Abensour Servitude Volontaire

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65 Réfractions 17 Du bon usage de l’hypothèse de la servitude volontaire ? Miguel Abensour Le politique, le sujet et l’action 1. J.-M. Rey, La part de l’autre, P.U.F., Paris, 1998. P our reprendre une belle expression de Pierre Clastres, La Boétie serait-il un « Rimbaud de la pensée » ? La Boétie, ce tout jeune homme – quand il écrivit le Discours de la servitude volontaire, il n’avait pas même vingt ans – viendrait-il tel un météore génial bouleverser la tradition ? Il disparaîtrait aussi soudainement qu’il est apparu, laissant la pensée héritée venir peu à peu occulter la vérité scandaleuse qu’il avait énoncée dans un moment d’incandescente fulgurance. La Boétie serait l’auteur d’une pensée subversive, scandaleuse donc, et ferait en tant que tel figure d’exception dans l’histoire de la philosophie politique moderne, pour autant qu’il appartienne à cette histoire. Figure d’exception : telle est la thèse prédominante qui a été réactivée par Jean-Michel Rey dans son excellent livre, La part de l’autre 1 . À l’inverse de cette interprétation, somme toute classique, est-on fondé à proposer une contre-thèse, selon laquelle l’hypothèse de la servitude volontaire, loin de faire exception, n’aurait cessé de hanter la philosophie politique moderne, émergeant, faisant surface à la faveur d’un événement, d’une grave crise historique, ou d’une controverse philosophique ? C’est à dessein que nous employons les termes « ne cesse de hanter ». En effet, si l’on tient à mesurer avec plus de justesse la présence plus ou moins souterraine de l’hypothèse laboétienne, il convient de prendre en compte, au-delà de ses expressions manifestes, sa présence « spectrale » en quelque sorte. Cette hypothèse inconcevable, et qui tel un spectre ne manque pas d’effrayer tant elle ébranle les certitudes apparemment incontestables du rationalisme politique, apparaîtrait soit sous la forme d’une résistance à son expression, soit sous la forme paradoxale d’une présence-absence. Réfractions n° 17, hiver 2006 Pouvoir et conflictualités

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ABENSOUR SERVITUDE VOLONTAIRE

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    Du bon usage de lhypothse de la servitude volontaire ?

    Miguel Abensour

    Le politique, le sujet et laction

    1. J.-M. Rey, La part de lautre, P.U.F., Paris, 1998.

    Pour reprendre une belle expression de Pierre Clastres, LaBotie serait-il un Rimbaud de la pense? La Botie, ce toutjeune homme quand il crivit le Discours de la servitudevolontaire, il navait pas mme vingt ans viendrait-il tel un mtoregnial bouleverser la tradition? Il disparatrait aussi soudainement quilest apparu, laissant la pense hrite venir peu peu occulter la vritscandaleuse quil avait nonce dans un moment dincandescentefulgurance. La Botie serait lauteur dune pense subversive,scandaleuse donc, et ferait en tant que tel figure dexception danslhistoire de la philosophie politique moderne, pour autant quilappartienne cette histoire. Figure dexception : telle est la thseprdominante qui a t ractive par Jean-Michel Rey dans sonexcellent livre, La part de lautre1.

    linverse de cette interprtation, somme toute classique, est-onfond proposer une contre-thse, selon laquelle lhypothse de laservitude volontaire, loin de faire exception, naurait cess de hanter laphilosophie politique moderne, mergeant, faisant surface la faveurdun vnement, dune grave crise historique, ou dune controversephilosophique? Cest dessein que nous employons les termes necesse de hanter. En effet, si lon tient mesurer avec plus de justessela prsence plus ou moins souterraine de lhypothse labotienne, ilconvient de prendre en compte, au-del de ses expressions manifestes,sa prsence spectrale en quelque sorte. Cette hypothseinconcevable, et qui tel un spectre ne manque pas deffrayer tant ellebranle les certitudes apparemment incontestables du rationalismepolitique, apparatrait soit sous la forme dune rsistance sonexpression, soit sous la forme paradoxale dune prsence-absence.

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    Comme si lauteur qui se risque laconcevoir se gardait de la formuler expli-citement, dployant autant dnergiepour lenvisager que pour la tenir le pluspossible distance.

    Cette situation mrite dautant plusdtre interroge que lhypothse de laservitude volontaire parat connatrecurieusement une grande actualit, quilsagisse ddition ou dtudes critiques.

    Dans un premier moment, avantdaborder la question de lusage, il nousfaudra revenir grands traits surlhypothse elle-mme, en raffirmer lecaractre minemment politique, aussitonnante que cette ncessit puisseparatre, et tenter de dfinir au mieux larvolution labotienne. Cette ruptureconue par La Botie nest-elle pasdautant plus marquante quelle vient enquelque sorte corriger ou rectifierlinnovation machiavlienne pourtant siproche dans le temps?

    Dans un second temps, nous exa-minerons la question du bon usage enmontrant aussitt que cette interrogationse ddouble, quelle se partage vrai direen deux sous-questions conscutives, lasolution apporte la premire autori-sant ou non lnonciation de la seconde.Avant mme de dessiner les voies osengager, dvaluer le bon usage delhypothse de la servitude volontaire, ilfaut prendre en considration lusagemme, en dehors de son caractre bonou mauvais. Entendons quil faut com-mencer par sinterroger sur la lgitimitmme de lhypothse, avant denapprcier la qualit ou les dfauts.Lusage de lhypothse de la servitudevolontaire est-il ou non lgitime? Il esten effet des philosophes, et non desmoindres, qui rcusent lide mme deservitude volontaire, dans la mesure ocette hypothse leur parat irrecevable,tant elle contredit les fondements durationalisme politique. Ainsi Hegel dans

    la Philosophie du droit. De surcrot, onpeut prsumer quune philosophiepolitique qui repose sur la conservationde soi ou sur la peur de la mort violenteen termes de Hobbes ne peut querejeter une pense qui soutient que leshommes, sous lemprise de la servitudevolontaire, sont susceptibles de surmon-ter la peur de la mort, daccueillir ladestruction de soi au point doffrir leurvie au tyran ou celui qui occupe le lieudu pouvoir. Quil sagisse de Hobbes oude Hegel donc, la question dun usagepertinent ne vaut pas. Elle ne saurait seposer. Il ne saurait y avoir un bon usagepossible dune hypothse en elle-mmeirrecevable et illgitime.Tout usage qui enest fait ne peut tre lvidence quemauvais. Ce qui implique que, pouraccder la question du bon usage, ilfaut au pralable avoir russi faire valoirla lgitimit de lhypothse lencontrede ses dtracteurs, en critiquant dunepart les prsupposs sur lesquelssappuie leur position de refus et enrepoussant dautre part les frontires durationalisme politique au-del du calculutilitariste salimentant la conservationde soi, pour ouvrir la voie non unirrationalisme, mais un rationalismelargi, qui sait faire place lirraison sansrenoncer pour autant ses exigencesdintelligibilit. Ce pralable rgl, nousretrouvons La Botie puisque ce dernier aconstruit le Discours de la servitudevolontaire la fois sur la lgitimit delhypothse et sur la recherche aussicomplexe quobstine du bon usage.Cest La Botie, le guetteur, qui lepremier a inaugur cette forme dequestionnement, attentif reprer et congdier tous les mauvais usages susceptibles dgarer le lecteur en qutede la libert et de lamiti. Cest en effetdans les plis et la sinuosit du Discours dela servitude volontaire, o se dploie unart dcrire oubli, dans ses mandres les

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    Du bon usage de lhypothse de la servitude volontaire?

    plus secrets, que snonce et se rgle,dans une lutte sans relche contre lesmauvais usagers, la question du bonusage. Mais La Botie ne sarrte pasla question, car depuis, et encore plusnettement en notre temps, le conflit entremauvais et bon usage ne cesse de serenouveler et de se dplacer, comme silsagissait enfin de rduire le paradoxe dela servitude volontaire et den luciderune fois de plus lnigme, grce unesolution laquelle personne nauraitpens. Ne sommes-nous pas en traindassister ce tour de force qui consiste liminer la question politique de laproblmatique de la servitude volontairepour nous en proposer une dilution dansle social, voire dans lindividuel?

    Enfin, pour qui veut traiter du bonusage de lhypothse de la servitudevolontaire, il importe de rappeler avec laplus grande fermet que le trs jeuneauteur, La Botie, tait sans nul doute enqute de libert et damiti. Le Discoursde la servitude volontaire ne peut donc trelu avec justesse que si le lecteur partageles mmes dispositions que lauteur. Eneffet, sil est un mauvais usage, cest biencelui qui, semparant de lhypothse, entirerait des conclusions liberticides etprendrait prtexte de cet innommablepour condamner linanit tout combatcontre la domination. Aussi le dsir delibert est-il la boussole dont doit saiderle lecteur pour se frayer une voie dans letexte et ne pas tomber dans les pigesque lui tend lauteur, comme pourprouver sa rsistance la servitude. Cerappel simpose dautant plus quelhypothse de la servitude volontaire,dtache de La Botie, rendue ltat dediscours anonyme, peut savrer ambiguet tout prendre prilleuse, paralysantedans les luttes pour la libert. Ainsi, dansla thorie politique contemporaine, a-t-on vu poindre un discours de survol quiparle den haut du peuple ou des

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    masses et leur attribue des caractres oudes proprits qui en feraient des agentspeu susceptibles dinstaurer la libert. Silon se tourne vers les discours anonymesqui jouent avec le thme de la servitudevolontaire, on y rencontre des versionsmaximales, encore plus inquitantes. Leshommes vrai dire seraient des chiens, savoir des animaux domesticables etdomestiqus, loppos mme delanimal politique, qui prfreraientrenoncer leur libert pour acheter unpeu de scurit. La qualification dechien doit dautant plus nous alerterque prcisment, de faon subtile, LaBotie nous met en garde contre cevocable appliqu aux hommes, ce qui estle propre du tyran qui, dessein, confondhommes et btes et croit ou plutt veutfaire croire que lon peut domestiquer deshommes comme on dresse des chiens.

    Version maximale ou minimale, peuimporte. Il apparat que chez certainslnonciation de lhypothse est unpremier pas en direction de cetteservitude mme, une premire entredans ltat de servitude volontaire.Comme si la formulation de lhypothsedevait avoir pour objet de convaincreauditeurs et lecteurs de la ralit duphnomne, en vue de faire natreaussitt chez eux un consentement laservitude. trange retournement. Lathse de La Botie, vise incontesta-blement mancipatrice, deviendraitsoudain un instrument sophistiqu de ladomination qui tiendrait tout entier encette question adresse au peuple :pourquoi lutter pour la libert alors quevous recherchez la servitude, que vousparticipez activement sa venue? pour-quoi prtendre tre un animal politique,alors que vous tes un animal domes-tique, destin rester enferm dansloikos et subir lassujettissement qui yrgne? Cest pourquoi dautres, qui ont lesouci lgitime de lmancipation et que

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    naffecte aucun mpris du peuple ou dugrand nombre, rcusent avec vhmencelhypothse de la servitude volontairedevenue, leurs yeux, un obstacle lalibert. Ainsi Louis Janover, rebelle lide de servitude volontaire, crit : Seule la domination est volontaire etson principe ne saurait stendre ceuxqui la subissent. Aussi faudrait-il voirdans cet inconcevable une rusesatanique des dominants destine cacher la part de violence quelleimplique. Lintriorisation des normesde la servitude doit ncessairement tredite volontaire, sinon elle chouerait dissimuler le fait quelle ne lest pas. Etse tournant vers le Freud de LAvenirdune illusion qui invoque, sous le nom de civilisation , le toujours dj l de lacontrainte sociale, Janover conclut : Laservitude volontaire est en ralit la chosela plus involontaire au monde, puis-quelle simpose lindividu en dehors detout choix comme une prescriptioninscrite dans sa chair ds avant sanaissance2. Si lon ne peut que souscrire linspiration anti-autoritaire de ceslignes, leur auteur, faute de suffisammentdistinguer entre La Botie et les discoursanonymes qui tort sen rclament, nefinit-il pas par dissoudre lnigme de laservitude volontaire et la perdre de vue,lorsquil crit : La servitude volontaireest lautre nom de la dominationvolontaire, tant il est vrai quon ne sauraitpenser lune sans lautre, puisque lesmmes conditions matrielles rendentpossible lune et lautre. Que reste-t-ilde la rvolution labotienne?

    On peut donc comprendre que despenseurs de la libert aussi diffrents queRousseau et Hannah Arendt aient pu

    2. Lensemble de ces citations provient de LouisJanover, La dmocratie comme science-fictionde la politique , Rfractions, N12, Printemps2004, pp. 92-93.

    tout la fois prendre en considrationlide de servitude volontaire etnanmoins ne pas la faire leur, tant ilstaient rticents vraiment accepter unehypothse qui, leurs yeux, compro-mettait gravement les chances de lalibert. nous de savoir entendre, dansces protestations et ces rticences, lexi-gence dun bon usage de lhypothse,dun usage selon la libert, rsolumentorient la libert. Et comment ne pasreconnatre en La Botie un matre dubon usage? Loin dinvoquer on ne saitquel obscur instinct de soumission, ouquelle faille de la nature humaine, ouquelle dfaillance du peuple, cest du seinmme de la libert, de son dploiementdans le temps et leffectivit que LaBotie fait surgir la catastrophe de laservitude. De par le nud spcifiquequelle forme avec la pluralit, avec lafragilit de la pluralit, la libert nest-ellepas expose des aventures o elle estmenace de sabolir et de basculersoudain en son contraire?

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    3. Spinoza, uvres Compltes, La Pliade,Gallimard, Paris, 1954, p. 145.4. La Botie, Discours de la servitude volontaire,suivi de Les paradoxes de la servitude volontaire,Vrin, Paris, 2002, p. 7.5. La Botie, Le Discours de la servitude volontaire,Payot, Paris, 1976, p. 104-105.6. J.-M.Rey op.cit., p. 202 et p. 199.

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    I. La scandaleuse hypothse.

    Servitude veut dire : une privation delibert qui provient dune cause ext-rieure celui qui subit lassujettissement.Par exemple, lesclave sabstient dactionsmauvaises par peur des sanctionssusceptibles dtre appliques par unepuissance trangre, le matre. Spinozadans le Court Trait crit : Lesclavagedune chose est le fait quelle est soumise une cause extrieure ; au contraire, lalibert consiste non y tre soumise,mais en tre affranchie3.

    Servitude volontaire dsigne un tatde non-libert, dassujettissement qui apour particularit que la cause delesclavage nest plus extrieure, maisintrieure, en ce que cest lagent ou lesujet lui-mme qui se soumet volon-tairement au matre, qui de par sonactivit est lauteur de sa propre servi-tude. Si nous citons la prsentationdune dition rcente : la servitudevolontaire, cest--dire le scandale duneservitude qui ne procde pas dunecontrainte extrieure, mais dunconsentement intrieur de la victimeelle-mme devenue complice de sontyran 4.

    Revenons au texte en sa premirepartie. La Botie a recours toutes lesressources de la rhtorique pour dire lafois le scandale de nature bouleverser, choquer les ides reues de lopinionpublique , la monstruosit un phno-mne qui se situe au-del des limitesconnues , lnigme qui se renforce de ceque le phnomne point par La Botiese refuse la nomination, est innom-mable. Retenons quelques-unes desformulations les plus frappantes :

    Dabord, la scandaleuse hypothse: Pour ce coup, je ne voudrais sinonentendre comme il se peut faire que tantdhommes, tant de bourgs, tant de villes,tant de nations endurent quelquefois un

    tyran seul, qui na de puissance que cellequils lui donnent. Grand chose certes, et toutefois sicommune quil sen faut de tant plusdouloir et moins sesbahir voir un milliondhommes servir misrablement, aiant le colsous le joug, non pas contrains par une plusgrande force, mais aucunement (ce semble)enchants et charms par le nom seul dun,duquel ils ne doivent ni craindre lapuissance, puisquil est seul, ni aimer lesqualits puisquil est en leur endroitinhumain et sauvage5.

    Observons la lecture de ces premierspassages que la servitude volontaire nestpas une intrigue qui se droule dindividu individu, mais quil sagit dunphnomne, mieux dun mouvementcollectif, qui, rencontrant la question dupouvoir, celle de la libert et de lapluralit, devient minemment politique.Comme le remarque trs justement J.-M.Rey, le fil rouge de lanalyse de LaBotie est constitu par le verbe donner.Cest le don de ces liberts multiples quiconstitue la puissance du tyran. Demme il remarque que La Botie, toutau long du texte, est la recherche dedsignation adquate pour un objetscandaleux 6. En effet, La Botie seheurte quasiment une aporie : face unscandale, un objet non identifi, face du monstrueux (un prodige, un treexceptionnel qui passe les limites dans ledomaine du mal), comment nommer cequi est de nature rvolter la doxa,comment prendre la mesure de ce quichappe toute mesure ? Commentinscrire ce phnomne aussi monstrueux

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    7. La Botie, Le Discours de la servitude volontaire,1976, op. cit., pp. 106-108.

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    interrogs sur les voies de la domination,sur les instruments laide desquelsles dominants maintiennent les dominssous leur emprise. Ce qui a pour nomles arcanes de la domination. Enten-dons que pour conserver la structureMatres/esclaves, les Matres ont recours tout un ensemble de procds, maisplus des dispositifs symboliques quifont lien entre dominants et domins, detelle sorte que les esclaves ne se rvoltentpas contre le pouvoir des matres. Seloncette perspective classique, dans larelation dominants/domins, les Matressont situs au ple de lactivit, lesesclaves celui de la passivit.

    Or le coup de gnie de La Botie estdavoir sinon invers les ples il le faitpar moments tout au moins de les avoirfait sensiblement bouger, au point desemer la confusion et dbranler lescertitudes les mieux tablies. suivre LaBotie, les esclaves, loin dtre assignsau ple de la passivit, loin dtre lessujets passifs de la domination quisexerce sur eux, participeraient cettedomination, pire, en deviendraient lesartisans actifs. Si dans la thorieclassique, cest aux ruses des puissants,les rois aids des prtres, que lon attribuela domination qui reposerait sur latromperie, avec La Botie, les domins neseraient pas tromps par leurs matres,mais sauto-tromperaient en quelquesorte pour finir par sauto-dtruire. L estdonc le scandale, dans le fait que lesesclaves ne seraient ni tromps, niabuss, mais consentants. Le scandale vabien au-del du consentement,lacceptation des esclaves est uneadhsion active, voire frntique.

    Ce sont donc les peuples mmes qui selaissent ou plutt se font gourmander,puisquen cessant de servir ils en seraientquittes ; cest le peuple qui sasservit, qui secoupe la gorge, qui, aiant le choix ou destresert ou destre libre quitte la franchise et

    que scandaleux dans la langue ?comment, layant nomm, en faire unobjet possible de la philosophiepolitique?

    Mais, bon Dieu ! que peut estre cela ?comment dirons-nous que cela sappelle ?quel malheur est celui-l ? quel vice, ouplutt quel malheureux vice voir un nombreinfini de personnes, non pas obir, maisservir ; non pas estre gouverns, maistyranniss mais dun seul ; non pasdun Hercule ni dun Samson, mais dunseul hommeau.Si lon void, non pas cent, non pas millehommes, mais cent pays, mille villes, unmillion dhommes, nassaillir pas un seul,duquel le mieux trait de tous en reoitce mal destre serf et esclave, commentpourrons-nous nommer cela ? est-celaschet ? Or, il y a en tous vicesnaturellement quelque borne, outrelaquelle, ils ne peuvent passer : deuxpeuvent craindre un, et possible dix ;mais mille, mais un million, mais millevilles, si elles ne se dfendent dun, celanest pas couardise, elle ne va point jusque-l Donc quel monstre de vice est ceci, quine mrite pas encore le titre de couardise, quine trouve point de nom assez vilain, que lanature dsavoue avoir fait et la langue refusede nommer? 7

    Il sagit donc dun mal innommable,au-del de toutes les limites connues. Laquestion du passage au-del des limitesest essentielle pour La Botie, elleconstitue lnigme de la servitudevolontaire et le moteur de lenqutevertigineuse quil entreprend.

    Sil est vrai que la division entreMatres et esclaves a t pense depuislAntiquit comme appartenant lessence de toute socit humaine, ilnen reste pas moins que des crivains,des historiens, des philosophes se sont

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    8. Ibid,., p. 111.9. J.-M.Rey, op.cit., pp. 200-201.

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    prend le joug, qui consent son mal, ouplutt le pourchasse. 8

    L est la rupture labotienne rupturepistmologique, philosophique, maisaussi rupture politique qui vientrvolutionner la thorie classique de ladomination et du mme coup trans-former les donnes de lmancipation etla question politique mme. Cest danslexpression servitude volontaire, danslinvention langagire de cet inconce-vable que se tient la traduction sensiblede lnigme de lhumain dans le champpolitique. Comprendre lconomie dunrgime de domination requiert dsor-mais un dplacement indit : il ne sagitpas tant de se tourner vers les dominantset de passer au crible leur systme dedomination que de se tourner vers lesdomins et dessayer de percer au jour lesvoies multiples par lesquelles cesderniers participent activement leurpropre asservissement. Dplacement etconversion du regard donc. En termescontemporains, nous avons bien l unchangement rvolutionnaire de para-digme ; la science normale de ladomination est morte, une autre science,plus incertaine, plus complexe, mais aussiplus droutante est en train de natre,celle de la servitude volontaire avec pourquestion majeure: comment un tel vicemonstrueux est-il rendu possible ? Etsur ce point J.-M. Rey prend acte de larvolution labotienne : partir dumoment, crit-il, o lon met en cir-culation lexpression de servitudevolontaire, quelque chose peut devenirsaisissable qui ne ltait pas, certainsproblmes sont de fait poss qui,auparavant, ne ltaient pas ou navaientde consistance que sur un autre terrain.Cest lhorizon qui commence se trou-ver remodel par cet acte de langageAvec lexpression de servitude volontaireon commence toucher ce quil y a deplus incroyable dans lespce humaine9.

    Que les amis de la libert, pour autantquils se tiennent La Botie et non auxversions dformes qui circulent, serassurent. En effet si le peuple, de par sonactivit auto-ngatrice, est aussi respon-sable de son asservissement, il ne tientdonc qu lui de mettre un terme au donde soi, darrter cette hmorragie, cetteactivit auto-destructrice pour quesouvre la possibilit de la libert. CertesLa Botie vient considrablementcompliquer la question de lmanci-pation, mais il ny renonce en aucunemanire.Venu imprimer un coup darrtaux visions lnifiantes et pour finirparalysantes, aucun moment il ne setransforme en professeur de rsignation.Bien au contraire, il ne cesse daffirmerque la clef de la libert est entre les mainsdu peuple.

    On nous rpliquera que La Botie narien invent et que le concept deservitude volontaire lui a de longtempsprexist, soit chez Snque, soit dans laBible. Mais le geste rvolutionnaire de LaBotie consiste dans leffectuation dunetransposition : lauteur du Discours arepris lide de servitude volontaire et laarrache du domaine o on lenfermaitpour la faire jouer dans un champcollectif un million dhommes qui estle champ politique, puisquil y estquestion du lieu du pouvoir, du tyran, desrapports du peuple au tyran, de lacondition humaine de pluralit et de sonrapport coextensif la libert. Il convientdtre dautant plus sensible larvolution labotienne que la tentationest toujours prsente parmi nous debanaliser lide de servitude volontaire enla voyant partout, dans les rapportsintersubjectifs, dans lamour, danslducation, dans le travail, etc., et ce

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    10. J. P. Marat, Les Chanes de lesclavage, 10/18,Paris, 1972, p. 39 et p. 247.11. R. Bodei, La Gomtrie des passions, P.U.F.,Paris, 1967, p. 380.12. O. Remaud, in Discours de la servitudevolontaire, 2002, p. 135.

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    faisant de ne pas la percevoir l o LaBotie la si gnialement situe, dans lasphre politique.

    Si nous cherchons confirmation de larvolution labotienne, du changementde paradigme auquel elle procde, nousdisposons dun signe qui ne trompe pas : savoir la disposition, postrieurement La Botie, ne pas entendre sa leon, ltouffer mme pour mieux revenir lascience normale de la domination. De cepoint de vue, le cas de Marat estexemplaire. Il crivit Les Chanes delesclavage, publi une premire fois enAngleterre en 1774 et une seconde foisen France en 1792, la suite de sa lecturede La Botie. Le plagiat ne fait aucundoute, mais ce nest pas le moindre mal.Car, en dpit du plagiat, Marat ignorepresque totalement la rupture labo-tienne et revient la thorie classique dela domination : partant de la libidodominandi des princes, il sefforce depasser en revue lensemble des moyenspar lesquels les puissants roi ou tyran,peu importe asservissent les peuples.En ouverture, la libido dominandi :Lamour de la domination est naturel aucur humain, et dans quelque tat quon leprenne, toujours il aspire primer : telleest la source de lesclavage parmi leshommes. Et de dcliner les stratagmeset les ruses des princes. Il arrivecependant Marat de se rapprocher detrs prs du nouveau paradigmelabotien. Le Peuple forge ses fers ,crit-il, ou encore : Le peuple ne selaisse pas seulement enchaner : ilprsente lui-mme sa tte au jougNon content dtre la dupe des fripons, le

    peuple va presque toujours au-devant dela servitude et forge lui-mme ses fers10.

    Mais l o La Botie distingue unenigme et sinterroge la fois sur ladynamique de la pluralit et laffect denature produire cette inquitante formede servitude, venue de lintrieur dessujets, Marat tient la rponse et saitnommer sans difficult le ou les vicesresponsables de lesclavage du peuple :vanit, ignorance, sottise, aveuglement.De l pour Marat la ncessit que lAmidu peuple se transforme en censeur quisaura remdier den-haut la stupiditdu peuple, ce vieil enfant . Aussi nepeut-on qutre daccord avec RemoBodei qui, dans La Gomtrie des passions,reproche Marat davoir outra-geusement simplifi la problmatique deLa Botie. Selon Marat, crit-il, aucontraire, la solution est beaucoup plussimple et moins mystrieuse: les chanesde lesclavage sont unidirectionnelles,elles descendent den-haut, en tant quefruit dune conjuration plurimillnaire11. une domination qui tombe den-haut,il conviendrait dopposer une librationqui vient aussi den-haut. En revanche,on ne peut que sopposer la thsedOlivier Remaud qui, dans son int-ressante confrontation entre Marat et LaBotie, a tendance poser une continuitentre domination et servitude volontairepar la mdiation de la coutume int-riorise12. Or cette interprtation a le tortde prendre pour argent comptantlargument de la coutume et dignorer dumme coup ltonnant stratagme de LaBotie dans le Discours de la servitudevolontaire, qui ne cesse de jouer avec ledsir de libert et de vrit du lecteur. Eneffet, La Botie parat avoir construit sontexte sur le contraste entre lhypothservolutionnaire du dbut et le retourapparent la thorie classique de ladomination, notamment partir de laphrase, Il y a trois sortes de tyrans

  • 73Une lecture attentive du texte montreque linvocation de la coutume nest pasune thse philosophique porte par undsir de vrit, mais un argumenttyrannique ou plutt employ par letyran afin de convaincre le peuple delinluctabilit de la servitude. Cettejuxtaposition des deux paradigmes dansle mme texte, loin dtre le fruit dunclectisme conciliateur, est une maniresubtile de dprcier la science normalede la domination pour inviter le lecteur faire retour lhypothse rvolutionnairelabotienne, comme sil sagissait de fairecomprendre au lecteur que la reprise dela doctrine classique de la dominationquivaudrait en fait une rechute dansla servitude volontaire, au niveau de lalecture.

    La rupture queffectua La Botie estdautant plus marquante quelle se situe la fois dans le sillage de Machiavel etvient en quelque sorte corriger ou

    rectifier lenseignement machiavlien.Dans le sillage de Machiavel, car larvlation de cet inconcevable quest laservitude volontaire retient la leon duchapitre XV du Prince, savoir quil fautcesser dorienter la pense politique verslimagination de formes politiques quinont jamais exist et examiner plutt lamanire dont on vit que de rechercher lafaon dont on devrait vivre. Bref, le jeuneauteur poursuit llucidation de lacondition humaine en rvlant dans ceclivage de la volont la vrit effectivede la chose . Mais aussi une recti-fication de Machiavel. Le penseurflorentin na-t-il pas pos lexistence, lintrieur de toute cit humaine, de deuxhumeurs, celle des Grands qui dsirentdominer et celle du Peuple qui dsire nepas tre domin? Et cest du choc de cesdeux dsirs contradictoires, des tumultesquil occasionne, que nat la libert. Rome les querelles du Snat et du peuplefurent au principe de la libert. Desurcrot, Machiavel confie au peuple qui a plus de volont de vivre libre lasauvegarde de la libert. Dans le Discourssur la premire dcade de Tite-Live : Lepeuple, crit-il, prpos la garde de lalibert, moins en tat de lusurper que lesgrands, doit en avoir ncessairement plusde soin et, ne pouvant sen emparer, doitse borner empcher que dautres nesen emparent13. Or en un sens LaBotie fait un pas de plus dans ladcouverte de la vrit effective de lacondition humaine, un pas de plus dansle ralisme si particulier de Machiavel.Car il jette un soupon sur le dsir delibert du peuple, ou plutt il introduitune complication : la volont de vivrelibre du peuple nest-elle pas doubledune volont de vivre asservi ? cette

    13. Machiavel, uvres Compltes, La Pliade,Gallimard, Paris, 1952, p. 392 (Livre I, Chap.V).

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    volont nest-elle pas expose se cliver,et se retourner contre elle-mme ?Complication ne signifie pas rsignation.Alors il appartiendra aux combattants dela libert et de lmancipation de compterdsormais avec cette nouvelle donne,avec cette fragilit du dsir de libert,cette instabilit, cette duplicit, avec sapossibilit de basculer en son contraire.Complication ouverte, lnigme demande tre lucide et non tre transformeen destin. Et cest en mettant en scne ladynamique du champ politique, toutentier, sous le signe de la pluralit, queLa Botie poursuit sans relche, obsti-nment, son enqute sur les chances dela libert.

    Cette lecture qui insiste sur lerenversement de la thorie classique dela domination et sur linvention dunnouveau paradigme, mrite dautant plusdtre retenue que la critique contem-poraine la plus rcente lignore curieuse-ment et tend occulter cette rvolutionpar des voies multiples. Soit en diluant laservitude volontaire dans le social, soit enla noyant dans lindividuel et le subjectif.Il est symptomatique dobserver quedans la plupart des textes de lditionVrin, les auteurs traitent de la volontcomme sil sagissait dune volontindividuelle ou subjective, ignorantlinnovation labotienne. Or pour LaBotie, ce nest pas lhomme quipourchasse la servitude, mais ce sontles hommes pris dans des configurationsspcifiques, comme pour HannahArendt, ce sont les hommes qui habitentla terre. Lalternative entre libert etservitude vient sentrecroiser avec desformes diverses de la pluralit. Autre-ment dit, les aventures de la servitudevolontaire se conjuguent aux aventuresde la pluralit. La rvolution labotienneainsi resitue dans le champ politique, ildevient alors possible daborder laquestion du bon usage.

    II. De lusage lgitime au bon usage.

    bien y regarder, la question qui nousoccupe contient deux implicites. Dabord,si nous nous proposons de faire uneenqute sur un bon usage, cest que nousadmettons quil y a de mauvais usagespossibles de lhypothse labotienne.Mais il est un second implicite, plusinquitant en un sens, auquel se rapportele point dinterrogation du titre, savoirque tout usage de lhypothse, quellesque soient ses conditions dnonciation,serait ncessairement mauvais, inaccep-table, car il serait une insulte la raisonou la libert. De l, lexistence en ralitde deux questions, ou si lon veut leddoublement ncessaire de la question:

    1) La premire qui porte sur lusagemme et que nous avons dj formule:lusage de lhypothse de la servitudevolontaire est-il ou non lgitime ?Question que lon ne peut luder et quilnous faut examiner sans dtour, puis-quun Hegel rpond nettement par langative la question de la lgitimit.Cette hypothse tant non recevable,tout usage qui en est fait est nces-sairement mauvais.

    2) Si, en rfutant les adversaires delhypothse, nous parvenons en tablirla lgitimit, il nous faudra dans unsecond temps travailler la questioncritique : quelles conditions un usagelgitime de lhypothse de la servitudevolontaire doit-il souscrire pour tre unbon usage?

    Certains philosophes donc rejettentpurement et simplement lhypothse dela servitude volontaire. Ainsi Hegel dansles Principes de la philosophie du droit,alorsquil tudie linstitution de la monarchieconstitutionnelle, rcuse, on ne peut plusnettement, dans laddendum au 281,lhypothse de la servitude volontaire.Certes, il ne cite pas lauteur du Discours.

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    14. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie dudroit, texte prsent, traduit et annot par R.Derath,Vrin, Paris, 1975, p. 296. Dsormais nousciterons dans le texte en indiquant le paragraphe.

    Du bon usage de lhypothse de la servitude volontaire?

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    Mais on peroit nanmoins un accentvenu de La Botie lorsque Hegel crit : et pourtant des millions dhommesacceptent dtre soumis son autorit.Citons le passage de Hegel en entier :

    Les monarques ne se distinguent pasdes autres hommes par la force physiqueou par leurs qualits desprit, et pourtant,des millions dhommes acceptent dtresoumis leur autorit. Cest une absurditde dire que les hommes se laissent gouverner lencontre de leurs intrts, de leurs buts, deleurs projets, car les hommes ne sont passtupides ce point. Cest leur besoin, cestla force interne de lIde qui, elle-mmeles contraint, mme contre leurconscience apparente cette soumissionet les maintient dans cette sujtion. Si lemonarque apparat comme sommet etpartie de la constitution, il faut toutefoisadmettre quun peuple conquis nesidentifiera pas au monarque dans laconstitution14.

    Et Hegel de distinguer entre unpeuple conquis et le peuple de laconstitution, entre une rvolte dans uneprovince conquise et une meute dansun tat bien organis. cet effet, ilrappelle les paroles de Napolon lentrevue dErfurt : Je ne suis pas votreprince, je suis votre matre.

    On le sait, pour Hegel la monarchieconstitutionnelle est la forme dtat laplus raisonnable que lvolutionhistorique ait produite. Le dvelop-pement de ltat, crit-il, en monarchieconstitutionnelle est luvre du mondeactuel, dans lequel lide substantielle aatteint sa forme infinie. (272, Rem.)Entendons que la monarchie consti-tutionnelle est la forme accomplie deltat, en tant quorganisme totalisant etqui doit tre considr comme un granddifice architectonique, comme unhiroglyphe de la raison qui se manifestedans la ralit. (279, add.) Cest direque lapproche de Hegel se tient loin de

    tout empirisme et pose que seule unemthode philosophique, spculative, estde nature saisir lIde de ltat et tenir lcart toute forme de justificationextrieure qui reste en de de la ratio-nalit de ltat, ou de ltat en tant quemanifestation de la raison. (279, add.)

    Face au problme dlicat dumonarque, la ligne de dfense de Hegelest double. Dabord un appel laspcificit du monde actuel : la grandediffrence entre le monde antique et lemonde moderne est que ce dernier areconnu le principe subjectif, ce quisignifie que ce qui dcide en dernireinstance est le Je veux de lhomme .Cest dans la mesure o ltat est unindividu par rapport aux autres tats quelexistence dun monarque sous formedindividu se justifie. Ensuite, Hegel yinsiste, cest seulement en rapport aveclIde de ltat que lindividu-monarquedtient un pouvoir ; il ne le dtient doncpas titre personnel. Le monarque, moins de devenir un rebelle, ne peut pasimposer sa volont la nation. Il sensuitque, face lindividu-monarque,lanalyse spculative doit prendre enconsidration, non lindividu empiriqueavec ses caractres contingents etarbitraires, mais la fonction quil remplittelle quelle est dfinie par la constitution.Les adversaires de la monarchiehrditaire soutiennent cependant queltat risque dtre livr au hasard et lacontingence; en effet le monarque peuttre mal duqu, incapable, indignedtre la tte de ltat. cela Hegelrpond que cette critique suppose quetout dpend du caractre du monarque.Or cette supposition ne vaut pas, carcompte seulement la fonction du

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    monarque, savoir dtre lorgane dedcision formelle et un rempart contre lespassions. Peu importent les qualits oules dfauts du monarque, seule comptesa fonction institutionnelle. Hegel critnon sans ironie : il na qu dire oui et mettre les points sur les i. Dans cesconditions, lexistence du monarque latte de ltat en tant que totalit est lamanifestation du caractre rationnel dela monarchie. Dans une monarchie bienorganise, le ct objectif nappartientqu la loi, laquelle le monarque naqu ajouter le Je veux subjectif . (280, add.)

    Cest dans cette perspective dejustification de la monarchie en tantquinstitution rationnelle que Hegelrencontre lhypothse de La Botie. Ilinterroge : comment expliquer que lesmonarques, qui ne sont ni des tresexceptionnels, ni des surhommes,puissent susciter le consentement demillions dhommes leur autorit?

    cette question, doit-on rpondre eninvoquant lirrationalit des hommes quipeut les entraner jusqu se laissergouverner contrairement leurs intrts, leurs projets, leurs buts? Bref, peut-onrpondre cette question par lhypothsede la servitude volontaire ? Or cetterponse possible, concevable, que Hegelconnat donc, est ses yeux inacceptablepour deux raisons:

    Dune part, une raison psychologiqueet empirique : il y a des limites lastupidit des hommes et lune delles,vraisemblablement la plus solide, est laconservation de soi qui se charge derappeler aux hommes, si besoin est, leursintrts. Cest pourquoi, lhypothse dela servitude volontaire qui outrepasse ceslimites nest pas recevable ; la conser-vation de soi ou la raison subjective nest-elle pas l pour y faire obstacle?

    Dautre part, une raison spculative :ce comportement, apparemment irra-

    tionnel, se rvle tre rationnel si lonprend en considration lIde de ltat,comme Hegel ne cesse de nous inviter le faire. En effet les sujets ou tres asservisauraient reconnu dans ltat, notammentdans sa symbolisation, dans la personnedu monarque, la figure de la raison, lamanifestation de lIde. Hegel ne nie pasle fait de la sujtion ou de la soumission,mais au lieu de lattribuer un clivage dela volont, divise entre autonomie ethtronomie, une dfaillance du dsirde libert, faisant intervenir la mdiationde lIde et de la constitution, il invite lire dans cette sujtion une reconnais-sance, plus souvent implicite quexplicite,de la rationalit de ltat monarchique,de luniversalit de ltat dans une seulepersonne, celle du monarque. Donc lecontre-soi de la soumission lautoritdu monarque ne serait pas une atteinte la raison subjective, une autodestruction,mais un accs, travers sacrifices etacceptations rationnelles, la raisonobjective. Il suffit de savoir dchiffrer cehiroglyphe de la raison.

    La rponse hglienne est-elle denature invalider lhypothse de LaBotie et permettre de la dclarerdfinitivement irrecevable, de telle sortequil ny en aurait pas dusage lgitimepossible?

    Tournons-nous une fois encore versLa Botie : sur le plan psychologique pour autant quil soit question depsychologie et empirique, il apparatque le cran darrt de la conservationde soi ne fonctionne pas, ne vient pasimposer une limite efficace ce queHegel appelle la stupidit des hommeset qui nest pas stupidit. Le propre de cevice innommable, suivre lesdescriptions du Discours de la servitudevolontaire est son illimitation ; une foisenclench, le mouvement de la servitudene connat pas de bornes. Ajoutons quilne sagit nullement de stupidit comme

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    1. La Botie, Le Discours de la servitude volontaire,1976, p. 112.

    Du bon usage de lhypothse de la servitude volontaire?

    semble le penser Hegel, mais de lactiondun affect spcifique le charme etlenchantement du nom dUn quiproduit une forme de servitude humaine.Cest cet affect qui fait sauter le crandarrt de la conservation de soi ; entermes de Hobbes, prdcesseur nonspculatif de Hegel, confronte cetaffect, la peur de la mort violente nagitplus. Elle choue introduire un dbutde pacification et dordre, en dpit dela subjectivation de la raison. La servitudevolontaire, le XXe sicle la malheu-reusement maintes fois dmontr, ouvrelabme dune absence de monde, dunacosmisme o il sest avr que leshommes pris dans certaines confi-gurations peuvent surmonter la peur dela mort, au point de laisser libre cours de funestes mouvements mortifres.Lillimitation du don qui anime laservitude volontaire fait sauter les limitesautoconservatrices et du mme couplobjection de la conservation de soi,venue de Hobbes ou de Hegel, puisqueplus rien ne parat pouvoir sopposer cette flamme dvorante. Certes commele feu dune petite tincelle, crit LaBotie, devient grand et toujours serenforce ; et plus il trouve de bois plus ilest prt den brler15.

    Quant la rponse spculative deHegel, qui tend faire resurgir unerationalit tout au moins implicitederrire une irrationalit apparente,peut-on sen satisfaire? Cette rplique netombe-t-elle pas sous le coup de lacritique de la philosophie spculative ?Sous prtexte de dcoller de lempirie etde limmdiat, de juger tout la lumirede lIde de ltat, laccs la rationalitobjective de linstitution ne savre-t-ilpas, vrai dire, tre le produit quivoquedune transfiguration gnratrice dillu-sion ? le produit dune opration quiconsiste, au nom de la mthode philo-sophique et grce la mdiation de la

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    constitution, reconnatre du sens l o,au niveau de limmdiat, il ny a que delinsens ? On sait comment, face lasouffrance de lindividu, la dialectiquehglienne, de par le travail de lamdiation, lintgration une totalitsignificative, est prompte pratiquer larelve. Mais il est des souffrances qui nese relvent pas. Lnigme de la servitudevolontaire peut-elle pour finir tremtamorphose, de faon lnifiante, enlavnement dune conscience juste,avertie de la rationalit immanente delinstitution monarchique? Aprs Feuer-bach et Marx et leur critique de la philo-sophie spculative de Hegel, il nous estpermis den douter. De surcrot,largument hglien ne vaut que sil y aune diffrence entre le monarque et letyran, entre le prince et le matre. Mais sicette diffrence sestompe, si elle estconteste, la transfiguration hglienneseffondre aussitt. Or telle est bien ladirection de La Botie, avant Saint-Just,Alfieri, avant Marx. Il appartient unetradition critique de la philosophiepolitique, tradition dtermine dtruirela lgitimit illusoire de la monarchie et en dvoiler la nature vritable, sous lesigne de la domination. Ds louverturedu Discours, il rejette la lgitimit de lamonarchie : pour ce quil est malais decroire quil y ait rien de public en cegouvernement o tout est un. Dansce cas, la thse de la rationalit objectivede la monarchie ne tient plus. Linvo-cation hglienne dune conscience de larationalit monarchique qui justifierait lasoumission des sujets tombe au rangdune rationalisation, dun habillagepseudo-philosophique dun comporte-ment irrationnel, auto-destructeur, souslemprise dune forme de dominationaussi extrieure que la tyrannie. Bref, cest

  • 78le monarchisme de Hegel qui lui faittravestir la ralit des rapports de force etle scandale de la soumission des sujets,dans un rgime dont le principe est,selon le jeune Marx, lhomme mpriset mprisable, lhomme dshumanis.(Lettre Ruge, 1843) On pourrait ajouter,si lon tient compte de la mthodetransformative de Feuerbach, mthodeantispculative par excellence, quiconsiste inverser le sujet et le prdicat,que lon peut par cette voie substituer aupeuple de la constitution (Hegel : cestltat qui fait le peuple) la constitution dupeuple (Marx: cest le peuple qui produitltat). Nest-il pas alors lgitime demettre en regard de cette opposition lefameux contraste sur lequel se construitle Discours de la servitude volontaire, celuidu tous uns au pluriel, oppos au tous Unau singulier?

    Quelle que soit la forme de rpliquechoisie, lobstacle hglien franchi, lemassif hglien ainsi surmont, on peutconclure lusage lgitime de lhypo-thse de la servitude volontaire.

    Ce nest que la moiti du chemin. Laseconde question surgit aussitt : quelles conditions convient-il desouscrire pour accder un bon usage

    de lhypothse labotienne? Or ici nousavons un matre incontest et incontes-table, La Botie lui-mme. Autant cedernier est peu soucieux de prouver lalgitimit de son hypothse un coup degnie doit-il donner ses raisons? autantil prend soin, avec subtilit, avec obsti-nation, den circonscrire le bon usage.

    Comment donc dterminer ce qui vadans le sens du bon usage et ce qui, aucontraire, sen loigne?

    Le critre ne peut tre que celui de lalibert : accde la qualit de bonusage de lhypothse, lemploi qui senfait dans la perspective de la libert et partir de la libert. Est employe demauvaises, trs mauvaises fins, lhypo-thse lorsquon prtend tort en tirer unplaidoyer en faveur de linluctabilit dela servitude, ou de la servitude commedestin, bref lorsquon prtend justifier laservitude. Nest-ce pas, en outre, trefidle la Botie, en ce que ce dernier,arrim au choix de la libert, ne cesse derejeter toutes les explications qui invo-queraient une dfaillance humaine, telleque la lchet ou le manque de courage. dire vrai, le rapport entre le tyran et lesdomins nest pas un rapport de force,ou plus exactement, si rapport de force il

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    Du bon usage de lhypothse de la servitude volontaire?

    y a, il est dfavorable au tyran, dans lamesure o la situation oppose lUn desmilliers, voire des millions dhommes.Lhypothse de la lchet tient dautantmoins quil peut arriver que ce soient deshommes courageux la guerre, attachs la libert qui consentent subirlemprise du tyran. On le voit, la stratgiede La Botie consiste non attnuer ou rendre partiellement compte delnigme, mais tout au contraire, larenforcer en aggravant lincroyable de laservitude volontaire.

    Que vaut lexplication par lacoutume ? En ralit, une lectureattentive montre quelle ne tient pas.Dune part, le basculement de la libert la servitude sopre soudain et doncninclut pas la longue temporalit n-cessaire la constitution de la coutume.Quant lhypothse que les hommessont domesticables linstar des chiens,il faut la prendre cum grano salis. En effet,lorsquon considre lexprience quiaurait t faite Sparte des deux chiens lun entran la chasse, qui se lancera la poursuite du livre que lon vient delcher, lautre nourri lcuelle et qui sejettera sur lassiette quon lui prsente la question se pose : qui a imagin cescnario destin convaincre leshommes que lon peut les domestiquer?Un philosophe ? Non point. Mais untyran, Lycurgue, le policeur de Sparte.Que les hommes soient des chiens,domesticables lexemple des chiens,cest une ide, un souhait de tyran. Aucontraire, pour le philosophe, attach lalibert et la vrit, les hommes ne sontpas des chiens. Et l est bien toutelnigme : comment des tres-pour-la-libert peuvent-ils consentir la ser-vitude? Donc lobjet de La Botie nestpas de nous endormir en invoquant lacoutume, le dressage, que sais-je encore?mais de nous veiller et de nous rendresensibles aux aventures de la libert.

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    III. La Botie et les aventures de la libert.

    Dans un texte de 1847, consacr LaBotie, Pierre Leroux reconnaissait cedernier davoir conu une critiqueradicale de la domination, porte par unincontestable dsir de libert. Ce rappelde Leroux, soucieux de lintelligence dupolitique, a la vertu de faire ressortir parcontraste la particularit des interpr-tations contemporaines, notamment decelles qui accompagnent ldition Vrin delanne 2002. On ne peut manquer dtretonn par le dplacement quopre cettedition. Il semblerait lire ces tudes quele paradoxe de La Botie ft trop fort,sinon absurde. Lhypothse de laservitude volontaire aurait valeur duneaffirmation stupfiante. Aussi, poursurmonter cette stupeur, cet effet desidration, linterprte propose-t-il demettre en lumire une contradictionentre la libert et une conomie derivalit de chacun contre tous quitransforme toute organisation politiqueen tyrannie.

    Bref, lconomie de rivalit serait lacause extrieure de lentre en servitude,lambition et lavarice les principesdaction de cette forme de socit.Dplacement sensible, en ce que cetteconomie de la rivalit donnerait nais-sance un univers de la chrmatistiquegnralise (science de la richesse) quitend prcisment touffer toute volontdmancipation. On croit rver. Tous lesconcepts politiques, le malencontre, letous uns, le nom dUn, le charme etlenchantement, pour finir, la servitudevolontaire sont vacus. Peut-tre tient-on l un cas de rsistance au sensanalytique du terme une hypothsereue comme tout simplement insuppor-table. moins que La Botie ne soitvictime de lconomie librale, de luni-vers de lentreprise et de la gouvernance?

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    Cest pourquoi, dans le sillage dePierre Leroux, mais aussi de PierreClastres et de Claude Lefort, il convientdaffirmer la lgitimit dune lecturepolitique, qui, loin de fuir linconcevablede la servitude volontaire en effectuantun dplacement vers lconomique, syaffronte, tente de comprendre le scnarioimagin par La Botie en faisant toute saplace au politique, linstitution politiquedu social, la maxime roussseauiste delintelligence du politique: tout tient aupolitique, aussi bien les aventures de laservitude volontaire que celles de lalibert.

    Cette lecture politique tient en quatrepoints essentiels.

    1.

    Pour qui veut savancer avec davantagede sret dans le ddale du Discours de laservitude volontaire, o La Botie pratiqueen virtuose ce que Leo Strauss appelle lart dcrire oubli , il faut dabordapprendre distinguer, partir de critrespolitiques, entre plusieurs types dediscours, au moins trois.

    Dabord, le discours tyrannique ou lediscours qui se tient au lieu du pouvoir.Tel est le discours inaugural, celuidUlysse, roi ou tyran dIthaque, enloccurrence chef de guerre et relat nipar un historien, ni par un philosophe,mais par Homre, le prince des potesqui tait lducateur des jeunes Grecs sedestinant exercer le pouvoir. Desurcrot, Ulysse nest pas tant lhommedu logos que celui de la mtis, cette formedintelligence ruse qui ne recule pasdevant la tromperie. Chef de guerre, iloccupe le lieu du pouvoir et se trouvant,en outre, affront une rvolte delarme, il tente de saisir loccasionfavorable (le Kairos) pour apaiser cettemutinerie, en employant en public lesarguments qui lui paraissent de nature

    faire accepter par les soldats en insur-rection son pouvoir de matre et de chef.Ulysse prend prtexte de la multi-plication des chefs, pendant la guerre deTroie, pour faire lloge dune directionunique, comme si la sdition sexpliquaitpar la trop grande dispersion des chefs.De l son plaidoyer pour le passagedune domination exerce par plusieurs la domination dun seul.

    Tel est le propre dun discours dupouvoir, ventuellement tyrannique,discours dopportunit, en public, face une situation dlicate dont il faut sortirpour recouvrer un pouvoir provisoire-ment menac. Cest bien ainsi que LaBotie nous enseigne recevoir lediscours dUlysse, conformant sonpropos aux exigences du temps plus qula vrit.

    Puis le discours du philosophe,discours de vrit qui se tient lcart dulieu du pouvoir et nen partage ni lespoints de vue, ni les exigences. preuve,La Botie philosophe semploie ds ledpart dconstruire le discoursdUlysse: peu importe que la dominationsoit exerce par plusieurs ou par un seul.Ce qui compte, vrai dire, cest le faitscandaleux de la domination de lhommesur lhomme, sans sarrter sesmodalits dapplication. De l, laradicalit du propos : cest extrmemalheur dtre sujet un matre. Discours du philosophe en premirepersonne qui, partir du refus delargument dUlysse, en vient rejeter laclassification des rgimes politiques, tantcelle-ci a finalement pour objet, grce ses diffrences, de dissimuler le faitmme de la domination, devenu gnralaprs le malencontre, le passage duntat de libert un tat de servitude. Auphilosophe, heurt par le fait de ladomination, de montrer que ce qui parataller de soi ne va pas de soi. Cest deltonnement effray que nat la

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    16. La Botie, ibid., p. 119.

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    philosophie politique critique de LaBotie. bien y regarder, le Discours dela servitude volontaire est rythm par lesinterventions du philosophe qui vientdtruire de lintrieur le discourstyrannique, en montrant par exempleque la servitude, loin dtre le fruit de lacoutume, sinstaure la suite dunbasculement soudain de la libert enservitude.

    Enfin, le discours tribunitien, non plusle discours du pouvoir, mais celui duncandidat ventuel au pouvoir qui peutreprendre largumentation du philo-sophe, non des fins de vrit maisdefficacit. Ainsi lorsque La Botie faitparler un tribun imaginaire qui interpelleles domins. On peut souponner quecelui qui veut clairer le peuple nest pastranger au dsir doccuper son tour lelieu du pouvoir.

    Le Discours de la servitude volontaire,loin dtre un texte continu, homogne,est la prsentation dun espace politiqueagonistique, avec la mise en scne depositions adverses et poursuivant desbuts opposs. Cette distinction entre troistypes de discours ne peut que conduire lelecteur pratiquer une politique de lalecture qui aura pour tche denseigner discerner entre les trois paroles en jeu.Tandis que le discours philosophique arapport la vrit et la libert, les deuxautres ont rapport au temps, lopportunit et ltablissement ou lasurvie de la domination. Cest grce cette politique de la lecture que le lecteurse gardera de prendre pour argentcomptant les arguments invoqus par leshommes au lieu du pouvoir ou par lescandidats au pouvoir. chaque fois, il luifaudra voir si le discours du philosophena pas prcisment pour objet dedtruire les raisons invoques par leshommes du pouvoir.

    Cest ainsi quil apprendra galement faire la diffrence entre un discours

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    politique et un discours sur la politique.Autant lun colle son objet et ne reculepas devant les stratagmes efficaces,autant lautre introduit une distancecritique, travaill quil est par linstitutiondun vivre-ensemble selon la libert etselon la vrit.

    2.

    Discours de vrit, distinct de celui dupouvoir, le texte de La Botie nest pasmoins discours de libert. Car etlnigme ne cesse de crotre ce nestpoint dun quelconque amour de ladomination que proviendrait la servitudevolontaire, mais dune tonnanteproximit du dsir de libert au dsir deservitude, ou plutt dune fragilit dudsir de libert, telle que celui-ci estexpos se renverser en son contraire.Professant une conception de la libertrsolument politique, La Botie associela libert lentre-connaissance, aucompagnonnage, lamiti. Libert etcompagnie vont de pair. La communehumanit est condition de possibilit dela libert. Ltre asservi nest donc pas unfait de nature. Il ny a pas de doute,estime La Botie, que nous ne soyonstous naturellement libres, puisque noussommes tous compagnons ; et ne peuttomber en lentendement de personneque nature ait mis aucun en servitudenous ayant tous mis en compagnie .Cest dans la reconnaissance du sem-blable vivifie par la nature langagire delhomme ce grand prsent de la voixet de la parole que prend naissance lecommerce, le lien humain. Ainsi, auxyeux de La Botie, la libert est-elleindissociable de la pluralit humaine, dece rapport au sein duquel nous faisons la fois lexprience dun lien et de nos

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    diffrences. Ce que Hannah Arendtappelle la condition ontologique depluralit, quand elle dsigne cette formede lien qui se noue avec nos singularits, travers nos singularits et non leurencontre, en les niant ou en leur faisantviolence. La pluralit se manifeste sousforme de sparation liante. Nest-ce pastrs exactement ce paradoxe de lapluralit humaine que La Botie cherche pointer, lorsquil a recours unebizarrerie ou une invention ortho-graphique le tous uns afin de mieuxnous faire comprendre la particularit dece lien tel que lipsit persiste jusquedans la constitution du tous . Nousavons ici affaire une forme spcifiquede totalit le tous mais structure,organise de telle sorte quelle prservenos singularits et que nous continuionsdexister au pluriel. Des uns. La nature,crit La Botie, a resserr le nud denotre alliance et socit ; si elle a montren toutes choses quelle ne voulait pastant nous faire tous unis que tous uns 16.Or cest sur ce tous uns que peut sexercer,que sexerce la force susceptibledengendrer la servitude volontaire, deprovoquer le basculement. La pluralithumaine savre irrmdiablementfragile. Il sensuit quil en va de mme dela libert. Cest parce que la liberthumaine trouve son origine dans lapluralit, dans ce tous uns, quelle estexpose se renverser en son contraire,de mme que ce tous uns est expos semtamorphoser en une autre confi-guration, le tous Un. De l lextraordinairenovation labotienne qui enseigne mieux comprendre cette trange parententre le dsir de libert et le dsir deservitude, dans la mesure o elle affinenotre regard au point de lui permettre dedistinguer les lieux de passage entre lesdeux dsirs, qui se donnent voir, pourautant que lon sattache suivre lestonnantes aventures de la pluralit et

    donc de la libert. Bien loin de dclarerles hommes asservis par nature, LaBotie, linstar des tragiques grecs,rappelle la fragilit du bien , enloccurrence, de la libert.

    la question de dpart, La Botieapporte une rponse. La prcautionsimpose, car cette rponse a ce caractresingulier de ne pas tant rsoudrelnigme que de la relancer, en endplaant les termes, en lnonantautrement. Enchants et charms par leseul nom dUn propose La Botie.Dplacement mais non solution, car silauteur montre que cest sous lemprisedu nom dUn que se met en marche unmystrieux mcanisme par lequel le tousuns se dfait pour laisser la place au tousUn, ltonnement demeure. Peut-on allerplus avant dans lintelligence de cemcanisme ? Suffit-il pour y parvenirdinvoquer, comme le fait C. Lefort, lamenace de lenchantement inscrite dansle langage et dajouter que cette force nesexerce pas dans un espace indtermin,indiffrenci, mais en regard dun lieubien particulier, celui du pouvoir, quiaussitt dgag circonscrit une diffrencedavec la socit, dautant plus marquequil sagit dun lieu part des autreshommes et dans lequel il devientpossible celui qui loccupe de mal faire,cest--dire dtre inhumain et sauvage.Le charme du nom dUn ou le charmedu nom du tyran. On discerne ici plusnettement le dispositif labotien : cestsous lemprise du nom dUn que le tousuns se dlie, se dfait pour laisser la placeau tous Un, nouvelle totalit qui abolit lessingularits. Aussi peut-on dire que si cenom est la symbolisation de la totalitintgratrice, il fonctionne comme undouble oprateur, la fois de dliaison et decoagulation, mettant fin lunit pluriellepour donner lieu une unit une, fermesur soi et intgratrice.

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    3.

    Absence de solution, disions-nous,silence quant la question du meilleurrgime. Peut-on pour autant en conclure,comme le fait un contributeur de ldi-tion Vrin, que nous serions en prsencedune thique et dune politiquengatives? Et de l la tentation de lire leDiscours comme une dnonciation dunescience des richesses, dune conomiedes rivalits.

    Mais le silence de La Botie quant laquestion du meilleur rgime ne doit pasrendre aveugle lapport de philosophiepolitique critique de son texte. Commentne pas percevoir quil offre la distinctionentre deux dispositifs symtriquementopposs lun lautre, qui, sils nont ni lavaleur de solution, ni de meilleur rgime,ont celle de matrices interprtatives,susceptibles de servir de critres dedistinction dans la connaissance etlexploration des rgimes politiques : lamatrice du tous uns dun ct, celle dutous Un de lautre. Dans ce dernier cas,advient une totalit unitaire, souslemprise dun pouvoir spar de lasocit o lentre-connaissance deshommes a pris fin et o les hommes neconnaissent quun simulacre de commu-nication, travers la figure du chef,comme si chacun dentre eux taitdevenu une parcelle du corps du chef.Deux matrices opposes, puisque danslune la jonction de la libert la pluralitpeut seffectuer, tandis que dans lautrele surgissement dune totalit unitairedtruit aussi bien lespace entre, linter-esse, la pluralit que la libert. Et,contrairement ce que pense uncommentateur, la mise en valeur de cesdeux matrices ne se rsout pas danslopposition entre socit civile et tat,mais dsigne un contraste entre unesocit civile repolitise qui a pour nomcommunaut politique et une totalit

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    close sur elle-mme, ltat. Car le lieuvritable du conflit nest pas entre lesocial et le politique (la socit civile etltat), mais entre le politique et lta-tique. Opposition dautant plus prcieusequelle peut nous permettre de dcrypterdes textes difficiles, tels que le manuscritde Marx de 1843, La critique de laphilosophie du droit de Hegel, et y voirsurgir lopposition du politique et deltatique, sous la forme de la vraiedmocratie contre ltat.

    4.

    Le Discours de la servitude volontaire neserait-il pas un appel lauto-man-cipation du peuple ? En effet, si lonconsidre que la servitude du peuple estleffet dune cause extrieure la domi-nation des grands il faut avoir recours,comme la vu Marat, des agentsgalement extrieurs Ami du peuple,censeur, avant-garde etc., qui travaillent rveiller le peuple, le faire sortir de sonenfance et de son apathie. Mais si,comme le montre La Botie, la cause estintrieure au peuple, la solution est toutautre. Cest pourquoi, La Botie dclare : ce seul tyran, il nest pas besoin de lecombattre, il nest pas besoin de ledfaire ; il est de soi-mme dfait, mais

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    que le pays ne consente sa servitude; ilne faut pas lui ter rien, mais ne luidonner rien17. Ainsi, si la servitude est lefruit dun don de soi, la fin de la servitudepeut rsulter de larrt du don, du simpleretrait, quil sagisse des hommes dtudeou de ceux den-bas. Or cette invitationlabotienne peut donner lieu unedouble lecture. Soit une lecture anar-chiste-spiritualiste, selon laquelle il fautdabord changer les mes avantdentreprendre de changer lordre dumonde. Soit une lecture plus politiquequi, tirant profit de la causalit intrieure,cherche nous faire entendre que cest nous que revient le soin de notremancipation, que notre mancipationest notre affaire. Non celle dagentsextrieurs qui, sous couvert de nouslibrer, seraient susceptibles de noussoumettre une nouvelle forme dedomination, dautant plus pernicieusequelle se parerait des couleurs delmancipation. lauto-servituderpondrait lauto-mancipation. Leterme nest pas prononc par La Botie,mais la possibilit en est inscrite dans leDiscours de la servitude volontaire.

    17. La Botie, ibid., p. 110-111.

    ***

    Comment dcouvrir le bon usage delhypothse labotienne, sinon lalecture du texte ? Le Discours de laservitude volontaire na-t-il pas pourparticularit dinventer une relationindite entre son objet, la servitude enquestion, et lcriture qui en traite, deconstruire patiemment un dispositif telun baromtre de la libert ladresse dulecteur ? Comme si le Discours de laservitude volontaire tait, dans sa texturemme, la mise lpreuve du dsir delibert du lecteur, de chacun des tous uns.Comme si la recherche de la libert sefortifiait de la capacit djouer lespiges du texte, ce faisant rsister audsir de servitude quils reclent. Commesi cette qute de lauto-mancipation senourrissait, au fil de la lecture, de linter-rogation sur la possibilit dun mode dela non-domination, sous le signe delamiti, qui nous relie les uns aux autres,et institue du mme coup lintervalleentre nous, linter-esse des tous uns.

    Miguel Abensour

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