Abus de Droit Constitutionnel

download Abus de Droit Constitutionnel

of 25

Transcript of Abus de Droit Constitutionnel

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    1/25

    1

    CONTROVERSES CONSTITUTIONNELLESET ABUS DE DROIT

    Par

    Laurent EckA.T.E.R. lUniversit Jean Moulin (Lyon 3)

    La confrontation de labus de droit la controverse peut sembler paradoxaltant la premire notion a elle-mme fait lobjet de nombreuses polmiques ! Certainsaffirmeront quinclure un concept discut dans une discorde ne peut quengendrerune nouvelle controverse. La contradiction peut cependant tre leve car la rencontrede labus et de la controverse en droit constitutionnel modre en ralit le dbatdides contradictoires, le dissentiment des juristes sur un point dinterprtation 1.

    A lheure de lhybridation des droits et dun mouvement gnral de relativit

    de la norme, on peut sinterroger sur lopportunit de lemprunt de la notion dabusde droit par le droit constitutionnel. En ralit, la dmarche ne semble pashasardeuse tant les multiples controverses qui ont anim le dbat constitutionnelaboutissent la conclusion selon laquelle le texte fondamental dun Etat est ouvert un large ventail dinterprtation. En effet, la solution apporte la question mise endbat dpend, pour une large partie, des prfrences pistmologiques du controversiste . Ds lors, pourquoi ne pas accepter lide toute simple de Voltaireselon laquelle tout droit pouss trop loin conduit une injustice ?

    La notion dabus de droit est souvent absente des textes constitutionnels. Seulslabus des liberts figure dans quelques Constitutions sous forme dinterdiction

    gnrale2 ou spciale comme dans larticle 11 de la Dclaration des droits de lhommeet du citoyen qui nonce que tout citoyen peut parler, crire, imprimer librementsauf rpondre de labus de cette libert dans les cas dtermins par la loi . Larticle54 de la Charte des droits fondamentaux de lUnion europenne intgre dans letrait tablissant une Constitution europenne interdit labus de droit3. Lide de laprohibition de labus de droit semble cependant bien prsente dans lEsprit du droitet comme laffirmait Josserand, le dveloppement pris par la doctrine de labus dedroit est le triomphe de la technique juridique et ce triomphe est de tous les pays, detous les sicles, de toutes les civilisations : il correspond une loi dvolution fatale,

    1 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Quadrige, P.U.F., 2001, p. 224. Cit par M.-C. STECKEL, Lesmoyens de la controverse constitutionnelle, Atelier les nouvelles controverses constitutionnelles ,Congrs A.F.D.C., Toulouse, 6-7 et 8 juin 2002, p. 1.2 Par exemple, larticle 25 de la Constitution hellnique dispose les droits de lhomme, en tant

    quindividu et en tant que membre du corps social, sont placs sous la garantie de lEtat, tous lesorganes de celui-ci tant obligs den assurer le libre exercice. La reconnaissance et la protection par laRpublique des droits fondamentaux et imprescriptibles de lhomme visent la ralisation du progrssocial dans la libert et la justice. Lexercice abusif dun droit nest pas permis. LEtat a le droit de lapart de tous les citoyens laccomplissement de leur devoir de solidarit sociale et nationale 3 Larticle 54 nonce : aucune des dispositions de la prsente charte ne doit tre interprte comme

    impliquant un droit quelconque de se livrer une activit ou daccomplir un acte visant ladestruction des droits ou liberts reconnus dans la prsente Charte ou des limitations plus amplesdes droits et liberts que celles qui sont prvues dans la prsente Charte .

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    2/25

    2

    une inluctable ncessit 4. Sans aller aussi loin, il nous semble possible de faireentrer dans le champ danalyse sur la controverse constitutionnelle une notion qui,bien que sujette critique, nous parat rconcilier les diffrents argumentsprincipalement rencontrs dans le dbat entre constitutionnalistes.

    Parmi lensemble des controverses constitutionnelles, certaines dentre elles

    naissent dune pratique, ralise par un sujet, relativement au texte constitutionnel.La controverse apparat lorsquune lacune dans la rgle constitutionnelle ouvre despossibilits dinterprtation assez diffrentes et parce que les noncs juridiques sontincertains. En effet, le texte controvers ne donne pas toutes les rponses auxsituations qui peuvent se prsenter lors de son application et lacteur du jeuconstitutionnel profite de cet tat de fait. La controverse dfinit alors les champsinterprtatifs de la conduite par plusieurs arguments faisant appel diffrentesmthodes dinterprtation.

    La notion dabus de droit vient prohiber une conduite qui, prima facie, estpermise mais qui, in fine et toutes choses considres, savre prohibe. Elle peut

    saisir la pratique objet du dbat (I). Mais, le concept serait vain sil ne dtenait quepour objet la participation une discorde. Cest ainsi que nous constaterons que le

    juge utilise dans son raisonnement labus de droit qui sert alors doutil interprtatif.Il sagit des fonctions de la notion dans la controverse (II)

    I. Confrontation de la notion dabus de droit la controverseconstitutionnelle

    Avant de constater la possibilit pour la notion dabus de droit de saisir les

    pratiques controverss du droit constitutionnel (B), il nous appartient de prsenterrapidement ses contours(A).

    A. Prsentation de la notion de labus de droit1. Bref historique

    Lapparition de la notion dabus de droit dans lhistoire de la pense juridiqueest relativement rcente5. Les auteurs datent gnralement sa naissance doctrinale et

    jurisprudentielle la fin du XIX sicle. Certains montrent nanmoins que si lanotion est assez rcente et innovante, lide est ancienne6 et aurait t tablie laide

    4 L. JOSSERAND, De lesprit des droits et de leur relativit,thorie dite de labus des droits, 1927, 2e

    d., 1939, p. 315.5 P. ANCEL, C. DIDRY, Labus de droit : une notion sans histoire ? Lapparition de la notion dabus de

    droit en droit franais au dbut du XXe sicle, Labus de droit, comparaisons franco-suisses,Publications de lUniversit de Saint-Etienne, 2001, p. 51.6 E.H. PERREAU, Origine et dveloppement de la thorie de labus de droit, Revue gnrale du droit,

    1913, p. 481.J. CHARMONT, Labus de droit, R.T.D.Civ., 1902, p. 113.RICCOBONO, La teoria dellabuso del diritto nella dottrina romana, B.I.D.R., 1939, p. 1.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    3/25

    3

    de prcdents romains7. Cependant, la notion dabus de droit na pas tformellement reconnue par le droit romain en raison notamment de labsencedexistence du concept de droit subjectif8.

    Il faudra nanmoins attendre la fin du XIXme sicle pour voir consacrer ladoctrine de labus de droit par la jurisprudence9, sous le coup dun contexte

    idologique, dune situation conomique et sociale en total bouleversement. Le trsclbre arrt de la Cour de Colmar de 1855 Daerr 10, sagissant dune affaire defausse chemine, rige lide dabus de droit de proprit dfaut de la nommerexplicitement. Un courant assez favorable suivra cette ouverture jurisprudentielle11mais il faudra attendre le fameux arrt Clment-Bayard de 191512 pour voirpromue explicitement la notion. Les juristes vont suivre cette volution13 et les critsdoctrinaux au tournant du XXme sicle vont foisonner14. Une vritableconceptualisation de labus de droit va avoir lieu. Aujourdhui le principedinterdiction de labus de droit a pntr un grand nombre dordres juridiques, aumoins dans la partie de leur droit priv15. Il a galement touch divers domaines du

    7 Pour une dmonstration du mal-fond des thses qui nient lexistence de labus de droit en droitromain classique : U. ELSENER, Les racines romanistes de linterdiction de labus de droit, Thse,2004, Bruylant, p. 188 et s.V. aussi : M. JOVANOVIC, Aequitas and bona fides in the legal practice of ancient Rome and theprohibition of the abuse of rights, Facta Universitatis, Series Law and Politics, vol. 1, n 7, 2003, p. 763.8 En ce sens : M. VILLEY, Signification philosophique du droit romain, A.P.P., 1981, p. 381 ; La gense

    du droit subjectif chez Guillaume dOccam, A.P.D., 1964.9 Parmi ceux qui admettent que la notion est avant tout une cration jurisprudentielle : E.

    PORCHEROT, De labus de droit, Thse, Dijon, 1901.10 Colmar, 2 mai 1855, D.P., 1856, 2, 9.11 Par ex. : Sedan, 17 dcembre 1901, S. 1904, 2. 217, note Appert. Un propritaire est coupable dabus

    de droit pour avoir rig une cloison pour donner la maison voisine un aspect de prison .12 Cette dcision a sanctionn un propritaire voisin dun terrain datterrissage et denvol de ballons

    dirigeables, pour avoir plant dans sa proprit des piquets de fer afin dempcher lvolution desballons.13 P. ANCEL, C. DIDRY, op. cit., p. 55: En ralit, mme si on en dcouvre quelques traces, cest la

    doctrine qui, a en quelque sorte rcupr a posteriori les quelques dcisions antrieures pourdonner limpression dun corpus jurisprudentiel prexistant. Ici comme ailleurs, la jurisprudence esttrs largement le produit dune construction doctrinale .14 V. notamment parmi une abondante bibliographie :

    R. SALEILLES, De labus des droits, Rapport prsent la premire sous-commission de la

    commission de rvision du Code Civil, Bull. soc. tudes et lgisl., 1905, p. 325J. CHARMONT, Labus de droit, R.T.D.civ., 1902, p. 113L. JOSSERAND, De lesprit des droits et de leur relativit,thorie dite de labus des droits, 1927, 2e d.,1939.G. RIPERT, Abus ou relativit des droits. Apropos de louvrage de monsieur Josserand, Rev.Crit.,1929, p.33L. CAMPION, Thorie de labus des droits, 1921.M. ROTONDI, Labuso di diritto, thse, Padova, 1923.G. MORIN, Labus des droits, Rev. de mtaphysique et de morale, 1929, p. 267 ;E. PORCHEROT, De labus de droit, Dijon, 1902.L. DE.MONTERA, De labus des voies de droit, Lyon, 1912.15 J. VOYAME, B. COTTIER, B. ROCHA, Labus de droit en droit compar,in Labus de droit et les

    concepts quivalents : principes et applications actuelles, Actes du 19me

    colloque de droit europen,Conseil de lEurope, Strasbourg, 1990, p. 23.Pour un chantillon important de pays : Dir. M. ROTONDI, Labus de droit,Padova, CEDAM, 1979.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    4/25

    4

    droit franais16. A cet gard, mme le droit public, a priori rticent a t marqu par lanotion17. Le droit communautaire est galement en voie de consacrer labus de droitcomme principe gnral18 et labus des liberts est prsent dans la Conventioneuropenne des droits de lhomme ainsi que dans la Charte des droits fondamentauxde lUnion europenne sous forme dinterdiction formelle19. La thorie de labus de

    droit a ainsi connu un accroissement durable et continu avec un assez grand succsen jurisprudence. Ds lors, pourquoi la controverse constitutionnelle serait-elletotalement hermtique la notion ?

    2. Proposition de dfinitionMme si labus de droit a fait lobjet de multiples dbats, les auteurs

    saccordent reconnatre que pour particulariser cette notion, il faut runir plusieurslments constitutifs indispensables. En premier lieu, labus de droit ne peutconcerner que lutilisation dun droit subjectif rgulier. En second lieu, laction

    qualifie dabus doit avoir pour effet de provoquer un dommage. Enfin, il doit existerune limite que lon peut dceler lintrieur du droit exerc et qui permet decritiquer ou dinterdire la conduite envisage sur le fondement de labus de droit.

    M. MARKOVITCH, La thorie de labus des droits en droit compar, Librairie gnrale de droit, Paris,1936.16 Par ex.:

    A. KISS, Labus de droit en droit international, Paris,Dalloz, 1952.S. MORACCHINI-ZEIDENBERG, Labus dans les relations de droit priv, Thse, Bordeaux, 2002.17 Cf. notamment : HAURIOU, note ss C.E. 27 fvrier 1903, Olivier et Zimmermann , S. 1905, 3, 17,

    Jur. Adm., I, p.552.E. LAPARRE, La thorie de labus du droit et la thorie du dtournement de pouvoir, thse, Paris,1913, p. 81.BONNARD, note ss C.E. 29 novembre 1929, Compagnie des mines de Siguiri , S. 30, 3, 17.CHATELAIN, Contribution ltude de la notion dabus des droits dans le contentieux administratif,thse, Paris,1945.G. CORNU, Etude compare de la responsabilit dlictuelle en droit priv et en droit public, thse,1949, p.151.L. DUBOUIS, La thorie de labus de droit et la jurisprudence administrative, thse, Paris, 1962.R. GOY, Labus de droit en droit administratif franais, R.D.P.1962, p. 5.E. MARTINEZ USEROS, La doctrina del abuso del derecho y el orden juridico administrativo, Reus,Madrid, 1947.

    18 En ce sens : D. SIMON, Le systme juridique communautaire, 3me

    d., P.U.F., 2001. Pour cet auteur,certains principes gnraux ne font lobjet que dune rception prudente, tout en tant formulsdune manire qui laisse augurer de leur conscration prochaine, comme par exemple le principe desanction de labus de droit communautaire .A. NOBLET, La lutte contre le contournement des droits nationaux en droit communautaire.Contribution ltude de labus de droit communautaire, Thse, Rouen, 2004.F. LAGONDET, Labus de droit dans le jurisprudence communautaire, J.T.D.E., 2003, n 95, p.8.A. KJELLGREN, On the Border of abuse, The Jurisprudence of the European Court of Justice onCircumvention, Fraud and Other Misuse of Community Law, European Business Law review, 2000, p.179.V. KARAYANNIS, Labus de droit dcoulant de lordre juridique communautaire, C.D.E., 1999, n 56,p. 521.

    M. GESTRI, Abuso del diritto e frode alla legge nellordinamento comunitario, Milano, Giuffre, 2003,265 p.19 Articles 17 de la C.E.D.H et 54 de la C.E.D.F.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    5/25

    5

    Le droit subjectif est la condition pralable et existentielle de la prsence dun abus.Il est gnralement dcrit comme une prrogative accorde un individu. RobertAlexy dans sa thorie des droits constitutionnels20 voit dans le droit subjectif un droit quelque chose et donne laxiome suivant : X a un droit G contre Y, Xtant le dtenteur du droit, Y, le destinataire et G lobjet du droit. De manire

    gnrale, on admettra que labus de droit ne peut quabsorber les droits subjectifsse traduisant par une relation de permission dagir ou de sabstenir unissant deuxsujets. Cette relation se rencontre dans diffrentes dispositions constitutionnelles. Parexemple, larticle 12 de la Constitution franaise nonant que le Prsident de laRpublique peut () prononcer la dissolution de lAssemble Nationale confre auChef de lEtat une permission de dissoudre exerce contre les dputs delAssemble. Certains articles de la Constitution ont pu susciter plus de dbat. Il enva ainsi, par exemple, de larticle 13 ( le Prsident de la Rpublique signe lesordonnances ) qui nidentifie pas si le Chef de lEtat dtient une permission. Cettequestion sera examine un peu plus loin.

    Le deuxime lment de labus de droit est le dommage engendr par lexercice de lapermission accorde. Nous avons vu que le droit subjectif est caractris par unerelation entre un dtenteur et un destinataire dune permission. Lexercice de lapermission peut causer un prjudice, gnralement, au destinataire. Apparat toute lasubtilit de labus de droit que certains ont pu dnoncer linstar de Planiol pour quicelui qui use de son droit ne peut faire de tort personne21 de sorte que le droitcesse o labus commence et il ne peut y avoir usage abusif dun droit quelconqueparce quun mme acte ne peut pas tre tout la fois conforme et contraire audroit 22.En ralit, labus de droit se distingue de lacte accompli sans droit (comme ce fut par

    exemple le cas de lutilisation de larticle 11 la place de larticle 89 par le Gnral deGaulle). Labus de droit consiste agir lintrieur de son droit mais de manirecontestable23, entranant de la sorte un dommage. Cest lexercice tout fait rgulierdun droit qui paradoxalement provoquera un dommage. En consquence, ilconviendra de rechercher la prsence de labus dans la conduite.Le dpassement des limites internes de la permission a dchir la doctrine. En effet,

    partir de quels critres peut-on admettre quune personne a dpass les limitesinternes de son droit ? Plus simplement dit, partir de quel stade lusage convenabledun droit devient-il abusif ? Lapprhension des limites internes du droit estenvisage en trois critres. Certains auteurs reconnaissent uniquement la validit ducritre subjectif qui se rfre l abuseur . Ainsi on dira que ce dernier a abus deson droit si lon peut dceler une certaine intention de nuire, une absence de mobilelgitime ou dintrt dans lexercice du droit. Dautres ont montr la pertinence ducritre objectif qui se traduit, par exemple, par un exercice du droit anormal ou unacte excessif. Enfin, des critres mixtes ont t soutenus. Labus de droit est alorslacte contraire la finalit assigne par le crateur du droit, la finalit sociale du

    20 R. ALEXY, A theory of constitutional rights, O.U.P., 2002, p. 111 et s.21Neminem laedit que suo jure utitur.22

    M. PLANIOL, Trait pratique de droit civil, t. 2, L.G.D.J., 1953, n 909.23 En ce sens, par ex. : L. JOSSERAND, op. cit., p. 333.

    F. SHAUER, Can Rights be Abused?, Philosophical Quaterly, vol. 31, 1981, p. 225.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    6/25

    6

    droit ou la morale, en un mot et pour notre tude: lesprit de la Constitution24. Parconsquent, une certaine diversit concourt une impression de flou dans les limitesinhrentes un droit.Pourtant, il nous semble que ces divers critres peuvent tre regroups en troispropositions. On peut en effet considrer quun droit sera dpass lorsque son

    exercice savre anormal eu gard ce que lon pouvait attendre dun sujetraisonnable ou non malveillant. Une limite sera galement franchie lorsque lacte setrouve disproportionn au regard des intrts en prsence ou au caractre excessif delacte. Enfin, une autre limite peut tre trouve dans le dtournement des finalits dudroit constitutionnel. Il convient de prciser que ces critres sont alternatifs et noncumulatifs. Ds quune seule de ces limites est franchie, le dpassement de laconduite convenable peut tre discut sur le fondement de labus de droit.Un abus de droit est donc le dpassement des limites dune permission dagir ou desabstenir entranant un prjudice en raison dune conduite anormale,disproportionne ou contraire aux finalits de la Constitution.

    Cette dfinition large et thorique de labus de droit constitue une base auservice de notre rflexion consistant montrer que la notion peut servir de guideinterprtatif lors dune conduite controverse. Nous illustrerons le propos en prenantlexemple de la trs clbre controverse sur le refus prsidentiel de signer lesordonnances de larticle 3825 de la Constitution.

    B. Illustration de la prsence des lments de labus de droit dans unecontroverse

    En 1986, Franois Mitterrand a refus de signer les ordonnances relatives des

    privatisations dentreprises, la dlimitation des circonscriptions lectorales etrelatives lamnagement du temps de travail en sappuyant notamment surlambigut du premier alina de larticle 13 de la Constitution qui nonce que lePrsident de la Rpublique signe les ordonnances et les dcrets dlibrs en Conseildes ministres . Une vive polmique a partag les constitutionnalistes sur le sens donner cet article. Certains ont montr que larticle 13 doit tre interprt commeune comptence lie du Chef de lEtat imposant ds lors une obligation sa charge26.Dautres ont insist sur le caractre libre du droit, accordant de la sorte au Prsidentde la Rpublique une permission dagir ou de sabstenir27. Enfin, des arguments

    24 S. PIERRE-CAPS, Lesprit des Constitutions, Mlanges Pactet, Dalloz, 2003, p. 375.

    P. MOUZET, Les manifestations contentieuses de l esprit de la Constitution de 1958, R.D.P., 2004,p. 1243.25 C. BOYER-MERENTIER, Les ordonnances de larticle 38 de la Constitution du 4 octobre 1958,

    Economica, P.U.A.M., 1996, p. 117 et s.B. MATHIEU, Les rles respectifs du Parlement, du Prsident de la Rpublique et du Conseilconstitutionnel dans ldiction des ordonnances de larticle 38, R.F.D.A., 1987, p. 700.26 Y. GAUDEMET, Le Prsident est tenu de signer, Le Monde, 18 avril 1986.

    J. LARCHE, Le Prsident de la Rpublique est tenu de signer les ordonnances, Le Monde, 29 mars1986.

    G. DRAGO, Le Figaro, 16 juillet 1986. Lauteur considre que la conduite du Prsident est un abus depouvoir .27 J. ROBERT, M. Mitterrand peut refuser de signer, Le Monde, 18 avril 1986.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    7/25

    7

    mixtes ont t soutenus. De faon gnrale et selon la lecture de cet article, on a puconsidrer que M. Mitterrand devait ou pouvait signer les ordonnances et avait ainsiviol ou respect la Constitution. Dans cette vision quelque peu dualiste, les auteursconsidrant que larticle 13 de la Constitution accorde au Prsident une permissiondagir ou de sabstenir disculpent du mme coup sa conduite. Rien nest pourtant

    moins certain car nous allons constater que mme si on analyse le dispositif delarticle 13 comme accordant une permission au Prsident, la conduite de M.Mitterrand nen nest pas moins critiquable, car abusive. Il nous faut cependantrappeler brivement et de manire non exhaustive les termes du dbat ayant faitlobjet de nombreux commentaires doctrinaux.

    1. Dsaccord sur la condition pralable et postulat de la prsence dunepermission

    La discorde a port sur le contenu du droit accord par larticle 1328.

    Si lon interprte les termes de larticle 13 comme une relation dobligationdagir, le refus de signer du Prsident Mitterrand constitue une violation de laConstitution. Les auteurs favorables cette analyse invoquent plusieurs arguments29.Pour certains, la rdaction de larticle 13 ne rvle aucune ambigut puisque endroit, un verbe nonc lindicatif vaut trs gnralement impratif30. Enfin,plusieurs juristes confrontent la disposition avec dautres articles de la Constitutionpour dduire lobligation du Chef de lEtat. Ils invoquent aussi lesprit de laConstitution dgag de la volont du constituant31. Ainsi, pour soutenir leurraisonnement, les partisans de lobligation de signer sappuient, tout comme leurscontradicteurs, sur les mthodes interprtatives smiotique, systmique, gntique et

    fonctionnelle32.

    En second lieu, si lon interprte larticle 13 comme concdant une permissionau Prsident de la Rpublique, les auteurs admettent gnralement que le refus de

    M. DUVERGER, Le Prsident de la Rpublique nest pas oblig de signer les ordonnances, Le Monde,22 mars 1986.28 Certains auteurs soutiennent par ailleurs que la question se pose uniquement en termes politiques :

    D. GAXIE, Droit et politique dans la polmique sur le refus de signature des ordonnances par lePrsident de la Rpublique, in D. LOCHAK, Les usages sociaux du droit, C.U.R.A.P.P., P.U.F., 1989. Alinverse, G. BACOT, La signature des ordonnances, R.A., 1986, p. 454. Lauteur souligne que laquestion est minemment juridique que les principaux protagonistes sefforcent de ne pas traiter surce plan.29 Pour un bon rsum des dbats : P. BLACHER, A propos de la signature des ordonnances de

    larticle 38 de la Constitution de 1958 : facult ou obligation ?, Cahiers des Ecoles Doctorales, Facultde droit de Montpellier, n 1 : Les controverses doctrinales, 2000, p. 37.G. BACOT, La signature des ordonnances, op. cit.30 En ce sens : Y. GAUDEMET, op. cit.

    Pour une argumentation approfondie : M-A. COHENDET, La cohabitation. Leons dune exprience,op. cit., p. 172 et s.31 M-A. COHENDET, La cohabitation, op. cit., p. 190 : () en refusant de signer les ordonnances,

    le Prsident de la Rpublique a viol les dispositions claires et prcises du texte de la Constitution,

    interprte dans le sens quentendaient lui donner ses rdacteurs en 1958 .32 M.C. STECKEL, Les moyens de la controverse constitutionnelle, op. cit.

    M. TROPER, La signature des ordonnances, fonction dune controverse, Pouvoirs, n 41, 1987

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    8/25

    8

    Franois Mitterrand est constitutionnel. Plusieurs arguments en faveur de laqualification de permission sont mis en avant. Cest ainsi qu loppos de la thseadverse, certains prtendent que lindicatif utilis larticle 13 de la Constitution nevaut nullement obligation 33. De mme, le prcdent de 1960 qui avait vu le Gnralde Gaulle refuser la convocation dune session extraordinaire du Parlement appuie

    linterprtation prsidentialiste de la Constitution. De plus, si lon compare la lecturede larticle 13 celle de larticle 10 de la Constitution qui impose au Prsident depromulguer la loi dans un dlai de 15 jour34, on peut dduire de labsence de dlai dela premire disposition une permission de sabstenir au profit du Prsident de laRpublique35.

    Force est par consquent de constater que la doctrine est partage sur laquestion de linterprtation de larticle 1336. Michel Troper affirme que la question estvaine en labsence de sens clair et incontestable de larticle et parce quaucune

    juridiction ne dtient la comptence de lui donner sa solution interprtative37.

    Pour autant, nous pouvons soutenir que mme si lon interprte la conduiteprsidentielle comme lusage dune permission dagir ou de sabstenir rgulire, ellepeut tre critique travers le prisme de labus de droit. Ainsi, si lon admet lerecours la notion, linterprtation de la disposition laissant une facult dagir auChef de lEtat naura nullement comme consquence de disculper la conduite deFranois Mitterrand.

    Tout en postulant que M. Mitterrand dtenait une permission, on peut dsormaistudier la prsence des critres de labus de droit dans la prsente affaire.

    2.

    Les lments de la notion dabus de droit

    a) Le critre du dommage

    Le critre du dommage provoqu est, sans conteste, apparent. La procduredes ordonnances se trouve bloque par ce refus et le gouvernement cohabitationnistede M. Chirac ne peut poursuivre son action dans les domaines que les ordonnancesrecouvraient et qui avaient t octroys par le Parlement au moyen dune loidhabilitation. Moins quun blocage total, cest plus un retard dans la mise en uvrede son programme dont a souffert le Gouvernement. En effet, ce dernier a utilis la

    voie classique du dpt dun projet de loi pour contrer le refus prsidentiel. Comme

    33 J. ROBERT, op. cit.34 Larticle 10 alina 1 de la Constitution de 1958 dispose : Le Prsident de la Rpublique promulgue

    les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au Gouvernement de la loi dfinitivementadopte .35 En ce sens : M. DUVERGER, op. cit.36 A.-M. LE POURHIET, Ordonnances : signature et nature, Congrs A.F.D.C., 1999, Aix-Marseille :

    Les lments d'interprtation avancs ont t essentiellement au nombre de huit : l'utilisation parl'article 13 du prsent de l'indicatif, l'absence de dlai prescrit pour la signature des ordonnances, lacomparaison avec la promulgation des lois, la comparaison avec le pouvoir d'excution des lois, le

    respect de la volont parlementaire, le contreseing des ordonnances, la nature de la dlibration enconseil des ministres, et le cas d'inconstitutionnalit de l'ordonnance .37 M. TROPER, op. cit., p. 75.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    9/25

    9

    le relve Marie-Anne Cohendet, pour le premier coup dessai, le retard apport laction du Gouvernement fut minime puisque () trois semaines aprs le vetoprsidentiel, la loi portant dnationalisation de 65 entreprises entra en vigueur. Lesdeux autres vetos prsidentiels ralentirent bien davantage laction duGouvernement. () Le rtablissement du scrutin uninominal un tour () naura

    t adopt quaprs sept mois de Gouvernement. Mais cest incontestablement pourson projet sur lamnagement du temps de travail que le gouvernement dut semontrer le plus patient. (). Cette fois, ce fut un dlai de cinq mois qui spara le vetoprsidentiel de ladoption de la loi, plus de dix mois stant couls entre la loidhabilitation et le vote de ce texte 38. Le prjudice semble ds lors bien prsentpuisque le Gouvernement a t empch dans la conduite de sa politique quil doitmener au nom de larticle 20 de la Constitution39.

    Analysons maintenant les limites existant lintrieur de la permission accorde etqui permettront de critiquer la conduite prsidentielle sur le fondement de labus dedroit.

    b) Le dpassement des limites

    Le critre de la conduite anormale en raison de lintention de nuire ou de lamalveillance du Prsident de la Rpublique est discuter. Trois principaux motifsont t allgus lappui du barrage prsidentiel. Selon Franois Mitterrand, lesordonnances sur les privatisations portaient atteinte lindpendance nationale. Enmatire de dcoupage lectoral, le Chef de lEtat a considr que seule la voielgislative tait possible. Et le refus de signer lordonnance sur lamnagement dutemps de travail a t motiv sur le fondement de la prservation des acquissociaux40. Cependant, ces motifs sont de pure forme car ce sont des considrations

    politiques qui semblent avoir motiv le verrouillage des actes du GouvernementChirac. Il est en effet ais de montrer que les arguments du Prsident de laRpublique ne tiennent pas juridiquement. Sil est bien le garant de lindpendance

    38 M-A. COHENDET, La cohabitation, op. cit., p. 170-171.39 Aux termes de larticle 20 de la Constitution, le Gouvernement dtermine et conduit la politique

    de la nation .40 Sur les ordonnances de privatisations, le Prsident Franois Mitterrand, lors de lentretien tlvis

    du 14 juillet 1986, sexprimait ainsi : () Mais moi, jai une responsabilit supplmentaire : je suis

    non seulement charg de veiller au respect de la Constitution mais, au regard dun certain nombre dedonnes qui sont crites dans la Constitution je dois tre le garant de lindpendance nationale. Je nepeux donc pas accepter que ces biens, ces biens qui appartiennent la nation je le rpte une fois deplus pour tre bien compris soient vendus de telle sorte que demain alors que lon fabrique il sagitde lindustrie des objets, des produits, des marchandises ncessaires lindpendance nationale onpuisse les retrouver dans les mains dtrangers. () Il se trouve que le gouvernement a choisi ce quelon appelle la voie des ordonnances. Le parlement a vot une loi trs courte donnant quelquesdirections, donnant la liste des 65 entreprises privatiser. Et puis on vient de le voir les rglesviennent dtre compltes, prcises sur des points principaux, par le Conseil constitutionnel etinterprts par le Conseil dEtat. Il va falloir intgrer des observations dans la loi et cest au Parlement, lAssemble nationale dabord, quil incombe dintgrer ces observations dans la loi. Cela ne peutpas tre simplement la dcision du Gouvernement. Et moi personnellement, je nai pas apporter ma

    caution llaboration de textes qui ne seraient pas passs dune faon approfondie, car le sujet est trsdifficile, trs complexe et trs important. Sur le plan national : cest au Parlement de prendre sesresponsabilits .

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    10/25

    10

    nationale en vertu de larticle 5 de la Constitution41, il parat assez difficile daffirmerque la privatisation dentreprises allait y porter atteinte. Par ailleurs, si laConstitution interdit la rglementation, elle nimpose nullement lunique voielgislative classique en matire de dcoupage lectoral et larticle 38 ne fixe aucunelimite la dlgation consentie par les parlementaires. Enfin, concernant les acquis

    sociaux, ce terme vague interprtation multiple ne figure pas dans le corpusconstitutionnel. De surcrot, si lon peut admettre avec Olivier Duhamel que lePrsident peut refuser de signer des ordonnances manifestement contraires lanorme fondamentale, la constitutionnalit des trois textes paraissait peu douteuse42.En effet, le Conseil constitutionnel stait dj, dans les trois cas, prononc sur laconformit la Constitution des lois habilitant le Gouvernement prendre lesordonnances et on pouvait penser quil allait tre saisi des lois de ratification desditsactes. On peut ds lors rejoindre le propos du Doyen Favoreu selon lequel mmesil est admis que le Prsident de la Rpublique a un pouvoir discrtionnaire enmatire de signature des ordonnances, cela ne signifie pas quil puisse refuser de

    signer pour nimporte quel motif. Sil a un pouvoir discrtionnaire, il peut, enopportunit, estimer quil na pas signer : les mesures contenues dans lordonnancene lui semblent pas opportunes ou souhaitables. Cest une dcision purementpolitique qui appelle une responsabilit du mme type. Mais le Chef de lEtat nepeut, pour refuser de signer, invoquer des motifs juridiques en contradiction avec laConstitution ou avec linterprtation quen a donn le Conseil constitutionnel, avecautorit de la chose juge 43. Dautre part, on remarque que le Prsident de laRpublique a attendu la dernire minute pour annoncer son veto en Conseil desministres, paralysant pour lordonnance sur lamnagement du temps de travail lesassembles parlementaires, puisque lannonce du refus a t faite le jour de la clture

    de la session ordinaire du Parlement ce qui lempchait de reprendre lordonnancesous forme de proposition de loi. Il sensuit donc que la conduite du Prsidentapparat comme ayant t fonde sur des motifs politiques et dans la volont denuire au Gouvernement en place44. Le critre de lintention de nuire semble parconsquent rempli.

    41 Article 5 de la Constitution de 1958 : Le Prsident de la Rpublique veille au respect de la

    Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement rgulier des pouvoirs publics ainsi que lacontinuit de lEtat. Il est le garant de lindpendance nationale, de lintgrit du territoire et du

    respect des traits .42 O. DUHAMEL, Le Monde, 12 avril 1986 : il y aura, dans les ordonnances, des dispositions qui se

    contenteront de mettre en uvre les rgles fixes par la loi dhabilitation. Ici, la loi vote par leParlement et contrle par le Conseil constitutionnel simpose tout le pouvoir excutif. Si leGouvernement le respecte strictement, on voit mal comment le Prsident de la Rpublique pourrait,lui, saffranchir de la loi. Certes, on comprend que cela lui soit dsagrable, mais ni plus ni moins quedavoir promulgu la loi dhabilitation .43 L. FAVOREU, Ordonnances et rglements dadministration publique, R.F.D.A., 1987, p. 696. Cit

    par M-A. COHENDET, La cohabitation, op. cit., p. 186 ; p. 171 : () dans chacun de ces cas, lePrsident de la Rpublique a donn limpression dexercer un contrle de constitutionnalit desordonnances, alors que le motif avanc pour chacun de ces refus tait marqu par une mconnaissancede la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui avait admis le recours aux ordonnances dans ces

    domaines .44 Selon D. TURPIN, La prsidence du Conseil des ministres, R.D.P., 1987, p. 890 :

    linconstitutionnalit des refus prsidentiels tait relative leurs motifs .

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    11/25

    11

    Le blocage prsidentiel peut tre envisag sous le joug du critre du dtournementdes finalits constitutionnelles. Il sagit de constater que larticle 13 a t dtourn desfinalits pour lesquelles il a t cr.

    Contrairement la pratique des dcrets-lois de la IIIme Rpublique, la Constitution

    de 1958 a entendu instituer les dlgations lgislatives. Larticle 38 organise uneprocdure rigoureuse de collaboration entre le Gouvernement et le Parlement etprvoit le contrle du Conseil dEtat. Le Conseil constitutionnel peut ventuellementtre saisi sur la constitutionnalit des lois dhabilitation et de ratification desordonnances. La signature du Prsident de la Rpublique sert authentifier les actespris par le Gouvernement. Cette authentification semble la finalit de larticle 13.Dans la prsente affaire, le Chef de lEtat devait se soumettre la volont gnralereprsente par les assembles qui ont souhait transfrer temporairement une partiede leur pouvoir normatif. Le respect de la volont du Parlement est une des bases dudroit constitutionnel et le Constituant de 1958 na pas dsir permettre au Prsidentde la Rpublique de bloquer la dlgation lgislative accorde au Gouvernement. En

    revanche, il en aurait t autrement si le Gouvernement navait pas respect lestermes de la loi dhabilitation en prenant, par exemple, des ordonnances dans undomaine non consenti par les parlementaires ou en largissant le domaine decomptence octroy. De mme, le refus du Prsident serait justifi en casdinconstitutionnalit manifeste des actes ce qui ressort de lesprit de la fonctionprsidentielle dcoulant de larticle 5 de la Constitution45. Nanmoins, laffairemontre que la procdure avait t scrupuleusement respecte et la constitutionnalitvalide par les juges. Partant, il est possible daffirmer que la conduite du Prsident adtourn les finalits de larticle 13 qui ressortent de lesprit des institutions. Enralit, et comme cela a dj t dmontr46, la question de la nature du rgime

    institu par la Vme Rpublique rejaillit avec force car l esprit de la Constitution dpendra du rle que lon attribue au Prsident de la Rpublique. Malgr tout,labstention de signer les ordonnances du Gouvernement Chirac peut tre critiqueau moyen du critre du dtournement des finalits de la Norme fondamentale.

    En rsum, si lon considre larticle 13 de la Constitution comme accordantune permission, cela ne valide par pour autant le refus de signer du Chef de lEtat.En effet, il est possible dadmettre, dans la prsente affaire, que ce dernier a commisun abus de droit qui ressort du dommage provoqu, de son intention de nuire au

    Gouvernement et du dtournement des finalits de la Constitution. Sauf, bien sr, vouloir refuser les prsupposs de labus de droit, on remarque que la notion metquelque peu de ct les arguments qui ont parfois t qualifis de politiques . Elleoffre linterprte de cette controverse, des critres assez fiables de qualification etpermet un examen critique et renouvel. La notion attnue la controverse portant surla qualification du droit obligationnel ou permissif du Prsident. En effet, alors mmeque lon considre le Chef de lEtat comme titulaire dune permission, il est possible

    45Le Conseil constitutionnel semble par ailleurs lavoir avou demi-mot : cf. les dcisions du Conseil

    Constitutionnel des 25-26 Juin 1986 et 1er-2 Juillet 1986.46 A.-M. LE POURHIET, Ordonnances : signature et nature, op. cit.

    M.-C. STECKEL, Les moyens de la controverse constitutionnelle, op. cit.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    12/25

    12

    de trouver une situation de compromis dans la controverse en critiquant sa conduitesur la base de labus de droit.

    Il nous reste dsormais justifier lapproche en abordant les fonctions de la notiondabus de droit.

    II. Fonctions de la notion dabus de droit dans la controverseconstitutionnelle

    Sil semble envisageable dinterprter certaines controverses constitutionnelles lalumire de la notion dabus de droit, encore faut-il montrer en quoi et comment ellepeut savrer utile au droit constitutionnel. En tant quillicit atypique, elle peut treun moyen de sanction des pratiques controverses susceptibles de faire lobjet duncontentieux (A). Elle constitue tout au moins un outil interprtatif de la controverse

    (B).

    A. Un moyen de sanction des pratiques controverses justiciables ?De notre point de vue, labus de droit a pour fonction dtre une notion

    utilise par le juge constitutionnel lorsquil est saisi de lexamen de lutilisation dunepermission faisant lobjet dune controverse. Cependant, la notion est souventconfondue avec le dtournement de procdure. Deux exemples servirontdillustration notre propos.

    1. Confusion du dtournement de procdure et de labus de droitLa doctrine admet gnralement que le Conseil constitutionnel, comme

    dautres juridictions constitutionnelles, peut tre amen examiner lescomportements des acteurs du droit constitutionnel sur le fondement de diffrentstypes de contrle. Cest ainsi que lon reconnat comme cause dinvalidation des actesdfrs devant le Conseil constitutionnel47 des moyens tirs de la constitutionnalitinterne et externe48. Au titre de la constitutionnalit interne, les auteurs saccordent montrer que la violation de la Constitution, le dtournement de pouvoir et ledtournement de procdure sont apprcis par le juge.On constate donc que labus de droit ne semble pas reconnu en tant que moyen de

    censure dun acte dfr. Nanmoins, on peut affirmer que cette mconnaissance dela notion sopre au prix de sa confusion et de son absorption par le dtournement deprocdure. En effet, ce dernier moyen dinvalidation est souvent dfini par ladoctrine par le seul critre intentionnel. Ainsi, le Professeur Rousseau nonce, parexemple, que le Conseil admet et examine les griefs tirs dun dtournement deprocdure, cest--dire de lutilisation dune procdure des fins autres que celles

    47 V. VLODY, Les moyens dinvalidation utiliss par le Conseil constitutionnel, thse, Universit de La

    Runion, 2003.

    P.-Y. GADHOUM, Les cas d'ouverture du contrle de constitutionnalit, Rev. adm., 2003 (335), p. 494.48 Par ex. : D. ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 6me d., 2001, p. 135

    et s.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    13/25

    13

    auxquelles elle doit constitutionnellement servir 49. Cependant on remarque que, enplus de la prsence de cet lment dans la dfinition de cette forme dirrgularit, ladoctrine gnralement administrativiste ajoute un lment matriel que constituel interversion de procdure 50. Ainsi, pour Odent, le dtournement de procdureest particularis quand lautorit () a cru pouvoir utiliser un texte dans le champ

    dapplication duquel la dcision nentrait pas51. Eisenmann voque ce sujet laconscience et (la) volont de ne pas suivre la procdure lgalement indique parcalcul et volont dchapper la procdure normale 52. Ainsi, et si lon adoptecette acception du dtournement de procdure caractrise par la combinaison dunlment intentionnel et dun lment matriel, cela laisse la place la reconnaissancede la notion dabus de droit. En effet, lutilisation dun droit processuel (en toutergularit et sans employer une autre procdure) des fins autres que celles pourquoi il avait t prvu entre dans le champ dfinitoire de labus de droit et non dudtournement de procdure.En rsum, labus de droit nest pas reconnu par les auteurs comme moyen de

    contrle de la constitutionnalit interne du fait de sa confusion avec le dtournementde procdure constitutionnel. Si lon redfinit cette dernire notion, laide ducontentieux administratif, en y intgrant le critre de linterversion de procdure, lefait dutiliser un droit processuel dans un autre but que celui pour lequel il avait tprvu entre alors dans le champ dfinitoire de la notion dabus de droit.Cette nouvelle analyse peut tre affine par ltude de la prsence de labus dans leraisonnement du juge constitutionnel dans les cas gnralement dcrit comme tantdes dtournements de procdure . Deux exemples de controverses peuventillustrer le propos.

    2.

    Exemples dabus de droit prouvs par le juge constitutionnel

    a) La pratique de la question pralable au SnatLa premire controverse concerne la pratique de la question pralable dite

    positive par le Snat franais en 1995 par laquelle la majorit snatoriale a votcontre le texte quelle soutenait pour acclrer son adoption !

    La Haute Assemble, en accord politique avec le Gouvernement dirig par EdouardBalladur53, a dcid dadopter la question pralable sur le projet de loi portant

    49 ROUSSEAU, Droit du contentieux op. cit., p. 138.50 G. ISAAC, La procdure administrative non contentieuse, thse Toulouse, 1969.51 R. ODENT, Contentieux administratif, Les cours de droit, 1976, p. 1290.52 Cit par R. GOY, La notion de dtournement de procdure, Recueil d'tudes en hommage CharlesEisenmann, d. Cujas, 1975, p. 326. Lauteur note par ailleurs, p. 329 que la substitution duneprocdure une autre est lessence mme du dtournement de procdure. Deux procdures sontsupposes : lune est dtourne et l autre est tourne ou contourne. Lune est utilise en vuedatteindre le rsultat assign lautre ; la seconde qui peut et doit tre suivie, est tort carte.Lutilisation dune procdure des fins ne relevant daucune procdure sort donc de la notion .V. aussi : J. REYNAUD, Le dtournement de procdure, thse, Paris, 1950, p. 520 : Le dtournement deprocdure se prsente comme le fait () demployer pour un motif quelconque une certaine

    procdure en vue datteindre un but que la lgislation (la Constitution) lui permettait nanmoinsdatteindre mais par une autre procdure .53 J-E. GICQUEL, Le Snat sous la seconde cohabitation, R.D.P., 1996, p. 1069.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    14/25

    14

    habilitation rformer par voie dordonnances la scurit sociale pour faire face une obstruction massive de lopposition. Cette dernire avait, en effet, dpos plusde 2800 amendements dans un but dilatoire. Le Gouvernement estimait, sans tenircompte du dpt de sous-amendements, 17 semaines le dlai dexamen de la loi sile mcanisme de la question pralable navait pas t employ54. Malgr tout, il est

    possible de sinterroger sur la pertinence du procd consistant rejeter un texte, nonpar contestation, mais pour acclrer le processus lgislatif alors que la questionpralable na jamais eu cette finalit !

    De faon liminaire, on peut remarquer que la question pralable a t exercergulirement. En effet, larticle 44 alina 3 du rglement du Snat ne donne pas lesraisons pour lesquelles le mcanisme doit tre employ. Il indique que la questionpralable a pour objet de faire dcider quil ny a pas lieu de poursuivre ladlibration. En dpit du silence textuel, il est tout fait possible de rattacher cettepratique les lments constitutifs de la notion dabus de droit.

    Le caractre dommageable de la conduite est certain car les snateurs de loppositionsont empchs dans lexercice de leur droit constitutionnel damliorer la loi quoisajoute limpossibilit de discuter les articles du projet puisque lexamen de laquestion pralable est antrieur celui des articles, ce qui entrane, en cas dadoption,la disparition de tous les amendements qui y taient joints. Ainsi, le droit de modifieret de dbattre le projet de loi a vritablement t bafou car la discussion qui navaitpas eu lieu auparavant fut, de manire radicale, anantie.

    Les limites internes du droit telles que nous les avons dfinies55 ont-elles tfranchies par lusage de la question pralable dans ces circonstances ? Nousexaminerons successivement les trois critres caractrisant les limites du droit.

    Lintention des snateurs de la majorit est relativement claire : il sagit dcourter ledbat parlementaire mais peut-on voir dans cette dmarche une relle intention denuire lopposition ? Le Gouvernement, au nom de la majorit snatoriale, fait valoirdans son mmoire en rplique prsent devant le Conseil constitutionnel que le Snatavait approuv en novembre 1995 une dclaration de politique gnrale sur larforme de la protection sociale en vertu de larticle 49 alina 4 de la Constitution 56. Il

    justifie ainsi lemploi de la question pralable, par le fait que le seul but aurait t dene pas examiner une nouvelle fois une question qui avait dj fait lobjet dun dbat.Largument est videmment trs contestable57 et en lespce, lintention des snateursne fait aucun doute. La question pralable a pour but de surmonter les amendementsde la minorit et, ainsi, acclrer le dbat. Mais, cest plus dans un souci de soutien au

    54 Mmoire en rplique du Gouvernement, J.O., 31 dcembre 1995, p. 19121.55 Cf. supra56 Larticle 49 alina 4 de la Constitution de 1958 dispose : Le Premier ministre a la facult de

    demander au Snat lapprobation dune dclaration de politique gnrale .57 J-E. GICQUEL, La lutte contre labus du droit damendement au Snat, R.D.P., 1997, p. 1366.

    p. 1369 : approuver un programme au sens de larticle 49-4-C est un lment, approuver le champ

    dhabilitation des ordonnances en est un autre ; au contraire, dans ce cas, lexamen parlementaire doittre le plus exhaustif possible dans la mesure o la procdure des ordonnances de larticle 38-Cprovoque ensuite un dessaisissement du Parlement .

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    15/25

    15

    Gouvernement que le Snat a dcid de ne pas dcider 58. Il est ainsi malaisdaffirmer que la question pralable a t vote dans le seul but de nuire lopposition, mme si elle avait pour objectif de surmonter son obstruction. Le critrede lintention de nuire semble par consquent inoprant.

    Le critre de la disproportion de lacte eu gard aux intrts en prsence mritedtre discut. Si lon opre un bilan cots-avantages de laction entreprise par lamajorit snatoriale, on ne peut que constater le dsquilibre entre les inconvnientsengendrs et le rsultat obtenu59. La discussion parlementaire sefface dans le seulbut de surmonter une obstruction ce qui parat assez disproportionn eu gard lenjeu. Daucuns pourront cependant prtendre que lusage rpt de la questionpralable positive nest pas plus critiquable que celui de la question pralablengative car tous deux portent atteinte au droit damendement 60. Cette vue estdiscutable car la question pralable ngative a pour fonction de montrer loppositionau texte. On peut donc mettre en doute les avantages de la question pralablepositive par rapport aux dangers, dun point de vue du dbat dmocratique, quelle

    est susceptible dengendrer.

    Le critre du dtournement de la finalit de la question pralable est sans doute leplus stable. Des limites lusage de la question pralable ressortent-elle de la finalitde cet instrument et, plus gnralement, du texte constitutionnel ?

    Les rponses doctrinales semblent avoir volu. En 1970, Yves Pimont crivaitque la question pralable qui entrane la suppression du dbat ne vise pas permettre un vote plus expditif mais () interdire toute discussion et tout vote 61.Avec lapparition dans la pratique parlementaire de la question pralable ditepositive, la doctrine va prendre en compte la nouveaut. Ludovic Fondraz dans un

    article consacr au sujet englobe la fonction primaire du procd et celle de soutienau Gouvernement par une acclration de la procdure lgislative62. Pour autant,cette volution ne constitue t-elle pas un abus des possibilits dexercice de laquestion pralable ? La rponse savre nuance en raison des circonstances quiviennent attnuer la qualification de la pratique en 1995.

    58 Selon lexpression de D. MAUS, Le processus lgislatif sous la Vme Rpublique, notes de cours

    polycopies, 1987-1988, p. 74. Cit par L. FONDRAZ, La question pralable au Snat, R.F.D.C., 1998, p.71.59

    J-E. GICQUEL, La lutte, op. cit., p. 1372 : Certes, lopposition a dpos, dans un but dilatoire, desmilliers damendements mais les contre-mesures employes savrent quelque peu radicales puisquela discussion parlementaire nencourt plus le risque dtre dnature dans la mesure o elle fut en faitquasiment supprime. On passe ainsi dune altration de la discussion parlementaire sonlimination ; le progrs est assez rduit et on peut mme, la limite, considrer que le remde est enpratique plus nocif que le virus .60 L. FONDRAZ, op. cit., p. 85. Dans le mme sens : L. FAVOREU, L. PHILIP, Les grandes dcisions

    du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 697.61 Y. PIMONT, op. cit., p. 355.62 L. FONDRAZ, op. cit., p. 72 : Lemprise progressive de la logique majoritaire sur les dbats de la

    Haute Assemble est la source dune volution inattendue de la question pralable. En effet, lorsque leGouvernement est en harmonie politique avec la majorit du Snat, ladoption dune question

    pralable devient, pour cette majorit, le moyen dacclrer la procdure lgislative en rejetantpurement et simplement le texte, et dpargner ainsi au Gouvernement les vicissitudes dun dbat quisannonce difficile .

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    16/25

    16

    A juste raison, la question pralable positive a t qualifi de 49-3snatorial 63 puisquelle a les mmes effets que lengagement de la responsabilit duGouvernement sur un texte de loi devant lAssemble nationale ceci prs que lesSnateurs ne disposent pas de la possibilit de dposer une motion de censure pourrenverser le Gouvernement. Cependant, force est de remarquer que les constituants

    nont pas souhait instituer le mcanisme de larticle 49 alina 3 devant le Snat enraison notamment du bicamrisme ingalitaire agenc par la Constitution de 1958.Par consquent, le droit damendement reconnu par une disposition constitutionnelle- contrairement la question pralable qui dtient une valeur rglementaire64- nepeut tre mconnu par la majorit snatoriale. La Constitution a voulu permettre ledbat dides devant la Chambre de rflexion sans quun mcanisme radical vienne ymettre un terme.

    En outre, on retient que lesprit originel de la question pralable est de rejeterun texte pour des motifs dopportunit ce qui constitue une manifestation de lasouverainet du Parlement. La question pralable na donc pas pour vocation initiale

    de faire acclrer le dbat parlementaire (comme lest par exemple celle de laprocdure du vote sans dbat65). Mme si larticle 44 alina 3 du rglement du Snatest silencieux sur les raisons motivant ladoption de ce mcanisme, on peut dduirede lesprit de la norme fondamentale que la pratique recense constitue undtournement des finalits de la question pralable.

    Trs intressante est ici ltude de la dcision du Conseil constitutionnel du 30dcembre 199566. Les juges semblent en effet examiner la conduite des snateurs de lamajorit sous le prisme implicite de labus de droit. Ils motivent ainsi leur point de

    vue : Considrant () que le texte ainsi adopt a t transmis au Snat o un nombrelev damendements, soit plus de 2800, ont t dposs ; que le lendemain du jouro la discussion gnrale sest ouverte, lissue dune runion de la commission desaffaires sociales, le prsident de ladite commission a dpos, au nom de celle-ci, unequestion pralable dans des conditions qui faisaient clairement apparatre que sonvote tait souhait non pas pour marquer une opposition de fond au texte, maispour mettre fin au dbat ouvert au Snat en vue dacclrer la procduredadoption de ce texte par le Parlement ()

    Considrant que le bon droulement du dbat dmocratique et, partant, le bonfonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels, supposent que soitpleinement respect le droit damendement confr aux parlementaires par larticle44 de la Constitution, et que, parlementaires comme Gouvernement puissent utilisersans entrave les procdures mises leur disposition ces fins ;

    63 J-E. GICQUEL, La lutte, op. cit., p. 1371.64Car la question pralable est rglemente dans les rglements dAssemble et parce que les

    rglements des Assembles parlementaires nont pas valeur constitutionnelle . Conseilconstitutionnel, 22 juillet 1980, n 80-117 D.C., Protection des matires nuclaires, R.J.C. p. 81.65

    Le vote sans dbat est prvu aux articles 47 ter 47 quinquies et 47 septies 47 nonies du rglementdu Snat.66 C.C. 95-370 D.C. 30 dcembre 1995, Rec. p. 269 ; R.J.C. I-650.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    17/25

    17

    Considrant que cette double exigence implique quil ne soit pas fait un usagemanifestement excessif de ces droits ;

    Considrant que dans les conditions o elle est intervenue, ladoption de laquestion nentache pas dinconstitutionnalit la loi dfre 67.

    Cette dcision est riche denseignements. On remarque tout dabord que leConseil constitutionnel ninvalide pas lusage fait par le Snat de la questionpralable en raison des conditions o elle est intervenue . Nanmoins, il seraitfaux daffirmer que le juge ne considre pas la question pralable positive commeabusive68. Dans le but dassurer un bon droulement du dbat dmocratique et,consquemment, un bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels, le

    juge met en balance le droit damendement des snateurs de lopposition (qui ontsubit le prjudice) et les procdures mises la disposition des snateurs de lamajorit et du Gouvernement (ici le mcanisme de la question pralable). Or, ilconsidre que le droit damendement et la question pralable ne doivent pas tre

    exercs de manire excessive en raison des deux finalits que constituent le bondroulement du dbat dmocratique et le bon fonctionnement des pouvoirs publicsconstitutionnels ( considrant que cette double exigence implique quil ne soit pasfait un usage excessif de ces droits ). Cest ainsi que lutilisation de la questionpralable positive a t approuve en 1995, par le Conseil constitutionneluniquement en raison de lusage manifestement excessif du droit damendement constat au Snat. Sans cette obstruction, il y a fort penser que le juge auraitsanctionn la volont de la majorit snatoriale dacclrer de cette faon ladoptionde la loi dhabilitation 69.

    Ainsi, la prsente dcision est trs intressante pour notre dmonstration car on y

    dcle une bauche de la notion dabus de droit. De faon prtorienne, les Sagesaffirment que les dtenteurs du pouvoir constitutionnel ne doivent pas faire unusage manifestement excessif de leurs droits ; or, cette priphrase apparatfortement renvoyer la notion dabus de droit. Si lexcs peut tre un critre de lanotion (en lespce, par exemple, le droit damendement a t exerc de faonquantitativement excessive), de manire plus gnrale, labus de droit est parfoisdfini par lusage excessif dun droit. De mme, le Conseil constitutionnel enrichit ladmonstration en utilisant comme critre de labus de droit la notion dedtournement des finalits. Lusage excessif (que lon peut renommer abusif )commence lorsque une double exigence (ou finalit) nest pas respecte par

    lutilisateur du droit. Il sagit du bon droulement du dbat dmocratique quiimplique le bon fonctionnement des pouvoirs publics. Autrement dit, lexercice dundroit ne doit pas franchir les limites internes particularises par cette double finalitfaute de quoi un abus de droit serait tabli en raison du dtournement des finalitsdcoulant de lordre constitutionnel. Par consquent, le juge se risque tablir deslimites dans un droit qui formellement nen possde pas. Une esquisse de labus dedroit est pos mme si on peut regretter que le juge ne lait pas sanctionn en raison

    67 Cest nous qui soulignons.68

    En sens inverse : L. FONDRAZ, op. cit., p. 86 : Depuis cette dcision, la question pralable positiveparat solidement implante dans le champs parlementaire () .69 J-E. GICQUEL, La lutte, op. cit., p. 1369.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    18/25

    18

    de la commission dun abus de droit damendement antrieur70. A mots couverts, leConseil constitutionnel parat admettre, dans sa dcision du 30 dcembre 1995, safuture comptence sanctionner des abus en cas de rcidive et en labsence de faitsattnuants.

    En rsum, la question pralable positive au Snat constitue une bonnedmonstration de la particularit de labus de droit, ici exerc par la majorit contrela minorit parlementaire. Tout dmontre que labus est susceptible de couvrir cettepratique. Le Conseil constitutionnel na pas entendu se risquer la sanctionner sur cefondement en raisons de circonstances venant attnuer la qualification, mais ilmontre des signes dacceptation de cette notion. Labus de droit savre tre unenotion opratoire pour particulariser de telles pratiques dans les relations entre lamajorit et lopposition parlementaires.

    b) La pratique du droit de dissolution en AllemagneUne seconde illustration peut tre trouve dans lusage du droit de dissolution

    allemand en 1983. Il na pas t censur par la Cour constitutionnelle allemande maiselle utilise la notion dans son raisonnement.La Loi fondamentale prvoit deux hypothses de dissolution prononces par lePrsident fdral. Le premier cas, rgi par larticle 63 alina 4 de la Constitutionallemande, est celui dans lequel aucun candidat la Chancellerie a t lu lamajorit absolue par le Bundestag71. La seconde hypothse, rglemente larticle 68alina 1 de la Loi fondamentale allemande, prvoit la cas o le Chancelier fdral nerecueille pas la majorit absolue des voix du Bundestag lors du vote sur une question

    de confiance et demande alors au Prsident de dissoudre le Bundestag. Ainsi, larticle68 de la Loi fondamentale nonce que si une motion de confiance propose par leChancelier fdral nobtient pas lapprobation de la majorit des membres duBundestag, le Prsident fdral peut, sur proposition du Chancelier fdral,dissoudre le Bundestag dans les vingt et un jours. Le droit de dissolution steint dsque le Bundestag a lu un autre Chancelier fdral la majorit de ses membres.Quarante-huit heures doivent scouler entre le dpt de la motion et le vote . Ce

    70 Sur la question, le Professeur Rousseau regrette que la bonne marche des institutions

    parlementaires soit une marche au pas gouvernemental, et le Conseil pourrait intervenir, sans douteavec prudence, pour rtablir un meilleur quilibre des pouvoirs dans la fabrication de la loi in D.ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 143.71 En vertu de larticle 63 de la Loi fondamentale :

    (1) Le Chancelier fdral est lu sans dbat par le Bundestag sur proposition du Prsident de laRpublique fdrale.(2) Est lu le candidat qui obtient la majorit des voix des membres du Bundestag. Le candidat lu doittre nomm par le Prsident de la Rpublique fdral.(3) Si le candidat propos nest pas lu, le Bundestag peut lire le Chancelier fdral la majoritabsolue de ses membres dans les quatorze jours qui suivent le scrutin.(4) Si llection ne peut se faire dans ce dlai, il est procd immdiatement un nouveau tour descrutin dans lequel est lu le candidat obtenant le plus grand nombre de voix. Si ce candidat obtient la

    majorit des voix du Bundestag, le Prsident de la Rpublique fdrale doit le nommer dans les septjours qui suivent llection. Sil ne runit pas cette majorit, le Prsident de la Rpublique fdrale estdans lobligation de le nommer dans les sept jours ou de dissoudre le Bundestag.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    19/25

    19

    dernier type de dissolution a fait lobjet de pratiques abusives dans la mesure o il at employ afin de provoquer des lections anticipes de la chambre des dputs72.En 1983, pour lgitimer et rgulariser sa fonction, le Chancelier Helmut Kohl,nouvellement lu suite une motion de censure constructive dcida de se prsenterau verdict des lecteurs en utilisant larticle 68 de la Loi fondamentale. Le Chancelier

    a ainsi pos la question de confiance en demandant ses allis politiques duBundestag de ne pas la voter, renversant artificiellement le Gouvernement etprovoquant de la sorte une dissolution anticipe de la Chambre. Le dbat fut houleuxet mdiatis et un vif dialogue entre les hommes politiques sengagea propos de laconstitutionnalit de la procdure employe73. Le Prsident de la fdration, M.Carstens, au dpart rticent, dcida dexercer son droit de dissolution le 6 janvier1983. Le Tribunal constitutionnel fdral, saisi de la constitutionnalit de cet usagerendit un arrt de conformit le 16 fvrier et de nouvelles lections sont venuesrenforcer la coalition de droite le 6 mars 1983. Au regard de ces diffrents lments, ilconvient dexaminer la pertinence de la qualification dabus de droit sur la pratique

    recense.Il ne fait, en premier lieu, aucun doute que le droit de dissolution aux mains duPrsident constitue une permission dagir. Il a simplement la facult de prononcerla dissolution ; il peut refuser et suggrer, par exemple, que le Bundestag se prononcesur llection dun nouveau Chancelier 74. En outre, ce droit a t exerc ici de

    72 Pour une approche trs complte de la question : Ph. LAUVAUX, J. ZILLER, Trente-cinq ans de

    parlementarisme rationalis en Rpublique fdrale allemande : un Bilan, R.D.P., 1985, p. 1023.73 Extraits issus de la dcision du Tribunal constitutionnel fdral du 16 fvrier 1983. Cit in Ph.

    LAUVAUX, J. ZILLER, op. cit., p. 1054 : Le Chancelier sexprima ainsi : () Je sais quun dbatpublic sest lev propos des conditions dapplication de larticle 68 de la Loi fondamentale ainsi que

    sur les autres voies permettant une dissolution du Bundestag en cours de lgislature. Aprs avoirexamins tous les principaux points de vue, et aprs des consultations et des discussions avec lesprsidents des partis et groupes parlementaires reprsents au Bundestag, jen suis arriv laconviction que la voie que jai choisie est en accord avec la Constitution. () Lorsquon lve lencontre de la voie que jai choisie pour des lections anticipes le reproche que la Constitution estmanipule, il sagit dun reproche sans le moindre fondement. Depuis mon lection comme Chancelierde la Rpublique fdrale dAllemagne, je vous ai clairement fait connatre mon intention, ainsi qulopinion publique allemande. Jai vit tout ce qui pourrait avoir un caractre artificiel ou demanipulation. Le grief de manipulation serait dj plus justifi si javais choisi la voie dune dmissionselon larticle 63 de la Loi fondamentale. Larticle 63 exige plusieurs scrutins sans rsultat avant que nesoit ouverte la voie pour de nouvelles lections. Dans la situation actuelle, personne ne seraitconvaincu par lusage dune telle procdure, en vue de conduire le Prsident fdral dissoudre le

    Bundestag. Jestime que la voie que jai choisie pour la dissolution du Bundestag est convaincante etsans objection du point de vue constitutionnel . Pour le compte de lopposition, lancien ChancelierBrandt rpondit : Ceci nest pas, Monsieur le Chancelier fdral () la mme situation quil y a dixans () Le Gouvernement tait alors en situation de patt (). Cette fois, nous avons affaire uneautre situation en ce qui concerne son point de dpart () La question qui se pose ici () est de savoirsi vraiment la limitation dans le temps du mandat dun gouvernement par un accord de coalition etdes dclarations de groupes parlementaires le compltant, peut suffire () permettre la dissolutiondu Bundestag () Des motifs politiques pour la limitation dun mandat gouvernemental dans letemps et son renouvellement par des lections sont aussi imaginables pour dautres cas dans lavenir.Or, nous ne pouvons pas vouloir que nimporte quel gouvernement, avec nimporte quelle majoritdu moment, puisse choisir lui-mme le moment qui lui parat opportun pour des lections anticipes,au lieu daccomplir ses tches dans le dlai constitutionnel de quatre ans et de se prsenter ensuite aux

    suffrages des lecteurs : cest l la raison dtre de la rgle constitutionnelle 74 M. FROMONT, A. RIEG, Introduction eu droit allemand (Rpublique fdrale), t. II, Ed. Cujas,

    1984, p. 56.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    20/25

    20

    manire rgulire puisque rien ninterdisait au Prsident fdral de dissoudre leBundestag. De prime abord, le Chancelier semble donc dans son droit .

    Le dommage lencontre des lecteurs a t le principal argument des auteurs de lasaisine de la cour constitutionnelle. Ceux-ci invoquaient, lappui de leur recours,

    larticle 39 alina 1 de la Loi fondamentale qui fixe quatre ans la dure du mandatdes dputs et, par dduction, la violation, par les pouvoirs publics, du choixsouverain des lecteurs lors de leur vote75.

    Le critre intentionnel doit tre, juste raison, approfondi. Celui-ci a t invoqu parle Prsident fdral dans une allocution radio-tlvise pour justifier sa dcision dedissoudre. Le Chef de lEtat allemand a ainsi affirm : () je veux tablir clairementque je naurais pas dissous le Bundestag si javais t persuad quune majoritparlementaire cherchait ainsi se procurer une position avantageuse aux lections audtriment des intrts de la minorit. () Le choix de la date ne semblait pas pouvoiralors, pas plus quaujourdhui, tre dict par des considrations de tactique

    lectorale76

    . Le tribunal de Karlsruhe vient confirmer le postulat prsidentiel ennonant que la question de savoir si la dcision du Chancelier fdral taitdtermine par dautres raisons nest pas pertinente. Larticle 68 de la Loifondamentale nexige aucunement, ct de conditions formelles et matrielles de ladissolution, une condition ngative supplmentaire, qui serait labsence dautresbuts, lesquels pris sparment ne pourraient tre admis par la Constitution commemotifs dune dissolution 77. En consquence, on se rend compte quil est biendifficile daffirmer lexistence dun abus de droit en raison de lintention de nuiremalaise prouver.

    Les finalits de larticle 68 peuvent tre discutes.

    En premier lieu, les finalits de larticle 68 sont parfaitement exposes par lejuge constitutionnel allemand qui rappelle dans sa dcision que le Chancelierfdral qui recherche la dissolution du Bundestag conformment la procdure delarticle 68 de la Loi fondamentale ne doit pouvoir engager celle-ci que dans le cas oil na plus la garantie politique de pouvoir continuer gouverner. Les rapports deforce politiques au Bundestag doivent limiter ou paralyser ses possibilits daction un point tel quil ne soit plus en mesure de poursuivre une politique soutenue par laconfiance de la majorit. Il sagit l dun critre matriel non crit de la situation vise larticle 68, alina 1er de la Loi fondamentale. Une interprtation de larticle 68tendant autoriser un Chancelier fdral dont la majorit au Bundestag ne fait pas

    de doute, se faire refuser la confiance au moment paraissant opportun, dans le butde faire dissoudre le Bundestag, ne serait pas conforme cet article. De mme, ladifficult particulire des tches rsoudre durant une lgislature en cours ne

    V. aussi : R. ARNOLD, Llection et les comptences du Prsident fdral allemand, R.D.P., 1995, p.303.75 Cet argument peut tre contest car la dissolution provoque redonnait la parole aux lecteurs mais

    ce fait ninvalide cependant pas les principes selon lesquels les lections doivent avoir lieu intervalles rguliers et connus par avance et que lon ne doit pas remettre en cause le vote deslecteurs.76

    Extrait issu de la dcision du Tribunal constitutionnel fdral du 16 fvrier 1983. Cit in Ph.LAUVAUX, J. ZILLER, op. cit., p. 1055.77 Ibid., p. 1056.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    21/25

    21

    permet pas non plus la dissolution 78. Au regard de ce rappel des finalitsintrinsques de larticle 68, le Tribunal constitutionnel aurait pu conclure linvalidit de la pratique mais il a prfr confirmer les arguments du Prsident79 et,partant, du Chancelier selon lesquels il ne disposait plus dune majorit auBundestag. En effet, le juge constitutionnel admet du bout des lvres la version

    gouvernementale quand il affirme qu il est plausible que le Chancelier ait eu lesentiment () quune politique soutenue par une majorit durable au Bundestagntait plus raisonnablement possible () mais refusant, en quelque sorte une formede contrle dopportunit, il nonce que si cette apprciation peut tre mise endoute ou mme rejete dans le cadre du dbat politique () on ne peut toutefois lacontester sur le plan de la rgle constitutionnelle . En fin de compte, le juge avaliselargument du Chancelier et refuse de constater que les dputs de la coalition nontpas vot la confiance au Gouvernement dans le simple but de provoquer deslections anticipes. En bref, il semble assez surprenant que le tribunalconstitutionnel ait refus de constater le dtournement des finalits intrinsques de

    larticle 68 en raison du refus artificiel de la question de confiance par la majoritsoutenant le Chancelier en place.

    En second lieu, la cour rejette le critre du dtournement des finalits vouluespar le Constituant. Paradoxalement, tout en affirmant qu il est ais de dduire de lagense de larticle 68 de la Loi fondamentale que le Constituant a tent dtablir parcette disposition des limitations la dissolution anticipe du Bundestag et que lerdacteur de la Constitution a voulu difier une disposition qui, par son contenuparticulier, par la participation du Chancelier fdral, du Prsident fdral et duBundestag, avec des influences rciproques et les obligations de contrle qui endcoulent, garantisse une certaine scurit contre les abus , le tribunal constate que

    les travaux prparatoires ne montrent pas que le Constituant entendait rserver lapossibilit dune dissolution par la voie de larticle 68 de la Loi fondamentale au seulChancelier minoritaire .

    Ds lors, la dcision du juge constitutionnel peut paratre bien des gardsassez surprenante et parfois quivoque. A linstar de Michel Fromont, on peutsoutenir que les juges ont manqu daudace en matire de fonctionnement despouvoirs publics 80 car, tout en interprtant la Constitution de manire favorable la qualification de labus de droit, ils nont pas voulu invalider laction

    78 Ibid., p. 1057.79 Dans son intervention radio-tlvise le Prsident affirmait : Les objections relatives laprocdure suivie ne me semblent pas pertinentes. En premier lieu, le Prsident de la fdration nepeut pas dterminer les raisons pour lesquelles chaque dput a refus la confiance au Chancelierfdral. Je men tiens au raison qui ont t exposes publiquement. Selon celles-ci, les partis de lacoalition nont donn, ds le dbut au nouveau gouvernement, quun mandat limit dans son objet etdans le temps. Ils ont affirm quils voulaient tout dabord adopter le budget et quelques lois syrattachant, puis provoquer des lections anticipes. () Le porte-parole du groupe F.D.P. a dclarque le capital de confiance accord pour la ralisation du programme tabli ensemble tait dsormaispuis. Lors des entretiens que nous avons eus il y a deux jours, les partis de la coalition mont

    confirm expressment leur position. Ce sont des faits que je ne peux pas ngliger. Jai la convictionquil nexiste plus de majorit parlementaire capable de soutenir un gouvernement. 80 M. FROMONT, Le parlementarisme allemand de 1981 1983 : crise et mutation, R.D.P., 1983, p. 958.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    22/25

    22

    gouvernementale81. Pour Mary Lovik, le tribunal constitutionnel fdral na passouhait ternir la crdibilit des plus hauts organes gouvernementaux82 ce quauraitindubitablement provoqu, aux yeux de lopinion publique, la qualification dabusde droit. En rsum, on remarque que la notion dabus du droit de dissolution peuttre mise lindex. Parce que la confiance est rejete artificiellement par la majorit

    des membres du Bundestag et parce que le droit de dissolution est exerc en vue deprovoquer des lections plus prcoces (et non pour rsoudre une criseinstitutionnelle), les limites internes de larticle 68 de la loi fondamentales ont tdpasses. Le Prsident de la fdration aurait d refuser son exercice dans cescirconstances prcises et indiquer que seule la voie de la rvision de la Loifondamentale tait possible.

    Par consquent, il nous semble que labus de droit peut constituer une bonnetechnique de rsolution dune controverse. Ces deux exemples montrent que les

    lments de la notion ont t repris par le juge constitutionnel qui utilisera, parailleurs, lappui de sa recherche, les techniques de contrle telles que la recherchede lintrt gnral83 ou la proportionnalit84 Labus de droit peut, sans conteste,constituer un moyen dinvalidation utilis par le juge de la Constitution au mmetitre, par exemple, que le dtournement de procdure, dfini autrement, ou ledtournement de pouvoir.

    Labus de droit est galement un outil interprtatif de la controverseconstitutionnelle.

    B. Un outil interprtatif de la controverse constitutionnelleNotion conteste, labus de droit est un outil aux mains du juge ou de la

    doctrine pour interprter une conduite controverse du droit constitutionnel. En cesens, il est un principe dautocorrection du droit qui nous parat rconcilier lesprincipaux arguments apparaissant lors dune controverse. et constitue alors unoutil juridique pertinent lanalyse dune controverse.

    Selon Philippe Durand, labus de droit prsente des affinits avec la bte duGvaudan : il existe puisque des gens dignes de foi lont rencontr mais, en dpit deces tmoignages srieux, il demeure difficile davoir une ide exacte sur ce quoi ilressemble prcisment85. La thorie de labus de droit a elle mme fait lobjet de

    multiples controverses car elle condamne une action essentiellement sur lefondement de son illgitimit86. Dans cette perspective, il existe ct de la

    81 En ce sens : D.P. KOMMERS, The Constitutional Jurisprudence of the Federal Republic of Germany,

    Duke University Press, Durham and London, 1989, p. 129.82 M. LOVIK, The Constitutional Court Reviews the Early Dissolution of the West German Parliament,Hastings International and Comparative Law Review, 1983, p. 116.83 G. MERLAND, Lintrt gnral dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, L.G.D.J., 2004.84 V. GOESSEL-LE BIHAN, Rflexion iconoclaste sur le contrle de proportionnalit exerc par le

    Conseil constitutionnel, R.F.D.C., 1997, p. 227.85

    P. DURAND, Labus de droit : bte du Gvaudan ou Frankenstein ?, Rev. Adm., n 334, juillet 2003,p. 378.86 En ce sens : F. OST, Droit et intrt, vol. 2, Publications des F.U.S.L., Bruxelles,1990, p. 141.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    23/25

    23

    Constitution et de la jurisprudence dautres sources du droit que les interprtes sontamens rvler sur la base de rgles essentiellement prexistantes. Lareconnaissance de labus dpendra donc des prsupposs mthodologiques de sonobservateur. Par exemple, pour le positivisme normativiste, la conduite abusive nepeut tre rprimande sans fondement normatif. Cest en ce sens que le positivisme

    pour qui la maxime tout ce qui nest pas interdit est permis est intrinsquementlie la dfinition mme du droit et assure la compltude du systme juridique()87. En outre, une certaine jurisprudence semble prendre en considration lanotion en droit constitutionnel.La thorie de labus de droit a t construite sur unebase essentiellement jurisprudentielle. Le droit de proprit, que le Code civilprsentait comme absolu, sest vu limit sur des fondements trs lointains dunergle valide. La cour dappel de Colmar dans son arrt du 2 mai 1855 consacrait,pour ainsi dire, une forme de ralisme juridique li au droit naturel : les principesde la morale et de lquit sopposent ce que la justice sanctionne une actioninspire par la malveillance, accomplie sous lempire dune mauvaise passion, ne se

    justifiant par aucune utilit personnelle et portant un grave prjudice autrui 88.Leffectivit89 de labus en droit constitutionnel semble ds lors pouvoir tre prise encompte dans la mesure o les juges utilisent la notion dans leur raisonnement 90.Ainsi, La rgle ne constitue plus une justification de la dcision dans la mesure oelle ne simpose pas a priori au dcideur, tout au plus reprsentera-t-elle uneprdiction de la future dcision Ce nest plus la dcision qui drive de la rgle,mais celle-ci de celle-l 91.De plus, lanalyse sera complte par des considrations qui peuvent tirer avantagedes raisonnements du droit naturel. Les rgles fondamentales telles que la bonne foi,lquit, les principes juridiques fondamentaux, la coutume, lusage social, lgalit,

    la libert, la morale tiennent une place particulire. Cest aussi trs souvent lidede justice, perue sous ses deux aspects commutative et distributive quil sera faitrfrence92. Ds lors et comme lexplique Husson, prtendre qu on abuse dundroit, cest simplement prtendre quun acte, en lui-mme conforme au droit delindividu qui laccomplit, est, dans les circonstances o il est accompli, en dsaccordavec la rgle sociale prise dans son ensemble (). Cest tout simplement reconnatreque le mme acte concret se trouve tre conforme au Droit sous un aspect et contraire

    87 O. CAYLA, Le coup dEtat de droit ?, Le dbat, mai-aot 1998, p. 108.88 C.A. Comar, 2 mai 1855, Dalloz, 1856.2.9. Cit in S. MORACCHINI-ZEINDENBERG, op. cit., p. 102.89

    C. MINCKE, Effets, effectivit, efficience et efficacit en droit : le ple raliste de leffectivit, R.I.E.J.,1990, p. 126.90M. TROPER, Kelsen, la thorie de linterprtation et la structure de lordre juridique, Revueinternationale de philosophie, 1981, p. 520.91 F. OST, M. VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au rseau ? Pour une thorie dialectique du droit,

    Publications des Facults universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002, p. 377.

    92X. DIJON, Droit naturel. Les questions du droit, t. 1, P.U.F., 1998, p. 420 : () la catgorie delabus accompagne celle du droit, non pas pour sanctionner les atteintes portes soit la justicecommutative (), soit la justice sociale (), mais pour sintroduire lintrieur du droit lui-mme( abus de droit ) afin dy corriger le dsquilibre dont avait bnfici une forme de justice audtriment de lautre. () En ralit, les deux sortes de justice soccupent et de lquilibre et (donc) desplateaux. (). la dualit de leurs faces appelle elle-mme un quilibre plus fondamental,sanctionn par la dnonciation de labus. Car finalement la justice implique, par sa dfinition mme,lunicit de sa balance .

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    24/25

    24

    sous un autre, quil est conforme un droit, abstraitement dfini, mais contraire unautre droit, abstraitement dfini aussi, dont les exigences le condamnent 93.

    Labus de droit semble rconcilier les arguments gnralement rencontrs lors dunecontroverse pour les dpasser au moyen dune notion qui se veut plus juridique que

    politique. Il est un principe interprtatif pour prendre part la controverse auxmoyens de critres gnralement rencontrs lors de celle-ci94.

    A cet gard, labus de droit constitue un principe au sens de Dworkin c'est--dire un standard quil faut appliquer, non pas parce quil assurera la survenue ou laprotection dune situation conomique, politique ou sociale juge dsirable, maisparce quil est une exigence dicte par la justice, lquit ou quelque autre dimensionde la morale 95. Il constitue un instrument souple laissant au juge et au controversiste une grande marge de souplesse permettant dquilibrer quit etscurit juridique. Il est ce titre un moyen de sanction ou de critique subsidiairedans les cas difficiles de controverses portant sur lexercice dune permission.

    En outre, il a dj t montr que la controverse est inhrente au droit enraison de lindtermination des noncs juridiques96. Mais, peut-tre plus quailleurs,le droit de la Constitution se prte interprtation et dbat cause des dispositionssouvent vagues et concises du texte constitutionnel. En ralit la controverse porterale plus souvent sur ce quil est possible de nommer une lacune de la Constitution. Lalacune est une absence de proposition normative au sein dun systme normatif.Concept de genre, labsence dune proposition normative dsigne ltat dun systmenormatif qui ne contient pas de proposition dfinissant le statut dontique dun casdtermin par certaines proprits 97. Ici, la permission accorde un titulaire peut

    tre considre comme incomplte ou dfaillante et les interprtes authentiques ouscientifiques du droit vont venir combler la lacune gnralement au moyen dunecontroverse.Nous avons vu que, paradoxalement, labus de droit vient sanctionner une conduitequi,prima facie, est permise mais qui, finalement et toutes choses considres, savreprohibe. Une certaine restriction dans lapplication de la rgle de permission estdtermine par le principe qui constitue la porte justificative de cette mme rgle98.Autrement dit, lacte ne va pas lencontre de la rgle sur lequel il se fonde mais duprincipe qui sous-tend cette rgle ou dautre principes du systme. Les critres delabus de droit ont ainsi une fonction de rgulation de la conduite. En ce sens la

    93 L. HUSSON, Etudes sur la pense juridique. Les transformations de la responsabilit, P.U.F., Paris,

    1947, p. 244.94 Il a t crit que la controverse est ouverte diffrentes interprtations. Par exemple, les mthodes

    smiotique, systmique, gntique et fonctionnelle dgages par Michel Troper pour caractriser lesarguments rencontrs lors de la controverse sur la signature des ordonnances font elles-mmes appel des principes.95 R. DWORKIN, Prendre les droits au srieux, P.U.F., 1995, p. 80. Cit par M.-C. STECKEL, Les

    moyens de la controverse constitutionnelle, op. cit.96 Cf. rapport de latelier les nouvelles controverses constitutionnelles , Vme congrs franais de

    droit constitutionnel, Toulouse, 6, 7 et 8 juin 2002.97

    Ph. GERARD, Droit, galit et idologie, Publications des F.U.S.L., Bruxelles, 1981, p. 177.98 Sur la question : M. ATIENZA, J. RUIZ MANERO, Illicitos atipicos. Sobre el abuso del derecho, el

    fraude de ley et la desviacion del poder, Trotta, Madrid, 2000, p. 59.

  • 7/29/2019 Abus de Droit Constitutionnel

    25/25

    technique de labus constitue un mcanisme dautocorrection du droit car elle vientcombler les lacunes pour lesquelles le droit positif nest pas en mesure dapporter derponses.

    Conclusion :

    Philippe Jestaz affirmait que la controverse existe toujours : il en ira ainsi parnature mme, tant quil y aura des juristes 99. Nous esprons au terme de cette tudene pas susciter trop de controverses et avoir montr que la thorie de labus de droitpeut simmiscer dans certains dbats du droit constitutionnel. Si labus de droit taitpour Josserand une thorie vivante et mouvante dune trs grande plasticit, uninstrument de progrs, un procd dadaptation du droit aux besoins sociaux 100,elle constitue, de notre point de vue, un outil utile la doctrine et aux juges,protagonistes de la controverse constitutionnelle.

    99 Ph. JESTAZ, Dclin de la doctrine, Droits, n 20, 1994, p. 91.100 L. JOSSERAND, op. cit., p. 336.