Actualités de la philosophie Questions à la littérature II...vis-à-vis de ce temps historique et...

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U.R.S.S. : révolution dans la révolution II M. Ferro, G. Duchêne, M. Mendras, H. Carrère d’Encausse, A. Vaksberg Cheng Yingxiang : Sur le mouvement démocratique en Chine Questions à la littérature II Fr. Chandernagor, Cl. Grimmer, O. de Rudder, R. Abirached, C. Ginzburg Actualités de la philosophie D.-R. Dufour, D. Bourg, A. Godignon, J.-L. Thiriet numØro 56 septembre-octobre 1989 Octavio Paz : Poésie et modernité Jean-Claude Pecker : Le cosmos selon Stephen Hawking Extrait de la publication

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  • U.R.S.S. : révolution dans la révolution IIM. Ferro, G. Duchêne, M. Mendras, H. Carrère d’Encausse, A. Vaksberg

    Cheng Yingxiang : Sur le mouvement démocratique en Chine

    Questions à la littérature IIFr. Chandernagor, Cl. Grimmer, O. de Rudder, R. Abirached, C. Ginzburg

    Actualités de la philosophieD.-R. Dufour, D. Bourg, A. Godignon, J.-L. Thiriet

    numéro 56 septembre-octobre 1989

    Octavio Paz : Poésie et modernité

    Jean-Claude Pecker : Le cosmos selon Stephen Hawking

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    gerbig

  • septembre-octobre 1989 numéro 56

    Directeur : Pierre Nora

    QUESTIONS À LA LITTÉRATURE (II)

    4 Octavio Paz : Poésie et modernité.15 Françoise Chandernagor, Claude Grimmer, Orlando de Rudder : Quand lhistorien

    se fait romancier (suite).35 Robert Abirached : Le théâtre en mutation : la scène et le texte.41 Carlo Ginzburg : Montrer et citer. La vérité de lhistoire.

    U.R.S.S. : RÉVOLUTION DANS LA RÉVOLUTION (II)

    52 Marc Ferro : « New Deal » politique en U.R.S.S.62 Gérard Duchêne : Le libéralisme de Gorbatchev ou le plus court chemin de la

    rigueur à laustérité.80 Marie Mendras : La fin du protectionnisme politique.91 Hélène Carrère dEncausse : Le fédéralisme soviétique en question.

    106 Arkady Vaksberg : La morale et le droit. Une personnalité éminente.

    117 Cheng Yingxiang : Lintelligentsia et le mouvement démocratique en Chine.

    ACTUALITÉS DE LA PHILOSOPHIE

    123 Dany-Robert Dufour : Le structuralisme, le pli et la trinité.143 Dominique Bourg : Technique : la puissance et la limite.160 Anne Godignon, Jean-Louis Thiriet : Pour en finir avec le concept daliénation.

    166 Jean-Claude Pecker : Modèles mathématiques et réalités physiques. À propos deUne brève histoire du temps de Stephen Hawking.

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  • Extrait de la publication

  • Octavio Paz

    Poésie et modernité

    I. Modernité et romantisme

    Le thème que je me propose dexplorer poésie et modernité est formé de deux éléments. La rela-tion entre eux nest pas claire : la poésie de cette fin de siècle est, tout à la fois, lhéritière des mouve-ments poétiques de la modernité, depuis le romantisme jusquà lavant-garde, et sa négation. Guère plusclair, ce que lon entend par le mot de modernité. Les significations en demeurent incertaines et chan-geantes : le moderne est, par nature, passager et le contemporain est une qualité qui se dissipe aussitôtque nous la mentionnons. Il existe autant de modernités et dAntiquités que dépoques et de sociétés :un Aztèque était moderne en regard dun Olmèque et Alexandre face à Aménophis IV. La poésie« moderniste » de Rubén Dario nétait quune vieillerie pour les ultraïstes et le futurisme nous apparaîtaujourdhui plus comme une relique quune esthétique. Lâge moderne ne va pas tarder à devenir lAn-tiquité de demain. Il nous reste, pour lheure, à nous résigner et à accepter le fait que nous vivons danslâge moderne, tout en sachant bien quil sagit là dune dénomination équivoque et provisoire.

    Que voulons-nous dire en employant un mot tel que modernité ? Quand apparut-elle ? Certains pensentquelle débuta avec la Renaissance, la Réforme et la découverte de lAmérique ; dautres quelle com-mence avec la naissance des États nationaux, linstitution de la banque, le surgissement du capitalismemarchand et lapparition de la bourgeoisie ; quelques-uns, peu nombreux, soulignent que lélément décisiffut la révolution scientifique et philosophique du XVIIe siècle, sans laquelle nous naurions ni techniqueni industrie. Toutes ces opinions sont admissibles. Isolées, elles demeurent insuffisantes ; réunies, ellesproposent une explication cohérente. Cest pourquoi, sans doute, la majorité penche en faveur duXVIIIe siècle : non seulement celui-ci est lhéritier de ces changements et de ces innovations, mais cestalors que se manifestent déjà bon nombre des caractéristiques qui allaient devenir les nôtres. Cetteépoque fut-elle une préfiguration de celle que nous vivons aujourdhui ? Oui et non. Il serait plus exactde dire que notre époque a été la défiguration des idées et des projets de ce grand siècle.

    La modernité commence comme critique de la religion, de la philosophie, de la morale, du droit, delhistoire, de léconomie et de la politique. La critique est son trait distinctif, son signe particulier denaissance. Tout ce qua pu être lâge moderne a été luvre de la critique, en entendant celle-ci commeune méthode dinvestigation, de création et daction. Les concepts et les idées cardinales de lâge

    Texte dune conférence prononcée au Collège de France le 14 juin 1988. Nous remercions Yves Bonnefoy etM. lAdministrateur du Collège de France de nous avoir autorisé à le reprendre.

    Cet article est paru en septembre-octobre 1989 dans le n° 56 du Débat (pp. 4 à 16).

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  • moderne progrès, évolution, révolution, liberté, démocratie, science, technique sont issus de la critique.Au XVIIIe siècle, la raison fit la critique du monde et delle-même ; ainsi transforma-t-elle radicalementlancien rationalisme et ses géométries intemporelles. Critique delle-même : la raison renonça auxconstructions grandioses qui lidentifiaient à lÊtre, au Bien, à la Vérité ; elle cessa de constituer la mai-son de lIdée et se transforma en un chemin : elle fut une méthode dinvestigation. Critique de la méta-physique et de ses vérités imperméables au changement : Hume et Kant. Critique du monde, du présent etdu passé ; critique des certitudes et des valeurs traditionnelles ; critique des institutions et des croyances, leTrône et lAutel ; critique des coutumes, réflexion sur les passions, la sensibilité et la sexualité : Rousseau,Diderot, Laclos, Sade ; critique historique de Gibbon et de Montesquieu ; découverte de lautre : le Chinois,le Persan, lIndien dAmérique ; changements de perspectives dans lastronomie, la géographie, la physique,la biologie... La critique, enfin, sincarne dans lhistoire ; la révolution dIndépendance des États-Unis,la Révolution française et le mouvement dindépendance des possessions américaines de lEspagne etdu Portugal. Pour des raisons que jai exposées ailleurs, la révolution dIndépendance en Amériqueespagnole et portugaise aboutit à un échec sur le registre politique et social. Notre modernité est incom-plète, ou plutôt, elle est un hybride historique.

    Il nest en rien accidentel que ces grandes révolutions, fondatrices de lhistoire moderne, se soientinspirées de la pensée du XVIIIe siècle. Ce fut un siècle riche en projets de réforme sociale et en utopies. Ona déclaré que ces utopies sont la part la moins heureuse de son héritage ; nous ne pouvons toutefois ni lesdédaigner ni les condamner. Sil est vrai que tant dhorreurs ont été commises en leur nom, il est certain,aussi, que nous leur sommes redevables de presque tous les actes et rêves généreux de lâge moderne. Lesutopies du XVIIIe siècle ont été le prodigieux ferment qui a suscité lhistoire du XIXe et du XXe siècle.

    Lutopie est lautre face de la critique et seul un âge critique peut devenir un inventeur dutopies ; levide laissé par les démolitions de lesprit critique se voit occupé quasiment toujours par les constructionsutopiques. Les utopies sont les rêves de la Raison. Rêves actifs qui se transforment en révolutions etréformes. La prééminence des utopies est un autre trait original et caractéristique de lâge moderne.Chaque époque sidentifie à une vision du temps, et la présence permanente, à notre époque, des utopiesrévolutionnaires indique bien la place privilégiée que tient le futur à nos yeux. Le passé nest pasmeilleur que le présent : la perfection nest pas derrière nous, mais devant, ce nest pas un paradis aban-donné mais un territoire à coloniser, une cité à construire.

    À la vision du temps cyclique de lAntiquité gréco-romaine, le christianisme oppose un tempslinéaire, successif et irréversible, avec un début et une fin, de la chute dAdam au Jugement dernier. Envis-à-vis de ce temps historique et mortel il y eut un autre temps surnaturel, invulnérable devant la mortet le passage : lÉternité. Ainsi, lunique épisode véritablement décisif de lhistoire terrestre fut celui dela Rédemption : la venue du Christ et son sacrifice représentent lintersection entre lÉternité et la tem-poralité, le temps successif et mortel des hommes et le temps de lau-delà, qui ne change ni ne sedéroule, identique à soi-même pour toujours. Lâge moderne débute par la critique de lÉternité chrétienneet lapparition dune autre sorte de temps. Dun côté, le temps fini du christianisme, avec un commence-ment et un terme, devient le temps presque infini de lévolution naturelle et de lhistoire, ouvert en direc-tion du futur. Dautre part, la modernité dévalorise léternité : la perfection se déplace dans lavenir, nondans quelque autre monde, mais dans celui-ci. Je nai guère besoin de rappeler la fameuse image deHegel : la rose de la raison est crucifiée sur le présent. Lhistoire, a-t-il écrit, est un calvaire : transpositiondu mystère chrétien en action historique. Le chemin vers labsolu passa par le temps, fut le temps. À son

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  • tour, parmi les différents modes du temps, la perfection toujours différée se situa dans le futur. Les chan-gements et les révolutions furent les incarnations du cheminement des hommes vers le futur et ses paradis.

    La relation entre romantisme et modernité est filiale et polémique, tout ensemble. Fils de lâge cri-tique, le fondement du romantisme, son acte de naissance et sa définition sont le changement. Le roman-tisme fut le grand changement, non seulement dans le domaine des lettres et des arts, mais dans ceux delimagination, de la sensibilité, du goût, des idées. Il fut une morale, une érotique, une politique, unefaçon de shabiller et une façon daimer, une façon de vivre et de mourir. Fils rebelle, le romantisme faitla critique de la raison critique et oppose au temps de lhistoire successive le temps de lorigine avantlhistoire, au temps futur des utopies le temps instantané des passions, de lamour et du sang. Le roman-tisme est la grande négation de la modernité, telle que lavait conçue, au XVIIIe siècle, la raison critique,utopique et révolutionnaire. Mais il sagit dune négation moderne, je veux dire : une négation au-dedans de la modernité. Lâge critique, et lui seul, pouvait engendrer une négation à ce point totale.

    Le romantisme coexiste avec la modernité et ne se joint à elle, ici ou là, que pour la transgresser. Cestransgressions prennent toutes sortes de formes mais se manifestent toujours de deux manières : lana-logie et lironie. Par la première, jentends la vision de lunivers comme un système de correspondanceset la vision du langage comme le double de lunivers. Cest là une tradition très ancienne réélaborée ettransmise par le néo-platonisme de la Renaissance à divers courants hermétiques des XVIe et XVIIe siècleset qui, après avoir alimenté les sectes philosophiques et libertines du XVIIIe, est recueillie par les roman-tiques et leurs héritiers jusquà nos jours. Cest la tradition centrale, quoique souterraine, de la poésiemoderne, des premiers romantiques à Yeats, Rilke, les surréalistes. En même temps que la vision de lacorrespondance universelle, apparaît, jumelle contraire, lironie. Cest le trou dans le tissu des analogies,lexception qui vient interrompre les correspondances. Si lon peut concevoir lanalogie comme un éven-tail, qui, en se dépliant, dévoile les ressemblances entre ceci et cela, le macrocosme et le microcosme, lesastres, les hommes et les vers de terre, lironie, elle, déchire léventail. Lironie est la dissonance qui brisele concert des correspondances et le transforme en galimatias. Lironie porte des noms variés : cest lex-ception, lirrégulier, le bizarre, comme disait Baudelaire, et, en un seul mot, le grand accident : la mort.

    Lanalogie sintègre dans le mythe ; son essence est le rythme, cest-à-dire le temps cyclique fait dap-paritions et de disparitions, de morts et de résurrections ; lironie est la manifestation de la critique dans lerègne de limagination et de la sensibilité ; son essence est le temps successif qui débouche sur la mort.Celle des hommes et celle des dieux. Double transgression : lanalogie oppose au temps successif de lhis-toire tout comme à la béatification du futur utopique, le temps cyclique du mythe ; de son côté, lironiedéchire le temps mythique en affirmant la chute dans la contingence, la pluralité des dieux et des mythes,la mort de Dieu et de ses créatures. Double ambiguïté de la poésie romantique : elle est révolutionnaire,non pas avec mais contre les révolutions du siècle ; en même temps, sa religiosité est une transgression desreligions chrétiennes. Lhistoire de la poésie moderne, du romantisme au symbolisme, est lhistoire des dif-férentes manifestations des deux principes qui la constituent depuis sa naissance : lanalogie et lironie.

    II. Modernité et avant-garde

    On peut voir le XIXe siècle comme lapogée de la modernité. Des idées issues de la critique et qui gar-daient une valeur polémique au XVIIIe démocratie, séparation de lÉglise et de lÉtat, disparition des pri-vilèges nobiliaires, liberté de croyance, dopinion et dassociation se convertirent en principes partagés

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  • par toutes les nations européennes, ou presque, et par les États-Unis. LOccident grandit, saccrut et saf-firma. Mais, à la fin du siècle passé, prit naissance, dans les grands centres de notre civilisation, un pro-fond malaise qui affecta les institutions sociales, politiques et économiques tout autant que le systèmede croyances et de valeurs. Ainsi est-il possible dappeler âge moderne le cycle qui comprend la nais-sance, lapogée et la crise de la modernité ; et, à son tour, lultime étape, celle de la crise, peut sappelerlâge contemporain. Sa durée, toutefois elle couvre déjà près dun siècle me fait douter de la vali-dité du terme. Guère plus appropriés me paraissent les mots qui surgissent dès que lon aborde le sujet :décadence, crépuscule. Enfin, quel quen soit le nom, la période qui commence au début de ce siècle sedistingue des précédentes par lincertitude envers les valeurs et les idées qui servirent de fondement àla modernité. Les premiers signes de cette crise universelle apparurent à la fin du siècle passé et, vers1910, ils se manifestent dores et déjà avec une clarté brutale. Je nai pas lintention de les décrire. Ilssont devenus, depuis longtemps, le sujet de prédilection pour les sociologues, astrologues, ecclésias-tiques, économistes, prophètes, psychanalystes, journalistes et autres guérisseurs de maux de notresociété. Je me bornerai à énumérer les zones affectées par cette maladie historique.

    Dès lorigine de lâge moderne, surgit, ferment vivace et vaste aberration, le nationalisme. Convertien religion de lÉtat national, il atteint un haut degré de virulence au cours du siècle passé. La critiqueréactionnaire à Rencontre de la démocratie bourgeoise rationalisme, cosmopolitisme, scepticisme,hédonisme vient sallier à la nostalgie de la société précapitaliste et de ses « relations idylliques »,selon la formule ironique de Marx. Dans ces anathèmes lancés contre le progrès impitoyable, on retrouvaitquelques échos de la vieille horreur chrétienne envers Satan le sceptique et Mamon lintelligent, amoureuxde lindustrie, du plaisir et des arts. À lautre extrême, et avec une même passion, les révolutionnaires surtout les anarchistes dénoncèrent le caractère oppresseur de lÉtat et des institutions sociales : lafamille, le droit, la propriété. Au premier stade de la crise, le socialisme en ses différentes nuances,sans exclure celle dinspiration marxiste fut critique mais non pas subversif ; la Deuxième Internationale,tout en apportant une contribution puissante à lamélioration du sort des travailleurs, demeura associéeà la vie institutionnelle des nations industrialisées.

    Au cours de la deuxième décennie du XXe siècle la crise des institutions se transforma en crise de lasociété politique internationale et cest alors quéclata la première grande guerre. Les révolutions qui luisuccédèrent ont changé la face de la planète. Le marxisme ou plutôt, sa version autoritaire, le léninisme se convertit en un pouvoir mondial. Durant la troisième décennie, sous différents noms et à travers desidéologies contraires, se dessina en toute lumière la nouvelle réalité historique : lÉtat bureaucratiquetotalitaire. Le processus sest poursuivi tout au long du siècle. Au sein même des nations qui conserventle système démocratique apparaît de façon évidente la tendance à reproduire le modèle de dominationbureaucratique, soit dans les grands consortiums capitalistes, les syndicats ouvriers ou la technocratiedÉtat. Peu nombreux furent ceux-là qui, au début du siècle, soupçonnèrent que les généreuses aspira-tions libertaires de ces années allaient, cinquante ans plus tard, dégénérer en un nouvel absolutisme.

    La crise de la vie publique fut également une crise des consciences. Critique de la famille et de lasuprématie masculine, critique de la morale sexuelle, critique de lécole, des Églises, des croyances, desvaleurs. En dépit des réussites prodigieuses de la technique, on commença à mettre en doute le progrès,la grande idée directrice de lOccident et son mythe intellectuel. La description de létat desprit qui aprévalu au cours de la première moitié du siècle, avec ses brutales oscillations entre passivité et vio-lence, scepticisme radical et foi en linstinctif, intellectualisme extrême et culte du sang, ce portrait a été

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  • fait si souvent quil nest pas nécessaire de le reprendre. Je tiens seulement à signaler que ces va-et-vientcoïncidèrent avec les découvertes fondamentales des sciences, lesquelles, à leur tour, remirent en ques-tion les certitudes anciennes. À peine se doit-on de mentionner pareils changements : les géométries noneuclidiennes, la physique quantique, la relativité et la quatrième dimension. À de telles avancées sontvenues sadjoindre, plus près de nous, celles de la biologie moléculaire, tout particulièrement sur leregistre de lhérédité. Si lesprit ancien se vaporisa, converti en réaction chimique, lancienne matière,pour sa part, perdit toute consistance et devint énergie, temps-espace, réalité qui se dissémina sans cesseet qui sans cesse se réunit avec soi. Si la matière se fractionna en atomes et en particules de particules,que dire de la conscience ? Elle cessa dêtre la pierre angulaire de la personne et se pulvérisa. Elle devint,pour certains, le théâtre dun combat entre de nouvelles entités, non moins illusoires peut-être que celles dela psychologie de la Renaissance : linconscient, la libido, le surmoi. Pour dautres, la pensée et les émotionsne représentèrent que la résultante de combinaisons physico-chimiques. La famille se mua en un vivier dephantasmes et le crime ddipe accéda à la dignité universelle quavait occupée jusqualors le péché ori-ginel : être le signe constitutif de lespèce humaine, le trait qui la distingue de toutes les autres espèces.

    Lart et la littérature sont des formes de représentation de la réalité. Des représentations qui, faut-ille rappeler, sont également des inventions : représentations imaginaires. Mais la réalité, tout dun coup,commença à se désagréger et à disparaître ; elle se présenta avec les attributs de limaginaire, elledevint menaçante ou dérisoire, inconsistante ou fantastique. La chaise cessa dêtre cette chaise que nousvoyons pour se transformer en une architecture de forces, datomes et de particules invisibles. Non seu-lement la nouvelle physique sattaqua à la prétendue solidité des objets matériels ; les géométries noneuclidiennes offrirent la possibilité dautres espaces, riches de propriétés différentes de celles delespace traditionnel. Surgit alors la nouvelle entité, thème de toutes les rêveries chez les écrivains et lespeintres, mythe de la première avant-garde : lespace-temps. Plus tard, à la génération suivante, celle dessurréalistes, la psychanalyse exercera son influence sur les poètes et les peintres ; mais dores et déjà lavision du moi et de la personne subit de profondes altérations. Et avec elle le langage des artistes, atta-chés à exprimer les discontinuités et les intermittences de la conscience et des sentiments.

    Le symbolisme sétait identifié à un langage ésotérique. Culte voué au mystère de lunivers et aupoète comme prêtre de cette religion secrète. Les nouveaux poètes opposèrent à cette forme de langagelironie et le prosaïsme. Le symbolisme avait exalté le clair-obscur ; il avait été un art de la chambreclose où la nuance représentait la suprême valeur ; lart nouveau sortit dans les rues et sur la placepublique : poésie doppositions tranchées et de contrastes brutaux. Le symbolisme avait décrit les nos-talgies dun au-delà, tantôt situé dans un passé inaccessible, tantôt dans un nowhere également impossible ;la poésie nouvelle exalta linstant, le présent : ce que les yeux voient, ce que les mains touchent. La citéde Baudelaire était la ville nocturne, où léclairage du gaz et ses reflets ambigus comme la consciencehumaine découvraient, dans les rues pareilles à des blessures, le défilé de la prostitution, le crime etle désespoir solitaire. La ville des poètes modernes est celle de la multitude, la ville aux réclames lumi-neuses, avec ses tramways et ses automobiles, qui chaque nuit se transforme en un jardin électrique.Mais la ville moderne nest pas moins terrible que celle de Baudelaire : « Maintenant tu marches dansParis tout seul parmi la foule / Des troupeaux dautobus mugissants près de toi roulent / Langoisse delamour te serre le gosier » (Apollinaire, Zone, 1912).

    Le héros romantique était laventurier, le pirate, le poète converti en combattant de la liberté ou lesolitaire qui se promène sur les bords dun lac désert, perdu dans une méditation sublime. Le héros de

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  • Baudelaire était lange déchu dans la ville ; il se vêtit de noir et sur son habit élégant et râpé il y avaitdes taches de vin, dhuile et de boue. Le personnage dApollinaire est un vagabond urbain, presque unclochard, ridicule et pathétique, perdu parmi la foule. Cest la figure quincarnera plus tard Charlie Chaplin,le protagoniste du Nuage en pantalons de Maïakovski et celui du Bureau de tabac de Pessoa. Un pauvrediable et un être doué de pouvoirs occultes, un pantin et un mage. Claire, la filiation romantique du per-sonnage et de ses activités ; claire aussi sa nouveauté.

    Bien que laventure humaine ses passions, ses folies, ses illuminations se poursuive dans la nou-velle poésie, les interlocuteurs ont changé. Lancienne nature disparaît et avec elle ses forêts, ses vallons,ses océans et ses montagnes peuplées de monstres, de dieux, de démons et autres merveilles ; en sonlieu, la cité abstraite et, parmi les vieux monuments et les places vénérables, la terrible nouveauté desmachines. Changement de réalité ; changement de mythologies. Auparavant, lhomme parlait à luni-vers, ou croyait parler avec lui ; sil nétait pas son interlocuteur, il était son miroir. Au XXe siècle lin-terlocuteur mythique et ses voix mystérieuses sévanouissent. Lhomme est demeuré seul dans la villeimmense et sa solitude est celle de millions dindividus semblables à lui. Le héros de la nouvelle poésieest un solitaire dans la multitude, ou mieux, une multitude de solitaires. Il est le H.C.E. (Here ComesEverybody) de Joyce. Nous découvrons que nous sommes seuls dans lunivers. Seuls avec nos machines.Les diables industrieux de Milton ont dû se frotter les mains. Ce fut le commencement du grand solipsisme.

    Les Anciens ont vénéré le cheval et le bateau à voile ; lâge nouveau, la locomotive et le paquebot.Le poème de Whitman qui a probablement impressionné le plus ses disciples fut celui quil dédia à unelocomotive. Valery Larbaud écrivit une ode mémorable à lOrient-Express, « le train des millionnaires » ;Cendrars, sa non moins mémorable Prose du transsibérien, premières noces de la poésie et du cinéma.Les futuristes ont chanté lautomobile et on a vu, plus tard, se multiplier les poèmes à lavion, au sous-marin et autres véhicules modernes. Aucun de ces textes opiniâtres ne peut se comparer au poème deWhitman, le fondateur. Les transatlantiques, eux aussi, ont enflammé les imaginations. À peine faut-ilévoquer lOde maritime de Alvaro de Campos non pas une allégorie ni un symbole de Pessoa : sondouble et son ennemi , ode écrite depuis les quais de Lisbonne, mais aussi depuis Liverpool, Singapour,Yokohama, Harbin. Le paquebot était associé, dans la poésie de cette époque, plus à lAsie quà lAmé-rique. Le premier acte du Partage de midi se déroule à bord dun paquebot qui navigue interminablementsur locéan Indien. La poésie de la mer, à travers les romans et les poèmes de cette période, fut une poé-sie de lau-delà : les mers et les terres inconnues, mais, surtout, les civilisations autres : lInde deKipling, lAfrique et le Sud-Est asiatique de Conrad, lExtrême-Orient de Claudel et de Saint-John Perse.

    La présence de paysages et de formes artistiques dOrient, dAfrique et de lAmérique pré-colombienne est une caractéristique générale de la poésie et de lart de ces années. Les poètes adoptèrentle haïku, et le théâtre nô impressionna Yeats et dautres poètes dramaturges. Les traductions de poésiechinoise par Ezra Pound contribuèrent fortement à ces changements. Ainsi donc, au cours du premiertiers du XXe siècle, arrive à son apogée un long processus de découverte des civilisations autres et deleurs différentes visions de la réalité et de lhomme. Ce processus, entrepris au XVIe siècle avec la révé-lation du continent américain, sest manifesté à notre époque par ladoption de formes artistiques nonseulement étrangères mais opposées à la tradition centrale de lOccident. Ce fut là un changement si pro-fond quil nous affecte encore, quil affectera sans doute lart et la sensibilité de nos descendants. Lechangement fut, pour une part, le résultat naturel de la révolution esthétique amorcée par le romantisme,son ultime conséquence ; il a constitué, dautre part, le changement final, le changement des changements :

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  • avec lui sachève une tradition qui remontait à la Renaissance. Les modèles de cette tradition étaient lesuvres de lAntiquité gréco-romaine, de telle façon quen sy opposant, lart moderne a brisé la conti-nuité de lOccident. Ainsi, le changement a-t-il été une autonégation et, simultanément, une métamor-phose. Fin de lidéalisme naturaliste, fin de la perspective et de la section dor, fin des représentationsqui prétendent donner lillusion de la réalité.

    Lélément décisif ne fut point le remplacement des canons traditionnels en y incluant les varianteset les déviations romantiques, symbolistes et impressionnistes par les normes de cultures et de civili-sations étrangères, mais la recherche dune autre beauté. Cest pourquoi je nai pas seulement parlédautonégation mais de métamorphose. Le changement esthétique fut aussi considérable que le chan-gement provoqué par les sciences dans la vision traditionnelle de la réalité. La physique avait montréque la réalité visible prend assise sur une structure qui est une relation de forces en équilibre instable.Les artistes, eux aussi, voulurent démonter lapparence des objets quotidiens et les cubistes conçurentleur tableau comme un système de relations. Il y avait dans une telle conception comme une sorte denéo-platonisme : le peintre se proposait de représenter la structure ou plutôt, larchétype, lidée de lacafetière et de la pipe. Doù la nécessité de peindre à la fois lextérieur et lintérieur des objets. Lexempledes masques nègres qui montrent sur le même plan la partie antérieure et postérieure de lobjet, fraya unchemin. Les futuristes, de leur côté, voulaient peindre le mouvement, ce que la photographie réussitmieux que la peinture. À cette époque, la chronophotographie était populaire : succession dinstantanésdun objet ou dune figure en mouvement, un cheval qui court, une femme qui marche rythmiquement,un cycliste. Lexemple le plus remarquable fut le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp.

    Les nouveaux moyens de reproduction de la réalité influèrent sur toutes ces uvres et tentatives.Lattraction majeure, surtout auprès des poètes, fut la photographie en mouvement : le cinéma. Le grandthéoricien du montage, Serge Eisenstein, souligne dans un de ses écrits que labsence de règles de syntaxeet de signes de ponctuation dans le cinéma lui avait révélé, par omission, la véritable nature de cet art : lajuxtaposition et la simultanéité. Cest-à-dire la rupture du caractère linéaire du récit. Eisenstein retrouvades antécédents du simultanéisme dans les arts de lOrient, tout particulièrement dans le théâtre japonaiset lécriture chinoise. Quelques années plus tard, Jung, dans son prologue à une édition du classique chi-nois I King, affirma que le principe régissant la combinaison des hexagrammes nest pas celui de la cau-salité mais de la confluence. Selon les lois de la causalité, un phénomène en suit un autre, un fait est lacause dun autre fait. Dans le I King opère la présence simultanée de différents enchaînements de causes.Jung appelle cette coïncidence, synchronie, conjonction de temps. Cest également une conjonctiondespaces. Ainsi donc, au cours de la deuxième décennie du XXe siècle, apparut dans la peinture, la poé-sie et le roman, un art fait de conjonctions temporelles et spatiales, qui tend à dissoudre et à juxtaposerles divisions de lavant et de laprès, de lantérieur et de lultérieur, de linterne et de lexterne. Cet arta connu bien des appellations. La meilleure, la plus descriptive : simultanéisme.

    Les peintres voulurent que le tableau soit la présentation simultanée des différentes facettes dunobjet. Un tableau cubiste montrait lintérieur et lextérieur de lobjet, la face antérieure et postérieure dela réalité ; un tableau futuriste montrait ou plus exactement, prétendait montrer lavant et laprès :un chien qui court ou un tramway traversant une place. La peinture est un art spatial et lil peut voiren même temps, sur une surface, différentes représentations et formes. La vision de lil est simultanée.La juxtaposition se résolvait en un ordre plastique qui était un système de relations visuelles. Le prin-cipe qui gouverne ce type de représentation est la contiguïté : les choses se trouvent liées les unes aux

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  • côtés des autres et sont perçues simultanément par le spectateur. Dans les arts temporels, tels que lamusique et la poésie, les choses se trouvent les unes après les autres. En vérité les choses ne se trouventpas là : elles apparaissent. Un son prend la suite dun autre son, un mot se situe avant ou après un autre.Le principe directeur nest pas la contiguïté, mais la succession. Il existe toutefois une différence essen-tielle entre musique et poésie. Dans la première, la synchronie est constante : le contrepoint, la fugue,lharmonie. La poésie est faite de mots : des sons qui sont du sens. Chaque son doit être entendu en touteclarté pour que lauditeur puisse percevoir le sens. Lharmonie se situe au cur même de la musique ;dans la poésie, elle ne produit que de la confusion. La poésie ne peut être synchronique sans se dénatureret sans renoncer aux pouvoirs signifiants de la parole. En même temps, la simultanéité nest pas seule-ment un recours très puissant : elle est présente dans les formes constitutives du poème. La comparai-son, la métaphore, le rythme et la rime sont des conjonctions et des répétitions qui obéissent à la mêmeloi de la représentation simultanée. Tel fut le défi auquel furent confrontés les poètes vers 1910 : commentadapter la simultanéité spatiale à un art régi par la succession temporelle ?

    En 1911 surgit à Paris le « dramatisme », qui par la suite prit le nom de « simultanéisme ». Le mottout comme le concept avaient été employés peu auparavant par les futuristes. Le procédé ne pouvait pasêtre plus simple : dire en même temps les différentes parties dun poème. La solution des futuristes futplus brutale : ils donnèrent des « concerts » où la voix humaine, réduite à ses éléments sonores, de linter-jection au soupir, se mêlait aux autres bruits urbains, tel le cliquetis de la machine à écrire. Plus tard,durant la guerre, à Zurich, le dadaïste Hugo Ball redécouvrit le « parler en langues » des premiers chré-tiens, des gnostiques et dautres religions ; à Moscou aussi et à Petrograd, vers la même époque, lescubo-futuristes exploitèrent les possibilités de la glossolalie, quils appelèrent « langage transrationnel ».Mais la traduction du langage en simples rythmes émetteurs dun sens diffus, tout en permettant la juxta-position et la simultanéité, réduit au degré minimal la signification. Cest un appauvrissement, et,presque toujours, une mutilation.

    Le cubisme et, surtout, lorphisme de Delaunay, inspirèrent les premières tentatives de Cendrars etdApollinaire. Avec ces deux poètes commence vraiment le simultanéisme. Dans le cas du premier, lin-fluence du cinéma fut décisive : le montage et le flash-back. Lemploi de ces procédés cinématographiquesbrisa la syntaxe et le caractère linéaire et successif du poème traditionnel. Apollinaire saventura plusloin : il supprima presque totalement les connexions et les liens syntaxiques un acte aux conséquencessemblables à lélimination de la perspective dans la peinture , il appliqua la technique du collage parlinsertion dans le texte de phrases toutes faites, et enfin il se servit de la juxtaposition de blocs verbauxdifférents. Ainsi parvint-il à la conjonction despaces et de temps dans un texte. À la différence destableaux cubistes, les poèmes dApollinaire bougent, je veux dire que non seulement ils ont un début et unefin mais ils se déroulent. Le futurisme sétait appliqué à représenter le mouvement ; la nouvelle poésie futmouvement. Dautres poètes français suivirent Apollinaire dans ce sens. Je pense surtout à Pierre Reverdy.

    Peu après, Ezra Pound et T.S. Eliot adoptèrent le simultanéisme. En ladoptant, ils le transformèrentet lélargirent. Ainsi créèrent-ils une nouvelle modalité du long poème, en explorant un territoire quenavaient pas prospecté les poètes français : lhistoire spirituelle et sociale de lOccident. En langueespagnole le simultanéisme, hormis un bref poème parfait de José Juan Tablada, ne fut guère pratiquéjusquà ma génération. On se doit ici de renouveler un reproche : les critiques de langue anglaise, à lex-ception de Roger Shatuk, du poète Kenneth Rexroth et de quelques autres, ne se réfèrent jamais aux ori-gines françaises du simultanéisme et sobstinent à reprendre laffirmation téméraire de Pound : la méthode

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  • de présentation ainsi quil nomme cette modalité décriture est née de sa lecture de Fenellosa et deses traductions de poésie chinoise. Plus dune fois je me suis attaché à remettre les choses à leur place.Je dois avouer que non seulement je ny suis pas parvenu, mais quaujourdhui encore, étant donné lir-radiation extrême de la culture anglo-américaine, les critiques venus dautres langues répètent la versioncanonique. Parmi eux, un grand nombre en Amérique latine... et en France. Personne ne veut voir dansles Cantos et dans The Waste Land une conséquence extrême du simultanéisme entrepris dix ans plus tôtpar Apollinaire et Cendrars. Cest à peine si jai besoin dajouter que cette conséquence, heureuse à touségards, fut de surcroît une création. Non pas une imitation, mais une greffe ; le résultat fut une plantenouvelle, plus forte, plus complexe que loriginelle.

    Le simultanéisme appelé parfois cubisme poétique fut une autre manifestation, brutale parinstants et quasiment toujours efficace, du principe fondamental de la poésie romantique et symboliste :lanalogie. Le poème est une totalité mue émue par laction conjointe de laffinité et de loppositionentre les parties. Triomphe de la contiguïté sur la succession. Ou plutôt, puisque le poème est langageen mouvement : fusion de la contiguïté et de la succession, du spatial et du temporel. Quelque tempsaprès, à lautre pôle de la poésie davant-garde le surréalisme , resurgirent lanalogie et lhumour demanière plus directe encore, ostensible et nue. Tous les grands thèmes poétiques, érotiques et métaphy-siques du romantisme furent recueillis par les surréalistes et portés jusquà leurs limites extrêmes. Laxedes deux grands mouvements poétiques de la première moitié du siècle le simultanéisme et le surréa-lisme fut celui-là même du romantisme : la vision de la correspondance universelle et la consciencede la rupture la conscience de la mort. La relation ambiguë du romantisme avec la tradition de lOc-cident et les mouvements révolutionnaires affinités et transgression reparaît aussi chez presque tousles grands poètes de notre siècle. La poésie moderne, depuis sa naissance, a été simultanément affirma-tion et négation de la modernité.

    III. Poésie de convergence

    Assez régulièrement, des voix se lèvent qui nous prédisent la fin prochaine de nos sociétés. Il sembleque la modernité se nourrisse des négations successives quelle engendre, de Chateaubriand à Nietzscheet de Nietzsche à Valéry. Au long des vingt-cinq dernières années, les voix qui annoncent calamités etcatastrophes se sont multipliées. Elles ne sont plus désormais lexpression du désespoir dun solitaire,ou de langoisse dune minorité de marginaux ; ce sont des opinions populaires qui révèlent un étatdesprit collectif. Le caractère de ce siècle-ci évoque par instants les terreurs de lan mil ou la sombrevision des Aztèques qui vivaient sous la menace de la fin cyclique du cosmos. La modernité naquit aveclaffirmation du futur comme terre promise et nous assistons aujourdhui au déclin de cette idée. Per-sonne nest sûr de ce qui nous attend et nombreux sont ceux qui sinterrogent : le soleil se lèvera-t-ildemain pour les hommes ? Si abondantes sont les formes à travers lesquelles se manifeste le discréditjeté sur le futur, que toute énumération se révèle incomplète : les uns prévoient lépuisement des res-sources naturelles, dautres la contamination du globe terrestre, dautres la multiplication des famines,dautres la pétrification historique par linstauration universelle didéocraties totalitaires, dautres enfinlembrasement atomique. Certes, léquilibre nucléaire nous a sauvés dune troisième guerre mondiale,mais la simple présence des armes atomiques volatilise, au sens littéral du terme, notre idée de progrès,soit comme évolution graduelle, soit comme mutation révolutionnaire. Si la bombe na pas détruit le

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  • monde, elle a détruit notre idée du monde. La modernité est blessée à mort ; le soleil du progrès disparaîtà lhorizon et nous ne distinguons pas encore la nouvelle étoile intellectuelle qui doit guider les hommes.Nous ne savons même pas si nous vivons un crépuscule ou une aube.

    La modernité sest identifiée avec le changement, elle a conçu la critique comme linstrument duchangement et assimilé lun et lautre au progrès. Pour Marx, linsurrection révolutionnaire elle-mêmeest une critique en action. Dans le domaine de la littérature et des arts, lesthétique de la modernité,depuis le romantisme jusquà nos jours, a été lesthétique du changement. La tradition moderne est tra-dition de la rupture, une tradition qui se nie elle-même, et qui, de la sorte, se perpétue. Nous assistonsmaintenant au déclin de lesthétique du changement. Lart et la littérature de cette fin de siècle ont perdu,peu à peu, leurs pouvoirs de négation ; cela fait des années que ses négations sont des répétitions rituelles,ses rébellions des formules, ses transgressions des cérémonies. Ce nest pas la fin de lart ; cest la fin delidée dart moderne. Autrement dit : la fin de lesthétique fondée sur le culte du changement et la rupture.

    La critique sest aperçue, avec un certain retard, que depuis plus dun quart de siècle nous étionsentrés dans une autre période historique et dans une autre forme dart. On parle abondamment de la crisede lavant-garde et, pour définir notre époque, lexpression d« ère postmoderne » sest répandue un peupartout. Dénomination équivoque et contradictoire, tout comme lidée même de modernité. Ce qui sesitue au-delà du moderne ne peut être que lultramoderne ; une modernité encore plus moderne que cellede la veille. Les hommes nont jamais su le nom du temps quils vivaient, et nous ne sommes pas davan-tage une exception à cette règle universelle. Sappeler post-moderne est une façon daffirmer notremodernité et de déclarer que nous sommes très modernes. Or, ce qui est remis en question, cest laconception linéaire du temps et son identification avec la critique, le changement et le progrès le tempsouvert sur le futur comme terre promise. Sappeler post-moderne, cest continuer à être prisonnier dutemps successif, linéaire et progressif.

    Si le terme post-moderne est équivoque, que dire de lexpression dont font usage les critiques anglo-américains pour appeler lart actuel : postmodernisme ? Pour eux le concept de modernisme désigne cetensemble duvres, auteurs et tendances quévoquent les noms de Joyce, Pound, Eliot, William CarlosWilliams, Hemingway et quelques autres. Personne nignore cependant sinon, peut-être, les critiqueset journalistes anglo-américains quen langue espagnole nous appelions modernisme le premier mou-vement littéraire hispano-américain et espagnol. Furent modernistes Rubén Darío et Valle Inclan, JuanRamón Jiménez et Leopoldo Lugones, José Martí et Antonio Machado : avec eux sannonce notre tra-dition moderne et sans eux notre littérature contemporaine nexisterait pas. En réalité, les différentestendances, les uvres et les auteurs que les Anglo-Américains réunissent sous la dénomination de« modernisme », furent toujours appelés, en France et dans le reste de lEurope ainsi quen Amériquelatine, dun nom guère moins général : avant-garde. Méconnaître tout cela et appeler modernisme unmouvement de langue anglaise trahit une arrogance culturelle, un ethnocentrisme et une insensibilitéhistorique. Il en est de même avec le terme postmodernisme lorsquil désigne la littérature et lartcontemporains des États-Unis et dailleurs. Une telle rectification nest pas inutile ; elle ne reflète pasnon plus un quelconque nationalisme désuet. La querelle du modernisme nest pas une querelle de motsmais de significations, de concepts et dhistoire. Le monde commence par être un ensemble de noms.Plus exactement : le monde est un monde de noms. Si lon nous retire les noms, on nous retire notre monde.

    Pour les Anciens, le prestige du passé était celui de lâge dor, léden originel que nous avons aban-donné un jour ; pour les modernes, le futur devint le lieu délection, la Terre promise. Mais le maintenant

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  • a toujours été le temps des poètes et des amoureux, des épicuriens et de quelques mystiques. Linstantest le temps du plaisir mais aussi le temps des sens et de la révélation de lau-delà. Je crois que la nou-velle étoile celle qui ne pointe pas encore à lhorizon historique, mais qui sannonce déjà, indirectement,de bien des façons sera létoile du maintenant. Les hommes auront très vite à construire une morale,une politique, une érotique et une poétique du temps présent. Le chemin vers le présent passe par lecorps mais ne peut ni ne doit en rien se confondre avec lhédonisme mécanique et trouble des sociétésmodernes dOccident. Le présent est un fruit dans lequel la vie et la mort viennent se fondre.

    La poésie a toujours été la vision dune présence où se réconcilient les deux moitiés de la sphère. Pré-sence plurielle : tant de fois au cours de lhistoire, elle a changé de visage et de nom ; néanmoins, à tra-vers tous ces changements, elle est une. Elle ne sannule pas dans la diversité de ses apparitions ; mêmelorsquelle sidentifie avec la vacuité, comme il advient dans la tradition bouddhiste et chez Mallarmé,elle se manifeste paradoxe insigne comme présence. Ce nest pas une idée : cest le temps pur. Tempset non pas mesure : ce temps singulier, unique et particulier qui, maintenant même, est en train de passeret qui passe incessamment depuis lorigine. La présence est le maintenant incarné.

    Cette poésie de ce temps qui commence, je lai quelquefois appelée art de la convergence. Ainsi lai-jeopposée à la tradition de la rupture. Les poètes de lâge moderne ont recherché le principe du changement ;nous, les poètes de cette époque qui commence, nous sommes en quête du principe invariant qui est à labase des changements. Nous nous demandons sil ny a pas quelque chose de commun entre lOdysséeet À la recherche du temps perdu. Lesthétique du changement na fait quaccentuer le caractère historiquedu poème ; nous nous interrogeons maintenant : nexiste-t-il pas un point où le principe du changementse confond avec celui de permanence ?... La poésie qui commence en cette fin de siècle ne commencepas vraiment ni ne revient, non plus, à son point de départ : elle est un perpétuel recommencement et unretour continuel. La poésie qui commence aujourdhui, sans commencer, cherche lintersection destemps, le point de convergence. Elle dit quentre le passé surpeuplé et le futur inhabité, la poésie est le pré-sent. Le présent se manifeste dans la présence et la présence est la réconciliation des trois temps. Poésiede la réconciliation : limagination incarnée dans un maintenant sans date.

    Octavio Paz. Traduit par Claude Esteban.

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  • Françoise Chandernagor

    Quand lhistorien se fait romancier suite

    « Je nécrirai pas mes mémoires, confiait Madame de Maintenon à sa secrétaire, car il ne faudraitrien taire et, encore une fois, je ne peux pas tout dire. » Deux siècles plus tard, Georges Duhamel, dansun article de la N.R.F. consacré aux « mémoires imaginaires »1, semblait lui faire écho : « Je nécriraipas mes mémoires, assurait-il, jaime trop la vérité ; pour être libre jécris les mémoires dun autre, desmémoires imaginaires... »

    Ayant osé dans LAllée du Roi raconter, à sa place et malgré elle, les souvenirs de la marquise deMaintenon et métant trouvée de ce fait, comme Duhamel, dans la nécessité de réfléchir aux lois dungenre hybride qui consiste, en effet, à « écrire les mémoires dun autre », je ne pouvais manquer dêtrefrappée par la similitude des deux propositions. Cependant, cest moins à la définition dune forme lit-téraire, à lépoque absolument nouvelle, quà lanalyse, plus classique, des motivations dun auteur quinous « dérobe sa face » que paraît sêtre attaché le romancier dans larticle précité. Car, en 1933, lors-quon sinterroge sur les « mémoires imaginaires », écrivains et professeurs ne songent guère quau« Ich-Roman » comme disent les Allemands pour désigner le récit à la première personne dévénementsinventés ; aucun deux na vraiment à lesprit cette variété particulière de roman historique quillustrerabientôt chez nous Marguerite Yourcenar.

    Entre les deux guerres les « mémoires imaginaires » ne sont quune catégorie de la fiction ; de nos jours,au contraire, cest aux marges de lhistoire que le genre des « pseudo-confessions » semble florissant.

    Si lon considère la seule production française on peut sétonner, en effet, du nombre des grandesfigures historiques qui, au cours des quarante dernières années, ont été de la sorte « détournées »,« empruntées » par des romanciers : nos écrivains ont prêté leur plume à des dizaines de personnagespolitiques, parmi lesquels on peut citer Hadrien bien sûr, mais aussi Périclès (Jacques de Bourbon-Busset),Julien lApostat (André Fraigneau), Zénobie, reine de Palmyre (Bernard Simiot), Léon lAfricain (Amin

    Françoise Chandernagor vient de publier LArchange de Vienne, deuxième volume dune trilogie, Leçons de ténèbres(Éditions de Fallois).

    Cet article est paru en septembre-octobre 1989 dans le n° 56 du Débat (pp. 17 à 27).

    1. N.R.F., n°s de septembre et doctobre 1933.

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  • Maalouf), Christine de Suède (Françoise dEaubonne), Charlotte Corday (Catherine Decours), Antoinede Tounens (Jean Raspail), Louis II de Bavière (André Fraigneau), Aristide Briand (Vercors), sansoublier Robespierre ni Jules César... Les égéries et les artistes nont pas suscité moins de vocations : ona vu Dominique Fernandez dans le rôle de Pasolini (Dans la main de lange), Jacques Perry dans celuide Picasso (Io, Picasso), Jacques Dallet a parlé pour Gauguin (Je, Gauguin), tandis quAnne Braganceet Michel de Grèce préféraient sidentifier à Aimée Dubuc (La Nuit du sérail) et Paul Guth à Joséphinede Beauharnais (Moi, Joséphine). La Vierge Marie elle-même, quon croyait mieux défendue contre cesentreprises, a récemment trouvé son « autobiographe » : Jacqueline Saveria qui nous a donné desMémoires de Marie, fille dIsraël.

    Or ce phénomène littéraire, impressionnant par son ampleur, na rien de spécifiquement français. Cesont même apparemment les Anglo-Saxons qui nous ont ouvert la voie avec le I, Clodius de Robert Graves2et les Mémoires du roi David, voie que continuent demprunter chez eux de jeunes romanciers talen-tueux, tel Stephen Marlowe qui vient de publier de savoureux Mémoires de Christophe Colomb. Mêmechose dans les pays hispaniques : si, en France, les « mémoires supposés » du cinéaste Pasolini valurentle Goncourt à leur auteur et si le Grand Prix du roman de lAcadémie a couronné en 1981 Moi, Antoinede Tounens, roi de Patagonie de Jean Raspail, cest, en Espagne, le prix Planeta qui a distingué il y atrois ans Io, el Rey de Juan-Antonio Vallejo-Najerá (pseudo-mémoires de Joseph Bonaparte) tandisquen Amérique latine Alejo Carpentier sabandonnait au plaisir de nous raconter, lui aussi, ChristopheColomb à la première personne (La Harpe et lOmbre). Plus récemment la vague a gagné lAllemagne :avec LHomme dApulie Horst Stein vient de nous donner des mémoires imaginaires de Frédéric II deHohenstaufen, tandis que Karin Reschke écrivait le journal dHenriette Vogel, lamie de Kleist, et queGerhard Wolf publiait un Pauvre Hölderlin où il dit « je ».

    À quoi rattacher cette forme de récit qui séduit aujourdhui lecteurs et auteurs mais dont on neconnaissait, semble-t-il, aucun exemple dans la littérature européenne avant les années trente3 ?

    Manifestement il sagit dun genre beaucoup plus proche du roman, plus littéraire en tout cas, quene lest la biographie, même romancée. Cest dailleurs ce que soulignait Marguerite Yourcenar dans sesCarnets de notes de Mémoires dHadrien : « Une reconstitution faite à la première personne et mise dansla bouche de lhomme quil sagit de dépeindre touche par certains côtés au roman et pourrait se passerde pièces justificatives », mais, ajoutait-elle, « sa valeur humaine est augmentée par la fidélité aux faits[...] On a un pied dans lérudition et lautre dans cette magie sympathique qui consiste à se transporterpar la pensée à lintérieur de quelquun ».

    Magie, érudition : tel est précisément le « cocktail » qui, pour ses lecteurs, fait le charme du romanhistorique. Aussi la définition quen donne Krzysztof Pomian dans Le Débat davril 1989 (« Dans toutroman historique, lintrigue est située dans le passé [...] et met en scène des héros imaginés par sonauteur et plongés dans des aventures quil a inventées ») me paraît-elle trop réductrice : si le roman his-torique mêle bien toujours, dans des proportions variables, res fictae et res factae, ne peut-on admettre

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    2. 1934.3. On aurait pu, à la rigueur, dater de la fin du XIXe siècle lapparition de ce type de production sil ne sagissait dun

    cas trop isolé et dun texte inachevé, publié à titre posthume : je veux parler des Mémoires de Feodor Kouzmitch que LéonTolstoï entreprit à la fin des années 1880 comme une pseudo-confession du tsar Alexandre Ier (ce tsar étant supposé, confor-mément à la légende, avoir pris lidentité de Kouzmitch après une mort simulée) ; pour des raisons que nous ignorons, leromancier ne poursuivit pas au-delà de quelques dizaines de pages.

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  • que la fiction porte aujourdhui non plus sur la succession des événements lintrigue , mais sur larecréation dune psychologie, la reconstitution dune âme ? Laventure ne serait plus extérieure, maisintérieure. « Jai voulu, expliquait Marguerite Yourcenar, refaire du dedans ce que les archéologues duXIXe siècle ont fait du dehors. » On ne saurait mieux dire, et, dailleurs, est-ce bien un hasard si ce pro-jet prend forme (et si, globalement, le genre trouve son essor) au moment où « lhistoire événemen-tielle », que le grand public appréciait au cours des siècles passés, recule partout devant « lhistoire desmentalités » ? Ne pourrait-on soutenir que, de même quà « lhistoire-batailles » a correspondu le romanhistorique daction, le roman « de cape et dépée » à la Walter Scott, à la Dumas, de même à la « nou-velle histoire » celle dun Ariès, dun Le Roy Ladurie, dun Duby ou dun Delumeau devait cor-respondre tôt ou tard un roman historique plongé dans un temps retrouvé, « prise de possession dunmonde intérieur » ?

    Effet direct ou simple coïncidence ? Quoi quil en soit, le doute, sur le fond, ne me semble guère per-mis : les « mémoires imaginaires » sont bien lun des avatars le dernier en date du roman historiquetel que nous le connaissons depuis cent cinquante ans, ou si lon veut élargir lanalyse une forme,parmi dautres, de la fiction historique telle que nous la pratiquons depuis les épopées et les chansonsde geste, depuis LIliade, les Dialogues des morts, La Cyropédie et La Chanson de Roland.

    Le genre étant ainsi défini, et rattaché à une catégorie plus vaste que lui, reconnaissons que ses ori-gines sont plus anciennes que son succès récent ne le laisserait croire.

    Pour la forme, les « mémoires imaginaires » doivent en effet beaucoup aux mémoires apocryphesquon vit fleurir dès le XVIIe siècle, cest-à-dire pratiquement dès que le genre même des mémoires futà la mode en Europe et que de grands personnages osèrent raconter, non seulement les événementsimportants auxquels ils avaient été mêlés (les récits de guerre et de voyage sont presque aussi vieux quele monde), mais des anecdotes secondaires, des impressions subjectives, et même comble de lorgueilou de lhumilité des souvenirs denfance ! Devant le succès de ces témoignages et de ces confessions,il se trouva aussitôt quelques faussaires pour regretter que tel ou tel « héros » ne nous eût pas gratifié deses confidences ; ils entreprirent dy remédier. Ainsi publia-t-on en France, dès le XVIIe siècle, desMémoires de dArtagnan (dont nous savons aujourdhui quils sont dus à la plume habile de Sandras deCourtilz) et, au XVIIIe, des Mémoires de Ninon de Lenclos ; de même trouve-t-on dans la littérature russedes Mémoires de Marina Mniszech, faux souvenirs de la veuve du faux Dimitri4.

    Rien dun point de vue formel ne distingue nos Mémoires imaginaires modernes de ces ouvrages apo-cryphes si ce nest, bien sûr, quaujourdhui leur véritable auteur les signe et que la supercherie est revendiquée.

    Sur le fond, en revanche, tout oppose les deux genres : mercantile ou politique dans un cas, le pro-jet est franchement littéraire dans lautre et, plutôt que dans des écrits apocryphes, cest dans la tragédieà sujet historique que jirais chercher le modèle des « pseudo-mémoires ». Lorsque Shakespeare fait par-

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    4. Il est à noter quon ne trouve guère de mémoires apocryphes en Allemagne, pour lexcellente raison que le genremême des mémoires ne sy rencontre quasiment pas avant le XIXe siècle. Sans doute est-ce ce qui explique quà son tour laforme des « mémoires imaginaires » y semble plus tardive et moins répandue que dans les autres pays européens : la copiene saurait précéder loriginal, et tous les livres à commencer, bien sûr, par les pastiches et les parodies renvoient à desbibliothèques ; les mémoires imaginaires imitent les mémoires apocryphes, qui imitent les mémoires véritables...

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  • ler Coriolan ou Marc Antoine, que Corneille monologue à la place dAuguste, que Racine nous donnepart aux confidences de Néron, font-ils autre chose que Graves avec lempereur Claude ou Bourbon-Busset avec Périclès ? Non sans doute, et Marguerite Yourcenar en était bien consciente qui écrivait dansses Carnets : « Cette étude sur la destinée dHadrien eût été une tragédie au XVIIe siècle. » Au XVIIe siècleprobablement, mais encore au XIXe : quon songe à la place quoccupe ce type de tragédie dans le théâtreromantique européen Marie Tudor, Lucrèce Borgia, Cinq-Mars, Marion Delorme, Cromwell, Loren-zaccio, Marie Stuart, La Pucelle dOrléans, Guillaume Tell, La Mort de Danton, etc.

    Le genre subsiste même jusquau milieu du XXe siècle, chez Montherlant bien sûr qui fait représenterLa Reine morte, Malatesta ou Port-Royal, mais aussi chez B. Shaw (César et Cléopâtre, Sainte Jeanne),chez A. Camus (Caligula), chez F. Marceau (Caterina), chez J. Anouilh (LAlouette), chez Brecht (La Viede Galilée), etc. Il semble cependant que cette forme littéraire jette alors ses derniers feux : à une époqueoù le roman dévore tout, où son importance nest plus contrebalancée par celle que gardaient au XIXe lapoésie et le théâtre, il nest pas surprenant que les romanciers annexent à leur tour le « héros historique »,ces « Alexandre » et ces « Mahomet » qui faisaient le bonheur des dramaturges des siècles passés.

    Dans les deux cas la démarche de lécrivain est la même : un héros vrai, placé dans des circonstancespolitiques et sociales historiquement connues, sert de prétexte à une méditation sur lhomme.

    Comme la tragédie classique, les « mémoires imaginaires » permettent en effet cette échappée versla philosophie que nautorise guère la biographie.

    Alors que le biographe ne doit faire grâce à son lecteur daucun détail plus il en a trouvé, plus sontravail a de prix , le pseudo-mémorialiste peut oublier les « bureaux de douane » et la « place des gué-rites » pour ressusciter une conscience, survoler un destin et lui donner son sens ; ce que le public luidemande de restituer, cest moins la matière dune vie que sa forme et son rythme : parmi les matériauxdont dispose lhistorien il devra donc faire un tri comme le personnage lui-même laurait fait. Ainsi quele soulignait déjà Georges Duhamel dans létude susmentionnée : « Si je racontais ma propre vie, il y ades mois entiers, peut-être même des années dont je ne saurais rien dire... Les documents écrits » (ceux-là mêmes sur lesquels travaille lhistorien) « me rappellent parfois, avec une vaine indiscrétion, des faitstotalement morts à ma vie. À linverse, il arrive quils ne portent pas mention dévénements qui, depuisleur naissance, nont cessé de grandir en moi [...] Le souvenir externe est incompétent, le souvenirinterne est lunatique. » Cet équilibre entre « souvenir externe » et « souvenir interne », que peut négli-ger lhistorien, est précisément celui que doit retrouver le « faux autobiographe », étant entendu que ladifficulté du tri, laptitude de lauteur à sélever et son droit à oublier dépendent beaucoup du personnagequil a choisi : il est évident quHadrien voit le monde de plus haut que Joséphine de Beauharnais, commeil est clair, dun autre côté, que si le détail nembarrasse guère la vie de encore largement inconnue , ilprolifère sur Aristide Briand ou Pablo Picasso, rendant à chaque instant le choix plus cruel et plus aléatoire.

    Une restitution, aussi fidèle que possible, de ce que seraient les souvenirs du personnage impliquedonc, à certains moments, doublier ce quétablissent nos documents, mais elle implique aussi, à dautresmoments, de combler les lacunes de lhistoire. Car, au contraire de la biographie à la troisième personne,les « mémoires imaginaires » supposent un compte rendu linéaire, un récit sans hypothèses : là où lespreuves nous manquent, où lhistorien nous ferait part de ses hésitations, le pseudo-mémorialiste doit

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  • trancher, il se peut même quil soit obligé dinventer. Certes, dans ses Carnets, Marguerite Yourcenaraffirmait quil fallait « sarranger pour que les lacunes de nos textes coïncident avec ce queussent étéles propres oublis » du héros. Proposition discutable en théorie, et impossible en pratique : les destruc-tions quentraînent les incendies, les guerres, les héritages et les révolutions nont rien à voir avec cellesquopérerait naturellement la mémoire ; par ailleurs il y a dans toute vie des événements trop importantspsychologiquement, affectivement, pour que le personnage lui-même les ignore ou les oublie. Or ce sontprécisément ces événements, dautant plus essentiels quils sont plus intimes, que les témoignages destiers (et parfois des intéressés) laisseront dans lombre. Comment croire, par exemple, que Madame deMaintenon ait pu oublier dans quelle occasion elle était devenue la maîtresse du Roi et, si elle la épousé,où et quand eut lieu la cérémonie ? Marguerite Yourcenar est elle-même si peu convaincue de la règlequelle édicte quelle sempresse de la transgresser en situant précisément la première rencontre dHadrienet dAntinoüs, en nous peignant la famille de lenfant, et en nous communiquant les premiers sentiments delempereur circonstances quil navait pu oublier en effet, mais sur lesquelles nos sources sont muettes

    Chaque fois que les éléments de preuve lui font défaut et quil ne peut, pour se dérober, invoqueravec vraisemblance la honte, la pudeur ou le manque de franchise du héros quil « confesse », le pseudo-mémorialiste se voit contraint de choisir entre diverses possibilités, de se prononcer en suivant la lignede vie la plus probable : il est embarqué, il lui faut parier... Dans ce cas, bien entendu, lhistorien et lelecteur peuvent exiger de lui quil éclaire son choix et les raisons de ce choix par un appareil critiquecomplémentaire : si jai été amenée pour ma part à faire suivre LAllée du Roi dassez volumineusesannexes, cest en me souvenant que Racine déjà, lorsquil écrivait des tragédies à sujet historique, lesfaisait précéder de longues préfaces justificatives où il donnait ses sources et les raisons qui avaient pu,sur certains points, le pousser à sen écarter5.

    En vérité, si le travail du pseudo-mémorialiste reste parfois en deçà de celui de lhistorien classique(puisque, dun côté, il ne peut tout reprendre et que, dun autre, il doit en rajouter), il va, à certains égards,bien au-delà, dans la recherche, de ce que feraient la plupart des biographes ; car cest moins lanecdo-tique, lévénementiel, que la forme dune pensée, la couleur dune sensibilité, quil lui faut retrouver.

    Tâche ardue qui suppose non seulement une bonne connaissance de toutes les études relatives auxmentalités de lépoque considérée manière dappréhender la mort, lenfance ou la sexualité , maisaussi une lecture attentive des « ouvrages de société » du temps6 et même, sil se peut, une reconstitu-tion de la bibliothèque du héros. Rares sont en effet les biographes qui, sils nont pas affaire à un« homme de livres » romancier ou philosophe ou sils nont pas eu la chance de tomber sur quelquedocument notarié, se donnent la peine dinventorier les lectures de leur personnage et les influencesquelles ont exercées sur lui ; le pseudo-mémorialiste, au contraire, doit absolument à travers les allu-sions ou citations éparses dans la correspondance, le témoignage occasionnel des tiers, les commandes

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    5. Voir notamment les deux préfaces de Britannicus.6. Pour le XVIIe siècle, par exemple, on tirera profit de la lecture des ouvrages de civilité, des manuels de piété, des

    gazettes, et même des livres relatifs à la langue qui, tel Les Mots à la mode de 1691, dénoncent les « scies » linguistiquesdu Grand Siècle comme un Jean Dutourd dénonce celles daujourdhui.

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    Extrait de la publication

  • et factures de libraires sefforcer détablir aussi précisément que possible la liste des uvres familièresà son héros7 ; puis il lui faut sen imprégner à son tour jusquau moment où les mêmes références vien-dront naturellement sous sa plume.

    De même, pour reconstituer certaines expériences intérieures propres au personnage, lui faudra-t-ilse fabriquer les mêmes souvenirs par exemple fréquenter assidûment les mêmes lieux (et assez long-temps avant de commencer son récit pour que, au moment décrire, la mémoire quil en garde ait com-mencé à sestomper) : pourrait-on faire revivre Périclès sans avoir rêvé en toutes saisons sur les ruinesdAthènes et ressusciter Madame de Maintenon sans avoir parcouru les salons de Versailles par tous lestemps ou fait retraite dans des couvents ? « Matins à la villa Adriana, routes dAsie Mineure pour queje puisse utiliser ces souvenirs, qui sont miens, il a fallu quils devinssent aussi éloignés que le IIe siècle »,écrivait justement lauteur des Mémoires dHadrien.

    Évidemment, dans cette tentative de reconstitution intérieure dun grand personnage du passé, le lan-gage, le style ne sont pas les moins importants : les formes grammaticales structurent la pensée, le vocabu-laire en limite lexpression. Une biographie à la troisième personne peut faire bon marché de ces données,mais on ne concevrait pas dapprocher, à la première personne, la vérité dun empereur romain sans pra-tiquer couramment le latin (Marguerite Yourcenar prétendait avoir dabord écrit en latin, puis traduit, denombreuses phrases des Mémoires dHadrien), ni de « devenir » roi de Bavière sans connaître un motdallemand. Cest ce qui ma personnellement poussée à pasticher le style du XVIIe siècle pour écrire lesconfessions de Madame de Maintenon. Pastiche qui nest dailleurs pas seulement affaire de terminologie,mais de stylistique. Ainsi, puisque les paysages naturels sont rarement décrits dans la littérature de lépoque,devais-je men tenir à des descriptions rapides et convenues qui ne donnent véritablement rien à voir (etsont particulièrement frustrantes pour un romancier daujourdhui !). De même, pour le portrait physiquedes personnages, fallait-il, à linverse dun biographe, sen tenir pour chacun aux platitudes dusage (dugenre : « Elle avait la plus belle taille du monde »), même si lon connaissait assez de représentationspicturales de lintéressée pour se faire une idée précise de ses traits. Par compensation, on pouvait, il estvrai, sessayer à lune des formes les plus achevées du « style français » : la maxime...

    Cela dit, le pastiche a ses limites : lintelligibilité du texte et lagrément du lecteur. Ainsi nimagi-nerait-on guère de faire écrire Frédéric de Hohenstaufen dans le style du XIIIe siècle, devenu incompré-hensible au lecteur moderne. De même faut-il accorder à lhomme du XXe siècle quelques facilités aux-quelles il est habitué : par exemple, le recours au style direct pour les dialogues, bien que ce procédé soitnettement moins fréquent jusquau XVIIIe siècle (et même encore dans Saint-Simon) que le style indirect.

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    7. Ainsi suis-je en mesure de donner un aperçu assez précis, sinon exhaustif, des lectures de Madame de Maintenon auxdifférentes époques de sa vie : dans lenfance, Plutarque, la Bible, et les poèmes de Pibrac ; dans la jeunesse, les romans deMademoiselle de Scudéry et de La Calprenède, les poésies de Saint-Amant et de Tristan LHermite, les livrets de Quinault,les chansons de Coulanges, les pièces de Molière et, bien entendu, les uvres de Scarron ; dans lâge mûr, les romans deMadame de La Fayette et les Maximes de La Rochefoucauld, LImitation de Jésus-Christ, LIntroduction à la vie dévote,saint Augustin et Pascal (Les Pensées lui sont familières dès la fin des années soixante-dix) ; dans la vieillesse les ouvragesdhistoire Histoire des finances du roi Louis XIII, Histoire dAngleterre, Histoire de la Ligue, etc., jusquau Journal deDangeau quelle lira en manuscrit.

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  • compréhension du monde. Bien au contraire, me semble-t-il, il deviendra alors plus clair que le conceptmême de Dieu, de « divin », est une création de lhomme. Dieu est le premier modèle que lhomme aitdonné de lUnivers, le plus simple, le plus économique... Ce nest pas son modèle ultime !

    Jean-Claude Pecker.

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    Jean-Claude PeckerModèles et réalités physiques

    Rédaction : Marcel Gauchet

    Conseiller : Krzysztof Pomian

    Réalisation, Secrétariat : Louis et Nicole ÉvrardConception artistique : Jeanine Fricker

    Éditions Gallimard : 5, rue Sébastien-Bottin, 75431 Paris Cedex 07. Téléphone : 45.44.39.19

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    Extrait de la publication

  • Numéro 5544 qquueessttiioonnss àà llaa lliittttéérraattuurree

    présence des classiques ? m. fumaroli, j. molino, j. starobinski, g. steiner

    p. bénichou, parcours de l’écrivain

    personnes et personnages, r. quilliot, cl. arnaud, j. le goff,j. lecarme et br. vercier, ph. lejeune

    p. quignard, la déprogrammation de la littérature

    histoire et fiction, h. r. jauss, kr. pomian, n. z. davis

    d. s. landes, j. levi, h. monteilhet, quand l’historien se fait romancier

    absence de la poésie ? y. bonnefoy, a. du bouchet, j.-p. colombi, ph. delaveau,j. dupin, j. grosjean, m. pleynet, j. réda, j. roubaud, cl. roy

    Numéro 5555 uu..rr..ss..ss.. :: rréévvoolluuttiioonn ddaannss llaa rréévvoolluuttiioonn

    p. briançon, la réforme face à la crise économique et financière

    g. t. rittersporn, un jour de la presse de la perestroïka

    le courrier des lecteurs à l’ère de la perestroïka

    n. werth, révolution dans la sociologie soviétiquela naissance des sondages d’opinion

    l’itinéraire d’un jeune historien, entretien avec ev. kojokine

    t. kondratieva et cl. s. ingerflom, l’heure de l’historien a -t-elle sonné ?

    n. ivanova, des malchanceux délibérés ou de la prose “nouvelle vague”

    ISSN 0246-2346

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    Extrait de la publication

    SommaireQUESTIONS À LA LITTÉRATURE (II)Poésie et modernitéQuand l'historien se fait romancier