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    Le conflit armé qui ravage la Colombie depuis lesannées 1940 pose, pour les artistes, la question dutraitement de la mémoire. Sur scène, qui peut venirtémoigner ? Embarcation avec deux compagnies, leMapa Teatro et le Teatro Varasanta.

    ACTEUR

    EN PERSONNETEXTE BRUNO TACKELS

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    « Le premier témoignage que nous tenons des Sirènes est

    celui d’Homère, dans L’Odysée, l’aventure d’Ulysse. Leur

    chant est intraduisible, invisible et redoutable pour les

    hommes. Seuls les poètes peuvent témoigner de l’invisible

    du témoignage. Homère n’a pas vu en personne, puisqu’il

    était aveugle. Il a entendu la source, et l’a traduite en

    témoignage, parce que c’est un poète. » Eugenio Cortes

    Ils sont assis sur un vieux divan défraîchi. Une immensetoile de jute verte translucide les sépare des specta-teurs, leur donnant un aspect un peu irréel, hors dutemps. Et ils viennent en effet d’un autre temps. Cen’est pas un acteur, c’est Antanas Mockus sur la scène,l’ancien maire de Bogotá. Ce n’est pas une actrice,c’est Juana Martinez en personne qui le rejoint sur lesofa, Juana la vendeuse d’arepas, les célèbres galettesde maïs cuites au feu de bois. Rien, jamais, n’aurait dûles rassembler sur un plateau. Sinon le tour cruel dudestin, qui a permis cette chose incroyable : la démo-lition systématique et radicale d’un quartier entier de

    Bogotá, El Cartucho, un ancien quartier résidentiel del’époque coloniale, entièrement livré aux trafics : dro-gues, armes, marché noir, prostitution. Il était devenutellement dangereux que la police ne pouvait y mettreles pieds. Le matin, les éboueurs s’attendaient à retrou-

     ver des corps… Les ravages du crack et la criminalitégalopante ont transformé ce magnifique quartier dusiècle dernier en poubelle de la ville. D’où l’idée dumaire de l’époque : vidons la poubelle, rayons El Car-tucho de la carte, et le problème sera réglé. Lorsqu’il

    arrive au pouvoir, Antanas Mockus, l’ancien présidentde l’université nationale 1, devenu maire entre-temps pourra pas empêcher le désastre. El Cartucho sera raset un grand parc public implanté.Sur les écrans défilent des extraits du processus detravail que le collectif d’artistes du Mapa Teatro a misen jeu, durant cinq ans, avec les derniers habitants duquartier, témoins des ruines d’un monde effondré.L’image de Prométhée, en particulier dans la versioncondensée de Heiner Müller, s’est rapidement imposépour désigner l’histoire du Cartucho et de ses habitanattachés au rocher, attaqués par l’aigle, mais incapablede se séparer de lui. Une activation du mythe percu-tante, qui semble écrite pour ses témoins. À l’écran, on

     voit maintenant une gigantesque pelleteuse s’attaquerla dernière maison du quartier – la maison de Juana.Les images de Témoins des ruines réactivent le souve-nir, et entre deux textes lus sur scène par Heidi et Rolf

     Abderhalden, Antanas Mockus se souvient. Après ladestruction totale et l’inauguration du Parc du troisièmmillénaire (qui ressemble davantage à un cimetière,

    pire à une fosse commune, et qui reste un lieu très dangereux…), un homme est venu le voir dans son bureauà la mairie, pour lui raconter qu’une photo du célèbreépisode des fesses montrées aux étudiants circulait dale quartier. Un homme faisait payer ses « clients » pourla regarder, et qu’ils puissent se masturber. Le peep-show du pauvre.Les images projetées s’apparentent à ce que le Mapa

     Teatro désigne comme des archives vivantes, réactivéessur scène en présence de tous les protagonistes de

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    l’action, spectateurs, acteurs, personnes – tous deve-nus témoins de leur propre vie. Sur les derniers plans,on les voit danser un boléro au milieu des gravatsdu quartier, et sans l’avoir prémédité, l’ancien maireinvite Juana à danser. Le gouvernant et la victime réunis

    en personne par la danse. Quelques minutes plus tôt,Mockus avait fait cet aveu étonnant, parlant de lui àla troisième personne, comme en dialogue avec sonpropre passé : « À cette époque, lui, le gouvernant, super-vise les opérations de démolition et assume la décision de

    démolir, face à elle, qui, à cette époque, ne partageait en rien

    cette option. Aujourd’hui, elle peut reconnaître à quel point ce

    changement a été bénéfique pour elle, et peut lui reconnaître

    avec chagrin l’arbitraire qu’est parfois l’exercice du pouvoir. » Un renversement dialectique des deux protagonistesqui, dix ans plus tard, ont une vision critique, plusdistanciée, sur leur prise de position de l’époque.

    Le vrai du fauxDans le triptyque consacré à l’ Anatomie de la violence enColombie, le Mapa Teatro a multiplié les occasions defaire monter des personnes sur scène. Une stratégiedécisive pour tenter de dire ce qu’il s’est produit dansce pays durant plus de soixante-dix ans. Le  Discoursd’un homme convenable, deuxième volet de la trilogie,reconstitue les propos, purement fictionnels, quePablo Escobar aurait  tenu s’il avait eu le temps de seprésenter à la présidence de la République – mais lediscours est un montage entièrement fabriqué à partirde phrases qu’il a réellement prononcées… Dans lespectacle, apparaît un véritable expert en narcotrafics,dont les conclusions sont accablantes pour le systèmeactuel, tant sur la répression du trafic qu’à propos durefus criminel d’envisager son encadrement légal.

     Arrive ensuite en personne Danilo Jimenez, l’un desmusiciens attitrés de Pablo Escobar, connu pour lesfêtes légendaires, avec partouzes lesbiennes, qu’iladorait organiser à chaque fois qu’un chargement de« fleurs » arrivait à bon port. Il témoigne de l’autocratiesans limite d’un homme qui régnait littéralement enmaître sur la ville de Medellín (mais un maître bon,très social), et qui a durablement inscrit sa marquedans la ville, pour le pire, mais aussi pour le meilleur

     – les habitants en témoignent très ouvertement. Sadémesure n’avait pas de limite, il pouvait inaugurer un

    stade construit avec l’argent de la cocaïne l’après-midi,et la nuit, pris par l’ivresse, demander à tous ses invitésde se dénuder, musiciens compris. Et son âme damnéemusicale de conclure : « D’abord la vie et adieu la dignité. »Pour Les Saints Innocents, le premier volet de la trilogie,le Mapa Teatro est allé filmer cette fête immémorialedu 28 décembre, qui célèbre le terrible massacre desInnocents par Hérode. À Guapi, dans une région au

     bord du Pacifique dévastée par le conflit du narcotrafic,et tiraillée par la guerre que se livrent la guérilla des

    Farc et les paramilitaires, les jeunes « afro-descen-dants » du village descendent chaque année dans la ruepour un étrange rituel. Recouverts de masques de paco-tilles, de Mickey à Bush ou Obama, de Mickaël Jackson àBen Laden, et habillés en femmes, armés de longs fouets

    cinglants, ils pourchassent et fouettent, le jour durant,tous les villageois qui passent dans les rues, aux cris de : « Dehors les paramilitaires, dehors les guérilleros ! »

    Heidi Abderhalden, qui deviendra la narratrice du spec-tacle, s’est immergée en personne dans ce carnaval defiction qui rejoue la réalité pour tenter d’en désamorcerla violence. Se mêlant aux mouvements de la foule, ellea filmé ces scènes hallucinantes qui n’ont rien à envieraux Maîtres fous de Jean Rouch. Fouettée toute la journée

     jusqu’au sang, le soir venu, une fois leur masque déposé,comme on dépose les armes, elle demande à l’un d’eux,particulièrement virulent : « Mais pourquoi tu m’as fouettéesi fort ? » Il lui répond : « Parce que tu es innocente. » 2

     À qui donner la parole ?

    La question de la mémoire du conflit armé qui ravage laColombie depuis les années 1940 est omniprésente chezles artistes, quel que soit leur médium, alors même queles événements ne se conjuguent pas véritablement aupassé – bien que la voie de l’apaisement semble choisiepar les différents belligérants comme en attestent lesnégociations actuellement en cours entre les Farc et legouvernement colombien à La Havane. Début septem-

     bre, le Teatro Varasanta, conduit par Fernando Montes,organisait une Semaine de la mémoire, invitant chaquesoir une compagnie dont le travail cherche à rendrecompte d’une mémoire collective en lambeaux : exécu-tions arbitraires, militaires corrompus, déplacementsforcés de plusieurs millions de paysans, raids nocturnes,trahisons, massacres à la chaîne, cadavres rendus par lefleuve et adoptés par les villageois, églises dynamitéespar mégarde, palais de justice incendiés (tout le mondeici a intérêt à la disparition des traces…).Sous toutes les formes de l’horreur, le conflit armé estausculté par les artistes colombiens qui cherchent partous les moyens à témoigner de ce dont nul ne peut té-moigner. D’où la forme du rituel et du détour par l’allé-gorie, choisie par le collectif de Varasanta, pour rendrecompte de cette violence collective à la fois tellement

     brute et tellement surréelle – nous sommes au pays du

    réalisme magique, personne ici ne l’a oublié. Tout aulong du spectacle, les acteurs dépècent des dizaines desacs remplis de tout petits morceaux de plastique noir,qu’ils lancent en l’air sur fond d’un chant choral qui,seul, peut dire la plainte et la déploration d’un villagedévasté par les paramilitaires. À la fin du spectacle, toutle sol du théâtre est recouvert d’une épaisse couche deplastique-cendre. Chaque pièce (elles sont comptées…)

     vaut pour une victime de la guerre. Effet de réel garanti.Des victimes, de leur histoire, de la façon (juste) d’en

    APPELS À TÉMOINS EN COLOMBI

    Portraits des jeu« afro-descendafilmés à Guapi ple Mapa Teatro de la fête des SInnocents du 28décembre.

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    parler, il fut beaucoup question lors des rencontrespubliques organisées chaque soir, avant chaque repré-sentation de cette Semaine de la mémoire, devant unpublic nombreux et engagé. Des débats passionnés etpassionnants, clivés et peu consensuels, qui osaient

    affronter cette question : pourquoi faut-il aujourd’huigarder mémoire de cette mémoire ? Et comment ?Selon quelles stratégies ? Et à qui donner la parole,

     justement ? La victime n’est-elle pas une posturefacile, rassurante et consensuelle, moins compliquée àaffronter que celle de la pauvreté, de la misère socialeou celle de l’injustice d’État ? C’est d’ailleurs l’État quipousse et encourage aujourd’hui cette productionde mémoire tous azimuts. Non sans risque d’instru-mentalisation, voire de récupération. Il n’est pas unprogramme de financement public aujourd’hui, qui nefasse pas figurer les termes mémoire, conflit, victime,

     violence, dans les conditions requises pour obtenir

     bourses et subventionnements.Comment sortir de cette injonction de la mémoireà tout prix, sans tomber dans l’autre piège du refou-lement ? Passons à autre chose, on a assez donné,passons à autre chose. Entre le risque d’une mémoiremuséographique du conflit (Escobar a sa salle au mu-sée de la Police de Bogotá, qui en a fait son trophée leplus précieux) et la mémoire consensuelle qui expulsele conflit d’une histoire visiblement trop douloureuse,les artistes ont assurément un rôle à jouer, celui desusciter la parole, le souvenir, la trace, plutôt qued’imposer et de s’imposer le rôle d’un témoin factice etinconfortable, censé meubler le vide d’une mémoire

     véritable : comment faire confiance à l’État colombienlorsqu’il appelle à la mémoire ? Comment peut-il de-

     venir aujourd’hui l’agent qui vient sauver la mémoiredes victimes, alors qu’il est de plus en plus avéré qu’ilfut partie prenante dans le conflit 3 ?Qui peut venir témoigner avec le maximum de jus-tesse ? Si l’on répond : celui qui a vécu l’événement, onest tenté de penser que le plus légitime sera l’acteur del’événement lui-même. C’est ce que s’est dit un étudianten littérature de l’université de Medellín, qui a vu cettelogique se retourner dangereusement contre lui. Dansle cadre d’un séminaire sur le mal dans la littératurefrançaise, conduit par la dramaturge Ana Maria Vallejo,la question posée était de savoir comment représenter

    le mal. À l’occasion d’un « exercice pratique », l’étu-diant décide, bravache et un peu tête brûlée, d’inviterun détenu en permission, incarcéré pour meurtre dansle cadre de la guérilla urbaine qui a ravagé la ville du-rant toutes ces années Escobar. Le sicario (tueur à gage),donc, sur proposition de l’étudiant s’improvisant met-teur en scène du réel, pénètre dans le campus et simuleune prise d’otage, obligeant étudiants et professeursdu séminaire à se coucher sur le sol. L’imitation est

    parfaite, puisqu’elle ne fait rien d’autre que de s’imiterelle-même, en personne. Au moment où l’étudiant luidemande de mettre un terme à sa performance du mal, lguérillero refuse tout net : « Je ne suis pas ici pour faire semblant, comme vous les artistes, vous qui pompez les saloperies

    des autres, pour faire vos œuvres de merde ! »On touche ici à un point limite. Comme si les specta-teurs conviés par Jérôme Bel, une fois sur le plateau dela Cour d’honneur, avaient refusé de témoigner et deraconter leurs souvenirs en disant : « Maintenant que nosommes ici, assez regardé, nous allons jouer devant vous. »  Sauf que dans le campus de l’université de Medellín, ilne s’agit pas d’un jeu, mais de plusieurs dizaines de vieaux mains d’un tueur. Le recteur fait évacuer l’univer-sité, et l’armée se rend sur les lieux, mais se trompe de

     bâtiment… Soudain, sans raison véritable, le guérillerdécide de mettre un terme à l’exercice et se rend.Le réel, décidément, n’a pas naturellement sa place su

    la scène, et pourtant, tous les artistes rêvent de s’enrapprocher, et de le faire monter dans la lumière – aurisque de s’y brûler 4. Ils savent néanmoins que pour

     y arriver, sans risque pour l’art et pour la vie, il fautconstruire un récit, qui peut être celui des témoinsdirects, mais qui ne peut être qu’un récit.

    1. Antanas Mockus est un homme politique hors du commun qui

    compris que la politique doit être « créatrice », et il n’a pas hésit

    à théâtraliser son action pour sensibiliser ses concitoyens. Reste

    dans la mémoire de tous les Colombiens, l’image des fesses du

    président de l’université qui n’arrivait pas à prendre la parole fac

    une assemblée d’étudiants en grève. En réponse à leur violence,

    cité Jean-François Lyotard et montré son postérieur. Les transfo

    mations durables de Bogotá doivent beaucoup à ce maire inven

    et prêt à mouiller son maillot pour arriver à ses fins. On pouvait

    le voir déguisé en moine, après minuit dans les rues de la ville,

    inviter les noctambules à rentrer chez eux, à une heure où toutes

    les statistiques montraient que la criminalité battait son plein. Un

    mesure qui a produit d’incontestables effets et fait durablement

    baisser la criminalité.

    2. Phrases extraites du spectacle Les Saints Innocents, présenté

    Festival d’Avignon 2012.

    3. Le Tribunal de Medellín vient de rendre un jugement historiqu

    à propos de plusieurs hommes politiques de premier plan, dont

    l’ancien président de la République, Álvaro Uribe. Il est sans appe

    ses liens et sa complicité avec les paramilitaires sont tellement

    avérés qu’il suggère de la faire juger par le Sénat, seule instance

    habilitée pour les personnalités de ce niveau, et propose le dépô

    d’une plainte devant le Tribunal pénal international de La Haye.

    4. Le festival Muestra de la Maestria des arts vivants de l’univer-

    sité nationale de Bogotá présentait au mois d’août de nombreux

    travaux de jeunes artistes confrontés à cette question d’une acti

    brute, d’une présence réelle sur le plateau – ce qui ne manque pa

    d’interroger la légitimité éthique de tels gestes. Peut-on se dope

    sur la scène ? Et y faire monter un freak  ?

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