A VANT PROPOS -...

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Serge Moscovici Essai sur l’histoire humaine de la nature Flammarion, éditeur, Paris 1968 Un document produit en version numérique par Jean-Marc Simonet, bénévole, professeur retraité de l’enseignement de l’Université de Paris XI-Orsay Courriel: [email protected]

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A VANT PROPOS

Serge Moscovici Essai sur lhistoire humaine de la nature (1968)694

Serge Moscovici

Essai sur lhistoire humaine de la nature

Flammarion, diteur, Paris 1968

Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole,professeur retrait de lenseignement de lUniversit de Paris XI-OrsayCourriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

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Jean-Marie Tremblay, sociologue

Fondateur et Prsident-directeur gnral,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, ancien professeur des Universits, bnvole.

Courriel: [email protected]

partir du livre de

Serge Moscovici

Essai sur lhistoire humaine de la nature

Nouvelle bibliothque scientifique dirige par Fernand Braudel.

Flammarion, diteur, 1968,606 pages.

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Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points.

Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 10 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

dition numrique ralise le 13 novembre 2007 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

Table des matires

La question naturelle

Premire partie Les processus naturels et la succession des tats de nature

Chapitre Ier. La nature, art de lhomme

I. De la matire organise

II. Lart et la technique ne constituent pas une contre-nature

III. La nature humaine: difficults dune ide

IV. Lhistoire humaine de la nature

Chapitre II. La cration du travail

I. Produire des objets, crer du travail

II. Deux processus naturels linvention et la reproduction

III. Lactivit inventive

1. Inventer le savoir-faire;

2. Dcouverte et substitution.

IV. Les dimensions reproductibles du travail

1. La reproduction naturelle;

2. Le systme de reproduction.

V. Processus naturels et processus sociaux

1. Le fondement naturel;

2. Richesses, ressources et appropriation;

3. Travail alin et travail inalinable.

Chapitre III. La succession des tats de nature (I)

I. De ltat de nature

II. Le travail artistique et la substance

1. Lidentit de lhomme et de lhabilet;

2. La nature organique.

III. Lunivers des formes et des mouvements

1. Le rgne de linstrument et de la force;

2. La mcanisation du monde.

Chapitre IV. La succession des tats de nature (II)

I. La nature cyberntique

1. La matire finale;

2. Le domaine de la rgulation;

3. La prdominance de linvention;

4. Une nature historique.

II. Le contenu des tats naturels et la fonction des disciplines naturelles

Chapitre V. La division naturelle

I. Quelques questions prliminaires

II. Catgories naturelles, espces biologiques et classes sociales

III. La sparation des catgories naturelles: conditions et consquences

IV. Le caractre ncessaire de la division naturelle

V. Les formulations indirectes du processus de division naturelle

Chapitre VI. La transformation des ressources

I. Distribution des richesses et clatement du savoir-faire

1. Laccumulation de surplus sociaux;

2. La division ou la subdivision du travail.

II. La substitution des ressources matrielles ou inventives

1. Ltat dquilibre;

2. La formation des ressources complmentaires;

3. La lutte pour la nature;

4. Conclusion.

Deuxime partie Lvolution des catgories et des disciplines naturelles

Premire SectionLa nature mcanique et la structure des catgories naturelles

Chapitre Ier. La formation des catgories naturelles et lunit de lhistoire de leurs disciplines

I. Les deux fonctions dune catgorie naturelle

1. Des filiations videntes;

2. La fonction productive et la fonction auto-cratrice.

II. Deux consquences de la division naturelle

1. Arguments contre une histoire universelle et spare des sciences des arts, des philosophies et des techniques;

2. Groupements de disciplines et tats de nature.

Chapitre II. Loriginalit de lingnieur

I. Les nouvelles ressources complmentaires

1. La renaissance de lartisanat;

2. La convergence des arts et les agents inanims.

II. Une catgorie naturelle indpendante: lingnieur

1. Le matre dengins, artisan suprieur;

2. Les grands affrontements.

Chapitre III. Les origines de la technique

I. La mthode de lingnieur

II. La cration des facults mcaniques

1. Un nouveau mode de reproduction naturelle;

2. Les impratifs de linvention.

III. De lart mcanique la technique

Chapitre IV. La rvolution philosophique

I. La hirarchie des disciplines naturelles

II. La mcanique au centre de la philosophie

1. Le problme historique;

2. La crise de la hirarchie des disciplines dans la philosophie naturelle;

3. La place de la mcanique.

Chapitre V. De lunivers de la machine la machine de lunivers: I. Le philosophe mcanicien

I. Le philosophe constructeur dinstruments mcaniques et doctrinaire de lart dinventer

1. Le but du philosophe mcanicien;

2. La mthode philosophique et lart dinventer.

II. Habilet mcanicienne et connaissance philosophique

1. Lexprience en tant que mthode analytique;

2. La mesure et lunit du savoir.

Chapitre VI. De lunivers de la machine la machine de lunivers: II. La nature mcanique

I. Le monde en question

1. La forme et la matire;

2. Lunit des espces de mouvement;

3.Le point de vue organique.

II. La naturalisation des artifices

1. Jouer et faire;

2. La ralit ultime.

Deuxime Section Science, travail inventif et progression naturelle

Chapitre VII. Lunivers froid et lunivers chaud

I. Les philosophies, les sciences et le nouveau rapport des disciplines naturelles

II. Mdecine, arts chimiques et arts mcaniques

1. Le monde terrestre et le monde souterrain;

2. Le sommeil de lalchimie.

III. Lopposition la mcanique

1. Lbauche dune nouvelle catgorie naturelle;

2. Linstrument chimique, lunivers froid et lunivers chaud.

Chapitre VIII. Lannonce de la rvolution scientifique

I. Les deux visages de lart exprimental

II. Un nouvel ordre de philosophes: la prophtie de J. B. Priestley

III. Le regroupement des disciplines naturelles

Chapitre IX. La science et ses effets

I. Systmes stables et thories prissables

II. Lassimilation des modles mcaniques

III. La primaut de leffet

Chapitre X. La transformation opre par les sciences dans lhistoire humaine de la nature

I. Le dprissement des techniques

1. Les nouvelles ressources complmentaires;

2. Les sciences appliques;

3. La mutation du travail humain.

II. La progression naturelle

1. Les sciences institutionnalises et leur reproduction;

2. Le travail inventif;

3. La matrialisation des savoir-faire;

4. Progrs scientifique et technique ou progression naturelle;

5. Des phnomnes encore inexplors.

Troisime partieSocit et histoire humaine de la nature

Introduction la troisime partie

Chapitre Ier. La main et le cerveau: les manifestations sociales de la division naturelle

I. Lillusion organique

1. Un modle abstrait;

2. Lexemple grec.

II. La querelle des arts et lartisan suprieur

1. Les arts libraux et les arts mcaniques;

2. Conclusion.

Chapitre II. Le gouvernement de la socit et la conqute de la nature

I. Le corps naturel et le corps politique

II. Le gouvernement de la socit

1. Le savoir naturel, le savoir social et la science du pouvoir;

2. Les qualits de lhomme humain;

3. Les deux visages de lhumanisme;

4. Lducation de llite politique.

III. La nature externe

1. Une pdagogie souterraine;

2. Une figure de rhtorique la conqute de la nature.

Chapitre III. Lexploitation des choses

I. Le gouvernement de la nature

1. Progrs plein et progrs vide;

2. Lexpression actuelle dun thme rvolutionnaire.

II. La socit, forme de la nature

Conclusion

I. Pour une nouvelle science: la technologie politique

1. Le chanon manquant;

2. Le programme de la technologie politique.

II. Deux cultures ou une seule

La question naturelle

Il y a la peste en ce moment, que faire

quand la peste est l?

Homre.

Retour la Table des Matires

Chaque sicle est parcouru par une interrogation essentielle qui mobilise ses forces vives. Du dix-huitime sicle, on peut dire quil a t m tout entier par la question politique. Les rvolutions qui le modlent, les doctrines qui proclament et justifient ces rvolutions, sont inspires par la qute du meilleur gouvernement, et la recherche des lois qui saccordent avec la dignit du citoyen et lorgueil des nations nouvellement nes.

Le xixe sicle donne la primaut la question sociale. La socit civile dclare son autonomie face ltat. Claude de Saint-Simon imagine quune catastrophe extermine soudain llite des ministres, des parlementaires, des gnraux: les richesses nen seraient pas diminues, les conditions de vie habituelles ne subiraient pas de changement. En revanche, il soutient dans cette parabole que la disparition de llite des industriels, des banquiers, des ingnieurs et des savants aboutirait paralyser la socit, compromettre la production des biens et instaurer la pnurie. Lclosion de lconomie dans la pense et dans les faits, la dmonstration du caractre historique des socits, donc de leur avnement et de leur dclin, sont les consquences de cette autonomie prsume de lordre social. Les classes sociales trouvent dans ces thories lcho systmatis de leurs croyances et un guide daction. La lutte entre proltaires et capitalistes, le lien que lon entrevoit entre la dpossession fivreuse du travail et laccumulation triomphante du capital inspirent les entreprises pratiques et intellectuelles du sicle. Quelles sont les racines de lingalit sociale, de quelle faon peut-on la combattre? Quelle est la socit la plus juste? Voil les demandes auxquelles on est press de fournir une rponse.

Si nous nous tournons vers lpoque contemporaine, nous nous apercevons quau premier plan de ses proccupations figure la ncessit de situer lhumanit parmi les forces de lunivers matriel, daugmenter sa capacit de sadapter aux bouleversements dont cet univers est constamment le lieu, et de combler les carts qui en rsultent. A cette ncessit sassocie le mouvement qui tend faire du progrs scientifique le critre des rapports entre les socits existantes et des relations lintrieur de chacune delles. Les deux tendances convergent pour soulever dans notre sicle la question naturelle. Son originalit, la teneur de ses intrts sy expriment compltement.

Sans conteste, la carrire ouverte par les changements survenus dans les sciences touchant leur contenu, leur fonction, leur rythme sinscrit parmi les vnements les plus rvolutionnaires de lhistoire humaine. La conception du temps, de lespace, larmature des lois physiques, les informations sur la structure de la matire organique et inorganique, les moyens dobserver et dexprimenter sont constamment mis jour. Rien qui ressemble un arrt, une ossification en systmes achevs, rien qui entrave srieusement lavance audacieuse sur les voies multiples qui souvrent. Ce renouvellement naffecte pas seulement la substance des sciences. La place quelles occupent parmi les facteurs dcisifs dans lorganisation de nos relations sociales et de nos contenus mentaux na pas dquivalent dans le pass. Les connaissances jadis rputes dsintresses alimentent nos productions de faon active. Les machines ne se contentent plus de laide de lingnieur: elles recourent au savoir du philologue, du logicien, du philosophe. Ceux qui contemplaient les formes tranquilles du ciel des ides et sadonnaient aux jeux innocents de lesprit ont saisi les leviers de commande des occupations terrestres, comme si les images incluses dans des milliers de rves savraient soudain plus adquates au rel que les penses les plus pondres et les plus topiques.

Il est avr dsormais que la main-mise de la physique quantique ou de la cosmologie relativiste sur notre histoire ne le cdera en rien la profondeur de la marque laisse par la Rvolution franaise. La situation gnrale actuelle est dfinie avec autant de vigueur par linvention de la cyberntique que par le passage de la Russie ou de la Chine dune structure sociale ancienne une structure sociale nouvelle. La place prise par les mathmatiques parmi les oprations et les habitudes prvalentes sera peut-tre, un jour, mise en parallle avec la diffusion de lcriture, sinon avec celle du langage humain lui-mme.

Lampleur des puissances matrielles auxquelles nous sommes confronts et ltendue des efforts dploys cette fin traduisent bien la nouvelle dimension de notre milieu:

Nous sommes prsent au cur dune rvolution scientifique sans prcdent, qui promet damener des changements profonds dans les conditions de la vie humaine. Les forces et les processus que lhomme parvient maintenant matriser commencent galer en grandeur et en intensit la nature elle-mme, et la totalit de notre milieu ambiant est prsent soumise linfluence humaine.

En effet, consciemment, mthodiquement, nous sommes mme dintervenir dans lquilibre biologique de la plupart des espces vgtales ou animales, de les prserver ou de les dtruire, damnager le climat, de modifier le cycle des transformations nergtiques. Notre action gomorphique ne connat plus de limites.

Simultanment le genre humain est sur le point de subir une mutation profonde. Aprs avoir russi tre le seul animal habiter toute la plante, lhomme se prpare devenir une espce capable de subsister lchelle du systme plantaire, de faire concider sa gographie et son astronomie. Lemploi des fuses, outre la dcouverte dun moyen indit de locomotion et de communication, laisse entrevoir la possibilit pour les groupes humains de stablir dans des milieux physiques qualitativement diffrents. Pendant de nombreux sicles, le champ des voyages extra-terrestres, si follement cultiv par ses pionniers, a intrigu ou amus les esprits rservs. A prsent nous y revenons, munis des leons de la dernire dcennie, dsireux de mesurer ltendue dune conversion aussi exceptionnelle. Ce qui tait utopie, plnitude innocente de la fantaisie, se range, sans quivoque, dans le cadre de notre ordre naturel en expansion. Tout ce qui a t conu, prouv lchelle de notre plante, devra subir une rvision. Les prliminaires sont l, ils ont valeur indicative. Resserrement de nos liens avec les puissances matrielles, extension des conditions dexistence possibles au-del de la surface de la terre, bouleversement corrlatif de notre intelligence et de nos instruments, telles sont les composantes de notre ralit visible, immdiate. Des moyens importants sont runis pour dchiffrer et orienter son cours; des millions dindividus se consacrent cette tche. Il est certain que lavenir qui se prpare ainsi dpend de nous. Paradoxalement, il nous semble inconnu et, certains gards, incomprhensible.

Au demeurant, ce serait faire un songe creux que de sous-estimer le rle des circonstances sociales et politiques qui accompagnent cette volution et lui fournissent larsenal de ses mobiles. Tout dabord, laffrontement de deux systmes sociaux, le systme capitaliste et le systme socialiste. Dans cet affrontement, un rle essentiel revient la capacit dinventer, dassimiler les ressources matrielles par la science et la technique. Une socit est cense perdre sa raison dtre lorsque son cur matriel, les connaissances quelle dtient, les productions grce auxquelles elle entretient ses institutions civiles et prserve son genre de vie, sont supplants par des connaissances et des productions quelle nest pas en mesure de se procurer. Le rayonnement et la permanence du pouvoir politique en dpendent.

Pntrer les mystres de lunivers, cest aussi assurer, sans mystre, la puissance et la victoire de sa propre nation. La violence comportant actuellement des risques incalculables, on substitue, au combat direct par lequel on soumet ladversaire en lui enlevant le fruit de ses travaux ou en renversant le rgime quil sest donn, des efforts qui visent anantir les fondements objectifs de son existence. Bref, au lieu de sapproprier sans dtours les biens de lautre, on essaie de matriser sa nature. Le procd nous rappelle singulirement lhabitude des cultivateurs qui, lorsquils ne peuvent extirper directement une espce animale ou vgtale, modifient la flore ou la faune, privant ainsi lespce juge nuisible de moyens de dfense et de reproduction. La course aux armements, laccroissement de la productivit du travail, ou encore la lutte pour la primaut dans lespace, revtent le mme sens.

Peut-tre la paix entre les peuples nest-elle souvent, quand les circonstances particulires le commandent, quun combat men par le truchement de la nature. Aujourdhui cette paix est une guerre ouverte o la bataille dcisive se livre sur le terrain des lois et des forces du monde extrieur que lon voudrait annexer. La dignit, ladquation et lefficacit des systmes sociaux, fait symptomatique, ne sont pas estimes en termes intrinsques de justice et dgalit. Elles se rapportent la capacit dexercer une influence sur les phnomnes naturels et sur le dveloppement subsquent des sciences et des techniques:

Lutilisation des conqutes des sciences naturelles, crit-on, devient un des plus importants problmes sociaux de lpoque moderne. Dans la comptition des systmes sociaux, le rgime qui vaincra sera celui qui utilisera le mieux, de la faon la plus efficace dans lintrt des hommes, les conqutes de la connaissance scientifique et assurera en fin de compte la plus haute productivit du travail.

Limportance prise par le progrs scientifique dans la conscience collective ne reflte pas seulement lantagonisme des formes sociales. Ce progrs figure galement parmi les remdes souverains idoines rsoudre nos difficults politiques et conomiques, une fois la cause de celles-ci diagnostique. A ce titre, on lui demande soit de remplir le rle de complment une rpartition des richesses qui laisse subsister des ingalits sociales, soit de se substituer au conflit qui oppose les classes dune socit. Ce problme mrite de nous retenir plus longuement.

Assurment, les dons inns, la place de lindividu dans la division du travail, lappropriation des moyens et des biens de production sont les critres principaux qui dterminent la hirarchie, la jouissance et le pouvoir des membres dune socit

La premire cause de la subordination, crivait Ferguson, vient de la diffrence des talents et des dispositions naturelles; la seconde, de lingalit dans le partage de la proprit; et la troisime rsulte des habitudes qui se contractent dans la pratique des diffrents arts.

Cette troisime ingalit acquiert dautant plus dimportance que la premire, lingalit biologique, est alatoire ou subordonne, et que la seconde, due lexistence des classes sociales, est destine sattnuer ou disparatre. Les socits socialistes ont vu sliminer, dans une large mesure, les diffrences provenant de la disparit des fortunes prives. Lquit que ces socits ont voulu introduire demeure cependant hors datteinte aussi longtemps que les techniques productives maintiennent, entre autres, une division du travail en occupations manuelles et tches intellectuelles. La sparation des travailleurs en mains et cerveaux, en excutants et dirigeants, prserve une distance qui tend se perptuer, les enfants de chaque catgorie suivant la carrire de leurs parents et rcoltant les avantages ou les dsavantages de leur position. Pour liminer les consquences de cette situation, un autre mode de rpartition des richesses serait inoprant. Il faudrait transformer le travail lui-mme, en agissant sur la somme et la structure des savoirs crs jusqu ce jour. En dfinitive, la solution rsiderait dans linvention de nouvelles habilets, dun autre appareil productif, dchanges diffrents avec la matire. De l la conviction que le progrs technique est le moteur principal du rapprochement du travail manuel et intellectuel. Supprimant une division millnaire, le progrs se prsente comme le signe dune nouvelle finalit dans les socits qui se proposent dinstituer des rapports collectifs fonds sur lassociation harmonieuse des groupes humains. A savoir, de proscrire la troisime ingalit, celle des talents et des connaissances.

Par contre, dans les socits capitalistes, le progrs scientifique et technique synthtise de plus en plus lensemble des mesures destines se substituer une rorganisation radicale des structures sociales. Les indices conventionnels de comparaison entre individus et collectivits sont devenus ceux de la productivit, de la croissance, du dveloppement, cest--dire quils portent sur les quantits dnergie disponibles, le nombre dindustries, la surface habitable, lventail des machines usage public et priv. Par voie de consquence, la diffrence entre les modalits de rpartition des richesses, donc la composition des classes sociales, nest plus considre comme essentielle et se trouve relgue au second rang. Une socit nest pas dabord socialiste ou capitaliste, mais industrielle, scientifique ou technique.

En accord avec cette doctrine, la matrise des processus naturels est la meilleure voie quune classe ou une nation puisse suivre pour accrotre le bien-tre de tous et de chacun. A la distribution quitable des richesses, on voit opposer laugmentation du volume des biens en gnral, sans que cela implique ncessairement, pour une catgorie sociale, la diminution de sa dpendance par rapport une autre:

Une fois que lon en vient considrer la croissance conomique comme un terme qui peut se substituer la distribution, sa supriorit potentielle dans la cration du bien-tre apparat rapidement. Mme ceux qui sont au niveau le plus bas de lchelle des revenus ont plus gagner, brve chance, dun progrs rapide que dune redistribution.

Lindividu est invit mesurer les avantages offerts par le nombre desclaves mcaniques qui lui sont attribus, et par la masse de commodits dont il dispose. Un parallle avec la quantit de besoins quil aurait pu satisfaire sil avait vcu au sicle dernier, et avec ceux quil satisferait certainement sil vivait au sicle prochain, le rassure au sujet de son aisance actuelle et future. Le bilan de cette comptabilit est obligatoirement positif. On constate, en effet, que la gamme de nos serviteurs muets est aujourdhui plus tendue que la cour des domestiques vivants dont disposait un prince chrtien dil y a dix sicles, ou dont dispose un potentat mineur de nos jours. Lingalit prsente est de ce fait rendue tolrable, la comparaison avec les empereurs de lindustrie, de la banque ou de ltat tant minemment nuisible au vritable progrs. Celui-ci, nous invite-t-on conclure, compense les menaces dinscurit, de privation de libert quune partie de lhumanit fait peser sur lautre. Laissons donc la propagation des sciences et des techniques le soin dobvier aux imperfections invitables qui viennent au jour dans le droulement des processus socio-conomiques. Telle est lopinion sur laquelle se fait le consensus: la matrise de la socit, il faut prfrer la matrise de la nature. Peut-on voir dans cette vise la source dun lan propre rconcilier lhomme avec son destin? Le progrs scientifique, la croissance conomique peuvent-ils remplacer la recherche avoue dune justice sociale que le xixe sicle sur les ides duquel nous continuons vivre a proclame indispensable?

Ainsi la question naturelle porte sur notre ralit tout entire. Mettre en vidence le poids de lunivers matriel qui nous sollicite, cest sarrter une de ses manifestations particulires. Lenjeu que cet univers reprsente inverse lordre des proccupations coutumires et provoque un dplacement du point dapplication de linitiative et de leffort humain. Cest dautant plus vident que la signification de ce quil sagit dsormais de poursuivre et de dcouvrir nest pas inscrite dans un livre de la nature, difficile parcourir mais achev, quil nous suffirait de dchiffrer. En fait, il nous faut remplacer un cadre qui nous semblait donn par un cadre que nous faonnons nous-mmes. La dtermination que nous fixions dans le cosmos et qui ne paraissait pas tre de notre ressort part aujourdhui de nous:

Maintenant que le milieu naturel donn ne peut plus opposer dobstacle insurmontable la technique moderne, et quaucune apprhension nempche plus lhomme de soumettre ses fins tout ce qui existe, il faut un plan gnral daction propre qui doit remplacer le plan mondial ou naturel donn, tel quil est contenu, par exemple, dans toute pense religieuse.

Le constat et ses consquences sont minemment pratiques, puisquils nous incitent concevoir une mthode correspondant un tel plan, crer les qualits dintelligence et daction sans lesquelles une coordination rationnelle de nos changes avec les puissances matrielles savre impossible. A travers le zle ininterrompu qui sapplique rsoudre les difficults dune science ou dune technique spcifique, nous lapprenons de la sorte, loin quun univers dj constitu se dvoile, cest un ordre qui sinstaure. Cependant cette possibilit naissante dinfluer sur les liens et lquilibre des forces matrielles a une rpercussion plus vaste. Mise la disposition des corps politiques, elle dfinit le contexte de leurs dcisions et la condition de leur supriorit. taye par les courants qui, dans ces socits, visent remplacer lexploitation de lhomme par lexploitation des choses, elle justifie leur dmarche. Que cela ait lieu dans les circonstances que je viens de dcrire na rien qui doive surprendre. Cest la prsence de deux cits rivales, Sparte et Athnes, et la guerre intestine, qui a contraint les Grecs examiner lessence de la cit et rechercher les principes qui la rendent parfaite. De faon plus imprieuse encore, toutes les conditions sont runies aujourdhui pour situer le gouvernement de la nature au cur des relations entre les hommes et des rapports de ceux-ci avec le monde extrieur, pour en fixer le sens et en faire une ncessit.

***

Pour saisir pleinement cette conjoncture, force nous est de rintroduire la nature, lexigence radicale de la gouverner, dans une pense et une vision de lvolution de lhumanit caractrises par un effort tenace pour les en exclure et les couper de la socit. Dans notre pass rcent, Jean-Jacques Rousseau, paradoxalement, avait donn le signal de cette mise lcart. Avant lui, on pouvait encore considrer lordre social comme une phase ou un degr de perfection de lordre naturel, une des fins auxquelles celui-ci sefforait datteindre. Sans rticence aucune, Adam Smith saccordait la libert denvisager une poque o la nature avait form le genre humain pour la socit. De cette continuit, lauteur du Contrat social et cest l son gnie a dispos avec rigueur et raison, en indiquant la coupure que lingalit des richesses introduit entre deux priodes de la socit humaine, plaant justement lorigine de cette ingalit dans les rapports politiques et non pas dans la constitution de lunivers ou de lespce. La confusion, si tenace, de la progression des sciences et des arts avec lavancement moral et intellectuel, avec la disparition de la misre des peuples, na jamais t depuis plus clairement dmasque. Ce faisant, Rousseau avait rendu impossible toute tentative de retour naf vers une harmonie perdue jamais. Aprs lui, la nature cessa dtre le lieu privilgi do venaient les solutions aux problmes qui assaillent les hommes; elle nexpliquait pas non plus comment ils avaient t amens se les poser. Elle ne justifiait plus le prsent, ses injustices, ses tourments, elle ninspirait pas davantage les actions futures. Toute la ncessit, aussi bien pratique que thorique, se concentra dans la socit, et toute la contingence se rfugia dans la nature; lune apparaissait entirement rserve au rgne du sujet, lautre exclusivement concde la domination de lobjet. La premire reposait sur la seconde comme sur un vide, indispensable pour subsister, inutile pour devenir.

Pareille csure permit la socit humaine de se ressaisir, de voir quelle possdait la fois vrit et puissance, quelle tait uvre de lhomme autant que les catgories humaines taient son uvre. Rejetant la prdtermination de leurs actes par des processus cosmiques, rcusant une causalit qui en tirait sa substance, les individus et les groupes sociaux retrouvrent, du mme coup, leur responsabilit et leur initiative. Ils se dcouvrirent au sein de la vie sociale acteurs et sujets, auteurs de rapports qui les rendaient mutuellement solidaires. Le capitaliste qui combattait son pass, la fodalit, et le proltaire qui levait les barricades de son avenir, le socialisme, avaient appris quune organisation collective fait suite une autre, quelle nat dun tat pass et non pas dun ordre naturel contemporain. A larticulation nature-socit se substitua larticulation socit-socit le devenir socit de la socit, dit George Lukcs le mouvement continu, la longue marche au cours de laquelle chaque forme sociale sinstalle sur les dbris dune autre. Les rvolutionnaires qui branlrent sans relche les assises des tats navaient plus craindre de desceller les piliers de lunivers: ils ne faisaient quabattre ce qui paraissait vou la destruction. La pense humaine se sentit dote dune nergie inconnue qui la portait au del des limites dans lesquelles on lavait enferme. Lautonomie de la socit, lexistence de lois et dun dynamisme qui lui sont propres, furent les axiomes qui reurent un prolongement philosophique et scientifique. Lhistoire prit la place de la nature, et ctait elle qui dmontrait clairement la gense des formations sociales, partir du moment o on lui attribuait un sens, et o les classes sociales prenaient lengagement de le reconnatre et de modeler son visage par la richesse, le travail et la lutte. Ses dcrets semblaient tre inexorables. Si la naissance et la mort des ordres humains perdaient leur caractre de cataclysme universel le social tant engendr par le social et non plus par le non-social leur succession savra soumise la logique des faits et lexigence stricte des principes. La libert de la socit tait obissance sa ncessit historique, une classe dhommes se voyant investie de tous les privilges que confrent le rang de matre et la qualit de sujet historique, pourvu que ce ft son heure.

A la faveur de ce renversement, lhistoire en vint reprsenter lantinature. On peut dsormais renoncer cette ngation: elle est contraire aux phnomnes observs. Il faut galement la pousser son terme pour dgager la vision qui linspire de la sentimentalit et de la routine o elle senlise. Jessaierai de mexpliquer ce propos.

Dans une description cohrente de la gense de la socit, on pose au commencement une humanit domine par des besoins primaires. Pour apaiser la tyrannie de ces besoins, elle agit sur le monde extrieur. Ce faisant elle le modifie et le transforme paralllement. Au cours de ce processus, les individus et les groupes nouent des liens conomiques, politiques, intellectuels, destins leur assurer lappropriation des biens, la continuit des productions et la perdurabilit des institutions. Les socits qui en rsultent se distinguent les unes des autres autant par la congruence de chacune une configuration particulire des pouvoirs matriels que par la manire dont les classes sociales sallient et se combattent. Laccord est unanime sur le rle dterminant des innovations techniques et des forces productives expressions de ces pouvoirs dans la succession des formations sociales.

A partir de ces prmisses, rien ne permet plus de rejeter le substrat naturel dans la rgion des tres passifs et neutres, ni de nier lingrence de notre espce dans son cours ordinaire. Les variations de ltat social dues la diffrenciation des contenus et des structures de lordre naturel mettent en vidence une volution de ce dernier aussi perceptible que celle du premier. Bien plus, lhistoricit des entreprises collectives, pour autant quelle sarticule avec un renouvellement du monde matriel, des changes avec lui, apporte et suggre la preuve exprimentale dune histoire des ordres naturels. Comment lhomme lverait-il son difice social partir du monde environnant sans remplir son tour de fonction constitutive dans le droulement des formes et la composition des lments de celui-ci? Du fait que son travail sy enracine et lui impose sa marque, on ne peut minimiser son influence sur les modifications de la nature, ni refuser de voir en celle-ci un lieu o lhumanit la fois intervient et spanouit. Et si nous sommes dans la dpendance, la fin, selon le mot de Goethe, nous dpendons pourtant des cratures que nous faisons. Face une entit close et abandonne son instinct de rptition, simple rceptacle de forces et de matriaux, il ne saurait y avoir de devenir. Lhistoire de la socit ne pourrait que retomber dans la contingence et la finitude. Par un retournement normal, la non-historicit de la nature, la rupture entre elle et lhumanit et sa conqute en tant que super-objet, apparaissent comme autant dillusions et dimpossibilits. Ce que nous connaissons effectivement,

cest toujours une nature cultive mais qui, cause de sa permanence et de sa stabilit plus ou moins grande, nous semble familire, et ainsi nous laisse croire que nous avons affaire la nature seule. Cest seulement en rtrospective historique que nous dcouvrons combien cette nature est culturelle.

Si on nglige cette vidence, lon senferme dans des rveries de puissance. Le rappel de notre supriorit, de lexception que nous reprsentons au regard des autres espces animales par lintelligence, lindice de crbralit, loutil ou le langage semble nous y inviter. Certes, sous le double patronage de la certitude et de lindiffrence, on accepte le postulat dune humanit attache au rgne naturel, linstar des pierres, de leau ou des vgtaux. De manire passive, on ly situe par les aspects qui sont les moins spcifiques, les moins humains, allais-je dire. Toutefois, ds linstant o nous affirmons notre particularit humaine, nous nous projetons enivrs hors du monde naturel, rendu ainsi lextriorit. Nous y voyons un grand rservoir de substances ayant leurs rgularits et leurs impulsions quil convient de soumettre, dexploiter, afin de les connatre et daccrotre leur utilit. Masse htrogne et opaque, sans communication immdiate avec nos dsirs, sans langage commun avec notre esprit, la nature ainsi conue est le cercle dont nous tentons constamment de nous vader et dont nous sommes constamment expulss:

Il ne faut jamais perdre de vue, nous avertit Jean-Paul Sartre, que lextriorit cest--dire la quantit, et en dautres termes la Nature est la fois la menace du dedans et la menace du dehors.

La dfense acharne et lagression tenace se compltent ce propos. Lhumanit se sent grandie lorsquelle remporte une victoire dans cette lutte sans merci. Si la socit se dgage de la nature, elle se reforme surtout contre elle. Habit par la violence, soustrait loppression objective et dure, lhomme sorti de lanonymat des tres animaux affirme sa suprmatie, sa singularit, son indpendance. De l dcoule sa vocation dominer lunivers, en extraire, par le truchement de ses sciences et de ses techniques, les pouvoirs et les connaissances dont il ne dispose pas encore sa guise. La lutte impitoyable des espces animales et le rapport du matre son esclave inspirent ce paradigme familier. Il a pour contrepartie lactivit concrte des socits et des individus.

Partout, on se proccupe simplement daccrotre lquipement qui permet demmagasiner des inventions, des sources dnergie, des cerveaux instruits par luniversit et des mains faonnes par lindustrie. La quantit de ces cerveaux et de ces mains dont on dispose est cense tmoigner dune emprise proportionnelle sur le monde extrieur. Dans cet inventaire, les sciences et les techniques figurent les vhicules flexibles et commodes, aussi bien quimportants et rvrs, dune foule dintrts et de ncessits auxquels les collectivits accordent leur vritable attention. Chacun se soucie daugmenter ces savoirs en tant que moyens. Pour plus de sret, on y associe la communaut des savants susceptibles de prvoir les tendances propres la thorie et lexprience de leur discipline. Dans le conseil des tats, les fonctionnaires humanistes, pays par le fort pour prcher le faible, et qui, aux dires de Rousseau, ne savent parler au faible que de ses devoirs et au fort que de ses droits, se voient prfrer les administrateurs duqus lcole de la science. Ceux-ci ont pour mission de dceler les imperfections de la nature et de proposer les procds par lesquels nous pourrons y maintenir notre empire. Leur prsence est gage de raison, exprimant nos droits sur lunivers et les devoirs de celui-ci envers nos manques et nos ambitions. La progression de chaque groupe social par rapport aux autres, lascendant dont il jouit, se juge au nombre de savants ou dignorants, la vitesse des fuses quil construit ou la hauteur de leur orbite, la distance en annes-connaissance qui le spare de la lune. De laccroissement de la puissance de toutes sortes dengins et de laccumulation des publications, on conclut une matrise quivalente sur la sphre naturelle. La comparaison est ici raison. Comme lavare, la vue de lor thsauris, crie au triomphe de sa vertu, lhumanit, devant la runion de tant de science, acclame la toute-puissance de son esprit. Si des rgions immenses lui chappent, elle sait que rien ne lui rsiste. Son confort trouve sa source dans la croyance au caractre spontanment positif et inluctable du progrs, dans lassurance que les inventions de lintelligence ne peuvent tre nuisibles. On tient pour acquis, la fois que la connaissance est pouvoir, que lessor des sciences ou des arts aiguise la conscience quune socit peut avoir de ses actes, et que ces actes sinspirent didaux levs.

Il est inutile dinsister sur la fragilit de cette croyance. Les savants tout les premiers en sont troubls, tant la finalit de leurs travaux leur apparat frquemment dvie par des ingrences trangres. Les dceptions naissent des espoirs quon a nourris au mpris des leons du rel. Rgulirement, on nous rappelle que lclosion de nos sciences nous permet denvisager un monde dans lequel les hommes pourraient tre heureux, en oubliant quil ny a l rien qui sinscrive automatiquement dans la texture de nos liaisons avec les forces extrieures. laborer notre milieu ambiant, ce nest pas essentiellement faire le dcompte de son contenu en phnomnes chimiques, lois physiques ou chevaux-vapeur; cest dabord, cest surtout comprendre les antcdents et les consquences de ces phnomnes et de ces lois, cest donner un sens au mouvement qui les fait apparatre pour nous et avec nous. Nous sommes depuis longtemps en possession de telles lois, de tels phnomnes, sans tre parvenus leur imprimer une direction qui soit le fruit dune dcision dlibre. Ce constat illustre suffisamment la prcarit dune mthode et dune conception qui ne prennent en considration que laccroissement des sciences en volume et en tendue. Lappel la soumission du monde extrieur, rpercut dans des mtaphores creuses, steint dans le vide dun discours dont les lieux communs masquent mal labsence de vises prcises.

Ds lors, quelle perspective adopter, quelle voie suivre? Un trait indlbile a t tir lorsquon a cess de considrer lhomme comme produit de llan cosmique, de la vitalit animale ou vgtale. Laffirmation maintes fois ritre de ses privilges, laccent mis sur sa situation exceptionnelle, ne sont que lcho de cette rupture. Mais on nen a pas envisag les consquences dans toute leur rigueur: lhomme est non pas possesseur ou rvlateur, mais crateur et sujet de son tat de nature. Cest assez dire que son dessein nest pas de sapproprier un univers qui lui serait tranger, auquel lui-mme resterait extrieur: il consiste au contraire accomplir sa fonction de facteur interne et rgulateur de la ralit naturelle.

Faut-il sen tonner? Nous tenons depuis trop longtemps pour assur que les connaissances et les expriences fournies par les disciplines techniques ou scientifiques sont de pures donnes, fruits dun agencement extrieur, quun travail incessant amne la surface. Lavancement de ces disciplines est conu comme une avance vers quelque fondement dont nous nous rapprochons de plus en plus parfaitement, les diverses ralits que nous en saisissons ntant que les tapes indispensables pour atteindre la ralit complte. Cest bien ce que lon entend par aspirer soumettre et conqurir lunivers. Toutefois, nous sommes plus prs de la vrit et nous disposons dune certaine libert dinitiative si nous acceptons de voir dans ces connaissances et ces expriences les dmarches par lesquelles lhumanit difie son propre tat naturel. Par leur truchement, elle diversifie ses facults et amliore ses qualits physiques ou intellectuelles, sattache les forces matrielles de manire indite, et leur imprime une figure conforme leurs principes et aux combinaisons dans lesquelles elles sinsrent un moment de lvolution gnrale.

Lobservation empirique le prouve, quand elle se porte sur la modification incessante de lquipement psycho-physiologique de lespce; constamment on voit se renouveler les forces qui contribuent marquer le contenu du monde objectif et la vision que nous en prenons. Les lois de notre intelligence, celles de nos savoirs, peuvent tre dates par les formes de mouvement ou les sources matrielles auxquelles elles se rapportent, puisque les unes et les autres participent de notre nature ds linstant o elles pntrent dans lorbite de notre capacit daction. Nul partage rigoureux ne saurait avoir lieu entre la nature de lhomme et la natura rerum, la nature des choses, et rien ne pourrait les fixer un stade dtermin et dfinitif.

Hraclite enseignait que ceux qui descendent dans les mmes fleuves se baignent dans le courant dune eau toujours nouvelle. La vrit est plus dramatique. Leau des Grecs est celle du potier, de lhumide, des quatre lments qui se combinent entre eux, comme dans la physique qualitative des Ioniens. Au xviie sicle, leau est celle des moulins et des pompes, de lingnieur, de la pesanteur et de la mcanique quantitative dun Galile. Pour nous, leau peut revtir lapparence de leau lourde, si nous considrons les nergies dclenches au niveau du noyau. Chaque fois, cette eau a exig des hommes le recours une connaissance diffrente, un autre mode daction, une nouvelle image du monde, sous peine de se confondre avec le nant primordial. On y reconnat le propre de lhomme qui nest pas tant de fabriquer des outils ou dtre raisonnable que de se crer lui-mme, de se combiner avec les autres tres, bref, dengendrer son tat naturel.

Si la nature est simultanment une donne et une uvre, les dcouvertes, laugmentation du savoir-faire ne sont pas des jalons sur le chemin dun fondement dernier, mais les indices de son renouvellement, provoqu par notre intervention. Cest seulement en tant quagents dune transformation dont les ordres successifs constituent la ralit objective que nous pouvons prtendre prvoir et instituer celle-ci. On reprochera peut-tre cette vue dtre anthropocentrique. On oublie trop facilement que tous nos modles de la nature le sont, sous une forme ou une autre, et que celle-ci est peuple dtres humanodes ou qui le deviennent. Lordonnateur du cosmos grec est bien un dmiurge, un artisan: Platon et Aristote en tmoignent. Dans lunivers de Newton, les corps se meuvent la faon dun boulet de canon ou dune horloge. Dieu y accomplit sa mission comme le ferait un mcanicien ou un fabricant dinstruments mathmatiques. La conception que nous avons actuellement de lagencement des forces matrielles ne saurait se passer dune description de lobservateur. Comme ces diffrents modles ne se rfrent pas un anthropos constant ni ne traduisent une morphologie identique, force est dy reconnatre les manifestations dune volution, une histoire. On accuse ces moments en stipulant, dans un langage ngatif, que chacun deux recule un peu plus les frontires de notre milieu matriel. Renonant ce langage, on peut soutenir que ce sont nos propres frontires, nos limites qui slargissent, chaque fois que la nature, dcidment humaine, atteint une nouvelle phase, exprime une nouvelle constitution.

Cela na rien darbitraire ou de subjectif: en parcourant ces tapes, nous suivons sans cesse les lois de la matire et celles de notre condition. Il serait aussi faux de croire que les effets se cantonnent dans la sphre des ides, en affirmant que seules nos conceptions ont chang, se sont rapproches par retouches successives du portrait ressemblant de la vritable et ultime structure de lunivers. Une telle opinion suppose un tre omniscient et omnipotent, ou, au contraire, limite les gains de nos uvres effectives ceux de la pense dissocie de ses rsultats. Ce rsidu dune croyance religieuse laisse dans lombre le fait que chaque passage dun tat naturel un autre a t provoqu par un labeur immense qui, en retour, a opr un bouleversement de notre esprit et de nos instruments, organiques ou non, a runi diffremment lhumanit la matire.

Quest-ce dire, sinon que cette perspective savoir, lhomme crateur et sujet de la nature nous impose de reconnatre lexistence dune histoire humaine de la nature, histoire non pas drive ou complmentaire de celle de la socit, mais autonome et reprsentant lapprofondissement original de celle-ci. Lapparition de cette histoire comme cl de vote de nos proccupations et lieu de nos actions est notre vritable question naturelle.

Jusquici on a surtout t enclin envisager notre histoire du point de vue des intrts des tats et des classes sociales. Je parle des classes, elles seules doivent occuper lhistoire. Les circonstances se prtaient cette vue tranche dAlexis de Tocqueville, qui avait sous les yeux, comme ses contemporains, lexemple des socits mes par le capital dans lhmisphre occidental. Que les peuples sortent de leur isolement et de leur dpendance, que des circuits visibles relient toutes les parties de notre plante, que les systmes sociaux les plus divers sopposent, alors lexprience de centaines de nations converge vers le mme laboratoire de lhistoire universelle. Du coup, les rapports varis que les hommes entretiennent avec les pouvoirs objectifs stalent sur un tableau complet, illustrant dans lespace ce qui sest form dans le temps.

La distance qui spare deux fragments de lhumanit napparat pas seulement comme distance entre des enveloppes sociales: elle se juge aussi aux carts qui sparent les complexions naturelles o sinscrit chacun. Nous savons prsent qudifier et diriger une socit appelle galement une rforme et une rorganisation de ses soubassements matriels. Jadis les structures dune socit se manifestaient au terme dun cheminement lent et inconscient, aprs que les forces de lhomme et du milieu naturel staient amalgames sans propos dlibr. Maintenant les modles de socit auxquels on aspire sont devenus plus transparents les uns aux autres. Les trajets qui conduisent linvention de ressources adaptes ces modles, aux savoirs indispensables, ont perdu de leur obscurit et acquis lindpendance. Lexistence dune logique interne de leur tablissement, des rgles spcifiques auxquelles obit leur apparition la science, cet gard, est exemplaire devient visible. L se refltent pour nous le devoir et la responsabilit daccepter lucidement la prise en charge de la nature, son pass et son avenir, de mme quau sicle dernier les hommes ont accept le mme devoir et la mme responsabilit sur le plan de la socit. Ds lors, le gouvernement de lordre naturel ne peut plus tre envisag comme une violence exerce sur les lments pour obir aux injonctions irrpressibles de la puissance ou du besoin individuel ou collectif. La porte, la rationalit qui lui sont propres, les fins vers lesquelles il tend ne sauraient tre nonces avec retenue et sans poncifs, si elles ne sont pas situes dans le cadre de lhistoire humaine de la nature.

Lobjet de la prsente tude est justement cette histoire; la question naturelle en est le motif. Dans sa premire partie, je me propose de montrer en quoi lhomme est crateur et sujet de sa nature, quels sont les principes et les processus de cette cration. Les propositions thoriques fondamentales qui dcoulent de la conception que jai avance et dont je viens de donner une esquisse trouveront alors leur confirmation.

A partir de l, janalyserai lhistoire humaine de la nature en fournissant des preuves en faveur de la thorie explicative soutenue. Celle-ci ntant toutefois que le travail de la ralit sur elle-mme, de sa composante conceptuelle sur les autres composantes, ne peut prtendre une intelligibilit transparente jamais, sans perdre sa raison dtre. Stricto sensu, la comprhension des vnements et de lhistoire, si elle atteint la vrit, est un moment de ces vnements et de cette histoire. On remarquera en son lieu que les dductions thoriques auxquelles je procde, dans cette deuxime partie de louvrage, correspondent une phase dans lvolution des pouvoirs humains visant instaurer leur ordre naturel.

Dans toute la troisime partie, je mefforcerai dtablir la teneur des relations de la socit la nature en tant que relations entre deux histoires qui supposent, de concert, la participation humaine. Notre espce, et cest l un de ses traits caractristiques, travaille en permanence dans ces deux systmes de rfrence, suit constamment leur cours, rpond la double charge, la double exigence quils imposent: Lhomme est un animal cosmique, prenons-en notre parti.

Enfin, je dcrirai les contours dun champ de recherches celui de la technologie politique destin traiter mthodiquement toutes ces matires actuellement disperses, sinon ngliges.

Je ne puis esprer indiquer ici toutes les ramifications de cette entreprise laquelle jai lintention de consacrer plusieurs essais on trouvera ici le premier. Celui-ci aura atteint son but sil ordonne en un ensemble cohrent des phnomnes qui sont gnralement observs sans que lon cherche tablir entre eux des liens ncessaires, et sil brise la rsistance de la langue et des reprsentations qui la sous-tendent, relatives la nature et lhomme considr comme son sujet.

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PREMIRE PARTIE

LES PROCESSUS NATURELS ET LA SUCCESSION DES TATS DE NATURE

Chapitre premier.

La nature, art de lhomme

I. De la matire organise

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Le parti-pris dinsrer lhomme dans la dfinition de la nature se heurte des obstacles intellectuels trs puissants. Il faut rtablir demble la prcision du langage et dissiper les confusions quil perptue.

Le vocable de nature sapplique tantt au monde extrieur, aux forces qui sy exercent, tantt au substrat physiologique et psychique de notre espce. Que recouvre alors le concept de matire qui semploie peu prs de la mme faon, dans le sens de milieu naturel sans lhomme, avant lhomme, au del de lhomme? Ou bien nature et matire sont synonymes, et nous pouvons nous dispenser de lun deux; ou bien leur acception diffre, et pour mettre un terme lambigut et la laxit, il importe de restaurer leur signification vritable.

Le terme de matire dnote des processus, des forces chimiques, gravifiques, nuclaires, etc. et des structures organiques ou inorganiques, rgis par des lois propres. Lnonc de celles-ci met en vidence des rgularits spcifiques: le principe dinertie suppose le dplacement des corps en ligne droite, les nergies nuclaires ne sont sensibles qu des distances dfinies du noyau, etc. De plus, les conditions de validit de ces propositions thoriques permettent disoler convenablement les systmes individuels, qualitativement dtermins. Ainsi les principes qui gouvernent les mouvements mcaniques des pendules reoivent leur pleine application si on nglige lhumidit, la temprature, et dautres facteurs chimiques. La possibilit de saisir un phnomne sous langle quantitatif facilite son intgration une famille plus vaste, caractrise par une dimension plus gnrale, que ce soit celle de lespace, du temps ou de lnergie. Pratiquement, la matire est la fois la dsignation dune classe de phnomnes, et la marque de chacun envisag part.

La nature se rapporte la matire dun point de vue particulier. Elle dsigne lorganisation des puissances matrielles, la totalit de leurs rapports concrtiss en une configuration:

Jappellerai donc lments, crivait Denis Diderot, les diffrentes matires htrognes, ncessaires pour la production gnrale des phnomnes de la nature, et nature le rsultat gnral actuel ou les rsultats gnraux successifs de la combinaison des lments.

Par ncessit, la chane des arrangements qui aboutissent un tel ordre naturel peut varier dans le temps et dans lespace. Lapparition dune substance ou dun tre matriel inconnus auparavant modifie larchitecture du monde objectif, entrane un remaniement de sa disposition. Dans toute la biosphre, et notamment dans les voies par lesquelles sy forment les matires, des influences rciproques sexpriment entre systmes organiques et systmes inorganiques. Lclosion de la vie sur la plante a eu des consquences faciles reconnatre. Lampleur des changes, grce la photosynthse, a russi non seulement crer la couche dense doxygne, mais aussi la conserver. Les hydrocarbures, par exemple, qui, avant lexistence des micro-organismes, se constituaient par des processus a-biogniques, se constituent depuis lors par biognse.

Les composantes de la ralit naturelle varient dune plante ou dune toile une autre, dune priode une autre. Imaginer un agencement unique et universel de ces composantes, cest faire abstraction des diffrences qui soprent dans les divers points de lespace et au cours de lhistoire. Par ailleurs, pour parvenir concevoir un tel agencement, on serait oblig de retenir uniquement les forces et les structures communes la plupart des combinaisons qui coexistent aujourdhui.

A la suite de cette rduction, le tableau de lunivers ne contiendrait plus que des puissances inorganiques, et les lois de celles-ci traduiraient seules son fonctionnement. Si lon veut pouvoir identifier les configurations varies qui rsultent des interactions entre lments, il faut ajouter ces dnominateurs communs la pluralit des pouvoirs propres un moment ou un lieu prcis, quils soient biologiques ou sociaux.

La nature dfinit donc une constellation de matires organises en sries simultanes ou successives. Ce sont l ses ordres ou ses tats. Nous sommes en droit de considrer un nombre fini de substances ou de mouvements, qui reprsentent une unit effective et provisoire, concomitante dautres ensembles analogues. Le temps intervient pour signaler une volution qui provoque les rsultats successifs de la combinaison des lments. La pluralit des ordres naturels et leur devenir se correspondent.

Les indications que jai fournies contribuent carter la synonymie mentionne au dbut de ce chapitre: la matire se rfre aux catgories dlments ou de mcanismes obissant des lois particulires, et la nature la combinaison de ces lments ou de ces mcanismes lorsquils entretiennent des rapports directs, ncessaires et dtermins. Spontanment, on recourt de tels noncs: la convention a lavantage de fixer leur contenu avec prcision et den dtailler les consquences.

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II. Lart et la technique ne constituent pas une contre-nature

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Tout porte inclure lhomme parmi les pouvoirs matriels qui contribuent dterminer, un moment donn, lorganisation de la nature.

De prime abord, lexistence des tres vivants, fussent-ils trs simples, est un vnement remarquable. Sur un million dtoiles, il peut ny en avoir quune seule ayant auprs delle une plante o des organismes soient capables de subsister. Parmi ceux-ci, lhumanit jouit non seulement du privilge davoir occup la plupart des rgions de la terre, mais aussi dtre, jusqu ce jour, une espce rare. Pour bien saisir la porte de ce dernier fait, il suffirait de se rappeler les conditions particulires qui ont d tre runies pour que la vie puisse se maintenir et se dvelopper pour aboutir, par slection et mutation, des structures biologiques de plus en plus complexes, de mieux en mieux adaptes un milieu diffrenci. Ces conditions ne se rencontrent dans aucune autre partie de notre systme solaire: rien, non plus, ne permet de supposer quelles soient dj rassembles dans un autre systme. La nature, telle que nous la connaissons, a pour trait distinctif lhomme: elle est bien sa nature.

Toutefois, cette solidarit ne doit pas tre vue uniquement comme une donne. Elle est, par excellence, un produit. Lhumanit appartient lunivers objectif; elle y intervient en dcouvrant les moyens den inflchir les circuits matriels et en acqurant les qualits dintelligence et les habilets organiques correspondantes.

Ainsi lhomme nentre pas en rapport avec la nature simplement par le fait quil en est lui-mme partie, crit Gramsci, mais activement par le travail et la technique.

Au cours de cette transformation progressive de ses qualits et de son environnement, lhumanit remet en cause son identit avec les espces animales ou les puissances inanimes. Cette confrontation ne dbouche cependant pas sur un monde sis au-del ou au-dessus de la nature: elle entrane une rordination de ltat naturel lui-mme. Lhomme sinscrit dans le milieu cosmique comme un de ses agents, et le milieu cosmique est un immense champ ouvert ses entreprises. Pourtant, cette qualit dagent lui est ordinairement refuse. Du moment quil a atteint le stade de lhomo sapiens, on lui dnie les fonctions reconnues la totalit des tres vivants. En mme temps, on estime que la place qua prise, parmi ses proccupations, le perfectionnement des organes sociaux, la spar dfinitivement de la communaut des autres forces matrielles.

Certes, les changements biologiques et sociaux ont renouvel les rapports entre notre espce et les diverses puissances organiques et inorganiques. La substitution un lien antrieur dun lien qualitativement diffrent nautorise cependant pas raisonner comme sil nexistait pas. De tels sauts se produisent dans les processus volutifs de tous les tres, marquant la naissance dactivits et de mtabolismes nouveaux. Considrons le phnomne dapparition de la vie. Des organismes capables de subsister sans oxygne ont prpar la voie des organismes qui ont institu des changes indits avec les corps chimiques, en consommant et en produisant de loxygne libre en quantit suffisante. Le passage de la premire forme de relation la seconde a t un pas trs important dans la constitution du milieu matriel plantaire. Pouvons-nous parler uniquement de la premire comme dune forme matrielle, en refusant ce caractre la seconde?

Il en va de mme pour lhomme. Ses interactions avec la matire se sont profondment modifies depuis plus dun million dannes, et non pas seulement depuis lindividuation de lhomo sapiens. Grce quel critre infaillible pouvons-nous dcider que seules ses interactions antrieures autorisent le placer dans la nature, le regarder sous langle naturel, et que nous devons changer de perspective, compte tenu des interactions qui nous sont actuellement familires? Suivant ce dernier point de vue, il est lgitime de parler de la biosphre, ce milieu engendr par les bactries, les plantes et les animaux dans leur travail sur lcorce terrestre. Mais cette dsignation nest plus lgitime lorsquon y envisage laction de lhomme qui, somme toute, sintgre, en le continuant, dans un cycle universel.

Le prolongement du labeur humain ne serait pas un ordre naturel mais un monde dartifices. Lexprience quotidienne semble lenseigner. Le bois auquel sajoute lhabilet du menuisier devient objet uvr, leau laquelle sapplique le savoir de lingnieur se change en nergie rgle. Les arts et les techniques, partout o ils se manifestent, altrent le cours primesautier des processus matriels, rompant avec la simplicit de leurs dispositions originales. De la sorte sdifie pour les hommes une seconde nature, qui simpose au reste de lunivers comme une anti-nature. Mais ni ces expriences, ni ces descriptions, et moins encore les prsupposs dont elles procdent nont la rigueur quon leur attribue.

Lillusion la plus tenace est celle dune seconde nature surajoute au substrat intact dune premire nature. On imagine en loccurrence une constitution organique, me par des impulsions autonomes et plastiques, laquelle on superpose le moule de rflexes strotyps, de lois rationnelles abstraites, de mouvements doutils ou de machines, soumis aux exigences des forces mcaniques. La contrainte ressentie au cours de cette adjonction nous fait percevoir ce conditionnement de notre corps, de nos sens, par une organisation qui ne lui est pas ajuste demble. Cependant, mieux y regarder, on constate que ce qui est suppos primitif, originel, purement biologique, demeure jamais inaccessible. Les analyses pousses et les comparaisons approfondies avec les enfants et les prhominiens nous permettent didentifier uniquement des adaptations du milieu devenu intrieur au milieu encore extrieur, et ces adaptations elles-mmes prolongent toujours des laborations dj secondaires. Les habitudes auxquelles nous initient les outils ne sont que des modifications dhabitudes antrieures acquises dautres fins. Aussi loin que nous puissions remonter dans la chane des filiations, nous ne reconnaissons que des secondes natures se succdant les unes aux autres, sans aboutir aucune formation pure, primitive. Le volume accru de la bote crnienne, la station debout ne prcdent pas lclosion des artifices: ils laccompagnent ou lui font suite. La main et le cerveau sont des appareils qui ont t invents et continuent ltre au mme titre que la lunette astronomique, la machine calculer ou les matires chimiques, qui nexistaient pas avant davoir t conues par nous.

Toute dmonstration concernant un tat biologique initial est affecte dun doute, dautant plus prononc que lon ne saurait fixer avec nettet, dans lvolution humaine, une phase o la transformation du substrat organique soit indpendante de la transformation gnrale de lespce ou sinterrompe. Lhomme sans art, sans technique mentale ou gestuelle, nous est inconnu. Sil est vrai quune substance biologique prexiste partout, elle nest pas directement domestique en tant que telle. Nous agissons sur un de ses aspects, qui est ncessairement un produit, et dont la matire, telle quelle sest forme spontanment, demeure pour nous du domaine de la fiction. Le contraste que lon signale entre une premire et une seconde nature nest pas, bien y rflchir, si dirimant que lon puisse accepter son sujet une htrognit radicale, une division perptuelle de nos organes vitaux.

Dautant moins sommes-nous en droit de voir, dans la technique ou lart, une structure minemment anti-naturelle, difie pour contrecarrer ce qui est spcifique de notre espce, appropri ltat que lon juge normal pour elle. Plus lhomme, estime-t-on, accrot sa comptence et son pouvoir de fabrication, plus il concrtise ses intentions dans des ouvrages importants, et plus la nature reflue, chappe son contact et disparat. Suivant cette opinion, il se retrouve seul, dans un monde froid et silencieux, engag dans un dialogue pathtique avec les astres lointains, la recherche de congnres sur des plantes brlantes ou glaces, loign des harmonies physiques dans lesquelles il baignait. Ce thme de lincompatibilit dune existence naturelle et dune existence artificielle, de ce que lhomme reoit ou possde et de ce quil produit ou ordonne, est diffus dans la socit. Ds que notre activit se manifeste, un processus se dclenche qui annonce lartifice, le cortge des anti-natures. Snque dj tait dchir par la nostalgie des lieux que lart navait pas viols, des rivires quaucun canal navait asservies.

Ces penses ont leur posie, plus inspire que celle qui chante les hauts fourneaux, lart industriel ou la fuse spatiale. Sa qualit persuasive peut toucher le sentiment et raviver la mmoire du pass. Elle najoute rien la valeur du raisonnement sous-jacent, qui institue entre lart et la nature un rapport dexclusion si svre que la progression de lun implique la rgression de lautre. Cette exclusion ou cet antagonisme dnote en fait deux situations connexes et parallles: un art ou une technique soppose un autre art ou une autre technique; conjointement, un ordre naturel soppose un autre ordre naturel. Dans ces conditions, laffrontement suppose une dissymtrie des termes que lon met en relation. Lorsquon clame, grands cris, que la technique moderne nous prive de notre nature, on commet une faute de jugement. Le seul spectacle que lon veuille contempler est celui des fuses, des appareils gants, des machines productives, des villes qui refoulent les arbres et les animaux, dtruisant la mesure dune existence conue par et pour un individu. On oublie, ce faisant, de voir que ces fuses et ces machines incarnent dautres forces matrielles, dont lclosion et lexistence sont normales. Le milieu naturel nest pas vaincu, diminu par des techniques, mais modifi par un autre milieu naturel auquel il sintgre. Les artifices contemporains reprsentent une composition dlments, de pouvoirs, de lois, manifestent une architecture de lunivers. Leur extension conduit, on le sait, abandonner non seulement les techniques tablies, mais aussi les lments, les rgles qui dfinissaient un ordre du monde parfaitement naturel. Un art ne fait pas reculer la nature: mais un tat de celle-ci est boulevers par lapparition dun autre tat. Cela ne signifie pas la transformation du monde naturel en monde technique, mais lvolution du monde naturel lui-mme.

Cest probablement pour chapper cette consquence logique que lon introduit une dichotomie dans les arts eux-mmes, certains tant jugs plus proprement naturels, ou que lon rserve la qualification darts naturels lagriculture, la chasse ou la mdecine.

Dans ce milieu (naturel) crit Georges Friedmann, les outils sont des prolongements directs du corps, adapts au corps. Par ailleurs les outils, dans ce milieu naturel, sont le prolongement direct de lhabilet professionnelle enfin ces outils sont associs lexprience et la connaissance du matriau sur lequel travaille lartisan.

Nen vient-on pas ainsi ruiner tout ce quon a chafaud avec tant dardeur? Si loutil est adapt au milieu naturel, au corps, la main de lartisan, sil prolonge lhabilet professionnelle, la machine nest-elle pas aussi adapte au milieu naturel du cerveau de lingnieur, ne prolonge-t-elle pas directement sa technique? Descartes soutenait que:

Lorsquune montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu un arbre de produire des fruits.

Mais il y a une dduction quil ne faut pas ngliger. A savoir que toute pratique humaine, du fait quelle est humaine, nest pas gnratrice dartifice ou danti-nature; elle sinscrit commodment dans le mouvement de lunivers matriel lui-mme. Autrement dit, par la mme action, lhomme institue son art et sa nature.

La technique, cela nest gure discutable, est une manire dtablir des rapports universels et de sy attacher. Les animaux, dans llevage, le jeu ou la chasse, nous mettent en communication avec les cycles biologiques. Les horloges nous enseignent les lois de la pesanteur et le langage des mathmatiques. Llectricit ou la gravit, avant dtre reconnues comme forces matrielles, nont t que des effets techniques. Partout artifice et nature se correspondent et sengendrent rciproquement. Le fait que lhomme y soit impliqu ne suffit pas les distinguer. Parmi ses pratiques, il serait bien malais de discerner ce qui tient au processus naturel lui-mme et ce qui est de lart, lequel nest pas seulement un moyen mais aussi un mode de dvoilement.

Lartifice est net et apparent lorsque les proprits dun lment sont reproduites dans et par un autre lment. La pense est bien une pense artificielle lorsquelle jaillit dune machine lectromagntique au lieu de natre dans la matire grise. Le tableau du peintre, le monument du sculpteur sont des transpositions analogues, puisque lartiste recre sur la toile ou dans la pierre ce qui tait dans la vie. Nanmoins, travers ces modifications, lart constitue un cas particulier de la nature et non pas sa ngation.

Des tentatives identiques pour amliorer les proprits dune espce ou dune structure matrielle naboutissent pas forcment des effets artificiels. Si la taille des enfants slve, si la population se maintient ou saccrot, si les mcanismes intellectuels saffinent et se diversifient, ces phnomnes saccordent avec la dfinition du naturel. Peut-on dire dune taille, dune loi de lesprit, dun volume de population quils sont plus naturels que les autres? Lapparition du doryphore de la pomme de terre ou du rat musqu en Europe, lintroduction du lapin ou du figuier de Barbarie en Australie, la suite des migrations humaines, ne sont-ils pas des vnements habituels au rgne de la nature et propres celui-ci? Les particules libres dans le laboratoire, les combinaisons de molcules qui engendrent des synthses sans quivalent naturel, ne mritent pas, strictement parler, le nom dartifices. Les dmarches par lesquelles nous les suscitons ne diffrent pas, en principe, de celles de toutes les espces animales lorsquelles laborent les lments de leur milieu. Les organismes vivants ont reconstitu les strates superficielles de la terre, les dpts minraux et une atmosphre dorigine secondaire, compose surtout doxygne et dazote. Des phnomnes inorganiques par exemple lanalyse de leau et le dgagement de lanhydride carbonique qui ont lieu uniquement des tempratures leves peuvent tre raliss, sur une grande chelle, par des microorganismes qui ont appris le faire la temprature ordinaire.

Toutes ces crations humaines sont des crations dun nouveau naturel, le naturel de luvre. Accessible de cette seule faon, ltat naturel est prsent travers lartifice qui le fonde. Lhomme, par sa diligence, engendre srement la technique, car il fait exister le monde sur un mode diffrent; mais il engendre aussi la nature, puisquil acquiert une existence en face des facteurs matriels, puisque ceux-ci sajoutent lui comme il sajoute eux.

Sans doute navons-nous pas lhabitude de nous penser en tant quagents de notre ordre naturel. Pourtant il est notre art, comme nous sommes le sien.

Je najouterai pas dautres arguments, ils iraient tous dans le mme sens. A savoir quil ny a rien de factice et darbitraire vouloir compter lhomme social et biologique parmi les forces matrielles qui, se combinant entre elles, tablissent une organisation commune.

Par la production pratique dun monde objectif, llaboration de la nature non-organique, lhomme fait ses preuves en tant qutre gnrique, observe Karl Marx.

Non seulement lhomme labore sa nature non-organique, mais il ne peut la concevoir autrement ni sur le plan pratique, ni du point de vue de lintelligibilit. La nature, cest lhomme avec la matire, et ce ne peut rien tre dautre.

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III. La nature humaine: difficults dune ide

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Certes, les lments et les processus matriels sont susceptibles dentrer dans de nombreuses combinaisons, en difiant tout autant dordres naturels. Leurs termes seuls peuvent tre inclus dans la coalition relle qui nous comprend, lunique ordre qui nous soit accessible, et a fortiori, celui que nous sommes en mesure de connatre le mieux. Cette proposition prolonge un constat que le mouvement des sciences a amplement vrifi: savoir que les lois physiques et biologiques, leur enchanement, leurs applications, sont entrins et vrifis relativement lexprience accumule, au degr dlaboration de notre intelligence ou de nos informations, et limportance des puissances matrielles avec lesquelles des liens durables sont nous. Les principes de Newton ont signifi clairement la prsence de la gravit dans la composition manifeste de notre ralit. Tous les vnements qui ont conduit leur promulgation scandent le passage dun type de nature un autre. Ds linstant, cependant, o de nouveaux phnomnes matriels chimiques, lectriques ont commenc de pntrer dans notre milieu concret, le sens de la gravit et les principes newtoniens eux-mmes ont subi une refonte totale. Cette mtamorphose fut accomplie par la mcanique relativiste et llectro-dynamique. Les vrits qui sont dcouvertes successivement ne fournissent pourtant pas une vision plus exacte de quelque chose qui subsisterait indpendamment de notre mode dagir ou de notre perception. Elles marquent lvolution de nos liens avec les proprits de la matire, et ce sont ces liens quelles dterminent:

Sil est permis de parler de limage de la nature selon les sciences exactes de notre temps, note Heisenberg, il faut entendre par l plutt que limage de la nature, limage de nos rapports avec la nature.

La notation serait encore plus exacte si lon substituait, dans le dernier membre de phrase, le vocable de matire celui de nature.

Ce que la science nous offre, en effet, cest un tableau de la nature, cest--dire une relation ordonne de lhomme et de la matire. Cette perspective na rien de subjectif. Elle exprime les modalits par lesquelles notre espce institue le monde objectif. Les sciences, les arts ou les techniques ne se bornent pas reflter un domaine concret extrieur. Leur fonction est dallier les pouvoirs humains et non-humains, de transformer les uns en conditions dexistence des autres. De mme que le champ magntique modifie les effets propres la gravitation, ou que le volume des prcipitations atmosphriques inflchit le cycle vgtal ou animal, de mme, par le savoir-faire thorique ou pratique, lhumanit impose aux forces animes ou inanimes un dveloppement qui sarticule avec le sien propre. Parce que ces forces entrent en contact avec elle des tapes distinctes, on voit surgir des qualits inconnues auparavant, des facteurs non-humains et de nouvelles facults humaines. Il ne sagit pas l dun pur dvoilement, de la pntration progressive, dans un circuit pr-tabli, dtres qui subsistaient tels quels avant cette intervention. Provoquer leur apparition, cest aussi, immdiatement, leur confrer une structure, les investir dattributs dans un contexte qui est dj ntre. Hors de ce rapport, rendus lextriorit, ils sont comme inexistants.

En tant que force naturelle abstraite, llectricit existait mme avant de devenir force productive, mais elle noprait pas dans lhistoire, et elle tait sujet dhypothse dans lhistoire naturelle, et avant, elle tait le nant historique parce que personne ne sen occupait et que, pour mieux dire, tous lignoraient.

Cest de ce nant que nous faisons sortir les forces matrielles, en les intgrant au cercle des forces ou des substances qui appartiennent dj notre nature. Lobservation qui vaut pour llectricit vaut encore davantage pour les mtaux qui auparavant nexistaient ni librement, ni individuellement, laluminium, le magnsium, le calcium, etc. Cest pourquoi tous les lments peuvent tre qualifis dinvents:

Si dabord on et fix la signification, on et reconnu que les hommes taient, si jose dire, les crateurs de la matire, crit Helvtius, que la matire nest pas un tre, quil ny avait dans la nature que des individus auxquels on donne le nom de corps, et quon ne pouvait entendre par ce mot de matire que les proprits communes tous les corps.

Ainsi ltat naturel nest pas tant laboutissement dun acte intellectuel de rvlation ou de mise en rapport dtres inconnus ou spars, que le rsultat dun acte crateur de ces tres. Une des erreurs les plus rpandues est de ne retenir ce sujet que laccroissement quantitatif des connaissances ou des substances, en ngligeant les renversements de structures et de relations quil sous-tend. Pourtant lantiquit la plus recule et le xxe sicle diffrent moins par le volume de matires ou dnergies recenses que par les liens quils entretiennent avec celles-ci. En gnral, la suite des inventions saccompagne du passage dune modalit dassociation des forces matrielles y compris lhomme une autre modalit, et de la transformation des proprits sensorielles et intellectuelles requises des individus jointe la modification de la gamme de leurs besoins organiques. Ce qui est remis en cause, cette occasion, et ce qui surgit, est leur nature, au sens fort. A une certaine organisation des pouvoirs humains et non-humains se substitue une organisation diffrente, un monde objectif dfini fait place un autre monde. Leur succession chronologique nous met en position de comparer lensemble de ces ordres naturels, la constitution desquels nous avons contribu, et qui sont ntres.

La possibilit de cette volution historique se heurte la croyance en lexistence dun tat de nature qui soit propre lhomme. Il est rassurant de penser quen un point, un certain moment, notre vie intime, le rythme de nos perceptions et de nos rflexions, rencontrent la mesure de lunivers. Lagitation de lhistoire suspendue ou rendue seulement passagre, la qute acheve, la vrit triomphante, telles sont quelques-unes des vertus de cet ordre dont on aurait le droit daffirmer quil est naturel lhomme puisquil rpond, sans aucune discordance, sa complexion intime. Aussi jouit-il du privilge de la norme, et nous permet-il de juger de la valeur de nos actions et destimer notre proximit ou notre loignement de lidal. Les difficults commencent lorsquon est somm de dsigner cette nature et den cerner le caractre normatif. Les deux doctrines prvalentes ce sujet divergent fortement. La premire projette cet ordre aux dbuts brillants de lespce. Alors lhumanit en pleine sympathie avec son milieu accdait, sans effort excessif, aux choses auxquelles son apptit linclinait. Les cratures vgtales et animales, leau, le vent, taient son niveau, elle les comprenait par communication spontane, intuitive, grce un code pr-tabli entre son me et le monde. Tout ce qui carte lhomme de cet tat premier le rattache au domaine des artifices qui conviennent si peu au substrat organique de lespce, quils surchargent et gauchissent. Par linvention, de tous cts, de structures inanimes, de nourritures chimiques, duvres conues grce des manipulations auxquelles font dfaut le souffle de la vie et la finesse du sentiment, cest une ralit dshumanise qui sinstalle. Notre nature subit ncessairement une altration profonde. Cest justement ce propos que surgit lincertitude. Ltat naturel authentique est toujours un ailleurs: la simple cueillette et lagriculture, les plantes et les animaux, symbolisaient pour les anciens la flicit originelle. Les arts et la cit jalonnaient la rupture avec la nature (Divina natura dedit agros, ars humana aedificavit urbes). Pour notre poque, cet ordre naturel prfrentiel est celui o les hommes exeraient des mtiers artisanaux, et mme celui du dbut de lre industrielle. Georges Friedmann y peroit ce

milieu naturel, ce milieu des civilisations ou communauts pr-machinistes dans lequel lhomme ragit aux stimulations venues pour la plupart dlments naturels, la terre, leau, les saisons, ou uvres dtres vivants, animaux ou hommes.

Cette inconsquence mme fait pressentir la coexistence de plusieurs tats tous galement naturels, dont un seul est investi dune prrogative et par l qualifi dhumain. Cependant, tout en sachant que cet tat est rvolu, on ne russit pas le dfinir avec prcision. Lappel du retour la nature est puissant. Mais quelle nature?

La seconde croyance, celle du progressisme naturel, dcrit les dbuts dune humanit encore plonge dans le monde animal, lexistence prcaire, livre lignorance, aux hasards de la maladie, des saisons et de la pnurie. Lessentiel est de sortir de lengourdissement originel. La robustesse et lintelligence de notre espce augmentant, les sciences parviennent pallier les infirmits de notre constitution. Pourvu que lon ne songe ce pass que pour sen dtourner, on parviendra, dans lavenir, matriser lunivers qui aura enfin trouv un antagoniste sa taille. Aussi cette doctrine, forte de maint exemple, soutient-elle que la perfection de nos instruments et de notre savoir nous achemine vers ltat de nature transparent et achev. Alors seulement nous quitterons le rgne animal. Jusque-l, toutes nos connaissances, nos actions, nos images du monde ne sont que des esquisses passagres, imparfaites, dune tape dernire qui aura la vertu du vrai, couronnant toutes nos recherches et nos dcouvertes.

Lorientation (des sciences), soutenait Max Planck, consiste dans le raffinement de notre connaissance du monde par rduction de ses lments une ralit plus haute et moins nave. Le but en est llaboration dune ide de lunivers dont les lments auraient un caractre dfinitif. Nous naurons et ne pourrons jamais avoir la preuve que nous avons atteint ce but, mais pour lui donner un nom, nous dsignerons par monde rel, au sens absolu, mtaphysique, cette ralit ultime.

Cette faon de concevoir notre curiosit pour les phnomnes et la course aux connaissances et aux moyens de les obtenir qui laccompagne na en elle-mme rien de convaincant. Peut-on esprer que, grce au parachvement des disciplines scientifiques et techniques, la quantit des choses connues augmentera tandis que la quantit des choses inconnues diminuera? Nous navons aucun motif destimer que leur somme est fixe, ni de supposer quelque proportionnalit entre leurs fluctuations. Quest-ce qui nous garantit, du reste, la possibilit dun ordre naturel ayant puis toute lpaisseur de la matrialit? Celle-ci se mtamorphose: de nouvelles substances naissent dans le mouvement universel, et des constellations multiples surgissent ou sabment dans le cosmos. A aucun moment, rien ne saurait indiquer que la qute millnaire a pris fin. La nature dite ultime, impossible identifier, ne sinscrit assurment pas son terme. Faut-il donc renoncer la dcouvrir?

Si nous nous en tenons aux faits, nous avons le loisir de penser que la conqute et le perfectionnement de notre tat naturel, rsultant dune rorganisation de ce qui a dj t assimil, intgr, reprsentent une expression nouvelle de notre rapport aux forces matrielles qui clt et remplace leur expression antrieure. Lvolution sil y en a une, et on doit le dmontrer est ce qui part dune structure donne du rel pour la transformer, la remplacer, et non pas ce qui se dirige, inspir par un programme pr-tabli, vers une structure qui serait la seule en accord avec lhumanit. Notre lien, un moment donn, avec les lments, est en mme temps notre tat de nature, qui correspond lintelligence, aux besoins et au potentiel de production de cette poque. A partir des conditions qui lui sont propres peuvent se dvelopper dautres lments, dautres rgles de dcouverte, dautres facults intellectuelles et dautres dextrits manuelles, et, somme toute, un autre milieu qui reprsente en mme temps un autre tat tout aussi naturel que celui dont il est issu. Le problme essentiel est soulev non par le passage de loutil de pierre loutil de fer, du vtement tiss la main au vtement tiss la machine, mais par la transformation du rapport entre lhomme et le milieu matriel, lapparition de chacun des tats naturels correspondants. Le clivage entre des mondes ayant des caractres distincts, voil le rsultat dimportance vritablement historique.

La possibilit de cette volution historique se maintient, dans la conscience de la majorit, ltat diffus. Ceux qui demandent le retour la nature ne rclament-ils pas en fait la suspension de certaines relations avec des forces matrielles, le rtablissement de liaisons qui existaient antrieurement? Ils nous conseillent de nous associer aux tres anims et de nous dtacher des tres inanims, des corps chimiques ou lectriques. Lorsque, avide de progrs, un philosophe comme Francis Bacon aspire un ordre naturel nouveau, quexige-t-il sinon que lon adjoigne aux vgtaux et aux animaux les forces mcaniques?

Je classerais volontiers, crit-il, lhistoire des arts comme une partie de lhistoire naturelle. On a affirm lopinion invtre que lart est une chose diffrente de la nature et que les choses artificielles diffrent des choses naturelles. Il en est rsult linconvnient que nombre de ceux qui ont crit sur les choses naturelles croient avoir atteint leur but en composant une histoire des animaux, des vgtaux, des minraux, et en omettant les expriences des arts mcaniques.

liminer une partie de la nature en la qualifiant dartifice ou convertir cet artifice en une partie de la nature et sattribuer la capacit doprer cette conversion, revient implicitement reconnatre un mouvement de composition et de dcomposition des rapports de lhomme et de la matire. Subrepticement ce mouvement dcrit le passage dun tat naturel un autre tat qui restaure ou bouleverse le premier.

Dans labstrait, il peut y avoir rversibilit. Cela permet de garder la mmoire du pass et de le croire efficace, ou de tisser un avenir de fiction et de le proposer pour certain. Toutefois, si lon renonce, ainsi que la ralit nous y convie, ce caractre rversible, on se trouve, non pas devant une marche qui peut emprunter une direction arbitraire, mais devant une histoire. Elle signifie le fil conducteur de toutes les figures particulires que lhomme a suscites dans lunivers.

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IV. Lhistoire humaine de la nature

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La conception dune histoire humaine de la nature ne fait pas scandale. Ni son ple matriel ni son ple humain ntant statiques, leur rsultante ne saurait ltre. Lexamen des faits le prouve. Avant de devenir un facteur dcisif de sa nature, lhomme a pass notoirement par les phases dune volution commune toutes les espces. La substance biologique a t soumise des adaptations, a subi des mutations positives favorables la survie. La station debout, la modification morphologique du crne, la diffrenciation des membres, la mobilit autonome des doigts, ponctuent les tapes de son individuation. Les essais ont t nombreux jusqu ce que se forme lhomo sapiens, dont on soutient quil sest dissoci du stock animal commun et a affront la plupart des espces comme force indpendante. Sa constitution sociale a acquis la facult dtablir des rgles et de se soustraire aux dterminations biologiques auxquelles sont soumises les autres socits animales. Cela ne veut pas dire quelle ne remplisse plus les fonctions organiques gnrales propres toutes les constitutions du mme genre. Nous lobservons par analogie. Lhumanit nest cependant pas passe du rgne de la nature au rgne de la socit, mais dun rgne de la nature o la prsence humaine navait pas davantages visibles au regard de nombreuses espces, un rgne o elle en a, dun tat de socit quelle partageait avec tous les animaux un tat o la division du travail, la hirarchie des groupements et des changes collectifs sexercent par lintermdiaire des institutions, des langages articuls et des symboles. Cest donc en tant quelle parachve un dveloppement et possde une histoire ayant un moteur propre que lhumanit est devenue le terme dun nouveau type dinteraction avec les lments. Ceux-ci ne sont pas des tres non-historiques: ils se rattachent, au contraire, une ligne historique dont nous sommes spars et que nous reprenons notre compte. Les corps matriels drivent les uns des autres partir de quelques structures simples, que ce soit celle de lhydrogne ou du carbone. Lunivers, on le sait depuis le sicle dernier, sest agrg dans le temps. Lagencement cosmique change et se recre sans discontinuer. La cosmologie enseigne ce quil a t il y a des milliards dannes et conjecture quil ne restera pas tel quil est actuellement. Les toiles et les plantes se sont disperses dans lespace galactique. La vie est apparue sur deux ou trois plantes du systme solaire, les plantes, les animaux et les hommes ont surgi sur terre, des poques prci