a Quoi Tenons-nous Vraiment, Nous Les Modernes - 26 Juin 2014 - Bibliobs - L'Obs

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"A quoi tenons-nous vraiment, nous les Modernes ?" Par Eric Aeschimann Publié18-05-2014 à 10h33 Mis à jour le 26-06-2014 à 09h34 Il y a deux ans, Bruno Latour publiait son grand œuvre: un projet philosophique monumental proposant une vision renouvelée de la science, de l'économie ou de l'écologie. Entretien. Le Nouvel Observateur Pendant longtemps, vous avez mené des enquêtes de terrain dans des lieux plutôt inattendus: un laboratoire scientifique, un atelier où l'on inventait un métro automatique ou encore le Conseil d'Etat. On vous croyait donc anthropologue ou sociologue. Il y a deux ans, avec «Enquête sur les modes d'existence», vous vous êtes transformé en philosophe, mais aussi en chef de projet, puisqu'une équipe travaille désormais avec vous. Peut-on dire que vous êtes en train d'élaborer un nouveau système philosophique? Bruno Latour Il s'agit moins d'un système que de la synthèse des enquêtes que j'ai menées dans des domaines divers : le droit, la science, la technique. Si l'on y ajoute l'économie et la politique, on a là le noyau central de la Modernité. Voilà pourquoi j'ai sous-titré l'ouvrage «Une anthropologie des Modernes». Mais cette anthropologie générale ne se contente pas de dresser un bilan: elle se fait sous contrainte écologique. Face aux menaces environnementales, les Modernes (qui désignent ici moins l'Occident que la façon dont le monde s'est occidentalisé) doivent réévaluer tout ce qui leur est arrivé depuis trois cents ans. Mon objectif est de les aider à faire le tri dans ce qu'ils ont vécu, afin de déterminer ce à quoi ils tiennent réellement. Et c'est là que l'enquête prend le dessus sur le système: pour déterminer ce qui est important pour les Modernes, il faut aller voir sur le terrain, comme je l'ai fait pendant quatre décennies. «Enquête sur les modes d'existence» se propose de généraliser cette approche en y agrégeant d'autres personnes. Depuis la publication, grâce à une subvention de l'Union européenne, le processus s'est mis en route, avec la participation d'universitaires du monde entier, une équipe à temps plein à Paris, un site participatif complètement original (modesofexistence.org (http://www.modesofexistence.org) ). Fin juillet, une grande réunion aura lieu à Paris et un jury provisoire évaluera le chemin parcouru, avec entre autres les philosophes Peter Sloterdijk, Barbara Cassin et Dipesh Chakrabarty. Vous voyez, cela ne ressemble pas exactement aux systèmes philosophiques d'hier, même si je reconnais qu'il y a quelque chose de systématique dans la démarche que j'ai initiée. Disons que je fais de la philosophie (http://tempsreel.nouvelobs.com/tag/philosophie) empirique.

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Latour Les modernes

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  • "A quoi tenons-nous vraiment, nous les Modernes ?"Par Eric Aeschimann Publi18-05-2014 10h33

    Mis jour le 26-06-2014 09h34

    Il y a deux ans, Bruno Latour publiait son grand uvre: un projet philosophique monumental proposantune vision renouvele de la science, de l'conomie ou de l'cologie. Entretien.

    Le Nouvel Observateur Pendant longtemps, vous avez men des enqutes de terrain dans deslieux plutt inattendus: un laboratoire scientifique, un atelier o l'on inventait un mtroautomatique ou encore le Conseil d'Etat. On vous croyait donc anthropologue ou sociologue. Il ya deux ans, avec Enqute sur les modes d'existence, vous vous tes transform en philosophe,mais aussi en chef de projet, puisqu'une quipe travaille dsormais avec vous. Peut-on dire quevous tes en train d'laborer un nouveau systme philosophique?

    Bruno Latour Il s'agit moins d'un systme que de la synthse des enqutes que j'ai menes dans des domainesdivers : le droit, la science, la technique. Si l'on y ajoute l'conomie et la politique, on a l le noyau central de laModernit. Voil pourquoi j'ai sous-titr l'ouvrage Une anthropologie des Modernes.

    Mais cette anthropologie gnrale ne se contente pas de dresser un bilan: elle se fait sous contrainte cologique.Face aux menaces environnementales, les Modernes (qui dsignent ici moins l'Occident que la faon dont lemonde s'est occidentalis) doivent rvaluer tout ce qui leur est arriv depuis trois cents ans. Mon objectif est deles aider faire le tri dans ce qu'ils ont vcu, afin de dterminer ce quoi ils tiennent rellement.

    Et c'est l que l'enqute prend le dessus sur le systme: pour dterminer ce qui est important pour les Modernes, ilfaut aller voir sur le terrain, comme je l'ai fait pendant quatre dcennies. Enqute sur les modes d'existence sepropose de gnraliser cette approche en y agrgeant d'autres personnes. Depuis la publication, grce unesubvention de l'Union europenne, le processus s'est mis en route, avec la participation d'universitaires du mondeentier, une quipe temps plein Paris, un site participatif compltement original (modesofexistence.org(http://www.modesofexistence.org)).

    Fin juillet, une grande runion aura lieu Paris et un jury provisoire valuera le chemin parcouru, avec entreautres les philosophes Peter Sloterdijk, Barbara Cassin et Dipesh Chakrabarty. Vous voyez, cela ne ressemble pasexactement aux systmes philosophiques d'hier, mme si je reconnais qu'il y a quelque chose de systmatiquedans la dmarche que j'ai initie. Disons que je fais de la philosophie(http://tempsreel.nouvelobs.com/tag/philosophie) empirique.

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  • Bruno Latour (Nicolas Tavernier/REA)

    Votre rflexion est construite autour de la notion de mode d'existence. De quoi s'agit-il ?

    J'emprunte le terme au philosophe Etienne Souriau. Il s'agit de dcrire un fait que la Modernit n'a jamaisregard de trs prs. Notre monde est peupl d'tres trs diffrents : il y a des organismes vivants, des objetstechniques, des institutions, des sentiments, des pratiques. Tous existent bel et bien, mais pas de la mme faon,pas sur le mme mode.

    Nous avons repr une quinzaine de modes d'existence : la technique, l'art, le droit, la science, la politique,l'organisation, les affects, mais la liste n'est srement pas close... Chaque mode d'existence possde son proprergime de vrit (ou de vridiction): une dclaration d'amour, une dcision de justice ou un ordinateur sontvrais, mais chacun sa manire. Prenons l'exemple du droit: la vrit juridique sera le fruit d'uneconfrontation entre les deux parties. Il n'y a pas de vrit objective en droit et, pourtant, personne ne songerait dire d'un jugement qu'il contrevient la vrit: la dcision de justice s'impose comme un mode de vridictionlgitime. L'art, la religion, la science ou la politique obissent leur propre rgime de vridiction, chacun ayant salgitimit.

    Quelles sont les consquences de cette approche ?

    Le premier effet, c'est de montrer que, contrairement ce que croient les sociologues, le monde social ne se limitepas aux relations entre les hommes. Le social est tiss d'associations entre des tres dont chacun dpend de modesd'existence trs varis. Ainsi, vous qui tes en train de m'interviewer, vous tes associ l'enregistreur numriqueque vous avez pos sur la table, lequel est associ un logiciel, des standards, des normes, un systme juridiquequi a t adopt par une reprsentation politique: cela nous permet de voir que la pratique de l'interview mobilisedes objets trs htroclites.

    Autre consquence: ce qui singularise les Modernes, c'est d'avoir tabli une hirarchie dans ces modes d'existence.Nous avons plac en haut une certaine ide de la Science, la Raison et la Technique, et nous avons considr queles autres modes d'existence avaient peu ou pas de valeur. Mettre l'accent sur la pluralit des ontologies permet desortir la Modernit de cette obsession pour un seul mode.

    Justement, par le pass, on vous a accus de ne pas croire dans la science et la raison, d'trerelativiste.

    Dans mes enqutes dans des laboratoires, j'ai montr que, pour accder une vrit scientifique, la mthodescientifique n'est pas d'un grand secours. Ce dont on a besoin, c'est d'un dispositif composite, rassemblant deslments non scientifiques tels que des institutions (souvent coteuses), des installations matrielles, lacoopration avec ses pairs, une bonne intuition, etc. En somme, la production des vrits scientifiques dpendaussi de dimensions non scientifiques. Certains scientifiques ont cru que cette description revenait mettre endoute leur travail et nier l'existence des vrits objectives.

    D'o l'accusation de relativisme. Ce qui n'est pas le cas. Ce n'est pas parce qu'une vrit est produite grce undispositif partiellement scientifique qu'elle n'est pas objective. Regardez ce qui se passe pour un objet technique.Bien sr, on peut dire que la seule valeur de l'objet est de nous faciliter la vie, de dominer la nature, d'tre efficace.Mais, dans la pratique, la technique est remplie d'incertitudes, qui nous obligent des dtours inattendus et bienplus intressants.

    Ainsi, pour monter un meuble Ikea, il faut un mode d'emploi, la bonne cl... et un coup de main du voisin: trois

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  • Ainsi, pour monter un meuble Ikea, il faut un mode d'emploi, la bonne cl... et un coup de main du voisin: troischoses qui ressortissent de modes d'existence diffrents. Ce que je veux dire, c'est qu'il existe un formidablecart entre les valeurs que le Moderne croit dfendre - la certitude scientifique, l'efficacit technique - et ce qu'il avraiment en face de lui - les incertitudes, le bidouillage, le coup de main. Faire le tri dans la Modernit, c'estadmettre cet cart et cesser de nous bercer d'illusions sur notre suppos rationalisme.

    Au final, il s'agit donc bien de faire la critique du rationalisme.

    Sous le nom de rationalit, nous avons coll tout un tas de valeurs qui n'ont pas t examines srieusement. Lesmots d'ordre s'accumulent et se confondent: tre moderne, c'est tout la fois rationaliser, s'manciper descontraintes matrielles, se dbarrasser des croyances, s'arracher au pass, critiquer la politique, avoir foi dans latechnologie, sparer l'humain et le non-humain, viser l'universel...

    A l'heure o la modernisation se heurte la mutation cologique, cette confusion rend impossible de faire le tri. Aquoi tenons-nous vraiment l-dedans ? Pour reprendre l'exemple de la technique : veut-on la garder comme unmoyen de dominer la matire ou accepte-t-on de la voir comme une exploration des incertitudes ?

    Le problme, c'est que les Modernes ignorent ce quoi ils tiennent. C'est un paradoxe : nous en savons plus sur cequi compte vraiment pour les Indiens d'Amazonie que pour les Blancs. Il est vrai que ces questions sontlongtemps restes thoriques. Mais, l're de l'anthropocne, elles deviennent politiquement vitales.

    L'anthropocne est une notion gologique : en quoi entre-t-elle dans votre rflexionphilosophique ?

    L'anthropocne dsigne une nouvelle poque gologique marque par l'influence prdominante des activitshumaines sur le systme terrestre. Succdant l'holocne, cette priode aurait commenc avec le dbut de l'reindustrielle. En 2012, lors de leur congrs international, les gologues ont repouss 2016 le vote par lequel ilsdcideront ou non que nous sommes entrs dans l'anthropocne.

    Mais l'important est que la question soit pose. Il est en train de se passer quelque chose de tellement massif quemme les gologues s'en proccupent. Et cet vnement, c'est la fin de la coupure entre l'humain et le non-humain,qui tait l'un des articles de foi des Lumires. L'humanit est devenue une force gologique. Il est intressant quel'hypothse vienne des scientifiques, eux qui, justement, ont fond tout leur savoir sur une conception de la natureradicalement htrogne l'humain.

    C'est pour faire face l'anthropocne que les Modernes doivent sortir de l'obsession rationaliste?

    Tout le monde connat la question: Sur une le dserte quels livres emporteriez-vous ? Eh bien, nous sommesdans la mme situation: dans ce monde nouveau qu'est l'anthropocne, que voulons-nous emmener ? Je le redis: quoi tenons-nous vraiment ?

    Pensons-nous vraiment que la science soit la seule valeur dfendre ? Rduire la connaissance sa seuledimension scientifique, c'est rendre mensongers tous les autres modes de connaissance: le droit, la politique, l'art,la religion ou... le journalisme ! Il nous faut apprendre respecter les autres modes de connaissance, qui nous sonttout aussi utiles mais que nous avons eu tendance minorer au profit d'une ide de la science - fausse en plus.

    Parfois, on a l'impression que ce que vous dcrivez, c'est tout bonnement le capitalisme. Quelleest la place de l'conomie dans votre anthropologie des Modernes ?

    L'conomie fonctionne comme une thologie laquelle on sacrifie plus de gens qu'on n'en a jamais sacrifi dansl'histoire des religions. Mais rintroduire le terme capitalisme simplifierait ce que j'essaie de complexifier.L'conomie articule plusieurs types de modes d'existence: la technique, l'organisation, mais aussi notreattachement aux objets.

    Notre amour des objets est souvent mal trait. On parle de ftichisme sans rflchir plus loin. Qu'est-ce que leftichisme ? C'est le fait de donner du sens aux objets. Ce n'est pas une tare. Gabriel Tarde et Gilbert Simondon,deux grands penseurs de la technique, nous incitent au contraire respecter notre amour des objets. Il n'y a pasplus de mal s'attacher un iPhone qu' une belle table en bois hrite de ses grands-parents paysans.

    Je ne suis nullement technophobe et je crois qu'il faut arrter de dnigrer l'instinct de consommation. Tout

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  • Je ne suis nullement technophobe et je crois qu'il faut arrter de dnigrer l'instinct de consommation. Toutcomme il faut sortir de l'alternative entre consommer ou dtruire la plante, car la rponse sera toujours: dtruirela plante ! En revanche, on peut envisager de poser la question autrement, en demandant : quelle moralittenons-nous pour nos objets ? Et c'est l que peut commencer la discussion politique.

    Votre travail conceptuel contient une dimension politique, mais on peine discernerl'application concrte.

    Mon projet a pour ambition de mettre de la politique au cur de la science. L'ide a pu choquer au dbut, maison voit aujourd'hui combien l'existence d'institutions scientifiques protge la science de tous les scepticismes. Orune institution est toujours le fruit d'une dcision politique. La politique est performative : elle constitue desralits par le fait mme de les noncer. Cela lui est reproch, au nom de la conception scientifique de la vrit, etla politique est un mode d'existence trs dconsidr par la Modernit.

    Pourtant, lorsque de Gaulle annonce la victoire en 1941, c'est faux sur un plan factuel, mais politiquement vrai.Dans le grand inventaire de la Modernit que nous devons faire, il conviendra de retrouver le respect de ce typeparticulier de vrit qu'est la vrit politique.

    En dbut d'anne, vous avez donn une srie de confrences Edimbourg, que vous allez publierl'anne prochaine en vue de la prochaine confrence sur le climat, qui aura lieu Paris.Comptez-vous prendre part la bataille et descendre dans l'arne politique ? Etes-vous en trainde rinventer la figure de l'intellectuel engag ?

    La mutation cologique place toutes les cultures, o qu'elles se trouvent sur la plante, face au mme problme.Ces cultures vont devoir discuter entre elles, mais dans quel cadre ? Les arnes classiques ne suffisent pas, il fauten inventer de nouvelles, o les Modernes, ayant compris ce quoi ils tiennent, seront en fraternit inquite avecles autres cultures. Il ne s'agit donc pas de descendre dans l'arne ou de ressusciter l'intellectuel organique, maisd'aider construire de nouveaux lieux de ngociation et de diplomatie. J'espre que mon projet ira dans ce sens.

    Propos recueillis par Eric Aeschimann

    Bio expressBRUNO LATOUR a men des enqutes sociologiques sur la science, la technique et le droit. Sa critique durationalisme dogmatique (Nous n'avons jamais t modernes, 1991) lui a valu l'hostilit du monde scientifique.Aprs son grand oeuvre, Enqute sur les modes d'existence (La Dcouverte, 2012), il a donn une srie deconfrences Edimbourg, dont la premire est publie ce mois-ci dans un ouvrage collectif: De l'univers clos aumonde infini (Editions Dehors).

    Source : "le Nouvel Observateur" du 7 mai 2014.

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