’étayer un diagnostic éducatif. Le « nord » nous est donné

par ce que nous connaissons des besoins et du développement de l’enfant en général, et de la

situation de cet enfant en particulier.

L’évaluateur est constitué par les membres de l’équipe pluridisciplinaire et le professionnel

de terrain qui suit la famille en question. Une des particularités du travail en AEMO est que le

référent mène presque entièrement seul l’accompagnement éducatif. Dans la plupart des cas,

1 Francis ALFÖLDI, op.cit. p.16

Page 27: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

27

les personnes qu’il accompagne sont rarement vues par les autres membres de l’équipe :

une ou deux fois par la chef de service, et éventuellement quelques fois par le psychologue,

l’ETS ou le chef de service quand la situation nécessite leur renfort. L’éducateur a à

retransmettre à l’équipe ses expériences et réflexions quant à l’évolution de l’enfant et de sa

famille, et à rendre compte des observations et actions entreprises par lui-même et les divers

partenaires. Ces réunions occupent un temps important, en faisant appel aux ressources

créatives des uns et des autres, elles permettent d’élargir le regard porté sur les situations.

Mais ce que l’éducateur expose en réunion se rapporte t’il bien à la réalité de la situation ?

Il parle de l’enfant et de sa famille, de ce qu’il en a lui-même observé et de la relation

qu’il entretient avec ce qu’il a perçu d’eux et de leur situation. Chacun écoute et s’en construit

une représentation qu’il cherche à préciser en formulant des hypothèses, et pose des questions

pour tâcher de les vérifier ou de les réfuter. Tel détail nous semble renvoyer à une théorie

donnée, nous tâchons d’en projeter la lumière sur la situation pour voir si cela l’éclaire.

L’art de se poser les bonnes questions ensemble amène à expliciter les critères de l’évaluation,

soumis eux-mêmes à évaluation constante de part les discussions qu’ils suscitent. Construire

ensemble cette représentation demande de disposer de projecteurs multidirectionnels et d’un

langage commun.

Selon Francis ALFÖLDI, travailleur social en AEMO « L’objet est constitué par : le

fonctionnement de l’enfant, les capacités parentales, la dynamique transgénérationnelle,

l’environnement social, les interventions des professionnels de l’enfance. »1

Aux vues de la complexité de ce référé, c’est à dire l’enfant dans une situation impliquant sa

famille et son environnement, il apparaît clairement que les connaissances et théories

sollicitées sont diverses, obligeant à une approche transdisciplinaire pour construire le référent.

Sans quoi « Le processus d’évaluation se pétrifie lorsqu’un système monodisciplinaire apporte

une explication (…) ».2

L’évaluation monodisciplinaire est une méthode qui réduit considérablement son objet, en ne

prenant en compte qu’un de ses aspects. La tendance est alors de se centrer sur ce référé

tronqué, sans prendre le soin d’expliciter suffisamment le référent. Dans l’une des ses

conférences, Edgar Morin dit : « A l’intérieur de notre système actuel de connaissances, nous

sommes dans l’incapacité à concevoir que c’est une connaissance mutilée qui est produite.

Comment traiter un organe en ignorant le corps, traiter le corps en ignorant l’esprit, traiter

l’esprit en ignorant le milieu familial et social ? C’est tout un ensemble qui nécessite une

compréhension. »3

L’évaluation implicite est un processus que nous mettons spontanément à l’œuvre dans tout

acte que l’on s’apprête à poser. Elle est sous-tendue par des jugements de valeur qui servent de

critères non exprimés ; dit autrement, elle fait l’économie d’un détour par le néocortex.

Le risque est d’agir en fonction de présupposés arrêtés et bruts de tout travail de remise en

question. Ainsi en va t-il du stéréotype, qui est « une idée fausse, toute faite, rigide et

résistante au changement, souvent fausse et schématique ».4

1 Francis ALFÖLDI, op.cit. p. 25

2 Ibid. p. 25

3 Réseau intelligence de la complexité, grand débat 2006

4 ASTIE et JAFFE, 1997, cités par Alföldi.

Page 28: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

28

Une dimension inconsciente agit dans l’évaluation implicite. Celle-ci peut s’appuyer sur un

ou plusieurs items de référents : familialistes, idéologiques, socioculturels, archaïques,

expérientiels (schèmes issus de l’histoire personnelle et de l’expérience professionnelle)

qui véhiculent des représentations mythiques assurant « une fonction de recouvrement

protecteur face aux réalités insupportables ».1 Ce processus a une fonction cathartique, en

permettant d’évacuer le trop plein émotionnel. Il arrive le plus souvent que le jugement de

valeur soit néanmoins explicite, mais les critères qui le fondent restent latents.

« On voit combien la réalité sociale d’une pratique comme l’alcoolisme (mais la même chose

vaudrait de l’avortement, de la consommation de drogue ou de l’euthanasie) se trouve

changée selon qu’elle est perçue et pensée comme une tare héréditaire, une déchéance morale,

une tradition culturelle ou une conduite de compensation. »2

Un travail d’explicitation doit donc s’accomplir, qui reste ouvert sur la complexité tout en se

prémunissant de la confusion, afin de parvenir à ce qu’Alföldi appelle « l’évaluation instituée »

ou évaluation MPS. « L’évaluation Médico-Psycho-Sociale produit un jugement de valeur

objectivé sur la gravité du danger menaçant l’enfant et sur les moyens d’en briser le

processus. Elle met en relation un référé constitué des informations significatives des

conditions de vie de l’enfant, avec un référent, réunissant les critères méthodologiquement

fondés par l’approche médico-psycho-sociale. Le jugement d’évaluation s’applique à établir

si l’enfant est hors de danger, en risque, ou maltraité. »3

Le référé regroupant l’ensemble des informations collectées sur l’objet évalué, quels

référents peuvent les rendre intelligibles et efficaces ? Des référentiels toujours plus pointus et

intégrant les nouveaux apports théoriques voient régulièrement le jour, ils permettent de

spécifier les nombreux éléments à prendre en compte. Ainsi la grille ROCS4 (Référentiel

d’Observation des Compétences Sociales) qui peut servir de base à l’élaboration des projets

personnalisés, envisage la vie de la personne dans ses dimensions sociales, affectives,

quotidiennes, intellectuelles, et dans ses compétences à l’égard de son environnement.

Chacune de ces dimensions se décline à son tour en cinq critères de six degrés chacun. Remplir

cette grille demande de se poser au moins 150 questions…

Le référentiel d’Alföldi s’applique quant à lui aux situations de protection de l'enfance.

Il comprend à l’heure actuelle 7 critères : atteinte physique, sexuelle, psychologique, par

négligences matérielles, critères du développement de l’enfant, de collaboration des parents et

de l’implication de l’intervenant. Chacun de ces critères se subdivise en trois niveaux, depuis

la sécurité (niveau 1) jusqu’au danger avéré (niveau 3). 5

Il y a des indicateurs formels qui signent l’effectivité de la maltraitance (constat médical

de lésions génitales caractéristiques d’un abus sexuel, dénutrition,…) et des indicateurs de

probabilité, les plus nombreux, dans tous les cas où un lien univoque ne s’impose pas entre un

agent causal et ce qui est constaté. C’était le cas des bleus de Coralie (p.10-11), qui pouvaient

avoir été occasionnés par une chute comme le disait sa mère. Il est important de ne pas

confondre les deux, et de ne pas non plus être aux prises avec une obsession du dévoilement.

Quand il s’avère nécessaire de prouver si l’enfant a été victime, cela est du ressort de

l’institution judiciaire.

1 Francis ALFÖLDI, « L’évaluation en protection de l’enfance. Théorie et méthode », p.53

2 Pierre BOURDIEU, op.cit., p.151

3 Francis ALFÖLDI, ibid., p.16

4 Mise au point par Jacques DANANCIER

5 Site internet d’ALFÖLDI : http://alfoldiconsultant.com/4599/index.html

Page 29: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

29

Il convient aussi de distinguer les critères des simples facteurs. Par exemple,

« Que les capacités financières de la famille soient élevées ou basses ne constitue pas en soi

une condition significative de la gravité du danger menaçant l’enfant ».1

Selon Alföldi, les difficultés socio-économiques doivent être prises en compte parce qu’elles

agissent comme une variable susceptible d’aggraver une situation de maltraitance, mais elles

ne sont pas un critère significatif en tant que tel de l’objet MPS. Il recense cinq autres facteurs

de risque : l’actualité des faits incriminés (d’anciens mauvais traitements ne relèvent pas du

danger mais du risque de danger), la crédibilité des informations, l’âge de l’enfant, la

fréquence et la durée des actes de maltraitance, et l’existence de troubles associés.

Lors d’un entretien que l’éducatrice référente et moi avons fait au bureau avec Mme B.,

nous avons échangé avec elle au sujet des occupations et des activités des enfants. Elle nous

a alors dit qu’ils avaient très peu de jouets, pas de lit et aucun espace défini dans l’appartement.

Ce fait n’est-il significatif que des faibles conditions socioéconomiques de la famille, ou tient-

il à un manque de prise en compte des besoins des enfants et à une situation de danger ?

En quoi ces deux variables sont-elles liées, et qu’est ce qui permet de les rendre signifiantes au

regard de ce qui nous préoccupe ? Munie du référentiel d’Alföldi au moment où je me suis

rendue chez Mme B., je n’aurais peut-être pas omis de m’interroger sur les chambres des

enfants. L’utilité des ces référentiels est selon moi qu’ils peuvent aider à s’assurer que l’on fait

bien le tour de la question, sans oublier de détail important. Dans le cas où nous serions trop

impliqués, ils sont aussi une aide à la prise de recul. Néanmoins cette démarche n’est qu’un

prélude, il reste à faire l’essentiel du travail : en interpréter les données en équipe

pluridisciplinaire, en les articulant dans une vision globale afin de construire un projet adapté.

Les items détaillés de ces grilles n’ont de sens qu’en lien avec les théories sous-jacentes qui

permettent de les relier en une interprétation cohérente. C’est donc à celles-ci que je choisis de

m’intéresser, plutôt qu’à un crible qui, malgré tous nos efforts, resterait réducteur face à la

complexité foisonnante du réel : le référentiel le plus exhaustif n’en viendrait pas à bout. Ainsi

Alföldi en conclut que : « (…) l’écueil de la polysémie des indicateurs de danger continue de

défier nos ardeurs méthodologiques, ne cesse d’obséder nos intentions de recherche. »

L’évaluateur qui rédige le rapport annuel fournit aussi les bases sur lesquelles il s’est appuyé

pour avancer dans son travail, donnant au destinataire les moyens de se faire sa propre idée de

l’évaluation qui lui a été fournie. La teneur de l’information mentionne à partir de quelles

observations les perceptions du locuteur lui sont apparues, et dans quel contexte l’enfant a

manifesté tel ou tel comportement. Quant aux critères d’évaluation, ils doivent aussi être

explicités : « en fonction de… ». Apparaissent la dimension diagnostique, l’implication de

l’intervenant, l’énoncé évaluatif et les perspectives d’action. Après avoir considéré les causes

de l’inadaptation, l’évaluation (qui mesure un écart) définit ce qui pose problème et quel est le

changement désiré, en tenant compte de ce qui est du domaine du possible, du souhaitable et

du nécessaire. On a dressé un tableau de la situation, que l’on compare avec ce qui devrait être,

et on cherche un chemin pragmatique pour réduire l’écart négatif qui se trouve entre les deux,

une aire transitionnelle entre le réel de l’objet référé et l’idéal du référent. L’évaluation est

prospective, elle se concentre dans un élan de projets et d’anticipation, et pas dans une

prescription de solutions ou de remèdes. Celle-ci peut viser aussi à optimiser la poursuite de

l’action quand un renouvellement de mesure est envisagé, il importe alors d’autant plus que

des paroles respectueuses et constructives soient dites, au même titre que les difficultés.

1 Francis ALFÖLDI, op.cit. p.78

Page 30: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

30

Il reste à approfondir deux dimensions incontournables, et qui sont elles aussi liées puisqu’il

s’agit de notre perception et de celles des personnes avec lesquelles nous sommes en relation.

La première, dont Alföldi dit : « En protection de l’enfance, la perception émotionnelle de la

souffrance de l’enfant est une information significative. Les affects repérés se conjuguent aux

éléments factuels dans l’appréciation de l’intensité du danger »1 demande une prudence

éclairée et un détour par les théories du développement psychoaffectif de l’enfant.

L’autre dimension tient à notre implication, puisqu’en matière humaine, il n’y a pas de science

certaine, pas de délimitations nettes entre être et connaître, pas de sujet qui puisse

adéquatement s’appliquer à connaître l’autre en le prenant pour objet.

Mais voyons d’abord ce que l’on peut entendre par : « L'intérêt de l'enfant, la prise en compte

de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect

de ses droits doivent guider toutes décisions le concernant. »2

3) Développement psychoaffectif, cognitif, familial et social de l’enfant

Comment le nourrisson passe t’il de la dépendance totale à une existence personnelle adulte,

capable de donner appui à son tour à un autre enfant ? Selon Maurice BERGER, permettre à un

enfant de « mener une existence à peu près normale nécessite que soient atteints les quatre

objectifs suivants »3 : un but affectif, un but cognitif, un but social, un but familial. Ces quatre

données sont interdépendantes. Le développement de l’enfant de 0 à 18 ans constitue un grand

nombre d’étapes, et toutes celles qui ont été décrites et théorisées s’avèrent pertinentes sous un

angle ou l’autre. Il ne s’agit pas tant d’étapes que d’un long processus de maturation.

Le contexte au sein duquel ce processus s’inscrit concerne des êtres humains qui ont entre eux

des liens de filiation et d’appartenance, et partagent une identité génétique, patronymique et/ou

sociale commune.

Didier HOUZEL parle de « fonction de rassemblement spatio-temporel de la parentalité »

et d’« enveloppe familiale comme on parle d’enveloppe psychique individuelle. Le tissage

d’une enveloppe familiale est assuré par ces fonctions de rassemblement géographique et

de réunion dans une même histoire, nécessaire à l’étayage du processus d’individuation

et de constitution de l’identité de chacun. ».4 La sociologie considère la famille comme lieu

d’apprentissage de la socialisation primaire, la socialisation secondaire se poursuivant dans

l’environnement élargi. Dit en empruntant à la psychologie, la psychanalyse et l’éthologie :

c’est avec ses premières figures d’attachement que l’enfant apprend à entrer en relation avec le

monde ; ses premières relations lui donnent d’organiser sa perception, d’apprendre à élaborer

ses ressentis et à communiquer avec ses semblables, présageant de son développement affectif,

cognitif et social.

« Commençons par les données biologiques : nous savons que le fœtus est extrêmement

dépendant de son environnement (…). Si nous faisons de cette situation biologique un modèle

pour la répartition de la libido au cours de la vie fœtale, c’est à dire une condition

psychologique, nous en arrivons à formuler l’hypothèse que l’investissement de

l’environnement par le fœtus doit être très intense (…). Toutefois cet environnement est sans

doute indifférencié ; d’une part il ne contient pas encore d’objets ; d’autre part il n’a presque

1 Francis ALFÖLDI, op.cit. p.68

2 Art. L 112-4 du CASF

3 Maurice BERGER : « Quand faut-il un placement ? » Revue Dialogue n°152, Erès, Juin 2001

4 Didier HOUZEL, « Les enjeux de la parentalité » Paris : Erès, 1999, p.71

Page 31: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

31

pas de structure, notamment pas de limites tranchées par rapport au sujet; l’environnement et

l’individu s’interpénètrent, ils coexistent en un mélange harmonieux ».1

Pour Michael BALINT (1896-1970), psychiatre et psychanalyste anglais d’origine

hongroise, cette phase de "mélange harmonieux" ou "phase des substances primaires" précède

la relation à des objets organisés, mais plutôt que d’absence de relations, il s’agit d’un état de

pure immersion relationnelle. Dès le commencement, d’emblée, nous baignons dans un milieu

qui nous entoure et nous imprègne, au sein duquel nous sommes intimement branchés de tout

notre être, plongés dans un rapport de dépendance absolue. Par la naissance, nous accédons à

un locus distinct, notre corps dispose de son espace propre. Notre psychisme parvient-il à

occuper un espace qui lui soit propre ? Il semble dépasser de beaucoup le corps, se mouvoir

dans une dimension où les lieux et temporalités susceptibles d’être occupés sont illimités et

non exclusifs.

« Le nouveau-né dispose des bases neurologiques qui lui permettent de devenir une personne.

Mais l’activation de ces possibilités passe par les interactions avec l’adulte qui prend soin de

lui. La dépendance du bébé à l’égard de l’adulte est donc vitale à un double titre, physique et

psychique. La dépendance psychique a surtout été explorée dans le cadre de recherches

éthologiques, cliniques et expérimentales sur l’attachement (Bowlby 1978). L’attachement

présente des points communs chez les singes et les humains. Toutefois, chez ces derniers, la

dépendance psychique correspond à un enjeu spécifique : face à la personne qui prend soin de

lui, le nouveau-né se trouve lui-même en attente de devenir une personne. (…) Le bébé ne jouit

donc pas de lui-même dans une assurance de soi ignorante de l’autre, cet état de « narcissisme

primaire » tel que l’imaginait Freud. C’est bien plutôt l’inverse : il n’est encore qu’un satellite

de l’autre.»2

La notion d’individu en soi, telle qu’elle a peu à peu émergé avec la modernité et s’est

affirmée avec force, m’apparaît comme une abstraction réductrice pour celui qui s’y cantonne.

Ne sommes-nous pas plutôt des sujets, du latin jacere, jaillir, avec le préfixe sub, en dessous,

substrat de vitalité d’où surgit un élan foncièrement relationnel ? Nous savons que des enfants,

privés de la présence régulière d’adultes de référence pour les initier au langage interhumain,

dépérissent et meurent (concept d’hospitalisme, SPITZ, 1945).

Toute perception est perception de quelque chose, notre conscience, nos pensées n’existent pas

indépendamment du contenu qui leur donne forme. De même, la conscience de soi naît sous le

regard de l’autre, notre propre capacité de réflexion passant par ce que nous en intégrons.

Doit-on supposer un stade du développement où nous serions indépendants au sens du

narcissisme primaire, où nous aurions un sentiment d’existence en soi, par soi et pour soi en

dehors de toute relation à des objets extérieurs ? « Je crois qu’il serait beaucoup plus simple

d’admettre que la relation avec l’environnement existe sous une forme primitive dès le début et

que l’enfant peut prendre conscience de toute modification importante survenue dans son

environnement et y réagir. »3 Cette « relation d’objet primaire » dont parle BALINT est loin

d’être un amour objectal passif, il y a implication et investissement actif de l’environnement

par le nourrisson, au point que la limite entre les deux est difficile à distinguer.

1 BALINT Michael, « Le défaut fondamental- Aspects thérapeutiques de la régression » Paris : Payot,

2003, p. 108 2 François FLAHAUT et Nathalie Heinich, « La fiction, dehors, dedans », L'Homme, 175-176, Vérités de la

fiction, 2005 3 Michael BALINT, ibid. p.103

Page 32: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

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D’après WINNICOTT, « L’environnement favorable, ou le soutien du moi de la mère à

l’égard du moi immature du nourrisson, sont encore des parties essentielles de l’enfant en tant

que créature viable.»1

Au départ, le nourrisson ne se distinguerait pas de ceux qui l’entourent, ayant absolument

besoin de ses parents pour le porter tant physiquement que psychiquement. Ils sont en

symbiose et en très forte identification avec leur bébé, mobilisant et réactualisant pour cela des

éléments de leurs propres expériences infantiles (Winnicott parle de « préoccupation

maternelle primaire »). Le bébé prend ainsi appui sur leur « capacité de rêverie », et leur

« appareil à penser » pour construire le sien. Wilfried BION2 a théorisé l’appareil à penser

comme un lieu de traitement permettant d’assimiler ce qui vient de notre inconscient et du

monde extérieur, afin de maintenir l’équilibre psychique. Pour éviter que les « vivances

émotionnelles », les « éléments béta », n’envahissent et ne débordent notre espace interne,

il nous faut les envelopper de mots, de représentations, les transformer en « éléments alpha »,

détoxifiés et contenus. Ainsi, ce qui constitue notre monde personnel devient pensable et nous

mettons en place des processus secondaires relativement stables. L’exercice de la parentalité

repose sur ces dispositions psychiques et affectives à l’œuvre chez les parents pour répondre

aux besoins de leur enfant. Celui-ci s’identifie aussi très fortement à eux pour structurer sa

pensée et son action, il intériorise des règles de conduite, « (…) l'établissement du surmoi peut

être considéré comme un cas d'identification réussie avec l'instance parentale. »3 Des parents

démunis psychiquement risquent d’être moins étayants et contenants, et de donner des bases

psychoaffectives et sociales fragiles à leur enfant.

Nous voyons d’abord le monde au travers des représentations subjectives de nos parents.

Ils nous donnent jusqu’au mode d’emploi de notre propre corps, en parlant nos émotions

et ressentis pour nous : ("Tu as peur, froid, tu es fatigué, triste, ... C'est normal, pas normal,...

C'est parce que...»). Un bébé à la naissance n’a aucune intimité. Il ne peut construire son

intériorité qu’en relation à une autre intériorité construite, à laquelle il va s’attacher. Dans cette

construction, le désir des autres occupe une place centrale. Notre désir est appropriation

par imitation de ce que l’on suppose du désir des autres. Ce qui motive les actions de l’enfant,

c’est la gratification récoltée à faire et à partager du plaisir avec ses parents, ce sont eux qui

lui montrent ce qui est désirable. Son propre désir est donc au départ fort tributaire du leur.

Chez le petit homme, « ses connexions neuronales se mettent en place au cours des premières

années de la vie, par apprentissage. C’est sous l’influence de l’autre, et par effet de

l’imitation, que nous apprenons peu à peu ce qu’il faut désirer ».4

Il y a au départ en chaque être humain un désir, une soif d’amour, de relation et d’ouverture

au monde. Les formes que celui-ci prend au fil des ans sont en étroite dépendance avec ce que

les autres nous en expriment, l’imprimant par là même en nous. Les parents, en faisant alliance

avec le monde de leur enfant, en validant ses perceptions personnelles ("Tu as raison, c’est

sensé de penser et d’agir comme tu le fais, de ressentir ce que tu ressens") lui donnent peu à

peu de pouvoir s’appuyer dessus. L’enfant se crée alors son espace psychique propre, il

apprend à se fier davantage à lui-même et à ce qu’il pense pour se conduire dans la vie.

1 D.W WINNICOTT, « Processus de maturation chez l'enfant. Développement affectif et environnement »,

Payot, 1970, p.159 2 « Dictionnaire thérapies familiales », dirigé par Jacques MIERMONT, Payot, 1987, 2001, p. 265

3 Sigmund FREUD, 3

ème conférence sur la psychanalyse, « Les diverses instances de la personnalité

psychique », p. 46 de l’édition numérisée par J.M Tremblay, Les classiques des sciences sociales. 4 Gérard DONNADIEU (commentant René Girard) « Les religions au risque des sciences humaines »,

éditions Parole et Silence, 2006, p.253

Page 33: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

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Jean VAN HEMELRIJCK, thérapeute familial belge, dit dans une belle conférence sur

« L’humour dans la relation parent-enfant »1, que nous apprenons à percevoir dans une grande

inquiétude, et avons besoin d’anticiper la suite des évènements. Pour penser notre relation au

monde, la rendre prévisible et sensée, nous construisons des discours et des prédictions qui

inventent le temps qui passe. Nous avons la potentialité à élaborer toutes sortes de réalités. Ces

discours nous inscrivent dans une durée partagée, une direction, un sens. Ils nous font émerger

en tant qu'humains, au-delà de l’instantanéité et de notre dimension strictement biologique.

Jean Van Hemelrijck parle de la famille comme lieu ayant « la capacité de transmettre la

capacité de transmettre ». Cette transmission s’opère à travers le discours qui accueille et

modèle le petit humain : « Tu ressembles à …. », l’inscrivant d’emblée dans l’appartenance à

un groupe, à une histoire familiale. Et en même temps, on lui dit non seulement qu’il est

semblable, mais aussi qu’il est un élément particulier, unique, inédit de cette famille.

Au travers de ce discours paradoxal : « tu es semblable et tu es différent », émerge peu à peu

son identité. Dans l’articulation de ce paradoxe réside également la capacité d’être dans un

groupe tout en maintenant notre personnalité. Cela sous-entend que l’on ait acquis assez de

confiance dans nos propres ressentis, perceptions et réflexions pour pouvoir se démarquer de

ceux des autres. Cette marge de liberté et de responsabilité est autorisée par le droit à la

différenciation, elle implique la possibilité de se distancier de ce qui a été transmis.

« Comment se transmet la dimension humaine d’une génération à l’autre ? Il est clair qu’il

ne suffit pas d’engendrer biologiquement. Il convient de léguer, outre les caractéristiques

biologiques de l’espèce, également le langage, le moyen de l’utiliser et de s’en servir pour

habiter le monde avec ses semblables… et de les transmettre à son tour. »2

Peu à peu, la fusion des premiers mois fait place au tiers et à la symbolisation, elle se

transforme en une différentiation progressive. « (…) chaque objet parental médiatise la

relation de l’enfant à l’autre objet parental. Il faut une médiation paternelle pour que

la relation à la mère demeure favorable. »3 Cette évolution suppose tant de la proximité que de

la distance, parfois mise à mal en l’absence de père (et de re-pères) : « L’enfant ne tente la

communication verbale que lorsqu’il est stimulé par le manque. Il suffit que sa mère se

précipite et place les bonbons à portée de main pour faire disparaître la parole. »4

Ainsi, comprendre et interpréter les pleurs d’un bébé fait intervenir des variables fort

complexes. En même temps que nous croyons découvrir qu’il pleure, une fois encore, parce

qu’il est d’un naturel triste et déprimé (qui pourrait être le nôtre que nous projetons sur lui…),

le bébé apprend à rattacher ses émotions à ce sentiment que nous nommons pour lui.

Le langage structure sa perception, et ce qu’il perçoit structure son langage. Nous lui

apprenons ainsi à donner un sens à ce qu’il sent, perçoit et vit. Il faut qu’il puisse rattacher ce

discours à ce qu’il éprouve et se retrouver au travers du miroir que nous lui tendons, pour se

construire dans une réalité commune.

1 Vidéo de la conférence sur internet : http://www.systemique.levillage.org/article.php?sid=298

2 Marie-Jean SAURET, Le salut de l’homme est dans le choix p.82

3 Les enjeux de la parentalité, Dir. Didier HOUZEL, Eres, 1999, p.136

4 Boris CYRULNIK, Sous le signe du lien. Une histoire naturelle de l’attachement, 1989, p.72

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4) Entraves au développement de l’enfant

L’enfant, puis l’adolescent, doit devenir un adulte capable de porter un regard distancié sur

ses parents. Des circonstances sont susceptibles d’entraver ce processus. Son environnement

relationnel lui permet ou non d’optimiser son développement affectif, cognitif et social ; il peut

aussi le compromettre gravement et constituer un gâchis humain et social. Le bébé mis au

monde peut être insuffisamment, mal ou trop investi. « Ces nourrissons (…) ne trouvent pas de

contenants à leurs angoisses, à leurs émotions. Tous les moments de transition et de

changement, du plus quotidien au plus exceptionnel, ne sont pas préparés, entourés, organisés,

afin que l’enfant ne se sente pas morcelé, démantelé, comme étranger à lui-même. Leur vie

psychique en est profondément attaquée. »1

BOWLBY et ses collaborateurs (M.AINSWORTH et M. MAIN) ont décrits trois principaux

schèmes d’attachement : le schème d’attachement sûr, le schème d’attachement angoissé-

ambivalent, et le schème d’attachement angoissé-évitant. Dans le deuxième cas, l’enfant

manifeste de fortes angoisses de séparation.2

Un bébé seul et en détresse n’aura même pas conscience de sa détresse ; si personne n’est là

pour lui prêter son « appareil à penser » et détoxifier son ressenti, il va l’exprimer de manière

psychosomatique jusqu’à risquer d’en mourir. Michel LEMAY3 s’est intéressé de près aux

retentissements d’une insuffisance ou une distorsion des liens d’attachement, qui mettent à mal

le sentiment de sécurité et de continuité de l’enfant. Il a observé des altérations de l’image

corporelle, des troubles psychiques, relationnels et cognitifs chez les enfants carencés affectifs.

Des enfants évoluent vers une déficience intellectuelle et /ou des troubles du comportement en

raison des défaillances de leurs parents et du contexte dans lequel leur famille les enracine

psychiquement et socialement. C’est aussi le cas d’enfants successivement placés et parfois

ballotés par l’ASE.

Il me semble pouvoir faire l’hypothèse que la situation des enfants de la famille B. se trouve

éclairée par ces considérations. Le retard global de développement de Sandrine a été estimé à 2

ans par le CMP. Elle a notamment des difficultés de langage, j’ai dû faire des efforts pour la

comprendre en raison de son élocution, et de la construction particulière de ses phrases

(« Est pas là, maman »). Le premier mois de l’Accueil Provisoire, Sandrine a beaucoup

somatisé, se plaignant très souvent d’avoir mal à différents endroits.

Selon la psychologue de la MECS qui l’a accompagnée dans sa nouvelle école, celle-ci a

manifesté une grande peur de l’abandon par des comportements d’agrippement et une hyper-

vigilance à son encontre, alors qu’elle ne l’avait encore vue qu’en 2-3 occasions.

Laura m’est apparue comme une petite fille assez effrontée, qui escalade les meubles et les

genoux des adultes d’autant plus qu’ils le lui interdisent. Elle va très directement et fortement

vers l’adulte, en grande demande de proximité physique ; la première fois que je l’ai

rencontrée, elle s’est assise sur mes genoux. L’éducateur référent a également observé des

conduites d’« accrochage » très rapide à l’adulte chez Laura. Elle s’exprime avec un

vocabulaire et une diction normaux au regard de son âge. A la MECS, elle est perçue comme

une enfant ayant « un fort caractère » et qui enfreint souvent les règles ; elle est en grande

difficulté à l’école.

1 Dr Martine LAMOUR, « 1966-2006, 40 ans de pratiques de soin en accueil familial pour enfant. »

RAFIET, 2006. p.26 2 Didier HOUZEL, op.cit. p.154

3 Michel LEMAY « J’ai mal à ma mère », Fleurus, 1979, réédition 1993, 376 p.

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35

Marc quant à lui entre beaucoup moins facilement en contact avec des personnes inconnues.

Il m’était difficile de rencontrer son regard, il m’a semblé y lire de la peur, de l’évitement et de

la colère. Le plus souvent quand je l’ai vu il pleurait, mais il va de soi que j’ai fait ces

observations dans le contexte qui a entouré le placement. A un âge où l’enfant commence

généralement à faire des phrases, il adressait un ou deux mots peu identifiables à sa mère. Les

professionnels de la MECS ont aussi trouvé qu’il fuyait le contact, et ont observé un retard de

développement psycho-moteur important. Lorsque nous sommes allés rencontrer l’attaché

territorial pour la signature de l’A.P, Marc a craché sur ses sœurs. Sa mère ne disant rien,

l’éducateur référent lui a demandé d’arrêter. Marc a éclaté en sanglots, il m’a semblé très

surpris et effrayé par le ton ferme de l’adulte, qui n’avait pourtant rien d’excessif à mon sens.

Environ un mois après son arrivée en MECS, il allait mieux et commençait à faire du bruit en

jouant. Il a acquis la propreté si rapidement qu’on peut penser qu’il y était déjà prêt. Lui qui

évitait de rentrer en relation avec les autres enfants de la MECS va maintenant vers eux. Il a été

scolarisé, seulement le matin pour commencer.

Nous nous sommes tous interrogés sur le retard de développement de Sandrine et de Marc. Il

est probable que d’importantes carences éducatives y aient participé. L’hypothèse d’un

syndrome d’alcoolisme fœtal a été évoquée, mais à ma connaissance, elle n’a été confortée par

aucun élément. Les dents presque toutes cariées des deux filles aînées sont dues, à ce qu’en a

dit Mme B., à des biberons de sirop et des bonbons données à volonté depuis leur plus jeune

âge. Une alimentation mixée ne permet pas non plus à l’enfant un bon développement de sa

dentition… Le contexte n’aide pas à grandir. L’amélioration de l’état de Marc et la rapidité de

ses acquisitions à la MECS me semblent également aller dans ce sens. Ces carences éducatives

n’ont pas compromis le développement de chacun des enfants de la même manière, et chacun a

sa façon de manifester sa propre souffrance et de réagir à la séparation. Les distorsions dans la

relation à l’autre (collage ou fuite) me semblent liées à l’insécurité et à la peur de l’abandon

qu’ils ont appris à éprouver auprès de leur mère. Certains de ses propos, « si ça se passe

comme ça je ne reviendrai pas », « je les laisserai à l’école et n’irai pas les chercher », me le

donnent à penser.

Dans les « familles à transactions incestueuses », les « familles enchevêtrées » et les

« familles chaotiques », l’acte incestueux n’est pas nécessairement agi, mais il règne tout au

moins une atmosphère « incestuelle » selon l’expression de RACAMIER. On retrouve un

manque de délimitations psychiques et physiques, les notions de pudeur et d’intimité ne sont

pas ou mal prises en compte. Abus de maternage, promiscuité sexuelle intrafamiliale, nursing

pathologique, peuvent en être les composantes. Dans un tel contexte, l’interdit de l’inceste, qui

fonde le rapport à la loi et à la vie sociale, n’a pas de sens, il est peu ou pas intégré. Intrusions

et effractions dans le psychisme et le corps de l’autre ne sont pas vécues comme telles par celui

qui en est l’auteur, puisqu’il ne reconnaît pas à son enfant d’existence séparée de la sienne.

« Soumis à des conditions de vie que nous percevons intolérables au regard de ses besoins, le

bébé s’adapte et survit. Loin d’être passif, il lutte activement face à cet environnement adverse.

Ses signes de souffrance sont d’abord un appel à l’aide ; ils témoignent d’un déséquilibre

entre lui et son environnement et de ses tentatives d’y faire face. »1

1 Dr Martine LAMOUR, op.cit. p.25

Page 36: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

36

WINNICOTT a théorisé cette adaptation via le concept de « faux-self ». La mère est perçue

par le bébé à la fois comme une mère-objet, qui n’est pas reconnue comme séparée mais

comme devant toute son existence à l’enfant, et comme une mère-environnement, appartenant

à ce qui entoure et accompagne l’enfant mais autre, extérieure et différente de lui.

La mère-environnement doit se montrer suffisamment fiable, présente et constante pour

permettre l’expression de la destructivité de l’enfant, sans quoi il craindra de porter atteinte à

celle dont il a besoin pour vivre. Il s’autorisera à exprimer ses tendances agressives à l’égard

de la mère-objet, à condition qu’il puisse aussi parallèlement adresser réparation à la mère-

environnement. Ce faisant peut naître sa capacité de sollicitude, et son aptitude à des relations

satisfaisantes avec le monde extérieur. Si la mère ne parvient pas à lui offrir un contenant assez

solide pour traiter ses émotions négatives, il ne parviendra pas à les intégrer non plus. Une

mère instable ou insécurisante obligera l’enfant à se renier lui-même, il s’interdira d’exprimer

ce qu’il ressent effectivement, de voire reconnus ses besoins, sa souffrance, sa personne

d’enfant. Il y aurait, au départ du clivage narcissique, une rupture entre mère-objet et mère-

environnement, une impossibilité de concilier les deux qui rompt le moi de l’enfant. C’est

l’expérience vécue et élaborée de sa propre destructivité qui donne au sujet de pouvoir

ressentir ses activités constructives comme réelles.

« La mère qui n’est pas suffisamment bonne n’est pas capable de rendre effective

l’omnipotence du nourrisson et elle ne cesse donc de faire défaut au nourrisson au lieu de

répondre à son geste. A la place, elle y substitue le sien propre, qui n’aura de sens que par la

soumission du nourrisson. Cette soumission de sa part est le tout premier stade du faux "self"

et elle relève de l’inaptitude de la mère à ressentir les besoins du nourrisson. (…) »

« Le nourrisson demeure isolé. En pratique, cependant, il vit mais d’une façon fausse.

La révolte contre le fait d’être forcé d’exister d’une façon fausse peut être détectée dès les tout

premiers stades. Le tableau clinique présente une irritabilité générale, des troubles de la

nutrition et des autres fonctions -troubles qui peuvent disparaître cliniquement, mais pour

réapparaître ultérieurement sous une forme plus grave. (…) il y a séduction du nourrisson qui

en vient à se soumettre et un faux "self" (par l’intermédiaire duquel…) il élabore un ensemble

de relations artificiel et, au moyen d’introjections, en arrive même à faire semblant d’être réel,

de telle sorte que l’enfant peut en grandissant ressembler exactement à la mère, à la nourrice,

à la tante, au frère, (…) »1

Ce clivage rejoint ce qu’a dit FERENCZI du traumatisme :

« Le choc est équivalent à l’anéantissement de soi, de la capacité de résister, d’agir et

de penser en vue de défendre le soi propre. Il se peut aussi que les organes qui assurent

la préservation du soi abandonnent, ou du moins réduisent, leurs fonctions à l’extrême.

(Le mot erschütterung –commotion psychique- vient de schutt = débris ; il englobe

l’écroulement, la perte de sa forme propre et l’acceptation facile et sans résistance d’une

forme octroyée, "à la manière d’un sac de farine" ».2 Quand il s’agit de l’empreinte de nos

premières figures d’attachement, elle nous impressionne et marque de manière indélébile.

« L’effet immédiat d’un traumatisme dont on ne peut venir à bout aussitôt est la fragmentation.

Question : cette fragmentation est-elle seulement la compréhension mécanique du choc ?

Ou est-elle déjà aussi, en tant que telle, une forme de défense ? (…) La fragmentation peut

être efficace par la création de surfaces plus grandes contre le monde environnant. (…)

1 D. WINNICOTT, Processus de maturation chez l’enfant. Développement affectif et environnement. Payot,

1970. p. 123-124 2 FERENCZI, Psychanalyse IV, Œuvres complètes 1927-1933, Payot, 1982, p. 139

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l’abandon de la perception unifiée fait au moins disparaître la souffrance simultané d’un

déplaisir à faces multiples, l’unité insupportable de toutes les qualités et quantités de

souffrance est éliminée (… ce qui) permet à chacun des fragments une plus grande

adaptabilité. »1 « Si l’enfant se remet d’une telle agression, il en ressent une énorme

confusion ; à vrai dire, il est déjà clivé, à la fois innocent et coupable, et sa confiance dans le

témoignage de ses propres sens en est brisée. (…) Une partie de leur personnalité, le noyau

même de celle-ci, est restée fixée à un certain moment et à un niveau, où les réactions

alloplastiques étaient encore impossibles et où, par une sorte de mimétisme, on réagit de façon

autoplastique. On aboutit ainsi à une forme de personnalité faite uniquement de ça et de sur-

moi, et qui par conséquent, est incapable de s’affirmer en cas de déplaisir ; de même qu’un

enfant qui n’est pas encore arrivé à son plein développement, est incapable de supporter la

solitude, s’il lui manque la protection maternelle et une tendresse considérable. »2

L’autonomie ne s’acquiert que dans l’interdépendance, et non dans une alternance chaotique

entre fusion et rejet. Les brisures de l’environnement démantèlent le moi, mettent à mal le

sentiment d’identité personnelle, familiale et sociale.

« (…) les traumatismes vécus qui conduisent à l’organisation de défenses primitives sont du

ressort d’une menace à l’égard du noyau isolé -menace d’être trouvé, modifié, d’entrer en

communication. La défense consiste à dissimuler encore davantage le "self" secret et va même

jusqu’à sa projection et sa dissémination infinie. (…) La question est celle-ci : comment être

isolé sans avoir recours pour autant à des éléments d’isolation ? »3

Le sentiment d’identité dépend de « (…) la manière dont le "miroir" premier a accompli la

fonction qui lui est potentiellement dévolue. Soit que le « miroir » parental premier n’ait que

peu reflété au bébé ni donné matière à identifier ses propres états internes, ceux-ci ayant été

comme "blanchis" par l’absence de réponse en double, soit qu’ils aient été comme "tordus"

par un reflet trop déformé d’eux-mêmes. » La conséquence en est que « Le sujet clive sa

propre personne en une partie endolorie et brutalement destructrice et en une autre partie

omnisciente aussi bien qu’insensible. (…) »4

« Si les chocs se succèdent au cours du développement, le nombre et la variété des fragments

clivés s’accroissent, et il nous devient rapidement difficile, sans tomber dans la confusion, de

maintenir le contact avec les fragments, qui se comportent tous comme des personnalités

distinctes qui ne se connaissent pas les unes les autres. (…) J’espère cependant qu’ici encore,

il sera possible de trouver des voies qui permettront de lier entre eux les divers fragments. »5

Le DSM IV (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) décrit le stress post-

traumatique comme un état consécutif à un vécu de stress aigu. Il se produit chez le sujet dont

l’intégrité (ou celle d’autrui) a été menacée lors de situations face auxquelles il s’est senti

impuissant et horrifié. Le DSM IV insiste sur le rôle d’un trouble dissociatif dans les

traumatismes. Par exemple, la personne victime d’une grave agression se vit sur le moment

comme dédoublée, ce qu’Eva Thomas, violée par son père à l’âge de quinze ans et fondatrice

de SOS inceste, décrit ainsi :

1 FERENCZI, op.cit. p.279

2 FERENCZI, ibid. p.131

3 WINNICOTT, op.cit. p.160

4 J.VAN HABOST, « Comment comprendre et faire face à la violence du désespoir narcissique » (AEIMPR,

XVIIème congrès international Religions et violence Strasbourg, 10-14 juillet 2006) 5 FERENCZI, ibid. p. 133

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« Tant de femmes ont raconté cette expérience de sortie du corps pour se protéger, se réfugier

dans une parcelle de l’être totalement inviolable. »1

« La fille, pour se sauver, s’est clivée, sa parole sera donc déconnectée de l’émotion. Elle-

même s’entendra dire la vérité des faits avec une voix qui n’est pas la sienne. »2

Cela rend aussi compte de ce qui apparaît comme un manque d’empathie du parent à l’égard

de son enfant : étant lui-même clivé et déconnecté de ses propres émotions, il est insensible à

celles de l’enfant. Reconnaître la souffrance de l’enfant le renverrai trop violemment à la

sienne, qu’il essaye de tenir à distance.

J’ai parlé (II, 3) de la confusion suscitée par les situations de maltraitance, elle est liée à cette

dissociation psychique et se répercute à plusieurs niveaux :

Confusion entre les personnes et dans l’ordre des générations. La confusion désigne ici une

imprécision des frontières inter-individuelles. Le fait que les enfants n’aient pas de chambre et

de lit attitré, et que Marc dorme avec sa mère, me semble révélateur de cette configuration

particulière : comme si mère et enfants formaient une seule entité indifférenciée, et qu’il n’était

pas reconnu aux enfants le droit d’exister en dehors d’elle de façon autonome. La confusion

dans l’ordre des générations peut en découler.

Confusions d’âges et de langues. « Certaines mères (…) voient leur enfant de 4 ou 5 ans

comme une dangereuse rivale et lui confèrent au niveau fantasmatique tous les attributs de la

féminité adulte, ainsi que le pouvoir de mettre au point des stratégies de séduction »3

Le parent ne tient alors pas compte du décalage existant entre l’adulte et l’immaturité

physique, psychologique et affective de l’enfant. Ferenczi a décrit « la confusion de la langue

entre l’adulte et l’enfant »4 : l’enfant se situe sur le terrain de la tendresse, l’adulte sur celui de

la sexualité génitale. Cela est source d’inadéquation entre les compétences parentales et les

besoins de l’enfant : les parents interprètent ses attitudes sur la base d’un malentendu

fondamental.

Des confusions entretenues par le double-lien : Un autre aspect de la confusion régnant dans

ces familles tient à la façon dont les personnes communiquent entre elles. Il s’agit en

particulier de messages contradictoires, d’injonctions paradoxales ayant pour effet de paralyser

celui qui les reçoit. Le concept de double-contrainte a été théorisé par Grégory BATESON

à partir de 1956. Par exemple, une mère dit à son fils : « Embrasse-moi mon chéri »,

mais lorsqu’il s’apprête à le faire sa mère se raidit à son approche et marque un net mouvement

de recul. Deux messages contradictoires sont alors émis : l’un verbal, l’autre non-verbal.

Auquel des deux doit-il répondre ? Quoiqu’il fasse, il se trouve dans l’impossibilité d’apporter

à cette communication une réponse adaptée.

« Les oscillations infinies induites par les deux sens opposés d’un message paradoxal

impliquent des confusions dans la pensée, introduisent une déraison confusionnante dans la

relation. »5 Harold SEARLES parle quant à lui d’«effort pour rendre l’autre fou »6.

Les conséquences des confusions semées dans l’esprit des enfants ainsi maltraités sont

importantes, elles sont d’une redoutable efficacité pour les maintenir sous l’emprise de leurs

parents. La force du lien d’attachement ne dépend pas de la qualité de la parentalité.

1 Eva THOMAS, Le sang des mots, Mentha, 1992, p.154

2 Eva THOMAS Ibid. p. 83

3 F. GRUYER, M. NISSE, Dr SABOURIN, La violence impensable, Nathan, 1991, p.102

4 FERENCZI, Psychanalyse IV, p.131

5 C. PARRET, J. IGUENANE, Accompagner l’enfant maltraité et sa famille, Dunod, 2001, p.39

6 Harold SEARLES, L’effort pour rendre l’autre fou, Gallimard, 1977, 720 p.

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Cette emprise (empreinte) parentale est qualifiée d’hypnotique par FERENCZI :

« L’hypnose paternelle équivaut à la terreur d’être tué, l’hypnose maternelle équivaut à la

terreur d’être abandonné par la mère. (…) Mais l’horreur des horreurs, c’est quand la

menace du père coïncide avec l’abandon de la mère. »1 Cela peut expliquer notamment que

des enfants ayant été gravement maltraités restent attachés à leurs parents envers et contre tout.

Ils peuvent penser que c’est parce qu’ils ne méritaient pas mieux, et prendre la culpabilité et la

responsabilité des difficultés sur eux plutôt que de remettre en question leurs parents. Peut-être

en est-il ainsi pour Mme B., quand elle nous dit que la relation qu’elle entretient avec sa mère

est « parfaite » ?

« Le clivage désigne ce phénomène psychique par lequel le Moi se divise en parties

juxtaposées et étanches où cohabitent, sans qu'elles ne puissent s'influencer, des pensées et des

émotions contradictoires à l'égard d'un même objet et de soi-même. ( …) Selon Klein (1968),

ce mode de fonctionnement psychique est dû, au début, à l'immaturité intégrative

du nourrisson qui l'empêche d'appréhender simultanément divers aspects d'un même objet.

C'est ainsi qu'il scinde la perception qu'il a de sa mère en deux personnages distincts et

indépendants l'un de l'autre : une bonne mère (un bon objet) qui lui procure du bien-être

et qu'il aime, et une mauvaise mère (un mauvais objet) qui le frustre et qu'il déteste.

Cette défaillance du premier clivage sécurisant entraînera, selon Klein, une utilisation

défensive de ce mécanisme dans le but de bonifier la mère; son emploi excessif affaiblira

cependant le Moi de l'enfant en le fragmentant en visions partielles et déformées de ses objets

d'amour et de haine, de même que les sentiments qu'il éprouve à leur égard.

Vision dichotomique, absolutiste et rapidement fluctuante du monde extérieur, de son univers

intérieur et des relations qu'il entretient entre les deux. (…) Il s’agit-là d’une défense contre

l'éprouvé de très douloureux sentiments dépressifs de type anaclitique, sentiments qui sont au

cœur du mal à vivre de ces patients. »2

L’enfant a besoin pour grandir de s’appuyer sur une image de ses parents sécurisante et

acceptable pour lui. En se forgeant d’eux cette image inattaquable, il tente d’échapper à la

dépression et à l’angoisse qui le submergeraient s’il venait à la perdre. C’est pourquoi les

enfants qui ont été même gravement maltraités peuvent grandir sans remettre leurs parents en

question, et devenus adultes, « ils restent infantilement fixés à leur propre famille dans

l’impossibilité de renégocier ces modèles. »3

Comment dès lors éviter de les reproduire ? Ces enfants, devenus parents à leur tour, expriment

aussi parfois cette difficulté en disant : « On m’a volé mon enfance. », « Je n’arrive pas à

donner à mes enfants l’amour que je n’ai pas eu. »

Répétitions

Faute de pouvoir se penser et se dire, les traumatismes donnent lieu à des passages à l’acte,

le clivage cédant parfois aux décharges émotionnelles, entraînant de désastreuses répétitions.

Richard HELLBRUNN4, psychanalyste, émet l’hypothèse d’une « force d’appel de notre

inconscient à recevoir des coups, des actes qui seraient inscrits en creux dans notre histoire. »

La fondatrice de SOS inceste témoigne aussi de l’existence de cette forme de répétition.

1 FERENCZI, op. cit. p.133

2 Hélène RICHARD, « Les leçons de Cléopâtre ou réflexions sur le contre-transfert et les états-limites. »

Santé mentale au Québec, vol. 14, n° 1, 1989, p. 35-44. 3 C. HAMELIN et M.T MATRAS : « Maltraitance et famille enchevêtrée. Stratégie transgénérationnelle. »

Echanger autrement, Caen, 1991. 4 Cité par Eva THOMAS

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« Nous avons assez entendu de récits de victimes ayant subi plusieurs viols (…). Chaque fois

qu’une victime d’inceste est à nouveau violée, ne tente t’elle pas de dire l’indicible par des

actes subis, faute de parole ? »1

Une autre façon de répéter compulsivement l’évènement traumatique est de le revivre en se

retrouvant cette fois du côté de l’agresseur. L’identification à l’agresseur est un concept

développé par Ferenczi. La peur éprouvée par les victimes, «(…) quand elle atteint son point

culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le

moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totalement à

l’agresseur. Par identification, disons par introjection de l’agresseur, celui-ci disparaît en tant

que réalité extérieure, et devient intrapsychique »2

Cette identification est d’autant plus forte que l’agresseur est une image naturelle

d’identification (le parent). Elle produit des changements dans la personnalité de la victime,

dont l’introjection du sentiment de culpabilité de l’agresseur. En commettant à son tour des

violences, la personne « tente de se libérer de la contrainte interne qui l’assaille, tout en

faisant porter à d’autres la responsabilité de ses actes. (…) (Celui qui exerce) une relation

d’emprise (…) a lui-même subi les effets que sont la sidération, la peur et la soumission.

C’est d’ailleurs pour tenter d’y échapper qu’il reproduira une situation identique à celle qui

l’a traumatisé, mais cette fois-ci du côté de celui qui domine. »3

A celui qui a été bafoué, anéanti, le fait de dominer par la violence peut sembler la seule

manière d’exprimer l’indicible et d’exister enfin.

Répétitions transgénérationnelles

Des auteurs distinguent « deux types de transmission entre les générations : l’une qui

apporte à la génération réceptrice des éléments assimilables, élaborables, utiles et même

indispensables au développement psychique (transmission intergénérationnelle), l’autre

(transmission transgénérationnelle) qui transmet au contraire des éléments inassimilables

(non-dits, cryptes, fantômes, etc.) constituant autant d’enclaves intrapsychiques, sources de

souffrances, de perturbations et de répétitions tant qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une

élaboration et d’une prise de conscience. »4

Des phénomènes de répétition sont observables dans l’histoire familiale de Mme B.

Lors d’un entretien qui a duré 1h15 à l’AEMO (le 18 février), elle a accepté que nous fassions

ensemble son génogramme. Elle nous a raconté avoir été placée par le Juge des Enfants durant

douze années, ainsi que trois demi-frère et sœurs à différents endroits en France, certains en

famille d’accueil, elle dans plusieurs foyers de l’ASE. Sa mère s’alcoolisait et n’avait pas de

domicile où vivre de façon stable avec ses enfants. Le père de Mme B. a disparu quand elle

avait 5 ans, elle ne l’a jamais revu, il ne s’est pas occupé d’elle. Elle a effectué des recherches

entre ses 13 et 22 ans afin de le retrouver, en vain. Sa mère lui a dit l’avoir « viré parce qu’il

draguait et piquait de l’argent.». Mme B. dit aussi qu’enfant en foyer, elle pleurait beaucoup

parce que sa mère lui manquait. Des difficultés se répercutent en cascades : le logement dont

Mme B. dispose n’est pas adapté pour ses enfants, sans que cela puisse être imputé aux seuls

facteurs socio-économiques, puisque des aides financières pour le traiter et l’aménager sont

possibles, mais que Mme B. n’en est pas demandeuse.

1 Eva THOMAS, op.cit. p.240

2 FERENCZI, op.cit. p.130

3 Inès ANGELINO, « L’enfant, la famille, la maltraitance » Paris : Dunod, 1997, p.33-35

4 Didier HOUZEL, Les enjeux de la parentalité, Erès, 1999, p. 112

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Les pères de ses enfants n’assument pas plus leur paternité que son propre père, ils présentent

des problèmes d’alcool tout comme la mère de Mme B. Nous apprenons aussi en faisant un

génogramme avec Mme B. que sa mère était une fille aînée maltraitée par sa propre mère, qui

ne s’intéressait à elle que pour « lui piquer son argent ». Or Mme B. est également la fille aînée

de sa mère, et elle a des propos que nous avons trouvés particulièrement durs à l’égard de

Sandrine, l’aînée de ses 3 enfants. Elle lui reproche de vouloir lui voler sa place de mère auprès

des deux plus jeunes et de prendre leur défense, se situant comme une rivale par rapport à elle.

Sandrine se montre en effet très protectrice à l’égard de Laura et Marc, dont elle se préoccupe

beaucoup. Peut-être est-il question de « triangle pervers » « dans lequel la séparation des

générations est rompue de façon voilée. »1 ?

Tout parent est un sujet qui doit laisser sa place d’enfant à son propre enfant. Encore faut-il,

pour le pouvoir, avoir déjà eu cette place reconnue. Les enfants se voient doublement niés :

on ne leur reconnaît ni leur statut de personne à part entière, ni leur statut d’enfant à protéger.

« Ainsi on peut voir se développer des manifestations de jalousie des parents à l’égard de leur

enfant devant l’attachement des grands-parents pour leur petit enfant. Une frontière

générationnelle ne peut se poser. Parents et enfants deviennent des frères rivaux (...)

L’enfant se trouve donc en rivalité fraternelle avec son propre parent, et même à une place

d’enfant préféré ce qui alimente la jalousie et la violence. »2

Mme B. m’a semblé se situer comme une petite fille en disant qu’il lui était difficile

d’accompagner Sandrine au Centre Médico-Psychologique, parce qu’elle craignait de s’y

« faire engueuler ». Quant au père de Laura et Marc, la dernière fois que Mme B. l’a vu, il lui a

demandé pourquoi sa fille ne lui avait pas envoyé une carte pour son anniversaire.

J’ai demandé à Mme B. si lui-même le faisait pour sa fille, elle m’a répondu que non.

Selon René CLEMENT, psychanalyste, des parents demeurent prisonniers d’une histoire non

réglée, et « des liens problématiques tissés avec leurs propres parents- liens non résolu, non

détachés, non différenciés, qui font que la dépendance à ces parents du passé perdure. »3

De part les violences, les privations, la négation, le peu de considération dont ils ont été

victimes dans leur enfance, ils souffrent souvent d’une défaillance narcissique fondamentale,

d’une mésestime d’eux-mêmes. Néanmoins, leur soif d’amour et de reconnaissance subsiste

sous la forme d’une profonde carence affective. Ce deuil de ce qui leur a manqué dans le passé

n’ayant pu se faire, les parents vont attendre de leur enfant : «en gros, qu’il les restaure, qu’il

les aime, qu’il les aide à vivre, qu’il les aide à soigner le mal-être en lieu et place des parents

du passé. »4 « L’enfant présenté comme le « tout » d’une mère ou d’un père annonce souvent

un enfant conçu comme réparateur qui viendrait combler un « rien » chez ses géniteurs. »5

Cela peut aussi s’entendre dans la phrase prononcée par Mme B. : « Je veux qu’ils

m’obéissent complètement. » Or il s’agit, là encore, d’une image idéalisée, éloignée de ce

qu’est l’enfant en réalité. L’enfant réel est incompréhensible et décevant :

1 Jay HALEY cité par P. LEBBE-BERRIER, « Pouvoir et créativité du travailleur social, une méthodologie

systémique. » ESF, 1988, p.45 2 C. HAMELIN et M.T MATRAS : « Maltraitance et famille enchevêtrée. Stratégie transgénérationnelle. ».

3 R. CLEMENT, « De la prise en compte de la dysparentalité à la prise en charge des enfants en souffrance. »

Espace social, n°26, mars 1991. 4 R. CLEMENT Ibid.

5 Inès ANGELINO, op.cit. p.156

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« Dès le retour de la maternité, certains se trouvent désemparés avec ce bébé qu’ils

connaissent bien peu. Ses rythmes impérieux, sa fragilité, sa dépendance, ses goûts, ce qui peut

apparaitre comme son intransigeance sont plus ou moins bien acceptés. »1.

Non seulement il ne va pas pouvoir répondre aux attentes que ses parents ont fondées en lui,

mais en plus il va les mettre en grande difficulté et les insécuriser. Trop centrés qu’ils sont sur

leurs propres manques et besoins, les parents ne vont pas parvenir à satisfaire ceux de leur

enfant. Ils vont alors ressentir les nombreuses demandes que celui-ci leur adresse comme des

revendications excessives et déroutantes. « Certains parents perçoivent la personne de leur

bébé comme persécutrice à leur égard. Ils ressentent leur enfant comme mauvais et doivent, en

conséquence, l’empêcher de leur nuire (…). Selon l’intensité de ces perceptions et leur

fréquence, l’enfant sera soumis à des contraintes sévères visant à l’impressionner, à des agirs

agressifs, toujours justifiés par l’obligation de se défendre de lui, « le méchant ». »2

Des actes de maltraitance peuvent commencer à se produire ainsi.

Cela impose une prudence : prêter attention à l’enfant risque d’être mal vécu par son parent.

Il peut ressentir de la rivalité et de la méfiance à l’égard de l’éducateur et de ce que l’enfant lui

raconte. Il peut être tenté d’exercer des pressions supplémentaires sur l’enfant afin qu’il ne

parle pas de ce qu’il vit. Le parent peut se vivre comme persécuté par l’éducateur et par

l’enfant : tout travail avec l’un comme avec l’autre en serait empêché. Dans les cas où il existe

un flou de la frontière générationnelle, il peut trouver insupportable que l’on s’occupe d’abord

de celui-ci alors que sa propre parole n’a encore jamais été accueillie et reconnue.

Cela raviverait sa blessure narcissique, ainsi que sa perception d’avoir un enfant mauvais et

cause de tous ses problèmes. Il s’agit donc de rencontrer l’enfant, le parent et l’enfant dans le

parent, en leur manifestant de l’intérêt et de l’attention, dans l’espoir d’amener le parent à

pouvoir à son tour s’intéresser et être attentif à son enfant.

La personnalité de l’enfant et le rôle actif qu’il joue dans la relation sont aussi à prendre en

compte. « Il risque de s’engager dans un véritable forçage de la relation par un désir d’amour

et de communication qui s’est gauchi. »3

De là, le parent s’enferme dans la reproduction de ce qu’il a subi enfant, en tenant cette fois le

rôle de l’agresseur, mais sans en avoir conscience puisque pour lui, il est la victime de cet

enfant « méchant » dont il doit se défendre. Cette forme de maltraitance psychologique

apparaît comme une tentative du parent de projeter la haine qu’il entretient vis-à-vis de lui-

même sur la personne de son enfant. Cela met en péril l’avenir personnel, familial et social de

l’enfant et de sa descendance à venir, l’intervention éducative ayant aussi une mission de

prévention à l’égard des générations futures.

Le placement n’est pas une solution en soi, à lui seul il ne résout rien : « Soulignons que,

quand bien même un parent ne peut développer suffisamment sa fonction parentale à l’égard

de son enfant étant donné une souffrance psychique de nature psychiatrique, et qu’il y a donc

lieu d’envisager une séparation prolongée, nous recommandons de maintenir un lien, plus que

probablement médiatisé, pour éviter l’idéalisation et le processus de clivage corollaire. »4

1 Inès ANGELINO, op.cit. p.33

2 Inès ANGELINO, ibid. p.40

3 Inès ANGELINO, ibid. p.46

4 Emmanuel de BECKER, « Loyautés et familles Maltraitances à enfants: processus de répétition ».

Revue Temps d’arrêt, p.25

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Les projections parentales sur la personne de l’enfant sont à l’œuvre, parasitées par des

souffrances muettes et non élaborées. Les difficultés psychiques et somatiques de l’enfant

traduisent « la souffrance de chacun des parents projetée dans l’enfant. C’est à une sorte de

mise en scène que l’on a affaire faute, sans doute, de capacité d’élaboration fantasmatique, de

remémoration et de narration. »1

L’ensemble des éléments psychiques, affectifs, cognitifs, communicationnels, familiaux et

sociaux de la situation de l’enfant forment ce que l’on appelle un contexte, étymologiquement :

« ce qui est tissé avec, ensemble » ; il inclut aussi l’intervenant éducatif.

IV) LA RELATION FAMILLE-INTERVENANT,

CARTES INTRAPSYCHIQUES ET SYSTEMIQUES

1) Approche de la dimension intrapsychique

Pour retraduire les traits communs aux personnes accompagnées en AEMO, le langage

psychologique parle d’angoisses de vide, de problématiques abandonniques, de dépendance,

de difficultés à supporter la solitude, de fuite, phobie sociale, troubles des liens, défaillances

narcissiques, etc. Mais est-ce le seul langage adéquat ? Grand nombre des enfants et des

adultes cumulent les difficultés, et il me semble pouvoir faire l’hypothèse que celles-ci se

situent toutes aussi dans leurs rapports à leur famille, leur conjoint, l’école, le travail, le centre

social qui les accompagne, leur voisinage, etc. C'est-à-dire que dans tous les cas, la relation à

l’autre et au monde est difficile. Qu’en est-il de la relation que l’éducateur va pouvoir nouer

avec chacun des membres de la famille ? Les dysfonctionnements en question sont contagieux.

Nous avons vu comment ils se transmettent des parents aux enfants, la confusion générée par

les actes de maltraitance intervenant tant dans l’organisation des relations familiales que dans

la construction du psychisme de l’enfant. Les professionnels eux-mêmes risquent d’être

contaminés, et amenés à mettre en place des mécanismes de défense préjudiciables à la qualité

de leurs interventions.

J’ai été surprise d’entendre des éducateurs qualifier des personnes de « manipulatrices »,

« hypocrites » ou « résistantes ». A quoi tiennent ces réactions, et sont-elles adaptées ?

Comment approcher ces dynamiques interpersonnelles ? Le fait de croire que les personnes

sont « manipulatrices » peut être induit par leurs modes de communication particuliers :

lorsqu’elles tiennent des propos contradictoires ou des discours en contradiction avec leurs

actes, cela risque de nous faire douter de la véracité de leurs propos.

J’ai mentionné (I, 3) le fait que Mme B. avait écrit qu’elle voulait une famille d’accueil pour

ses enfants, puis dit par la suite avoir toujours demandé un foyer (p .9). De même, quelques

semaines après le début de l’A.P des enfants, Mme B. nous a affirmé : « J’ai toujours dit qu’il

fallait séparer Sandrine et Laura », contrairement à sa demande initiale. Cela peut s’expliquer

par le fait qu’étant profondément clivées, les personnes font co-exister des attitudes et des

pensées qui se contredisent sans pour autant s’exclure. En conclure trop vite qu’elles sont

mythomanes ou manipulatrices serait une erreur. Nous l’avons vu, des récits de violences ou

de privations subies peuvent également sembler étranges en ce qu’ils sont dénués d’émotions.

1 Didier HOUZEL, op.cit. p.100

Page 44: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

44

Ce phénomène se retrouve parfois chez des femmes victimes de violences conjugales : elles

énumèrent les sévices endurés sur un ton monocorde. Ce n’est pas là le signe qu’elles n’ont pas

réellement vécu ces scènes de violence, mais plutôt que pour y survivre, elles se sont coupé des

affects insupportables qui s’y associaient.

Des emprunts aux méthodes de psychothérapie peuvent s’avérer particulièrement riches, car

elles donnent des outils pour appréhender les conduites humaines et, de là, orienter les

interventions en fonction des pistes de compréhension choisies. Néanmoins leur utilisation

demande prudence et réflexion. « Toutes les théories sur la psychothérapie (y compris la

nôtre) ont des limites au niveau de la pratique et du concept qui leur sont, par nature,

logiquement inhérents. D’égale importance est le fait que ces limites sont souvent attribuées à

la nature humaine, plutôt qu’à la nature de la théorie. (…) Exposer les prémisses de base de

toute théorie psychothérapeutique aussi clairement et explicitement que possible permet au

moins de percevoir aussi ses implications, limites et possibles substitutions. » 1

Les théories sur les conduites humaines font partie intégrante de l’épistémologie de leur

époque. Dès lors qu’il s’agit de chercher à connaître, nous structurons et construisons selon les

critères et les modèles scientifiques qui s’imposent alors à nous. La psychanalyse, comme la

1ère loi de thermodynamique, conceptualise en termes de conservation et transformation

d’énergie (la libido). Le type de causalité en jeu est linéaire, unidirectionnel. Il pose que

l’évènement A détermine B, que le passé détermine le futur en passant par le présent.

Un travail portant sur les conduites humaines s’oriente alors nécessairement en fonction du

passé. Pour comprendre ce qu’il lui arrive, la personne doit replonger dans son histoire où se

trouvent les causes de son mal-être actuel. Les symptômes observés sont dus à un conflit

inconscient. Le névrosé peut y travailler en tâchant de laisser s’exprimer, d’une façon

sublimée, ce qu’il a refoulé. Son amélioration doit passer par une prise de conscience (insight),

qui permet de libérer les énergies sapées. Comprendre ce qui arrive à l’autre selon cette voie

consiste à rechercher des motivations pour une part inconscientes. C’est le grand intérêt de

cette optique que d’ouvrir vers cette irréductibilité de la personne humaine, de prendre en

compte cette histoire singulière dans ses dimensions profondes et secrètes.

Et c’est aussi sa limite.

La psychanalyse nous aide à approcher les phénomènes intra et inter psychiques via les

concepts de projection, de transfert et contre-transfert.

Le transfert est « l’ensemble des réactions du patient en face de l’analyste, par lesquelles le

patient reproduit les sentiments inconscients qu’il éprouvait dans son enfance à l’égard de ses

parents. »2 La compulsion de répétition prédomine sur le principe de plaisir, c’est ce qui

explique que l’on puisse répéter des situations douloureuses ou pénibles. Cela tient aussi au fait

que nous avons appris certains modes relationnels dans notre petite enfance, et qui sont restés

ancrés en nous. Ainsi des « têtes à claques », expertes dans l’art de susciter l’exaspération

d’autrui, ou des femmes victimes de viols en plusieurs occasions.

Dans le cadre de l’analyse, le patient rejoue ce qu’il a refoulé, ses attitudes psychologiques,

ses réactions de défense, le noyau de son histoire intime et la singularité de sa posture

subjective.

1 P. WATZLAWICK, J. WEAKLAND, R. FISH et A.M BODIN. « Sur l'interaction », Seuil, 1981, p.395

2 Définition du Larousse en 3 volumes, 1966

Page 45: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

45

« Le transfert désigne en psychanalyse, le processus par lequel les désirs inconscients

s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux et

éminemment dans le cadre de la relation analytique. Il s’agit là d’une répétition de prototypes

infantiles vécus avec un sentiment d’actualité marquée. »1

Freud apporte des précisions sur le « maniement du transfert » : il s’agit de « créer de

nouvelles éditions des anciens conflits (…) mais en mettant cette fois en œuvre toutes ses forces

psychiques disponibles, pour aboutir à une solution différente. »2

Le transfert est dû à des phénomènes de projection. Pour M. CAPUL et M. LEMAY, la

fonction projective fait partie des fonctions de la relation éducative : l’éducateur, de par

l’ambiguïté de sa position (partageant des moments de vie quotidienne et au travail), se trouve

être le support sur lequel les personnes projettent leurs affects non résolus, réactualisent des

conflits et répètent des comportements leur ayant posé problème par le passé. Ces projections

sont rarement interprétables dans l’ici et maintenant de l’existence quotidienne. L’éducateur a

à se rendre compte de ce qui se déroule sur lui et ses collègues, en référence à ce qu’il connaît

de l’histoire de la personne, sans quoi il va alimenter aussi bien les mécanismes sains que les

mécanismes pathologiques. En étant attentif à répondre différemment, avec distance par

rapport à ces phénomènes de projection, il va favoriser « l’apparition de malaises, de bien-être

ou d’interrogations qui sont le point de départ d’une nouvelle manière d’être. »3

La relation, base de tout travail éducatif, est envisagée dans ce cadre sous l’angle du transfert

et du contre-transfert. Considérer les projections des autres sur soi ne suffit pas, car celles-ci

marchent dans les deux sens. Le contre-transfert est l’« ensemble des réactions inconscientes

de l'analyste à la personne de l'analysé et plus particulièrement au transfert de celui-ci. »4,

« Les mots échangés actualisent à l’endroit de celui qui supporte le transfert, un certain

nombre d’affects et de représentations refoulées, qui n’ont pas directement à voir avec la

relation actuelle, objectivement parlant. »5

« Qu’en est-il du partage du traumatisme, lequel, de manière paradoxale, peut être non

représentable mais se transmettre ? La psychothérapie des personnes traumatisées entraîne

des réactions fortes chez les cliniciens qui s’occupent d’eux. Ces réactions témoignent d’une

transmission ou d’un partage des expériences traumatiques vécues par ces patients singuliers.

Ces réactions sont considérées comme des aspects du contre-transfert lorsqu’on est dans le

cadre d’une psychothérapie. En fait, on le retrouve chez tous ceux qui s’occupent de personnes

ayant vécu des expériences traumatiques, et il est possible d’appliquer ce terme de contre-

transfert à des situations plus variées que le seul cadre de la psychothérapie. »6

Si le contre-transfert est un outil essentiel pour le psychanalyste, en évaluation MPS on parle

plutôt d’implication, laquelle ne nécessite pas le même degré d’introspection que celui requis

par la cure analytique. La prise en compte des phénomènes projectifs et transférentiels est très

utile pour approcher la dimension implicationnelle de notre intervention.

1 LAPLANCHE et PONTALIS, « Vocabulaire de la psychanalyse », 1992.

2 FREUD, « Introduction à la psychanalyse », (texte des conférences qu’il a prononcées en 1916)

3 Maurice CAPUL et Michel LEMAY « De l’éducation spécialisée », éditions Erès, 1997 p.131

4 LAPLANCHE et PONTALIS, ibid. 5 Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique, Dunod, Paris, 1997 p. 22

6 Christian LACHAL, « Le partage du traumatisme, comment soigner les patients traumatisés »

Le journal des psychologues, n° 253, déc. 2007, janv. 08.

Page 46: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

46

F. ALFÖLDI l’intègre au modèle d’évaluation MPS, où « Elle a pour fonction de développer

les capacités de distanciation du professionnel envers ses affects propres. »1

Il s’agit de travailler à prendre conscience « des mécanismes projectifs, identificatoires, idéaux,

et parfois pathogènes ou pervers mis en jeu dans la relation clinique avec les membres du

groupe familial ». « Le contre-transfert est l’aptitude du thérapeute à savoir répondre aux

actes transférentiels du patient sur le mode professionnellement élaboré en faveur de

l’évolution psychique du patient et non sur le mode symétrique qui alignerait la réplique du

thérapeute sur le registre transférentiel » 2

Mais le maniement de ces dimensions est d’autant plus complexe qu’elles relèvent de

l’inconscient. La pente semble glissante vers des risques de fausses interprétations.

Le professionnel aussi peut projeter les affects et conflits issus de sa propre histoire, sous

couvert d’interpréter les projections des usagers. Le risque n’est-il pas qu’il se dédouane ainsi

de sa propre responsabilité ? Plutôt que de regarder ce qu’il induit dans la relation présente, de

part ses attitudes et comportements, il pourrait mettre les réactions de l’autre sur le compte de

son anamnèse, et d’hypothétiques phénomènes transférentiels. D’autant plus s’il est animé par

un contre-transfert qui est l’écho de ses propres conflits inconscients. Quand une action

conduite avec une personne échoue, la tentation peut être de l’en tenir pour responsable, en

mettant cet échec sur le compte de sa résistance à elle. « L’échec du travailleur social envoyé

auprès de la famille devient parfois une preuve supplémentaire de la gravité de la pathologie

familiale ou la preuve de l’incompétence du travailleur social. Quelle alternative illusoire ! »3

Des concepts comme ceux de névrose, psychose, complexe d’œdipe, de transfert, etc.

peuvent devenir des tiroirs faciles dans lesquels ranger une multitude de conduites très

diverses. Des chercheurs en psychologie sociale ont mis en évidence que le fait d’interpréter le

comportement d’une personne en termes psychologiques ou psychanalytiques pouvait parfois

servir, en fin de compte, à la décrédibiliser. On pourrait dire que si elle se comporte ainsi, c’est

parce qu’elle est psychotique, névrosée, etc., ce qui risque d’amoindrir complètement le

message qu’elle essaye de faire passer. Et en même temps, cela peut être une optique très

confortable qui évite de se remettre en question.

Ainsi la grille de lecture psychanalytique permet la prise en compte de l’histoire passée d’une

personne, et de l’impact que celle-ci produit dans la relation présente. Elle nous ouvre les

portes d’une interrogation sur ce que peut être la vie psychique d’un être humain. Mais en

dehors d’une étude approfondie du contre-transfert, elle occulte la part active et la

responsabilité qui est la nôtre dans l’ici et maintenant de la relation.

Laurent MUCCHIELLI critique le fait que dans le domaine de la psychiatrie criminologique,

il est d’usage d’asseoir arbitrairement ses développements sur la psychanalyse en invoquant

quelques grands ancêtres, parmi lesquels Freud est l’un des plus utilisés.

« Ces utilisations de la psychanalyse (…) accompagnent un discours où l'affirmation

tient lieu de preuve, où la citation d'un maître vaut vérité indiscutable, où l'interprétation

est davantage développée que l'exemple concret qui est le plus souvent réduit à une

portion tellement congrue qu'on peut en dire à peu près n'importe quoi.

1 ALFÖLDI, op.cit. p.117

2 ALFÖLDI, ibid. p.118-119

3 Paule LEBBE-BERRIER « Pouvoir et créativité du travailleur social, une méthodologie systémique. »

Paris : ESF, 1988, p.116

Page 47: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

47

Bref : la référence à la psychanalyse constitue en général un argument d'autorité qui institue

sa vérité en même temps et par le simple fait qu'il s'énonce. »1

N’en déplaise aux partisans d’une science objective de l’homme modelée sur les sciences de

la nature, les théories psychanalytiques ne répondent pas aux critères de la scientificité

proposés par Karl POPPER 2 (1902-1994). Car comme les théories issues du marxisme et de

l’astrologie, elles ne sont pas réfutables. Ainsi la technique psychanalytique a-t-elle peu à

souffrir de remises en question : si un patient va mieux, c’est qu’elle est efficace ; s’il ne va pas

mieux, c’est à mettre sur le compte de ses résistances à lui, et il convient de poursuivre la cure.

Le concept de résistance impose une grande prudence, le risque est de sombrer dans des

attitudes totalitaristes, selon lesquelles nous saurions toujours mieux que l’autre ce qu’il en est

de lui : « Toute la théorie psychanalytique, vous le savez, est bâtie sur la perception de la

résistance que nous oppose le patient quand nous tentons de lui rendre conscient son

inconscient. La résistance se traduit, chez le patient, soit objectivement par un manque d'idées

ou par la survenance d'idées sans rapport avec le thème traité, soit subjectivement, par

l'apparition de sentiments pénibles dès que le thème vient à être effleuré. Mais ce dernier

indice peut aussi faire défaut. Nous disons alors au patient que son comportement nous incite

à conclure qu'il y a résistance. Le sujet répond qu'il l'ignore totalement, ce qui montre que

nous avions raison, mais que la résistance était, elle aussi, inconsciente, comme le refoulé que

nous tentons de supprimer. »3 De la sorte, quelles que soient les réactions du patient, l’analyste

aura raison, son hypothèse a cent pour cent de chances de se vérifier !

De plus, les personnes peuvent s’être construites sur le mode d’un faux-self, habituées à se

faire renvoyer des définitions d’elles mêmes qui ne correspondent pas à ce qu’elles pensent et

ressentent, et à s’y soumettre. Il en est aussi qui ont une longue pratique des services d’aide

sociale. Tout cela ne majore t-il pas le risque qu’elles tendent à nous « donner le change », et

se conformer en apparence à ce qu’elles supposent que nous attendons d’elles ? Dès lors,

comment évaluer la sincérité de leur collaboration avec nous ? Celle-ci n’est-elle pas tributaire

de la nôtre ? Ne pratiquons-nous pas aussi la communication paradoxale avec les familles ?

Un exemple de double-lien est le paradoxe de type : « sois spontané ». « Si l’on demande à

quelqu’un d’adopter un certain type de comportement, jugé jusque-là comme spontané, il ne

peut plus être spontané, parce que le fait de l’exiger rend sa spontanéité impossible. »4

Cela est aussi absurde que de demander à quelqu’un de faire preuve de naïveté : dès lors que la

personne se soumet à l’injonction, elle ne peut l’honorer sans cesser d’être naïve…

Une difficulté similaire se pose à l’examen de la demande des familles. [La demande vient

du latin demandare, confier ; mandare, mander, solliciter.] Les travailleurs sociaux distinguent

souvent « la demande exprimée », explicitée, de « la demande réelle » à faire émerger,

beaucoup considérant qu’il y a une vraie demande sous-jacente à découvrir… Il n’y a plus qu’à

souhaiter que les personnes disposent d’assez de ressources pour s’opposer à ce décalage entre

ce qu’elles disent vouloir et sont censées vouloir !

1 Laurent MUCCHIELLI, « Quelques interrogations épistémologiques sur la psychiatrie

criminologique française (à partir d'un ouvrage récent) », 1999. 2 Karl POPPER, « Conjectures et réfutations », Paris, Payot, 1985

3 FREUD, « 3ème

des nouvelles conférences sur la psychanalyse : les différentes instances de la

personnalité psychique. » 4 P. WATZLAWICK, J. HELMICK BEAVIN, D. JACKSON, « Une logique de la communication »,

Paris : Le seuil, 1972, p. 241

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48

Il peut certes y avoir des attentes sans demandes, et des demandes sans attentes. Celles-ci sont

liées aux représentations que les familles se font de l’offre du service, et de ce que nous leur en

communiquons. Quelles sont nos projections sur elles ? Dans quelle mesure ne contribuons-

nous pas à la chronicisation des difficultés, par un discours axé exclusivement sur le passé, et

qui fait la part belle aux déterminismes ?

Des personnes ont fort heureusement témoigné de la possibilité d’échapper à la répétition des

maltraitances subies. Ce ne sont pas celles dont on entend le plus parler, elles n’en démentent

pas moins l’équation : « enfant maltraité = futur parent maltraitant ».

Par exemple Tim GUENARD, auteur d’un livre intitulé « Plus fort que la haine »1, raconte

qu’il a été abandonné à l’âge de trois ans par sa mère, puis gravement maltraité par son père et

sa belle-mère. Il a ensuite erré de familles d’accueil en institutions, où il n’a pas toujours été

mieux traité. Il est aujourd’hui marié et père de quatre enfants, son histoire étant démonstrative

d’une forte « résilience ». Ce terme est emprunté à la physique où il sert à qualifier le degré de

résistance aux chocs d’un corps. Cette faculté à encaisser les coups durs portés par la vie est

pointée par Boris CYRULNIK. Selon lui, les principales caractéristiques des personnes

résilientes sont la capacité de tisser des relations sociales, de raconter son histoire en s’en

distanciant pour lui donner du sens, et l’humour. Cela passe par la rencontre de personnes

significatives faisant office de « tuteurs de résilience » sur lesquels ils puissent prendre appui.

Par conséquent, les compétences de l’intervenant doivent peut-être moins se centrer sur

l’expertise des problématiques, et davantage sur les jeux relationnels, en acceptant un

engagement ouvert à l’indéterminisme et à l’incertitude.

2) Approche systémique

L'approche systémique est un champ interdisciplinaire relatif à l'étude d'objets complexes,

réfractaires aux approches de compréhension classiques. Le schéma de causalité linéaire est

dans certains cas peu opérant pour rendre compte du fonctionnement d'un ensemble d’éléments

en relation. En particulier dans toute interaction entre personnes, il s’avère limitatif.

Cette approche est bâtie sur le modèle cybernétique : la matière considérée est de

l’information, et la causalité ne se travaille plus à sens unique : les transformations sont

pensées en termes de rétroaction. Simultanément A, B, C, etc., interagissent et se trouvent pris

dans un système dont ils font partie. Ce système est plus que la somme des parties qui le

composent ; il est pour elles aussi déterminant qu’elles le déterminent. Chacun fait partie d’un

ensemble, réagit par rapport à des déséquilibres et en produit à son tour.

Le concept d’homéostasie désigne le processus par lequel le système s’autorégule et assure la

stabilité nécessaire à son fonctionnement, en exerçant des effets auto-correcteurs en réponse

à des perturbations internes et externes. La causalité linéaire pose que telle cause détermine tel

effet. La causalité circulaire considère qu’une même cause peut avoir plusieurs effets, et un

même effet des causes différentes, ce qui permet d’échapper à une vision déterministe. En cela,

elle semble mieux rendre compte de ce double mouvement de l’interaction entre personnes, où

le comportement de chacun est à la fois cause et effet du comportement de l’autre.

En thérapie systémique, le travail ne s’oriente pas vers la dimension de l’esprit considéré

comme une monade indépendante. La personne est appréhendée dans tout le contexte des

relations qui tissent son ici et maintenant. Si elle se trouve prise dans un comportement

1 Tim GUENARD, Plus fort que la haine, J’ai lu, Paris, 1999, 221 p.

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49

symptomatique, le travail porte sur ses relations interpersonnelles et les fonctionnements

actuels dans lesquels elle est prise, non sur le champ clos de son histoire passée et de son

espace intra-psychique. Il ne s’agit pas du pourquoi, à cause de qui ou de quoi. On va chercher

le comment. En quoi la place et la fonction de chacun font-ils partie intégrante de l’équilibre de

ce système ? Dans tous les cas de troubles relationnels, plutôt que de chercher quel est celui

qui ne tourne pas rond, ou lequel a commencé, on va se centrer sur l’interaction. Comment le

dysfonctionnement se trouve alimenté par les places respectives de chacun, comment plus l’un

est ceci, plus l’autre est cela, et se perpétue ainsi un engrenage. Par cette façon de voir, on

échappe à la formulation de questions sans issue : qui de l’œuf ou de la poule (ou dans le

conflit) a commencé ? Est-ce la faute des parents si l’enfant a des troubles du comportement,

ou bien ce qui semble dysfonctionner chez eux est-il dû aux troubles de leur enfant ?

Grégory BATESON1 (1904-1980), anthropologue, psychologue et épistémologue américain,

propose d’envisager la schizophrénie comme un trouble résultant de l’équilibre des relations et

des communications au sein de la famille. Cela autorise l’expression de « familles à

transactions schizophréniques », et impulse leur orientation aux thérapies familiales

systémiques. Le malade désigné apparaît comme un symptôme de l’ensemble du système qui

concerne chacune des personnes impliquées. Il n’y en a pas un qui est cause et les autres qui le

subissent, mais chacun a une part de responsabilité dans le dysfonctionnement auquel il

contribue malgré lui. Ce n’est donc pas seulement que le système soit déséquilibré de part les

dysfonctionnements apparents de tel ou tel individu, c’est que l’homéostasie de ce système

repose aussi sur eux. Les autres qui s’en plaignent sont pris dans des liens problématiques, et

s’astreignent aussi à perpétuer la logique du système malade. De là, il ne peut être question de

se contenter de coller des étiquettes, ni d’en appeler à la pathologie ou aux hypothétiques

conflits intra-psychiques de l’un ou de l’autre. Une personne qui « disjoncte » dans un système

donné pourrait trouver un équilibre différent au sein d’un autre système.

Transposé dans le champ thérapeutique, le modèle systémique a permis, entre autres,

l’émergence des thérapies brèves, stratégiques, centrées sur les solutions, etc. Ces courants

s’inspirent beaucoup de la réflexion de l’école de Palo Alto en Californie, qui a inauguré la

pragmatique de la communication2. Celle-ci s’intéresse à l’influence de la communication sur

le comportement et à l’interdépendance entre individu et milieu. Elle observe les effets

tangibles qu’un comportement a sur les autres, les réactions qu’il suscite et le contexte au sein

duquel il s’exprime. Il en ressort quelques principes :

- On ne peut pas ne pas communiquer, tout comportement est un message pour celui qui le

perçoit.

- Toute communication exerce une forme d’influence sur celui auquel elle s’adresse.

- La communication humaine est à la fois analogique (non-verbale) et digitale.

- «Toute communication présente deux aspects: le contenu et la relation, tels que le second

englobe le premier et par suite est une métacommunication. » Le contenu désigne ce

que je veux dire, et la relation, le cadre qui préside à l’émergence des significations

possibles de ce que je dis. C’est principalement le langage analogique qui me renseigne

sur ce cadre. La manière d’exprimer une phrase est chargée de beaucoup plus de sens

que les mots eux-mêmes, elle peut même en changer complètement le sens. Les gestes,

le regard, le ton de la voix sont autant de signes qui peuvent modifier le sens d’un message.

1 Grégory BATESON, Vers une écologie de l’esprit, t. II, Seuil, Paris, 1980.

2 P. WATZLAWICK, J. HELMICK BEAVIN, Don D. JACKSON, « Une logique de la communication »,

Le seuil, 1972, 280 p.

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50

En cela ils sont une communication qui porte sur le message et qui l’englobe, soit une

métacommunication. Tout cela participe du contexte dans lequel le message est émis, et

qui doit être pris en compte pour le déchiffrer. Cette notion est à rapprocher de celle de P.

LEBBE-BERRIER qui parle d’ « implicite relationnel ».

- «Tout échange de communication est symétrique ou complémentaire, selon qu'il se fonde

sur l'égalité ou la différence ». L’aspect relationnel d’une communication se fait

principalement sur deux modes. Le mode symétrique établit une interaction en miroir :

plus l’un se vante, s’affirme, se plaint, plus l’autre en fait de même. Dans une interaction

de type complémentaire, plus l’un prend la position haute, plus l’autre prend la position

basse, plus l’un fait le maître, plus l’autre fait l’élève. Il va de soi que dans les faits ces

catégories se chevauchent le plus souvent, elles ont d’ailleurs à y gagner une certaine

souplesse.

Des personnes prises dans une surenchère d’escalades symétriques, dans un système

permanent qui produit des définitions conflictuelles de la relation, sont comme dans un jeu

sans fin. Elles ne peuvent y échapper, car elles centrent leurs échanges sur le contenu de

leur communication et restent prisonnières des règles à l’intérieur de ce jeu. L’issue est

alors qu’elles métacommuniquent au sujet de ces règles et de leur relation, en se situant à

un niveau de lecture supérieur. Cette position de relative extériorité ne garantit pas pour

autant l’objectivité.

La 1ère cybernétique se poursuit d’une deuxième. Cette cybernétique de second ordre1

insiste sur le fait que quiconque veut agir sur un système se trouve lui aussi en faire partie,

et contribuer à en conserver ou en transformer l’équilibre. C’est une façon pour l’observateur

de prendre en compte sa propre influence. Les émotions qui émergent chez lui dans le cadre de

la relation thérapeutique sont utilisées, à condition qu’elles puissent avoir un sens pour

l’ensemble du système. C’est ce que désigne le concept de résonance mis au point par Mony

ELKAIM, qui est proche de celui de transfert et contre-transfert, à ceci près que le sens des

émotions et projections ne se limite pas aux individus pris isolément. Ce que chacun est et

ressent dépend de ce que sont et ressentent les autres avec lui. « La résonance n’est pas un fait

« objectif », il ne s’agit pas d’une vérité cachée (…) ; elle naît dans la construction mutuelle

du réel qui s’opère entre celui qui la nomme et le contexte dans lequel il se découvre en train

de la nommer. »2

La cybernétique de second ordre implique que l’intervenant est pris dans le système de

relations au sein duquel il souhaite intervenir. Les solutions qu’il va être tenté de proposer iront

dans le sens de la logique de ce système, et viseront naturellement à le maintenir tel quel plutôt

que d’y amener du changement. La méconnaissance de la causalité circulaire explique que bien

des actions de changement ont au final des résultats inverses à ceux qui sont recherchés. Ce ne

sont que des changements de niveau 1, qui maintiennent l’équilibre du système, sans rien y

apporter de nouveau. Le système passe par tous ses changements internes possibles sans

effectuer de changement de structure et reste prisonnier d’un jeu sans fin, car incapable

d’engendrer de l’intérieur les conditions de son changement. En s’engageant un peu plus dans

cette voie, un peu plus fort, un peu plus loin, on se trouve pris dans une course-escalade qui

amène à faire « toujours plus de la même chose », c’est-à-dire à se créer ainsi des problèmes

supplémentaires. C’est dans cet acharnement à essayer une solution qui n’est pas opérante que

réside finalement le maintien, la chronicisation du problème.

1 Heinz VON FOERSTER (déjà cité p.18) « Ethique et cybernétique de second ordre »

2 Mony ELKAIM, « Si tu m'aimes, ne m'aime pas ». Poche. Seuil, 2001, p. 184

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Par exemple, si mon commerce ne marche pas, c’est parce que je n’ai pas investi assez

d’argent, je vais donc en réinjecter (et me ruiner) davantage ; ou si un jeune pose des

problèmes à ses parents, c’est qu’ils doivent encore davantage le contraindre et le contrôler...

« Par exemple, quelqu’un suppose, pour une raison quelconque, qu’on ne le respecte pas ;

et il a, à cause de cette supposition, un comportement tellement hostile et méfiant,

et il manifeste une telle hypersensibilité qu’il provoque chez les autres un sentiment de mépris

qui lui « prouve » sans cesse que sa profonde et solide conviction est vraie. » « (…) ce sont les

mesures prises en tant que réaction (supposée) à l’évènement prévu qui provoquent elles-

mêmes cet évènement. Ce qu’on suppose être une réaction (un effet) est en fait une action (une

cause). Autrement dit, la « solution » engendre le problème » 1 et le chronicise.

Seuls des changements de niveau 2 peuvent modifier cet équilibre, par l’énonciation commune

d’une méta-règle portant sur les règles usitées à l’intérieur du système. Pour l’intervenant,

il s’agit de créer une rupture dans le cercle des réactions circulaires qui entretiennent

le problème, en amenant une redéfinition de la situation (recadrage), qui entraîne une

modification de la perception de la réalité qu’a le patient.

Lorsqu’on décrit une personne ou un groupe de personnes, on ne le fait pas tels qu’ils sont

objectivement. C’est toujours sur la relation qui nous relie à eux que portent nos réflexions.

La réalité en elle-même n’existe pas, nous existons au travers des liens que nous tissons avec

les autres. La réalité renvoie aux représentations que nous co-construisons tous ensemble.

Alors toute intervention est pensée comme une mise au travail de ces représentations

mutuelles.

B. CYRULNIK dans « Les vilains petits canards » dit qu’ « il faut frapper deux fois pour

faire un traumatisme. Le premier coup, dans le réel, provoque la douleur de la blessure ou

l’arrachement du manque. Et le deuxième, dans la représentation du réel, fait naître la

souffrance d’avoir été humilié, abandonné. ». « le premier, dans le réel, c’est la blessure ; le

second, dans la représentation du réel, c’est l’idée que l’on s’en fait sous le regard de l’autre.

Ce second coup qui semble être « le coup de grâce » peut se manifester dans la représentation

qu’a l’entourage, du traumatisme vécu par le patient. Ce n’est pas le traumatisme qui invalide

mais sa représentation.»

P. WATZLAWICK rejoint aussi Heinz VON FOERSTER en distinguant la réalité de 1er

ordre (faits observables par tous hors interprétations personnelles) et la réalité de second ordre

qui regroupe toutes les représentations et interprétations construites au sujet des faits. « (…)

on fait une confusion entre deux aspects différents de ce que nous appelons la réalité.

Le premier a trait aux propriétés purement physiques, objectivement sensibles des choses, et

est intimement lié à une perception sensorielle correcte, au sens commun ou à une vérification

objective, répétable et scientifique. Le second concerne l’attribution d’une signification et

d’une valeur à ces choses, et il se fonde sur la communication. »2

C’est par un travail de recadrage portant sur les représentations (réalité de second ordre)

que l’on peut modifier la réalité quand celle-ci pose problème. Les mêmes comportements vont

être revisités différemment, en utilisant l’humour, la métaphore ou tout autre langage

permettant un regard décalé, dans une tentative de faire émerger ensemble une nouvelle

signification.

1 P. WATZLAWICK, « L’invention de la réalité », Le seuil, 1988, p.109 et 112

2 P. WATZLAWICK, « La réalité de la réalité, confusion, désinformation, communication »,

Le Seuil, 1978, p.137

Page 52: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

52

Que celle-ci soit plus ou moins « vraie » n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la façon

dont chacun va s’en saisir, et comment elle va s’avérer opérationnelle ou non.

« Il y a mille manières de construire un problème et une situation. Si la lecture que nous en

avons faite nous met dans une impasse, il vaut mieux chercher à construire la réalité

autrement. »1

Les actes de maltraitance ne s’adressent pas à l’enfant lui-même, mais à ce qu’il représente

pour son parent. Une mère peut penser : « « cet enfant est le mien, il pleure, je dois le

consoler. », mais cela peut être aussi « cet enfant est le mien, il pleure, je suis une mauvaise

mère » (…) de cette construction de la réalité dépendra la suite de l’interaction.»2

Ce n’est donc pas l’enfant lui-même qui provoque les violences ou les négligences, mais la

perception qu’a son parent de lui, et à laquelle il finit par s’identifier. L’éducateur doit donc

prêter attention à ces projections, perceptions et représentations de la réalité des personnes.

Dans tous les cas, il nous faut échapper à « une définition figée du problème qui enferme

dans un passé lourd. », pour plutôt chercher en quoi « « C’est justement le bon moment pour

un changement.» Le bon moment pour essayer autre chose est fondamentalement lié au fait

que la définition du problème vient d’être retravaillée, reformulée, reconstruite. Avant ce

n’était pas le moment puisqu’on ne voyait pas les choses comme on les voit maintenant.

Affirmer « c’est le bon moment » libère toute l’énergie qui était concentrée sur la justification

du passé, pour se centrer sur ce qui vient. » 3

Le concept psychanalytique de résistance est aussi repris et décliné différemment. Quand les

membres d’un système semblent faire preuve de résistance en n’adhérant pas à ce que

l’intervenant leur propose, n’est-ce pas plutôt lui-même qui finalement se montre résistant ?

C’est effectivement le cas quand il persiste à imposer sa propre lecture de la réalité.

« Il suffit d'être cohérent et conséquent dans la pensée systémique en décodant le

comportement du client comme une information. »4

Cette information (la résistance du patient) sera alors utilisée pour proposer une nouvelle

lecture pouvant être significative pour l’ensemble du système, et non pour le seul thérapeute.

Les thérapeutes stratégiques et provocateurs s’emploient à utiliser aussi la résistance, en

permettant qu’elle soit mise au profit des objectifs de la thérapie d’une façon indirecte.

Ils pourront aller jusqu’à dire à quelqu’un de très résistant qu’ils se sentent incompétents, tant

sa situation est désespérée, afin que celui-ci réagisse pour leur montrer qu’ils ont tort.

La lecture systémique multiplie les possibles et montre comment il existe plusieurs façons

de réagir adéquates, les possibilités d’action se situant au niveau de tous les acteurs.

« Mais il ne faut pas cacher d’autre part les dangers d’une utilisation trop systématique

de l’approche systémique et, une fois de plus, nous voila guettés par le

danger des dogmatismes : l’approche systémique se ramenant à un systémisme intransigeant.

1 Olivier AMIGUET, Claude Roger JULIER et al., « Les enjeux contradictoires dans le travail social,

perspective systémique », Eres, collection relations, Ramonville Ste-Agne, 2004, p.164 2 Loïc CORCHUAN, « Les niveaux de réalité impliqués dans l’acte de maltraitance », 2004

3 Olivier AMIGUET, Claude Roger JULIER, op.cit. p.179

4 LE FEVERE DE TEN HOVE, « Le pays où la résistance n’existe (presque) pas : ou, comment infléchir la

résistance vers une coopération ? »Thérapie familiale, vol.17, n°2, p.351-358 : Editions médecine et hygiène,

Genève, 1996.

Page 53: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

53

Nous voici menacés par la séduction exercée par des modèles conçus comme des

aboutissements de la réflexion et non comme des points de départ de la recherche; nous voici

tentés par la transposition trop simpliste de modèles ou de lois biologiques à la société.

L’un des plus graves dangers qui menacent l’approche systémique, c’est la tentation de la

théorie unitaire, du modèle englobant ayant réponse à tout, capable de tout prévoir. »1

Le travail éducatif a donc tout à gagner dans l’utilisation complémentaire de ces modes

d’approches : psychanalyse et systémique. Chacune pallie les limites respectives de l’autre :

- la psychanalyse est axée sur l’individu et son histoire, elle interroge le passé, le pourquoi,

la dimension inconsciente du comportement. Elle donne une carte des territoires intra-

psychiques.

- la systémique se centre sur les interactions circulaires, le comment ici et maintenant. Elle

donne une carte des relations interpersonnelles.

« Multiplier, différencier et confronter les points de vue permet de s’exposer aux autres et de

se prémunir contre les tentatives réductionnistes. »2

Ce n’est pas un luxe aux vues de la complexité de notre champ d’intervention, qui se situe à

l’intersection de l’individuel et du collectif. Une grande attention doit être accordée aux

significations que nous-mêmes et les familles accordons à l’intervention, sachant qu’elles font

intervenir des éléments intrapsychiques, mais pas uniquement.

3) Le contexte de la demande

Aide et contrôle social

Qu’en est-il de notre présence en tant que référent éducatif mandaté par la société, l’ASE ou

le JE, pour la protection de l’enfant ? Ce contexte favorise t-il une relation sincère et de

confiance ? La prise en compte du contexte relationnel et social éclaire la compréhension de la

demande sous un nouveau jour, celui du paradoxe généré par une intervention à deux visages,

à la fois aide et contrôle social. « (…) dans le domaine précis de l’aide à l’enfance,

les procédures de prise en charge sociale instituées il y a peu, se fondent sur des

représentations idéologiques qui participent à un projet pernicieux de contrôle social.

L’absence d’une réflexion éthique augmente le risque de mettre en place des violences sociales

isomorphes à celles qu’on veut supprimer. »3

Ainsi, à des familles dans lesquelles la personne de l’enfant n’est pas ou mal reconnue, où les

exigences à son endroit sont disproportionnées (quoiqu’il fasse, ce ne sera jamais bien),

et les perceptions négatives et violentes à l’égard de son ressenti intime, n’allons-nous pas

infliger un traitement similaire ? Existerait-t-il aussi des confusions de langage entre famille et

intervenant, propices à la réactualisation de l’ambivalence, des risques d’idéalisation et de

relations fausses basées sur la soumission ? « Naturellement, dans la vie de chacun, nous

observons tous les degrés de cet état de choses. Habituellement, le vrai "self" est protégé tout

en ayant une certaine vie, tandis que le faux "self", c’est l’attitude sociale. A l’extrême de

l’anormalité, on peut aisément faire l’erreur de considérer le faux "self" comme authentique, si

bien que le vrai "self" est menacé d’anéantissement. »4

1 Michel BLANCHARD, « La pensée systémique » (sur le site internet du village systémique)

2 Maurice CAPUL et Michel LEMAY, « De l’éducation spécialisée », p.20

3 Guy HARDY, Christian DEFAYS, Hubert GERRENKENS, « La Conjuration des Bienveillants ! »

Un résumé de cet article est paru dans le numéro 152 du Journal du Droit des Jeunes (fév. 1996, Belgique). 4 WINNICOTT op.cit. p. 106

Page 54: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

54

Ce paradoxe d’une intervention alliant aide et contrôle rejoint celui qui se manifeste

fortement dans certaines institutions psychiatriques, où les personnes sont hospitalisées

d’office ou à la demande d’un tiers. Comme le remarque Jay HALEY, « En définitive, c’est

seulement si (la personne) admet avoir besoin d’être à l’hôpital, qu’elle pourra sortir ».1

N’allons-nous pas juger de même que c’est seulement si les parents reconnaissent leurs

difficultés et leur besoin d’être aidés par nous, que l’on pourra considérer qu’ils sont

susceptibles de s’améliorer ?

« N’avais-je pas assimilé, intégré ce raisonnement tautologique conduisant à percevoir que

celui qui semblait ne pas bénéficier des effets salvateurs de mes savoirs et savoir-faire révélait

somme toute - non pas l’impertinence de ceux-ci - mais bien plus le fait qu’il devait plus

encore y être soumis. Si l’action psycho-médico-sociale et éducative demandée n’avait pas de

résultat, qu’à cela ne tienne, c’est qu’elle devait être amplifiée (…) dans cette logique où il y a

l’aidant et l’aidé, celui qui sait et celui qui ne sait pas. (…) »

« Selon Cartuyvels (1994), le contrôle social résulte d’une tension dialectique entre souci de

protection sociale (assurer la protection des exclus contre la violence du social) et de défense

sociale (assurer la protection de la société contre des individus déviants). A l’aube des années

1980, la fin d’un rêve de Justice sociale et l’épuisement de l’Etat-Providence ont transformé

profondément la perception de la déviance. Partant d’une lecture mettant l’accent sur des

rapports sociaux, le discours a de plus en plus privilégié les rapports de sujet à sujet. (…)

Consécutivement à ce glissement, la résolution des problèmes présentés se focalise sur

l’individu. La perspective de changement est dès lors envisagée à son niveau. « Responsable

sinon coupable » de sa déviance, l’individu est responsable de son changement. C’est de son

changement que peut émerger la résolution de son problème et donc de la problématique

sociale qui ne fait que révéler cette difficulté. Il doit « se » changer. (…)

Cette prémisse utopique (Watzlawick et al. 1975) permet d’éclairer la transformation des

dispositifs d’aide à l’enfance. Le large mouvement de déjudiciarisation vis-à-vis des situations

de mineurs en danger que nos contextes canadien, belge et français (dans une moindre

mesure) ont connu ces dernières années, peut en être perçu comme une conséquence. Cette

tendance semble en effet soutenue par l’idée généreuse de renforcer l’accessibilité des services

d’aide aux personnes (désignées) « en problème ».(…) Cependant, la différence entre ce que

les choses sont en réalité (« nombre de personnes déviantes ne se perçoivent pas comme telles,

ne veulent pas changer et donc ne demandent pas d’aide ») et ce qu’elles devraient être

d’après une certaine prémisse (« TOUS les déviants devraient se percevoir comme tels, vouloir

se changer et demander de l’aide ») a été évacuée (cf. Watzlawick et al.1975). Toute personne

identifiée comme déviante, a été considérée comme « potentiellement en demande d’aide ».

C’est dès lors en toute logique que les nouveaux services sociaux se sont vus confier la mission

complémentaire de gérer les signalements et les dénonciations, envisagés comme de simples

repérages sociaux d’individus potentiellement en demande d’aide. »2

« Ce n’est pas assez de tolérer la contrainte, il faut la vouloir. (…) De fait, la différence

entre une société permissive et une société répressive est malheureusement une question de

degré et non de substance. Aucune société ne peut se permettre de ne pas se défendre contre la

déviance, de ne pas essayer de transformer ceux qui s’opposent à ses règles et à sa

structure. »3

1 Jay HALEY, Thérapie et contrôle social, Genève, 1982, vol.3 p.130 (p.115-132)

2 G. HARDY, De la compétence des familles à la compétence des systèmes d’intervention, Cahiers de

l’Actif, n°332/333, La grande Motte, Janvier 2004 3 P. WATZLAWICK, J. WEAKLAND, R. FISCH, « Changements, paradoxes et psychothérapies », Seuil,

1975, p.89

Page 55: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

55

Faut-il valoriser la contrainte et imposer aux parents ce que nous jugeons bon pour leurs

enfants, dans une visée purement normative de redressement des déviances ? Sans cela,

comment leur insuffler les bonnes conduites à adopter ? S’agit-il plutôt de leur proposer

une aide émancipatrice, en favorisant les conditions d’émergence d’une vraie demande d’aide ?

Comment mesurer la réelle volonté de coopérer au changement des personnes ?

Le refus de collaboration des parents peut nous apparaître comme un signe supplémentaire de

leur incurie, de leur problème, et du fait qu’il est donc encore plus nécessaire de leur prouver

qu’ils ont un problème et besoin de notre aide, chaque comportement renforçant l’autre.

Mais encore, quand ils disent le reconnaître, n’est-ce pas là une manœuvre visant à tromper

l’intervenant ? Cette attitude risque d’entretenir un cercle vicieux.

La demande en contexte d’aide contrainte

Que dois-je comprendre de la demande de Mme B. disant vouloir que nous l’aidions à

« poser son autorité sur les enfants » ? S’agit-il là de ce qu’elle pense que nous voulons qu’elle

veuille ? La MECS tâchait de son côté de l’associer aux démarches concernant la santé des

enfants. En ne venant pas aux rendez-vous, que nous montrait-t-elle ? Nous avons alors pensé

que cela pouvait être vécu comme harcelant et pénible pour Mme B., qui avait demandé cet

accueil provisoire en vue de se reposer. Plus de sollicitations de notre part l’amenaient peut-

être à nous fuir encore davantage…

Lorsque j’ai accompagné l’éducateur référent et Mme B. pour rencontrer les enfants à la

MECS, 12 jours après le début de leur accueil, j’ai eu l’occasion de parler quelques minutes

seule avec Mme B. Elle m’a alors montré des photos prises le week-end précédent, me disant,

tout en me les montrant, avoir photographié ses enfants au parc afin de pouvoir attester auprès

des éducateurs de la MECS qu’elle les y avait bien amenés ! Elle m’a aussi dit : « Je sens bien

que vous êtes une personne sympa, je vous aime bien. » Quelle position adopter en réponse ?

Quant à ses démarches d’insertion professionnelle, quand mon stage s’est terminé, à ma

connaissance elles étaient bloquées, car Mme B. ne parvenait pas à faire sa photo pour avoir

une carte d’identité. C’était le préalable requis pour qu’elle puisse envisager de s’inscrire dans

un projet de formation. L’angle de travail retenu ne permettait pas de lui proposer de

l’accompagner dans ses démarches, je ne sais pas si ce chemin se serait avéré pertinent ou non.

J’aurais trouvé intéressant d’accompagner la famille dans des moments de transition entre la

MECS et le domicile, trajets avec les enfants que Mme B. décrivait comme difficiles, mais les

visites se limitant au dimanche et la durée de mon stage ne m’ont pas permis de le lui proposer.

« Les familles dans lesquelles interviennent les services d’AEMO sont, presque par définition,

des familles qui ne peuvent formuler des demandes (…). Rupture de la capacité de lien social,

communication qui utilise plus le non-verbal et le passage à l’acte que le mode verbal,

font que l’impossibilité d’explicitation d’une quelconque demande constitue l’une

des caractéristiques mêmes de ces familles. (…) Pourtant, certaines familles se

montrent capables de formuler clairement une demande directe d’intervention au Juge des

Enfants ou au Conseil Général, ou bien en cours de mesure, de demander elles-mêmes une

aide spécifique –autre que financière – pour tel ou tel membre de la famille (examen

psychologique d’une enfant, soutien à une mère déprimée…) Attention danger ! Il importe

de ne pas se réjouir de voir enfin émerger une demande, ou d’avoir enfin une intervention

sollicitée par la famille. C’est très certainement un piège ! Notre contexte de travail n’est

pas un contexte d’intervention en réponse à des demandes directes. (…) tout le monde,

juge, service, famille, sait qu’il s’agit d’une mission confiée par un représentant de la société

avec obligation de rapport dans le cadre d’une ordonnance ou d’un jugement social.

Page 56: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

56

C’est donc bien en acceptant l’idée que le travail d’aide est inséparable d’une tâche de

contrôle que l’intervenant peut parvenir à se dégager du malaise éventuel de sa tâche. (…)

Le paradoxe, ce n’est pas de devoir apporter en même temps aide et contrôle, c’est de

constater que l’affirmation du contrôle facilite l’exercice de l’aide. (…) L’intervention –

contrôle et aide- sera facilitée si par ailleurs l’intervenant a le souci de ne pas se focaliser

d’entrée de jeu sur les symptômes présents dans la famille, et pour lesquels, encore une fois, il

n’y a pas a priori de demande d’aide. Le problème qui justifie notre intervention, c’est bien

que la famille a été repérée par le socius, c’est le signalement. »1

Des parents qui s’étaient adressés aux services sociaux pour solliciter une aide financière

peuvent se retrouver avec une mesure de protection pour leur enfant. Non seulement ils doivent

se dire d’accord pour recevoir cette aide qu’ils ont rarement demandée eux-mêmes, reconnaitre

les difficultés pour lesquelles la situation de leur enfant a été signalée, mais encore démontrer

leur volonté et leur capacité d’y remédier. Ils ont parfois vécu le signalement comme une

dénonciation mensongère et persécutrice à leur encontre, l’intervention des travailleurs sociaux

risque alors de leur apparaître comme du contrôle social bien plus que comme une aide dont ils

ont réellement besoin ; ils n’ont rien demandé, ne souhaitent pas que d’autres se mêlent de

leurs affaires et veulent seulement qu’on les laisse tranquilles. Ainsi il y a des familles qui ne

viennent pas aux rendez-vous prévus avec elles, que l’on n’arrive pas à joindre au téléphone,

qui ne répondent pas à nos courriers, et nous tiennent autant qu’elles le peuvent éloignés de

leurs vies. Le chemin pour parvenir à établir une relation, a fortiori de confiance, reste entier à

parcourir…

A l’occasion de mon stage, j’ai rencontré des parents qui étaient demandeurs de la mesure

d’AEMO judiciaire, et des parents suivis par la voie administrative qui m’ont semblé peu

motivés et coopérants. Pourtant l’AED est soumise à la demande et à l’accord des parents,

alors que le JE doit s’efforcer d’obtenir leur adhésion mais reste seul maître de ses décisions

dans l’intérêt de l’enfant. Cela amène à distinguer l’accord (de cor, cordis : cœur, même

étymologie que le mot concorde) de l’adhésion (haerere, haesum, rester contre, s’attacher,

s’embourber). Qu’en est-il de cette collaboration avec le service d’AEMO, quand elle est

soumise à l’injonction judiciaire ou encore, dans le cadre d’une mesure administrative, à la

menace d’être judiciarisée ?

La loi du 10 juillet 1989, relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des

mineurs et à la protection de l’enfance, impose au président du conseil général l’obligation

d’informer l’autorité judiciaire sans délai, non seulement des situations de mineurs maltraités,

mais également des situations dans lesquelles la maltraitance est simplement suspectée, dès

lors qu’il est impossible d’évaluer la situation ou si la famille refuse manifestement

l’intervention du service de l’aide sociale à l’enfance. Des parents peuvent se sentir obligés

d’accepter une mesure administrative pour ne pas se voir imposer une mesure judiciaire.

Ils peuvent se montrer réticents, méfiants et sur la défensive, éludant ou niant les possibles

répercussions de dysfonctionnements familiaux sur l’enfant car ils redoutent son placement.

Une dimension contraignante peut donc être inhérente aux deux types de mesures, elle risque

d’avoir pour effet d’annuler leur efficacité. L’intervention est de toute manière toujours

imposée, si elle ne l’est pas d’autorité, c’est l’existence d’une difficulté interne ou externe

insoluble, qui détermine le client à la solliciter.

1 Michel SUARD, « Demande et mandat, aide et contrôle », AEMO Caen-Nord, janvier 1991

Page 57: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

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A l’issue d’un entretien mené seule à l’AEMO, j’ai eu la possibilité de demander à un père

de famille, Mr J. le père de Christophe (p.10), si il voulait bien que je lui pose 2-3 questions

pour mon mémoire de fin de stage, lui disant que je souhaitais mieux comprendre comment les

personnes qui ont une mesure d’AEMO le vivent. Il a accepté. Il m’a dit qu’il ne savait pas que

les AEMO existaient avant, et qu’au début il a été un peu surpris. Il comprend qu’il y ait des

AEMO, « avec tous les gens en détresse », « c’est bien qu’il y ait ces structures là pour essayer

d’aider d’autres personnes avec des gros soucis. » Je lui ai demandé si ses attentes avaient

changé au fil de la mesure, il m’a répondu que sur l’AEMO en général il pensait toujours la

même chose aujourd’hui, mais il a été « très déçu par la conclusion à laquelle le service est

arrivé au bout de 2 ans d’étude », en conseillant au JE de placer Christophe alors que lui-même

venait de faire la démarche de demander sa résidence auprès du JAF. Cela lui a semblé

« aberrant ».

Dans l’une des situations que j’ai rencontrées, une menace de placement était clairement

formulée dans le jugement d’Assistance Educative, pour obliger une mère de famille

récalcitrante à accepter de collaborer à la mesure d’AEMO. Des parents se voient imposer des

droits de visites médiatisés, ce que certains semblent accepter plus difficilement que d’autres.

Ces décisions les qualifient, implicitement ou explicitement, comme présentant une tare, une

nocivité, ou une difficulté à avoir des comportements suffisamment adaptés à l’égard de leurs

enfants. Si l’accueil physique de l'enfant n'est pas toujours considéré par les familles et les

professionnels sous un jour uniquement négatif, le plus souvent « Le spectre du "placement",

menace potentielle ou peur irraisonnée de la séparation, plane en permanence, en esprit au

moins, à l'horizon de cette relation triangulaire comme un obstacle insurmontable où le

dialogue vient buter et où le malentendu s'installe. »1

J’ai notamment rencontré un père affirmant que le jugement d’Assistance Educative était

faux et basé sur des calomnies. Il avait fait une demande d’aide alimentaire auprès de la

circonscription d’action sociale, et ce service avait signalé la situation de son enfant.

Un rapport d’IOE avait précédé ce rendez-vous destiné à ouvrir la mesure d’AEMO,

l’éducateur désigné comme référent et moi en avions lu les conclusions. Un médecin

psychiatre y écrit que Mr D. a été diagnostiqué schizophrène il y a quelques années, et

hospitalisé plusieurs fois. Il refuse de prendre des médicaments et fume des joints de cannabis.

Il est arrivé 3/4 d'h en retard au rendez-vous avec le psychiatre... qui dans son rapport

mentionne ce diagnostic de schizophrénie, et déroule ses observations dans le sens de la

confirmation du diagnostic. L’éducateur en charge de la mesure le reçoit pour la 1ère fois. Il a

lu l'IOE et me dit : "de toute façon, il est schizophrène", me semblant sous-entendre qu’il n'y

aura pas grand-chose à faire avec lui. L’agitation dont Mr D. va faire preuve durant l’entretien

pourra conforter cette première impression : pendant une heure et quart, Mr raconte, en état de

choc, tout ce qu'il a vécu l'année écoulée, il parle, parle beaucoup, et semble chercher à nous

convaincre d'entendre qu'il est de bonne foi, qu'il est choqué par le départ de sa compagne qu’il

aime encore, par l'IOE et par cette mesure, qu'il s'occupe bien de sa fille, qu'il l'aime et craint

que cette situation ne lui échappe de plus en plus. En arrière-plan, le ciel qui pèse comme un

couvercle : la peur envahissante et pas énoncée que son enfant soit placée. Sans oublier qu'il

est au chômage, peu qualifié, et que sa fille est, nous dit-il, tout ce qu'il lui reste.

1 Claude ROMEO, L'évolution des relations parents-enfants-professionnels dans le cadre de la protection de

l'enfance, Octobre 2001, p.13

Page 58: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

58

De là, la donne change considérablement, selon que cette histoire est lue sous l’angle d’une

causalité linéaire ou circulaire. Il m’a semblé à la lecture du rapport d’IOE que ce que le

médecin psychiatre pouvait représenter dans l’esprit de Mr D. ne favorisait pas leur rencontre.

Et à ce 1er rendez-vous à l’AEMO, la position de l’éducateur qui m’a semblée haute et peu

empathique a, je pense, contribué à renforcer un sentiment d’insécurité et de peur d’être

incompris de Mr D. Autant de facteurs interférant sur ce qu’il aura pu nous montrer de lui.

Kenneth J. GERGEN1, théoricien du constructionnisme, propose une nouvelle définition du soi

comme co-création sociale issue de nos relations, il parle d’« actualisation des versions du

soi », intimement liées au contexte que nous partageons avec nos interlocuteurs. Voilà qui en

découd avec la notion d’individu atomisé, isolé et objectivement évaluable.

« Un phénomène demeure incompréhensible tant que le champ d'observation n'est pas

suffisamment large pour qu'y soit inclus le contexte dans lequel ledit phénomène se produit.

Ne pas pouvoir saisir la complexité des relations entre un fait et le cadre dans lequel il

s'insère, entre un organisme et son milieu, fait que l'observateur bute sur quelque chose de

"mystérieux" et se trouve conduit à attribuer à l'objet de son étude des propriétés que peut-être

il ne possède pas. »2

Comment désamorcer les pièges inhérents à ce contexte d’aide contrainte ?

Un travail de réassurance semble nécessaire, qui passe par une clarification du contexte de

l’intervention. On peut se demander qui est réellement celui qui a un problème : l’envoyeur ?

L’école qui fait un signalement parce qu’elle ne parvient pas à gérer les comportements de

l’enfant ? On constate à ce propos un degré de plus ou moins grande tolérance en fonction des

établissements scolaires. Une situation d’inadaptation et la perception que l’on en a sont

toujours relatives, d’où la nécessité de motiver et justifier une mesure d’AEMO, sans quoi elle

risque d’être vécue comme une erreur ou une injustice. Les demandes d’action éducative en

milieu ouvert viennent parfois des familles, mais le plus souvent, elles émanent des instances

institutionnelles. « L’on s’est souvent demandé (…) si le premier client du travailleur social

n’était pas l’institution ou l’administration aux prises avec un client leur posant question ! »3

Comment arriver alors à dégager la demande de l’usager et lui donner la latitude nécessaire

pour s’exprimer ? Il nous faut remonter avec lui le circuit qui a mené à la mesure, pour qu’il

puisse ensuite dire ce qu’il a perçu et compris des attentes des autres. Dans le contexte

judiciaire et dans certains contextes administratifs, reconnaître la non-demande s’impose.

Dans ces situations où la personne est adressée au service d’AEMO par d’autres, il convient de

commencer par « explorer ce que « le client » a saisi de cette référence. Ce qu’il a compris du

problème défini par un autre et qui serait le sien. Ce qu’il croit que ce référent attend de cette

démarche. (…) revoir avec le client si, pour lui, il y a problème, et lequel. »4 C’est alors un

préalable incontournable à la mobilisation des ressources.

« Cette première étape peut être très longue, sans pour autant permettre l’émergence d’une

demande. Reconnaitre leur non-demande est une façon de marquer le contexte et d’éviter de

s’illusionner sur les quelques conversations acceptées » 5

1 Kenneth J. GERGEN, « Construire la réalité, un nouvel avenir pour la psychothérapie », Paris : Seuil, 2005

2 P. WATZLAWICK et al. « Une logique de la communication », Paris : Seuil, 1972, p.15

3 P. LEBBE-BERRIER, « Supervisions éco-systémiques en travail social : un espace tiers nécessaire »

4 P. LEBBE-BERRIER « Pouvoir et créativité du travailleur social, une méthodologie systémique. »

ESF, 1988, p.38 5 P. LEBBE-BERRIE,R ibid. p.39

Page 59: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

59

« Qu’est-ce que l’envoyeur attend de vous, de notre travail, de notre collaboration ?

Comment, concrètement, saura t-il que vous avez répondu à ses attentes ? ». Il est nécessaire

de clarifier la demande, les pressions vécues par chacun des protagonistes et les difficultés

générées par le brouillage de ces deux aspects. L’intervenant est lui aussi soumis à une

contrainte, il a des comptes à rendre au mandataire, et obligation de l’informer de l’évolution

de la situation. Il faut dire aux parents que nous préparons un rapport et évaluons la situation

de leur enfant, et si elle devient trop préoccupante, elle fera l’objet d’un signalement. Cela peut

éventuellement réduire le risque qu’ils ne le vivent plus tard comme une subite menace ou une

trahison de notre part, mais aussi parce qu’il s’agit là d’une réalité à affirmer : l’enfant est à

protéger, en tant que parents, ils doivent assurer sa sécurité et s’ils ne le font pas, la société

s’en chargera.

Ces enjeux doivent être explicités, sans cela la collaboration risque de devenir un rapport

biaisé de pouvoir : « Il s’agit de reconnaître à la personne la compétence, les ressources et la

capacité d’évaluer sa situation et de choisir de se plier ou non aux exigences de l’autre.

Il s’agit de prendre le parti de démystifier le jeu »1. On ne travaille plus avec une personne

en situation de devoir vouloir de l’aide pour son problème quand au départ ce n’est pas le sien.

Qui a le problème auquel la personne contrainte et l’intervenant vont devoir répondre ?

Quels seront les bénéfices et pertes selon que la personne maintiendra le comportement

signalé, ou se soumettra à l’injonction, pour elle-même, et pour son enfant ? Une réflexion

quant à ces enjeux, la clarification des prises de position de chacun des protagonistes et la

spécification des attentes de l’autorité permettent d’éviter les malentendus.

Selon BANDLER et GRINDER, l’attente formulée par l’autorité doit satisfaire aux

conditions suivantes : être énoncée positivement, être testable et évaluable, être

contextualisable et concrète, être sous le contrôle de la personne et être écologique (c'est-à-dire

qu’elle doit tenir compte de la personne dans toutes ses reliances). L’intervenant s’assure que

la personne est en condition de pouvoir répondre à l’injonction. Lorsque les attentes de

l’envoyeur sont identifiées, les multiples échanges, rencontres, confrontations, renégociations

qu’entraîne la mise en œuvre du projet deviennent le lieu de l’intervention et de la

collaboration. Ces auteurs préconisent l’envoi systématique d’un rapport intermédiaire au JE,

reprenant les propositions faites par les parents et/ou l’enfant pour répondre à l’objectif qu’il a

énoncé. « Généralement ces propositions sont plus intéressantes et pertinentes que celles

qu’aurait pu faire l’envoyeur car elles tiennent compte de leur histoire, de leur contexte, de

leurs ressources et compétences. »2

Impact de notre présence

Un texte de Michel Soulé et Janine Noël, « Le grand renfermement des enfants dits cas

sociaux ou malaise dans la bienfaisance » (1971), pointe les dérives liées à l’absence de cette

prise en compte de la place que nous venons occuper dans la situation :

« les modes selon lesquels on cherche à pallier la défaillance des familles aggravent

généralement leur pénalité initiale (…) le fait même de devenir l’objet de la sollicitude d’une

1 Guy HARDY, « S’il te plaît ne m’aide pas ! L’aide sous injonction administrative ou judiciaire »

Ramonville Ste Agne : Erès, 2001 p.110 2 Guy HARDY, ibid. p.120

Page 60: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

60

administration ou d’un organisme d’aide sociale marque et accentue cette première différence

et opère entre les enfants d’une population une véritable ségrégation »1

L’intervention va placer le client en position d’anormalité par rapport aux autres membres de

son groupe. Il a déjà attiré sur lui une attention particulière, son inadaptation est ensuite

officialisée par la mesure. Lorsque l’éducateur est connu comme étant envoyé par le juge :

« La notion diffuse de « danger » que ressent plus ou moins l’environnement social

de l’inadapté va se trouver en quelque sorte renforcée. »2, et ce d’autant plus que le judiciaire

est associé au pénal dans l’imaginaire collectif. L’enfant ou l’adolescent en faveur de qui

s’exerce la mesure va éprouver le sentiment de n’être « pas comme les autres ».

Il importe de se faire une idée la plus juste possible de ce que les enfants et leurs familles

vivent en lien à leur environnement, et de la place que nous venons occuper pour eux au sein

de cet ensemble. Le fait d’avoir une mesure éducative distingue l’enfant de tous les autres qui

n’en ont pas, il s’agit de ne pas le stigmatiser, et d’être si besoin discret dans les lieux de

socialisation qu’il fréquente lorsque nous nous y rendons. Un risque à éviter est en effet que la

présence de l’éducateur ne renforce la disqualification des parents à leurs propres yeux, ceux

de leur enfant et de l’entourage de la famille. La mesure n’est parfois, pour certains, qu’un

jalon supplémentaire dans un scénario de vie à la trajectoire douloureusement infléchie, qui les

confirme dans une incapacité à faire face sans l’aide des travailleurs sociaux. Des parents

peuvent penser que si leur enfant a besoin de bénéficier d’une mesure éducative, que la société

mandate un travailleur social dans le cadre de la protection de l’enfance pour lui, c’est qu’ils ne

sont définitivement pas de bons parents. Une position trop haute d’éducateur expert risquerait

de nous faire passer pour des magiciens, venus pour tout arranger d’un coup de baguette.

L’écueil serait aussi de les conforter dans une piètre opinion d’eux-mêmes, de les culpabiliser

et de les démotiver. L’évaluation qui s’ensuivrait serait moins bonne : « les parents coopèrent

peu et ne se mobilisent pas », « Ils font preuve de résistance à l’égard du cadre

d’intervention », etc. Il me semble donc clair que l’évaluation que nous faisons des

compétences et de la situation des personnes dépend de notre capacité à les accompagner avec

empathie, et à adopter un positionnement juste et respectueux à l’égard de chacun.

Nos représentations et nos projections ont un impact, que des expériences en psychologie

sociale ont mis en évidence. Dans celle de ROSENTHAL et JACOBSON (1968), des classes

d’un niveau similaire ont été confiées à différents professeurs, assorties de commentaires très

différents. Les élèves qui étaient annoncés comme des cancres ont peu progressé et eu de

piètres résultats à l’évaluation du 3ème trimestre. Ceux qui avaient fait l’objet d’éloges ont

nettement mieux réussi. Le même phénomène se retrouve avec tous les publics que l’éducateur

spécialisé est amené à accompagner : si je vise juste à essayer de "préserver les acquis" des

personnes que j'accompagne, ne crois pas qu’elles sont capables d'avancées et

d'épanouissements, je ne me donnerai pas la peine de leur proposer quoique ce soit qui aille

dans ce sens. En ne mettant pas en œuvre les conditions propices à mon niveau, ma prédiction

aura davantage de chances de se réaliser : « j’avais raison, il n’y arrive pas ».

Heureusement, les prédictions auto-réalisatrices marchent aussi dans un sens positif.

« Partant de notre conviction profonde que les personnes ont les compétences nécessaires et

mobilisables pour gérer la situation, nous mettons tout en œuvre pour les préserver de notre

trop grande tendance à vouloir offrir des réponses. »3

1 Cité dans « Histoires de l’aide sociale à l’enfance et de ses « bénéficiaires » Intervention de

Pierre VERDIER, journées d’études de l’ANPASE à Hyères le 14 octobre 2003 2 Guy VATTIER, L’AEMO, recherche d’une éthique, ESF, Paris, 1968 3 Guy HARDY, op.cit. p.120

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Mythes et rituels familiaux

« Un système est un ensemble complexe et organisé d’éléments : distincts, possédant des

valeurs, des attributs, en interaction, en interrelation, interdépendance, occupant une position

définie dans des frontières établies, poursuivant ensemble une finalité. (…) pour nous, même

si la famille répond aux caractéristiques du système, elle prend assise sur beaucoup d’autres

éléments dont nous tenons compte, en premier lieu, dans notre analyse de toute situation

sociale problématique. Ces variables sont les règles, le mythe, l’histoire transgénérationnelle,

mais aussi le symptôme et l’homéostasie en cohérence avec les éléments déjà évoqués et la

problématique du changement dans la finalité, les cycles de maturation.»1

Robert NEUBERGER définit ainsi les mythes et les rituels familiaux :

« (…) le mythe familial est une représentation, partagée par les membres du groupe, du

groupe lui-même comme ensemble et de ses relations au monde. »2

Il est implicite, et repérable en tant qu’il engendre des règles et des façons de fonctionner.

Le mythe ne transparaît qu’au travers de la mise en acte que constituent les rituels.

« Ce qui importe dans le rituel est sa fonction pour constituer et donner leur identité aux

groupes humains » « (…) ce qui caractérise un rituel, ce n’est pas tant sa forme que sa

fonction, celle de renforcer le sentiment d’appartenance au groupe. » 3

L’auteur donne un exemple de mythe familial : « Le monde extérieur est dangereux ; une

solidarité étroite peut, seule, nous protéger contre ses influences néfastes. (…)

Ces familles utilisent sur un mode persécutif le monde extérieur pour renforcer leurs propres

frontières voire pour les constituer. Elles se créent en quelque sorte une identité négative.

C'est une forme d'identité que j'appelle "invertébrée". Lorsque des familles se comportent

ainsi, c'est qu'elles sont confrontées à une difficulté importante: ce qui constituait l'axe, leur

colonne vertébrale, les convictions, les croyances, les valeurs, tout ce que nous appelons le

pôle mythique organisateur étant faible, affaibli ou conflictuel, la famille s'appuie sur le

monde extérieur pour exister. Elles fonctionnent à la manière des invertébrés en se créant une

cuirasse faite de cette différence alléguée. Elles pallient à leur déficience mythique par

l'invention d'une différence radicale : "Nous existons parce que nous sommes différents et c'est

parce que nous sommes différents que le monde extérieur ne peut nous comprendre". »4

Lorsque le fonctionnement de la famille de l’enfant compromet ses propres possibilités de

construction identitaire et son intégration sociale, un travail de réflexion avec les parents sur

leur rapport à l’autre et à la société s’impose. C’est par exemple le cas si l’enfant vient d’une

famille dont le signe d’appartenance est une odeur perçue comme très désagréable par les

autres, et que l’on observe que dans ses lieux de socialisation, cette odeur forte éloigne

les autres enfants de lui. Lorsqu’une hypothèse de cette sorte est plausible, un travail

d’observation et de réflexion mené conjointement avec les parents et/ou l’enfant permet de la

valider ou de la réfuter, et d’en tirer les éventuelles conséquences. La recherche porte sur la

fonction du symptôme et non sur sa cause, le problème est une tentative de solution à une

difficulté qui peut avoir été longtemps opérante… jusqu’à ce que des personnes de la famille

ou de l’extérieur ne la supportent plus : « la difficulté se mue en catalyseur du potentiel de

changement, toujours présent dans un système ». 5

1

Paule LEBBE-BERRIER op.cit. p. 31 2 Robert NEUBERGER, « Les rituels familiaux », Payot, Paris, p.15

3 Robert NEUBERGER, ibid., p.18-22

4 Robert NEUBERGER « Le thérapeute familial, un passeur de frontières ».

5 Paule LEBBE-BERRIER, ibid. p. 35

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Travailler à prendre en compte les mythes familiaux et les rituels au travers desquels ils

s’expriment est « plus qu’un préliminaire indispensable, c’est un outil thérapeutique :

énoncer, renforcer, positiver leurs efforts pour protéger « la famille » a souvent pour effet de

dérigidifier les rituels. La famille peut alors s’ouvrir, accepter une aide jusque là perçue

comme dangereuse. Ainsi, dans le cas de cette famille, il faut mettre l’accent sur la nécessité

de protéger leur groupe d’intrusions extérieures, positiver leurs efforts en ce sens, montrer les

avantages, mais également les inconvénients, de cette fermeture du groupe au monde

extérieur. »1

Sur la base de cette prudence éveillée à la complexité pluridimensionnelle des situations, le

référent éducatif accompagne les parents vers une prise de conscience de leurs difficultés et de

celles de leur enfant, et vers une recherche et une optimisation des ressources personnelles,

familiales et sociales dont ils disposent. C’est à la charnière de cet équilibre intrapsychique,

relationnel et social fragile qu’il intervient, il doit être sensible aux éléments permettant

d’élaborer une compréhension globale des situations vécues par les personnes, et respectueux

des aménagements parfois coûteux qu’elles ont mis en place. Ainsi, un enthousiasme naïf qui

laisserait croire qu’un travail psychothérapeutique sur soi-même et son histoire ou une thérapie

familiale sont toujours bons pourrait dans certains cas être maladroit. A maintes occasions,

nous avons à mettre nos propres mythes de côté (faire telle activité ou tel sport est forcément

bon pour l’enfant, tel look, se mettre en colère et crier, forcément mauvais, etc.) afin de

respecter ceux de la famille : ils lui donnent style, cohésion, et sont une base dont l’enfant a

besoin pour construire son identité. « Cela est d’autant plus important que souvent les

réponses logiques dans notre système de valeurs sont inopérantes pour d’autres. »2

4) Travail éducatif, relations et co-constructions

Des jeux relationnels dont nous sommes partie prenante

Chaque interrelation contient potentiellement des opportunités de changement, encore faut-il

que l’éducateur accepte de s’y investir, et dispose des moyens de penser son implication et

celle d’autrui. Intervenir, c’est prendre part volontairement, interposer son autorité, modifier

par quelque action le cours d’une maladie, ne pas l’abandonner à son évolution spontanée.

C’est aussi « venir entre ». Le référent éducatif occupe parfois une fonction d’intermédiaire

et de facilitateur entre les membres de la famille, et entre la famille et son environnement

social, qui peuvent notamment faire appel à quelques notions d’analyse transactionnelle.

Cette autre approche, fondée par Eric BERNE, fournit des outils adaptés en matière

d’interactions humaines et de gestion des conflits.

La mesure est le plus souvent consécutive à un ou plusieurs recueils d’informations ou

signalements, parfois en cas de conflits familiaux entre parents, entre parents et grands-parents,

ou de conflits de voisinage. Les parents peuvent se vivre comme victimes de ces situations. Il

s’agit alors de les aider à cheminer sur ces questions en les abordant avec eux, sans risquer

pour autant de se retrouver mis en position de sauveteur ou de persécuteur (triangle de

KARPMAN), happé par le conflit qui les oppose.

1 Robert NEUBERGER, « Les rituels familiaux », Payot, Paris, p.23

2 Paule LEBBE-BERRIER, op.cit, p.20

Page 63: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

63

C’est je pense ce qu’il était utile d’avoir à l’esprit quand Mme B. m’a fait part de son

sentiment que les éducateurs de la MECS se défiaient d’elle, et qu’elle me trouvait sympa.

Cela m’a aidé à être empathique pour mieux accueillir son ressenti, tout en restant à ma place,

non pas en coalition avec Mme B. ou avec les éducateurs de la MECS, mais dans une voie

intermédiaire, ouverte à l’alliance avec tous.

« Par alliance, on entend la réunion de deux personnes en fonction d’un intérêt commun, alors

que la coalition est un processus d’action commun de deux personnes, au moins, contre une ou

d’autres. Quant à la triangulation, telle que Bowen l’a définie en 1956, elle consiste à intégrer

dans une dyade émotionnelle en difficulté, une autre personne qui formera un triangle. (…)

Si les tensions persistent, une 4ème personne peut être triangulée et même d’autres, au besoin.

Des travailleurs sociaux différents pourront être triangulés et entreront parfois en conflit entre

eux, à propos de la famille ! »1

Le risque est alors qu’ils se retrouvent sans recul pour penser leur relation à la famille et n’y

comprennent plus rien. D’autant plus que l’usage de la double contrainte ne se limite pas à la

sphère familiale, elle s’adresse aussi aux professionnels.

Un exemple de double-contrainte est donné par des auteurs : « Une assistante sociale est

engagée avec la mère dans une relation qui l’empêche de décider de l’attitude à adopter.

Dans le même temps Mme D. lui demande de l’aide : « je ne peux plus supporter mes enfants,

je les violente, aidez-moi ! ». Sachant que l’aide peut éventuellement se faire par une

séparation temporaire, elle la réfute immédiatement en précisant : « Ne faites rien car on

pourrait me les enlever. » »2 L’attitude conseillée est alors de différer la réponse et de chercher

de l’aide auprès d’autres professionnels. Face à des personnes qui ont des difficultés à trouver

une juste distance entre elles-mêmes et l’autre, il est très important de ne pas rester seul, au

risque de se retrouver englué dans une grande confusion. Le travail d’équipe est primordial.

Pour cette même raison, il est des cas où l’éducateur ne doit pas accepter d’être le seul

dépositaire d’un secret. A la personne qui le lui demande, il doit alors dire que ce qu’elle veut

révéler sera retransmis aux autres membres de l’équipe, voire aux autorités compétentes, si la

sécurité d’un enfant ou d’un adulte vulnérable est en jeu.

Mais la confusion peut s’emparer même des équipes, et les situations de maltraitance majorer

les risques d’échec du travail à plusieurs : le morcellement des prises en charge et les

incohérences du vaste dispositif de la protection de l’enfance ont été dénoncés comme

susceptibles d’occasionner des ruptures et des traumatismes supplémentaires, des enfants

connaissant parfois une succession de placements. En témoigne l’ouvrage de Pierre Verdier :

« L’enfant en miettes ». Il s’agit notamment d’éviter que « des dizaines d’acteurs

n’interviennent dans une même famille, chacun n’étant mandaté que pour un symptôme ».3

« Serge Lebovici a démontré combien les dysfonctionnements familiaux se rejouent

insidieusement entre les équipes multiprofessionnelles et pluriprofessionnelles. (…).

Ces conduites induisent pour la famille des doutes quant à la capacité des professionnels à

fonctionner autrement qu’elle et par là même renforcent leurs propres doutes en leur capacité

de changement. »4

1 P.LEBBE-BERRIER p. 44

2 C. PARRET et J. IGUENANE, p.38

3 P. VERDIER, « L’enfant en miettes », Dunod, Paris, 1997, p. 127

4 C. C. PARRET et J. IGUENANE, op. cit. p.56

Page 64: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

64

« Chaque génération portant sur l’autre des accusations graves, les intervenants risquent

d’être happés et utilisés dans ce conflit. Appelés pour arbitrer, pour constater, ils peuvent

alors faire des alliances massives avec l’une ou l’autre des parties. Il y a souvent une

multitude d’intervenants, il n’est pas rare de les voir rejouer entre eux la problématique de la

famille. »1

La personne triangulée peut ne pas avoir conscience du jeu auquel on l’invite à jouer, et aller

malgré elle jusqu’à y entraîner d’autres personnes. Il peut s’agir d’abord d’une simple

demande d’écoute pour parler du conflit, et sans le vouloir, l’intervenant risque de se retrouver

à arbitrer les désaccords et à les alimenter malgré lui.

« Aller à domicile peut faire découvrir tout un vécu familial de l’intérieur de façon

relativement spontanée ; mais c’est parfois entrer dans un scénario bâti par avance, d’où

l’importance d’avoir une idée claire de l’objectif de l’entretien, avec quelques hypothèses à

vérifier ou quelques questions à approfondir. »2

« Au nom de la confiance, de la sympathie, de la « bonne relation » tous les glissements de

contexte seront possibles »3 Il faut donc établir ce que Mara SELVINI a appelé un « méta-

contexte », car « Eviter l’établissement d’un contexte de travail, c’est s’assurer, en quelque

sorte, d’un travail d’ « aide » et d’ « assistance » à perpétuité avec certaines familles. »4

D’où la nécessité de toujours se donner les moyens de conserver un recul suffisant, en portant

un regard sur la situation qui soit assez large pour nous y inclure.

Le maniement d’outils « méta » en équipe et en partenariat

Les personnes donnent parfois des versions de leur histoire très différentes d’un intervenant

à l’autre, ou d’un rendez-vous à l’autre. Outre les phénomènes de dissociation psychique,

la complexité de ces situations tient aussi au fait qu’elles impliquent différentes personnes

d’une famille. Par exemple l’enfant, mais aussi son aîné, son père, sa mère, son grand-parent

peuvent avoir besoin d’un soutien individuel particulier. Le référent éducatif a aussi à les

orienter vers des lieux adaptés à leurs difficultés respectives, et quand cela peut être utile pour

l’enfant, à se mettre en lien avec ceux-ci. Une bonne connaissance des compétences et du

champ d’intervention de chacun est de mise. En faisant du lien avec les autres professionnels,

le référent d’AEMO joue un rôle important. Il est attentif à la cohérence des diverses actions

entreprises, ceci afin d’éviter que des personnes qui sont déjà dans la confusion ne s’y enlisent

encore davantage. Il est parfois très utile de faire un historique des systèmes d’aide mis en

place, tenant compte des résultats obtenus et des éléments de répétition.

La pratique du génogramme et la supervision permettent de lever le brouillard en révélant les

jeux déjà initiés, et les modes relationnels privilégiés par le système familial.

Le génogramme est à l’origine un outil créé par Murray BOWEN dans les années 1970.

Il s’agit d’« une carte qui donne une image graphique de la structure familiale sur plusieurs

générations, et qui schématise les grandes étapes du cycle de la vie familiale, ainsi que les

mouvements émotionnels associés. »5

1 C. HAMELIN et M.T MATRAS : « Maltraitance et famille enchevêtrée. Stratégie transgénérationnelle. »

2 Paule LEBBE-BERRIER op.cit. p. 40

3 Paule LEBBE-BERRIER ibid. p. 37

4 Paule LEBBE-BERRIER, ibid. p. 38

5 « Dictionnaire des thérapies familiales », dir. Jacques MIERMONT, Payot, 1987, 2001, p. 333

Page 65: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

65

Des conventions graphiques permettent de représenter les personnes, en portant mention de

leur âge et sexe, auxquelles d’autres informations peuvent s’adjoindre. La place de chacun est

située en relation avec les autres membres de la famille, dans une mise en perspective qui

souvent englobe trois générations, parfois quatre.

« Le génogramme est une représentation graphique de l’espace interpsychique familial.

Il offre une lecture transgénérationnelle de l’histoire familiale dont il associe les éléments

généalogiques, les évènements importants et les relations les plus marquantes. »1 La source

des informations est précisée (par exemple, « allégation d’abus sexuels selon … »).

L’utilisation des couleurs (par exemple rouge pour les dysfonctionnements) véhicule des

émotions et facilite la discrimination dans cette vue d’ensemble.

Le génogramme comporte bien sûr le nom de l’enfant, généralement représenté au centre et

entouré par un double tracé. Sa position sur le dessin renseigne aussi sur la manière dont

l’intervenant éducatif le perçoit et le considère, pouvant éclairer tant sur la place que l’enfant

occupe dans sa famille que celle qui lui est donnée dans l’exercice de la mesure d’AEMO :

le perdons-nous de vue, est-il laissé à l’écart, ses parents utilisant toute l’énergie de l’éducateur

pour résoudre leurs propres difficultés ?

Le professionnel se représente lui-même sur la carte s’il le veut bien, en vert, à gauche,

séparé par une colonne. Il peut faire figurer les relations qui l’unissent à chacun des membres

de la famille. Sont également mentionnés la date de réunion de travail, la question ayant

motivé la demande d’évaluation et les conclusions de la synthèse (mieux vaut une grande

feuille). Il est important de faire figurer, en les datant, les décisions de justice et le relevé des

interventions successives.

Une première étape consiste à dessiner le génogramme, ce qui n’est pas facile et demande un

certain entraînement (des logiciels comme génopro2 peuvent aussi être utilisés). L’éducateur

référent fait et photocopie le génogramme de la famille qu’il distribue à l’ensemble de ses

collègues en réunion, ou en dresse un grand tableau. La seconde en est l’interprétation,

ces deux étapes pouvant se chevaucher par la construction d’hypothèses que de nouvelles

informations collectées par la suite viendront confirmer ou réfuter. Dans la lignée théorique de

Murray BOWEN, Mac GOLDRICK et GERSON définissent des « catégories interprétatives

du génogramme »3 : la structure familiale, les parcours du cycle de vie, la répétition des

patterns à travers les générations, les évènements de la vie et le fonctionnement familial, les

patterns relationnels et les triangles, l’équilibre et le déséquilibre familial.

Des sigles, positions, couleurs et flèches figurent les liens légaux (mariage, divorce,

reconnaissance de l’enfant par le parent, adoption, etc.) les dynamiques interactionnelles et les

liens d’attachement. Des liens problématiques peuvent apparaître (violence psychologique,

abandon, inceste,…) leur répétition en cascade donnant alors de repérer leurs sources de

provenance, et éventuellement les conditions de l’équilibre requis par leur pérennisation.

Ces occurrences ne donnent pas la moindre maîtrise scientifique, aucune prédictibilité quant à

la suite des évènements, elles sont l’occasion d’élaborer des hypothèses. Lesquelles seront

justes ou fausses ? Nous ne sommes pas omniscients, l’incertitude est une compagne à

apprivoiser, et l’occasion de faire confiance aux personnes.

1 Francis ALFÖLDI « L’évaluation en protection de l’enfance. Théorie et méthode » p.134

2 C’est le logiciel que j’ai utilisé pour faire le génogramme mis en annexe

3 Cité par ALFOLDI (chap.11)

Page 66: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

66

Le génogramme a pour but de stimuler la créativité et l’activation du travail collectif

interdisciplinaire, il est une trame soutenant la production de sens à partir des informations

réunies qu’il permet de corréler entre elles. Il arrive, en dessinant le génogramme, que des

blancs apparaissent, mettant en évidence des informations manquantes, ce qui pourra parfois

s’avérer significatif par la suite. Cette « photographie », que nous pouvons prendre d’une

situation à un moment donné, vise à évaluer la situation de l’enfant, sans omettre de se

demander « à quelles fins cette évaluation est-elle engagée, et à la demande de qui ? ».

Mais il en va je pense de même de tous nos outils : ils sont utiles à condition de ne pas se

leurrer sur leurs limites. Ils nous permettent de représenter le réel, sans jamais parvenir à le

représenter parfaitement : « Une carte n’est pas le territoire » (Alfred KORZYBSKI).

La supervision, pour un positionnement à la fois méta et immergé :

« Il s’agit de développer autant pour le superviseur que pour le travailleur social, une capacité

d’être « dedans » tout en gardant celle de se mettre « dehors » en position « méta » afin de

saisir l’ensemble des éléments intriqués, sans oublier les parties, et travailler avec celles-ci

sans oublier l’ensemble en constante évolution, en organisation, souvent en conflit lorsque la

situation arrive au professionnel. Tel est l’objectif poursuivi en supervision. »1

« Méta » est un préfixe grec signifiant « au-delà, à travers ». On y retrouve la transformation

et le changement (métabolisme, métamorphose, métal qui se transforme et conduit…).

Il a aussi le sens d’au-delà, plus général, qui englobe (Métagéométrie : toute théorie plus

générale que la géométrie euclidienne, et dont celle-ci peut être regardée comme un cas

particulier. Métapsychique : qui dépasse l’âme, au-delà du psychique. Métaphysique : après la

physique, etc.). Méta exprime la réflexion, le changement, le fait d’aller au-delà de, à côté de,

entre ou avec.

Une prise de recul est nécessaire pour considérer les jeux qui nous incluent, et nous rendre à

nouveau créatifs. Une fois qu’il a repris de la distance, il est plus facile à l’éducateur

d’entendre les demandes, non-demandes et points de vue des personnes concernées.

On peut rapprocher cette attitude, qui conjugue « implication » et « neutralité », de la

« partialité multidirectionnelle » d’Yvan BOSZORMENYI-NAGY, fondateur de l’approche

contextuelle. L’attention aux phénomènes de loyauté transgénérationnelle traduit la prise en

compte de plusieurs êtres humains présentant leurs intérêts propres comme antagonistes.

Cela demande une identification à la fois empathique et distanciée à la posture subjective de

chacun, en alternant entre les personnes, tout en restant soi-même et à sa place : tout un art !

Cette piste était je pense indiquée notamment dans le cas de Christophe (p.10) : « Le drame

pour nos enfants, c’est quand tous ceux qui les entourent s’emploient à les bloquer dans leur

capacité à exprimer leur loyauté aux autres. Ce n’est plus de conflit de loyauté qu’il s’agit : on

doit alors parler de vrai clivage de loyauté. Quand chacun des parents réclame de son enfant

une loyauté absolue, et qu’ils en veulent pour preuve la déloyauté envers tous les autres,

l’enfant se retrouve dans une situation impossible. (…) On pourrait espérer que les parents se

rendent compte de la situation dans laquelle ils mettent leurs enfants, mais c’est rarement le

cas. On l’a dit, les parents qui ont été lésés ont tendance à parentifier leurs enfants ».2

Un processus de deuil de leurs attentes insatisfaites à l’égard de leurs parents, conjoint,

enfants, permet d’enrayer la propagation des phénomènes de légitimité destructive.

1 Paule LEBBE-BERRIER « Supervisions éco-systémiques en travail social : un espace tiers nécessaire » 2 C. DUCOMMUN-NAGY « Ces loyautés qui nous libèrent » J.C Lattès, 2006, 257 p. p. 204-205

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« Il s’agit que chacun tienne compte de la multiplicité des points de vue, de la réalité des

droits légitimes historiques de chacun, de la réalité des conflits d’intérêts. »1

« (…) nous constatons que plus les réponses sont construites entre personnes qui partagent un

vécu, un contexte, une situation, et plus ces réponses semblent pertinentes. »2, à condition de

ne pas s’y trouver engluées. Comment leur permettre de prendre du recul, pour voir à leur tour

les jeux relationnels dans lesquels elles sont enfermées ? Pour ce faire, il semble utile de passer

par une phase de questionnement (pas un interrogatoire), visant à optimiser la compétence des

personnes à se mettre à la place d’autrui.

La famille peut aussi tirer profit de l’intervention du référent éducatif d’AEMO pour

expérimenter des modes relationnels nouveaux, et s’aménager un espace de distanciation

semblable à celui que nous élaborons entre professionnels.

Dès qu’arrive un acteur supplémentaire dans un jeu relationnel, celui-ci change et devient un

nouveau jeu. « Il s’agit, au sein d’une expérience relationnelle que nous partageons avec

l’envoyeur et les personnes qu’il envoie, de nous utiliser afin d’expérimenter un autre jeu

(…). »3 Le but est qu’au sein de cette nouvelle expérience les symptômes dénoncés au

préalable perdent leur fonction.

« La responsabilité du travailleur social est non pas de promouvoir un changement déterminé,

mais de tout mettre en œuvre pour que les personnes concernées en perçoivent la possibilité et

l’intérêt. C’est donc bien d’un engagement de soi-même aux côtés de la personne en

souffrance qu’il s’agit. Le risque est multiforme : entre le trop près et le trop loin, le trop

engagé et le désengagé, il n’y a pas de normes stables et objectives, mais la nécessité d’une

attention constante, lucide, autocritique. La supervision reste toujours un lieu de prise de recul

nécessaire pour évaluer ce risque. »4

Le travail de supervision vise à entraîner l’intervenant le plus loin possible de son point

d’équilibre antérieur, afin de permettre des réajustements et des mouvements du système

famille-intervenant. « (…) pour faire émerger des compétences au sein du système

d’intervention, la seule personne que nous pouvons changer, « utiliser », c’est nous-mêmes.

Il ne s’agit plus de dire aux partenaires familiaux comment ils devraient faire différemment

mais de s’interroger sur comment, dans ce mouvement que nous partageons avec eux, nous

pouvons faire différemment avec eux pour que s‘ouvrent pour tous des possibilités de vivre

différemment les choses. » « C’est mon mouvement qui permettra, invitera, ou empêchera

l’autre de modifier son propre positionnement. »5

Ce travail concerté peut aider, je pense, les personnes à y voir plus clair. Il revient aux

professionnels de leur renvoyer une image du monde reconstruite et plus cohérente. Il est très

important que chaque intervenant reste à sa place, tout en ayant une vue d’ensemble de la

situation. Si il reste seul dans son coin, il ne peut garder un recul suffisant, ni infléchir les jeux

relationnels à l’œuvre.

1 P. MICHARD, « La thérapie contextuelle d’Yvan Boszormenyi-Nagy », p.316

2 Guy HARDY, op.cit. p.122

3 Guy HARDY, ibid. p.47

4 Olivier AMIGUET, Claude Roger JULIER, op.cit. p.181

5 Olivier AMIGUET, Claude Roger JULIER, ibid., p.174

Page 68: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

68

Pour éviter cet écueil et pouvoir offrir des repères, M.T MATRAS et C. HAMELIN

préconisent « un travail relationnel établissant une relation spécifique avec chaque

génération » et reposant sur « une alliance professionnelle réelle entre les intervenants ».1

D’après C. PARRET et J. IGUENANE, « c’est sur ces liens constitués entre partenaires que

l’enfant maltraité et ses parents vont pouvoir s‘appuyer pour consolider leurs propres liens.

C’est ce que nous nommons "l’enveloppe partenariale". »2 Ainsi peut se déployer un espace

suffisamment sécurisant, qui leur permette de s’ouvrir à d’autres manières d’être.

Co-constructions

Quand un parent transmet le message qu’il a lui-même reçu, par exemple « Soit comme moi,

à moi, tout pour moi, sans quoi je te rejette comme étant mauvais. », il s’agit de l’aider à

trouver d’autres manières d’être parent, et de proposer les modèles identificatoires qui lui ont

manqués. Il doit pouvoir expérimenter avec nous qu’il est possible de se distinguer de l’autre

sans pour autant être en danger. Cela suppose que s’instaure une relation de confiance

réciproque : nous devons croire en ses possibilités, il doit pouvoir croire que nous sommes

assez solides et constants pour l’accompagner sur un bout significatif de son chemin.

« Dans certaines familles chaotiques, arriver à établir ces espaces structurés et reconnus par

tous, peut être en soi l’action la plus thérapeutique à leur offrir, dans leur propre domaine. »3

Le travail d’élaboration doit aussi être partagé avec les parents et/ou, dans une autre mesure,

avec l’enfant. L’intérêt du génogramme, et de tout autre support visant à « porter » les

personnes pour qu’elles prennent de la hauteur et du recul, est d’aménager un lieu de

distanciation, un espace transitionnel permettant le déploiement d’un nouveau discours plus

structuré et contenant. Ce discours se co-construit entre professionnels et aussi avec la famille,

non sans une prudence relative aux traumatismes et aux secrets, toute « vérité » n’étant pas

inconditionnellement bonne à dire. La liberté doit être laissée aux personnes quant à la manière

(de second ordre) dont elles peuvent choisir de vivre leur vie, la place et la signification

qu’elles donnent aux évènements de leur histoire. Ainsi, le fait de proposer ou non un

génogramme, d’énoncer ou non certains éléments que nous percevons, et les façons de le faire,

dépendent des situations particulières des personnes accompagnées. Les génogrammes peuvent

aussi froidement représenter des contenus très traumatiques, l’intensité du traumatisme subi

étant variable et difficilement prévisible. Ils se proposent avec tact, et se manient avec

précautions.

Dans le secret, il y a « une volonté explicite de ne pas transmettre »4, par exemple, un parent

qui ne veut pas dire à son enfant qu’il l’a adopté. Chercher à le convaincre qu’il est préférable

d’en parler à l’enfant serait je pense une piste infructueuse. Je trouve plus juste d’envisager, de

son point de vue à lui, quel pourrait être le point de vue de l’enfant, en lui faisant aussi partager

le nôtre dans un mouvement d’interrogation qui n’impose pas, et vise plus à remuer qu’à assoir

les certitudes. Pour autant, cette attitude respectueuse envers le parent ne détourne pas le

référent éducatif de sa mission de protection à l’égard de l’enfant.

1 C. HAMELIN et M.T MATRAS, « Maltraitance et famille enchevêtrée. Stratégie transgénérationnelle. »

2 C. PARRET et J. IGUENANE, op.cit. p.76

3 P.LEBBE-BERRIER p.40

4 Guy AUSLOOS (cité par LEBBE-BERRIER, p. 105)

Page 69: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

69

Les non-dits « se limitent à la non-transmission par le langage verbal, digital, alors qu’ils

sont transmis sur le mode analogique. »1

Ce mode de transmission est redoutable : une étude a été menée par l'Institut de la santé de

l'enfant à Londres, de 1992 à 1995, auprès de 160 garçons âgés de 11 à 15 ans ayant été

victimes et/ou auteurs d'agressions sexuelles. Les mères de 84 d'entre eux ont été interviewées.

« Parmi elles, 68 étaient mères par le sang et 12 étaient mères substitutives. Presque une sur

deux ont été victimes d'abus sexuels. Ce chiffre était souvent élevé et dépassait 80 pour cent

parmi les mères par le sang des enfants abuseurs qui n'avaient pas été eux-mêmes victimes

d'abus (...) La plupart d'entre elles n'avaient pas parlé des expériences vécues dans l'enfance

jusqu'à ce que les problèmes de leurs propres enfants fussent mis en lumière ».

Les auteurs de cette enquête anglaise pointent « les tentatives de ces mères pour effacer leurs

souvenirs dans l'enfance ». Selon eux « le déni est un mécanisme de défense efficace, mais le

souvenir ainsi censuré au niveau conscient peut néanmoins influencer le comportement (...)

Nous avons observé qu'un certain nombre d'interactions mères/enfants pouvaient avoir été

caractérisées par des frontières sexuelles insuffisantes ou inappropriées et des attitudes

éducatives inefficaces.»2 Ils remarquent également que les mères qui n’avaient jamais rien dit

des traumatismes vécus étaient aussi les moins déprimées. Voilà qui illustre clairement

combien le symptôme présenté par l’enfant exprime un indicible chez son parent.

Là encore, c’est une solution qui s’est muée en problème : l’implicite relationnel « résout le

problème des tabous linguistiques et plus généralement des thèmes dont il est interdit de parler

dans certains contextes. (…) Il permet d’éviter la contradiction, la mise en question de

certains éléments, car toute information explicite peut constituer un thème de discussion, et

peut donc être critiquée, réfutée, etc. ».3 Les clivages et la dissociation psychique participent

aussi à ces phénomènes.

Nous avons nous-mêmes à soutenir l’explicitation de la situation symptomatique et donc

« imparlable » pour les personnes, en la parlant avec eux, mais pas à leur place. Si l’on observe

des signes alarmants et ne leur en disons rien, que vont-elles en penser ? « Il est possible

d’imaginer que ce non-dit s’inscrit dans une spécularité infinie favorisant la perpétuation du

problème tant qu’il n’est pas devenu « savoir mutuel ». »4 Chacun sait que l’autre sait qu’il

sait, sans pour autant pouvoir en être certain. Nous en restons à des hypothèses échafaudées sur

la base d’un montré/caché, et d’une dichotomie entre agir et discours. Le silence de

l’intervenant risque fort d’apparaitre comme de l’indifférence, du mépris, renforçant l’usager

dans une surenchère d’indifférence à soi-même et aux siens. C’est décidément parce qu’il ne

vaut rien qu’il peut continuer à se détruire sans que personne ne réagisse ! Il peut s’agir d’un

message adressé à ses propres parents, d’un appel au secours et à l’amour qui lui ont fait

défaut. A propos des parents qui posent des actes maltraitants, J.P MUGNIER émet

l’hypothèse « (…) que l’escalade dans la stupéfaction a représenté une ultime tentative de leur

part pour sauver un peu de leur humanité. »5

1 Guy AUSLOOS, (cité par LEBBE-BERRIER, p. 105)

2 Etude présentée par la revue ECHANGER AUTREMENT: « Les atteintes sexuelles sur les enfants, quels

soins pour leurs auteurs ? » Journée d’études du 24 novembre 1997, Caen. 3 D. LARCHER et P. LEBBE-BERRIER, « L’implicite relationnel dans le discours en thérapie familiale

systémique, Thérapie familiale, Genève, 1982, vol.3, p.145 4 Jean-Paul MUGNIER « Je sais que tu sais que je sais… Quand ce qui est su doit être dit »,

Revue Temps d’arrêt, Bruxelles, Mai 2005 p.64 5 Jean-Paul MUGNIER, ibid. p.65

Page 70: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

70

Le référent éducatif, en témoignant de ses émotions pensées, offre aux personnes un espace

possible pour l’expression des leurs. L’accès direct étant barré, il faut une médiatisation qui

passe par le dialogue et des activités, des moments d’échanges partagés avec un adulte

suffisamment empathique et contenant. La reformulation est utile, en ce qu’elle permet à

l’éducateur d’éprouver et d’identifier les émotions de l’autre. Elle sert à renvoyer en reflet à

une personne la compréhension de son ressenti, à s’assurer et l’assurer qu’on l’a bien

comprise, et surtout à donner une forme plus assimilable aux émotions brutes et brutales.

La scène de la relation éducative se fait l’écho des empreintes douloureuses laissées par les

premiers attachements. Les émotions débordantes entraînent des passages à l’acte, faute d’être

élaborées et enveloppées de mots. Nous l’avons vu, le parent reconnaît d’autant plus

difficilement que son enfant souffre et est à protéger, quand ses propres parents ne l’ont pas

fait pour lui, et qu’il n’a pas réussi à remettre leurs attitudes éducatives en question. Par notre

écoute empathique, un usage des techniques d’entretiens sous-tendu par une vision claire de

notre positionnement, il est possible d’aider parents et enfant à construire un regard plus

distancié et respectueux, en vue de dépasser les confusions et les répétitions.

Il me semble difficilement envisageable de travailler avec des parents qui posent des actes

maltraitants sans prendre en compte la souffrance des enfants qu’ils ont d’abord été. Ils ont

besoin de faire l’expérience de la circulation de l’empathie. L’empathie des éducateurs envers

les parents et l’enfant est très importante, et elle doit s’entourer de précautions. Ce qui peut être

compris en ces termes : il s’agit de nous «affilier » avec eux sans nous laisser « coopter » dans

leur système relationnel. Il serait vain de vouloir les moraliser et les transformer de l’extérieur

sans faire l’effort de les comprendre.

Il est nécessaire « pour les professionnels de repérer le mode relationnel habituellement utilisé

par la famille et d’accepter d’être interpellés sur ce mode. C’est à cette condition et non en

imposant nos points de vue, même les plus pertinents, qu’il devient possible d’apporter aux

membres de la famille un soutien pour les aider à modifier leurs fonctionnements

pathologiques. »1 Quant à la place de la mère, elle est centrale selon ces mêmes auteurs, et si la

confusion dont elles font preuve est « difficile et complexe à accepter par les intervenants,

c’est la clé qui ouvre les « portes blindées » par les mères pour se protéger de leur angoisse.

Dès lors, elles se remettent à penser, à métaboliser et à donner du sens à leur histoire et ainsi

elles aident leurs enfants à comprendre leur vécu et à s’en distancier. »2

« La reconstruction des vécus et des actions de chacun enlève au comportement maltraitant sa

caractéristique de constance et d’exhaustivité, comme s’il était une étiquette collée au parent

(« Ils veulent me faire dire que je suis un parent maltraitant, mais je ne suis pas d’accord !

Je ne le suis pas, je l’aime mon enfant ») en le réduisant à un acte unique, peut-être répété cent

fois, mais qui néanmoins ne résume pas en soi toute l’essence de la personne du parent. Cette

reconstruction permet à celui-ci de reconnaître ses erreurs car il se sent reconnu à son tour. »3

Une communication authentique et ouverte, attentive aux différents niveaux (verbal, non-

verbal, intrapsychique, systémique, transgénérationnel, contextuel) donne un reflet plus uni de

leurs pensées et émotions aux personnes, et accompagne l’actualisation de leurs facettes vers

d’autres possibles.

1 C. PARRET et J. IGUENANE, op. cit. p.43

2 C. PARRET et J. IGUENANE, op. cit. p.51

3 Stefano CIRILLO « Mauvais parents, comment leur venir en aide » p.129

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71

Identité et récit de vie

Philippe CAILLE, dans son livre « Voyage en systémique », parle de « récits

autobiographiques en perdition ». Quand le récit se coupe de l’histoire, le protagoniste se

trouve dépossédé de ses forces vives et contraint d’hypertrophier certains aspects de son jeu,

au détriment de sa créativité. « Les perturbations du rapport à l’entourage qui caractérisent

les désordres psychiques, quelle que soit leur place dans la nosologie psychiatrique, résultent

justement du divorce entre le récit autobiographique et l’histoire réelle du sujet. Le récit

n’interprète plus l’histoire de façon dynamique, permettant ainsi le rapport à autrui. Il semble

vouloir se suffire à lui-même. Il fait écran à l’histoire plus qu’il ne la révèle. (…) Il s’érige en

un pseudo-moi. Il procure au sujet un masque qui certes le protège de certaines angoisses,

mais le place dans le même temps dans un monde artificiel où le temps a cessé d’exister.

L’existence devient pour le sujet un jeu fini (…) à l’issue prédictible, une répétition.

Il faut certes accepter que des antécédents traumatisants peuvent rendre difficiles la

construction d’un récit autobiographique adaptatif. Dans certaines situations de vie, il peut

sembler utile de porter un masque. Nous devons donc, dans un premier temps, le respecter et

le comprendre. Pourtant, il ne s’agit pas d’un choix conscient. Le sujet lui-même perd, ce

faisant, contact avec la globalité de son histoire. Il se trouve sans s’en rendre compte amputé

d’une importante partie de lui-même.»1

Il me semble primordial que l’expérience interne parvienne à se rattacher à une construction

sociale et culturelle du monde, pour pouvoir se construire à travers un discours collectivement

partagé. L’enjeu est au fond de parvenir à formuler un récit capable de mieux relier passé

et présent, individu et famille, famille et société, vrai self et environnement. Un tel récit,

en réinterprétant l’histoire d’une façon communicable à autrui, produit l’auto-éco organisation

personnelle et sociale, la transformation autopoïétique du sujet qui trouve ainsi à se guérir

lui-même, comme le dit Philippe Caillé. Ce récit est le « ciment de notre identité ».

« Tout système humain s’organise nécessairement en parvenant à un énoncé transmissible de

son histoire, à un récit de celle-ci. » Il peut être utile d’en remanier le sens notre vie durant.

A la fois très difficile et aussi plein de promesses, que d’être placé dans cet état de perpétuelle

expectative ! De nouvelles expériences s’incorporent à l’équilibre existant et l’enrichissent,

rendant accessibles de multiples autres ressources à travers le monde ; nous élargissons le

champ des possibles. Mais quand des facteurs passés et actuels cassent cet équilibre au risque

de ne plus rien comprendre, ne plus savoir d’où l’on vient et qui l’on est, la mémoire déchirée,

l’identité vole en lambeaux. L’ensemble de l’ouvrage est alors à revoir : l’histoire présente doit

pouvoir s’inscrire dans le prolongement de l’existence passée pour ouvrir un futur. Impossible

de construire sur des sables mouvants, de trouver du sens pour avancer si des parties

traumatisées de nous-mêmes nous échappent, et viennent hanter nos enfants.

« La narration d’une expérience traumatique est susceptible de produire les effets suivants :

elle permet le passage de ce qui est implicite à ce qui est explicite ; elle contraint à une

mise en forme qui requalifie le vécu et lui donne des significations ; cette mise en forme

réunifie les éléments dispersés de l’expérience traumatique et l’inscrit dans le temps ;

Elle entraîne des changements, des transformations, aussi bien sur le locuteur et son

"implicite" que chez l’interlocuteur. L’importance de ces changements dépend de la situation,

du contexte de la narration. Ils peuvent affecter plus ou moins profondément l’un et l’autre.

1 Philippe CAILLE, « Voyage en systémique, l’intervenant, les demandeurs d’aide, la formation », Paris :

Fabert, 2007, p.87

Page 72: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

72

(…) la narration (…) permet de réintroduire l’événement, l’expérience imprévue, dans le

continuum de l’histoire personnelle. (…) ».1

« L’identité peut être vue comme la plante qui surgit d’un humus riche qui est le vaste domaine

du subconscient, du non-verbal -matériel abondant, non pas activement refoulé, mais le plus

souvent resté en friche, non utilisé dans le récit, mais assez aisément accessible. Cette

abondance de l’histoire derrière le récit qui en est présenté est en fait la richesse cachée de

tout être humain. » « Les méthodes analogiques apportent ici une aide précieuse. (…)

L’histoire du sujet se trouve revitalisée par l’exploration de l’humus fertile du non-verbal avec

ses aspects subconscient ou purement sensoriels, sans que soit contesté le récit

autobiographique qui justifie la demande d’aide. Cette coexistence tacite sera préservée

jusqu’au jour où le sujet lui-même, ayant pris possession des grandes lignes de son histoire,

aura la force d’inventer un nouveau récit autobiographique, lui à nouveau adaptatif car relié à

un passé et orienté vers un futur. » 2

L’efficacité symbolique

Le symbolique, c’est une dimension qui « permet de contrecarrer les erreurs et errements de

l’imaginaire (…). Le symbolique est ce qui permet la représentation de l’absence, mais aussi

la mise en scène d’une combinatoire qui organise le monde pour chaque sujet. (…).

Le symbolique c’est ce qui nous institue comme sujet de la parole, ce qui nous inscrit dans

une généalogie, nous donne une place dans la succession des générations, c’est donc ce

qui institue notre quotidien. (…) l’institution de base, c’est le symbolique. »3

Le référent éducatif occupe une fonction symbolique du fait de ce cadre dans lequel il inscrit

son action : mandaté par des instances qui représentent la société, il incarne le respect et le

souci de protection envers les plus fragiles. Une belle métaphore est celle de la « vie de la

mesure », qui naît, évolue et meurt. Les étapes administratives ou judiciaires qui la jalonnent

sont des repères incontournables dans l’accompagnement éducatif, et l’occasion d’en exploiter

la dimension rituelle et socialisante. L’objectif est que l’enfant et ses parents ressortent mieux

reliés socialement et grandis de cette expérience, en ayant surmonté des difficultés et renforcé

des compétences. Les personnes rencontrées en AEMO ont parfois souffert depuis leur plus

jeune âge de s’être senties déconsidérées et incomprises, je me situerai donc dans l’attention et

l’ouverture à leurs perceptions et ressentis, veillant à ne pas leur renvoyer des définitions

d’elles-mêmes qui heurtent les leurs à la façon d’un sac de farine (Ferenczi cité p. 36).

Nous nous co-définissons les uns les autres, le sentiment d’appartenance et d’identité étant

indissociables l’un de l’autre. Jean-Paul GAILLARD4, thérapeute et superviseur systémicien,

raconte comment nos manières de donner du sens à nos actes relationnels, nos codes de

communication et d’interprétation (qu’il nomme nos « danses ») de professionnels, assènent

parfois aux usagers des « petites claques sur la tête » qui veulent dire : « Moi, éducateur, psy,

etc. ; toi cas social, fou, malade, etc. », afin de nous assurer de notre réalité : « moi pas cas

social, pas fou, pas malade. ». Ces rituels sociaux permettent la stabilisation de nos identités

respectives, parfois à l’avantage des uns, au détriment des autres. Le contexte qui englobe ces

relations et préside à l’orchestration des interactions est très important.

1 Christian LACHAL, « Le partage du traumatisme, comment soigner les patients traumatisés »,

Le journal des psychologues, n° 253, déc. 2007- janv. 08. 2 Philippe CAILLE, ibid. p.85 et 88

3 Joseph ROUZEL, dans son livre Le quotidien en éducation spécialisée (Dunod, 2004)

4 Jean-Paul GAILLARD, L’éducateur spécialisé, l’enfant handicapé et sa famille, ESF, Paris, 2000

Page 73: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

73

En cela, il me semble que la mesure d’AEMO relève des rites d’institution (au sens de

Bourdieu), qui peuvent avoir une efficacité symbolique. « (…) c'est-à-dire le pouvoir qui leur

appartient d’agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel. » « Il n’est pas d’agent

social qui ne prétende, dans la mesure de ses moyens, à ce pouvoir de faire le monde en le

nommant. »1 En empruntant aux termes de Paul WATZLAWICK, il est question de co-créer la

réalité de second ordre (p.51), en faisant preuve d’équité.

L’accompagnement éducatif gagne à être éclairé à la lumière des fonctions que Pierre

DELION 2 prête à l’institution :

- La fonction phorique de l’institution, elle accueille l’usager,

- La fonction sémaphorique, elle est attentive aux signes qu’il manifeste,

- La fonction métaphorique, elle élabore ces signes et leur donne du sens.

En ce sens l’institution a une fonction contenante et détoxifiante, qui rejoint la fonction que

joue la mère pour le bébé selon BION (p.32).

La métaphore vient du gr. meta, et phore, porter. Voilà qui rejoint l’étymologie latine du mot

transfert trans, au-delà, à travers, et ferre, porter, c’est à dire porter à travers ou au-delà,

d’un lieu à un autre. Cela est aussi évocateur du rôle de l’éducateur [ex ducere : conduire hors

de, à partir de], il conduit les personnes hors de l’enfance, à partir de la reconnaissance

préalable de l’enfant qu’ils sont ou ont été.

La métaphore est un « Procédé stylistique qui consiste à transporter un mot de l’objet qu’il

désigne d’ordinaire à un autre objet auquel il ne convient que par une comparaison sous-

entendue »3 Par exemple : « j’en ai gros sur la patate, ras le bol, et la tête pleine à craquer. »

Elle est utilisée pour qualifier des émotions, sentiments, impressions, confiances, craintes,

et tout ce qui émane de notre vie psychique. Procédé permettant d’exprimer l’impalpable,

de figurer l’indicible, elle rejoint l’efficacité symbolique. Tous les artisans du recadrage de la

réalité de second ordre, dans un sens philosophique, politique, et thérapeutique, ont montré que

cela peut aider à faire stagner ou bouger les choses. Et selon FREUD : « Le transfert destiné à

être le plus grand obstacle de la psychanalyse, devient son plus puissant auxiliaire ».4

Pour être efficace, cette (co-)construction identitaire doit être connectée aux émotions plus ou

moins accessibles qui lui donnent de la consistance.

« (…) si elle n’avait pas le pouvoir de confirmer un être dans son identité, la communication

n’aurait guère débordé les frontières très limitées des échanges indispensables (…) à la survie

de l’être humain (…) Il est probable que la gamme infinie des émotions que ressentent les uns

à l’égard des autres, de l’amour à la haine, n’existerait pour ainsi dire pas ; nous vivrions

dans un monde voué exclusivement aux tâches utilitaires, un monde sans beauté, sans poésie,

sans jeu et sans humour. Il semble bien que, indépendamment du pur et simple échange

d’information, l’homme a besoin de communiquer avec autrui pour parvenir à la conscience

de lui-même. »5

Le symbole [de sun, avec, ensemble, et ballô, lancer, jeter, littéralement choses jetées

ensemble et liées entre elles] est une figure ou image servant à désigner d’une manière sensible

quelque chose d’abstrait. Il est aussi et avant tout emboîtement de morceaux de poterie.

1 P. BOURDIEU, op.cit. p. 9 et p.124

2 Pierre DELION, « Nathanaël, sa psychose et ses institutions », Revue de psychothérapie

psychanalytique de groupe, janv. 2001, n°36, Erès, p. 7 à 17 3 Définition du Larousse

4 FREUD, « Fragments d’une analyse hystérique » 1905.

5 P. WATZLAWICK et al. « Une logique de la communication », p.84

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Dans son sens premier, le symbole des symboles est l’assiette cassée, qui a d’abord servi à

figurer le lien d’entente existant entre deux clans gardiens chacun d’un morceau de l’assiette ;

il suffisait de vérifier que les bords des brisures se rejoignaient. En ce sens, le symbole est bien

ce qui à la fois sépare et fait tenir soi et les autres ensemble ; c’est de même par un récit

partagé que nous nous relions à l’humanité.

Le symbolique est le meurtre de la chose chez LACAN. La représentation symbolique

de l’objet en moi suppose son absence et son existence séparée. « Nous avons la haine du fait

que nous parlons, car nous ne parlons jamais qu’avec des mots qui nous viennent des autres,

nous sommes donc chacun, d’abord et avant tout, des intrusés, des contraints par la langue qui

vient toujours de l’autre, (…) Mais qu’implique donc le fait de parler, qui susciterait, qui ainsi

rendrait compte de notre haine ? C’est que parler suppose le vide. Parler suppose un recul,

implique de ne plus être rivé aux choses, de pouvoir nous en distancer, de ne plus être

seulement dans l’immédiat, dans l’urgence. Mais de ce fait, parler exige un dessaisissement,

une désidération, parler contraint à un détour obligé, à la perte de l’immédiat. Parler nous fait

perdre l’adéquation au monde, nous rend toujours inadapté, inadéquat; ainsi, nous pouvons

nous réjouir de ce que le langage nous permet mais nous pouvons tout autant nous lamenter de

ce que le langage nous a fait perdre. (…) C’est pourtant en cela que parler spécifie l’espèce

humaine, le parlêtre disait Lacan » 1

Le sujet, « ce qui est jeté sous » est sous-mis au langage. « Le sujet soumis à la division,

au manque, à l’incomplétude, de par sa structure langagière, est le seul point d’appui dans

la rencontre éducative. (…) le sujet ne peut s’empêcher, dans le recours à l’autre, de faire

une demande de complétude plus fondamentale, sur laquelle l’éducateur ne peut intervenir,

sauf à s’y tromper et à tromper les autres, mais qu’il peut accompagner jusqu’au point où

cette incomplétude s’avère assumable (…). »2

« Notre rôle et notre fonction sont de débroussailler avec la famille ce qui l’empêche

de trouver, seule, sa solution. »3

CONCLUSION

L’abord de la complexité m’a amenée à dérouler ma pensée en forme de tours d’hélices pour

parcourir des phénomènes enchevêtrés, revisitant plusieurs fois des questions lancées

puis laissées en suspens, et reprises un peu plus loin à la lumière d’autres approches.

Il va de soi que je n’ai pas répondu à l’ensemble des questions soulevées, des incertitudes

subsistent, et bien des pistes à explorer.

La science vise à démontrer, tandis que l’évaluation vise à améliorer. L’objectivité qui

consisterait en une observation impartiale de la réalité humaine est une prétention abusive,

puisque nous sommes immergés dans cette réalité essentiellement relationnelle.

La complexité tient aussi à « l’entrelacs des faire et des comprendre » comme le dit Jean-Louis

LEMOIGNE : « si je fais c’est afin de mieux savoir, et si je sais c’est afin de mieux faire. »4

L’évaluation implique une exigence éthique, elle s’oriente vers des perspectives d’action.

1 J.P LEBRUN, « L’avenir de la haine », Temps d’arrêt, Yapaka, Bruxelles, Mars 2006, p.7

2 Joseph ROUZEL, « Le travail de l’éducateur spécialisé », Paris : Dunod, 1997, p.135

3 Paule LEBBE-BERRIER, op.cit. p. 22

4 Réseau Intelligence de la complexité, Grand débat 2006

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La définition d’un cadre institutionnel, théorique et technique contribue à créer les

évènements qui s’y déroulent. C’est pourquoi il importe de se faire une idée claire de l’étendue

et des limites du champ d’intervention pour pouvoir l’investir. L’éducateur en milieu ouvert,

lors des visites à domicile ou rendez-vous extérieurs, porte symboliquement ce cadre,

qui définit la relation éducative. L’évaluation que nous faisons des compétences et de la

situation d’une personne dépend aussi de notre façon de l’accompagner ; si nous l’oublions,

nous risquons de lui imputer des limites alors que ce seront les nôtres. C’est là toute

l’importance d’un positionnement juste, permettant à l’autre d’être au mieux celui qu’il est.

La complexité de ce champ requiert des outils partagés en équipe et une empathie distanciée.

L’approche intrapsychique est incontournable, mais elle ne dédouane pas d’une vigilance à

l’égard des phénomènes interpersonnels, systémiques et sociaux qui sont à l’œuvre, afin de ne

pas oblitérer la dimension d’interactivité du sujet immergé dans son milieu. Cela permet de

tenir compte du fait que nous faisons aussi partie de ce système au sein duquel nous

intervenons.

VON FOERSTER raconte que la Métaphysique demanda un jour à l’Ethique un conseil pour

ses élèves. « Et l’Ethique répondit : « Dis-leur qu'ils devraient toujours s'efforcer d'agir en

sorte d'augmenter le nombre des choix possibles; oui, d'augmenter le nombre des choix

possibles! » »1 Cela est valable pour les hypothèses que nous produisons, et pour les personnes

avec lesquelles nous sommes en interaction.

« L’absolu relationnel", récit co-construit qui englobe la relation et lui donne sens, ouvre ainsi

des possibles au lieu de les enfermer dans un modèle rigide. Rituels et mythes, les deux

niveaux de l’absolu relationnel du moment, sont essentiels pour faire exister le système et lui

donner une stabilité, mais leur fonction est aussi de lui permettre d’évoluer en découvrant de

nouveaux rituels et de nouveaux mythes.(…) Ainsi, le concret observé, le fait brut survenu doit

toujours avoir priorité sur l’abstraction et pouvoir la remettre en question. »2

L’éducateur cherche à mieux comprendre l’autre, afin de lui proposer des expériences

adaptées et favorables. Il n’est ni un sociologue, ni un philosophe, ni un psychologue, ni un

médecin, ni un poète, ni un écrivain, etc., mais il puise à toutes ces sources pour construire sa

pratique.

« Le parti pris sera donc de considérer l’écriture comme un moyen de construire son

autoformation pendant et surtout après la formation d’éducateur spécialisé et ce faisant, son

identité professionnelle et plus largement existentielle. Outre le paradigme des écritures

impliquées, autobiographiques, cette posture de recherche s’inscrit dans le paradigme de

l’éducation tout au long de la vie. (…) l’écrit, quand il se distingue de la simple représentation

graphique du parler, permet l’élaboration de la pensée, la légitimation de l’action dans une

distanciation entre le sujet et l’objet, dans la mise à l’écart dans le temps. Pris dans l’option

de l’immédiateté, l’« éduc » a choisi au contraire la parole (…). On pourrait croire (…) qu’il

faudrait devenir un intellectuel plongé dans ses stylos, bouquins. Loin s’en faut. Sortir la tête

du cahier, des stylos est autant nécessaire que sortir de la tête dans le guidon. Ou pour le dire

autrement, il s’agirait d’être dans les deux. »3

Je poursuivrai donc ailleurs et en d’autres pages.

1 Heinz VON FOERSTER, op.cit. p.74

2 Philippe CAILLE, op. cit. p.171-173

3 Swan BELLELLE, « Ecriture et formation », IRTS de Nancy, mars 2008

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européen MCX, modélisation de la complexité.

Page 82: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

82

GLOSSAIRE

AE : Assistance Educative

AED : Action Educative à Domicile

AEMO: Action Educative en Milieu Ouvert

AESF : Accompagnement en Economie Sociale et Familiale

A.P : Accueil Provisoire

ASE : Aide Sociale à l'Enfance

CASF : Code d’Action Sociale des Familles

CHRS : Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale

CIDE : Convention Internationale des Droits de l’Enfant

CLIS : Classe d’Intégration scolaire

CMP : Centre Médico-Psychologique

CMPP : Centre Médico-Psycho-Pédagogique

DIPEC: Document Individuel de Prise en Charge

ES : Educateur Spécialisé

ESF : Economie Sociale et Familiale

IME : Institut Médico-Educatif

IOE : Investigation et Orientation Educative

ITEP : Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique

JAF : Juge aux Affaires Familiales

JE : Juge des Enfants

MECS : Maison d'Enfants à Caractère Social

MJAGBF : Mesures Judiciaires d’Aide à la Gestion du Budget Familial

MPS : Médico-Psycho-Social

ODAS : Observatoire National de l’Action Sociale Décentralisée

OPP : Ordonnance de Placement Provisoire

ROCS : Référentiel d’Observation des Compétences Sociales

TE : Tribunal pour Enfants

TISF : Technicienne d’Intervention Sociale et Familiale

Page 83: AEMO, Des Maux Aux Mots 2010

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Annexe : Génogramme de la famille des enfants B. (version manuscrite faite

avec Mme B. lors d’un entretien au service d’AEMO le 18 février 2009.)

AEMO depuis oct.07,

A.P en MECS depuis le 26-12-08

Amies chez qui Mme B. réside

Mr R.Sylvie R.

Juliette R. (alcool

selon Mme B.)Edmond

Damien

R.

34

Pierre B.

Robert

Mme B.

29

François (alcool

selon Mme B.) Luc (alcool

selon Mme B.)

Sandrine

B.

8

Laura

B.

7

Marc

B.

3

Alain

R.

24

Léa

R.

28

?

Référent

AEMO

stagiaire

AEMO

Légende :

Distant / Médiocre Hostile

entité sociale

couple marié couple séparé

Homme femme

fils fillerelation

amicaleintervenant

éducatif