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FONTANILLE

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  • UNE SEMIOTIQUE DES AGES DE LA VIE ?

    Cest une bien curieuse tendance de notre poque de considrer quil y aurait une culture jeune : y aurait-il aussi une culture senior ? une culture de lge mr ? Dordinaire, ce genre de questions est rserv la sociologie. Mais, bien que le phnomne intresse au

    premier chef sociologues et psychologues, il semble aujourdhui leur chapper pour plusieurs raisons.

    Cette nouvelle division des cultures nest peut-tre pas sans rapport avec la mondialisation des phnomnes culturels : tout en voulant ignorer les diffrences culturelles traditionnelles,

    et puisquil faut bien segmenter et catgoriser, le marketing culturel a invent de pseudo-divisions intercontinentales : la culture jeune , par exemple, transcenderait-elle les

    diffrences entre les banlieues amricaines, anglaises et franaises ? La sociolinguistique

    urbaine, ainsi que la sociosmiotique peuvent nous aider rpondre cette question : il y a

    bien, en effet, des modes dexpression comparables, dautres exportables, mais on ne sait, finalement, sil sagit proprement parler dune mme macro-culture , ou du mme rapport aux autres pratiques culturelles locales. Les crations linguistiques des jeunesses du

    monde nobiraient-elles donc plus, aujourdhui, aux lois inhrentes chaque langue nationale ? Inventeraient-elles, de la mme manire, selon les mmes rgles, leurs argots et

    leurs verlans ?

    Par ailleurs, si on peut parler dune culture de tel ou tel ge de la vie, cest aussi en partie en raison du type de productions smiotiques qui y domine. Ce serait peu dire que de ramener

    les diffrences entre les pratiques smiotiques, dun ge de la vie lautre, des diffrence de style ou de genre : leur porte, en effet, est toute autre, puisquelle rsulte de diffrences dans la vitesse et lampleur de lappropriation des nouvelles technologies de communication, et dans linvention de leurs usages, mais aussi de diffrences dans le choix des supports et des techniques qui inspirent les pratiques gestuelles, graphiques, musicales,

    etc : ces diffrences cumules conduisent finalement de vritables divergences smiotiques,

    et pas seulement stylistiques et gnriques.

    La smiotique des ges de la vie concerne enfin les stratgies socio-conomiques : des

    attentes diffrentes, des univers conceptuels distincts, des cibles identifies et des

    clientles spcifiques, voil en gnral ce que les professionnels de la communication, de

    lergonomie, du design et de la stratgie voient dans ces diffrents ges . Mais, le plus souvent, tout comme dans la typologie sociologique des styles de vie , les critres de

    distinction, malgr un appareil danalyse parfois sophistiqu, reposent trop souvent sur les seules classes de produits ou de services.

    Une rflexion stratgique inspire par la smiotique sintressera donc bien sr aux valeurs sous-jacentes, aux expressions sensibles de ces valeurs, mais aussi aux grandes

    reprsentations du changement de licne-de-soi et des pratiques associes qui caractrisent chacun des ges de la vie. Mais elle commencera par se poser la question de la segmentation :

    combien de phases ? au nom de quels critres (si la pubert marque le dbut de ladolescence, comment en fixer le terme)? pour quels objectifs stratgiques ? Et elle se demandera aussi

    comment aborder stratgiquement ces diffrentes classes de destinataires : comme des

    groupes entirement indpendants ? comme des groupes qui interagissent au moment du

    choix ou de la dcision ? comme des groupes qui changent tout moment leurs styles, leurs

    attentes et leurs valeurs ?

    Mais cette question est aussi sociale et politique, car parmi les modes dexpression et les modalits smiotiques des diffrents ges de la vie, la violence nest pas le moindre, violence contre soi-mme, autrui, contre les objets, contre les signes des autres groupes

    culturels et sociaux. Le rapport aux objets smiotiques , et par consquent leur nonciation,

  • ne pourrait donc plus se rduire l mission et la rception : on le sait, pour les smiotiques-objets quelles quelles soient, lnonciation est un appareil formel de leur usage , et les pratiques dusages smiotiques varient, selon lge, sur un autre mode que celui de lmission/rception : la squence production / conservation / consommation / destruction simpose alors. Cette squence canonique peut, comme tout autre, tre syncope ou entirement dploye. Du ct de la syncope : sengager dans une conduite risques, attenter sa propre vie, cest snoncer, en visant la destruction ; dtruire un objet smiotique, faire brler une voiture, saccager un wagon de train, cest encore une manire de lnoncer : ainsi les miliciens des rgimes totalitaires lisaient -ils les livres ! ainsi les hooligans

    lisent -ils les matches de football !

    Lge est, au premier chef, un phnomne qui concerne le corps, ses reprsentations, et les formes signifiantes quil produit ou sous-tend. Dans une perspective psychosmiotique, par exemple, ladolescence est un bouleversement total, o les langages divers (verbaux, gestuels, musicaux, notamment) ne peuvent tre compris que sur le fond des transformations

    corporelles et des reprsentations (ou des absences de reprsentations) qui sensuivent. On ne peut isoler telle ou telle modification (les transformations des perceptions, du schma

    corporel, celles de la voix, etc.) de toutes les autres : toutes constituent, au sens smiotique du

    terme, une forme de vie cohrente. Tout comme le feraient les sciences cognitives, en

    convoquant par exemple le concept d naction , la smiotique sefforce en ce cas de prendre en compte lensemble que constitue un tel bouleversement global, en commenant par sa dimension polysensorielle, et en aboutissant notamment aux diffrentes formes

    dexpression smiotique et leur syncrtisme. Ainsi pourrait-on tenter de mettre au jour l embodiment , lincarnation spcifique des formes smiotiques caractrisant chaque ge de la vie.

    De ce point de vue, les transitions, dune priode lautre, concernent directement les processus de liconisation, ainsi que ceux qui la remettent en question, en somme les alternances de stabilisation et de dstabilisation de la figure de soi : il sagit bien de se reconnatre dans le changement permanent, de parvenir stabiliser dans la reprsentation

    smiotique de soi-mme une icne identifiable, voire den adopter bientt une autre. La plupart des crises morales lies lge sont des crises smiotiques de ce type. Aussi accordera-t-on la plus grande attention toutes les pratiques smiotiques de lordre du miroir et de l identification : ainsi la dcouverte, ladolescence, par exemple, des vertus du discours autobiographique ; ou encore, chez ladulte, pourra-t-on sintresser la recrudescence actuelle des sports risque, stratgie de prolongation de la post-adolescence,

    du maintien et de la rmanence dune icne chronologiquement rvolue. La smiotique des ges de la vie est donc une des espces de la smiotique des cultures. Si

    elle a trait au corps et ses productions smiotiques, elle a trait aussi, bien entendu, au temps,

    et surtout aux variations passionnelles induites par les changements de perspective sur le

    temps. Les reprsentations du temps sont en effet au cur des cultures et, bien souvent, cest

    un des plus srs moyens de les comparer et de les distinguer : les dispositifs aspecto-temporels et dictiques des langues du monde ont toujours t considrs comme des

    concrtions issues de reprsentations cosmogoniques, mythiques ou populaires du temps.

    Or, toutes les reprsentations et conceptions culturelles du temps se heurtent la mme

    difficult, que les philosophes identifie comme aporie . Cest la difficult quil y confronter, composer ou intgrer, dun ct le moment prsent et ses instances diverses, et de lautre le temps chronique ; la plupart des inventions culturelles, en matire temporelle, rsultent de cette difficult, et des efforts pour la rduire : le temps du calendrier, le temps du

    rcit, le temps de la loi, de la politique et de la vie sociale, le temps liturgique en sont

    quelques exemples. Or, le statut du temps de la vie , dont nous nous occupons ici, est cet

    gard indcidable : confront au prsent dictique, il se fond dans le temps chronique ;

  • confront au temps chronique, il semble ntre quun prsent largi. La question qui se pose, en loccurrence, pour une smiotique des ges de la vie , nest pas de rsoudre un problme de nature philosophique, mais de comprendre comment, dune phase de la vie lautre, le point de vue sur le temps change, et comment ce dispositif complexe qui associe formes

    dictiques, aspectuelles, modales et passionnelles peut tre reconfigur dun ge lautre.

    Jacques Fontanille