Abd El-Kader, Un Spirituel Dans La Modernité - La Théophanie Des Noms Divins, d’Ibn ‘Arabî...

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Presses de l’Ifpo Abd elKader, un spirituel dans la modernité | Ahmed Bouyerdene, Éric Geoffroy, Setty G. SimonKhedis La théophanie des noms divins, d’Ibn ‘Arabî à Abd elKader Denis Gril p. 153172 Résumé En s’installant à Damas, AbdelKader suit non seulement les traces d’Ibn‘Arabî, mais il trouve aussi un milieu d’oulémas impressionnés par sa connaissance de l’œuvre du Shaykh alAkbar et par la

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Pressesde l’IfpoAbd el­Kader, un spirituel dans la modernité | Ahmed Bouyerdene, Éric Geoffroy, Setty G. Simon­Khedis

La théophaniedes noms divins,d’Ibn ‘Arabî àAbd el­KaderDenis Grilp. 153­172

RésuméEn s’installant à Damas, Abd el­Kader suit non seulement les tracesd’Ibn ‘Arabî, mais il trouve aussi un milieu d’oulémas impressionnéspar sa connaissance de l’œuvre du Shaykh al­Akbar et par la

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profondeur de ses propres inspirations. C’est de cette rencontre quesont nés les Mawâqif, ces haltes spirituelles, où Abd el­Kader reçoitle sens d’un verset ou d’un hadîth qu’il développe dans uneperspective métaphysique, dans le droit­fil de la doctrined’Ibn ‘Arabî. À partir de la notion de théophanie (tajallî) quiparcourt tout le texte des Mawâqif, il est montré comment Abd el­Kader explique la relation entre le Principe et la manifestation, àtravers la théophanie des Noms divins. Cette doctrine de lathéophanie permet également de comprendre les forcesapparemment contraires qui s’exercent dans le monde et lamultiplicité des croyances. À la suite du Cheikh al­Akbar, Abd el­Kader illustre cet héritage muhammadien dont l’universalité resteun modèle pour notre époque.

When the Abd el­Kader moved to Damascus, he was not onlyfollowing Ibn ‘Arabî’s footsteps, but he met also there a milieu of‘ulamâ’ who were impressed by his knowledge of Ibn ‘Arabî’sthought and by the deepness of his own inspiration. The result ofthis meeting is those Mawâqif or spiritual stations, where Abd el­Kader receives the inspiration of the meaning of a Qur’anic verse ora hadîth that he develops according to Ibn ‘Arabî’s doctrine. Startingfrom the notion of theophany which crosses all the Mawâqif, it isshown how Abd el­Kader explains the relationship between thePrinciple and the manifestation, through the theophany of DivineNames. This doctrine explains also the in appearance oppositeforces working in the world and the multiplicity of creeds. FollowingIbn ‘Arabî, Abd el­Kader embodies this Muhammadian legacy whoseuniversality remains a model for our time.

لما استقر األمير عبد القادر بدمشق صار يقتفي آثار ابن العربي ويتأسى به روحا وتأليفا فاجتمعحوله جماعة من العلماء انبهروا بسعة اطالعه على كتب الشيخ األكبر وبعد فهمه لها وقدرته على

إيضاح مقصودها كما أثار تبجيلهم إياه ما فتح عليه في تأويل القرآن وفهم بعض األحاديث فهكذا نشأكتاب المواقف حيث يسجل األمير ما ورد عليه في معنى آية أو حديث اعتمادا على ما يوافق ذلك

في الفتوحات المكية أو فصوص الحكم أو غيرهما من كتب الشيخ ومن أدل دليل على ذلك ما تكررفي المواقف من ذكر التجليات فإن األمير عبد القادر٬ مثل شيخه٬ يرى التجلي على مراتبه نقطة

الوصل بين هللا والكون فبالتجلي يدرك ما يجري في العالم من القوى المتقابلة ومن اآلثار المتناقضةومن ذلك اختالف العقائد فبسعة فهمه ورحب صدره يمثل األمير عبد القادر ذلك الوارث المحمدي

الذي ماأحوج عصرنا إليه.

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Mots clés :Islam, soufisme, Ibn Arabî

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Keywords :Soufism, Islam, Ibn Arabî, Algeria, Syria

Géographique :France, Algérie, Syrie

Texte intégralLe lecteur des Mawâqif est frappé d’emblée parl’importance de la dette intellectuelle et spirituelled’Abd el­Kader à l’égard de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Il le cite,use de sa terminologie spécifique et accompagne lamention de son nom de formules de respect, reprenant àson compte la désignation du Cheikh al­Akbar commel’héritier de la sainteté muhammadienne1. On ne peutpas non plus ne pas remarquer les affinités et lesparallèles dans la courbe de vie de ces deux grandesfigures de la spiritualité musulmane. Tous deux sontoriginaires de l’Occident musulman, se rendent enOrient après avoir atteint leur pleine maturité et acquisdéjà une notoriété, pour s’installer définitivement àDamas, après quelques pérégrinations. Ils relèvent dumême type spirituel : celui du « ravi en Dieu »(majdhûb), objet d’une illumination intérieure, avantmême avoir parcouru les étapes de la voie initiatiquesous la direction d’un maître spirituel. La source de leurinspiration, dans les événements de leur vie intérieure etdans leur écriture est la même : la plongée dans la merdu Coran pour en ramener les perles de soninterprétation. Leur herméneutique de la traditionprophétique n’est pas différente, si bien que la plupartdes ouvrages d’Ibn ‘Arabî peuvent être considéréscomme un commentaire du Coran ou de la Sunna, toutcomme les Mawâqif. Abd el­Kader dit à ce propos :« Une des grâces que Dieu m’a octroyées depuis qu’il m’afait miséricorde en me faisant connaître mon âme est lefait que le discours divin et l’inspiration projetée en moine me parviennent que par l’intermédiaire du Coran » (n

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° 83, vol. I, p. 221). Aussi l’un et l’autre ont­ils conscienced’écrire sous l’inspiration divine. Le titre même desMawâqif, « les Haltes », fait allusion à un arrêt entredeux étapes sur la Voie vers Dieu ou en Dieu pourentendre un discours divin, comme c’est le cas desMawâqif de Niffarî2.Une des notions qui montrent le lien étroit entre les deuxauteurs est le concept coranique de « théophanie »(tajallî)3. Sur le plan cognitif ou épistémologique, ceterme désigne, selon la définition d’Ibn ‘Arabî : « Ce quise dévoile au cœur des lumières des mystères divins[après qu’ils aient été voilés] » (mâ yankashifu li­l­qulûbmin anwâr al­ghuyûb [ba‘da l­satr])4. Sur un autreplan, métaphysique et cosmologique, indissociable dupremier, la notion de tajallî permet d’une partd’expliquer le passage de l’Un au multiple, du nonmanifesté au manifesté, à travers la théophanie desNoms divins, par l’intermédiaire de l’être qui enconstitue le réceptacle et les embrasse de sa réalité, etd’autre part, de comprendre comment l’Être seconditionne lui­même en déterminant l’existence desêtres du monde, tout en restant un. Il est intéressant denoter, comme le remarque W. Chittick, que les tenantsde l’école d’Ibn ‘Arabî ont d’abord été connus sous lenom de ashâb al­tajallî. C’est ainsi que les désigneIbn Khaldûn5, d’après Lisân al­Dîn Ibn al­Khatîb quirésume leur doctrine et les distingue des « tenants del’unité absolue » (ashâb al­wahdat al­mutlaqa),représentés par Ibn Sab‘în. Le terme d’ « unicité del’Être » (wahdat al­wujûd), jamais employé parIbn ‘Arabî lui­même et apparemment pas non plus parAbd el­Kader, a été popularisé de manière polémique parIbn Taymiyya et ses émules jusqu’à ce qu’il soitrevendiqué plus tard par les partisans de la doctrined’Ibn ‘Arabî6.Quoi qu’il en soit, il est évident que le concept dethéophanie est étroitement lié à l’affirmation que l’être

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est essentiellement unique puisque c’est une manière demontrer qu’il le reste dans la multiplicité de samanifestation. Comme on l’a dit, les Noms divins jouentdans cette manifestation, sur le plan divin, le rôle quejoue, sur le plan de la manifestation ou entre les deuxplans, la Réalité muhammadienne et l’Homme parfait ouuniversel. En effet, la perfection de l’Homme etl’universalité de sa fonction se réalisent par la sciencequ’il a reçue des Noms divins et par le fait qu’il réunit enlui la totalité des perfections divines et créaturelles.Par son nom l’Extérieur (ou le Manifeste al­zâhir), Dieuse manifeste aux choses existantes comme entitésimmuables (a‘yân thâbita) et les fait ainsi apparaîtredans leur existence extérieure. Dieu, par son noml’Intérieur (al­bâtin), s’occulte et se dérobe à sa création,provoquant ainsi chez l’homme le désir et le besoin deconnaissance car la science est lumière et existence etl’ignorance est obscurité et non­existence. Cettemanifestation ou cette théophanie fait apparaître lesdegrés de l’existence (marâtib al­wujûd), à la mesure dela réceptivité (qabûl) des êtres et de leur prédisposition(isti‘dâd) à recevoir la lumière de l’Être. La lumière,comme l’Être, est unique et ses effets varient selon lacapacité des êtres à la recevoir. C’est une même lumièrequi brunit le visage du laveur et blanchit le vêtementqu’il étend au soleil. La lumière unique du soleil et lamultiplicité de ses rayons symbolise l’Essence divine parles Noms et les Attributs de laquelle les formes et lesstatuts existentiels des êtres sont déterminés. Les Nomsdivins ne se manifestent en effet dans l’existence que parleurs effets.Les initiés (al­qawm) se distinguent des autres hommespar le dévoilement de cette réalité et par la perception del’unité divine dans la multiplicité des formes, divinesdans leur fondement métaphysique. Ibn ‘Arabî tire leconcept de transmutation divine dans les formes (al­tahawwul fî l­suwar) de ce hadith : « Dieu se montre

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(yatajallâ) aux gens de la Halte7 et leur dit : ­ Je suisvotre Seigneur. Ils lui répondent : ­ Nous nousprotégeons en Dieu contre toi ; tu n’es pas notreSeigneur. Nous resterons ici jusqu’à ce que vienne notreSeigneur. Lorsqu’il viendra, nous le reconnaîtrons…8 ».Dieu finit alors par se montrer sous la forme qu’ilsconnaissent et ils le reconnaissent alors, alors que lesGens de Dieu eux n’ont eux aucune difficulté à lereconnaître puisqu’ils le perçoivent en toutes formes. Sepose ici la question de la capacité de l’homme àcontempler la théophanie. Moïse n’est­il pas tombéterrassé en voyant la théophanie de Dieu écraser lamontagne ? (voir Coran 7 : 143). Comment Moïse est­iltombé terrassé, alors que les Hommes de Dieu, fermesdans leurs états spirituels, restent extérieurementimpassibles ? À cela Ibn ‘Arabî répond que Moïserecherchait la vision des prophètes, à laquelle celled’aucun homme, pas même des saints, ne saurait êtrecomparée. Par contre, ce qui caractérise la vision deshommes de Dieu, même si celle des prophètes leur estnécessairement supérieure, c’est qu’ils contemplent lathéophanie divine avec les deux yeux de la transcendance(tanzîh) et celui de la ressemblance (tashbîh), en rapportl’un avec l’Essence, l’autre avec les Noms et Attributs deDieu9.Cette présentation extrêmement simplifiée etschématique de la doctrine des théophanies chezIbn ‘Arabî10 vise simplement à montrer combien Abd el­Kader reste fidèle à la pensée du Cheikh al­Akbar, touten apportant sur certains points des précisions et deséclaircissements qui lui sont propres. La comparaisonentre la doctrine du Maître et l’apport d’Abd el­Kader àson explicitation exigerait, pour être pleinementsignificative, de tenir compte des développementssuccessifs de l’école akbarienne jusqu’aux Mawâqif.Cette courte présentation ne constitue donc qu’une étapepréliminaire pour une telle recherche.

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La hiérarchie des théophanies

Dieu n’a pas en réalité prêté serment par autre que sapropre essence. Les degrés hiérarchiques (marâtib) etles descentes (tanazzulât) ne sont qu’expressionssymboliques (umûr i‘tibâriyya) qui n’ont d’existenceque dans la transposition symbolique de celui quil’effectue.

La hiérarchie des théophanies correspond à celle desêtres depuis l’Essence divine dans son non­conditionnement absolu jusqu’à l’existence sensible.Abd el­Kader expose la hiérarchie des êtres et la manièredont ils procèdent de l’Essence dans un long chapitre, lemawqif 248, intitulé, comme s’il constituait un traité àpart : Bughyat al­tâlib ‘alâ tartîb al­tajalliyât bi­kulliyyât al­marâtib « Le désir de celui qui cherche àconnaître la hiérarchie des théophanies dans leurdimension la plus universelle ». Il s’appuie sur lesymbolisme du miroir et de la réfraction de l’image dansdes miroirs multiples pour exposer la réalité et lesmodalités existentielles de la théophanie dans unpassage de ce mawqif, intitulé de manière significative :Inna­ka ramz wa­fakk kanz « Tu es symbole etdécouverte d’un trésor ». Ce titre suggère que laconnaissance de l’existence est tout entière contenue, telun trésor caché, dans l’âme de l’homme.La théophanie hiérarchique de l’Être fait égalementl’objet du mawqif 8611, consacré au commentaire dudébut de la sourate al­Shams « Le soleil » : « Par le soleilet sa clarté matinale. Par la lune, lorsqu’elle le suit. Par lejour lorsqu’il le révèle. Par la nuit, lorsqu’elle le recouvre.Par le ciel et ce qui l’a édifié. Par la terre et ce qui l’aétendue. Par une âme et ce qui l’a formée » (Coran 91 : 1­7). Abd el­Kader voit dans ces serments l’expression parDieu de sa propre théophanie :

Ils sont donc « une représentation imaginale (khayâl)qui n’a d’autre réalité que celle de l’Être vrai (al­wujûdal­haqq) par laquelle ils ont été manifestés ». L’Être

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n’appartient en propre qu’à l’Essence transcendante ettout ce qu’on appelle, dans le langage des Initiés « degréhiérarchique », « détermination de l’être » (ta‘ayyun)etc. ne sont que transposition symbolique, relation etattribution, rien d’autre.« Par le soleil et sa clarté matinale » fait allusion au planhiérarchique de l’Unité (ahadiyya), « le premier deslieux de la théophanie (majlâ pl. majâlî), lieu essentieloù rien des Noms ni des Attributs, ni de quelque réalitécréaturelle que ce soit, ne connaît de manifestation ».L’Unité est donc la théophanie de Dieu à Lui­même « caril n’est sur ce plan d’autre que Lui ». Toute chose estcomprise dans cette réalité transcendante, mais sous unmode d’occultation (bi­hukm al­butûn). Cettethéophanie est symbolisée par le soleil parce que « parlui les choses sont perçues tandis que lui ne peut êtreperçu dans sa réalité. De plus lorsque sa lumièreapparaît, elle efface celle de tous les astres qui ne sontque la réflexion de sa lumière.« Par la lune, lorsqu’elle le suit » représente le secondplan théophanique. Cette première auto­déterminationde l’Essence s’appelle “unitarité” absolue (wahdamutlaqa) parce qu’elle implique d’un côté l’Êtreconditionné par rien ou l’Unité et de l’autre l’Êtreconditionné par toute chose, c’est­à­dire l’Unicité. Il nefaut donc pas confondre ce plan avec celui de l’Unicité. Ilconstitue un plan intermédiaire et est appelé pour cetteraison “l’Isthme des isthmes” (barzakh al­barâzikh),l’Esprit Universel ou encore la Réalité muhammadienne(haqîqa muhammadiyya)12. Abd el­Kader n’envisage pasici ces principes comme réalités indépendantes maiscomme l’expression d’une première auto­déterminationde l’Essence, sans intermédiaire. Ce plan est symbolisépar la lune, intermédiaire entre le soleil et la terre ; ilcomporte une face tournée vers Dieu, une autre vers lacréation. Il est pour Abd el­Kader la réalité ultime àlaquelle peut parvenir le connaissant et c’est à elle que

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les gens de la Voie adressent leurs poèmes d’amour13. Ceplan dans sa relation avec celui qui le précède et celui quile suit est une question complexe dont les implicationsmériteraient d’être approfondies pour montrer le rôledécisif d’Abd el­Kader dans l’explicitation de certainsconcepts akbariens.« Par le jour lorsqu’il le dissipe » désigne le plan del’unicité (wâhidiyya) ou seconde détermination de l’Êtreou de l’Essence en tant que Noms et Attributs procèdentd’elle. « Elle est un lieu de théophanie où l’Essence semanifeste comme Attribut et l’Attribut commeEssence. » Ce plan suit le précédent car il faut, pour queles Attributs divins soient manifestés, un principed’autodétermination interne. Il est représenté par le jourqui permet à la lumière du soleil d’apparaître.« Par la nuit lorsqu’elle le recouvre » est expression de ladétermination de l’Être dans les corps physiquesobscurs, produits par le mélange des éléments, depuis lerègne minéral jusqu’à l’homme. Dans ce plan d’existence,par l’obscurité se révèlent la lumière et la perfection del’Être. Comme dit Abd el­Kader : « N’était l’être grossier,on ne pourrait connaître ni entendre parler de l’êtresubtil. »« Par le ciel et ce qui l’a édifié » fait allusion à ladétermination des êtres comme esprits, bien que l’Espritsoit en réalité unique, multiplié par la manifestation desformes. C’est pourquoi le ciel est ici mentionné ausingulier.« Par la terre et ce qui l’a étendue » désigne ladétermination de l’être sur le plan de l’Âme universelle,émanant de l’Intellect Premier. Ce plan et celui qui leprécède concernent donc l’action conjointe de l’Intellectet de l’Âme, ou Adam et Ève, comme principes actif etpassif. La science contenue synthétiquement dansl’Intellect est détaillée dans l’âme, ce que symbolisel’extension de la terre.« Par l’âme et ce qui l’a formée ». L’âme est ici envisagée

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dans sa réalité particulière, créée de la lumière de Dieu,parfaite grâce à cette théophanie et imparfaite à cause desa descente de « la plus parfaite constitution » au « plusbas des bas » (voir Coran 95 : 4­5). L’âme peut êtrecomparée à l’eau, pure à l’origine, altérée au cours de sadescente dans les réceptacles obscurs. Les prophètes ontété envoyés et les lois sacrées instituées pour la purifiersoit par le ravissement en Dieu soit par le cheminementinitiatique. « La réalité de l’âme n’est autre que l’esprit etcelle de l’Esprit, Dieu lui­même. » Ainsi « qui connaîtson âme, connaît son Seigneur ». De ce point de vue, onpeut considérer ce mawqif comme un commentaire de ladéfinition du tajallî par Ibn ‘Arabî, précédemment citée :« Ce qui se dévoile au cœur des lumières des mystèresdivins [après qu’ils aient été voilés] ».Pour saisir la portée de ce commentaire de la sourate Lesoleil, il convient de garder en mémoire le fait que Dieu,selon Abd el­Kader, ne prête serment que par Lui­même.Il remarque ailleurs combien la notion de tajallî et cequ’elle implique est difficile à comprendre et à admettrepour les savants exotériques (‘ulamâ’ al­rusûm) quidistinguent radicalement l’existence éternelle etcontingente, alors que pour les initiés, il n’y a pas dedualité dans l’Être : « la réalité de l’Être pour eux estunique ; elle ne peut ni se multiplier, ni se particulariserni se diviser en parties ; elle est ce par quoi une chose setrouve être et se réalise d’une manière qui lui estessentielle14 ». Abd el­Kader en revient toujours à l’imagedu soleil sans lequel le monde ne serait que néant et dontla lumière ne pourrait se manifester dans tous les êtresdu monde à la mesure de leur réceptivité à la lumière etde leurs qualités respectives : « La théophanie de l’Êtrevrai (al­wujûd al­haqq) sur tout l’univers est unique. Iln’y a aucune différence entre un être majestueux et unêtre vil, petit et grand, mais Il ne se manifeste dans uneforme qu’à la mesure de sa réceptivité15. » Or, comme lerépète souvent Abd el­Kader, les formes sont les traces

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Noms et Attributs

des Noms divins.

Les êtres viennent à l’existence par l’intermédiaire desNoms et des Attributs. Dans son commentaire de Coran2 : 31 : « Et Il enseigna à Adam tous les noms16 », Abd el­Kader part de l’interprétation d’Ibn ‘Arabî, selon lequelces noms sont les Noms divins orientés versl’existentiation des êtres17. En effet, toute entitéexistentielle (‘ayn) venant à l’existence a un nomspécifique et les connaissants reconnaissent le nom à soneffet (athar). Le nom est comparable à l’esprit et l’effet àla forme. Tout en restant très proche des formulationsakbariennes, Abd el­Kader ajoute cette remarque : Dieun’a pas enseigné à Adam les Noms de la manière dont onconçoit généralement l’enseignement mais en dévoilant àAdam le sens de son “humanité” (insâniyya), c’est­à­direla réalité de l’homme en tant qu’Homme universel,« somme des noms divins et créatures dans la station dela distinction (maqâm al­farq) », c’est­à­dire entre leCréateur et le créé18. Il n’y a donc dans le monde, dupoint de vue de la Réalité, que Ses Noms ou, si l’on veut,la théophanie de Ses Noms. Adam ou l’Homme constituepar excellence le plan intermédiaire entre l’Êtrenécessaire et l’existence possible et est de ce fait le seul àpouvoir recevoir « tous les noms ». En effet, l’Angeconnaît certains Noms, mais, ne se situant pas commel’homme entre le monde de l’esprit et celui des sens, il nepeut en réaliser que la dimension purement spirituelle. Ilne connaît par exemple du Nom « Celui qui donne lasubsistance » (al­Razzâq) que la subsistance spirituelle,alors qu’Adam réalise sa signification tant sur le planspirituel que sensible. C’est par ce genre de remarques,subtiles et souvent inattendues, que l’on voit Abd el­Kader à l’œuvre dans une démarche herméneutique quiélargit l’interprétation de son Maître. On le constateencore dans ce même mawqif, lorsqu’il compare, à la

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Théophanie, connaissance et adoration

suite d’Ibn ‘Arabî l’enseignement des Noms à Adam etcelui à Muhammad. Ibn ‘Arabî affirme de manièreconcise qu’Adam a reçu les Noms et que Muhammad areçu les significations des Noms19. Abd el­Kader précise :Dieu a fait connaître à Adam les entités immuables (al­a‘yân al­thâbita) et leurs prédispositions, ce quiconstitue « la seconde localisation du monde » (al­mawtin al­thânî min mawâtin al­‘âlam), appelé« l’intérieur de la science et de l’existence » (par rapportà la Science divine). Quant à Muhammad, Dieu lui a faitconnaître ces entités avant leurs déterminations : « lepremier lieu du monde et l’intérieur de la science20 ». Leschoses se situent donc dans cette théophanie de lascience divine sur trois plans d’existence : leur existencedans la science divine avant leur détermination, leurexistence en elle après leur détermination comme a‘yânthâbita et leur existence extérieure. Abd el­Kader,comme son Maître, mais de manière encore plusexplicite, ramène toujours son lecteur vers la fonctionontogonique de la Réalité muhammadienne, pourremonter par elle à l’unicité essentielle de l’Être. Lesentités immuables sont « celles qui, par leurprédisposition, demandent à Dieu ce qu’Il fait d’elles. Cesont les formes des Noms divins, tout comme les Nomsdivins sont les formes de l’Essence transcendante et lesdegrés hiérarchiques de Ses théophanies, car les Nomssont des significations (ma‘ânî) qui ne subsistent pas parelles­mêmes21 ».

Si Dieu se révèle à lui­même et au monde par sathéophanie, celle­ci constitue donc la voie par laquelle Ilse fait connaître à ceux dont le cœur est prêt à larecevoir. À la suite d’Ibn ‘Arabî, mais en apportant unenote qui lui est propre, Abd el­Kader commente ainsi lafameuse réponse de Junayd (m. 911) interrogé sur leconnaissant et la connaissance : « La couleur de l’eau est

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celle de son récipient22. » Dieu, comme l’eau, n’a pas decouleur. Il ne peut donc apparaître que dans la forme decelui qui le connaît et qui est comme son « récipient ».« Le connaissant parfait est celui en qui la forme de Dieuse manifeste de la manière la plus parfaite, car il est lemiroir dans lequel Dieu voit ses Noms et ses Attributs.Le connaissant est donc la forme de Dieu ; je veux dire :la forme intérieure du connaissant ; sa forme extérieureest création et sa forme intérieure Dieu. » Le connaissants’est identifié à cette forme parce qu’il s’est qualifié parles caractères divins et a réalisé en lui la signification desNoms. Dieu en effet n’a d’autre forme que ses Noms dontle connaissant est le « récipient ». Si du point de vue dela Réalité essentielle, toutes les formes du monde sontles récipients où se manifeste l’eau de Dieu, l’hommeconstitue le seul récipient capable d’en recevoir lathéophanie, autrement dit d’en avoir la science selon lehadith, « Dieu a créé Adam selon sa forme ». C’estpourquoi l’homme a mérité le califat, car le lieutenant deDieu sur la terre (khalîfa) doit apparaître dans la formede Celui qui lui a confié cette fonction. Or cette formen’est autre que les Noms et les Attributs divins. Abd el­Kader ajoute ici une précision qui pourrait semblerinattendue, mais qui rappelle l’idée, exprimée parcertains maîtres anciens, que le saint, pour être saint, nedoit pas savoir qu’il l’est. D’un certain point de vue, leconnaissant ne sait pas qu’il est connaissant, c’est­à­direne peut saisir toute l’étendue de la connaissance, toutcomme la face extérieure du récipient ne connaît pas laréalité de l’eau. Cette face est le serviteur dont laperfection est servitude et occultation des qualités de laSeigneurie qui constituent sa face intérieure.La servitude (‘ubûdiyya) est la perfection du serviteur etl’adoration (‘ibâda) la manifestation de sa condition quise réalise en particulier dans l’invocation de Dieu par sesNoms : « À Dieu appartiennent les Noms les plus beaux ;invoquez­Le par eux et laissez ceux qui s’écartent de ses

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Noms » (Coran 7 : 180). Abd el­Kader commente ainsi ceverset : Dieu a de nombreux noms qu’il est le seul àembrasser, noms d’Essence, d’Attributs et d’Actes, tousbeaux. L’invocation signifie la connaissance ou lareconnaissance de Dieu dans tous les noms par lesquelsil se manifeste dans sa théophanie. Celui qui nereconnaît Dieu que dans certaines de ses théophanies nele connaît que de manière conditionnée et non absolue.Ainsi l’ordre de laisser ceux qui s’écartent (yulhidûn) deSes Noms, littéralement qui penchent vers certains nomset non vers d’autres, soit de transcendance, soit deressemblance, concerne ceux qui conditionnent Dieu parleurs conceptions restrictives, au contraire de ceuxmentionnés dans le verset suivant : « Et parmi ceux quenous avons créés, il est une communauté dont lesmembres guident par la vérité et qui par elles semontrent justes » (7 : 181). La communauté désigne lesenvoyés et les membres leurs héritiers qui appellent leshommes à Dieu et les guident vers la contemplation deDieu par tous ses Noms car tous sont les lieux demanifestation de son Essence23.La différence de degré entre ces héritiers tient à leurconnaissance de la théophanie divine perpétuelle, bienqu’en apparence déterminée par un temps précis dans cehadith : « Notre Seigneur, béni et exalté soit­il, descendchaque nuit vers le ciel le plus proche lorsque reste ledernier tiers de la nuit24. » La descente est icil’expression de la théophanie car « toutes lesthéophanies sont Ses descentes (tanazzulâtu­hu) depuisle ciel de l’Unité pure jusqu’à la terre de la multiplicité ».Le ciel le plus proche (al­samâ’ al­dunyâ) désignesymboliquement le lieu de manifestation de la forme duTout­Miséricordieux que manifeste l’être parfait (al­kâmil), « singulier et unique à chaque époque25 ». Si ledernier tiers de la nuit est précisé, c’est qu’il est le tempsoù les dévots, les ascètes et ceux dont l’adoration reposesur les œuvres se lèvent pour prier, alors que les

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Le monde, théâtre des théophanies desNoms

connaissants contemplent la théophanie divine à toutmoment.

Quelle relation peut­on établir entre la vie d’Abd el­Kader au moment où il compose les Mawâqif, alors qu’ilse montre toujours attentif aux événements du monde, etcette conception métaphysique de l’Être et du monde ?La notion même de tajallî repose sur une vision d’unmonde inondé par la lumière divine. Elle donne à chaqueêtre, aussi infime soit­il, la valeur incommensurabled’une manifestation divine et confère à l’homme, en tantque pleinement homme et lieutenant de Dieu par lascience qu’il a reçu des Noms, une responsabilitéimmense.Le monde pour cet homme d’action et de contemplationque fut Abd el­Kader est perçu comme le théâtre d’unelutte dont le principe, comme chez Ibn ‘Arabî, remonte àla confrontation des Noms divins de Beauté et deMajesté. C’est ainsi qu’il interprète le verset faisant suiteau récit de la lutte entre les Fils d’Israël et leurs ennemissous la conduite de Saül puis David : « Si Dieu nerepoussait pas les hommes les uns par les autres, la terreserait corrompue » (2 : 251). À travers les hommes, maisaussi dans les événements cosmiques, se manifestent lesNoms divins en opposition perpétuelle, provoquant ainsiles luttes entre les hommes et à l’intérieur de l’homme.Seuls les hommes de Dieu opèrent la réunion de cesnoms en opposition et conflit car ils sont eux­mêmes leslieux de manifestations du nom Allâh qui réunit tous lesNoms divins. C’est par de tels êtres que se maintientl’ordonnance du monde car en eux se résolvent lescontraires. C’est pourquoi le Prophète a annoncé :« L’Heure ne se lèvera pas sur quelqu’un qui dira : Allâh,Allâh26 ! » Abd el­Kader condense ici et réunit un doubleenseignement d’Ibn ‘Arabî, l’un sur les Noms divins,

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l’autre sur la hiérarchie initiatique et plusparticulièrement le « Pôle ».Dans le commentaire des derniers versets de la Fâtiha :« Guide­nous sur la voie droite, la voie de ceux surlesquels est ton bienfait, non de ceux sur lesquels est tacolère ni de ceux qui errent », Abd el­Kader remarqueque seule la voie droite porte le nom de sirât mais nonles autres, tout en signalant, qu’indépendamment de ceterme spécifique, tous les êtres se trouvent sur une voievers Dieu, selon Coran 11 : 56 : « Il n’est d’animal qu’il netienne par la mèche frontale, certes mon Seigneur est surune voie droite ». Ici encore la marque du Maître estvisible27. Mais comment concilier d’une part la différenceradicale entre la voie d’Allah et les voies contraires etd’autre part l’affirmation que tous les êtres, qu’ils leveuillent ou non, suivent une voie vers Dieu. Abd el­Kader cite le hadith rapporté par Ibn Mas‘ûd : « Un jourl’Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix – traça pournous un trait puis traça des petits traits à droite et àgauche de ce trait et dit : ­ ceci est la voie de Dieu et cecisont des chemins. À la tête de chacun d’eux, il y a undémon qui appelle à le suivre28. » Partant du principecoranique selon lequel tout être est sur une voie de Dieu,Abd el­Kader voit dans la voie droite le lieu demanifestation du nom Allâh et dans les autres cheminsles manifestations des aspects particuliers des Noms(mazâhir juz’iyyât al­asmâ’). Du point de vue de laRéalité essentielle, bien que d’une multiplicitéincommensurable, ils restent une manifestation desNoms divins qui ne sont autres que Lui. Ce sont donc desnoms divins qui égarent les hommes de la voie droite,puisqu’il est dit : « Dieu égare qui Il veut et guide qui Ilveut… » (35 : 8). Les noms « Celui qui égare » et « Celuiqui guide » se trouvent en opposition relative sur le plande la Loi, mais « Celui qui guide » conduitnécessairement à la voie droite car les Noms de Beauté etde Miséricorde doivent finir par l’emporter. Le malheur

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Le regard d’Abd el­Kader sur leshommes

et le châtiment sont des états contingents, alors que lesêtres sont essentiellement destinés au bonheur quels quesoient les états par lesquels ils doivent passer. Ici encoreune même vision métaphysique de l’univers conduit lemaître et le disciple à une conclusion identique sur ledevenir des êtres, voués finalement et sans exception à lamiséricorde divine qui embrasse toute chose.La théophanie des Noms implique une vision cycliquemais sans répétition du devenir du monde, car lathéophanie est sans fin. Selon le verset : « C’est Nous quihériterons de la terre et de ceux qui vivent à sa surface, etc’est vers Nous qu’ils seront ramenés » (19 : 40), le Nomdivin « l’Héritier » (al­Wârith) annule l’attribution detoute forme de possession, non des êtres et des chosesqui de toute manière n’ont jamais appartenu qu’à Dieu,mais du profit que chacun en tirait. Le retour obligé desêtres à Dieu est décrit dans cet autre verset : « À quiappartient le royaume aujourd’hui ? À Dieu, l’Unique, leRéducteur » (40 : 16). Dieu, Allâh, ou le nom qui réunittous les autres, est le seul héritier du royaume. En effet,la fonction des noms l’Unique et le Réducteur ne s’exerceplus à l’égard du monde si ce n’est pour consommer sadisparition. L’Unique, nom de l’Essence, rappelle sonindépendance à l’égard du monde et le Réducteur, nomd’Attribut, signifie son anéantissement sous l’effet desNoms de Majesté. C’est alors qu’intervient à nouveau lathéophanie des Noms de Miséricorde et de Beauté quitendent à la manifestation de leurs effets et réitèrentainsi le monde29.

L’explication du devenir du monde par l’effet desthéophanies ne se limite pas chez Abd el­Kader à unesimple doctrine. Quelques passages des Mawâqif nousmontrent qu’il observait le monde avec les yeux d’unhomme qui contemple Dieu en toute chose. Interrogé sur

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la raison pour laquelle les musulmans à son époques’empressaient d’imiter les occidentaux en toutes choses,il répond que la plupart de ses contemporains, sauf l’élitedes serviteurs de Dieu, agissent ainsi parce qu’ils pensentque Dieu a apporté son secours aux incroyants contre lesmusulmans. Or il n’en est rien. La défaite du musulmanvient de ce que s’étant détourné de la Loi de sonprophète, il se trouve soumis au nom divin al­Khâdhil« Celui qui abandonne », qui projette dans son cœur lapeur de l’incroyant et provoque le triomphe de cedernier. Les rois et les grands du monde musulmans’imaginent que les infidèles l’ont emporté sur eux partout ce qui les caractérise et les distingue des musulmanset se mettent à imiter l’Occident, en particulier dans ledomaine de l’État. Comme chacun cherche à gagner lesfaveurs de celui qui est au­dessus de lui, « ce poison serépand parmi les sujets à tous les niveaux chez ceux dontla foi est faible et d’autant plus que la foi s’affaiblit,comme on dit : “les hommes suivent la religion de leursrois” ». On commence par imiter l’autre dans sescoutumes vestimentaires, dans sa manière de boire et demanger, de se déplacer « jusqu’à ce que ce mimétisme etcette imitation du plus fort gagnent la croyance et lareligion, si toutefois le plus fort a une religion ». Abd el­Kader vise par ces propos les milieux dirigeants,ottomans en particulier, dont l’occidentalisation desmœurs s’accompagnait d’une perte des valeursessentielles de l’islam. Mais, nous dit Abd el­Kader, celuiqui lui pose cette question, sans doute un prochecompagnon, ne se satisfait pas de cette réponse qui sesitue sur un plan légal et psychologique, même si elle faitdéjà intervenir l’action d’un nom divin, et lui demandeune explication sur un plan supérieur. Il explique alorsce fait par « la cause de la variation des états du mondeet celle des théophanies des noms divins car la divinitéexige en elle­même la variation des états que ce soit versle bien ou le mal, le bénéfique ou le plus bénéfique, le

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Théophanie et croyance

nuisible ou le plus nuisible. Les Noms divins exercentleur action et leur effet sur les créatures, sansinterruption, selon ce qu’exige ce qui a été déterminédans la “Mère du Livre” (Umm al­kitâb) pour tout êtrecréé ». Les créatures, non seulement soumises auxstatuts des Noms divins, sont aussi l’indication des nomsqui exerce leur effet sur elles et sur leurs lieux demanifestation. Il n’y a pas d’autre explication à chercherpour tout ce qui survient dans le monde. Au­delà, on nepeut que citer ce verset, comme le fait égalementIbn ‘Arabî, en renvoyant à Dieu la raison des choses : « Ila donné à chaque chose sa création » (Coran 20 : 50)30.Cette explication métaphysique des événementsterrestres et plus précisément de l’actualité confère àAbd el­Kader une grande liberté de pensée et lui faitporter un jugement sans complaisance sur sescontemporains. Elle permet également de comprendrel’étonnante mansuétude qu’il a toujours montrée durantles différentes étapes de sa vie à l’égard de ses ennemis etde tous ceux qui n’ont cessé de le trahir ou del’espionner, comme s’il éprouvait une profondecompassion pour tous les êtres que le voile del’individualité, de la cupidité et de l’ignorance empêchaitde voir ce qu’il contemplait lui­même et qui, dans unelarge mesure, explique, sans pour autant les justifier, lamesquinerie et les crimes des hommes.

La longanimité d’Abd el­Kader n’a d’égal que sa curiositéet son ouverture à l’égard de la philosophie et surtout desautres religions, attestées tant par ses œuvres que par denombreux témoignages. Cette attitude est fondée surl’idée que la théophanie divine, tout comme elle imprimesa trace sur la réalité mouvante du monde, exerce soneffet sur les cœurs et donc sur la croyance. Ici encorel’explication de la diversité des croyances et de sonfondement métaphysique et l’affirmation que tous les

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hommes, aussi bien l’athée que l’idolâtre, adorent tousun même Dieu, n’aboutit nullement à la mise sur unmême pied d’égalité de toutes les religions non plus qu’àune apologie de l’islam, mais à l’énoncé d’un modèlecoranique et muhammadien dépassant les limites de lareprésentation du divin. Le verset : « Dites : Nous avonscru en ce qui a été descendu vers nous et en ce qui a étédescendu vers vous ; notre Dieu et le vôtre est unique etnous nous remettons totalement (muslimûn) à Lui »(29 : 46) invite de manière allusive sinon explicite« l’élite des muhammadiens » (khawâss al­muhammadiyyîn) à reconnaître Dieu dans toutes lesmodalités de Sa théophanie. La descente, expressioncoranique de la Révélation, ne signifie pas une descentedu haut vers le bas mais la relation entre Celui qui serévèle dans Sa théophanie et celui qui la reçoit. La voixpassive en occultant le sujet du verbe, renvoie ainsi à « laPrésence qui embrasse tous les Noms de la divinité », carune présence divine ne peut se manifester sous tous lesNoms divins. Une présence en occulte nécessairementune autre. Cette remarque jette une lumière particulièresur la notion même de Révélation, laquelle voile etdévoile tout à la fois. Le propre des « muhammadiens »est donc de percevoir la théophanie de la divinité, d’unepart affranchie de toute limitation, transcendante danssa ressemblance à la création et semblable à celle­ci danssa transcendance, et d’autre part de la saisir dans lesformes particulière de toutes les croyances. Qu’il s’agissedes diverses religions ou des différentes conceptionsthéologiques de l’islam dont les 73 « sectes » (firaq)correspondent à des modalités multiples de lathéophanie, chacun perçoit Dieu à la mesure de saprédisposition. Les êtres étant créés pour adorer Dieu,l’adoration leur est inhérente. Il n’y a donc d’incroyanceque de manière relative, sous la forme d’une expressionerronée, cachant la réalité de la divinité selon le senspropre de kufr en arabe (kafara = recouvrir). Alors que

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la plupart des hommes adorent Dieu dans la forme plusou moins limitée de leur croyance ou de leur conviction,le saint muhammadien reconnaît Dieu en toutecroyance. La largeur et l’ouverture de son cœur leprédispose à recevoir la théophanie de la divinité danstous les lieux de Sa manifestation. L’enseignement et laperception d’Abd el­Kader coïncident parfaitement aveccelles du Cheikh al­Akbar qui affirme avoir reçul’explication de toutes les croyances31. Le verset « TonSeigneur a décrété que vous n’adorez que Lui » (17 : 23)doit être compris dans ce sens32. Ce mawqif pourraitconstituer le commentaire du fameux poème duTarjumân al­ashwâq, si souvent cité et si mal compris :« Mon cœur est devenu réceptif à toute forme : pâturagepour les gazelles et monastère pour les moines… Jeprofesse la religion de l’amour ; où que se tournent sesmontures. Telle est ma religion et ma foi… ». Selon lecommentaire d’Ibn ‘Arabî lui­même, le cœur (qalb) estsoumis à l’alternance (taqallub) des inspirations duesaux états spirituels, eux­mêmes engendrés par lasuccession des théophanies divines dans la conscienceintime (sirr). Quant à la religion de l’amour, elle est uneallusion au verset : « Dis : si vraiment vous aimez Dieu,suivez­moi ; Dieu vous aimera » (Coran 3 : 31), car iln’est de religion plus haute que celle fondée sur l’amourde celui pour qui on la professe et sur la foi dans leMystère divin. Ceci est le propre des muhammadiens carMuhammad est parmi les prophètes l’Amant et le Bien­Aimé (al­Habîb) et tels sont ses héritiers33.Dans le mawqif 362, pas plus qu’elle ne met en cause lesexigences de la foi, la doctrine de la théophanie de Dieuqui « chaque jour est à une œuvre » (Coran 55 : 29) neconduit à abolir la Loi qui émet des jugements sur leschoses et les actes et les qualifie. « Les œuvres de Dieusont les états dans lesquels Dieu se trouvealternativement et ne sont autres que les lieux où lesNoms divins exercent leur action (masârif al­asmâ’ al­

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ilâhiyya) et les états exigés par les êtres possibles »,comme l’exprime le début du verset précité « Luiadressent une demande ceux qui sont dans les cieux et laterre ». Tous les êtres sans exception demandent à Dieuchaque jour, c’est­à­dire chaque instant, ce qui convientà ce pour quoi ils ont été créés. Parmi eux, seuls leshommes et les djinns, nommés dans la même sourate(55 : 31) « les deux êtres doués de pesanteur » (al­thaqalân), ont été prédisposés à l’obéissance et à ladésobéissance. Il importe ici de faire la différence entrel’œuvre ou l’acte de Dieu selon la réalité essentielle (fi­l­Allâh haqîqa) et l’acte émanant de l’homme soumis à laLoi, lieu de manifestation de l’acte divin. L’acte se trouvedonc « lié entre Dieu et créature » (marbût bayn haqqwa­khalq) sans jamais appartenir totalement à l’un et àl’autre. Il y a donc d’un côté l’Être de Dieu (wujûd al­haqq) et de l’autre les altérations (taghyîrât) semanifestant dans un être particulier, effets des statutsspécifiques des êtres possibles (ahkâm al­mumkinât). Orces statuts ou qualifications, divins dans leur principe, nesont autres que ce que « demandent » les êtres enfonction de leur prédisposition (isti‘dâd). Ils setraduisent dans le langage de la Révélation et de la Loipar la colère ou l’agrément, la récompense et lechâtiment, l’ordre et l’interdiction, etc. Le serviteurparfait agrée ce que Dieu agrée et s’irrite de ce quiprovoque la colère divine. Conformément àl’enseignement prophétique34, il aime en Dieu et détesteen Dieu car amour et détestation sont des qualitésdivines. Il faut donc distinguer dans les actes ce quirelève du décret divin auquel il faut croire dans saglobalité et ce qui est décrété et peut être un bien ou unmal. Selon l’invocation du Prophète, « le bien tout entierest dans Tes mains et le mal ne revient pas à toi35 ». Eneffet l’Être dans sa totalité est le bien et l’acte est dupoint de vue de la réalité essentielle celui de Dieu. Quantau mal, en tant que mal, il ne peut émaner de Dieu

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Conclusion

puisqu’il est absence d’être. Quand Dieu veut une choseet la fait venir à l’être par Sa parole « sois ! », il fautdistinguer l’être même de la chose (‘ayn al­shay’) venu àl’existence et ce qui qualifie cette chose et relève d’unstatut (ou d’une qualification : hukm) déterminé parDieu de toute éternité. Dieu ne veut donc pas plus le malqu’Il ne l’ordonne car Sa volonté ne concerne pas ce quiest éternel. Abd el­Kader met donc en garde contre ceuxqui n’ont qu’une vision unique de la Réalité et qu’ilappelle « les gens de l’unicité de la vision » (ahl wahdatal­shuhûd)36. « Contre qui serions­nous en colère, leurfait­il dire, puisque c’est l’acte qui provoque la colère, oril n’est d’Agent que Dieu ». Ces hommes qui n’ont réaliséqu’une partie de la vérité et confondent le Principe et samanifestation, sont incapables d’expliquer la nature deleur propre âme et la réalité multiple du monde, niantainsi de fait la divinité qui implique la dualité ainsi queles Noms divins et leurs effets. À l’inverse d’une tellevision tronquée de la réalité et de ses conséquencesantinomistes, il rappelle, en conclusion de ce mawqif, cecommandement du Prophète qu’il n’a cessé lui­mêmed’appliquer toute sa vie : celui d’entre vous qui voit unechose répréhensible, qu’il la corrige par la main – ceciappartient aux dirigeants – ou par la langue – ceciappartient aux savants – ou par le cœur et ceci est leminimum de la foi37.

Cette dernière démonstration, présentée de manièresimplifiée, permet de comprendre l’attrait qu’Abd el­Kader a pu exercer sur le milieu des savants damascènesqui suivaient son enseignement et dont les questions ontsuscité certains développements des Mawâqif. Enfaisant coïncider, à propos de la question classique desactes humains, la doctrine métaphysique de lathéophanie des Noms et le credo ash‘arite, il les aidait àfaire coïncider leur formation d’oulémas et leur propre

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Notes1. Par exemple : « Notre maître et imam Muhyî l­Dîn… », « l’imamdes connaissants, notre guide Muhyî l­Dîn… », « notre seigneur etappui, sceau des saints muhammadiens… ».

expérience du tasawwuf. La clarté de son expression etl’évidence de sa démonstration s’expliquent par sonassimilation profonde, intellectuellement etspirituellement, de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî dont il estincontestablement l’un des grands héritiers. Cet héritage,pour fidèle qu’il soit, ne contredit nullement la fraîcheurd’une inspiration qu’implique la notion même de mawqifou halte entre deux station sur la voie de la scienceinspirée par Dieu et transmise par la présence duProphète, source de toute sainteté. En puisant à cettesource, Abd el­Kader, après avoir résisté à la forcematérielle de l’Occident, a contribué à raviver unedoctrine dont il savait qu’elle seule pouvait assurer ladéfense intérieure du monde musulman. Avait­ilpressenti au sein du mouvement réformiste au seinduquel il a peut­être contribué à éveiller des vocations,une tendance à se laisser gagner inconsciemment parcertaines idées occidentales et à oublier les fondementsmétaphysiques de cette doctrine ? Toutefois, aussi bienson œuvre, et les Mawâqif en particulier, que sespositions humaines, intellectuelles et politiques, enAlgérie, en France et au Proche­Orient, montrent que leterme de résistance ne caractérise aucunement sapersonne. C’est bien plutôt celui d’ouverture qui luiconvient tant sur le plan extérieur qu’intérieur. Lathéophanie ou manifestation dans le cœur de l’hommede Dieu et dans la création de la Réalité de l’Être àtravers Ses Noms et donc les attributs divins et lesqualités humaines, n’a pas été pour Abd el­Kader qu’unethéorie. Il l’a vécue intensément, comme l’attestent lajustesse de son calame, la grandeur de son cœur et lagénérosité de sa main.

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2. Sur les citations par Ibn ‘Arabî des Mawâqif de Niffarî (m. entre354 et 366/965­976­7) et sur le sens qu’il donne à ce terme, voir Abdel­Kader, Écrits spirituels, trad. M. Chodkiewicz, Paris 1982, p. 27­28. Sur Niffarî, voir l’introduction de A.J. Arberry à son édition desMawâqif, Londres, 1935 et sa notice dans EI2, vol. VIII, p. 13­14.

3. La traduction anglaise : self­disclosure, adoptée par W. Chittick,est plus précise. Sur le tajallî et son rapport avec les Noms divins,voir W. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge : Ibn’Arabi’sMetaphysics of Imagination, Albany, New York, 1989, p. 91­96, etThe self­Disclosure of God, Principles of Ibn al­Arabi’s Cosmology,Albany, New York, 1998, p. 52­57. Voir également l’introduction deO. YAHIA à son édition des Tajalliyyât avec les commentaires d’IbnSawdakîn et le Khashf al­ghâyât, Téhéran, 1988, et la thèse deM. Chaouki ZINE, Connaissance et dévoilement chez Ibn ‘Arabî,Université Aix­Marseille, vol. I, p. 206­226.

4. Istilâhât al­sûfiyya dans Rasâ’il, Haydarabad, 1948, n° 29, p. 9.La précision entre crochets est donnée dans Futûhât, vol. II, p. 132,chap. 73.

5. Voir Shifâ’ al­sâ’il li­tahdhîb al­masâ’il, éd. I. Khalifé, Beyrouth,1959, p. 51­52, trad. R. Pérez, La Voie et la Loi, Paris, 1991, p. 180­184. Ibn Khaldûn reprend cette distinction dans le chapitre de laMuqaddima sur le tasawwuf.

6. Sur l’histoire de ce terme, voir W. CHITTICK, « RÛMÎ AND WAHDAT AL­WUJÛD », DANS POETRY AND MYSTICISM IN ISLAM. THE HERITAGE OF RÛMÎ, A.BANANI ET ALII (ÉDS), CAMBRIDGE, 1994, P. 70­111.

7. Ahl al­mawqif : ici au sens du lieu où se tiennent les hommesentre le temps de la Résurrection et le séjour éternel.

8. Ce hadith est un extrait d’une longue tradition rapportée parMuslim. Elle annonce la vision de Dieu le jour de la Résurrectionpuis la division des hommes selon l’objet de leur adoration. « Quandil ne reste plus que ceux, justes ou prévaricateurs, qui adoraientDieu, le Seigneur des mondes vient les trouver (atâ­hum) sous uneforme inférieure (ou plus proche adnâ sûra) que celle dans laquelleils L’ont vu […] et leur dit : Je suis votre Seigneur. Ils répondent :nous nous protégeons en Dieu contre toi et répètent deux ou troisfois : nous n’associons rien à Dieu […]. Puis ils relèvent la tête. Dieus’étant transformé (tahawwala) dans la forme dans laquelle ilsL’avaient vu la première fois, ils disent : Tu es notre seigneur… » Lasuite du hadith évoque les phases progressives de l’intercession(Muslim, Sahîh, îmân 302, Istanbul, 1329 H., vol. I, p. 114­117). Ibn‘Arabî rapporte dans le Mishkât al­anwâr une partie de cettetradition avec un isnâd remontant à Muslim mais avec quelques

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variantes (ya’tî­him au lieu de atâ­hum, par ex.), voir La Niche deslumières, trad. Muhammad Vâlsan, Paris, 1983, hadith n° 26.Toutefois dans les Futûhât (par ex. vol. I, p. 314, chap. 64 sur laRésurrection) l’apparition de Dieu est toujours exprimée par leverbe yatajallâ, et de même chez l’émir.

9. Voir à ce sujet Mawâqif, éd. ‘Abd al­Bâqî Miftâh, Alger, 2005,Mawâqif 8 et 9, vol. I, p. 117­119.

10. Cette présentation s’inspire en partie des deux passages deW. Chittick, cités plus haut.

11. Mawâqif, vol. I, p. 228­236.

12. Sur l’identification de l’Esprit à la Réalité muhammadienne,d’après le commentaire de Coran 17 : 85 : « Ils t’interrogent au sujetde l’Esprit. Réponds : l’Esprit procède de l’ordre de mon Seigneur »,voir en particulier mawqif 365, vol. II, p. 493.

13. Sur ce plan de l’Être, voir également le mawqif 89 où sontexpliqués les différents noms de la haqîqa muhammadiyya, enparticulier le nom al­tajallî al­thânî « la seconde théophanie », parrapport à « la théophanie première de l’Un » (al­tajallî l­ahadî al­awwal) et le nom hadrat al­asmâ’ wa­l­sifât « la Présence desNoms et des Attributs » où se fait la distinction entre « Celui quiappelle et celui qui est appelé à l’existence et à la manifestation »(tâlib wa matlûb li­l­wujûd wa­l­zuhûr). Cette Présence se trouvedonc entre les deux présences éternelles de l’Unité et de l’Unicité ;voir Mawâqif, vol. I, p. 243­244.

14. Haqîqat al­wujûd ‘inda­hum wâhida lâ tata‘addadu wa­lâtatajazza’u wa­lâ tataba‘‘adu wa hiya mâ bi­hi wijdân al­shay’ watahaqququ­hu al­tahaqquq alladhî la­hu bi­l­dhât.

15. Mawqif 63, vol. I, p. 192.

16. Voir le mawqif 144, vol. I, p. 367­369.

17. Voir Futûhât, vol. I, p. 216, vol. II, p. 9, 355, 487, 651 ; vol. III,p. 74, 278, 399.

18. Peut­être l’émir s’inspire­t­il de la réponse à la question 131 duquestionnaire de Tirmidhî : « Quel est le Nom qui est à la tête de SesNoms et qui a exigé de Lui tous les autres ? ». Ibn ‘Arabî répondd’abord « le Nom suprême » (al­ism al­a‘zam) puis « le GrandHomme (al­insân al­kabîr), l’Universel (ou parfait : al­kâmil), carDieu a enseigné à Adam tous les noms, à partir de sa propre essence,par connaissance “gustative” (dhawq). Il se montra à lui dans unethéophanie totale (tajallî kullî), si bien qu’il ne resta aucun nomdans la Présence divine dans lequel Il ne se manifesta à lui. Il connut

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donc à partir de sa propre essence tous les Noms de son Créateur »,Futûhât, vol. II, p. 120.

19. Voir Futûhât, vol. I, p. 109, chap. 5, à propos du Nom al­Rahîm.

20. L’émir identifie ailleurs « l’extérieur de la science » (divine) àl’Intellect premier ou à « la distance de deux arcs » (qâb qawsayn)qui est « le terme ultime de l’ascension des envoyés, saufMuhammad – sur lui la grâce et la paix – dont le terme del’ascension est “ou plus près encore” (aw adnâ) » (Coran 53 : 9) ;voir le mawqif 72, vol. I, p. 208.

21. Mawqif 122, vol. I, p. 318.

22. Mawqif 17, p. 130­131. Abd al­Bâqî Miftâh indique en note dansson édition les passages des Futûhât qui commentent la réponse deJunayd.

23. Mawqif 199, vol. I, p. 461­462. Voir aussi le mawqif 113 à proposdu même verset où est affirmée avec encore plus de force l’identitéde Dieu et de tout nom, tout en préservant la transcendance divine :« Il est – exalté soit­il – l’entité essentielle (‘ayn) de tout nommé partout nom et de tout qualifié par toute qualité et c’est ce par quoi il sedistingue. Il est l’être essentiel (‘ayn) du tout mais le tout n’est passon être essentiel. Il ne se distingue donc de rien mais les choses sedistinguent les unes des autres tout comme les noms se distinguentles uns des autres et l’Essence réunit le tout », Mawâqif, vol. I,p. 301.

24. Bukhârî, Sahîh, tahajjud 14, da‘awât 13.

25. Allusion à une version du hadith cité plus haut : « Dieu a crééAdam selon la forme du Tout­Miséricordieux » et au verset « LeTout­Miséricordieux, sur le Trône s’est établi » (20 : 5). 

26. Muslim, Sahîh, îmân 234, vol. I, p. 91. Mawqif 225, vol. I, p. 514.

27. Sur ce dernier verset très souvent commenté par Ibn ‘Arabî, voiren particulier Fusûs, p. 106­114 (verbe de Hûd).

28. Ibn Hanbal, Musnad, vol. I, p. 435, 465.

29. Voir le mawqif 146, vol. I, p. 371.

30. Voir le mawqif 364, vol. II, p. 492­493.

31. Voir Futûhât, vol. III, p. 75, chap. 319 ; vol. III, p. 132, chap. 335 ;vol. III, p. 523, chap. 383.

32. Voir Futûhât, vol. II, p. 92, quest. Tirmidhî n° 85, vol. III, p. 117,chap. 330 ; vol. III, p. 248, chap. 354 ; vol. IV, p. 166, chap. 523 ;Fusûs, p. 72.

33. Voir Dhakhâ’ir al­a‘lâq, commentaire du Tarjumân al­ashwâq,

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éd. M.‘AR. Al­Kurdî, Le Caire, 1968, p. 49­50.

34. Interrogé par Mu‘âdh b. Jabal sur la foi la meilleure, le Prophèterépond : « C’est aimer en Dieu et détester en Dieu et employer salangue à invoquer Dieu ». Et puis ? – « C’est aimer pour les hommesce que tu aimes pour toi­même et avoir en aversion pour eux ce quetu as en aversion pour toi­même », Ibn Hanbal, Musnad, vol. V,p. 247 ; voir aussi Nasâ’î, Sunan, îmân 2.

35. Partie d’une invocation d’entrée en prière (voir Muslim, Sahîh,musâfirîn 201, vol. II, p. 185.

36. L’émir ne vise nullement ici ceux qui réalisent dans lacontemplation de l’identité du témoin (shâhid) et de l’objet de lacontemplation (mashhûd) l’unicité de l’Être, mais ceux quis’arrêtent à une vision unique et confondent les plans d’existence,que cette confusion soit involontaire ou un simple prétexte.

37. Mawâqif, vol. II, p. 485­490. Voir le texte du hadith dansMuslim, Sahîh, îmân 78, vol. I, p. 50 etc.

Auteur

Denis Gril

Université de Provence/IREMAM

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Référence électronique du chapitreGRIL, Denis. La théophanie des noms divins, d’Ibn ‘Arabî à Abd el­Kader In : Abd el­Kader, un spirituel dans la modernité [en ligne].Damas : Presses de l’Ifpo, 2012 (généré le 01 avril 2015). Disponiblesur Internet : <http://books.openedition.org/ifpo/1840>. ISBN :9782351593271.

Référence électronique du livreBOUYERDENE, Ahmed (dir.) ; GEOFFROY, Éric (dir.) ; et SIMON­KHEDIS, Setty G. (dir.). Abd el­Kader, un spirituel dans lamodernité. Nouvelle édition [en ligne]. Damas : Presses de l’Ifpo,2012 (généré le 01 avril 2015). Disponible sur Internet :<http://books.openedition.org/ifpo/1772>. ISBN : 9782351593271.Compatible avec Zotero

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