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ÀPaulineetàLouis

«ChacundenousaenluiunpeudeRobinson

avecunnouveaumondeàdécouvriretunVendrediàrencontrer.»

EléonoreWOOLFIELD

«Cettehistoireestvraie,

puisquejel'aiinventée.»BorisVIAN

Jem'appelleWalterGlencorse, je suisgestionnaireà l'AcadémieroyaledessciencesdeLondres.J'airencontréAdrianilyaunpeumoinsd'unanalorsquecedernierétaitrapatriéd'urgenceenAngleterredusiteastronomiqued'AtacamaauChili,oùilexploraitlecielàlarecherchedel'étoileoriginelle.

Adrianestunastrophysiciendegrandtalent,etaufildesmoisnoussommesdevenusdevéritablesamis.

Parce qu'il ne rêvait que d'une seule chose, poursuivre ses travaux sur l'origine del'Univers,etparcequejemetrouvaisdansunesituationprofessionnelleembarrassante,magestionbudgétaire étant désastreuse, je l'ai convaincude se présenterdevant lesmembresd'unefondationscientifiquequiorganisait,àLondres,unconcoursgénéreusementdoté.

Nous avons révisé la présentation de son projet des semaines entières au coursdesquelles une belle amitié s'est nouée entre lui etmoi,mais j'ai déjà dit que nous étionsamis,n'est-cepas?

Nous n'avons pas gagné ce concours et le prix fut attribué à une jeune femme, unearchéologueaussiimpétueusequedéterminée.Ellemenaitunecampagnedefouillesdanslavalléedel'OmoenÉthiopielorsqu'unetempêtedesabledétruisitsoncampementetlaforçaàrentrerenFrance.

Lesoiroùtoutacommencé,elleaussisetrouvaitàLondresdansl'espoirderemporterladotationetderepartirenAfriquepoursuivresesrecherchessurl'originedel'humanité.

Les hasards de la vie sont étranges, Adrian avait rencontré dans le passé cette jeunearchéologue,Keira;ilsavaientvécuunamourd'étémaisnes'étaientjamaisrevusdepuis.

L'unefêtaitsavictoire,l'autresonéchec,ilspassèrentlanuitensembleetKeirarepartitaumatin,laissantàAdrianlesouvenirravivéd'uneancienneidylleetunétrangependentiframené d'Afrique ; une sorte de pierre trouvée dans le cratère d'un volcan par un petitgarçon éthiopien, Harry, que Keira avait recueilli et auquel elle s'était profondémentattachée.

Après le départ de Keira, Adrian découvrit, par une nuit d'orage, des propriétésétonnantesàcependentif.Lorsqu'unesourcedelumièrevive,commelafoudreparexemple,letraverse,ilprojettedesmillionsdepetitspointslumineux.

Adriannetardapasàcomprendredequoi ils'agissait.Aussiétonnantquecelapuisseparaître, ces points correspondaient à une carte de la voûte céleste ; mais pas n'importelaquelle,unfragmentduciel,unereprésentationdesétoilestellesqu'ellessetrouvaientau-dessusdelaTerreilyadecelaquatrecentsmillionsd'années.

Fortdecettedécouverteextraordinaire,AdrianpartitretrouverKeiradanslavalléedel'Omo.

Hélas, Adrian et Keira n'étaient pas seuls à s'intéresser à cet étrange objet. Lors d'unséjouràParisoùellerendaitvisiteàsasœur,Keirafitlaconnaissanced'unvieuxprofesseurd'ethnologie,uncertainIvory.Cethommemecontactaetfinitparmeconvaincredelafaçonlaplusvile,jel'avoue,àencouragerAdrianàpoursuivresesrecherches.

Enéchangedemesservices,ilmeremitunepetitesommed'argentetmepromitdefaireune généreuse donation à l'Académie si Adrian et Keira aboutissaient dans leurs travaux.J'ai accepté ce marché. J'ignorais alors qu'Adrian et Keira avaient à leurs trousses uneorganisationsecrètequi,àl'opposéd'Ivory,nevoulaitàaucunprixqu'ilsatteignentleurbutetdécouvrentd'autresfragments.

CarKeira et Adrian, éclairés par ce vieux professeur, apprirent vite que l'objet trouvédans l'ancien volcann'était pas unique en son genre.Quatre ou cinq autres semblables setrouvaientquelquepartsurcetteplanète.Ilsprirentladécisiondelesretrouver.

Cettequêtelesentraînad'AfriqueenAllemagne,d'AllemagneenAngleterre,d'Angleterreà la frontière du Tibet, puis, volant clandestinement au-dessus de la Birmanie, jusqu'àl'archipel d'Andaman, où Keira déterra sur l'île de Narcondam une seconde pierrecomparableàlasienne.

Sitôt les deux fragments réunis, un étrange phénomène se produisit : ils s'attirèrentcommedeuxaimants,prirentunecouleurd'unbleu inouï et semirentà scintillerdemilleéclats. Encore plus motivés par cette nouvelle découverte, Adrian et Keira repartirent enChine,endépitdesavertissementsetmenacesqueleuradressaitl'organisationsecrète.

Parmi ses membres, qui tous se font appeler par un nom de grande ville, un Lordanglais,SirAshton,faitcavalierseul,décidécoûtequecoûteàmettreuntermeauvoyagedeKeiraetd'Adrian.

Qu'ai-je fait en les poussant à continuer ? Pourquoi n'ai-je pas compris le messagelorsqu'unprêtre futassassiné sousnosyeux ?Pourquoin'ai-jepas réalisé lagravitéde lasituation, pourquoi n'ai-je pas dit alors au professeur Ivory de se débrouiller sansmoi ?Commentn'ai-jepasprévenuAdrianqu'ilétaitmanipuléparcevieilhomme...etparmoi,quimedisêtresonami.

Alorsqu'ilss'apprêtaientàquitterlaChine,AdrianetKeirafurentvictimesd'unterribleattentat. Sur une route de montagne, une voiture précipita leur 4 × 4 dans un ravin. Ils'abîmadansleseauxdelarivièreJaune.Adrianfutsauvédelanoyadepardesmoinesquisetrouvaientsurlabergeaumomentdel'accident,maislecorpsdeKeiraneréapparutpas.

Rapatrié de Chine après sa convalescence, Adrian refusa de reprendre son travail àLondres.MeurtriparladisparitiondeKeira,ilallatrouverrefugedanssamaisond'enfancesurlapetiteîlegrecqued'Hydra.Adrianestnédepèreanglaisetdemèregrecque.

Trois mois passèrent. Pendant qu'il souffrait de l'absence de celle qu'il aimait, jerongeais mon frein, fou de culpabilité, lorsque je reçus à l'Académie un colis envoyéanonymementdeChineàsonintention.

À l'intérieur, se trouvaient les affaires que Keira et lui avaient abandonnées dans unmonastère et une série de photos sur lesquelles je reconnus aussitôtKeira. Elle portait aufrontuneétrangecicatrice.Unecicatriceque jen'avais jamaisvue jusque-là.J'en informaiIvory, qui finit par me convaincre qu'il s'agissait peut-être d'une preuve que Keira avaitsurvécu.

Centfois,j'aivoulumetaire,laisserAdrianenpaix;maiscommentluicacherpareillechose?

Alors, jeme suis renduàHydra et, ànouveauà causedemoi,Adrian, pleind'espoir,s'envolapourPékin.

Si j'écris ces lignes, c'est avec l'intention de les remettre un jour à Adrian, lui faisantainsil'aveudemaculpabilité.Jepriechaquesoirqu'ilpuisseleslireetmepardonnerlemalquejeluiaifait.

ÀAthènes,ce25septembre,WalterGlencorseGestionnaireàl'Académieroyaledessciences.

Cahierd'Adrian

Chambre307.Lapremière foisque j'aidormi ici, jen'avaisprêtéaucuneattentionà lavue,j'étaisheureuxàl'époqueetlebonheurrenddistrait.Jesuisassisdevantcepetitbureau,faceàlafenêtre,Pékins'étenddevantmoietjenemesuisjamaissentiaussiperdudemavie.Laseuleidéedetournerlatêteverslelitm'estinsupportable.Tonabsenceestentréeenmoicommeunepetitemortquinecessedecreuser sonchemin.Une taupedans leventre.J'aibien tenté de l'anesthésier en arrosant copieusement mon petit déjeuner de baijiu, maismêmel'alcoolderizn'yfaitrien.

Dix heures d'avion sans fermer l'œil, il faut que je dorme avant de prendre la route.Quelquesinstantsd'inconscience,c'esttoutcequejedemande,unmomentd'abandonoùjeneverraiplusdéfilercequenousavonsvécuici.

Tueslà?Tum'avaisposécettequestionàtraverslaportedelasalledebains,c'étaitilyaquelques

mois. Je n'entends plus aujourd'hui que le clapotis des gouttes d'eau qui fuient d'unerobinetterieuséeetclaquentcontrelafaïenced'unlavabodéfraîchi.

Je repousse la chaise, enfile un pardessus et quitte l'hôtel.Un taxime dépose dans leparcdeJingshan.Jetraverselaroseraieetempruntelepontdepierrequienjambeunbassin.

Jesuisheureused'êtreici.Je l'étais aussi. Si seulement j'avais su vers quel destin nous nous précipitions,

inconscients,éprisdedécouvertes.Sil'onpouvaitfigerletemps,jel'arrêteraisàcemomentprécis.Sil'onpouvaitrevenirenarrière,c'estlàquejeretournerais...

Jesuisrevenuàl'endroitoùj'avaisformécevœu,devantcerosierblanc,dansunealléeduparcdeJingshan.Maisletempsnes'estpasarrêté.

J'entre dans la Cité interdite par la porte nord et me dirige à travers les allées, avecquelquessouvenirsdetoipourseulsguides.

Jechercheunbancdepierreprèsd'ungrandarbre,unrécifsingulieroù, iln'yapassilongtemps,avaitprisplaceuncoupledetrèsvieuxChinois.Peut-êtrequ'enlesretrouvantjeconnaîtraisuncertainapaisement, j'avaiscru liredans leursourire lapromessed'unavenirpournousdeux;peut-êtreriaient-ilssimplementdusortquinousattendait.

J'ai fini par trouver ce banc, inoccupé. Jem'y suis allongé. Les branchesd'un saule sebalancent dans le vent et leur danse indolente me berce. Les yeux fermés, ton visagem'apparaîtintactetjem'endors.

Unpoliciermeréveille,mepriantdequitterleslieux.Lanuittombe,lesvisiteursnesontpluslesbienvenus.

De retour à l'hôtel, je retrouve ma chambre. Les lumières de la ville repoussentl'obscurité.J'aiarrachélacouverturedulit,l'aiétendueàmêmelesoletm'ysuisblotti.Lespharesdesvoituresdessinentdedrôlesdemotifsauplafond.Àquoibonperdredavantagedetemps,jenedormiraiplus.

J'ai pris mon bagage, réglé ma note à la réception et récupéré mon véhicule dans leparking.

LeGPSdebordm'indique ladirectiondeXi'an.À l'approchedesvilles industrielles, lanuits'effaceetreparaîtdanslanoirceurdescampagnes.

Je me suis arrêté à Shijiazhuang pour faire un plein de carburant, sans acheter denourriture.Tum'auraistraitédelâche,tun'auraispeut-êtrepaseutort,maisjen'aipasfaimalorspourquoitenterlediable.

Centkilomètresplustard,jerepèrelepetitvillageabandonnéausommetd'unecolline.J'empruntelechemincabossé,décidéàalleryregarderlesoleilseleversurlavallée.Ondit

queleslieuxconserventlamémoiredesinstantsvécusparceuxquis'ysontaimés,c'estpeut-êtreunelubie,maisj'aibesoind'ycroirecematin-là.

Jeparcours les ruelles fantômesetdépasse l'abreuvoirde laplaceprincipale.Lacoupeque tu avais trouvée dans les ruines du temple confucéen a disparu. Tu l'avais prédit,quelqu'unl'aemportéeetadûenfairecequebonluisemblait.

Jem'assiedssurunrocherauborddelafalaiseetjeguettelejour,ilestimmense;puisjereprendslaroute.

LatraverséedeLinfenestaussinauséabondequ'aucoursdupremiervoyage,unnuagedepollutionâcremebrûlelagorge.Jeprendsdansmapochelemorceaud'étoffeaveclequeltunousavaisconfectionnédesmasquesdefortune.Jel'airetrouvédanslesaffairesquel'onm'aréexpédiéesenGrèce;nulletracedetonparfumn'ysubsiste,maisenleposantsurmabouche,jerevoischacundetesgestes.

EntraversantLinfentut'étaisplainte:C'estinfernalcetteodeur......maistoutt'étaitprétexteàrâler.Àprésent,jevoudraisencoreentendretesreproches.C'estalorsquenouspassionspariciquetut'étaispiquéledoigtenfouillanttonbagage

etavaisdécouvertunmicrocachédanstonsac.J'auraisdûprendre,cesoir-là,ladécisionderebrousserchemin;nousn'étionspaspréparésàcequinousattendait,nousn'étionspasdesaventuriers, seulement deux scientifiques qui se comportaient comme des gaminsinconscients.

La visibilité est toujours aussimauvaise, et ilme faut chasser cesmauvaises penséespourmeconcentrersurlaroute.

Jemesouviens,ensortantdeLinfen,jem'étaisrangésurlebas-côtéetm'étaiscontentéde me débarrasser du micro, sans me soucier du danger qu'il représentait, seulementpréoccupéparcetteintrusiondansnotreintimité.C'étaitlàquejet'avaisfaitl'aveuquejetedésirais,làquejem'étaisrefuséàtediretoutcequej'aimaisentoi,parpudeurplusqueparjeu.

Jeme rapproche de l'endroit où l'accident s'est produit, là où des assassins nous ontpoussésdansunravin,etmesmainstremblent.

Tudevraislelaissernousdoubler.Lamoiteurperleàmonfront.Ralentis,Adrian,jet'ensupplie.Lesyeuxmepiquent.Cen'estpaspossible,ilsenontaprèsnous.Tuesattachée?Et tu avais répondu oui à cette question en forme d'injonction. Le premier choc nous

avaitprojetésenavant.Je revois tesdoigts serrer ladragonne, si fortque tesphalangesenontpâli.Combiendecoupsdepare-chocsavons-nousreçusavantquelesrouesneviennentheurterleparapet,avantquenousneglissionsdansl'abîme?

Jet'aiembrasséealorsqueleseauxdelaRivièreJaunenoussubmergeaient,j'aiplongémesyeuxdanslestiensalorsquenousnousnoyions,jesuisrestéavectoijusqu'audernierinstant,monamour.

Leslacetss'enchaînent,àchaqueviragejem'efforcedecontrôlerdesgestestropnerveux,de ramener la voiture dans le droit chemin. Ai-je dépassé l'embranchement où un petitsentiermène jusqu'aumonastère?Depuismondépartpour laChinece lieuoccupe toutesmes pensées. Le lama qui nous y avait accueillis estma seule connaissance en ces terresétrangères. Qui, sinon lui, pourrame fournir une piste pour te retrouver,me donner une

informationquiviendraconforterleminceespoirquetusoisenvie?Unephotodetoiavecune cicatrice au front, ce n'est pas grand-chose, un petit bout de papier que je sors demapochecentfoisparjour.Jereconnaissurmadroitel'entréeduchemin.J'aifreinétroptard,lavoituredérapeetjefaismarchearrière.

Lesrouesdu4×4s'enfoncentdanslaboueautomnale.Ilaplutoutelanuit.Jemerangeà l'entréed'unsous-boisetcontinueàpied.Simessouvenirssont intacts, je traverseraiungué et grimperai le flanc d'une seconde colline ; au sommet, j'apercevrai alors le toit dumonastère.

Ilm'a falluunepetiteheuredemarchepour y arriver.En cette saison, le ruisseau estplushautetlefranchirn'apasétéuneminceaffaire.Degrossespierresrondesdépassaientàpeinedeseauxtumultueuses,leursurfaceétaitglissante.Situm'avaisvuenéquilibredanscettepositionpeuélégante,jedevinequetuteseraismoquéedemoi.

Cettepenséemedonnelecouragedecontinuer.Laterregrassecollesousmespasetj'ailasensationdereculerplusqued'avancer.Bien

des efforts sont nécessaires pour atteindre le sommet. Trempé, boueux, je dois avoirl'apparenced'unvagabondetjem'interrogesurl'accueilquemeréserverontlestroismoinesquiviennentàmarencontre.

Sansunmot,ilsm'enjoignentdelessuivre.Nousarrivonsdevantlaportedumonastèreetceluiquin'acessédevérifierencheminquejeneleurfaussaispascompagniemeconduitdans une petite salle. Elle ressemble à celle où nous avons dormi. Ilm'invite àm'asseoir,remplit une écuelled'eau claire, s'agenouilledevantmoi,me lave lesmains, lespieds et levisage. Puis ilm'offre un pantalon en lin, une chemise propre et quitte la pièce ; je ne lereverraiplusdurestedel'après-midi.

Unpeuplus tard,unautremoinevientm'apporterdequoimerestaurer ; il étendunenattesurlesol,jecomprendsalorsquecetendroitseraaussimachambrepourlanuit.

Lesoleildéclineet,quandsesdernièreslueursdisparaissentpar-delàlaligned'horizon,celuiquej'étaisvenurencontrerseprésenteenfin.

– Jene sais pas ce qui vous ramène ici,mais àmoinsque vousnem'annonciez votreintention de faire une retraite, je vous serais reconnaissant de repartir dès demain. Nousavonseuassezd'ennuiscommecelaàcausedevous.

– Avez-vous eu des nouvelles de Keira, la jeune femme quim'accompagnait ? L'avez-vousrevue?dis-je,anxieux.

–Je suisdésoléde cequi vous est arrivé à tousdeux,mais si quelqu'unvous a laisséentendre que votre amie avait survécu à ce terrible accident, c'est un mensonge. Je neprétendspasêtreinformédetoutcequisepassedanslarégion,maiscela,croyez-moi,jelesaurais.

–Cen'étaitpasunaccident!Vousnousaviezexpliquéquevotrereligionvousinterdisaitlemensonge,alorsjevousreposemaquestion,avez-vouslacertitudequeKeiraestmorte?

– Inutile de hausser le ton en ces lieux, cela n'aura aucun effet sur moi, ni sur nosdisciplesd'ailleurs.Jen'aipasdecertitude,commentenaurais-je?Lefleuven'apasrestituélecorpsdevotreamie,c'esttoutcequejesais.Comptetenudelavitessedescourantsetdelaprofondeurde la rivière, celan'a riend'étonnant.Pardondedevoir insister sur cegenrededétails,j'imaginequ'ilssontpéniblesàentendre,maisvousm'avezinterrogé.

–Etlavoiture,l'a-t-onretrouvée?– Si la réponse vous importe vraiment, c'est une question qu'il faudra poser aux

autorités,mêmesijevousledéconseillefortement.

–Pourquoi?–Jevousaiditquenousavionseudesennuis,maiscelanesemblepasvousintéresser

plusquecela.–Quelgenred'ennuis?–Croyez-vousquevotreaccidentsoitrestésansconséquence?Lapolicespécialeamené

sonenquête.Ladisparitiond'uneressortissanteétrangèreen territoirechinoisn'estpasunfait anodin.Et, comme lesautoritésn'aimentguèrenosmonastères,nousavonseudroit àdes visites d'un genre plutôt désagréable. Nos moines ont été interrogés avec force, nousavonsreconnuvousavoirhébergés,puisqu'ilnousestinterditdementir.Vouscomprendrezquenosdisciplesnevoientpasd'untrèsbonœilvotreretourparminous.

–Keiraestvivante,vousdevezmecroireetm'aider.–C'estvotrecœurquiparle, jecomprends lanécessitédevousraccrocheràcetespoir,

mais,enrefusantdefairefaceàlaréalité,vousentretenezunesouffrancequivousrongerade l'intérieur. Si votre amie avait survécu, elle serait réapparue quelque part et nous enaurions été avisés. Tout se sait dans cesmontagnes. Je crains hélas que la rivière ne l'aitgardée prisonnière, j'en suis sincèrement peiné et je me joins à votre chagrin. Je voismaintenantpourquoivousavezentrepriscevoyageetjesuisconfusd'êtreceluiquidoitvousrameneràlaraison.Ilestdifficiledefairesondeuilsansuncorpsàenterrer,sansunetombeoù se recueillir,mais l'âmedevotreamieest toujoursprèsdevous, elle y restera tantquevouslachérirez.

– Ah, je vous en prie, épargnez-moi ces foutaises ! Je ne crois ni en Dieu, ni en unailleursmeilleurqu'ici.

–C'est votredroit leplus strict ;maispourunhomme sans lumières, vous voilàbiensouventdansl'enceinted'unmonastère.

–SivotreDieuexistait,riendetoutcelaneseraitarrivé.–Sivousm'aviezécoutéalorsquejevousconseillaisdenepasentreprendrecepériple

surlemontHuaShan,vousauriezévitéledramequivoustoucheaujourd'hui.Puisquevousn'êtes pas venu faire une retraite, il est inutile de prolonger votre séjour ici.Reposez-vouscettenuitetpartez.Jenevouschassepas,celan'estpasenmonpouvoir,maisjevousseraisreconnaissantdenepasabuserdenotrehospitalité.

–Sielleasurvécu,oùpourrait-ellesetrouver?–Rentrezchezvous!Lemoineseretire.J'aipassépresque toute lanuit les yeuxgrandsouverts à chercherune solution.Cette

photographienepeutpasmentir.Durantlesdixheuresdevold'AthènesàPékin,jen'aicessédelaregarderetjecontinueencoreàlalueurd'unebougie.Cettecicatriceàtonfrontestunepreuveque jevoudrais irréfutable. Incapablededormir, jeme relève sans fairedebruit, jefais coulisser le panneau en feuille de riz qui sert de porte. Une faible lumièreme guide,j'avance dans un couloir vers une salle où dorment sixmoines. L'un d'eux a dû sentirmaprésence, car il se retourne sur sa couche et inspire profondément, heureusement il ne seréveillepas.Jepoursuismonchemin,enjambeàpasfeutréslescorpsallongésàmêmelesol,pouraboutirdans lacourdumonastère.La luneestauxdeux tierspleinece soir, il yaunpuitsaucentredelacour,jem'assiedssurlerebord.

Unbruitmefaitsursauter,unemainseposesurmabouche,étouffanttouteparole.Jereconnaismonlama,ilmefaitsignedelesuivre.Nousquittonslemonastèreetmarchonsàtraverslacampagnejusqu'augrandsauleoùilseretourneenfinpourmefaireface.

JeluiprésentelaphotographiedeKeira.

–Quandcomprendrez-vousquevousnousmetteztousendanger,etvouslepremier?Vousdevezrepartir,vousavezfaitassezdedégâtscommecela.

–Quelsdégâts?–Nem'avez-vouspasdit que votre accidentn'en était pasun ?Pourquoi pensez-vous

quejevousentraîneàl'écartdumonastère?Jenepeuxplusfaireconfianceàpersonne.Ceuxquis'ensontprisàvousnemanquerontpasleurcoupunesecondefoissivousleurenoffrezl'opportunité.Vousn'êtespastrèsdiscretetjecrainsquevotreprésencedanslarégionn'aitdéjà été repérée ; le cas contraire serait unmiracle. Pourvu qu'il dure le temps que vousregagniezPékinetrepreniezunavion.

–Jen'irainullepartavantd'avoirretrouvéKeira.–C'étaitavantqu'ilfallait laprotéger,ilesttroptardmaintenant.Jenesaispasceque

votreamieetvousavezdécouvert,etjeneveuxpaslesavoir,maisunefoisencore,jevousenconjure,allez-vous-en!

–Donnez-moiunindice,aussiinfimesoit-il,unepisteàsuivreetjevousprometsd'êtrepartiauleverdujour.

Lemoinemeregardefixementetsetait;ilfaitdemi-touretrepartversletemple,jelesuis.Deretourdanslacour,silencieux,ilmeraccompagneàmachambre.

Ilfaitdéjàgrandjour,ledécalagehoraireetlafatigueduvoyageonteuraisondemoi.Ildoit êtreprèsdemidi quand le lama entredans la pièce avecunbol de riz et unbouillon,disposéssuruneplanchetteenbois.

–Sil'onmesurprenaitentraindevousservirvotrepetitdéjeuneraulit,onm'accuseraitdevouloirtransformercelieudeprièreenchambred'hôtes,dit-ilensouriant.Voilàdequoivousnourriravantdereprendrelaroute.Carvousreprenezbienlarouteaujourd'hui,n'est-cepas?

J'acquiescedelatête.Inutiledem'obstiner,jen'obtiendraiplusriendelui.–Alorsbonretour,ditlelamaavantdeseretirer.En soulevant le bol de bouillon, je découvre un papier plié en quatre. D'instinct, je le

glisse dans le creux demamain et le fais discrètement passer dansma poche.Mon repasavalé,jem'habille.Jemeursd'impatiencedelirecequelelamam'aécritmaisdeuxdisciplesattendentdevantmaporteetmereconduisentàl'oréedubois.

Enmequittant,ilsmeremettentuncolisempaquetédansdupapierkraft,nouéparuneficelle de chanvre. Une fois au volant, j'attends que lesmoines s'éloignent pour déplier lebilletetprendreconnaissancedutextequim'estdestiné.

Si vous renoncez à suivre mes recommandations, sachez que j'ai entendu dire qu'unjeunemoine était entré aumonastère de Garther quelques semaines après votre accident.Cela est probablement sans rapport avec votre quête,mais il est assez rare que ce templeaccueilledenouveauxdisciples.Ilestvenuàmesoreillesquecelui-cinesemblaitpasheureuxde sa retraite. Personne ne peut me dire qui il est. Si vous décidez de vous entêter et depoursuivre cette enquête déraisonnable, roulez vers Chengdu. Une fois là-bas, je vousrecommande d'y abandonner votre véhicule. La région vers laquelle vous vous dirigerezensuite est très pauvre et votre 4 ×4 attirerait une attention dont vous préférerez vouspasser.ÀChengdu,revêtez leshabitsque jevousai fait remettre, ilsvousaiderontàvousfondre plus aisément parmi les habitants de la vallée. Prenez un autocar en direction dumont Yala. Je ne sais que vous conseiller ensuite, il est impossible pour un étranger depénétrerdanslemonastèredeGarther,maisquisait,peut-êtrequelachancevoussourira.

Soyezprudent,vousn'êtespasseul.Etsurtout,brûlezcepapier.

HuitcentskilomètresmeséparentdeChengdu,ilmefaudraneufheurespouryarriver.Lemessagedulamanemelaissepasbeaucoupd'espoir,ilatrèsbienpuécrireceslignes

dansleseulbutdem'éloigner,maisjenelecroispascapabled'unetellecruauté.CombiendefoissurlaroutedeChengduvais-jemereposerlaquestion...

Àmagauche,lachaînedemontagnesétendsesombreseffrayantessurlavalléegriseetpoussiéreuse.Laroutetraverse laplained'estenouest.Devantmoi, lescheminéesdedeuxhautsfourneauxs'imposentaumilieudupaysage.

Liuzhizhen, carrières à ciel ouvert, ciel sombre sur des parcelles de champs, champsd'extraction minière, paysages d'une tristesse infinie, vestiges d'anciennes usinesabandonnées.

Ilpleut,iln'acessédepleuvoiretlesessuie-glacespeinentàchasserl'eauquiruisselle,la route est glissante. Lorsque je double un camion, les chauffeurs me regardentétrangement.Ilnedoitpasyavoirbeaucoupdetouristesquicirculentdanscetterégion.

Deux cents kilomètres derrière moi, encore six heures de route. Je voudrais appelerWalter, lui demander deme rejoindre ; la solitudem'oppresse, je ne la supporte plus. J'aiperdul'égoïsmedemajeunessedansleseauxtroublesdelaRivièreJaune.Unregarddanslerétroviseur,monvisageachangé.Waltermediraitquec'est la fatigue,mais je saisque j'aipasséuncap, iln'yaurapasderetourenarrière.J'auraisvouluconnaîtreKeiraplustôt,nepasavoirperdutoutescesannéesàcroirequelebonheurétaitdanscequej'accomplissais.Lebonheurestplushumble,ilestdansl'autre.

Auboutdelaplaines'élèvedevantmoiunebarrièredemontagnes.Unpanneauindique,encaractèresoccidentaux,queChengduestencoreàsixcentsoixantekilomètres.Untunnel,l'autoroute pénètre dans la roche, impossible désormais d'écouter la radio, qu'importe, cesmélodiesdepopasiatiqueme sont insupportables.Lespontsqui surplombentdeprofondscanyons s'enchaînent sur deux cent cinquante kilomètres. Jem'arrêterai dans une station-serviceàGuangyuan.

Lecafén'yestpassimauvais.Uneboîtedebiscuitsposéeàcôtédemoi,jereprendslaroute.Chaquefoisquejem'enfonceversunétroitvallon,jedécouvredeminusculeshameaux.

Il est 20 heures passées quand j'arrive à Mianyang. Dans cette cité de sciences et hautestechnologies,lamodernitéestsaisissante.Aubordd'unerivièresedressentdelonguestoursde verre et d'acier. La nuit tombe et la fatigueme pèse. Je devraism'arrêter pour dormir,reprendredesforces.J'étudielacarte;unefoisarrivéàChengdu,rejoindrelemonastèredeGartherenautocarprendraplusieursheures.Mêmeaveclameilleurevolonté,jen'yarriveraipascesoir.

J'aitrouvéunhôtel.J'yailaissélavoitureetjemarchelelongdelapromenadecimentéequibordelarivière.Lapluieacessé.Quelquesrestaurantsserventàdînersurdesterrasseshumides,chaufféespardeslampesàgaz.

Lanourritureestunpeutropgrasseàmongoût.Auloin,unaviondécolledansunbruitassourdissant; ils'élèveau-dessusdelavilleetvireausud.Probablementlederniervoldusoir.Oùvont sespassagers assisderrière ceshublots illuminés ?Londres etHydra sont siloin. Coupde cafard. SiKeira est vivante, pourquoi ce silence ? Pourquoi serait-elle restéesansdonnersignedevie?Queluiest-ilarrivéquijustifiededisparaîtreainsi?Cemoineapeut-être raison, jedois être foupour entretenirune telle illusion.Lemanquede sommeil

exacerbe les idéesnoires, et lanoirceurde lanuitmegagne.Mesmains sontmoites, cettemoiteur pénètre mon corps tout entier. Je frissonne, j'ai chaud, j'ai froid ; le serveurs'approchedemoi et je devinequ'ilmedemande si tout va bien. Je voudrais lui répondre,mais je n'arrive pas à articuler lemoindremot. Je continue d'épongerma nuque avecmaserviettede table,mondos ruissellede sueuret la voixde ce serveurmeparaîtdeplusenpluslointaine;lalumièredelaterrassedevientdiaphane,touttourneautourdemoipuis,lenéant.

L'éclipsesedissipe,peuàpeulejourrenaît,j'entendsdesvoix,deux,trois?Onmeparledansunelanguequejenecomprendspas.Unefraîcheurseposesurmonvisage,ilfautquej'ouvrelesyeux.

Lestraitsd'unevieillefemme.Ellecaressemajoue,mefaitcomprendrequelepireestpassé.Ellehumectemeslèvresetmemurmuredesmotsquejedevinerassurants.

Jesensdespicotements,lesangcirculeànouveaudansmesveines.J'aifaitunmalaise.La fatigue,unemaladiequi couveouquelque choseque jen'auraispasdûmanger, je suistropfaiblepourréfléchir.Onm'aallongésuruncanapéenmoleskinedansl'arrière-salledurestaurant.Unhommearejointlavieilledamequis'occupedemoi,sonmari.Luiaussimesourit,ilalevisageencoreplusfripéqu'elle.

J'essaiedeleurparler,jevoudraislesremercier.Levieilhommeapprocheune tassedemaboucheetme forceàboire.Lebreuvageest

amer,maislamédecinechinoiseadesvertusinsoupçonnées,alorsjemelaissefaire.CecoupledeChinoisressembletantàceluiqueKeiraetmoiavonscroiséunjourdansle

parcdeJingshan,oncroiraitleursjumeaux,etcetteimpressionmerassure.Mespaupièresseferment,jesenslesommeilmegagner.Dormir,attendredereprendredesforces,c'estcequej'aidemieuxàfaire,alorsj'attends.

***

Paris

Ivoryfaisaitlescentpasdanssonsalon.Lapartied'échecsn'évoluaitpasensafaveuretVackeers venait de déplacer son cavalier, mettant sa reine en danger. Il s'approcha de lafenêtre,écartalerideauetregardalebateau-mouchequidescendaitlaSeine.

–Voulez-vousquenousenparlions?demandaVackeers.–Dequoi?réponditIvory.–Decequivouspréoccupeàcepoint.–J'ail'airpréoccupé?–Votrefaçondejouerlelaissesupposer,àmoinsquevousnesouhaitiezmefairegagner

;danscecas,l'ostentationaveclaquellevousm'offrezcettevictoireestpresqueinsultante,jepréféreraisquevousmedisiezcequivoustracasse.

–Rien, j'aipeudormi lanuitdernière.Direqu'avant jepouvais resterdeux jours sanssommeil.Qu'avons-nousfaitàDieupourmériterunchâtimentaussicruelquedevieillir?

– Sans vouloir nous flatter, en ce qui nous concerne, je trouve que Dieu a été plutôtclément.

–Nem'envoulezpas.Ilseraitpeut-êtrepréférablequenousmettionsuntermeàcettesoirée.Detoutefaçon,vousm'aurezmismatenquatrecoups.

–Trois!Vousêtesdoncencoreplussoucieuxquejenel'imaginais,maisjeneveuxpasvousforcerlamain.Jesuisvotreami,vousmeparlerezdecequivouspréoccupequandbonvoussemblera.

Vackeersselevaetsedirigeaverslevestibule.Ilenfilasonimperméableetseretourna,Ivoryregardaittoujoursparlafenêtre.

– Je repars demain pour Amsterdam, venez y passer quelques jours, la fraîcheur descanauxvousaiderapeut-êtreàretrouverlesommeil.Vousêtesmonhôte.

–Jecroyaispréférablequenousnesoyonspasaperçusensemble.–Ledossierestclos,nousn'avonsplusderaisondejoueràcesjeuxcompliqués.Etpuis

cessez de culpabiliser ainsi, vous n'êtes pas responsable. Nous aurions dû deviner que SirAshtonprendraitlesdevants.Jesuistoutaussidésoléquevousdelafaçondontcetteaffaires'estachevée,maisvousn'ypouvezplusrien.

–ToutlemondesedoutaitqueSirAshtoninterviendraittôtoutardetcettehypocrisiearrangeaittoutlemonde.Vouslesavezautantquemoi.

–Jevouspromets,Ivory,quesij'avaissoupçonnésesméthodesexpéditives,j'auraisfaitcequiétaitenmonpouvoirpourl'enempêcher.

–Etqu'est-cequiétaitenvotrepouvoir?VackeersregardafixementIvory,puisilbaissalesyeux.– Mon invitation à Amsterdam tient toujours, venez quand vous le souhaitez. Une

dernière chose : notre partie de ce soir, je préfère qu'elle ne soit pas inscrite dans notretableaudescores.Bonsoir,Ivory.

Ivoryneréponditpas.Vackeersrefermalaportedel'appartement,entradansl'ascenseuretappuyasurleboutondurez-de-chaussée.Sespasrésonnèrentsurlespavésduhall,iltiraàluilalourdeportecochèreettraversalarue.

La nuit était douce, Vackeersmarcha le long du quai d'Orléans et se retourna vers lafaçade de l'immeuble ; au cinquième étage, les lumières du salon d'Ivory venaient de

s'éteindre.Ilhaussalesépaulesetcontinuasapromenade.Lorsqu'iltournaaucoindelarueLeRegrattier,deuxappelsdephares rapides leguidèrentversuneCitroëngarée le longdutrottoir.Vackeersouvritlaportièrepassagerets'installaàbord.Leconducteurposasamainsurlaclédecontact,maisVackeersinterrompitsongeste.

–Attendonsquelquesinstants,sivouslevoulezbien.Les deux hommes restèrent silencieux. Celui qui était au volant prit un paquet de

cigarettesdesapoche,enportauneàseslèvresetcraquauneallumette.–Qu'est-cequivousintéresseautant,pourquenousrestionsici?–Cettecabine,justeenfacedenous.–Qu'est-cequevousracontez?Iln'yapasdecabinesurcesquais.–Soyezgentild'écrasercettecigarette.–Letabacvousgêne,maintenant?–Non,maisleboutincandescent,oui.Unhommeavançaitlelongduquai,ils'accoudaauparapet.–C'estIvory?demandalechauffeurdeVackeers.–Non,c'estlepape!–Ilparletoutseul?–Iltéléphone.–Àqui?–Vousfaitesexprèsd'êtreaussicon?S'ilressortdechez luiaubeaumilieude lanuit

pourpasserunappeldepuis lesquais,c'estprobablementpourquepersonnenesacheavecquiils'entretient.

– Alors à quoi cela sert-il de rester en planque, si nous ne pouvons pas entendre saconversation?

–Àvérifieruneintuition.–Etonpeutyaller,maintenantquevousavezvérifiévotreintuition?–Non,cequivasepasseraprèsm'intéresseaussi.–Parcequevousavezuneidéedecequivasepasseraprès?–Cequevousêtesbavard,Lorenzo !Dèsqu'ilauraraccroché, il jettera lapucedeson

portabledanslaSeine.–Etvouscomptezplongerdanslefleuvepourallerlarécupérer?–Vousêtesvraimentidiot,monpauvreami.–Siaulieudem'insultervousm'expliquiezcequenousattendons?–Vousallezledécouvrirdansquelquesinstants.

***

Londres

La sonnerie du téléphone retentit dans un petit appartement surOldBromptonRoad.Walterselevadesonlit,passaunerobedechambreetentradanssonsalon.

–Voilà,voilà,cria-t-ilens'approchantduguéridonoùsetrouvaitl'appareil.Ilreconnutimmédiatementlavoixdesoninterlocuteur.–Toujoursrien?–Nonmonsieur,jesuisrentréd'Athènesenfind'après-midi.Quatrejoursseulementse

sontécoulésdepuisqu'ilestlà-bas,j'espèrequenousauronsbientôtdebonnesnouvelles.–Jelesouhaiteaussi,maisjenepeuxm'empêcherd'êtreinquiet,jen'aipasfermél'œil

delanuit.Jemesensimpuissantetj'aihorreurdeça.–Pourtoutvousdire,monsieur,jen'aipasbeaucoupdorminonpluscesdernierstemps.–Vouspensezqu'ilestendanger?– On me dit le contraire, qu'il faut être patient, mais c'est dur de le voir ainsi. Le

diagnosticestréservé,ils'enestfalludepeu.–Jeveuxsavoirsiquelqu'unafomentécecoup.Jem'yattelle.Quandretournerez-vous

àAthènes?–Demain soir, auplus tardaprès-demain si jen'aipas réussi àboucler tout ceque je

doisfaireàl'Académie.–Appelez-moidèsquevousyserezetessayezdevousreposerd'icilà.–Vousdemême,monsieur.Àdemain,j'espère.

***

Paris

Ivorysedébarrassade lapucedesonportableet retournasursespas.Vackeersetsonchauffeur se tassèrent dans leurs fauteuils, par réflexe,mais, à cette distance, il était peuprobablequeceluiqu'ilsobservaientpuisselesvoir.Lasilhouetted'Ivorydisparutàl'angledelarue.

–C'estbonmaintenant,nouspouvonsyaller?demandaLorenzo.J'aipassélasoiréeàcroupiricietj'aifaim.

–Non,pasencore.Vackeers entendit le ronronnement d'unmoteur qui venait de démarrer. Deux phares

balayèrent lequai.Unevoitures'arrêtaà l'endroitoùIvoryse tenaitquelques instantsplustôt.Unhommeensortitets'avançajusqu'auparapet.Ilsepenchapourobserverlabergeencontrebas,haussalesépaulesetremontaàbord.Lespneuscrissèrentetlavoitures'éloigna.

–Commentsaviez-vous?demandaLorenzo.–Un salepressentiment.Etmaintenantque j'ai vu laplaqueduvéhicule, c'est encore

pire.–Qu'est-cequ'ellea,cetteplaque?–Vouslefaitesexprèsouvousvousdonnezdumalpourégayermasoirée?Cevéhicule

appartientaucorpsdiplomatiqueanglais,vousavezbesoinquejevousfasseundessin?–SirAshtonfaitsuivreIvory?– Je crois que j'en ai assez vu et entendu pour ce soir, auriez-vous l'amabilité deme

raccompagneràmonhôtel?–Bon,Vackeers,çasuffit,jenesuispasvotrechauffeur.Vousm'avezdemandéderester

enplanquedanscettevoitureenm'expliquantqu'ils'agissaitd'unemissionimportante,jemesuisgelépendantdeuxheuresalorsquevoussirotiezuncognacbienauchaud,ettoutcequej'ai pu constater, c'est que votre ami est allé, pour je ne sais quelle raison, jeter une pucetéléphoniquedans laSeineetqu'unevoituredesservicesconsulairesdeSaMajesté l'aépiéfaire ce geste dont la portée m'échappe encore. Alors ou vous rentrez à pied, ou vousm'expliquezdequoiilretourne.

–Comptetenudel'obscuritédanslaquellevoussemblezvoustrouver,moncherROME,jevaistenterd'éclairervotrelanterne!SiIvorysedonnelapeinedesortiràminuitpourallertéléphoner en dehors de chez lui, c'est qu'il prend certaines précautions. Si les Anglaisplanquentenbasdeson immeuble,c'estque l'affairequinousaoccupéscesderniersmoisn'estpasaussiclasséequenousvoulionstouslesupposer.Vousmesuivezjusque-là?

–Nemeprenezpaspourplusbêtequejenelesuis,ditLorenzoendémarrant.Lavoitures'engageasurlesquaisetfranchitlepontMarie.–Si Ivory est aussi prudent, c'est qu'il a un tourd'avance, repritVackeers.Etmoi qui

croyaisavoirgagnélapartiecesoir,décidément,ilmesurprendratoujours.–Quecomptez-vousfaire?–Rienpourl'instant,etpasunmotsurcequevousavezappriscesoir.Ilesttroptôt.Si

nousprévenonslesautres,chacunintrigueradanssoncoin,commeparlepassépersonneneferaplusconfianceàpersonne.Jesaisque jepeuxcomptersurMADRID.Etvous,ROME, dequelcôtéserez-vous?

– Pour l'instant, il me semble que je me trouve juste à votre gauche, cela devraitrépondreenpartieàvotrequestion,non?

–Ilfautquenouslocalisionsauplusvitecetastrophysicien.Jeparieraisqu'iln'estplusenGrèce.

–Remontezinterrogervotreami.Sivousl'asticotez,ilvouslâcherapeut-êtrelemorceau.–Jelesoupçonnedenepasensavoirbeaucoupplusquenous,iladûperdresatrace.Il

avait l'esprit ailleurs. Je le connais depuis trop longtemps pour être dupe, il a manigancéquelquechose.Avez-voustoujoursaccèsàvoscontactsenChine?Pouvez-vouslessolliciter?

–Toutdépenddecequel'onattendd'euxetdecequenoussommesprêtsàleurdonnerenéchange.

– Essayez de savoir si notre Adrian aurait récemment atterri à Pékin, s'il a loué unvéhiculeetsi,parchance,ilautilisésacartedecréditpourretirerdel'argent,payerunenoted'hôteloujenesaisquoi.

Ilsn'échangèrentplusunmot.Parisétaitdésert,LorenzodéposaVackeersdixminutesplustarddevantl'hôtelMontalembert.

–Je feraidemonmieuxavec lesChinois,mais c'est à chargede revanche,dit-il en segarant.

–Attendonsdevoirlesrésultats,avantquevousmeprésentiezlanote,moncherROME.Àbientôtetmercipourlabalade.

Vackeers descendit de la Citroën et entra dans l'hôtel. Il demanda sa clé auréceptionniste, ce dernier se pencha derrière son comptoir et lui remit également uneenveloppe.

–Onadéposéceplipourvous,monsieur.–Ilyacombiendetemps?demandaVackeersétonné.–Unchauffeurdetaximel'aremiseilyaquelquesminutesàpeine.Intrigué,Vackeerss'éloignaversl'ascenseur.Ilattenditd'êtredanssasuiteauquatrième

étagepourdécacheterlalettre.

Moncherami,Jecrains,hélas,denepouvoirrépondreàvotrecharmanteinvitationdevousrejoindreàAmsterdam.Cen'estpas

l'enviequim'enmanque,ni cellede rattraperma conduitede ce soiraux échecs,mais commevous le soupçonniez,certainesaffairesmeretiennentàParis.

J'espèrenéanmoinsvousrevoirtrèsprochainement.J'ensuisd'ailleurspersuadé.Votredévouéetami,IvoryP.-S. :À propos demapetite promenadenocturne, vousm'aviez habitué à plus de discrétion.Qui fumait à vos

côtésdanscettebelleCitroënnoire,oupeut-êtreétait-ellebleumarine?Mavuebaissedejourenjour...

Vackeersreplialalettreetneputréfrénerunsourire.Lamonotoniedesesjournéeslui

pesait. Il le savait, cette opération serait probablement la dernière de sa carrière, et l'idéequ'Ivory ait trouvé un moyen, quel qu'il soit, de relancer la machine n'était pas pour luidéplaire, bien au contraire. Vackeers s'assit devant le petit bureau de sa suite, décrocha letéléphone et composaunnuméro enEspagne. Il s'excusa auprès d'Isabel de la déranger si

tard dans la nuit, mais il avait toutes les raisons de penser qu'un rebondissement s'étaitproduitetcequ'ilavaitàluidirenepouvaitattendrejusqu'aulendemain.

***

Mianyang,Chine

Je me suis éveillé aux premières heures du matin. La vieille dame qui m'a tenucompagnietoutelanuitestassoupiedansungrosfauteuil.Jerepousseleplaiddontellem'arecouvert etme redresse. Elle ouvre les yeux,m'adresse un regard bienveillant et pose undoigtsurseslèvres,commepourmedemanderdenepasfairedebruit.Puiselleselèveetvachercherunethéièreposéesurunpoêleenfonte.Unecloisonplianteséparelapièceoùnousnous trouvons du restaurant ; autour de moi, je découvre les membres de sa famille quidormentsurdesmatelasausol.Deuxhommesd'unetrentained'annéessontinstallésprèsdel'uniquefenêtre.Jereconnaisceluiquim'aserviàdînerhiersoiretsonfrèrequiœuvraitencuisine.Leur sœur cadette, qui doit avoir vingt ans, dort encore surune couchetteprèsdupoêleàcharbon;lemaridemalogeusedefortuneestallongésurunetable,unoreillersouslatête,unecouverturejusqu'auxépaules.Ilporteunpulletunevesteenlaineépaisse.J'aioccupélecanapé-litquelecoupledépliechaquesoirpourydormir.Chaquesoir,cettefamillerepoussequelquestablesdurestaurantpourtransformerl'arrière-salleendortoir.Jemesensterriblementgênédem'êtreainsiimposédansleurintimité,sid'intimitéonpeutparler.Qui,dansmonquartierdeLondres,auraitainsisacrifiésonlitpourlelaisseràunétranger?

Lavieilledamemesertunthéfumé.Nousnepouvonscommuniquerquepargestes.Jeprendsmatasseetmefaufileverslasalle.Ellerepousselacloisonderrièremoi.La promenade est déserte, j'avance jusqu'au parapet qui longe la rivière et regarde le

cours d'eau filer vers l'ouest. Le fleuve baigne dans une brume matinale. Une petiteembarcationauxalluresdejonqueyglisselentement.Unbateliersurlepontavantm'adresseunsignequejeluiretourneaussitôt.

J'ai froid, j'enfonce mes mains dans mes poches et sens la photo de Keira sous mesdoigts.

Pourquoi à ce moment précis resurgit le souvenir de notre soirée à Nebra ? Je mesouviens de cette nuit passée avec toi, mouvementée certes, mais qui nous avait tantrapprochés.

Jepartiraitoutàl'heureverslemonastèredeGarther,jenesaispascombiendetempsilmefaudraencorepouryarriver,nicommentj'yentrerai,maisqu'importe,c'estlaseulepistepourteretrouver...situesencoreenvie.

Pourquoiest-cequejemesenssifaible?Unecabinetéléphoniquesurlapromenade,àquelquespasdemoi.J'aienvied'entendre

lavoixdeWalter.Lacabineaun lookkitschdesannéessoixante-dix.L'appareilaccepte lescartesdecrédit.Dèsque jecomposedeschiffres sur leclavier, j'entendsunsignalde ligneoccupée, il doit être impossible de joindre unpays étranger depuis cet endroit.Après deuxnouvellestentatives,jerenonce.

Ilesttempsd'allerremerciermeshôtes,deréglerlanotedemondînerdelaveilleetdereprendrelaroute.Ilsneveulentpasquejelespaie.Jelesremerciemaintesfoisetlesquitte.

Fin de matinée, j'arrive enfin à Chengdu. La métropole est polluée, agitée, agressive.Pourtant,entre les tourset lesgrandsensembles immobiliers,depetitesmaisonsdécrépiesontsurvécu.Jecherchelechemindelagareroutière.

JinliStreet,attrape-touristes,j'auraipeut-êtrelachancedecroiserdescompatriotesquimerenseigneront.

Parc Nanjiao, la flore est belle, des barques surgies d'une autre époque naviguentpaisiblementsurunlac,àl'ombredesaulesmélancoliques.

Jerepèreunjeunecoupledontl'alluremefaitdevinerqu'ils'agitd'Américains.Cesdeuxétudiants m'expliquent qu'ils sont venus parfaire leur formation à Chengdu dans le cadred'unéchangeuniversitaire.

Ravis d'entendre quelqu'un parler leur langue, ilsm'indiquent que la gare se trouve àl'opposé de la ville. La jeune femme prend un bloc dans son sac à dos et rédige une notequ'ellemetend.Ellecalligraphielechinoisdefaçonparfaite.J'enprofitepourluidemanderd'inscrireaussilenomdumonastèredeGarther.

J'avais laisséma voituredansunparking à ciel ouvert. J'y retrouve les vêtements quem'avaitdonnéslelama,mechangeàl'intérieurduvéhicule,etfourredansunsacunpulletquelqueseffets.Jechoisisdelaisserle4×4surplaceetdeprendreuntaxi.

Lechauffeurlitlanotequejeluimontreetmedéposeunedemi-heureplustardàlagareroutière de de Wuguiqiao. Je me présente à un guichet avec le précieux billet rédigé enchinois, le préposéme remet un titre de transport contre vingt yuans etm'indique le quaino12,puisilagitelamain,m'invitantàmepressersijeneveuxpasraterledépartdubus.

L'autocarn'est pasde toute fraîcheur, je suis le dernier à y grimper et jene trouvedeplace qu'au fond, coincé entre une femme de forte corpulence et une cage en bambouqu'occupent trois canards en grande forme. Les pauvres seront probablement laqués enarrivantàdestination,maiscommentlesprévenirdutristesortquilesattend?

Nous traversons un pont qui enjambe la rivière Funan et nous élançons sur une voierapidedansdegrandscraquementsdeboîtedevitesses.

Lecars'arrêteàYa'an,unpassagerdescend.Jen'aiaucuneidéede laduréeduvoyage,quimeparaît interminable.Jemontremapetitenotecalligraphiéeàmavoisineetdésignemamontre.Elletapotesurlecadranlamarquedessixheures.J'arriveraidoncpresqueàlafindujour.Oùdormirai-jecesoir?Jen'ensaisrien.

Larouteserpenteverslesmassifsmontagneux.SiGarthersetrouveenhautealtitude,lanuityseraglaciale,ilmefaudratrouverunhébergementauplusvite.

Pluslepaysagedevientaride,plusjemesensenproieaudoute.Qu'est-cequiauraitbienpu pousserKeira à venir se perdre en des lieux si retranchés ? Seule la quête d'un fossileauraitpul'entraînerjusqu'auxconfinsdumonde,jenevoispasd'autreexplication.

Vingtkilomètresplus loin, l'autocars'immobilisedevantunpontenbois.L'ouvrageestsuspendu par deux filins d'acier en fort mauvais état. Le chauffeur ordonne à tous lespassagers de descendre, il faut alléger samachine pour réduire les risques. Par la vitre, jeregardeleravinàfranchiretlouelasagessedenotreconducteur.

Assis sur la banquette arrière, je serai le dernier à sortir. Je me lève, l'autobus estpresque vide. Du pied, je repousse la tige de bambou qui retient la porte de la cage oùs'agitentlesvolatiles,livrésàleursort.Leurlibertésetrouveauboutdelacoursiveàdroite;ils peuvent aussi choisir de couper en passant sous les fauteuils, à eux de voir. Les troiscanardsm'emboîtentgaiementlepas.Chacunchoisitsonchemin,unparl'allée,unautreparlarangéedefauteuilsdedroite,letroisièmecoupeàgauche;pourvuqu'ilsmelaissentsortiravant eux, sinon on m'accusera de complicité d'évasion ! Après tout qu'importe, leurpropriétaireestdéjàsur lepont,elles'accrocheaubastingageetavance,yeuxmi-clos,pourluttercontrelevertige.

Ma traversée n'est guère plus vaillante que la sienne. Une fois le pont franchi, lespassagerssefontundevoirdeguider,àgrandrenfortdecrisetgesticulations,leurcourageuxchauffeur qui roule au ralenti sur les lattes de bois chancelantes. Des craquementsinquiétantssefontentendre, lescâblesgrincent, letabliersebalancedangereusementmaistientbon,etquinzeminutesplustard,chacunpeutregagnersaplace.Saufmoi.J'aiprofitédel'occasion pour occuper le siège libéré au deuxième rang. Le bus redémarre, deux canardsmanquentàl'appel,letroisièmeréapparaîthélasaumilieudel'alléeetvabêtementsejeterentrelesmolletsdesafermière.

AlorsquenouspassonsDashencun, jenepeuxm'empêcherdesourire tandisquemonanciennevoisineremontelacoursiveàquatrepattes,cherchantenvainlesdeuxvolatilesquisesontvolatilisés.EllenousquitteraàDuogong,defortmauvaisehumeur;difficiledel'enblâmer.

Shabacun, Tianquan, villes et villages se succèdent dans la langueur du voyage ; noussuivonslecoursd'unerivière,lebuscontinuedegrimperversdeshauteursvertigineuses.Jenedoispasêtrecomplètementrétabli, jesuisparcourudefrissons.Bercépar leronflementdumoteur,jeréussisparinstantsàm'assoupirjusqu'àcequ'unesecousseviennemetirerdemonsommeil.

Sur notre gauche, le glacier deHailuogou effleure les nuages. Nous approchons de lafameuse passe de Zheduo, point culminant du parcours.À près de quatremille trois centsmètres, je sens battre mon cœur dans mes tempes et la migraine revient. Je repense àAtacama. Qu'est devenu mon ami Erwan ? Cela fait si longtemps que je n'ai pris de sesnouvelles.Sijen'avaispaseucemalaiseauChiliquelquesmoisauparavant,sijen'avaispasenfreintlesconsignesdesécuritéquinousavaientétédonnées,sij'avaisécoutéErwan,jeneseraispasicietKeiran'auraitpasdisparudansleseauxtroublesdelaRivièreJaune.

Jemesouviensquepourmeconsolerdemonchagrin,mamèrem'avaitditàHydra:«Perdrequelqu'unqu'onaaiméest terrible,mais lepireseraitdenepas l'avoirrencontré.»Elle pensait alors à mon père ; la chose prend un tout autre sens lorsque l'on se sentresponsabledelamortdecellequ'onaime.

Le lacdeMoguecuoreflètesur lemiroirdeseseauxcalmes lescimesenneigées.Nousavons regagnéunpeude vitesse en replongeant vers la valléedeXinduqiao.À l'opposédudésert d'Atacama, toutn'est que végétation luxuriante.Des troupeauxde yackspaissent aumilieu des herbes grasses. Ormes et bouleaux blancs s'accordent dans cette vaste prairieencaisséeaumilieudesmontagnes.Noussommesredescendusendessousdesquatremillemètres et ma migraine me laisse un peu tranquille. Et puis, soudain, le bus s'arrête. Lechauffeurseretourneversmoi, ilest tempsdedescendre.Endehorsde laroute, jenevoisqu'uncheminpierreuxquifiledansladirectiondumontGonggaShan.Lechauffeuragitelesbrasetgrommellequelquesmots;j'endéduisqu'ilmepried'allerpoursuivremesréflexionsdel'autrecôtédelaporteenaccordéonqu'ilvientd'ouvrir,laissantpénétrerl'airglacial.

Mon sac àmespieds, les joues saisies par le froid, je regarde, grelottant,monautocars'éloigner,jusqu'àdisparaîtreauloindansuntournant.

Jeme retrouve seul, dans cette vaste plaine où le vent remonte les collines. Paysageshorsdutempsdontlesterresontadoptélacouleurdel'orgemondéetdusable...maisjen'yvoisaucunetracedumonastèrequejecherche.Ilseraimpossiblededormiràlabelleétoilesansmourirgelé.Ilfautmarcher.Versoù?Jen'ensaisrien,maisiln'yad'autresalutqued'avancerpourrésisteràl'engourdissementdûaufroid.

Dansl'espoirabsurdedefuirdevantlanuit,jecoursàpetitesfoulées,allantdecoteauencoteauverslesoleilcouchant.

Auloin,j'aperçoislatoilenoired'unetentedenomades,telleuneprovidence.Aumilieudecette immenseplaine,uneenfant tibétainevientversmoi.Elledoitavoir

troisans,peut-êtrequatre,unpetitboutderiendutoutavecsesjouesrougescommedeuxpommesetsesyeuxquibrillent.L'inconnuquejesuisnel'effraiepas,etpersonnenesemblecraindrequoiquecesoitpourelle,elleestlibred'alleroùbonluisemble.Elleéclatederire,s'amusantdemadifférence,etsonrireemplitlavallée.Elleouvrelesbrasengrand,semetàcourirdansmadirection,s'arrêteàquelquesmètresetrepartverslessiens.Unhommesortde la tente et vient à ma rencontre. Je lui tends la main, il joint les siennes, s'incline etm'inviteàlesuivre.

Degrandspansdetoilenoiresoutenuspardespitonsenbois formentunchapiteau.Àl'intérieur,l'habitationestvaste.Surunréchaudenpierreoùcrépitentdesfagotsdeboissec,une femmeprépareunesortederagoût, le fumet imprègne tout l'espace.L'hommeme faitsignedem'asseoir,ilmesertungodetd'alcoolderizettrinqueavecmoi.

Jepartagelerepasdecettefamillenomade.Lesilencen'esttroubléqueparleséclatsderiredelapetitefilleauxjouesrougescommedespommes.Ellefinitpars'endormir,blottiecontresamère.

La nuit tombée, le nomade m'entraîne hors de la tente. Il s'assied sur une pierre etm'offreunecigarettequ'il a rouléeentre sesdoigts.Ensemble,nous regardons le ciel.Celafaisait longtemps que je ne l'avais pas contemplé ainsi. Je repère l'une des plus bellesconstellationsquenousoffrel'automneàl'estd'Andromède.Jepointeledoigtverslesétoilesetlanommeàmonhôte.«Persée»,dis-jeàvoixhaute.L'hommesuitmonregardetrépète«Persée»;ilrit,aveclesmêmeséclatsquesafille,deséclatsvifscommeceuxquiilluminentlavoûtecélesteau-dessusdenostêtes.

J'ai dormi sous leur tente, à l'abri du froid et des vents. Au petitmatin, je tendsmonpapier àmonhôte ; il ne sait pas lire et n'y prête aucune attention ; le jour se lève et il amaintestâchesàaccomplir.

L'aidant à ramasser du petit bois, je m'aventure à prononcer le mot « Garther »,changeantchaquefoisdeprononciationdansl'espoirdetrouvercellequileferaitréagir.Rienn'yfait,ilresteimperturbable.

Aprèsleramassagedubois,noussommesdecorvéed'eau.Lenomademetenduneoutrevide, en passe une par-dessus son épaule et me montre comment l'ajuster, puis nousempruntonsunepistequipartverslesud.

Nousavonsmarchédeuxbonnesheures.Duhautdelacolline,jerepèreunerivièrequicouleaumilieudehautesherbes.Lenomadel'atteintbienavantmoi.Lorsquejelerejoins,ilse baigne déjà. J'ôte ma chemise et plonge à mon tour. La température de l'eau estsaisissante,cetterivièredoittrouversasourcedansl'undesglaciersquel'onaperçoitauloin.

Le nomade maintient son outre sous l'eau. J'imite ses gestes, les deux besaces segonflent,j'aibeaucoupdemalàporterlamiennejusqu'àlaberge.

De retour sur la terre ferme, il arrache une touffe de hautes herbes et se frottevigoureusementlecorps.Unefoissec,ilserhabilleets'assiedpourprendreunpeuderepos.«Persée»,ditlenomadeenlevantledoigtversleciel.Puissamainmedésigneuneansedela rivière, en aval à quelques centaines de mètres de nous. Une vingtaine d'hommes s'ybaignent, une quarantaine d'autres labourent la terre, chacun pousse un soc en traçant delongssillonsparfaitementrectilignes.Tousportentdestenuesquejereconnaisaussitôt.

–Garther!soufflemoncompagnonderoute.

Jeleremercieetm'élancedéjàverslesmoines,maislenomadeselèveetmesaisitparlebras.Sestraitssesontassombris.D'unsignedetête,ilm'enjointdenepasyaller.Ilmetirepar lamancheetmemontre lecheminduretour.Jepeux lire lapeursursonvisage,alorsj'obéis et remonte la pente en le suivant. En haut de la colline, je me retourne vers lesmoines.Ceuxqui,plustôt,selavaientdanslarivièreontremisleurstuniquesetreprisleurtravail, traçant de drôles de sillons, oscillant comme les courbes d'un gigantesqueélectrocardiogramme. Les moines disparaissent de ma vue alors que nous redescendonsl'autre versant du coteau. Dès que je le pourrai, je fausserai compagnie à mon hôte etretourneraidanscevallon.

Sijesuislebienvenudanscettefamilledenomades,jedoisselonleurtraditionméritermarationquotidiennedenourriture.

Lafemmeaquittésatenteetm'aconduitjusqu'autroupeaudeyacksquipaissentdansun champ. Je n'ai prêté aucune attention au récipient qu'elle trimbalait en fredonnant,jusqu'au moment où elle s'est agenouillée devant l'un de ces étranges quadrupèdes et acommencéàletraire.Quelquesinstantsplustard,ellemecèdesaplace,jugeantquelaleçonasuffisammentduré.Ellemelaisselà,etleregardqu'elleporteversleseauens'enallantmefaitcomprendrequejenedoisrevenirqu'unefoiscedernierbienrempli.

Rienne sedéroulera aussi simplementqu'elle l'a supposé.Manqued'assurancedemapart ou mauvais caractère de cette fichue vache asiatique, qui n'a de toute évidenceaucunement l'intention de se laisser tripoter les mamelons par le premier inconnu depassage, chaque foisquemamainavance vers sespis, labête avanced'unpas, ou recule...J'usedetouslesstratagèmes,tentativedeséduction,sermonautoritaire,supplique,fâcherie,bouderie,ellen'enarienàfaire.

Celle qui vient àmon secours n'a que quatre ans. Je n'en tire aucune gloire, bien aucontraire,maisc'estainsi.

La petite fille aux joues rondes et rouges comme deux pommes apparaît soudain aumilieudeschamps;jecroisqu'elleestlàdepuislongtempsàseréjouirduspectacleetelleadûseretenirtoutautantavantdelaisseréchapperlebeléclatderirequiatrahisaprésence.Commepour s'excuser de s'êtremoquéedemoi, elle s'approche,me tance d'un léger coupd'épaule,attraped'ungestevif lepisduyacketritànouveaudeboncœur,quand le laitsemetàgiclerdansleseau.C'étaitdoncaussisimplequecela,jedoisreleverledéfiqu'ellemelanceenmepoussantversleflancduyack.Jem'agenouille,ellemeregardeagiretapplauditquandjeréussisenfinàfairecoulerquelquesgouttesdelait.Elles'allongedansl'herbe,brascroisés,etresteainsiàmesurveiller.Endépitdesontrès jeuneâge,saprésenceaquelquechosederassurant.Cetaprès-midiestunmomentpaisibleetjoyeux.Unpeuplustard,nousredescendonstousdeuxverslecampement.

Deux autres tentes ont étémontées près de celle où j'ai dormi la nuit dernière, troisfamillessontdésormaisréuniesautourd'ungrandfeu.Alorsquejeregagnelecampementencompagniedemapetitevisiteuse,leshommesviennentànotrerencontre;monhôtemefaitsignedepoursuivremonchemin.Jesuisattenduparlesfemmes,euxs'envontregrouperlebétail.Jemesensvexéd'êtretenuà l'écartd'unemissionbienplusvirilequecellequel'onm'aconfiée.

Le jour s'achève, je regarde le soleil, il fera nuit dans une heure tout au plus. Je n'aiqu'une idéeen tête, faussercompagnieàmesamisnomadespourallerespionnercequisepassedanslavalléeencontrebas.Jeveuxsuivrecesmoinesquivontreprendrelechemindeleurmonastère.Mais l'homme quim'a accueilli revient aumomentmême où ces penséesoccupentmonesprit. Il embrasse sa femme, soulèvesa filleet la serredanssesbrasavant

d'entrer dans la tente. Il en ressort quelques instants plus tard, sa toilette faite, et mesurprendalorsque jeme suis installé à l'écart, fixant la ligned'horizon. Il vient s'asseoir àmescôtésetm'offreunedesescigarettes.Jerefuseenleremerciant.Ilallumelasienneetregardeàsontourlesommetdelacolline,silencieux.Jenesaispourquoil'enviemevientdeluimontrertonvisage.Probablementparcequetumemanquesàencrever;parcequec'estunbonprétextepourregarderencorecettephotodetoi.Elleestcequej'aideplusprécieuxàpartageraveclui.

Jelasorsdemapocheetlaluimontre.Ilmesouritenmelarendant.Puisilexhaleunelonguebouffée,écrasesonmégotentresesdoigtsetmequitte.

La nuit tombée, nous partageons un ragoût avec les deux autres familles qui se sontjointesànous.Lapetitefilles'assiedàmescôtés,nisonpèrenisamèrenesemblentfâchésdenotrecomplicité.Aucontraire,samamancaresselacheveluredel'enfantetmedonnesonprénom.Elles'appelleRhitar.J'apprendraiplustardquel'onnommeainsiunenfantlorsqueson aîné est mort, afin de conjurer le mauvais sort. Est-ce pour gommer le chagrin d'undrame joué avant sa naissance que Rhitar rit aussi clairement, est-ce pour rappeler à sesparentsqu'ellearamenéla joiedans leurfoyer?Rhitars'estassoupiesur lesgenouxdesamèreet,mêmedanssonsommeilquiparaîtsiprofond,ellesourit.

Le repas achevé, les hommes passent d'amples pantalons, les femmes défont lesmanchesdroitesdeleurstuniquesetleslaissentsebalancerauvent.Chacunsetientparlamain pour former un cercle, hommes d'un côté, femmes de l'autre. Tous chantent, lesfemmesagitent leursmancheset, lorsque lechants'arrête, lesdanseurspoussentungrandcrienchœur.Laronderepartalorsdansl'autresens,lerythmes'accélère.Oncourt,onsaute,oncrieetchantejusqu'àépuisement.Jesuisconviéàceballetjoyeuxetmelaisseemporterdansl'ivressed'unalcoolderizetd'unerondetibétaine.

Unemainmesecouel'épaule,j'ouvrelesyeuxetreconnaisdanslapénombrelevisagedemonnomade. En silence, ilme demande de le suivre hors de la tente. La plaine immensebaigne dans la lumière cendrée d'une nuit qui tire à sa fin. Mon hôte a récupéré monpaquetage et le porte à l'épaule. Je ne sais rien de ses intentions,mais je devine qu'ilmeconduitlàoùnosroutesvontseséparer.Nousavonsreprislapisteempruntéelaveille.Ilneditpasunmotdu voyage.Nousmarchonsunebonneheure et, lorsquenous atteignons lesommet de la plus haute colline, il bifurque sur sa droite. Nous traversons un sous-boisd'ormesetdenoisetiers,dontilsembleconnaîtrechaquesente,chaqueescarpement.Quandnousensortons,lapâleurdujourn'estpasencoreapparue.Monguides'allongesurlesoletm'ordonnede fairedemême ; ilme recouvrede feuillesmortes et d'humus etmemontrecomment me camoufler. Nous restons ainsi silencieux, tels deux guetteurs, mais je n'aiaucune idée de ce que nous guettons. J'imagine qu'il m'a emmené braconner et je medemande quel animal nous pouvons traquer, nous n'avons aucune arme. Peut-être vient-ilreleverdespièges.

Jesuisbienloinducompte,maisilmefaudrapatienterunebonneheureencoreavantdecomprendrepourquoiilm'aentraînéjusqu'ici.

Le jour se lève enfin.Dans l'aube naissante se dessine devant nous lemur d'enceinted'ungigantesquemonastère,presqueunevilleforte.

–Garther,murmuremoncomplice,prononçantcemotpourlasecondefois.Unenuit,jeluiavaisoffertlenomd'uneétoileaccrochéedanslecielquisurplombaitsa

plaine, un matin, le nomade tibétain me rendait la pareille, nommant ce lieu que j'avaisespérédécouvrirplusquen'importequelastredansl'immensitédel'Univers.

Moncompagnonderoutemefaitsignedenesurtoutpasbouger,ilsembleterroriséquenousnous fassionsrepérer.Jenevoisaucuneraisondes'inquiéter, le templeestàplusdecentmètres.Mais,àprésentquemesyeuxs'accommodentàlapénombre,jepeuxdevinersurles rempartsdumonastère les silhouettesd'hommesen tuniquequimarchent le longd'uncheminderonde.

Quel danger peuvent-ils guetter ? Cherchent-ils à se protéger d'une escouade chinoisequiviendraitlespersécuterjusqu'enceslieuxretranchés?Jenesuispasleurennemi.S'ilnetenaitqu'àmoi,jemedresseraissur-le-champetcourraisverseux.Maismonguideposesonbrassurlemienetmeretientfermement.

Lesportesdumonastèreviennentdes'ouvrir,unecolonnedemoinesouvriersprendlaroutequidescendverslesvergersàl'est.Leslourdesportesserefermentderrièreeux.

Lenomadeselèvebrusquementetsereplieverslesous-bois.Àl'abridesgrandsormes,ilmeremetmonpaquetageetjecomprendsqu'ilmeditaurevoir.Jeprendssesmainsetlesserredanslesmiennes.Cegested'affectionlefaitsourire,ilmefixeuninstant,seretourneets'enva.

Jen'aijamaisconnusolitudeplusprofondequ'enceshautesplaines,quand,descendudel'autocardeChengdu,jemarchais,fuyantlanuit,fuyantlefroid.Ilsuffitparfoisd'unregard,d'une présence, d'un geste, pour que naisse l'amitié, par-delà les différences qui nousretiennentetnouseffraient;ilsuffitd'unemaintenduepourques'imprimelamémoired'unvisagequejamaisletempsn'effacera.Auxderniersinstantsdemavie,jeveuxrevoirintactlevisagedecenomadetibétainetceluidesapetitefilleauxjouesrougescommedeuxpommesd'api.

Avançantàlalisièredubois,jesuisàbonnedistancelecortègedesmoinesouvriersquifaitrouteverslecreuxduvallon.Delàoùjemesitue,jepeuxaisémentlesépier,j'encompteunebonnesoixantaine.Commelaveille,ilscommencentparsedévêtiretsebaignerdansleseauxclairesavantdesemettreautravail.

Lamatinée passe.Alors que le soleil est déjà haut, je sens le froidme gagner et cetteterriblemoiteurquisuintedansmondos.Moncorpsestsecouédetremblements.Jefouillemonpaquetageetdécouvreunsacdeviandeséchée,cadeaudemonnomade.J'engrignotelamoitiéetgardedequoimenourrirpourlesoir.Lorsquelesmoinesserontrepartis,jecourraim'abreuverà larivière ;enattendant, il faudram'arrangerde lasoifque leselde laviandeaiguise.

Pourquoicevoyagedécuple-t-ilmessensations–faim,froid,chaleur,extrêmefatigue?Je rends l'altitude responsabledecesmaux.Jepasse le restede l'après-midià chercherunmoyen d'entrer à l'intérieur dumonastère. Les idées les plus follesme hantent, suis-je entraindeperdrelaraison?

À6heures, lesmoinescessent leur travail etprennent le cheminduretour.Dèsqu'ilsdisparaissentderrièrelacrêted'uncoteau,jequittemacachetteetcoursàtraverschamps.Jeplongedanslarivièreetj'yboistoutmonsaoul.

Deretoursurlaberge,jeréfléchisàl'endroitoùpasserlanuit.Dormirdanslesous-boisnemetenteguère.Retournerverslaplaineetmesamisnomadesseraitunaveud'échecet,pisencore,ceseraitabuserdeleurgénérosité.Menourrirdeuxsoirsdesuiteadéjàdûleurcoûterbeaucoup.

Jerepèreenfinuneanfractuositésur le flancducoteau.J'ycreuseraimatanière;bienblotti sous la terre et recouvert de mon paquetage, je pourrai y survivre à la nuit. Enattendantquelanoirceuraitenvahileciel,jefinislerestedeviandeséchéeetguettelavenue

de la première étoile, comme on guette celle d'une amie qui vous aidera à chasser lesmauvaisespensées.

Lanuittombe.Parcourud'unénièmefrisson,jem'endors.Combiendetempss'estécouléavantquedesfrôlementsmeréveillent?Quelquechose

s'approchedemoi.Résisteràlapeur;siunanimalsauvagechassedanslesparages,inutilede lui servir de proie ; j'aurai plus de chance de lui échapper, caché dans mon trou, quezigzaguantdansl'obscurité.Sagespensées,maisdifficilesàmettreenpratiquequandlecœurs'emballe.Dequelprédateurpeut-ils'agir?Etqu'est-cequejefichelà,accroupidanscetrouterreuxàdesmilliersdekilomètresde chezmoi ?Qu'est-ceque je fiche là, tête crasseuse,doigts gelés, nez coulant, qu'est-ce que je fiche là égaré en ces terres étrangères, courantderrièrelefantômed'unefemmedontjesuisfoualorsqu'ellenecomptaitpasdansmavieilyasixmoisencore?JeveuxretrouverErwanetmonplateaud'Atacama, ladouceurdemamaisonetlesruesdeLondres,jeveuxêtreailleurs,nepasmefairedéchiqueterlesentraillesparunesaletédeloup.Nepasbouger,nepastrembler,neplusrespirer,fermerlespaupièrespour éviter que la lune vive ne se reflète dans le blanc de mes yeux. Sages pensées,impossibles à mettre en pratique quand la peur vous empoigne par le col et vous secoueviolemment. J'ai l'impression d'avoir douze ans, d'avoir perdu toutes défenses, touteassurance. J'aperçois une torche, alors peut-être n'est-ce qu'un maraudeur qui veut s'enprendreàmesmaigresaffaires.Etqu'est-cequim'interdiraitdemedéfendre?

Ilfautsortirdecetrou,quitterlanuitetaffronterledanger.Jen'aipasparcourutoutcecheminpourmelaisserdétrousserparunvoleuroudépecercommeunvulgairegibier.

J'aiouvertlesyeux.La torche avance en direction de la rivière. Celui qui la tient à bout de bras sait

parfaitementoùilva;sespasassurésneredoutentaucunpiège,aucuneornière.Leflambeauestplantédanslaterregrassed'untalus.Deuxombresapparaissentàlalueurdesaflamme.L'une à peine plus fine que l'autre, deux corps dont les silhouettes font penser à desadolescents. L'un s'immobilise, l'autre gagne la berge, ôte sa tunique et entre dans l'eaufroide.Àlapeursuccèdeunespoir.Cesdeuxmoinesontpeut-êtrebravél'interditpourvenirse baigner à la faveur de la nuit, ces deux voleurs de temps sauront peut-être m'aider àpénétrerdansl'enceintedelavilleforte.Jerampedanslesherbes,m'approchantdelarivière,etsubitementjeretiensmonsouffle.

Dececorpsgracile,aucuneformenem'estétrangère.Ledessindes jambes, larondeurdesfesses,lacourburedudos,leventre,lesépaules,lanuque,ceportdetêtefier.

Tues là, tebaignantnuedansune rivière semblable à celle où je t'ai vuemourir.Toncorpsdanslaclartédeluneestcommeuneapparition,jet'auraisreconnueentremilleautres.Tueslà,àquelquesmètresseulement;maiscommentt'approcher?Commentmeprésenteràtoidansunpareilétatsanstefairepeur,sansquetucriesetdonnesl'alerte?Larivièreterecouvrejusqu'auxhanches,tesmainsenpuisentl'eaupourlalaisserglissersurtonvisage.Àmontour j'avancevers larivière,àmontour jerincemes jouesà l'eauvivepourenôter laterre.

Lemoinequi t'accompagnem'en laisse le loisir,puisqu'il te tourne ledos. Il se tientàbonne distance, par crainte peut-être de poser ses yeux sur ta nudité. La poitrinetambourinant, lavuetrouble, jem'approcheencore.Tureviensvers lagrèvedroitversmoi.Quand tesyeuxcroisentmonregard, tu interromps tonpas, ta tête s'inclinedecôté, tumescrutes,passesdevantmoietpoursuistonchemin,commesijen'avaispasexisté.

Tonregardétaitabsent,pirequecela,cen'étaitpastonregardquej'aivudanstesyeux.Tuasremistatunique,ensilence,commesiaucunmotnepouvaitsortirdetagorge,ettues

retournéeversceluiquit'avaitescortéejusqu'ici.Toncompagnonderouteareprislatorcheetvousavezremontélasente.Jevousaisuivissansvouslaissersuspectermaprésence,unefoispeut-être,auroulementd'uncaillousousmespieds, lemoines'estretourné,puisvousavez repris votre marche. En arrivant devant le monastère vous avez longé la muraille,dépassé les grandes portes et j'ai vu vos silhouettes disparaître dans un fossé. La flammevacillait,puiselles'estéteinte.J'aiattenduautantquejelepouvais,transidefroid.Enfin,jemesuisélancéverslerenfoncementoùvousaviezdisparu,espérantytrouverunpassage,jen'aitrouvéqu'unepetiteporteenbois,solidementfermée.Jemesuisaccroupi,letempsderecouvrermesesprits,etj'airegagnémacacheàl'oréeduboiscommeunanimal.

Plustarddanslanuit.Unesensationd'étouffementmesortdelatorpeurdanslaquellejeme suis enfoncé. Mes membres sont engourdis. La température a chuté brutalement.Impossibledebougermesdoigtspourdélierlenœudquifermemonsacetattraperdequoime couvrir. L'épuisement ralentit mes gestes. Me reviennent en mémoire ces histoiresd'alpinistesquelamontagnebercelentementavantdelesendormiràjamais.Noussommesàquatre mille mètres, par quelle insouciance ai-je cru pouvoir survivre à la nuit ? Je vaiscrever, dans un petit bois de noisetiers et d'ormes, dumauvais côté d'unmur, à quelquesmètresdetoi.Onditqu'aumomentdemourirs'ouvredevantsoiuntunnelobscurauboutduquel brille une lumière. Je ne vois rien de tel, mon seul éblouissement sera de t'avoiraperçuetebaignantàlarivière.

Dans un dernier soubresaut de conscience, je sens des mains m'empoigner et mesouleverdemontrou.Onmetraîne,impossibledemeredresser,impossibledereleverlatêtepourvoirceuxquim'emmènent.Onmesoutientparlesbras,nousavançonssurunsentieretjesensbienquejeperdssouventconnaissance.Ladernièreimagedontjemesouvienneestcelledumurd'enceinteetd'unegrandeportes'ouvrantdevantnous.Tuespeut-êtremorteetjeterejoinsenfin.

***

Athènes

–Sivousn'étiezpasaussiinquiet,vousn'auriezpasprislerisquedevenirjusqu'ici.Etnemeditespasquevousm'avezconviéàdînerparcequevousredoutiezdepasserlasoiréeseul. Je suis certain que le service en chambre du King George est bien meilleur que cerestaurantchinois.Jetrouved'ailleursassezindélicatd'avoirchoisicettetable,comptetenudescirconstances.

Ivory regarda longuementWalter, il prit une rondelle de gingembre confit et en offrituneàsoninvité.

– Je suis comme vous, je commence à trouver le temps long. Le pire est de ne rienpouvoirfaire.

–Savez-vousouiounonsiAshtonestderrièretoutça?demandaWalter.– Je n'ai aucune certitude. Je n'arrive pas à imaginer qu'il soit allé jusque-là. La

disparition de Keira aurait dû lui suffire. À moins qu'il n'ait appris l'existence du voyaged'Adrianetqu'iln'aitchoisideprendrelesdevants.C'estunmiraclequ'iln'aitpasatteintsonbut.

–Ils'enestfalludepeu,grommelaWalter.Croyez-vousquelelamaaitinforméAshtonausujetdeKeira?Maispourquoiaurait-ilfaitça?Sisonintentionn'étaitpasd'aiderAdrianàlaretrouver,alorspourquoirenvoyersesaffaires?

–Rienneprouvede façoncertaineque le lamasoitdirectementà l'originede cepetitcadeau.Quelqu'undesonentourageatrèsbienpusubtiliserl'appareil,photographiernotreamiearchéologuealorsqu'ellesebaignaitdanslarivièreetremettreleschosesàleurplace,sansquepersonnesesoitrenducomptedequoiquecesoit.

–Quiseraitcemessageretpourquoiaurait-ilprisdetelsrisques?–Ilsuffitquel'undesmoinesdelacommunautéaitététémoindesabaignadeetqu'ilse

soitrefuséàcequel'ontrahisselesprincipesauxquelsilajurédeseconformer.–Quelsprincipes?–Nejamaismentirenestun,maisilsepeutquenotrelama,forcéausecret,ait incité

l'undesesdisciplesàjouerlesmessagers.–Là,monsieur,jenevoussuisplus.– Vous devriez apprendre les échecs,Walter, il ne suffit pas d'avoir un coup d'avance

pourgagnermais troisouquatre,anticiperest laconditionde lavictoire.Revenonsànotrelama ; il est peut-être tiraillé entre deux préceptes qui dans une situation particulièrepourraient ne plus se concilier. Ne pasmentir et ne rien faire qui puisse nuire à une vie.ImaginonsquelasurviedeKeiradépendedufaitqu'onlacroiemorte;voilàquiplongeraitnotresagedansungrandembarras.S'ilditlavérité,ilmetsavieendangeretcontreditainsicequ'ilyadeplussacrédanssacroyance.D'unautrecôté,s'ilment,enlaissantcroirequ'elleestmortealorsqu'elleestvivante, levoilàquienfreintunautreprécepte.Fâcheux,n'est-cepas?Auxéchecsonappellecela«êtrepat».MonamiVackeersdétestecela.

–Commentvosparentsont-ils faitpourengendrerunespritaussitorduquelevôtre?demandaWalterenattrapantàsontourunerondelledegingembredanslacoupelle.

– Je crains que mes parents n'y soient pour rien, j'aurais bien aimé leur accorder cemérite, mais je ne les ai pas connus. Si cela ne vous ennuie pas, je vous raconterai monenfanceunautrejour,cen'estpasdemoiqu'ils'agitpourl'instant.

– Vous supposez que notre lama, confronté à un tel dilemme, a incité l'un de sesdisciplesàrévélerlavérité,tandisquelui-mêmeprotégeaitlaviedeKeiraensetaisant?

– Ce qui nous intéresse dans ce raisonnement n'est pas le lama. J'espère que cela nevousapaséchappé?

Walterfitunemouequinelaissaitguèreplanerdedoutesurlaréponseàcettequestion.Leraisonnementd'Ivoryluiéchappaittotalement.

–Vousêtesaffligeant,monvieux,repritlevieuxprofesseur.–Jesuispeut-êtreaffligeant,maisc'estmoiquiairemarquélaparticularitédelaphoto

miseenévidencesurledessusdelapile,moiquil'aicomparéeauxautresetquienaitirélesconclusionsquenousconnaissons.

–Jevousleconcède,maiscommevousvenezdeledire,elleétaitau-dessusdelapile!–J'auraismieuxfaitdemetaire,commevotrelama.Nousneserionspaslààguetterdes

nouvellesd'Adrian,enpriantpourqu'ilpuisseencorenousendonner.–Aurisquedemerépéter,cettephotosetrouvaitau-dessusdelapile!Difficiledecroire

àunesimplecoïncidence,c'étaitassurémentunmessage.ResteàsavoirsiAshtonaréussiàenprendreconnaissanceenmêmetempsquenous.

–Ouunmessagequenousvoulionsvoiràtoutprix!Nousl'aurionstrouvédansdumarcdecaféquenousluiaurionsaccordéautantd'importance.VousauriezressuscitéKeirapourpousserAdrianàpoursuivevostravaux...

–Ah!jevousenprie,nesoyezpasgrossier!Vouspréféreriezlevoirgâchersestalentsàsemorfondre sur son île, dans l'état pitoyable que nous lui avons connu ? reprit Ivory enhaussantletonàsontour.Mecroyez-vousassezcruelpourl'avoirenvoyéàlarecherchedesonamiesijenelapensaispassincèrementenvie?Vousmeprenezpourunmonstre?

–Cen'estpasquejevoulaisdire,rétorquaWalteraveclamêmevéhémence.Leurbrèvealtercationavaitattirél'attentiondeclientsquidînaientàunetablevoisine.

Walterpoursuivitenbaissantlavoix.–Vousaviezditquecen'étaitpaslelamaquinousintéressait,alorsquid'autre,sinonlui

?–Celuiquiamislavied'Adrianendanger,celuiquiredoutaitqu'ilretrouveKeira,celui

qui,danspareilcas,seraitprêtàtout.Celavousfait-ilpenseràquelqu'un?–Vousn'avezpasbesoind'êtrehautain,jenesuispasvotresubalterne.–Refaire la toiturede l'Académiecoûteunevraie fortuneet je trouveque legénéreux

bienfaiteurquiéquilibremiraculeusementvotrebudget,évitantderévéleràvosemployeurslamédiocritédevotregestion,méritequelqueségards,non?

–C'estbon,j'aicomprislemessage.VousaccusezdoncSirAshton!–Est-cequ'il saitKeiravivante ?Possible.Est-cequ'il s'est refuséà courir lemoindre

risque?Probable.Jedoisavouerquesiceraisonnementm'étaitvenuplustôt,jen'auraispasenvoyéAdrianainsienpremièreligne.Maintenant,cen'estplusseulementpourKeiraquejem'inquiète,maissurtoutpourlui.

Ivoryréglal'additionetquittalatable.Walterrécupéraleurspardessusauportemanteauetlerejoignitdanslarue.

–Tenez,votreimperméable,vousalliezl'oublier.–Jepasseraidemain,ditIvoryenfaisantsigneàuntaxi.–Est-cebienprudent?–Jesuisdéjàvenujusqu'ici,etpuisjemesensresponsable,ilfautquejelevoie.Quand

aurons-noussesprochainsrapportsd'analyses?

–Ilenvientchaquematin.Lesrésultatss'améliorent,lepiresemblederrièrenous,maisunerechuteesttoujourspossible.

–Appelez-moiàmonhôtellemomentvenu,surtoutpasavecvotreportable,maisdepuisunecabine.

–Vouspensezvraimentquemaligneestsurécoute?–Jen'enaiaucuneidée,moncherWalter.Bonnenuit.Ivorygrimpadanssontaxi.Walterdécidaderentreràpied.L'aird'Athènesétaitencore

douxencettefind'automne,unventlégerparcouraitlaville,unpeudefraîcheurl'aideraitàseremettrelesidéesenplace.

En arrivant à son hôtel, Ivory demanda au concierge que l'on fasse monter dans sachambrelejeud'échecsquisetrouvaitaubar;àcetteheuredelanuit,ildoutaitqu'unautreclienteneûtl'usage.

Uneheureplustard,assisdanslepetitsalondesasuite,Ivoryabandonnalapartiequ'iljouaitcontrelui-mêmeetallasecoucher.Allongédanssonlit,brascroisésderrièrelanuque,ilpassaitenrevuetouslescontactsqu'ilavaitnouésenChineaucoursdesacarrière.Lalisteétait longue, mais ce qui le contrariait dans cet inventaire d'un genre particulier étaitqu'aucun de ceux dont il se souvenait n'était encore en vie. Le vieil homme ralluma lalumièreetrepoussalacouverturequiluitenaittropchaud.Ils'assitsurleborddulit,enfilaseschaussonsetsecontempladanslaporteenmiroirdelapenderie.

« Ah ! Vackeers, pourquoi ne puis-je pas compter sur vous alors que j'en aurais tantbesoin?Parcequetunepeuxcomptersurpersonne,vieilimbécile,parcequetuesincapabledefaireconfianceàquiquecesoit!Regardeoùteconduitcettebellearrogance.Tuesseuletturêvesencoredemenerladanse.»

Ilselevaetcommençaàfairelescentpasdanssachambre.«Sic'estunempoisonnement,vouslepaiereztrèscher,Ashton.»Ilenvoyavaldinguerl'échiquier.Lefaitdesemettreencolèrepourlasecondefoisdelasoiréelefitlonguementréfléchir.

Ivoryregardalespièceséparpilléessurlamoquette,lefounoiretlefoublancsetenaientcôteà côte.À 1heuredumatin, il décidad'enfreindreune règlequ'il s'était fixée, il décrocha letéléphoneetcomposaunnuméroàAmsterdam.LorsqueVackeersdécrocha, ilentenditsonami lui poser une question pour le moins singulière. Un poison pouvait-il provoquer lessymptômesd'unepneumonieaiguë?

Vackeers n'en savait rien, mais il promit de se renseigner dans les plus brefs délais.Éléganceoupreuved'amitié,ilnedemandaaucuneexplicationàIvory.

***

MonastèredeGarther

Deux hommes me soutiennent, tandis qu'un troisième me frotte vigoureusement letorse.Assissurunechaise,lespiedsdansunebassined'eautiède,j'aireprisquelquesforcesetréussipresqueàmetenirdebout.Onm'aôtémesvêtementshumidesetcrasseuxetpasséun genre de sarong. Mon corps retrouve une température presque normale, même s'ilm'arrive encore de grelotter. Unmoine entre dans la pièce et dépose sur le sol un bol debouillon et un autre de riz. En portant le liquide àmes lèvres, jeme rends compte à quelpoint je suis faible. À peine ce repas avalé, je m'allonge sur une natte et sombre dans lesommeil.

Au petit matin, un autre moine vient me chercher et me prie de le suivre. Nousremontons une coursive sous des arcades. Tous les dixmètres, des portes ouvrent sur degrandessallesoùdesdisciplessuivent l'enseignementde leursmaîtres.Jemecroiraisdansun collège religieuxdema vieilleAngleterre ; nouvelle aile de ce gigantesquequadrilatère,immensegalerie,toutauboutonmefaitentrerdansunepiècedépourvuedemobilier.

J'yresteseul,cloîtréunebonnepartiedelamatinée.Unefenêtredonnesurl'esplanadeintérieure dumonastère, j'y vois un étrange spectacle. Un gong vient de sonnermidi, unecentainedemoinesarriventencolonnes,s'asseyentàégaledistancelesunsdesautres,etserecueillent.Jenepeuxm'empêcherd'imaginerKeira,dissimuléesousl'unedecestuniques.Silesouvenirdecequej'aivéculanuitdernièreestbienréel,elledoitsetrouvercachéedansce temple,peut-êtremêmequelquepartdanscettecour,parmicesmoines tibétainsréunisdans leurs prières. Pour quelle raison la retient-on ? Je ne pense qu'à la retrouver etl'emmenerloind'ici.

Unraidelumièrebalaielesol,jemeretourne,unmoinesetientsurlepasdelaporte;undisciplepassedevantluietavancejusqu'àmoi,latêtedissimuléesousunecapuche.Illarelève,jen'encroispasmesyeux.

Tuportesune longuecicatriceau front,ellen'enlève rienà toncharme.Jevoudrais teprendredansmesbrasmaistufaisunpasenarrière.Tuaslescheveuxcourtsetleteintpluspâlequed'ordinaire.Teregardersanspouvoirtetoucherestlapluscruelledespénitences,tesentir si proche et ne pouvoir te serrer contre moi, une frustration d'une violenceinsoutenable.Tumefixes,sansmelaissert'approcher,commesiletempsdesétreintesétaitrévolu,commesitavieavaitempruntéuncheminsurlequeljen'étaispluslebienvenu.Et,sijedevaisendouter,tesmotssontencoreplusblessantsqueladistancequetum'imposes.

–Ilfautquetut'enailles,murmures-tud'unevoixblanche.–Jesuisvenutechercher.–Jenet'airiendemandé,ilfautqueturepartesetquetumelaissesenpaix.–Tesfouilles,lesfragments...tupeuxrenoncerànous,maispasàcela!–Cen'estpluslapeine,c'estmonpendentifquim'amenéeici,j'yaitrouvébienplusque

cequejecherchaisailleurs.–Jenetecroispas;tavien'estpasdanscemonastèreperduauboutdumonde.–Questiondeperspective, lemondeestrond,tulesaismieuxquequiconque.Quantà

mavie, j'ai failli laperdrepar ta faute.Nousétions inconscients.Iln'yaurapasdesecondechance.Va-t'en,Adrian!

–Pastantquejen'auraipastenulapromessequejet'aifaite.J'aijurédeterendreàtavalléedel'Omo.

–Jen'yretourneraipas!RentreàLondres,ouailleurs,maisva-t'enloind'ici.Tuasremistacapuche,baissélatête,ettureparsàpaslents.Auderniermoment,tute

retournesversmoi,levisagefermé.–Tesaffairessontpropres,melances-tuenregardantlesacquelemoineadéposé.Tu

peuxpasserlanuitici,mais,demainmatin,tut'eniras.–EtHarry?TurenoncesaussiàHarry?J'aivuunelarmeluiresurtajoueetj'aicomprisl'appelsilencieuxquetum'adressais.–Cettepetiteportequidonnedans les fossés, t'ai-jedemandé,celleque tuempruntes

pourterendrelanuitàlarivière,oùsetrouve-t-elle?–Ausous-sol,justeendessousdenous,maisn'yvapas,jet'enprie.–Àquelleheures'ouvre-t-elle?–À23heures,réponds-tuavantdet'enaller.

J'aipassélerestedelajournéeenfermédanscettepièceoùjet'airevuepourteperdre

aussitôt.J'aipassélerestedelajournéeàtournerenrondcommeunforcené.

Lesoir,unmoinevientmechercher,etmeconduitdanslacour,jesuisautoriséàyfairequelquespasaugrandairaprèsquelesdisciplesontachevéleurdernièreprière.Ilfaitdéjàassez frais et je comprends que la nuit sera la véritable gardienne de cette prison. Il estimpossibledetraverserlaplainesansymourirdefroid,j'enaifaitl'expérience.Maisquelquesoitlerisque,ilfaudrabienquejetrouveunesolution.

Je profite de la promenade qui m'est accordée pour repérer les lieux. Le monastères'élève sur deux niveaux, trois en comptant les sous-sols dont Keiram'a parlé. Vingt-cinqfenêtress'ouvrentsurlacourintérieure.Dehautesarcadesbordentlescoursivesdurez-de-chaussée.Àchaqueanglesetrouveunescalierdepierreencolimaçon.Jerecomptemespas.Pour atteindre l'un d'eux depuisma cellule, il me faudrait cinq ou sixminutes au plus, àconditiondenecroiserpersonneenchemin.

Mondîneravalé,jemecouchesurmanatteetfaissemblantdedormir.Mongardiennetardepasàsemettreàronfler.Laporten'estpasferméeàclé,personnenesongeraitàquittercelieuaumilieudelanuit.

Lagalerieestdéserte.Lesmoinesqui sepromènentsur les toits le longducheminderondenepeuventmevoir, il fait tropsombrepourqu'ilsm'aperçoiventsous lesarcades.Jelongelesmurs.

22h50àmamontre.SiKeiram'abiendonnérendez-vous,sij'aicorrectementinterprétéson message, il me reste dix minutes pour trouver le moyen de gagner les sous-sols etretrouvercettepetiteporteentrevuedepuisleboisoùjemecachaishier.

22h55, j'ai enfinatteint l'escalier.Uneporte en condamne l'accès, solidement ferméepar un crochet de fer. Il faut réussir à le soulever sans bruit, une vingtaine de moinesdormentdansunepièce toutprèsde là.Laportegrince sur sesgonds, je l'entrouvreetmefaufile.

À tâtons dans le noir, je descends lesmarches, aux pierres usées et glissantes.Garderl'équilibre n'est pas simple et je n'ai aucune idée de la distance quime sépare encore desprofondeursdumonastère.

Lesaiguillesphosphorescentesdemamontremarquentpresque23heures.Jesensenfinlaterremeublesousmespieds;àquelquesmètres,unetorchèrefichéedanslemuréclaire

faiblement un passage. Un peu plus loin, j'en aperçois une autre, je continue. J'entendssoudaindesbruissementsdansmondos,j'aiàpeineletempsdemeretournerqu'unevoléede chauves-souris virevolte autour demoi. Plusieurs fois leurs ailesme frôlent tandis queleursombrestremblentdansl'écholumineuxdelatorchère.Ilfautallerdel'avant,ilestdéjà23h5,j'aiprisduretardetjenevoistoujourspaslapetiteporte.Ai-jeempruntéunmauvaischemin?

Il n'y aura pas de seconde chance, a dit Keira ; je ne peux pas m'être trompé, pasmaintenant.

Unemain agrippemon épaule etm'attire de côté dans un renfoncement. Cachée sousunealcôve,Keirameprenddanssesbrasetmeserrecontreelle.

–Dieuquetum'asmanqué,murmures-tu.Jeneterépondspas,jeprendstonvisagedansmesmainsetnousnousembrassons.Ce

longbaiseraungoûtdeterreetdepoussière,unesenteurdeseletdesueur.Tuposestatêtesurmontorse,jecaressetescheveux,tupleures.

–Tudoispartir,Adrian,ilfautquetut'enailles,tunousmetstouslesdeuxendanger.Laconditiondetasurvieétaitquel'onmecroiemorte;sil'onapprendquetuesici,quenousnoussommesrevus,ilstetueront.

–Lesmoines?–Non, dis-tu en hoquetant, eux sont nos alliés, ilsm'ont sauvée de la Rivière Jaune,

soignée et cachée ici. Je parle de ceux qui ont voulu nous assassiner, Adrian, ils nerenoncerontpas.Jenesaispascequenousavonsfait,nipourquoiilsnouspourchassent,ilsnereculerontdevantrienpournousempêcherdecontinuernosrecherches.S'ilsnoussaventréunis, ils nous retrouveront. Ce lama que nous avions rencontré, celui qui semoquait denousalorsquenouscherchionslapyramideblanche,c'estluiquinousatirésd'affaire...etjeluiaifaitunepromesse.

***

Athènes

Ivory sursauta. On avait sonné à sa porte. Un garçon d'étage lui remit une télécopieurgente,quelqu'unavaitappelé la réceptionpourdemanderqu'elle lui soit remiseaussitôt.Ivorypritl'enveloppe,remercialejeunehomme,attenditqu'ilsesoitéloignéetdécachetalepli.

ROMEluidemandaitdel'appelerdanslesplusbrefsdélaisdepuisunelignesécurisée.Ivory s'habilla à la hâte et descendit dans la rue. Il acheta une carte de téléphone au

kiosqueenfacedel'hôtelpourjoindreLorenzodepuisunecabinevoisine.–J'aidedrôlesdenouvelles.Ivoryretintsarespirationetécoutaattentivementsoninterlocuteur.–MesamisenChineontretrouvélatracedevotrearchéologue.–Vivante?–Oui,maisellen'estpasprèspourautantderentrerenEurope.–Pourquoicela?–Vousallezavoirdumalàavalerlapilule,elleaétéarrêtéeetincarcérée.–C'estabsurde!Pourquelmotif?Lorenzo, alias ROME, compléta un puzzle dont bien des pièces manquaient encore à

Ivory.LesmoinesdumontHuaShansetrouvaientsurlabergedelaRivièreJaunequandle4×4d'AdrianetKeiras'yétaitprécipité.Troisd'entreeuxavaientplongépourlesremonterdes eaux tourbillonnantes. Adrian fut sorti de la voiture le premier et conduit d'urgence àl'hôpitalpardesouvriersquipassaientencamion.Ivoryconnaissaitlasuite,ilétaitvenuenChine s'occuper de lui et avait fait le nécessaire pour le rapatrier. Pour Keira, les chosess'étaientprésentéesautrement.Lesmoinesavaientdûs'y reprendreà trois foisavantde lalibérerde lacarcassequidérivait.Quandils l'avaientramenéesur laterreferme, lecamionétaitdéjàparti. Ils l'emmenèrent inconsciente jusqu'aumonastère.Le lamaapprit très vitequelescommanditairesdecettetentatived'assassinatappartenaientàunetriadedelarégion,dontlesramificationss'étendaientjusqu'àPékin.IlcachaKeiraetsubitlesviolencesinfligéespar les individus qui vinrent lui rendre visite quelques jours plus tard. Il jura que si sesdisciplesavaientbienplongépourtenterdesauvercesOccidentauxdelanoyade,ilsn'avaientrien pu faire pour la jeune femme qui avait péri. Les trois moines qui l'avaient secouruesouffrirent le même interrogatoire, aucun ne parla. Keira resta dix jours comateuse, uneinfectionretardasaguérison,maislesmoinesvinrentàboutdesonmal.

Lorsqu'ellefutrétablieetenétatdevoyager,lelamalafitenvoyerloindesonmonastèreoùl'onrisquaitencoredelachercher.Ilavaitprévudeladéguiserenmoineletempsqueleschosessecalment.

–Etques'est-ilpasséensuite?interrogeaIvory.–Là,vousn'allezpaslecroire,réponditLorenzo,car,hélas,leplandulamanes'estpas

dutoutdéroulécommeill'avaitprévu.Laconversationduraencoredixminutes.LorsqueIvoryraccrocha,sacartetéléphonique

était épuisée. Il se précipita à son hôtel, boucla son bagage et sauta dans un taxi. De sonportable,ilappelaWalterenroutepourleprévenirqu'illerejoignait.

Ivory arrivaunedemi-heureplus tard aupieddu grandbâtimentperché sur la collined'Athènes. Il prit l'ascenseur jusqu'au troisième étage et se précipita dans le couloir à la

recherche de la chambre 307. Il frappa à la porte et entra.Walter écouta, bouche bée, cequ'Ivoryluiraconta.

–Voilà,moncherWalter,voussaveztout,oupresque.–Dix-huitmois?C'estépouvantable!Vousavezuneidéedelafaçondelafairelibérer?–Non,pas lamoindre.Maisvoyons le côtépositifdeschoses,nousavonsmaintenant

l'assurancequ'elleestenvie.– Jemedemande commentAdrian accueillera cette information, j'ai peur que cela ne

l'atteigneencoreplus.–Jeseraisdéjàtellementsoulagéqu'ilpuisse l'apprendre,réponditIvoryensoupirant.

Quellessontlesnouvellesàsonsujet?–Aucunehélas,sinonquetoutlemondesembleoptimiste,onmeditquecen'estplus

quel'affaired'unjour,peut-êtremêmedequelquesheures,avantdepouvoirluiparler.– Souhaitons que cet optimisme soit justifié. Je rentre à Paris aujourd'hui, je dois

trouverlemoyendesortirKeiradecettesituation.Occupez-vousd'Adrian;silachancevouspermetdevousentreteniraveclui,neluiditesencorerien.

–JenepourraipastenirlesortdeKeirasecret,c'estimpossible,ilm'étrangleraitvif.–Jenepensaispasàcela.Neluifaitespaspartagernossoupçons,c'estencoretroptôt;

j'aimesraisons.Àbientôt,Walter,jereprendraicontactavecvous.

***

Garther

–Quellepromesseas-tufaiteàcelama?Tu me regardes, désolée, et tu hausses les épaules. Tu m'apprends que ceux qui ont

attenté à nos vies reprendraient leur chassemême au-delà des frontières, s'ils apprenaientque tuassurvécu.S'ilsnepouvaientmettre lamainsur toi, je serais lepremierdont ils sechargeraient.Enéchangedetouslesservicesqu'ilnousarendus,lelamat'ademandédeluidonnerdeuxansdetavie.Deuxannéesd'uneretraite,quetupourraismettreàprofitpourréfléchiretdéciderdelasuiteàdonneràtonexistence.«Iln'yaurapasdesecondechance,t'a-t-ildit.Deuxanspourfairelepointsuruneviequel'onafailliperdre,cen'estpasunsimauvaismarché.»Lorsquelasituationseraitapaisée,lelamatrouveraitlemoyendetefairerepasserlafrontière.

–Deuxanspoursauvernosdeuxvies,c'esttoutcequ'ilm'ademandé,etj'aiacceptélepacte.J'aitenulecoup,parcequetuétaishorsdedanger.Situsavaiscombiendefoisdanscetteretraitej'aiimaginétesjournées,revisitélesendroitsoùnousnoussommespromenés;si tusavaiscombiendemoments j'aipassésdans tapetitemaisondeLondres...J'aipeuplémesjournéesdechacundecesinstantsimaginaires.

–Jeteprometsque...–Plustard,Adrian,medis-tuenposanttamainsurmabouche.Demain,tupartiras.Il

merestedix-huitmoisàpatienter.Net'inquiètepaspourmoi, lavie icin'estpassipéniblequecela,jesuisaugrandair,j'aidutempspourréfléchir,beaucoupdetemps.Nemeregardepas commesi j'étaisune sainteouune illuminée.Etne teprendspaspourplus importantquetunel'es;jenefaispasçapourtoi,maispourmoi.

–Pourtoi?Qu'est-cequetuygagnes?–Nepasteperdreunedeuxièmefois.Sijen'avaispassignalétaprésenceauxmoines,tu

auraispéridanslaforêtlanuitdernière.–C'esttoiquilesasprévenus?–Jen'allaispastelaissermourirdefroid!– Promesse de lama ou pas, on fiche le camp d'ici. Je t'emmène, de gré ou de force,

mêmesijedoist'assommer.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,jerevoistonsourire,unvraisourire.Tuposesta

mainsurmajoueetlacaresses.–D'accord,fichonslecamp;detoutefaçon,jenetiendraispassijetevoyaispartir.Etje

tehaïraisdemelaisserici.–Combiendetempsavantquetesgeôliersserendentcomptequetun'esplusdansta

cellule?–Maiscenesontpasdesgeôliers,jesuislibredecirculeroùbonmesemble.–Etcemoinequit'accompagnaitàlarivière,cen'étaitpaspourtesurveiller?–Pourm'escorter, au cas où ilm'arriverait quelque chose en chemin. Je suis la seule

femmedecemonastère,alorspourfairematoilettejevaischaquenuitàlarivière.Enfin,jel'aifaittoutl'étéetdepuisledébutdel'automne,maishiersoirc'étaitmadernièresortie.

J'aiouvertmonpaquetage,sortiunpull-over,unpantalonettelesaitendus.–Qu'est-cequetufais?–Enfilecesvêtements,nouspartonstoutdesuite.

–L'expérienced'hierne t'a doncpas suffi ? Il doit faire zérodehors, il feramoinsdixdansuneheure.Nousn'avonsaucunechancedetraversercetteplainedenuit.

–Pasplusquedelatraverserenpleinjoursanssefairerepérer!Uneheuredemarche,tucroisquenouspouvonssurvivre?

–Lepremiervillageestàuneheure...envoiture!Etnousn'enavonspas.–Jeneteparlepasd'unvillage,maisd'uncampementnomade.–Sitoncampementestnomade,ilpeuttrèsbiens'êtredéplacé.–Ilseralà,etceuxquil'occupentnousaideront.–Onnevapassedisputer,vapourtoncampementdenomades!as-tuditenenfilantle

pulletlepantalon.–Oùsetrouvecettefichueportepoursortird'ici?t'ai-jedemandé.–Justedevanttoi...Onn'estpasprèsd'arriver!Aussitôtdehors,jet'entraîneverslebois,maistumetiresparlebrasetmeconduissur

lesentiermenantàlarivière.–Paslapeinedenousperdreaumilieudecesarbres,ilnousrestepeudetempsavant

quelefroidnoussaisisse.Tuconnaislarégionmieuxquemoi, j'obéisettelaisseguiderlamarche.Àlarivièreje

reconnaîtrai lesentierquigrimpevers lacolline. Ilnous faudradixminutespouryarriver,troisquartsd'heuredepluspourfranchirlecoletatteindrelagrandevalléeoùsetrouvelecampement.Cinquante-cinqminutesetnousseronstirésd'affaire.

Lanuitestplusglacialequejenel'avaissupposé.Jefrissonnedéjàetlarivièren'estpasencoreenvue.Tunemeparlespas,toutentièreconcentréesurlarouteàsuivre.Jenepeuxpas te reprocher ce silence, tu as probablement raisondepréserver tes forces, alors que jesenslesmienness'épuiseràchaquepas.

Lorsquenousarrivonsauboutdelaplainequecultiventlesmoinesdanslajournée,jem'inquiètedet'avoirentraînéedanscettesituation.Voilàdéjàplusieursminutesquejeluttecontrel'engourdissement.

–Jen'yarriveraijamais,medis-tu,haletante.Unvoileblanchâtres'échappedetaboucheàchaquemotquetuprononces.Jeteserre

contremoiet te frictionne ledos.Jevoudrais t'embrasser,maismes lèvressontgelées...etpuistumerappellesàl'ordre.

–Nousn'avonspasuneminuteàperdre, ilnefautpasresterimmobiles,conduis-nousauplusviteverstoncampementounousallonsmourircongelés.

J'aisifroidquemoncorpstoutentiertremble.Leflancdelacollineparaîts'allongeraufuretàmesuredenotreascension.Tenirbon,

encorequelquesefforts,dixminutesauplusetnousatteindronslesommet;delà,parcettenuitclaire,nousverronscertainementlestentesdanslelointain.Laseuleidéedelachaleurquiyrègnenousredonneracourageet force.Jesaisque,unefois lecolgagné,redescendrevers le creux du vallon nous demandera tout au plus un quart d'heure ; etmême si nousavonsatteintnoslimites,ilmesuffirad'appelerausecours.Avecunpeudechance,mesamisnomadesentendrontmescrisdanslanuit.

Tutombestrois fois, trois fois je t'aideà terelever,à laquatrièmetonvisageestd'unepâleureffrayante.Teslèvresontbleui,commelorsquetutenoyaisdevantmoidansleseauxdelaRivièreJaune.Jetesoulève,passemonbrassoustonaisselleetteporte.

Enchemin,jetehurledetenirbon,ett'interdisdefermerlesyeux.–Arrêtedemecrierdessus,gémis-tu.C'estdéjàassezpéniblecommecela.Jet'avaisdit

qu'ilnefallaitpas,tun'aspasvoulum'écouter.

Centmètres, il nous reste centmètres avantd'atteindre la crête. J'accélère lepas et jesensquetutefaispluslégère,tuasrecouvréquelquesforces.

–Ledernier souffle,medis-tu, unultime sursaut avant lamort.Allez, dépêche-toi aulieudemeregarderaveccetteminedéconfite.Jenetefaisplusrire?

Tu crânes, tes lèvres engourdies peinent à articuler. Pourtant, tu te redresses, merepoussesetteremetsenmarche,seule,meprécédant.

–Tutraînes,Adrian,tutraînes!Cinquantemètres!Tumedistances,j'aibeaupoussersurmesjambes,jen'arriveplusà

terejoindre;tuarriverasenhautbienavantmoi.–Tuviens,oui?Allez,dépêche-toi!Trentemètres!Lecoln'estplustrèsloin,tuyespresque.Ilfautquejel'atteigneavant

toi,jeveuxêtrelepremieràvoirlecampementquinoussauveralavie.–Tun'yarriveraspassitutraînes,jenepeuxplusrevenirtechercher,accélère,Adrian,

presse-toi!Dixmètres!Tuasatteintlehautdelacolline,tut'ytiensdroitecommeunbâton,mains

sur leshanches.Je tevoisdedos, tucontemples lavallée,sansunmot.Cinqmètres !Mespoumonsvontéclater.Quatremètres!Cenesontplusdestremblementsmaisdesspasmesquimesecouent toutentier.Plusde force, jedévisseet je tombe.Tunemeportesaucuneattention.Ilfautquejemerelève,plusquedeuxoutroismètres,maislaterreestsidouce,etlecielsibeausouslapleinelune.Jesenslabrisecaressermesjouesetmebercer.

Tu te penches versmoi.Une terrible quinte de touxm'arrache la poitrine. La nuit estblanche, si blanche que l'on y voit comme de jour. Ce doit être le froid, je suis ébloui. Laluminositéestpresqueinsupportable.

–Regarde,dis-tuendésignant lavallée, je te l'avaisdit, tesamissontpartis. Ilne fautpasleurenvouloir,Adrian,cesontdesnomades,amisoupas,ilsnerestentjamaislongtempsaumêmeendroit.

J'ouvrepéniblementlesyeux;aumilieudelaplaine,enlieuetplaceducampementquej'espéraistant,jevoisauloinlescontrefortsdumonastère.Nousavonstournéenrond,noussommesrevenussurnospas.Pourtant,c'estimpossible,nousnesommespasdanslemêmevallon,jenevoispaslesous-bois.

– Je suis désolée,murmures-tu, nem'en veux pas. J'avais promis, on ne peut pas sedéfaire d'une promesse. Tum'avais juré deme ramener àAddis-Abeba, si tu pouvais tenirparole, tu le ferais, n'est-ce pas ? Regarde comme tu souffres de ton impuissance, alors,comprends-moi.Tumecomprends,n'est-cepas?

Tu m'embrasses le front. Tes lèvres sont glacées. Tu souris et tu t'éloignes. Tes passemblent si assurés, comme si le froid n'avait soudain plus aucune emprise sur toi. Tuavances calmement dans la nuit, marchant vers le monastère. Je n'ai plus la force de teretenir,nicelledeterejoindre.Jesuisprisonnierdemoncorpsquirefusetoutmouvement,commesimesbrasetmesjambesétaiententravéspardesolidesliens.Impuissant,commetu l'as dit avant de m'abandonner. Lorsque tu arrives devant le mur d'enceinte, les deuximmensesportesdumonastères'ouvrent,tuteretournesunedernièrefoisettuypénètres.

Tuesbientroploinpourquejet'entendeetpourtantlesonclairdetavoixarrivejusqu'àmoi.

–Soispatient,Adrian.Nousnousretrouveronspeut-être.Dix-huitmois,cen'estpassiterrible quand on s'aime. Ne crains rien, tu t'en sortiras, tu as cette force en toi et puisquelqu'unvient,ilestpresquelà.Jet'aime,Adrian,jet'aime.

LeslourdesportesdutempledeGartherserefermentsurtafrêlesilhouette.

Jehurletonnomdanslanuit,jehurlecommeunloupprisaupiègeetquivoitvenirlamortàlui.Jemedébats,tiredetoutesmesforces,malgrémesmembresengourdis.Jecrieetcrieencorequandj'entendsaumilieudelaplainedéserteunevoixmedire:«Calmez-vous,Adrian.»Cettevoixm'estfamilière,c'estcelled'unami.Walterrépèteunenouvellefoiscettephrasequin'aaucunsens.

–Bonsang,Adrian,calmez-vousàlafin.Vousallezfinirparvousblesser!

***

Athènes,Centrehospitalo-universitaire,servicedesinfectionspulmonaires

–Bonsang,Adrian,calmez-vousàlafin.Vousallezfinirparvousblesser!J'ai ouvert les yeux, voulume redresser,mais j'étais attaché.Le visagedeWalter était

penchésurmoi,ilavaitl'airtotalementdérouté.–Vousêtesvraimentderetourparminousouvoustraversezunnouvelépisodededélire

?–Oùsommes-nous?murmurai-je.–D'abord,répondezàunepetitequestion:àquiêtes-vousentraindevousadresser,qui

suis-je?–Enfin,Walter,vousêtesdevenucomplètementabrutiouquoi?Waltersemitàapplaudir.Jenecomprenaisrienàsonexcitation.Ilseprécipitaversla

porteetcriadanslecouloirquej'étaisréveillé,etcettenouvellesemblaitlemettreenjoie.Ilrestalatêtepenchéeau-dehorsetseretourna,toutdépité.

– Je ne sais pas comment vous faites pour vivre dans ce pays, on dirait que la vies'interromptàl'heuredudéjeuner.Pasmêmeuneinfirmière,oncroitrêver.Ahoui,jevousaipromisdevousdireoùnousétions.Noussommesautroisièmeétagedel'hôpitald'Athènes,auservicedesinfectionspulmonaires,chambre307.Lorsquevouslepourrez,ilfaudravenircontempler la vue, c'est assez joli. Depuis votre fenêtre on voit la rade, c'est rare pour unhôpitalde jouird'un telpanorama.Votremèreetvotredélicieuse tanteElenaont retournéciel et terre pour que l'on vous mette dans une chambre individuelle. Les départementsadministratifs n'ont pas euune secondede répit.Votredélicieuse tante et votremère sontdeuxsaintesfemmes,croyez-moi.

–Qu'est-cequejefaisici,etpourquoisuis-jeattaché?–Comprenezqueladécisiondevoussanglernes'estpasprisedeboncœur,maisvous

avez connu quelques épisodes de delirium suffisamment violents pour que l'on juge plusprudent de vous protéger de vous-même. Et puis les infirmières en avaient assez de vousretrouverparterreaumilieudelanuit.Vousêtesdrôlementagitédansvotresommeil,c'estàpeine croyable ! Bon, je suppose que je n'en ai pas le droit,mais étant donné que tout lemonde fait la sieste, je me considère comme la seule autorité compétente et je vais vouslibérer.

–Walter,vousallezmedirepourquoijesuisdansunechambred'hôpital?–Vousnevoussouvenezderien?–Sijemesouvenaisdequoiquecesoit,jenevousposeraispaslaquestion!Waltersedirigeaverslafenêtreetregardaau-dehors.– J'hésite, dit-il, songeur. Je préférerais que vous ayez récupéré des forces, nous

parleronsensuite,promis.Jemesuisredressésurmonlit,matêtetournait,Walterseprécipitapourm'empêcher

detomber.–Vousvoyezcequejevousdis,allez,allongez-vousetcalmez-vous.Votremèreetvotre

délicieuse tante se sont fait un sang d'encre, alors soyez gentil d'être éveillé quand ellesviendrontvousrendrevisiteenfind'après-midi.Pasdefatigueinutile.Zou!c'estunordre!

En l'absencedesmédecins, des infirmières etd'Athènes tout entièrequi roupille, c'estmoiquicommande!

J'avaislabouchesèche,Waltermetenditunverred'eau.–Doucement,monvieux,vousêtessousperfusiondepuistrèslongtemps,jenesaispas

sivousêtesautoriséàboire.Nefaitespaslemaladedifficile,jevousenprie!–Walter, je vous donne uneminute pour me dire dans quelles circonstances je suis

arrivéiciouj'arrachetouscestubes!–Jen'auraisjamaisdûvousdétacher!–Cinquantesecondes!–Cen'estpasbiendevotrepartcepetitchantage,vousmedécevezbeaucoup,Adrian!–Quarante!–Dèsquevousaurezvuvotremère!–Trente!– Alors aussitôt que les médecins seront passés et m'auront confirmé votre

rétablissement.–Vingt!–Maisvousêtesd'uneimpatienceinsupportable,celafaitdes joursetdes joursqueje

vousveille,vouspourriezmeparlerautrement,quandmême!–Dix!–Adrian!hurlaWalter,retirez-moi immédiatementcettemaindevotreperfusion!Je

vousavertis,Adrian,unegouttedesangsurcesdrapsblancsetjenerépondsplusderien.–Cinq!–Bon,vousavezgagné,jevaistoutvousdire,maissoyezcertainquejevousentiendrai

rigueur.–Jevousécoute,Walter!–Vousn'avezaucunsouvenirderien?–Derien.–DemonarrivéeàHydra?–Ça,oui,jem'ensouviens.– Du café que nous avons bu à la terrasse du bistrot voisin du magasin de votre

délicieusetante?–Aussi.–DelaphotodeKeiraquejevousaimontrée?–Biensûrquejem'ensouviens.–C'estbonsigne...Etensuite?–C'est assezvague,nousavonspris lanavetted'Athènes,nousnous sommes saluésà

l'aéroport,vousrentriezàLondres,jepartaisenChine.Maisjenesaismêmeplussic'étaitlaréalitéouunlongcauchemar.

–Non,non,jevousrassure,c'étaittoutàfaitréel,vousavezprisl'avion,mêmesivousn'êtespasallébienloin,maisreprenonsàpartirdemonarrivéeàHydra.Oh,etpuisàquoibonperdredutemps,j'aideuxnouvellesàvousannoncer!

–Commencezparlamauvaise.–Impossible!Sansconnaîtred'abordlabonne,vousnecomprendrezrienàlamauvaise.–Alorspuisquejen'aipaslechoix,allonspourlabonne...–Keiraestvivante,cen'estplusunehypothèsemaisunecertitude!J'aibondidansmonlit.

–Ehbienvoilà,leprincipalétantdit,quepensez-vousd'unepetitepause,unentracteenattendantvotremaman,oulesdocteurs,oulesdeuxd'ailleurs?

–Walter,cessezcessimagrées,quelleestlamauvaisenouvelle?–Unechoseàlafois,vousm'avezdemandécequevousfaisiezici,alorslaissez-moivous

l'expliquer.Apprenezquandmêmequevousavezfaitdérouterun747,cen'estpasàlaportéede tout lemonde.Vousnedevez la viequ'à laprésenced'espritd'unehôtessede l'air.Uneheureaprèsledécollagedevotreavion,vousavezfaitunsérieuxmalaise.Ilestprobableque,depuisvotregrandplongeondanslaRivièreJaune,vousdevieztrimbalerunebactérie,vousavezfaituneinfectionpulmonairecarabinée.MaisrevenonsàcevolpourPékin.Vousaviezl'airdedormirpaisiblement,assisàvotreplace,maisalorsqu'ellevousapportaitunplateau-repas, l'hôtesse en question fut frappée par la pâleur de vos traits et la sueur qui perlait àvotre front. Elle essaya de vous réveiller, sans succès. Vous respiriez difficilement et votrepouls était très faible.Devant la gravité de la situation, le pilote fit demi-tour et l'on voustransférad'urgenceici.J'aiapprislanouvellelelendemaindemonarrivéeàLondres,jesuisrevenuaussitôt.

–JenesuisjamaisarrivéenChine?–Ehbiennon,j'ensuisdésolé.–EtKeira,oùest-elle?–Elle a été sauvée par lesmoines qui vous avaient accueillis près de cettemontagne

dontj'aioubliélenom.–HuaShan!–Sivousledites!Elleaétésoignée,maishélas,àpeineguérie,elleaétéinterpelléepar

lesautorités.Huit joursaprèssonarrestation,ellecomparaissaitdevantuntribunaletétaitjugée pour avoir pénétré et circulé en territoire chinois sans papiers, et donc sansautorisationgouvernementale.

–Maisellenepouvaitpasavoirdepapierssurelle, ilssetrouvaientdanslavoitureaufonddelarivière!

–Nous sommes bien d'accord.Hélas, je crains que l'avocat commis d'office ne se soitguèreattardésurcegenrededétailsaucoursdesaplaidoirie.Keiraaétécondamnéeàdix-huitmoisdeprisonferme;elleestincarcéréeàGarther,unancienmonastèretransforméenpénitencier,danslaprovinceduSichuan,nonloinduTibet.

–Dix-huitmois?–Oui,etd'aprèsnosservicesconsulaires,aveclesquelsjemesuisentretenu,çaauraitpu

êtrepire.–Pire?Dix-huitmois,Walter!Vousvousrendezcomptedecequec'estquedepasser

dix-huitmoisdansunegeôlechinoise?–Unegeôleestunegeôle,maissurlefondjereconnaisquevousavezraison.–Ontentedenousassassineretc'estellequiseretrouvederrièrelesbarreaux?–Pourlesautoritéschinoises,elleestcoupable.Nousironsplaidersacauseauprèsdes

ambassadesetdemanderons leuraide,nous ferons toutcequiestpossible.Jevousaideraiautantquejelepourrai.

– Vous croyez vraiment que nos ambassades vont se mouiller et risquer decompromettreleursintérêtséconomiquespourlafairelibérer?

Walterretournaàlafenêtre.–Jecrainsquenisapeinenilavôtren'émeuventgrandmonde.Jeredoutequ'ilnefaille

s'armer de patience et prier pour qu'elle supporte le mieux possible sa sentence. Je suis

sincèrementdésolé,Adrian, jesaiscombiencettesituationestterrible,mais...qu'est-cequevousfaitesavecvotreperfusion?

–Jemetired'ici.Ilfautquej'ailleàlaprisondeGarther,jedoisluifairesavoirquejevaismebattrepoursalibération.

Walterseprécipitasurmoietmetintlesdeuxbrasavecuneforcecontrelaquellejenepouvaispaslutterdansmonétat.

–Écoutez-moibien,Adrian, vousn'aviezplusaucunedéfense immunitaireenarrivantici,l'infectiongagnaitduterraind'heureenheure,defaçonredoutable.Vousavezdélirédesjoursdurant, traversantdesépisodesde fièvrequiauraientpuvoustuerplusieurs fois.Lesmédecinsontdûvousplongerquelquetempsdansuncomaartificiel,afindeprotégervotrecerveau.Jesuisrestéàvotrechevet,alternantlestoursdegardeavecvotremamanetvotredélicieusetanteElena.Votremèreavieillidedixansendixjours,alorscessezvosgamineriesetcomportez-vousenadulte!

–C'estbon,Walter,j'aicomprislaleçon,vouspouvezmelâcher.–Jevouspréviensquesi jevoisvotremains'approcherdececathéter,vousprenez la

miennedanslafigure!–Jevousprometsdenepasbouger.–J'aimemieuxça,j'enaisoupédevosdélirescesdernierstemps.–Vousn'avezpasidéedel'étrangetédemesrêves.–Croyez-moi,entrelesuividevotrecourbedetempératureetlesrepasimmondesdela

cafétéria,j'aieuleloisird'écouterpasmaldevosinepties.Seulréconfortdanscetenfer,lesgâteauxquem'apportaitvotredélicieusetanteElena.

–Excusez-moi,Walter,maisqu'est-cequec'estquecenouveaugenreavecElena?–Jenevoispasdequoivousparlez!–Dema«délicieuse»tante?– J'ai le droit de trouver votre tante délicieuse, non ? Elle a un humour délicieux, sa

cuisineestdélicieuse,sonrireestdélicieux,saconversationestdélicieuse,jenevoispasoùestleproblème!

–Elleavingtansdeplusquevous...–Ah,bravo,bellementalité,jenevoussavaispasaussiétriqué!Keiraenadixdemoins

quevous,mais,danscesens-là,çanegênepas?Sectaire,voilàcequevousêtes!–Vousn'êtespasentraindemedirequevousêtestombésouslecharmedematante?

EtMissJenkinsdanstoutça?–AvecMissJenkins,nousensommestoujoursàdiscuterdenosvétérinairesrespectifs,

reconnaissezquequestionsensualité,cen'estpaslenirvana.–Parceque, avecma tante,question sensualité... ?Surtoutneme répondezpas, jene

veuxriensavoir!–Etvous,nemefaitespasdirecequejen'aipasdit!Avecvotretante,nousparlonsde

tasdechosesetnousnousamusonsbeaucoup.Vousn'allezquandmêmepasnousreprocherde nous distraire un peu, après tout les tracas que vous nous avez causés. Ce serait uncomble,toutdemême.

–Faitescequebonvoussemble.Dequoijememêle,aprèstout...–Heureuxdevousl'entendredire.–Walter,j'aiunepromesseàtenir,jenepeuxpasrestersansrienfaire;ilfautquej'aille

chercherKeiraenChine,jedoislaramenerdanslavalléedel'Omo,jen'auraisjamaisdûl'enéloigner.

– Commencez par vous rétablir et nous verrons ensuite. Vos médecins ne vont plustarder,jevouslaissevousreposer,jedoisallerfairequelquescourses.

–Walter?–Oui?–Qu'est-cequejedisaisdansmondélire?– Vous avez nommé Keira mille sept cent soixante-trois fois, enfin, ce chiffre reste

approximatif, j'aidûenraterquelques-unes ; en revanche,vousnem'avezappeléque troisfois,c'estassezvexant.Enfin,vousdisiezsurtoutdeschosesincohérentes.Entredeuxcrisesde convulsions, il vous arrivait d'ouvrir les yeux, le regard perdu dans le vide, c'était assezterrifiant,etpuisvousreplongiezdansl'inconscience.

Uneinfirmièreentradansmachambre.Waltersesentitsoulagé.–Enfin,vousêtesréveillé,medit-elleenchangeantmaperfusion.Ellem'enfonçaunthermomètredanslabouche,enroulauntensiomètreautourdemon

brasetnotasurunefeuillelesconstantesqu'ellerelevait.–Lesmédecinspasserontvousvoirtoutàl'heure,dit-elle.Sonvisageetsacorpulencemerappelaientvaguementquelqu'un.Quandellesortitdela

pièceendodelinantdubassin, jecrusreconnaître lapassagèred'unautocarqui filait sur laroutedeGarther.Unmembreduserviced'entretiennettoyait lecouloir, ilpassadevantmaporte et nous adressa un grand sourire, àWalter et àmoi. Il portait un pull et une grosseveste en laine et ressemblait comme deux gouttes d'eau au mari d'une restauratrice,rencontréedansmesdéliresfiévreux.

–Ai-jeeudelavisite?–Votremère,votretanteetmoi.Pourquoicettequestion?–Pourrien.J'airêvédevous.–Maisquellehorreur!Jevousordonnedenejamaisrévélercela!–Nesoyezpasstupide.Vousétiezencompagnied'unvieuxprofesseurquej'airencontré

àParis,unerelationdeKeira,jenesaisplusoùsetrouvelafrontièreentrerêveetréalité.–Nevousinquiétezpas,leschosesseremettrontpetitàpetitàleurplace,vousverrez.

Pourcevieuxprofesseur,jesuisdésolé,jen'aiaucuneexplication.Maisjen'entoucheraipasunmotàvotretantequipourraitsevexerd'apprendrequevouslavoyezenvieillarddansvossonges.

–Lafièvre,j'imagine.–Probablement,mais jenesuispascertainquecela luisuffise...Maintenant, reposez-

vous,nousavonstropparlé.Jereviendraiendébutdesoirée.JevaisallertéléphonerànotreconsulatetlesharcelerpourKeira,jelefaistouslesjoursàheurefixe.

–Walter?–Quoiencore?–Merci.–Toutdemême!Walter sortit de la chambre, je tentai deme lever.Mes jambes chancelaient,mais en

prenantappui,d'abordaudossierdufauteuilprèsdemonlit,puisàlatableroulante,enfinauradiateur,jeréussisàrejoindrelafenêtre.

C'estvraique lavueétaitbelle.L'hôpital,accrochéà lacolline,surplombait labaie.Auloin, on pouvait apercevoir le Pirée. Je l'avais vu tant de fois depuismon enfance, ce port,sansjamaisvraimentleregarder,lebonheurrenddistrait.Aujourd'hui,depuislafenêtredelachambre307,àl'hôpitald'Athènes,jeleregardedifféremment.

En bas dans la rue, je vois Walter entrer dans une cabine téléphonique. Il doitcertainementpassersonappelauconsulat.

Soussesairsmaladroits,c'estuntypeformidable,j'aidelachancedel'avoircommeami.

***

Paris,îleSaint-Louis

Ivoryselevaetdécrochaletéléphone.–Quellessontlesnouvelles?–Unebonneetuneautre,pluscontrariante.–Alors,commencezparladeuxième.–C'estbizarre...–Quoi?–Cettemaniedechoisirtoujourslamauvaisenouvelleenpremier...Jevaiscommencer

par la bonne, sans elle l'autre n'aurait aucun sens ! La fièvre est tombée ce matin et il arecouvrésesesprits.

–C'est en effet unemerveilleuse nouvelle, quime ravit. Jeme sens libéré d'un poidsénorme.

–C'estsurtoutunénormesoulagement,sansAdriantoutespoirdevoirvosrecherchessepoursuivreseseraitévanoui,n'est-cepas?

–Jem'inquiétaisvraimentdesonsort.Croyez-voussinonquej'auraispris lerisquedevenirluirendrevisite?

–Vousn'auriezpeut-êtrepasdû.Jecrainsquenousn'ayonsparléunpeutropprèsdesonlit,ilsemblequ'ilaitperçuquelquesbribesdenosconversations.

–Ils'ensouvient?demandaIvory.– Des réminiscences trop imprécises pour qu'il y accorde de l'importance, je l'ai

convaincuqu'ildélirait.–C'estunemaladresseimpardonnable,j'aiétéimprudent.–Vousvouliezlevoirsansêtrevu,etpuislesmédecinsnousavaientcertifiéqu'ilétait

inconscient.–Lamédecineestunescienceencoreapproximative.Vousêtescertainqu'ilnesedoute

derien?–Rassurez-vous,ilad'autreschosesàl'esprit.–C'étaitcela,lanouvellecontrariantedontvousvouliezm'entretenir?–Non,cequimepréoccupec'estqu'ilestrésoluàserendreenChine.Jevousl'avaisdit,

ilneresterajamaisdix-huitmoisàattendreKeiralesbrascroisés.Ilpréféreralespassersouslafenêtredesacellule.Tantqu'elleseraretenue,vousnel'intéresserezàriend'autrequ'àsalibération.Dèsqu'ilobtiendral'autorisationdesortir,ils'envolerapourPékin.

–Jedoutequ'ilobtienneunvisa.–IliraitàGartherentraversantleBhoutanàpied,s'illefallait.–Ilfautqu'ilreprennesesrecherches,jenepourraijamaisattendredix-huitmois.–Ilm'aditexactement lamêmechoseausujetde la femmequ'ilaime; jecrainsque,

commelui,vousnedeviezpatienter.– Dix-huit mois ont une tout autre valeur à mon âge, j'ignore si je peux me targuer

d'avoirunetelleespérancedevie.–Voyons,vousêtesenpleineforme.Etpuislavieestmortelledanscentpourcentdes

cas,repritWalter,jepourraismefaireécraserparunbusensortantdecettecabine.– Retenez-le coûte que coûte, dissuadez-le d'entreprendre quoi que ce soit dans les

prochains jours.Ne le laissezsurtoutpasentrerencontactavecunconsulat,encoremoins

aveclesautoritéschinoises.–Pourquoicela?–Parcequelapartieàjouerdemandedeladiplomatieetonnepeutpasdirequ'ilbrille

encedomaine.–Puis-jesavoircequevousavezentête?–Auxéchecsonappellecelaunroque; jevousendiraiplusdansunjouroudeux.Au

revoir,Walter,etfaitesattentionentraversantlarue...Laconversationachevée,Waltersortitdelacabineetallasedégourdirlesjambes.

***

Londres,St.JamesSquare

Letaxinoirs'arrêtadevant l'élégante façadevictorienned'unhôtelparticulier. Ivoryendescendit,régla lechauffeur,récupérasonbagageetattenditque lavoitures'éloigne.Il tirasurunechaînequipendaitaucôtédroitd'uneporteenferforgé.Uncarillonretentit,Ivoryentenditdespass'approcheretunmajordomeluiouvrit.Ivoryremitàcedernierunbristolsurlequelilavaitinscritsonnom.

– Auriez-vous l'obligeance de dire à votre employeur que je souhaiterais être reçu, ils'agitd'unsujetrelativementurgent.

Lemajordomeregrettaitquesonmaîtrenesoitpasenville,etcraignaitquecelui-cinesoitinjoignable.

–J'ignoresiSirAshtonsetrouvedanssarésidenceduKent,sonrelaisdechasseouchezl'unedesesmaîtresses,et,pourtoutvousdire, jem'enfichecomplètement.Ceque jesais,c'estquesi jedevaisrepartirsans l'avoirvu,votremaître,ainsiquevous l'appelez,pourraitvousentenirrigueurtrèslongtemps.Aussi,jevousinviteàlecontacter;jevaisfaireletourde votre noble pâté de maisons et lorsque je reviendrai sonner à cette porte, vous mecommuniquerezl'adresseoùilsouhaitequejeleretrouve.

Ivorydescenditlesquelquesmarchesduperronverslarueetallasepromener,sonpetitbagageàlamain.Dixminutesplustard,alorsqu'ilflânaitdevantlesgrillesd'unsquare,uneluxueuseberlineserangealelongdutrottoir.Unchauffeurensortitetluiouvritlaporte,ilavaitreçul'ordredeleconduireàdeuxheuresdeLondres.

La campagne anglaise était aussi belle que dans les plus vieux souvenirs d'Ivory, pasaussivasteniaussiverdoyantequelespâturagesdesaterrenatale,laNouvelle-Zélande,maisilfallaitavouerquelepaysagequidéfilaitdevantluiétaitbienplaisanttoutdemême.

Confortablementassisàl'arrière,Ivoryprofitadutrajetpourprendreunpeuderepos.Ilétait à peine midi lorsque le crissement des pneus sur le gravier le tira de sa rêverie. Lavoitureremontaitunemajestueusealléebordéedehaiesd'eucalyptusparfaitementtaillées.Elle s'arrêta sous un porche, aux colonnes envahies de rosiers grimpants. Un employé demaisonleconduisitàtraverslademeure,jusqu'aupetitsalonoùl'attendaitsonhôte.

–Cognac,bourbon,gin?–Unverred'eauferal'affaire,bonjourSirAshton.–Vingtansquenousnenoussommesrevus?–Vingt-cinq,etnemeditespasquejen'aipaschangé,voyonsleschosesenface,nous

avonstouslesdeuxvieilli.–Cen'estpaslesujetquivousamèneici,j'imagine.–Figurez-vousquesi!Combiendetempsnousaccordez-vous?–Àvousdemeledire,c'estvousquivousêtesinvité.–Jeparlaisdutempsqu'ilnousrestesurcetteTerre.Ànosâges,dixans,toutauplus?–Quevoulez-vousquej'ensache,etpuisjen'aipasenviedepenseràcela.–Queldomainemagnifique,repritIvoryenregardantleparcquis'étendaitderrièreles

grandesfenêtres.VotrerésidenceduKentn'aurait,paraît-il,rienàenvieràcelle-ci.–Jeféliciteraimesarchitectesdevotrepart.Était-ce,cettefois,l'objetdevotrevisite?–L'ennui,avectoutescespropriétés,c'estqu'onnepeutpaslesemmenerdanssatombe.

Cetteaccumulationderichessesobtenueauprixdetantd'efforts,desacrifices,devenusvains

audernierjour.MêmeengarantvotrebelleJaguardevantlecimetière,entrenous,intérieurcuiretboiseries,labelleaffaire!

–Maiscesrichesses,moncher,seronttransmisesauxgénérationsquinoussuccéderont,toutcommenospèresnouslesonttransmises.

–Belhéritageencequivousconcerne,eneffet.–Cen'estpasquevotrecompagniemesoitdésagréable,mais j'aiunemploidu temps

trèschargé,alorssivousmedisiezoùvousvoulezenvenir.–Voyez-vous,lestempsontchangé,jem'enfaisaislaréflexionpasplustardqu'hieren

lisant les journaux.Lesgrandsargentiersseretrouventderrière lesbarreauxetcroupissentjusqu'àlafindeleurviedansdescellulesétroites.Adieupalaces,etluxueuxdomaines,neufmètrescarrésaugrandmaximum,etencore,danslecarréVIP!Etpendantcetemps-là,leurshéritiersgaspillentleursdeniers,tentantdechangerdenompourselaverdelahonteléguéepar leurs parents. Le pire, c'est que plus personnen'est à l'abri, l'impunité est devenue unluxehorsdeprix,mêmepourlesplusrichesetlespluspuissants.Lestêtestombentlesunesaprès les autres, c'est à la mode. Vous le savez mieux que moi, les politiques n'ont plusd'idées,etquandilsenontellesnesontplusrecevables.Alors,quoidemieuxpourmasquerla carence de vrais projets de société que d'alimenter la vindicte populaire ? L'extrêmerichessedesunsestresponsabledelapauvretédesautres,toutlemondesaitçaaujourd'hui.

– Vous n'êtes pas venu m'emmerder chez moi pour me faire part de votre proserévolutionnaireoudevotresoifdejusticesociale?

–Proserévolutionnaire?Là,vousvousméprenez,iln'yapasplusconservateurquemoi.Justice,enrevanche,vousm'honorez.

–Allezauxfaits,Ivory,vouscommencezàsérieusementm'ennuyer.–J'aiunmarchéàvousproposer,quelquechosedejuste,commevousledites.Jevous

échangelaclédelacelluleoùvouspourriezfinirvosjourssijepostaisauDailyNewsouàl'Observerledossierquejedétienssurvous,contrelalibertéd'unejeunearchéologue.Vousvoyezmaintenantdequoijeveuxparler?

–Queldossier?Etdequeldroitvenez-vousmemenacerjusqu'ici?– Trafic d'influence, prise illégale d'intérêt, financements occultes à la Chambre des

députés,conflitsd'intérêtsdansvosdiversessociétés,abusdebienssociaux,évasionfiscale,vous êtes un phénomène,mon vieux, rien ne vous arrête,même commanditer l'assassinatd'unscientifiquenevousposeaucunproblème.Quelgenredepoisonautilisévotretueuràgages pour vous débarrasser d'Adrian, et comment le lui a-t-il inoculé ?Dans une boissonconsomméeàl'aéroport,dansleverrequ'onluiaserviavantledécollage?Ous'agit-ild'unpoisondecontact?Unelégèrepiqûrependantlafouilleaumomentdefranchirlasécurité?Vouspouvezmeledire,maintenant,jesuiscurieuxdelesavoir!

–Vousêtesridicule,monpauvrevieux.–Emboliepulmonaireàbordd'unlong-courrierenpartancepour laChine.Letitreest

unpeulongpourunpolar,surtoutquelecrimeestloind'êtreparfait!–Vosaccusationsgratuitesetinfondéesnemefontnichaudnifroid,fichezlecampd'ici

avantquejevousfassemettredehors.–Denosjours,lapresseécriten'aplusletempsdevérifiersesinformations,larigueur

éditorialed'antanseconsumesurl'auteldestitresàgrostirages.Onnepeutpaslesblâmer,laconcurrenceestrudeàl'heured'Internet.Unlordcommevous,missurlasellette,çadoitsacrément faire vendre ! Ne croyez pas qu'en raison de votre âge vous ne verriez pasl'aboutissementdestravauxd'unecommissiond'enquête.Levraipouvoirn'estplusdanslesprétoires,nidanslesassemblées,lesjournauxalimententlesprocès,fournissentlespreuves,

font témoigner les victimes ; les juges n'ont plus qu'à prononcer la sentence. Quant auxrelations,onnepeutpluscomptersurpersonne.Aucuneautoriténeprendraitlerisquedesecompromettre, surtout pour l'un de sesmembres. Trop peur de la gangrène. La justice estindépendantedésormais,n'est-cepas là toute lanoblessedenosdémocraties?Regardezcefinancieraméricainresponsabledelaplusgrandeescroqueriedusiècle,endeux,troismois,toutétaitréglé.

–Qu'est-cequevousmevoulez,bonsang?–Mais vousn'écoutezpas ? Je viensde vous le dire, usezde votrepouvoir pour faire

libérercettearchéologue.J'auraidemoncôté labontéde taireauxautrescequevousavezmanigancécontreelleetsonami,pauvrefou!Sijerévélaisquenoncontentd'avoirtentédel'assassiner vous l'avez fait emprisonner, vous seriez viré du conseil et remplacé parquelqu'undeplusrespectable.

–Vousêtestotalementridiculeetj'ignoredequoivousparlez.–Alors ilnemeresteplusqu'àvoussaluer,SirAshton.Puis-jeencoreabuserdevotre

générosité?Sivotrechauffeurpouvaitmeraccompagner,aumoinsjusqu'àunegare;cen'estpasquejecraignelamarche,mais,s'ilm'arrivaitquelquechoseencheminalorsquejesuisvenuvousrendrevisite,celaseraitduplusmauvaiseffet.

–Mavoitureestàvotredisposition,faites-vousreconduireoùbonvoussemblera,partezd'ici!

– C'est très généreux de votre part, ce qui m'incite à l'être moi aussi. Je vous laisseréfléchir jusqu'à ce soir, je suis descendu au Dorchester, n'hésitez pas à m'y appeler. Lesdocuments confiés ce matin à mon messager ne seront portés à leurs destinataires quedemain,àmoinsquejenelefasserappelerd'icilà,bienentendu.Jevousassurequ'auvudecequel'onpeutydécouvrir,marequêteestplusqueraisonnable.

–Sivouscroyezpouvoirmefairechanterdefaçonaussigrossière,vouscommettezunegraveerreur.

–Qui parle de chantage ? Je ne tire aucun profit personnel de ce petitmarché. Bellejournée,n'est-cepas?Jevouslaisseenprofiterpleinement.

Ivory reprit son bagage et retraversa seul le couloir quimenait à la porte d'entrée. Lechauffeurgrillaitunecigaretteprèsde la roseraie, il seprécipitavers laberlineetouvrit laportièreàsonpassager.

–Finissezde fumer tranquillement,monami, luidit Ivoryen lesaluant, j'ai toutmontemps.

Depuislafenêtredesonbureau,SirAshtonregardaIvorymonteràl'arrièredesaJaguaret fulmina alors qu'elle s'éloignait dans l'allée. Une porte dérobée dans la bibliothèques'ouvritetunhommeentradanslapièce.

–J'enailesoufflecoupé,jedoisvousavouerquejenem'attendaispasàcela.–Cevieuxconestvenumemenacerchezmoi,maispourquiseprend-il?L'invitédeSirAshtonneréponditpas.–Quoi?Qu'est-cequevousavezàfairecettetête?Vousn'allezpasvousymettrevous

aussi!tempêtaSirAshton.Sicettechosesénileosem'accuserpubliquementdequoiquecesoit,unbataillond'avocats l'écorcheravif, jen'ai strictementrienàmereprocher.Vousmecroyez,j'espère?

L'invitédeSirAshtonprituncarafonencristaletseservitungrandverredeportoqu'ilbutd'untrait.

–Vousallezdirequelquechose,ouioumerde?s'emportaSirAshton.

–À choisir, je préférerais vous diremerde, aumoinsnotre amitié n'en souffrirait quequelquesjours,quelquessemainestoutauplus.

–Foutez-moilecamp,Vackeers,sortezd'ici,vousetvotrearrogance.–Jevousassurequ'iln'yenavaitaucune.Jesuisvraimentdésolédecequivousarrive,à

votreplacejenesous-estimeraispasIvory;commevousl'avezdit,ilestunpeufou,cequilerendd'autantplusdangereux.

EtVackeersseretirasansrienajouter.

***

Londres,hôtelDorchester,milieudesoirée

Le téléphone sonna, Ivory ouvrit les yeux et regarda l'heure à la pendule posée sur lacheminée.Laconversationfutbrève.Ilattenditquelquesinstantsavantdepasseràsontourunappel,depuissontéléphonemobile.

–Jevoulaisvousremercier.Ilaappelé,jeviensderaccrocher;vousavezétéd'uneaideprécieuse.

–Jen'aipasfaitgrand-chose.–Si,bienaucontraire.Quediriez-vousd'unepartied'échecs?ÀAmsterdam,chezvous,

jeudiprochain,vousêtespartant?Une fois sa conversation terminéeavecVackeers, Ivorypassaundernierappel.Walter

écoutaattentivementlesinstructionsqu'illuidonnaitetnemanquapasdeleféliciterpourcecoupdemaître.

–Nevousfaitespastropd'illusions,Walter,nousnesommespasauboutdenospeines.MêmesinousréussissionsàfairerentrerKeira,elleneseraitpaspourautanthorsdedanger.SirAshtonnerenoncerapas,jel'aiviolemmentbousculé,etsursonterraindesurcroît,maisje n'avais pas le choix. Croyez-enmon expérience, il prendra sa revanche dès qu'il en aural'occasion.Surtoutquecelaresteentrenous,inutiled'inquiéterAdrianpourl'instant,qu'ilnesacheriensurcequil'aconduitàl'hôpital.

–Et,encequiconcerneKeira,commentdois-jeluiprésenterleschoses?–Inventez,composez,ditesquecelavientdevous.

***

Athènes,lelendemain

Elenaetmamanavaientpassélamatinéeàmonchevet;commechaquejourdepuismonhospitalisation,ellesavaientprislapremièrenavettequipartaitd'Hydraà7heures.ArrivéesauPirée à 8 heures, elles avaient courupour attraper l'autobus qui les avait déposées unedemi-heureplustarddevantl'hôpital.Aprèsavoiravaléunpetitdéjeuneràlacafétéria,ellesétaient entrées dans ma chambre, chargées de victuailles, de fleurs et de vœux de bonrétablissementquem'adressaientlesgensduvillage.Commechaquejour,ellesrepartiraientenfind'après-midi,reprendraientleurbusetembarqueraientauPiréeàborddeladernièrenavettemaritimepourrentrerchezelles.Depuisquej'étaistombémalade,Elenan'avaitpasouvert sonmagasin,mamanpassait son tempsen cuisine et lesmetspréparésavecautantd'amour que d'espoir venaient améliorer le quotidien des infirmières qui veillaient sur lasantédesonfils.

Ilétaitdéjàmidietjecroisbienqueleursconversationsincessantesm'épuisaientencoreplusquelesséquellesdecettesalepneumonie.

Maislorsqu'onfrappaàlaporte,ellesseturenttouteslesdeux.Jen'avaisencorejamaisassistéàcephénomène,aussisurprenantquesilechantdescigaless'interrompaitaumilieud'unejournéeensoleillée.Enentrant,Walterremarquamonairahuri.

–Quoi,qu'est-cequ'ilya?dit-il.–Rien,riendutout.–Maissi,jelevoisbien,vousfaitestousunedrôledetête.–Absolumentpas, nousdiscutions avecmadélicieuse tanteElena etmamère, quand

vousêtesentré,c'esttout.–Dequoidiscutiez-vous?Mamèrepritaussitôtlaparole.–J'étaisentraindedirequecettemaladieauraitpeut-êtredesséquellesinattendues.–Ahoui?demandaWalterinquiet,qu'ontditlesmédecins?–Oh,eux,ilsontditqu'ilpourraitsortirlasemaineprochaine;maiscequeditsamère,

c'estquesonfilsestdevenuunpeucrétin,voilà lebilanmédicalsivousvouleztoutsavoir.Vousdevriezallerprendreuncaféavecmasœur,Walter,pendantquejevaisdirequelquesmotsàAdrian.

–J'enseraisheureux,maisilfautd'abordquejem'entretienneaveclui,n'enprenezpasombrage,maisjedoisluiparlerd'hommeàhomme.

–Alorspuisquelesfemmesnesontpluslesbienvenues,ditElenaenselevant,sortons!Elleentraînamamère,nouslaissantseuls,Walteretmoi.–J'aid'excellentesnouvelles,dit-ilens'asseyantsurleborddemonlit.–Commencezquandmêmeparlamauvaise.–Ilnousfautunpasseportdanslessixjoursetilestimpossibledel'obtenirenl'absence

deKeira!–Jenecomprendspasdequoivousmeparlez.–Jem'endoutaisbien,maisvousm'avezdemandédecommencerpar lamauvaise, ce

pessimismesystématiqueestagaçantàlafin.Bon,écoutez-moi,carquandjevousdisquej'aiune bonne nouvelle à vous annoncer, c'en est une. Vous avais-je dit que j'avais quelquesrelationsbienplacéesauconseild'administrationdenotreAcadémie?

Walterm'expliquaquenotreAcadémieavaitentreprisdesprogrammesderecherchesetd'échangesaveccertainesgrandesuniversitéschinoises.Jel'ignorais.Ilm'appritaussiquedevoyage en voyage, certains liens avaient fini par se nouer à différents échelons de lahiérarchie diplomatique.Walter me confia avoir réussi, grâce à ses relations, à mettre enroute une mécanique silencieuse, dont les rouages n'avaient cessé de tourner... D'uneétudiantechinoiseachevantsondoctoratàl'Académieetdontlepèreétaitunjugeayantlesfaveurs du pouvoir, à quelques diplomates travaillant au service des visas délivrés par SaMajesté,enpassantparlaTurquie,oùunconsulayantmenéunegrandepartiedesacarrièreà Pékin y connaissait encore quelques hauts dignitaires, les rouages continuèrent decliqueter, de pays en pays, de continent en continent, jusqu'à ce qu'un ultime déclic seproduise dans la province du Sichuan. Les autorités locales, devenues bienveillantes,s'interrogeaientdepuispeu,sedemandantsil'avocatquiavaitdéfenduunejeuneOccidentalen'aurait pas manqué de vocabulaire au moment des entretiens préalables à son procès.Quelquesproblèmesd'interprétationavecsaclientepouvaientexpliquerqu'ilaitomisdedireaujugechargédel'affairequelaressortissanteétrangèrecondamnéepourdéfautdepapiersavait, en fait,unpasseportenbonneetdue forme.Labonnevolontéétantde rigueuret lemagistrat promu, Keira serait graciée sous réserve que l'on présentât rapidement cettenouvelle preuve à la cour de Chengdu. Il n'y aurait plus qu'à aller la chercher pour lareconduireau-dehorsdesfrontièresdelarépubliquepopulaire.

–Vous êtes sérieux ? demandai-je enme levant d'un bond et en prenantWalter dansmesbras.

–J'ai l'airdeplaisanter?Vousauriezpuavoir lacourtoisiederemarquerquepournepasfairedurervotresupplicepluslongtemps,jen'aimêmepasprisletempsderespirer!

J'étaissiheureuxquejel'entraînaidansunevalsefolle.Nousdansionsencoreaumilieudemachambred'hôpitalquandmamèreentra.Ellenousregardatouslesdeuxetrefermalaporte.

Onl'entenditsoupirerlonguementdanslecouloiretmatanteElenaluidire:«Tunevaspasrecommencer!»

Latêtemetournaitunpeuetjedusregagnermonlit.–Quand,quandsera-t-ellelibre?– Ah, vous avez donc oublié l'autre petite nouvelle que vous aviez pourtant choisi

d'entendreenpremier.Jevaisdoncvous la répéter.Lemagistrat chinoisacceptede libérerKeira sinousprésentons sonpasseportdans les six jours.Ceprécieux sésame reposant aufondd'unerivière,ilnousenfaudraituntoutneuf.Enl'absencedel'intéressée,etdansdesdélais aussi courts, cela relève de l'impossible. Vous comprenez mieux notre problèmemaintenant?

–Sixjours,c'esttoutcedontnousdisposons?–Comptez-enunpour atteindre la courde justicedeChengdu, celanenous en laisse

plusquecinqpourfairefabriquerunnouveaupasseport.Àmoinsd'unmiraclejenevoispascommentnouspouvonsfaire.

–Cepasseport,est-cequ'ilfautabsolumentqu'ilsoitneuf?– Au cas où votre infection pulmonaire aurait aussi contaminé votre cerveau, je vous

ferai remarquer que je ne porte pas un képi de douanier sur la tête ! J'imagine que dumomentquec'estundocumentencoursdevalidité,celadoitfairel'affaire,pourquoi?

–ParcequeKeira jouitd'unedoublenationalité, françaiseetanglaise.Etmoncerveauétantintact,mercidevousenêtresoucié,jemesouvienstrèsbienquenoussommesentrésenChine avec son passeport britannique, c'est sur ce dernier qu'étaient apposés nos visas,

c'estmoi qui suis allé les rechercher à l'agence. Elle l'avait toujours sur elle. Quand nousavons trouvé lemicro,nousavionsretournésonsacet sonpasseport françaisn'yétaitpas,j'ensuiscertain.

– Heureuse nouvelle, mais où se trouve-t-il ? Sans vouloir jouer les rabat-joie, nousavonsvraimenttrèspeudetempspourmettrelamaindessus.

–Aucuneidée...– Le moins que l'on puisse dire, c'est que nous voilà beaucoup plus avancés. Je vais

passer un ou deux appels avant de revenir vous voir. Votre tante et votremère attendentdehorsetjenevoudraispasquenouspassionspourdesmufles.

Walter sortit de ma chambre, maman et tante Elena entrèrent aussitôt. Ma mères'installadanslefauteuil,elleallumalatélévisionaccrochéeaumurenfacedemonlitetnem'adressapaslaparole,cequifitsourireElena.

–IlestcharmantceWalter,n'est-cepas?ditmatanteenprenantplaceauboutdemonlit.

Je luiadressaiunregardappuyé.Devantmaman, le lemomentn'étaitpeut-êtrepas lepluspropicepourparlerdecela.

–Etplutôtbelhomme,tunetrouvespas?reprit-elleenignorantmessuppliques.Sanssedétournerdel'écran,mamèreréponditàmaplace.–Etplutôtjeune,situveuxmonavis!Maisfaitescommesijen'étaispaslà!Aprèsune

conversation entre hommes, quoi de plus naturel qu'un aparté entre tante et neveu ; lesmères,çanecomptepas!Dèsquecetteémissionseraterminée, j'irai faire lacausetteaveclesinfirmières.Quisait,ellesaurontpeut-êtredesnouvellesdemonfils.

–Tucomprendspourquoionparledetragédiegrecque,meditElenaenjetantunregardencoinàmamèrequinoustournaittoujoursledos,lesyeuxrivéssurlatélévisiondontelleavaitcoupélesonpournerienperdredenotrediscussion.

La chaîne diffusait un documentaire sur les tribus nomades qui peuplaient les hautsplateauxtibétains.

–Labarbe,c'estaumoinslacinquièmediffusion,soupiramamanenéteignantleposte.Ehbien,pourquoifais-tucettetête?

–Ilyavaitunepetitefilledanscedocumentaire?–Jen'ensaisrien,peut-être,pourquoi?Jepréféraisnepas lui répondre.Walter frappaà laporte.Elena luiproposad'allerà la

cafétéria,pourlaissersasœurprofiterunpeudesonfils,prétexta-t-elleenselevant.Walterneselefitpasrépéter.

–Pourquejeprofiteunpeudemonfils,tuparles!s'exclamamamèredèsquelaportefutrefermée.Tudevraislavoir,depuisquetuestombémaladeetquetonamiestlà,ondiraitunejouvencelle.C'estridicule.

–Iln'yapasd'âgepouravoiruncoupdecœur,etpuissicelalarendheureuse.–Cen'estpaslefaitd'avoiruncoupdecœurquilarendheureuse,maisquequelqu'unla

courtise.– Et toi, tu pourrais penser à refaire ta vie, non ? Tu portes le deuil depuis assez

longtemps.Cen'estpasparcequetulaissesentrerquelqu'undanstamaisonquetuchasseraspourautantpapadetoncœur.

–C'esttoiquimedisça?Iln'yaurajamaisqu'unseulhommedansmamaison,etcethomme,c'esttonpère.Mêmes'ilreposeaucimetière,ilestbienprésent,jeluiparletouslesjoursenmelevant,jeluiparledansmacuisine,surlaterrassequandjem'occupedesfleurs,sur le cheminquand jedescends au village, et le soir encore enme couchant.Cen'estpas

parcequetonpèren'estpluslàquejesuisseule.Elena,cen'estpaspareil,ellen'ajamaiseulachancederencontrerunhommecommemonmari.

–Raisondepluspourlalaisserflirter,tunecroispas?–Jenem'opposepasaubonheurdetatante,mais j'aimeraismieuxquecenesoitpas

avecunamidemonfils.Jesaisquejesuispeut-êtrevieuxjeu,maisj'ailedroitd'avoirdesdéfauts.Ellen'avaitqu'às'enticherdecetamideWalterquiestvenuterendrevisite.

Jemeredressaisurmonlit.Mamèreenprofitaaussitôtpourremettremesoreillersenplace.

–Quelami?–Jenesaispas,jel'aiaperçudanslecouloirilyaquelquesjours,tun'étaispasencore

réveillé. Jen'aipaseu l'occasionde le saluer, il estparti alorsque j'arrivais.En tout cas, ilavaitbelleallure,leteintambré,jel'aitrouvétrèsélégant.Etpuisaulieud'avoirvingtansdemoinsquetatante,ilenavaitautantdeplus.

–Ettun'asaucuneidéedequic'était?– Je l'ai à peine croisé. Maintenant, repose-toi et reprends des forces. Changeons de

sujet,j'entendsnosdeuxtourtereauxglousserdanslecouloir,ilsnevontpastarderàentrer.Elenavenaitcherchermaman,ilétaittempsdes'enallersiellesnevoulaientpasraterla

dernière navette d'Hydra. Walter les raccompagna jusqu'aux ascenseurs et me rejoignitquelquesinstantsplustard.

–Votretantem'aracontédeuxoutroisépisodesdevotreenfance,elleesthilarante.–Sivousledites!–Quelquechosevoustracasse,Adrian?–Mamanm'aditvousavoirvu ilyaquelques joursencompagnied'unamiquiserait

venumerendrevisite,quiétait-ce?–Votremère doit se tromper, c'était probablement un visiteur quime demandait son

chemin,d'ailleursmaintenantquejevousenparle,celamerevient,c'estexactementcela,unvieuxmonsieurquicherchaituneparente,jel'aidirigéverslebureaudesinfirmières.

–JecroisavoirunepistepourmettrelamainsurlepasseportdeKeira.–Voilàquiestbienplusintéressant,jevousécoute.–Sasœur,Jeanne,pourraitpeut-êtrenousaider.–EtvoussavezcommentjoindrecetteJeanne?–Oui,enfin,non,dis-jeplutôtgêné.–Ouiounon?–Jen'aijamaistrouvélecouragedel'appelerpourluiparlerdel'accident.–Vousn'avezpasdonnédenouvellesdeKeiraàsasœur,pasunappeldepuistroismois

?–Luiapprendreautéléphonequ'elleétaitmortem'était impossible,etalleràParisau-

dessusdemesforces.–Quelle lâcheté!C'est lamentable,vousimaginezdansquelétatd'inquiétudeelledoit

setrouver?Commentsefait-ild'ailleursqu'ellenesesoitpasmanifestée?– Il n'était pas rare que Jeanne et Keira restent un long moment sans se donner de

nouvelles.–Ehbien,jevousinviteàreprendrecontactavecelleauplusvite,etquandjedisauplus

vite,jeparled'aujourd'huimême!–Non,ilfautquej'aillelavoir.–Ne soyez pas ridicule, vous êtes cloué au lit et nous n'avons pas de temps à perdre,

rétorqua Walter en me tendant le combiné du téléphone. Arrangez-vous avec votre

conscienceetpassezcetappelmaintenant.Medébrouilleravecmaconscience,j'essayaitantbienquemal;dèsqueWaltermelaissa

seul dans ma chambre, je trouvai le numéro du musée du quai Branly. Jeanne était enréunion,onnepouvaitpasladéranger.Jerefislenuméroetlerefisencore,jusqu'àcequelastandardiste me fasse remarquer qu'il était inutile de la harceler. Je devinai que Jeannen'était pas pressée de me parler, qu'elle me rendait complice du silence de Keira et m'envoulaitàmoiaussidenepas luiavoirdonnédenouvelles.Je rappelaiunedernière foisetexpliquaiàcetteréceptionnistequ'ilfallaitquejeparleàJeannedetouteurgence,c'étaitunequestiondevieoudemortpoursasœur.

–IlestarrivéquelquechoseàKeira?s'inquiétaJeanned'unevoixchancelante.–Ilnousestarrivéquelquechoseàtouslesdeux,répondis-jelecœurlourd.J'aibesoin

devous,Jeanne,maintenant.Jeluiracontainotrehistoire,minimisail'épisodetragiquedelaRivièreJaune,luiparlai

denotreaccidentsansm'attardersurlescirconstancesdanslesquellesils'étaitproduit.Jeluipromis que Keira était hors de danger, lui expliquai qu'à cause d'une stupide histoire depapierselleavaitétéarrêtéeetétaitretenueenChine.Jen'aipasprononcélemotprison,jesentais bien qu'à chacune demes phrases Jeanne encaissait les coups ; plusieurs fois elleretintsessanglots,etplusieursfoisjedus,moiaussi,contenirmonémotion.Jenesuispasdouépourlesmensonges,vraimentpasdoué.Jeannecomprittrèsvitequelasituationétaitbienpluspréoccupantequecequejevoulaisluiavouer.Ellemefitjureretjurerencorequesa petite sœur était en bonne santé. Je lui promis de la lui ramener saine et sauve, et luiexpliquai que pour cela il me fallaitmettre lamain sur son passeport dans les plus brefsdélais.Jeanneignoraitoùilpouvaitsetrouver,maisellequittaitsonbureausur-le-champ,etretournerait sonappartementde fonden comble s'il le fallait ; elleme rappellerait auplusvite.

Enraccrochant, j'eusuncafardnoir.ReparleràJeanneavaitravivélemanque, lepoidsdel'absencedeKeira,ravivélechagrintoutsimplement.

JamaisJeannen'avaittraverséParisaussivite.Ellebrûlatroisfeuxsurlesquais,évitadejustesse une camionnette, fit une embardée sur le pont Alexandre-III, réussissant àreprendre, in extremis, le contrôle de sa petite voiture sous une huée de klaxons. Elleemprunta tous les couloirs de bus, grimpa sur un trottoir le long d'un boulevard tropencombré, faillit renverseruncycliste,maisellearrivamiraculeusement sansdommageenbasdechezelle.

Danslehalldesonimmeuble,ellefrappaàlaportedelalogeetsupplialaconciergedevenir luidonneruncoupdemain.MmeHereiran'avait jamaisvuJeannedansun tel état.L'ascenseurétaitretenupardeslivreursautroisièmeétage,ellesgrimpèrentl'escalierquatreàquatre.Lorsqu'ellesfurentarrivéesdansl'appartement,JeanneordonnaàMmeHereiradefouillerlesalonetlacuisine,pendantqu'elles'occupaitdeschambres.Ilnefallaitrienlaisserauhasard,ouvrirtouslesplacards,viderlestiroirs,retrouverlepasseportdeKeira,oùqu'ilsoit.

Enuneheure,ellesavaientmisl'appartementàsac.Aucuncambrioleurn'auraitsucréerun tel désordre. Les livres de la bibliothèque jonchaient le sol, les vêtements étaientéparpillésd'unepièceà l'autre, ellesavaient retourné les fauteuils,même le lit étaitdéfait.JeannecommençaitàperdreespoirquandelleentenditMmeHereirahurlerdepuisl'entrée.Elle s'yprécipita.La consolequi faisait officedebureau était sensdessusdessous,mais laconciergeagitaitvictorieusement lepetit livretàcouverturebordeaux.Jeanne laserradanssesbrasetl'embrassasurlesdeuxjoues.

WalterétaitrentréàsonhôtelquandJeannemerappela,j'étaisseuldansmachambre.

Noussommesrestéslongtempsautéléphone;jelafisparlerdeKeira,j'avaisbesoinqu'ellecomble son absence enme livrant quelques souvenirs de leur enfance. Jeanne se prêta debonnegrâceàmonexigence,jecroisqu'elleluimanquaitautantqu'àmoi.Ellemepromitdem'envoyerlepasseportparcourrierexpress.Jeluidictaimonadresse,àl'hôpitald'Athènes,ellefinitalorsparmedemandercommentj'allais.

Lesurlendemain,lavisitedesmédecinsdurapluslongtempsqued'ordinaire.Lechefduservicedepneumologies'interrogeaitencoresurmoncas.Personnenes'expliquaitcommentuneinfectionpulmonairesivirulenteavaitpusedéclarersansaucunsigneavant-coureur.Ilestvraiquej'étaisenparfaitesantéenmontantàborddel'avion.Lemédecinm'assuraquesicettehôtessedel'airn'avaitpaseulaprésenced'espritd'alerterlecommandantdebordetsicederniern'avaitpasrebrousséchemin,jeseraisprobablementmortavantd'atteindrePékin.Sonéquipen'ycomprenaitrien,ilnes'agissaitpasd'unviruset,detoutesacarrière,iln'avaitrien vudepareil. L'essentiel, dit-il enhaussant les épaules, était que j'avais bien réagi auxtraitements.Nousn'étionspaspassés loindupire,mais j'étaistiréd'affaire.Quelques joursde convalescence et je pourrais bientôt reprendre une vie normale. Le chef de servicemepromitdemelibérersoushuitaine.IlquittaittoutjustemachambrequandlepasseportdeKeira arriva. Je décachetai l'enveloppe qui contenait le précieux sauf-conduit et trouvai unpetitmotdeJeanne.

«Ramenez-laauplusvite,jecomptesurvous,elleestmonuniquefamille.»Jerepliailanoteetouvrislepasseport.Keiraparaissaitunpeuplusjeunesurcettephoto

d'identité.Jedécidaidem'habiller.Walterentradanslachambreetmesurpritencaleçonetchemise,ilmedemandaceque

j'étaisentraindefaire.–Jeparslachercheretn'essayezpasdem'endissuader,ceseraitpeineperdue.Non seulement il n'essaya pas, mais au contraire il m'aida à m'évader. Il s'était

suffisammentplaintquel'hôpitalsoitdésertàl'heureoùAthènesfaisaitlasiestepournepasentirerprofitmaintenantquelasituationétaitànotreavantage.Ilfitleguetdanslecouloirpendantquejeregroupaismeseffetsetilm'escortajusqu'auxascenseurs,veillantàcequ'enroutenousnecroisionsaucunmembreduservicehospitalier.

Enpassantdevant lachambrevoisine,nousrencontrâmesunepetite fillequi se tenaitdebout, toute seule, sur le pas de la porte.Elle portait unpyjama tacheté de coccinelles etadressaunpetitsignedelamainàWalter.

–Tueslà,coquine,dit-ilens'approchantd'elle.Tamamann'estpasencorearrivée?Walterseretournaversmoietjecomprisqu'ilconnaissaitbienmavoisinedechambre.–Elleestvenuevousrendredespetitesvisites,medit-ilenjetantdegrandsclinsd'œil

complicesàl'enfant.Àmon tour jem'agenouillai pour lui dire bonjour. Elleme regarda, l'airmalicieux, et

éclataderire.Elleavaitlesjouesrougescommedespommes.Nous arrivions au rez-de-chaussée, tout se déroulait pour lemieux. Nous avions bien

croisé un brancardier dans l'ascenseur,mais celui-ci ne nous avait prêté aucune attentionparticulière. Lorsque les portes de la cabine s'ouvrirent sur le hall de l'hôpital, noustombâmessurmamèreettanteElena.Etlàcefutuneautreaffaire,notretentatived'évasionviraaucauchemar.Mamancommençaparhurlerenmedemandantcequejefaisaisdebout.Je laprispar lebraset la suppliaidemesuivredehors sans faired'esclandre.Je luiaurais

demandédedanser lesirtakiaumilieude lacafétériaque j'auraiseuplusdechancesde laconvaincre.

–Lesmédecinsl'ontautoriséàfaireunepetitepromenade,ditWalter,voulantrassurermamère.

–Etpourunepetitepromenade,ilsebaladeavecsonsacdevoyage?Vousvoulezpeut-êtreaussimetrouverunlitengériatrie,pendantquevousyêtes,tempêta-t-elle.

Elle se retourna vers deux ambulanciers qui passaient par là et je devinai aussitôt sesintentions:mefaireramenerdansmachambre,deforces'illefallait.

Je regardai Walter, cela suffit pour que nous nous comprenions. Maman se mit àvociférer, nous nous lançâmes dans un sprint vers les portes du hall et réussîmes à lesfranchiravantquelasécuritéaitréagiauxinjonctionsdemamère,quiexigeaitàcoretàcriquel'onmerattrape.

Jen'étaispasaumieuxdemaforme.Aucoindelarue,jesentismapoitrinemebrûleretfussaisid'uneviolentequintedetoux.Jepeinaisàrespirer,moncœurbattaitàtoutrompreet je dus m'arrêter pour reprendre mon souffle. Walter se retourna et vit deux agents desécuritécourirdansnotredirection.Saprésenced'espritrelevadugénie.Ilseprécipitaversles gardiens en claudiquant et déclara, l'air contrit, qu'il venait d'être violemmentbousculépar deux types qui avaient détalé dans la rue adjacente. Pendant que les vigiles s'yprécipitaient,Walterhélauntaxietmefitsignedelerejoindre.

Il ne dit pas unmot du trajet, jem'inquiétai de le voir soudainement silencieux, sanscomprendrecequileplongeaitdanscetétat.

Sachambred'hôteldevintnotrequartiergénéral,nousypréparerionsmonvoyage.Lelitétaitassezgrandpourquenouslepartagions.Walteravaitinstalléunpolochondanslesensde la longueur, pour délimiter nos territoires. Pendant que je me reposais, il passait sesjournées au téléphone ; de temps à autre, il sortait, s'aérer, disait-il. C'était à peu près lesseulsmotsqu'ildaignaitprononcer,ilm'adressaitàpeinelaparole.

Jenesaisparquelprodige,maisilobtintdel'ambassadedeChinequ'onmedélivreunvisasousquarante-huitheures.Jeleremerciaicentfois.Depuisnotreévasiondel'hôpital,iln'étaitpluslemême.

Un soir, alors que nous dînions dans la chambre,Walter avait allumé la télévision, serefusanttoujoursàconverseravecmoi,j'attrapailatélécommandeetéteignisleposte.

–Qu'est-cequevousavezàmefairelatête?Walterm'arrachalatélécommandedesmainsetrallumal'écran.Jemelevai,ôtailafichedecourantdelaprisemuraleetmeplantaifaceàlui.–Sij'aifaitquelquechosequivousadéplu,réglonsçaunefoispourtoutes.Walter me regarda longuement et partit sans un mot s'isoler dans la salle de bains.

J'avais beau tambouriner à la porte, il refusait dem'ouvrir. Il réapparut quelquesminutesplus tard en pyjama,me prévenant que, si lesmotifs à carreaux provoquaient le moindresarcasmedemapart,j'iraisdormirsurlepalier,puisilseglissadanslesdrapsetéteignitlalumièresansmesouhaiterbonsoir.

–Walter,dis-jedanslenoir,qu'est-cequej'aifait,qu'est-cequisepasse?–Ilsepasseque,parmoments,vousaiderdevientpesant.Le silence s'installa à nouveau et jeme rendis compte que je ne l'avais pas beaucoup

remercié pour tout le mal qu'il s'était donné ces derniers temps. Cette ingratitude l'avaitcertainement blessé et je m'en excusai. Walter me répondit qu'il se fichait bien de mesexcuses. Mais si je trouvais le moyen, ajouta-t-il, de nous faire pardonner notre conduite

inadmissible, à l'hôpital, à l'égard de ma mère, et surtout de ma tante, il m'en seraitreconnaissant.Surce,ilseretournaetsetut.

Jerallumailalumièreetmeredressaidanslelit.–Quoiencore?demandaWalter.–VousavezvraimentlebéguinpourElena?–Qu'est-cequeçapeutbienvousfaire?Vousnepensezqu'àKeira,vousnevoussouciez

que de votre propre histoire, il n'y en a jamais que pour vous. Quand ce ne sont pas vosrecherchesetvosstupidesfragments,c'estvotresanté;quandcen'estplusvotresanté,c'estde votre archéologue qu'il s'agit et, à chaque fois, on appelle le bonWalter à la rescousse.Walter par-ci,Walter par-là,mais si j'essaie deme confier à vous, vousm'envoyez sur lesroses.N'allezpasmediremaintenantquemesémoisvousintéressent,alorsquelaseulefoisoùj'aivoulum'ouvriràvous,vousvousêtesmoquédemoi!

–Jevousassurequecen'étaitpasmonintention.–Ehbien,c'estraté!Onpeutdormirmaintenant?–Non,pastantquenousn'auronspasfinicettediscussion.–Maisquellediscussion?s'emportaWalter,iln'yaquevousquiparlez.–Walter,vousêtesréellementéprisdematante?–Jesuiscontrariédel'avoircontrariéeenvousaidantàquitterainsil'hôpital,celavous

vacommeréponse?Jemefrottailementonetréfléchisquelquesinstants.– Si je m'arrangeais pour vous disculper totalement et vous faire pardonner, vous

cesseriezdem'envouloir?–Faites-le,nousverronsbien!–Jem'enoccupedèsdemain,àlapremièreheure.Les traits de Walter s'étaient détendus, j'eus même droit à un petit sourire et il se

retournaenéteignantlalumière.Cinqminutesplustard,ilrallumaetseredressad'unbondsurlelit.–Pourquoinepass'excusercesoir?–Vousvoulezquej'appelleElenaàcetteheure-ci?– Il n'est que 10heures. Je vous ai obtenuun visa pour laChine endeux jours, vous

pourriezbienm'obtenirlepardondevotretanteenunsoir,non?Je me relevai et appelai ma mère. J'écoutai ses remontrances durant un bon quart

d'heure,sanspouvoirplacerunmot.Quandellefutàcourtdevocabulaire,jeluidemandaisi,quelles que soient les circonstances, ellene serait pas allée cherchermonpère auboutdumondes'ilavaitétéendanger.Jel'entendisréfléchir.Nulbesoindelavoirpoursavoirqu'ellesouriait.Ellemesouhaitabonvoyageetmepriadenepasm'attarderenroute.PendantmonséjourenChine,elleprépareraitquelquesplatsdignesdecenompouraccueillirKeiraànotreretour.

Elleallait raccrocherquand jerepensaià laraisondemonappel,et je luidemandaidemepasserElena.Ma tante s'était déjà retirée dans la chambred'amis,mais je suppliaimamèred'allerl'appeler.

Elena avait trouvé notre évasion follement romantique.Walter était un ami rare pouravoirprisautantderisques.Ellemefitpromettredenejamaisrépéteràmamèrecequ'ellevenaitdemedire.

JerejoignisWalterquifaisaitlescentpasdanslasalledebains.–Alors?medit-il,inquiet.

– Alors, je crois que ce week-end, pendant que je volerai pour Pékin, vous pourreznaviguer vers Hydra. Ma tante vous attendra à dîner sur le port, je vous conseille de luicommanderunemoussaka,c'estsonpéchémignon,maiscelaresteentrenous,jenevousairiendit.

Surce,épuisé,j'éteignislalumière.

Levendredidecettemêmesemaine,Walterm'accompagnaàl'aéroport.L'aviondécollaàl'heure.Alorsquel'appareils'élevaitdans lecield'Athènes, jeregardai lamerÉgées'effacersouslesailesetj'éprouvaiuneétrangesensationdedéjà-vu.Dansdixheures,j'arriveraisenChine...

***

Pékin

Dèslesformalitésdouanièresréglées,jereprisunvolencorrespondancepourChengdu.J'yétaisattenduàl'aéroportparunjeunetraducteurdépêchéparlesautoritéschinoises.

Ilmeconduisitàtraverslavillejusqu'aupalaisdejustice.Assissurunbancinconfortable,jepassaidelonguesheuresàattendrequelejugeenchargedudossierdeKeiraveuillebienmerecevoir.Chaquefoisquejepiquaisdunez–jen'avaispasfermél'œildepuisunevingtained'heures – mon accompagnateur me donnait un coup de coude ; chaque fois je le voyaissoupirerpourme fairecomprendrequ'il trouvait inacceptablemaconduiteences lieux.Enfind'après-midi,laportedevantlaquellenouspatientionss'ouvritenfin.Unhommedefortecorpulence sortit du bureau, une pile de dossiers sous le bras, sansm'accorder lamoindreattention. Jeme levai d'un bond et lui courus après, au granddamdemon traducteur quiramassasesaffairesàlahâteetseprécipitaderrièremoi.

Lejuges'arrêtapourmetoiser,commesij'étaisunanimalétrange.Jeluiexpliquailebutdemavisite, ilétaitconvenuque je luiprésente lepasseportdeKeirapourqu'il invalide lejugementprononcéàsonencontreetsignesalevéed'écrou.Letraducteurofficiaitdumieuxpossible, sa voix mal assurée trahissait combien il redoutait l'autorité de celui à qui jem'adressais.Lejugeétaitimpatient.Jen'avaispasrendez-vousetiln'avaitpasdetempsàmeconsacrer.IlpartaitlelendemainàPékin,oùilavaitétémuté,etilavaitencorebeaucoupdetravail.

Jeluibarrailepassageet,lafatiguen'aidantpas,jeperdisunpeumoncalme.–Vousavezbesoind'êtrecrueletindifférentpourvousfairerespecter?Rendrelajustice

nevoussuffitpas?demandai-jeaujuge.Mon traducteur changea de couleur. Sa pâleur était inquiétante, il bafouilla, refusa

catégoriquementdetraduiremesproposetm'entraînaàl'écart.–Vousavezperdularaison?Savez-vousàquivousvousadressez?Sijetraduisceque

vousvenezdedire,c'estnousquidormironscesoirenprison.Jeme fichaisbiende cesmises engarde, je le repoussai et repartis en courant vers le

jugequinousavaitfaussécompagnie.Ànouveau,jemeplaçaidevantsonchemin.– Ce soir, quand vous déboucherez une bonne bouteille de champagne pour célébrer

votre promotion, dites à votre épouse que vous êtes devenu un personnage si puissant, siimportant,quelesortd'uneinnocenten'aplusderaisondevenirinquiétervotreconscience.Pendantquevousvous régalerezdepetits-fours, ayezunepenséepourvosenfants,parlez-leur du sens de l'honneur, de lamorale, de la respectabilité, dumonde que leur père leurléguera,unmondeoùdesfemmesinnocentespeuventcroupirenprisonparcequedesjugesontmieuxà fairequederendre la justice,dites toutcelademapartàvotre famille, j'aurail'impressiondeparticiperunpeuàlafête,etKeiraaussi!

Cettefois,montraducteurmetiradeforce,mesuppliantdemetaire.Pendantqu'ilmesermonnait,lejugenousregardaets'adressaenfinàmoi.

–Jeparlecourammentvotre langue, j'aiétudiéàOxford.Votretraducteurn'apastort,vousmanquezcertainementd'éducation,maisnond'uncertaintoupet.

Lejugeregardasamontre.–Donnez-moicepasseportetattendezici,jevaism'occuperdevous.

Jeluitendisledocumentqu'ilm'arrachadesmainsavantderepartird'unpaspresséverssonbureau.Cinqminutesplustard,deuxpolicierssurgissaientdansmondos;j'eusàpeinele temps de me rendre compte de leur présence que j'étais menotté et emmené manumilitari.Montraducteur,dans toussesétats,mesuivit, jurantdeprévenirmonambassadedès le lendemain. Les policiers lui ordonnèrent de s'éloigner, j'échouai à bord d'unefourgonnetteoù l'onm'avaitpoussésansménagement.Troisheuresd'uneroutecahoteuse,etj'arrivaidanslacourdelaprisondeGartherquin'avaitriendesgrandeursdumonastèrequej'avaisimaginédansmespirescauchemars.

On me confisqua mon sac, ma montre, la ceinture de mon pantalon. Libéré de mesmenottes, jefusconduitsousbonneescortejusqu'àunecelluleoùjefis laconnaissancedemon codétenu. Il devait avoir une bonne soixantaine d'années, totalement édenté, pasl'ombred'unchicotsursesmâchoires.J'auraisbienvoulusavoirquelcrimeilavaitcommispour être enfermé ici, mais la conversation s'annonçait difficile. Il occupait la couchettesupérieure,jeprisdonccelledubas,cequim'étaitégal,jusqu'àcequejevoieunratbiengrasse balader dans le couloir. J'ignorais le sort qui m'était réservé, mais Keira et moi étionsréunisdanscebâtimentetcettepenséemepermitdetenirbondanscetétablissement,dontlaseuleétoileétaitrougeetcousuesurlacasquettedesmatons.

Uneheureplustard,onouvritlaporte,jesuivismoncompagnondecellule,emboîtantlepas à une longue file de prisonniers, qui descendaient en rythme l'escalier menant auréfectoire.Nousarrivâmesdansuneimmensesalleoùlapâleurdemapeaufitsensation.Lestaulardsattablésm'observèrent,j'imaginaislepire,maisaprèss'êtreamusésdemoi,chacund'eux replongea le nez dans son assiette. Le bouillon, où flottaient du riz et un rogatondeviande, m'invita au régime, sans regret. Profitant que toutes les têtes étaient baissées, jeregardaiverslalonguegrillenousséparantdelapartieduréfectoireoùdînaientlesfemmes.Moncœursemitàbattreplusfort,Keiradevaitsetrouverquelquepartaumilieudesrangéesde prisonnières qui soupaient à quelques mètres de nous. Comment la prévenir de maprésencesansmefairerepérerparlesgardes?Parlerétaitinterdit,monvoisindetableavaitfaitlesfraisd'uncoupdebadinesurlanuquepouravoirdemandéàsonvoisindeluipasserlasalière.J'envisageai lapunitiondontj'hériterais,mais,n'ytenantplus, jemedressaid'unbond,criai«Keira»aubeaumilieuduréfectoireetmerassisaussitôt.

Plus un tintement de couverts, plus unbruit demastication. Lesmatons scrutèrent lasalle,sansbouger.Aucund'euxn'avaitréussiàlocaliserceluiquiavaitoséenfreindrelarègle.Cesilencedeplombduraquelquesinstantsetj'entendissoudainunevoixfamilièreappeler«Adrian».

Tous les prisonniers tournèrent la tête vers les prisonnières et toutes les prisonnièresregardèrentendirectiondesprisonniers,mêmelesgardiensetgardiennesfirentdemême;dechaquecôtédelagrandesalle,ons'observait.

Jemelevai,avançaiverslagrille,toiaussi.Detableentable,nousmarchionsl'unversl'autre,dansleplusgrandsilence.

Lesgardesétaientsistupéfaitsqu'aucunnebougea.Lesprisonnierscrièrent«Keira»enchœur,lesprisonnièresleurrépondirent«Adrian»

àl'unisson.Tun'étaisplusqu'àquelquesmètres.Tuavaisuneminedepapier,tupleurais,moiaussi.

Nousnousapprochâmesdelagrille,sifortsdecetinstanttantattenduqu'aucundenousnesesouciaitdubâtonquiguettait.Nosmainsse joignirentà travers lesbarreaux,nosdoigtsenlacés, je collaimon visage à la grille et ta bouche se posa sur lamienne. Je t'ai dit « Jet'aime»danslacantined'uneprisonchinoise,tuasmurmuréquetum'aimaisaussi.Etpuis

tum'asdemandécequejefaisaislà.Jevenaistelibérer.«Depuisl'intérieurdelaprison?»m'as-turépondu.Ilestvraique,sousl'empiredel'émotion,jen'avaispasréfléchiàcedétail.Je n'ai pas eu le temps d'y penser, un coup derrière la cuisse me fit plier les genoux, unsecond sur les reins me plaqua au sol. On t'emmena de force, tu hurlais mon nom ; onm'emmena,jehurlaisletien.

***

Hydra

Walters'excusaauprèsd'Elena,lescirconstancesétaientparticulières, iln'auraitjamaislaissé son portable allumé s'il n'attendait sous peu des informations de Chine. Elena lesuppliadeprendrecetappel.Walterselevaets'éloignadelaterrassedurestaurant,faisantquelquespasversleport.Ivoryvenaitauxnouvelles.

–Non,monsieur,toujoursrien.Sonavions'estposéàPékin,c'estdéjàça!Simescalculssontexacts,àl'heurequ'ilest,iladûrencontrerlejugeetjel'imagineenrouteverslaprison,peut-être même sont-ils déjà réunis. Laissons-les tous les deux profiter d'une intimitéméritée. Vous imaginez combien ils doivent être heureux de s'être retrouvés ! Je vousprometsdevoustéléphonerdèsqu'ilm'auracontacté.

Walterraccrochaetretournaàtable.– Hélas, dit-il à Elena, ce n'était qu'un collègue de l'Académie qui avait besoin d'une

information.Ilsreprirentleurconversationdevantledessertqu'Elenaleuravaitcommandé.

***

PrisondeGarther

Moninsolenceaucoursdurepasm'avaitattirélasympathiedemescodétenus.Alorsquejeretournaisdansmacellule,encadrépardeuxgardes,j'eusdroitàquelquestapesamicalesdesprisonniersquiregagnaientleursquartiers.Monvoisindegeôlem'offritunecigarette,cequidevaitreprésenter,ici,uncadeaud'unegrandevaleur.Jel'allumaidebonnegrâce,mais,souvenir d'une infection pulmonaire récente, je fus saisi d'une quinte de toux, ce qui fitbeaucouprigolermonnouveaucamarade.

La planche de bois qui servait de literie était recouverte d'une paillasse à peine plusépaissequ'unecouverture.Ladouleurdescoupsdebâtonseravivaàsoncontact,maisj'étaissifatiguéqu'àpeineallongéjem'endormis.J'avaisrevuKeiraetsonvisagem'accompagnaaulongdecettenuitsordide.

Lematinsuivant,nousfûmesréveillésparungongquirésonnadanstoutel'enceintedelaprison.Moncodétenudescenditdesacouchette.Ilenfilasonpantalonetseschaussettesaccrochéesaumontantdulit.

Ungardienouvrit laportedenotrecellule,monvoisinprit sagamelleet sortitdans lecouloir;legardem'ordonnadenepasbouger.Jecomprisquemoncomportementdelaveillem'avaitinterditdecantine.Latristessem'envahit,j'avaiscomptélesheurespourrevoirKeiraauréfectoire,ilmefaudraitattendre.

Lamatinéepassant,jem'inquiétaidelapunitionquiluiétaitréservée.Elleétaitdéjàsipâle...etmevoilà,moil'athée,àgenoudevantmonlit,priantlebonDieucommeunenfant,pourqueKeiraaitéchappéaucachot.

J'entendislesvoixdesprisonniersdanslacour.Cedevaitêtrel'heuredelapromenade.J'en étais privé. Je restai là, rongé d'inquiétude quant au sort de Keira. Je grimpai sur untabouretpourmehisseràlahauteurdelalucarne,espérantlavoir.Lesdétenusmarchaientenrangs,avançantversunpréau.Enéquilibresurlapointedespieds,j'aiglissé,etmesuisretrouvéparterre;letempsdemerelever,lacourétaitvide.

Lesoleilétaithautdansleciel,ildevaitêtremidi.Onn'allaitquandmêmepasmelaissercreverdefaimjustepourm'apprendre ladiscipline.Jenecomptaispassurmontraducteurpour nous sortir de là. J'eus une pensée pour Jeanne, je l'avais appelée avant de décollerd'Athènes et lui avais promis de lui donner des nouvelles aujourd'hui. Elle comprendraitpeut-être qu'il m'était arrivé quelque chose, peut-être alerterait-elle nos ambassades d'iciquelquesjours.

Lemoralauplusbas,j'entendisdespasdanslecouloir.Ungardeentradansmacelluleetmeforçaàlesuivre.Noustraversâmeslapasserelle,descendîmeslesescaliersmétalliquesetjemeretrouvaidanslebureauoùl'onavaithierconfisquémesaffaires.Onmelesrendit,mefitsignerunformulaireet,sansquejecomprennecequim'arrivait,onmepoussadanslacour. Cinqminutes plus tard, les portes du pénitencier se refermaient derrièremoi, j'étaislibre. Une voiture était stationnée sur le parking visiteurs, la portière s'ouvrit et montraducteuravançaversmoi.

Jeleremerciaid'avoirréussiàmefairesortiretm'excusaid'avoirdoutédelui.–Jen'ysuispourrien,medit-il.Aprèsquelespoliciersvousontembarqué,lejugeest

ressortidesonbureauetm'ademandédevenirvousrecherchericiàmidi.Ilm'aégalement

demandédevousdirequ'ilespéraitqu'unenuitenprisonvousauraitapprislapolitesse.Jenefaisquetraduire.

–EtKeira?demandai-jeaussitôt.–Retournez-vous,meréponditcalmementmontraducteur.Jevis lesportes se rouvrir et tu es apparue.Tuportais tonbaluchonà l'épaule, tu l'as

poséàterreettuascouruversmoi.Jamais je n'oublierai ce moment où nous nous sommes enlacés devant la prison de

Garther.Jeteserraissifortquetufaillisétouffer,maisturiaisetnoustournionsensemble,ivres de joie. Le traducteur avait beau tousser, trépigner, supplier pour nous rappeler àl'ordre,rienn'auraitsuinterromprenotreétreinte.

Entredeuxbaisers, je t'aidemandépardon,pardonde t'avoirentraînéedanscette folleaventure.Tuasposétamainsurmabouchepourmefairetaire.

–Tuesvenu,tuesvenumechercherici,as-tumurmuré.–Jet'avaispromisdeterameneràAddis-Abeba,tutesouviens?–C'estmoiqui t'avaisarrachécettepromesse,mais je suisdrôlementcontenteque tu

l'aiestenue.–Ettoi,commentas-tufaitpourtenirtoutcetemps?–Jenesaispas,çaaété long,horriblement long,mais j'enaiprofitépourréfléchir, je

n'avaisqueçaà faire.TunemeramèneraspastoutdesuiteenÉthiopie,parceque jecroissavoiroùtrouverleprochainfragmentetiln'estpasenAfrique.

Noussommesmontésàborddelavoituredutraducteur.IlnousaramenésàChengduoùnousavonspristouslestroisl'avion.

ÀPékin,tuasmenacénotretraducteurdenepasquitterlepayss'ilnenousdéposaitpasàunhôteloùtupourraistedoucher.Ilaregardésamontreetnousadonnéuneheure,rienqu'ànous.

Chambre 409. Je n'ai prêté aucune attention à la vue, je te l'ai dit, le bonheur renddistrait.Assisderrièrecepetitbureau,faceàlafenêtre,Pékins'étenddevantmoietjem'enfiche complètement, je ne veux rien voir d'autre que ce lit où tu te reposes. De temps entemps,tuouvreslesyeuxettut'étires,tumedisn'avoirjamaisréaliséàquelpointilestbondeseprélasserdansdesdrapspropres.Tuserres l'oreillerdans tesbrasetme le jettesà lafigure,j'aiencoreenviedetoi.

Letraducteurdoitêtreivrederage,celafaitbienplusd'uneheurequenoussommesici.Tutelèves,jeteregardemarcherverslasalledebains,tumetraitesdevoyeur,jenechercheaucune excuse. Je remarque les cicatrices dans ton dos, d'autres sur tes jambes. Tu teretournes et je comprends dans tes yeux que tu ne veux pas que l'on en parle, pasmaintenant.J'entendsruisselerladouche,lebruitdel'eaumeredonnedesforcesett'interditd'entendre cette toux qui revient commeunmauvais souvenir. Certaines choses ne serontpluscommeavant,enChine j'aiperdudecette indifférencequimerassurait tant.J'aipeurd'êtreseuldanscettechambre,mêmequelquesinstants,mêmeséparédetoiparunesimplecloison,mais je ne crains plus deme l'avouer, je n'ai plus peur deme lever pour aller terejoindreetjenecrainsplusdeteconfiertoutcela.

À l'aéroport, j'ai tenu une autre promesse ; aussitôt nos cartes d'embarquementimprimées,jet'aiemmenéeversunecabinetéléphoniqueetnousavonsappeléJeanne.

Jenesaispaslaquelledevousdeuxacommencé,maisaumilieudecegrandterminaltut'esmiseàpleurer.Turiaisetsanglotais.

L'heuretourneetilfauts'enaller.TudisàJeannequetul'aimes,quetularappellerasdèstonarrivéeàAthènes.

Quand tu as raccroché, tu as éclaté ànouveau en sanglots et j'ai eu tant depeine à teconsoler.

Notre traducteur semblait plus épuisé que nous. Nous avons franchi le contrôle despasseports,etjel'aivuenfinsoulagé.Ildevaitêtresiheureuxd'êtredébarrassédenousqu'ilnecessaitdenoussaluerpar-delàlavitre.

Ilfaisaitnuitquandnoussommesmontésàbord.Tuasposétatêtecontrelehublotettut'esendormieavantmêmequel'aviondécolle.

AlorsquenousamorcionsnotredescenteversAthènes,nousavonstraverséunezonedeturbulences.Tuasprismamain,tulaserraistrèsfort,commesicetatterrissaget'inquiétait.Alors, pour te distraire, j'ai sorti le fragment que nous avions découvert sur l'île deNarcondam,jemesuispenchéverstoietjetel'aimontré.

–Tum'asditquetuavaisuneidéedel'endroitoùsetrouvaitl'undesautresfragments.–Lesavionssontvraimentfaitspourrésisteràcegenredesecousses?–Tun'asaucuneraisondet'inquiéter.Alors,cefragment?De ta main libre – l'autre serrait la mienne de plus en plus fort – tu as sorti ton

pendentif.Nousavonshésitéàlesrapprocheretyavonsrenoncéaumomentoùuntroud'airnousenôtal'envie.

–Jeteraconteraitoutçalorsquenousseronsausol,as-tusupplié.–Donne-moiaumoinsunepiste?– LeGrandNord, quelque part entre la baie deBaffin et lamer deBeaufort, cela fait

quelques milliers de kilomètres à explorer, je t'expliquerai pourquoi, mais d'abord, tu meferasvisitertonîle.

***

Hydra

À Athènes, nous avons pris un taxi, deux heures plus tard nous embarquions sur lanavetted'Hydra.Tut'étaisinstalléedanslacabine,tandisquej'avaisrejointlepontarrière.

–Nemedispasquetuaslemaldemer...–J'aimeprofiterdugrandair.–Tu frissonnes,mais tuasenvied'êtreaugrandair?Avoueque tuas lemaldemer,

pourquoinedis-tupaslavérité?–ParcequenepasavoirlepiedmarinestpresqueunetarepourunGrecetjenevoispas

cequ'ilyadedrôle.–J'aiconnuquelqu'unquisemoquaitdemoiiln'yapassilongtempsparcequej'avais

lemaldel'air...–Jenememoquaispas,répondis-jepenchéàlabalustrade.– Ton visage est vert-de-gris et tu trembles, rentrons dans la cabine, tu vas finir par

tombervraimentmalade.Nouvellequintedetoux,jetelaissaim'entraîneràl'intérieur,jesentaisbienquelafièvre

étaitrevenue,seulementjenevoulaispasypenser,j'étaisheureuxdeteramenerchezmoietjevoulaisquerienneviennegâchercemoment.

J'avais attendu que nous arrivions sur le Pirée pour prévenir ma mère ; alors que lanavette accostait à Hydra, j'imaginais déjà ses reproches. Je l'avais suppliée de ne paspréparerdefête,nousétionsépuisésetnerêvionsqued'uneseulechose,dormirtoutnotresaoul.

Mamannousaccueillitdanssamaison.C'est lapremière foisque je t'aivue intimidée.Ellenoustrouvaitàtousdeuxdesminesépouvantables.Ellenouspréparaunrepaslégersurlaterrasse.TanteElenaavaitchoisideresterauvillage,pournouslaisserseulstouslestrois.Une fois à table, maman te harcela de questions, j'avais beau lui faire les gros yeux pourqu'elletelaisseenpaix,rienn'yfit.Tuteprêtasaujeuetluirépondisdebonnegrâce.J'eusunenouvellequintedetouxquimituntermeàlasoirée.Mamannousconduisitjusqu'àmachambre.Lesdrapssentaientbonlalavande,nousnousendormîmesenentendantleressacdelamercontrelesfalaises.

Aupetitmatin,tutelevassurlapointedespieds.Tonséjourenprisont'avaitfaitperdrel'habitude des grassesmatinées. Je t'entendis quitter la chambre, mais je me sentais tropfaiblepour tesuivre.Tuparlaisavecmamèredans lacuisine,vousaviez l'airdebienvousentendre,jemerendormisaussitôt.

J'apprisplustardqueWalteravaitdébarquésurl'îleenfindematinée.Elena l'avait appelé la veille pour le prévenir de notre arrivée et il avait aussitôt pris

l'avion.Ilmeconfiaunjourqu'àforced'allers-retoursentreLondresetHydra,mespéripétiesavaientsérieusemententaméseséconomies.

Endébutd'après-midi,Walter,Elena,Keiraetmamèreentrèrentdansmachambre.Ilsavaienttouslaminedécomposéeenmeregardantterrassésurmonlit,brûlantdefièvre.Mamère m'appliqua sur le front une compresse trempée dans une décoction de feuillesd'eucalyptus.L'undesesvieuxremèdesquinesuffiraitpasàvaincrelemalquimegagnait.Quelques heures plus tard, je reçus la visite d'une femmeque je ne pensais jamais revoir,

maisWalteravaitl'habitudedetoutnoteretlenumérodetéléphoned'unedoctoresse,piloteà ses heures, était venu se glisser dans les pages de son petit carnet noir. Le Dr SophieSchwartzs'assitsurmonlitetpritmamain.

–Cette foishélasvousne jouezpas la comédie, vousavezune températurede cheval,monpauvreami.

Elleécoutamespoumonsetdiagnostiquaaussitôtunerechutedel'infectionpulmonairedontmamèreluiavaitparlé.Elleauraitpréféréqu'onm'évacuesur-le-champàAthènesmaislamétéonelepermettaitpas.Unetempêteselevait,lamerétaitdémontéeetmêmesonpetitavionneredécolleraitpas.Detoutefaçon,jen'étaispasenétatdevoyager.

–Àlaguerrecommeàlaguerre,dit-elleàKeira,ilfaudracomposeraveclesmoyensdubord.

Latempêteduratroisjours.Soixante-douzeheuresdurantlesquellesleMeltemsoufflasur l'île. Le vent puissant desCyclades faisait plier les arbres, lamaison craquait et le toitperdit quelques tuiles. Depuis ma chambre, j'entendais les vagues se fracasser contre lesfalaises.

Maman avait installé Keira dans la chambre d'amis, mais dès que les lumièress'éteignaient, Keira venait me rejoindre et se couchait près de moi. Pendant les raresmomentsdereposqu'elles'octroyait,ladoctoresseprenaitlarelèveetmeveillait.Bravantsapeur,Walter grimpait la colline à dosd'ânedeux fois par jour pourme rendre visite. Je levoyaisentrerdansmachambre,trempédespiedsàlatête.Ils'asseyaitsurunechaiseetmeracontaitcombienilbénissaitcettetempête.Lamaisond'hôtesoùilavaitprisseshabitudesavaitvuunepartiedesatoiturearrachée.Elenas'étaitaussitôtproposéedel'héberger.J'étaisfurieuxd'avoirgâchélespremiersinstantsdeKeirasurl'île,maisleurprésenceàtousmefitprendreconsciencequemasolitudedeshautsplateauxd'Atacamaappartenaitdésormaisàunpassérévolu.

Auquatrièmejour,leMeltemsecalmaetlafièvres'enallaaveclui.

***

Amsterdam

Vackeersrelisaituncourrier.Onfrappadeuxpetitscoupsàlaporte;n'attendantaucunevisite,ilouvritmachinalementletiroirdesonbureauetyglissalamain.Ivoryentra,laminesombre.

–Vousauriezpumefairesavoirquevousétiezenville,j'auraisenvoyéunevoiturevouschercheràl'aéroport.

–J'aiprisleThalys,j'avaisdelalectureenretard.–Jen'airienfaitprépareràdîner,repritVackeersenrefermantdiscrètementletiroir.–Jevoisquevousêtestoujoursaussiserein,soufflaIvory.– Je reçois peu de visites au palais et encoremoins sans en avoir été prévenu.Allons

souper,nousironsjouerensuite.–Jenesuispasvenupourcroiserleferauxéchecs,maispourvousparler.–Queltonsérieux!Vousavezl'airbienpréoccupé,monami.– Pardonnez-moi d'arriver ainsi sans m'être annoncé, mais j'avais mes raisons et je

souhaiteraism'enentreteniravecvous.–Je connaisune tablediscrètedansun restaurant,non loind'ici ; je vous y emmène,

nousdiscuteronsenmarchant.Vackeers enfila sa gabardine. Ils traversèrent la grande salle du palais de Dam ; en

passant sur le gigantesque planisphère gravé dans le sol en marbre, Ivory s'arrêta pourregarderlacartedumondedessinéesoussespieds.

–Lesrecherchesvontreprendre,dit-ilsolennellementàsonami.–Nemeditespasquevousenêtes surpris, ilmesemblequevousavez tout faitpour

cela.–J'espèrenepasavoiràleregretter.– Pourquoi cet air sinistre ? Je ne vous reconnais pas, vous d'ordinaire si heureux de

bousculerl'ordreétabli.Vousallezprovoquerunebellepagaille,vousdevriezêtreauxanges.Jemedemanded'ailleurscequivousmotiveleplusdanscetteaventure,découvrirlavéritésurl'originedumondeouprendrevotrerevanchesurcertainespersonnesquivousontblessédanslepassé?

– J'imagine qu'au début c'était un peu des deux,mais je ne suis plus seul dans cettequêteetceuxquej'aiimpliquésontrisquéleurvieetlarisquentencore.

–Etcelavouseffraie?Alorsvousavezprisunsacrécoupdevieuxcesdernierstemps.–Jenesuispaseffrayémaisconfrontéàundilemme.–Cen'estpasquecesomptueuxhallmedéplaise,moncher,maisjetrouvequenosvoix

yrésonnentunpeutroppouruneconversationdecegenre.Sortons,sivouslevoulezbien.Vackeersavançaversl'extrémitéouestdelasallejusqu'àuneportedérobéedanslemur

enpierreetdescenditunescalierconduisantauxsous-solsdupalaisdeDam.IlguidaIvorylelongdespasserellesenboisquisurplombaientlecanalsouterrain.L'endroitétaithumide,lamarcheparfoisglissante.

–Faitesattentionoùvousmettez lespieds, jenevoudraispasquevous tombiezdanscetteeausaleetfroide.Suivez-moi,poursuivitVackeersenallumantunelampetorche.

Ils passèrent devant lemadrier où un rivet commandait unmécanisme que Vackeersactionnaitquand il voulait rejoindre la salle informatique. Ilne s'y arrêtapas etpoursuivit

sonchemin.–Voilà,dit-ilàIvory,encorequelquespasetnousaboutironsdansunecourette.Jene

saispassionapuvousvoirentrerdans lepalais,maissoyezassuréquepersonnenevousverraenressortir.

–Quelétrangelabyrinthe,jenem'yferaijamais.–Nous aurions pu prendre le passage vers laNouvelle Église,mais il est encore plus

humideetnousaurionseulespiedstrempés.Vackeerspoussauneporte,quelquesmarches,etilsseretrouvèrentàl'airlibre.Unvent

glaciallessaisit,Ivoryrelevalecoldesonmanteau.LesdeuxvieuxamisremontèrentàpiedHoogstraat,laruequilongelecanal.

–Alors,qu'est-cequivousinquiète?repritVackeers.–Mesdeuxprotégéssesontretrouvés.– C'est plutôt une bonne nouvelle. Après le coup pendable que nous avons joué à Sir

Ashton,nousdevrionsfêterl'événementaulieud'affichercesminesd'enterrement.–Jedoutequ'Ashtonenrestelà.–Vousyêtesalléunpeu forten leprovoquantchez lui, jevousavais suggéréplusde

discrétion.–Nousn'avionspas le temps, il fallait que la jeune archéologue retrouve la liberté au

plusvite.Elleavaitsuffisammentcroupiderrièredesbarreaux.–Cesbarreauxavaientleméritedelatenirhorsdeportéed'Ashtonetparconséquence

deprotégeraussivotreastrophysicien.–Cedingues'enestégalementprisàlui.–Enavez-vouslapreuve?–J'ensuiscertain,ill'afaitempoisonner!J'aivudegrandesquantitésdebelladonedans

lesalléesdelapropriétéd'Ashton.Lefruitdecetteplanteprovoquedegravescomplicationspulmonaires.

– Je suis certain que beaucoup de gens ont de la belladone qui pousse dans leurcampagnesansêtrepourautantdesempoisonneursensérie.

–Vackeers,noussavonstouslesdeuxdequoicethommeestcapable,j'aipeut-êtreagidefaçonimpétueuse,maispassansdiscernement,jepensaissincèrement...

–Vouspensiezqu'ilétaittempsquevosrecherchesreprennent!Écoutez-moi,Ivory,jecomprendsvosmotifs,maispoursuivrevostravauxn'estpassansdanger.Sivosprotégésseremettentenquêted'unnouveaufragment,jeseraitenud'eninformerlesautres.Jenepeuxprendreindéfinimentlerisquedemevoiraccuserdetrahison.

–Pourl'instant,Adrianafaitunesalerechute,KeiraetluisereposentenGrèce.–Souhaitonsquecereposdurelepluslongtempspossible.Ivory et Vackeers empruntèrent un pont qui enjambait le canal. Ivory s'y arrêta et

s'accoudaàlabalustrade.– J'aime cet endroit, soupira Vackeers, je crois que c'est celui que je préfère de tout

Amsterdam.Regardezcommelesperspectivesysontbelles.–J'aibesoindevotreaide,Vackeers,jevoussaisfidèleetjenevousdemanderaijamais

de trahir le groupe, mais, comme par le passé, des alliances se formeront tôt ou tard. SirAshtoncompterasesennemis...

–Vousaussivouslescompterez,etcommevousnesiégezplusautourdelatablevoussouhaiteriezque je soisvotreporte-parole, celuiqui convaincra leplusgrandnombre, c'estbiencequevousattendezdemoi?

–Celaetunpeuplusencore,soupiraIvory.

–Quoid'autre?s'étonnaVackeers.–J'aibesoind'avoiraccèsàdesmoyensdontjenedisposeplus.–Quelgenredemoyens?–Votreordinateur,pouraccéderauserveur.–Non,jenesuispasd'accord,nousnousferionsrepéreraussitôtetjeseraiscompromis.–Passivousacceptiezdebrancherunpetitobjetderrièrevotreterminal.–Quelgenred'objet?–Unappareilquipermetd'ouvriruneliaisonaussidiscrètequ'indétectable.–Voussous-estimezlegroupe.Lesjeunesinformaticiensquiytravaillentsontrecrutés

parmilesmeilleurs,cesontmêmepourcertainsd'ancienshackersredoutables.– Tous deux nous jouons mieux aux échecs que n'importe quel jeune d'aujourd'hui,

faites-moiconfiance,ditIvoryentendantunpetitboîtieràVackeers.Vackeersregardal'objetavecuncertaindégoût.–Vousvoulezmemettresurécoute?–Jeveuxjustemeservirdevotrecodepouraccéderauréseau,jevousassurequevous

nerisquezrien.–Sil'onmesuspecte,jerisqued'êtrearrêtéettraduitenjustice.–Vackeers,puis-jeounoncomptersurvous?–Jevaisréfléchiràcequevousmedemandez,etjevousferaiconnaîtremaréponsedès

quej'auraiprismadécision.Votrepetitehistoirem'aôtétoutappétit.–Jen'avaispastrèsfaimnonplus,confiaIvory.–Toutcelaenvaut-ilvraimentlapeine?Quellessontleurschancesd'aboutir,lesavez-

vousseulement?demandaVackeersensoupirant.– Seuls, ils n'en ont guère,mais si jemets à leur disposition les informations que j'ai

accumuléesentrenteannéesderecherches,alorsiln'estpasimpossiblequ'ilsdécouvrentlesfragmentsmanquants.

–Parcequevousavezuneidéedel'endroitoùilssetrouvent?–Vousvoyez,Vackeers,ilyapeu,vousdoutiezmêmedeleurexistenceet,aujourd'hui,

vousvoussouciezdel'endroitoùilssontcachés.–Vousn'avezpasréponduàmaquestion.–Jecroisquec'esttoutlecontraire.–Alorsoùsont-ils?–Lepremier fut découvert au centre, le deuxième au sud, le troisième à l'est, je vous

laissedevineroùpourraient être lesdeuxderniers.Réfléchissez àma requête,Vackeers, jesaisqu'ellen'estpasanodineetqu'ellevouscoûte,maisjevousl'aidit,j'aibesoindevous.

Ivorysaluasonamiets'éloigna;Vackeersluicourutaprès.–Etnotrepartied'échecs,vousnecomptezpaspartircommeça?–Vouspouveznouspréparerunepetitecollationchezvous?–Jedoisavoirdufromageetquelquestoasts.–Alorsavecunverredebonvin, cela fera l'affaireetpréparez-vousàperdre,vousme

devezunerevanche!

***

Athènes

Keiraetmoiétionsassissurlaterrasse.Grâceauxsoinsprodiguésparladoctoresse,jereprenaisdesforcesetpourlapremièrefoisj'avaispasséunenuitsanstousser.Monvisageavaitretrouvédescouleursquirassuraientpresquemamère.Ladoctoresseavaitprofitédesonséjour forcépourexaminerKeiraet luiprescriredécoctionsdeplantesetcomplémentsdevitamines.Laprisonluiavaitlaisséquelquesséquelles.

La mer était calme, le vent était tombé, le petit avion de notre médecin pourraitredécolleraujourd'hui.

Nousnousretrouvionsàlatabledupetitdéjeuneroùmamanavaitpréparéunrepasavecautantd'attentionquesicettedoctoresseavaitétéreine.Pendantcettepériodeoùjen'avaispas été aumieux, elles avaient passé ensemble des heures entières à partager histoires etsouvenirsentre lacuisineet lesalon.Mamans'étaitpassionnéepour lesaventuresdecettefemme,médecin volant, qui se rendaitd'île en île au chevetde sesmalades.Enpartant, ladoctoressemefitpromettredeprolongerdequelquesjoursaumoinsmaconvalescenceavantd'envisagerdefairequoiquecesoitd'autre;conseilquemamèreluifitrépéterdeuxfoisaucasoù jen'auraispasbienentendu.Elle la raccompagna jusqu'auport,nous laissant enfinquelquesmomentsd'intimité.

Dèsquenousfûmesseuls,Keiravints'asseoiràmescôtés.–Hydraestune îlecharmante,Adrian, tamamanestune femmemerveilleuse, j'adore

toutlemondeici,mais...–Moiaussijen'enpeuxplus,dis-jeenl'interrompant.Jerêvedeficherlecampavectoi.

Celaterassure?–Ohoui!soupiraKeira.– Nous nous sommes fait la belle d'une prison chinoise, je pense que nous devrions

réussirànouséchapperd'icisanstropdedifficultés.Keiraregardalelarge.–Qu'est-cequ'ilya?–J'airêvéd'Harrycettenuit.–Tuveuxretournerlà-bas?– Je veux le revoir.Cen'est pas la première fois que je rêvede lui,Harry est souvent

venumerendrevisitedansmesnuitsàlaprisondeGarther.–Repartonsdanslavalléedel'Omosic'estcequetusouhaites, jet'avaispromisdet'y

raccompagner.–Jenesaismêmepassij'yauraisencoremaplace,etpuisilyanosrecherches.–Ellesnousontdéjàassezcoûté,jeneveuxplustefairecourirderisques.–Sansvouloir fairemamaligne, jesuis revenueplusen formedeChineque toi.Mais

j'imaginequeladécisiondepoursuivreounonnousappartientàtousdeux.–Tuconnaismonpointdevue.–Oùsetrouvetonfragment?Jeme levaietallai le chercherdans le tiroirdema tabledenuitoù je l'avais rangéen

arrivant à la maison. Quand je revins sur la terrasse, Keira ôta son collier et posa sonpendentif sur la table. Elle rapprocha les deux morceaux et, dès qu'ils furent réunis, lephénomènedontnousavionsététémoinssurl'îledeNarcondamsereproduisit.

Lesfragmentsprirentlacouleurbleuedel'azuretsemirentàbrilleravecuneintensitérare.

– Tu veux que nous en restions là ? me demanda Keira en fixant les objets dont lescintillementdiminuait.Sijeretournaisdanslavalléedel'Omosansavoirpercécemystère,jenepourraisplusfairemontravailcorrectement; jepasseraismes journéesàpenseràceque cet objet nous révélerait si nous en réunissions tous lesmorceaux. Et puis, promessepourpromesse,tum'enasfaituneautre:mefairegagnerdescentainesdemilliersd'annéesdansmesrecherches.Situcroisquecettepropositionesttombéedansl'oreilled'unesourde!

–Jesaiscequejet'aipromis,Keira,maisc'étaitavantqu'unprêtresoitassassinésousnos yeux, avant que nous manquions de tomber dans un ravin, avant que nous soyonscatapultésduhautd'unefalaisedansle litd'unerivière,avantquetufassesunséjourdansune prison chinoise, et puis avons-nous seulement la moindre idée de la direction danslaquellechercher?

–Jetel'aidit,leGrandNord;rienencoredetrèsprécismaisc'estdéjàunepiste.–Pourquoilàplutôtqu'ailleurs?–Parcequejepensequec'estcequenousindiquecetexteécritenlangageguèze,jen'ai

cessé d'y réfléchir pendant que je croupissais à Garther. Il faut que nous retournions àLondres, je dois pouvoir étudier depuis la grande bibliothèque de l'Académie, j'ai besoind'accéderàcertainsouvrages,etjedoisaussireparleràMax,j'aidesquestionsàluiposer.

–Tuveuxretournervoirtonimprimeur?–Nefaispascettetête,tuesridicule;etpuisjen'aipasditquejevoulaislevoirmaislui

parler. Ila travaillé sur la retranscriptiondecemanuscrit, s'ila fait lamoindredécouverte,sesinformationsserontbonnesàprendre,jeveuxsurtoutvérifierquelquechoseaveclui.

–Alorsrentrons,LondresnousoffriraunebonneraisondequitterHydra.–Sic'étaitpossible,jeferaisbienunsautàParis.–PourvoirMax,donc?–PourvoirJeanne!EtpuisaussipourallerrendrevisiteàIvory.–Jecroyaisquelevieuxprofesseuravaitquittésonmuséeetqu'ilétaitpartienvoyage.–Moiaussijesuispartieenvoyageetpuis,tuvois,j'ensuisrevenue;quisait,luiaussi

peut-être?Keiraallapréparersesaffaires,etmoimamèreàl'idéedenotredépart.Walterfutdésolé

d'apprendrequenousquittionsl'île.Ilavaitépuisésonsoldedecongéspourlesdeuxannéesàvenirmaisilespéraitencorepasserleweek-endàHydra.Jel'invitaiànerienchangeràsesplans,jeleretrouveraisavecplaisirlasemainesuivanteàl'Académieoùj'avaisdécidédemerendre,moiaussi.Cettefois,jenelaisseraispasKeiraeffectuerseulesesrecherches,surtoutdepuisqu'ellem'avaitannoncévouloirpasserd'abordàParis.JenousprisdoncdeuxbilletspourlaFrance.

***

Amsterdam

Ivorys'étaitassoupisurlecanapédusalon.Vackeersavaitposéunecouverturesurluiets'étaitretirédanssachambre.Ilavaitpasséunebonnepartiedelanuitàressasserdanssonlit des pensées qui l'empêchaient de trouver le sommeil. Son vieux complice sollicitait sonaide, mais lui rendre service impliquait de se compromette. Les quelques mois à venirseraientlesderniersdesacarrière,êtresurprisenpleindélitdetrahisonnel'enthousiasmaitguère.Aupetitmatin,ilallapréparerlepetitdéjeuner.LesifflementdelabouilloireréveillaIvory.

–Lanuitaétécourte,n'est-cepas?dit-ilens'installantàlatabledelacuisine.– C'est lemoins que l'on puisse dire,mais pour une joute d'une telle qualité, cela en

valaitlapeine,réponditVackeers.–Jenemesuispasrenducomptequejem'étaisendormi,c'estbienlapremièrefoisque

celam'arrive,jesuisdésolédem'êtreainsiimposéchezvous.–Celan'aaucune importance, j'espèrequecevieuxChesterfieldnevousaurapas trop

esquintéledos.–Jecroisquejesuisplusvieuxquelui,ricanaIvory.–Vousvousflattez,c'estuncanapéquej'aihéritédemonpère.Unsilences'installa. Ivoryregarda fixementVackeers,butsa tassede thé,croquadans

unebiscotteetseleva.–Jen'aique tropabusédevotrehospitalité, jevaisvous laisser fairevotre toilette.Je

doisregagnermonhôtel.VackeersneditrienetregardaàsontourIvorysedirigerversl'entrée.–Mercipourcetteexcellentesoirée,monami,repritIvoryenrécupérantsonpardessus,

nous avons desmines épouvantablesmais je dois reconnaître que nous n'avions pas aussibienjouédepuislongtemps.

Ilboutonnasagabardineetmit lesmainsdanssespoches.Vackeersnedisait toujoursrien.

Ivoryhaussa lesépaulesetouvrit le loquet ;c'estalorsqu'il remarquaunmotposéenévidencesurlepetitguéridonàcôtédelaporte;Vackeersnelequittaitpasdesyeux.Ivoryhésita,pritlemotetdécouvrituneséquencedechiffresetdelettres.Vackeerscontinuaitdelefixer,assissursachaisedanslacuisine.

–Merci,murmuraIvory.–Dequoi?grognaVackeers.Vousn'allezquandmêmepasmeremercierd'avoirprofité

de mon hospitalité pour fouiller dans mes tiroirs et me dérober le code d'accès à monordinateur.

–Non,eneffet,jen'auraipascetoupet-là.–Vousm'envoyezrassuré.Ivoryrefermalaportederrièrelui.Ilavaitjusteletempsderepasseràsonhôtelpoury

récupérersesaffairesetreprendreleThalys.Danslarue,ilfitsigneàuntaxi.Vackeersfaisaitlescentpasdanssonappartement,allantdel'entréeausalon.Ilposasa

tassedethésurleguéridonetsedirigeaversletéléphone.–AMSTERDAMà l'appareil,dit-ildèsquesoncorrespondanteutpris l'appel.Prévenezles

autres,nousdevonsorganiseruneréunion;cesoir,20heures,conférencetéléphonique.

– Pourquoi ne le faites-vous pas vous-même en passant par le réseau informatiquecommenousenavonsl'habitude?demandaLECAIRE.

–Parcequemonordinateurestenpanne.Vackeersraccrochaetallasepréparer.

***

Paris

Keiras'étaitprécipitéechezJeanne,j'avaispréféréleslaisserseules,profiterpleinementdecesinstants.Jemesouvenaisdel'existenced'unantiquairedansleMaraisquivendaitlesplusbeauxappareilsd'optiquedelacapitale,jerecevaissescataloguesunefoisparanàmondomicilelondonien.Laplupartdespiècesprésentéesétaientbienau-dessusdemesmoyens,maisregardernecoûtaitrienetj'avaistroisheuresàtuer.

Levieilantiquaireétait installéderrièresonbureau, ilnettoyaitunsplendideastrolabequand j'entraidans saboutique. Ilnemeprêtad'abordaucuneattention, jusqu'à ceque jetombeenarrêtdevantunesphèrearmillaired'unefactureexceptionnelle.

–Cemodèle que vous regardez, jeune homme, a été fabriqué parGualterusArsenius,GauthierArseniussivouspréférez.CertainsdisentquesonfrèreRegnerustravaillaitavecluiàlamiseaupointdecettepetitemerveille,déclaral'antiquaireenselevant.

Ils'approchademoietouvritlavitrine,meprésentantleprécieuxobjet.

Sphèrearmillaire

– Il s'agit d'un des plus beaux ouvrages sortis des ateliers flamands du XVI e siècle.Plusieursconstructeursportèrentlenomd'Arsenius.Ilsn'ontfabriquéquedesastrolabesetdessphèresarmillaires.GauthierétaitunparentdumathématicienGemmaFrisiusdontl'undes traités publié à Anvers en 1553 contient le plus ancien exposé des principes de latriangulation, et une méthode de détermination des longitudes. Ce que vous regardez estvraimentunepiècerarissime,sonprixestenconséquence.

–C'est-à-dire?– Inestimable, s'il s'agissait de l'original bien sûr, reprit l'antiquaire en rangeant

l'astrolabedanssavitrine.Hélascelui-cin'estqu'unecopie,probablementréaliséeverslafin

duXVIIIe siècleparunrichemarchandhollandaissoucieuxd'impressionnersonentourage.Jem'ennuie, dit l'antiquaire en soupirant, accepteriez-vous une tasse de café ? Cela fait silongtempsquejen'aipaseuleplaisirdeparleravecunastrophysicien.

–Commentconnaissez-vousmonmétier?demandai-je,stupéfait.– Peu de gens saventmanipuler avec autant d'aisance ce genre d'instrument, et vous

n'avezpaslatêted'unmarchand,alorspasbesoind'êtretrèsperspicacepourdevinercequevous faites. Quel type d'objet êtes-vous venu chercher dans ma boutique ? J'ai quelquespiècesdontlesprixsontbeaucoupplusraisonnables.

– Je vais probablement vous décevoir mais je ne m'intéresse qu'aux vieux boîtiersd'appareilsphoto.

– Quelle étrange idée, mais il n'est jamais trop tard pour commencer une nouvellecollection;tenez,laissez-moivousprésenterquelquechosequivavouspassionner,j'ensuiscertain.

Levieilantiquairesedirigeaversunebibliothèquedontilsortitungrosouvragereliéencuir. Il le posa sur son bureau, ajusta ses lunettes et tourna les pages avec d'infiniesprécautions.

– Voilà, dit-il, regardez, ceci est le dessin d'une sphère armillaire remarquablementfabriquée. Nous la devons à Erasmus Habermel, constructeur d'instruments demathématiquesdel'empereurRodolpheII.

JemepenchaisurlagravureetdécouvrisavecsurpriseunereproductionquiressemblaitàcequeKeiraetmoiavionsdécouvertsouslapatted'unlionenpierreenhautdumontHuaShan.Jem'assissurlachaisequemetendaitl'antiquaireetétudiaideplusprèscetétonnantdessin.

–Voyez,meditl'antiquaireensepenchantpar-dessusmonépaule,commelaprécisiondecetravaileststupéfiante.Cequim'atoujoursfascinéaveclessphèresarmillaires,ajouta-t-il, ce n'est pas tant qu'elles permettent d'établir une position des astres dans le ciel à uninstantdonné,maisplutôtcequ'ellesnenousmontrentpasetquenousdevinonspourtant.

Jerelevailatêtedesonprécieuxlivreetleregardai,curieuxdecequ'ilallaitmedire.–Levideetsonamiletemps!conclut-il, joyeux.Quelleétrangenotionquelevide.Le

vide est emplide chosesquinous sont invisibles.Quant au tempsquipasse et qui changetout, ilmodifie lacoursedesétoiles,berce lecosmosd'unmouvementpermanent.C'est luiquianimelagigantesquearaignéedelaviequisepromènesurlatoiledel'Univers.Intrigantedimension que ce temps dont nous ignorons tout, vous ne trouvez pas ? Vous m'êtessympathiqueavecvotreairétonnéd'unrien,jevouslaissecetouvrageauprixqu'ilm'acoûté.

L'antiquairesepenchaàmonoreillepourmesoufflerlasommequ'ilespéraitpoursonlivre.Keiramemanquait,j'aiachetélelivre.

–Revenezmevoir,medit l'antiquaireenmeraccompagnantsurlepasdesaporte, j'aid'autresmerveillesàvousmontrer,vousneperdrezpasvotre temps, jevous l'assure,dit-ilgaiement.

Ilrefermaàcléderrièremoietjelevis,par-delàlavitrine,disparaîtredanssonarrière-boutique.

Jemeretrouvaidanslarueaveccegroslivresouslebras,medemandantbienpourquoijel'avaisacheté.Monportablevibradansmapoche.JedécrochaietentendislavoixdeKeira.Elleme proposait de la retrouver un peu plus tard chez Jeanne qui se réjouissait de nousaccueillir pour la soirée et pour lanuit. Jedormirais sur le canapédu salon tandisque lesdeuxsœurspartageraientlelit.Etcommesiceprogrammenesuffisaitpasàembellirmafinde journée,ellem'annonçaqu'elleallaitrendrevisiteàMax.L'atelierde l'imprimeurn'était

pasloindechezJeanne,àpiedelleyseraitendixminutes.Elleajoutaqu'elleavaitvraimentàcœurdevérifierquelquechoseavecluietmepromitdem'appeleraussitôtquecelaseraitfait.

Je suis restédemarbre, lui ai dit que jeme réjouissais dudînerquinous attendait etnousavonsraccroché.

Àl'angledelaruedesLions-Saint-Paul,jenesavaisniquefaire,nioùaller.Combien de fois ai-je rouspété de devoir grappiller lesminutes, de ne jamais pouvoir

m'octroyer un instant de loisir. En cette fin d'après-midi,marchant le long des quais de laSeine,j'avaisl'étrangeetdésagréablesensationd'êtreprisentredeuxmomentsdelajournéequirefusaientdeseconjuguer.Lesflâneursdoiventsavoircommentfaire.J'enaivusouvent,installés sur des bancs, lisant ou rêvassant, je les ai aperçus au détour d'un parc ou d'unsquare,sansjamaism'interrogersurleursort.J'auraisbienenvoyéunmessageàKeiramaisje me l'interdisais. Walter me l'aurait fortement déconseillé. J'aurais voulu la rejoindre àl'imprimeriedeMax.Delà,nousaurionspunousrendreensemblechezJeanne,luiacheterdes fleurs en chemin.Voilà exactement ce dont je rêvais alors quemespasm'entraînaientvers l'île Saint-Louis. Ce rêve, aussi simple fût-il à réaliser, aurait certainement été malinterprété.Keiram'auraitaccuséd'êtrejaloux,etcen'estpasmongenre,enfin...

J'allaim'installersouslabanned'unpetitbistrotsituéàl'angledelaruedesDeux-Ponts.J'ouvrismon livre etme plongeai dans la lecture en guettantmamontre. Un taxi s'arrêtadevantmoi,unhommeendescendit.Ilportaitunimperméableettenaitunpetitbagageàlamain. Il s'éloigna d'un pas pressé sur le quai d'Orléans. J'étais certain d'avoir déjà vu sonvisage, sans pour autant me souvenir dans quelles circonstances. Sa silhouette disparutderrièreuneportecochère.

***

Keiras'étaitassiseàl'angledubureau.– Le fauteuil est plus confortable, dit Max en relevant les yeux du document qu'il

étudiait.–J'aiperdul'habitudedumoelleuxcesderniersmois.–Tuasvraimentpassétroismoisenprison?–Jetel'aidéjàdit,Max.Concentre-toisurcetexteetdis-moicequetuenpenses.–Jepensequedepuisquetufréquentescetypequi,soi-disant,n'étaitqu'uncollègue,ta

vieneressembleplusàrien.Jenecomprendsmêmepasquetucontinuesàlevoiraprèscequit'estarrivé.Enfinmerde,ilaruinétesrecherches,sansparlerdeladotationquetuavaisobtenuepourtestravaux.Cegenredecadeaunesereprésentepasdeuxfois.Ettoituasl'airdetrouvertoutcelanormal.

–Max,pourlesleçonsdemoralej'aiunesœurprofessionnelleenlamatière;jet'assurequ'enymettantlemeilleurdetoi-même,tuneluiarriveraispasàlacheville.Alorsneperdspastontemps.Quepenses-tudemathéorie?

–Etsijeteréponds,qu'est-cequetuferas?TuirasenCrètesonderlaMéditerranée,tunageras jusqu'enSyrie?Tu faisn'importequoi, tuagisn'importecomment.Tuauraispuylaissertapeau,enChine,tuestotalementinconsciente.

–Oui,totalement,maiscommetulevoismapeauvabien;enfin,jenedispasqu'unpeudecrème...

–Nesoispasinsolente,s'ilteplaît.–Mmm,monMax,j'aimebienquandtureprendscetonprofessoralavecmoi.Jecrois

quec'estcequimeséduisaitleplusquandj'étaistonélève,maisjenesuisplustonélève.Tunesaisriend'Adrian,ettuignorestoutduvoyagequenousavonsentrepris,alorssilepetitservicequejetedemandetecoûtetrop,cen'estpasgrave,rends-moicepapieretjetelaisse.

–Regarde-moidroitdanslesyeuxetexplique-moienquoicetextevat'aiderd'unefaçonquelconquedanslesrecherchesquetumènesdepuistantd'années?

– Dis-moi, Max, tu n'étais pas professeur d'archéologie ? Combien d'années avais-tuconsacréesàdevenirchercheur,puisenseignantavantdedevenir imprimeur?Tupeuxmeregarder droit dans les yeux et m'expliquer en quoi ton nouveaumétier a un quelconquerapportaveccequetuasaccomplidanslepassé?Lavieestpleined'imprévus,Max.Jemesuisfaitdébarquerdeuxfoisdemavalléede l'Omo,peut-êtreétait-il tempsquejemeposedesquestionssurmonavenir.

–Tut'esentichéedecetypeàcepoint-làpourdiredesâneriespareilles?–Cetype,commetudis,estpeut-êtrebourrédedéfauts, ilestdistrait,parfois lunaire,

gauchecommecen'estpaspermis,maisilaquelquechosequejen'aijamaisconnuavant.Ilm'entraîne,Max.Depuisquejeleconnaismavieneressembleeneffetplusàrien,ilmefaitrire,ilmetouche,meprovoque,etilmerassure.

–Alorsc'estencorepirequejenelepensais.Tul'aimes.–Nemefaispasdirecequejen'aipasdit.–Tul'asdit,etsitunet'enrendspascomptec'estquetuessotteàencrever.Keira se leva du bureau et avança vers la verrière qui surplombait l'imprimerie. Elle

regarda les rotatrices entraînant les longs rouleaux de papier dans un rythme effréné. Lestaccatodesplieusesrésonnaitjusqu'àlamezzanine.Elless'arrêtèrentetlesilencesefitdansl'atelierquifermait.

–Çateperturbe?repritMax.Ettabelleliberté?–Est-cequetupeuxétudiercetexte,ouiounon?murmura-t-elle.–Jem'ysuispenchécentfoissurtontexte,depuistadernièrevisite.C'étaitmafaçonde

penseràtoientonabsence.–Max,jet'enprie.–Dequoi?d'avoirencoredessentimentspourtoi?Qu'est-cequeçapeutbientefaire,

c'estmonproblème,pasletien.Keirasedirigeaverslaportedubureau;elletournalapoignéeetseretourna.–Resteici,andouille!ordonnaMax.Viensterasseoirsurlecoindemonbureau,jevais

tedirecequej'enpensedetathéorie.Jemesuispeut-êtretrompé.L'idéequel'élèvesurpassesonprofesseurnemeplaît pas beaucoup,mais je n'avais qu'à continuer d'enseigner. Il estpossiblequedanstontexte,lemot«apogée»aitpuseconfondreavec«hypogée»,cequienchange le sens évidemment. Les hypogées sont ces sépultures, ancêtres des tombeaux,érigéespar lesÉgyptienset lesChinois,àunedifférenceprès : s'il s'agitaussidechambresfunérairesauxquellesonaccèdeparuncouloir,leshypogéessontconstruitssouslaterreetnonaucœurd'unepyramideoud'unquelconqueédifice.Jenet'apprendspeut-êtrerienentedisant cela, mais il y a au moins une chose qui collerait dans cette interprétation. CemanuscritenguèzedateprobablementduIVeouVemillénaireavantnotreère.Cequinousplaceenpleineprotohistoire,enpleinenaissancedespeuplesasianiques.

–Mais les Sémites qui seraient à l'origine du texte en guèze n'appartenaient pas auxpeuplesasianiques.Enfin,simessouvenirsdefacsontencorebons.

–Tuétaisplusattentiveencoursquejenelesupposais!Non,eneffet,leurlangueétaitafro-asiatique, apparentée à celle des Berbères et des Égyptiens. Ils sont apparus dans ledésertdeSyrieauVIemillénaireavantJésus-Christ.Mais ils se sont certainementcôtoyés,les uns pouvant rapporter l'histoire des autres. Ceux qui t'intéressent, dans le cadre de tathéorie, appartiennent à un peuple dont je vous ai peu parlé en cours, les Pélasges desHypogées. Au début du IVe millénaire, des Pélasges partis de Grèce vinrent s'installer enItalie duSud.On les retrouve enSardaigne. Ils poursuivirent leur route jusqu'enAnatolie,d'où ils prirent lamerpour aller fonderunenouvelle civilisation sur les îles et côtesde laMéditerranée. Rien ne prouve qu'ils n'aient pas continué leur traversée vers l'Égypte enpassantparlaCrète.Cequej'essaiedetedire,c'estquelesSémitesouleursancêtresonttrèsbien pu relater dans ce texte un événement qui appartient à l'histoire des Pélasges desHypogées.

–Tucroisquel'undecesPélasgesauraitpuremonterleNil,jusqu'auNilBleu?–Jusqu'enÉthiopie ? J'endoute ; quoiqu'il en soit, unpareil voyagenepourrait être

l'œuvred'unseul,maisd'ungroupe.Surdeuxoutroisgénérations,cepéripleauraitpuêtremené à son terme. Cela étant, je pencherais plutôt pour qu'il ait été accompli dans l'autresens,depuislasourcejusqu'audelta.Quelqu'unapeut-êtreapportétonmystérieuxobjetauxPélasges.Ilfautquetum'endisesplus,Keira,situveuxvraimentquejet'aide.

Keirasemitàparcourirlapiècedelongenlarge.–Ilyadecelaquatrecentsmillionsd'années,cinqfragmentsconstituaientununique

objetdontlespropriétéssontstupéfiantes.–Cequiestridicule,Keira,reconnais-le.Aucunêtrevivantn'étaitsuffisammentévolué

pour façonner une quelconque matière. Tu sais bien, comme moi, que c'est impossible !s'insurgeaMax.

– Si Galilée avait prétendu qu'on enverrait un jour un radiotélescope aux confins denotre système solaire, on l'aurait brûlé vif avant qu'il ait terminé sa phrase, si Ader avaitprétenduqu'onmarcheraitsurlaLune,onauraitréduitsonaéronefenallumettesavantqu'ilait quitté le sol. Il y a encore vingt ans, tout lemonde affirmait que Lucy était notre plusvieille ancêtre et si tu avais émis l'idée à cette époqueque lamèrede l'humanité avait dixmillionsd'années,ont'auraitvirédetonposteàlafac!

–Ilyavingtans,j'yétudiaisencore!–Bref,sijedevaisénoncertoutesleschosesdéclaréesimpossiblesetdevenuesréalités,

ilfaudraitquenouspassionsplusieursnuitsensemblepourenfairelaliste.–Uneseulemecombleraitdéjàdebonheur...–Tuesgrossier,Max!Cedontjesuiscertaine,c'estquequatreoucinqmilleansavant

notreère,quelqu'unadécouvertcetobjet.Pourdesraisonsquejenem'expliquepasencore,sauf peut-être la peur que suscitèrent ses propriétés, celui ou ceux qui le trouvèrentdécidèrent, à défaut de pouvoir le détruire, d'en séparer lesmorceaux. Et c'est bien ce quesemblenousrévélerlapremièrelignedumanuscrit.

J'aidissociélatabledesmémoires,confiéauxmagistèresdescolonieslespartiesqu'elleconjugue...

–Sansvouloirt'interrompre,«tabledesmémoires»faittrèsprobablementréférenceàuneconnaissance,unsavoir.Sijemeprêteàtonjeu,jetediraiqu'onapeut-êtredissociécetobjetpourquechacundesesfragmentsporteuneinformation,auxconfinsdumonde.

–Possible,maiscen'estpascequesuggère la findudocument.Pourenavoir lecœurnet,resteàsavoiroùcesfragmentsontétédispersés.Nousenpossédonsdeux,untroisièmeaététrouvé,maisilyenaencored'autres.Maintenantécoute,Max,jen'aicessédepenseràcetexteenguèzependantmonséjourenprison,plusprécisémentàunmotcontenudansladeuxièmepartiedelaphrase:«confiéauxmagistèresdescolonies».Selontoi,quisontcesmagistères?

– Des érudits. Probablement des chefs de tribus. Le magistère est un maître, si tupréfères.

–Tuasétémonmagistère?demandaKeirasuruntonironique.–Quelquechosecommeça,oui.–Alorsvoilàmathéorie,chermagistère,repritKeira.Unpremierfragmentestréapparu

dansunvolcanaumilieud'unlacà la frontièreentre l'Éthiopieet leKenya.Nousenavonstrouvéunautre,égalementdansunvolcan,cettefoissur l'îledeNarcondamdansl'archipeld'Andaman. Ce qui nous en fait un au sud et un à l'est. Chacun des deux se trouvait àquelquescentainesdekilomètresdelasourceoudel'estuairedefleuvesmajeurs.LeNiletleNilBleupourl'un,l'IrrawaddyetleYangTsépourl'autre.

–Etdonc?interrompitMax.–Acceptonsquepouruneraisonquejenepeuxencoreexpliquer,cetobjetaitbienété

volontairement dissocié en quatre ou cinq morceaux, chacun déposé en un point de laplanète.L'unestretrouvéàl'est,l'autreausud,letroisième,quifutenfaitlepremieràavoirétédécouvertilyavingtoutrenteans...

–Oùest-il?–Jen'en sais rien.Cessedem'interrompre tout le tempsMax, c'est agaçant. Je serais

prêteàparierquelesdeuxobjetsrestantssetrouventaunordpourl'un,àl'ouestpourl'autre.– Je ne voudrais surtout pas t'agacer, je sens que je t'énerve assez comme ça,mais le

nordetl'ouest,c'estassezvaste...–Bon,sic'estpourquetutemoquesdemoi,jepréfèrerentrer.Keiraselevad'unbondetsedirigeapourlasecondefoisverslaportedubureaudeMax.–Arrête,Keira!Cessedetecomporterenpetitchef,toiaussituesagaçante,bonsang.

C'est un monologue ou une conversation ? Allez, poursuis ton raisonnement, je net'interrompraiplus.

Keira retourna s'asseoir à côté de Max. Elle prit une feuille de papier et dessina unplanisphèreenyreprésentantgrossièrementlesgrandesmassescontinentales.

–Nousconnaissons lesgrandes routesempruntéesaucoursdespremièresmigrationsquipeuplèrentlaplanète.Partantdepuisl'Afrique,unepremièrecolonietraçaunevoieversl'Europe,unedeuxièmeallaversl'Asie,poursuivitKeiraendessinantunegrandeflèchesurlafeuilledepapier,etsescindaàlaverticaledelamerd'Andaman.Certainscontinuèrentversl'Inde, traversèrent la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge, le Vietnam, l'Indonésie, lesPhilippines, laNouvelle-Guinée et la Papouasie, et arrivèrent jusqu'en Australie ; d'autres,dit-elle endessinantunenouvelle flèche, filèrent vers lenord, traversant laMongolie et laRussie,remontantlarivièreYanaversledétroitdeBéring.Enpleinepériodeglaciaire,cettetroisièmecoloniecontournaleGroenland,longealescôtesglacéespourarriver,ilyaquinzeàvingtmille ans, sur les côtes comprises entre l'Alaska et lamerdeBeaufort. Puis ce fut ladescenteducontinentnord-américainjusqu'auMonteVerdeoùlaquatrièmecoloniearrivaily a douze à quinze mille ans d'aujourd'hui1 . Ce sont peut-être ces mêmes routes qu'ontreprisesceuxquitransportèrentlesfragments,ilyaquatremilleans.Unetribudemessagers

partitversAndamanquiterminasonpériplesurl'îledeNarcondam,uneautres'enallaverslasourceduNil,jusqu'àlafrontièreentreleKenyaetl'Éthiopie.

–Tuenconclusquedeuxautresdeces«peuplesmessagers»auraientgagnél'ouestetlenord,pouralleracheminerlesautresfragments?

– Le texte dit : J'ai confié aux magistères des colonies les parties qu'elle conjugue.Chaque groupe demessagers, puisqu'un tel voyage ne pouvait être accompli sur une seulegénération, est allé porter un morceau semblable à mon pendentif aux magistères despremièrescolonies.

–Tonhypothèsesetient,cequineveutpasdirequ'elleestjuste.Souviens-toidecequeje t'ai appris à la faculté, ce n'est pas parce qu'une théorie semble logique qu'elle est pourautantavérée.

–Et tum'asditaussiquecen'estpasparceque l'onn'apas trouvéquelquechosequecettechosen'existepas!

–Qu'est-cequetuattendsdemoi,Keira?

–Quetumedisescequetuferaisàmaplace,répondit-elle.– Je ne posséderai jamais la femme que tu es devenue, mais je vois que je garderai

toujoursunepartdel'élèvequetuasété.C'estdéjàça.Maxselevaetsemitàsontouràarpentersonbureau.–Tum'emmerdesavectesquestions,Keira,jenesaispascequejeferaisàtaplace;si

j'avais été doué pour ce genre de devinettes j'aurais abandonné les salles poussiéreuses del'universitépourexercermonmétier,aulieudel'enseigner.

– Tu avais peur des serpents, tu détestais les insectes et tu redoutais le manque deconfort,celan'arienàvoiravectacapacitéderaisonnement,Max,tuétaisjusteunpeutropembourgeoisé,cen'estpasunetare.

–Apparemment,pourteplaire,si!–Arrêteavecçaetréponds-moi!Qu'est-cequetuferaisàmaplace?–Tum'asparléd'untroisièmefragmentdécouvertilyatrenteans,jecommenceraispar

essayerdesavoiroùilaététrouvéexactement.Sic'estdansunvolcanàquelquesdizainesoucentaines de kilomètres d'une grande rivière, à l'ouest ou au nord, alors ce serait là uneinformation qui viendrait étayer ton raisonnement. Si, au contraire, il a été découvert enpleineBeauceouaumilieud'unchampdepatatesdanslacampagneanglaise,tonhypothèseestàmettreàlapoubelleettupeuxtoutrecommenceràzéro.Voilàcequejeferaisavantderepartirjenesaisoù.Keira,tucherchesuncaillouplanquéquelquepartsurlaplanète,c'estutopique!

– Parce que passer sa vie au milieu d'une vallée aride pour retrouver des ossementsvieuxdecentainesdemilliersd'années,sansriend'autrequesonintuition,cen'estpasuneutopie?Chercherunepyramideenfouiesous lesableaumilieud'undésertn'estpasaussiuneutopie?Notremétiern'estqu'unegigantesqueutopie,Max,maisc'estpourchacundenousunrêvededécouvertesquenousessayonstousdetransformerenréalité!

–Cen'estpaslapeinedetemettredanscetétat.Tum'asdemandécequejeferaisàtaplace,jet'airépondu.Chercheoùcetroisièmefragmentaétémisaujourettusaurassituessurlabonnevoie.

–Etsic'estlecas?–Reviensmevoiretnousréfléchironsensembleàlaroutequetudoisemprunterpour

poursuivretonrêve.Maintenant,ilfautquejetedisequelquechosequivapeut-êtreencoret'agacer.

–Quoi?–Tunevoispasletempspasserenmacompagnie,etjem'enréjouis,maisilest21h30,

j'aitrèsfaim,jet'emmènedîner?Keiraregardasamontreetbondit.–Jeanne,Adrian,merde!

Il étaitpresque 10heuresdusoirquandKeira sonnaà laportede l'appartementde sa

sœur.–Tun'aspasl'intentiondemanger?questionnaJeanneenluiouvrant.–Adrianestlà?demandaKeiraenregardantpar-dessusl'épauledesasœur.– À moins qu'il ait le don de se téléporter, je ne vois pas comment il serait arrivé

jusqu'ici.–Jeluiavaisdonnérendez-vous...–Ettuluiavaiscommuniquélecodedel'immeuble?–Iln'apasappelé?

–Tuluiasdonnélenumérodelamaison?Keirarestamuette.–Danscecas,ilapeut-êtrelaisséunmessageàmonbureau,maisj'ensuispartieassez

tôt pour te préparer un repas que tu trouveras... dans la poubelle. Trop cuit, tu ne m'envoudraspas!

–MaisoùestAdrian?–Jelecroyaisavectoi,jepensaisquevousaviezdécidédepasserlasoiréeenamoureux.–Maisnon,j'étaisavecMax...–Demieuxenmieux,etjepeuxsavoirpourquoi?–PournosrecherchesJeanne,necommencepas.Maiscommentjevaisleretrouver?–Appelle-le!Keira se précipita sur le téléphone et tomba surmamessagerie vocale. J'avais quand

mêmeunminimumd'amour-propre!Ellemelaissaunlongmessage...«Jesuisdésolée,jen'ai pas vu le tempspasser, je suis impardonnablemais c'était passionnant, j'ai des chosesformidables à te raconter, où es-tu ? Je sais qu'il est 10heurespasséesmais rappelle-moi,rappelle-moi, rappelle-moi ! » Puis un deuxième où cette fois elle me communiqua lenumérodesasœuràsondomicile.Untroisièmeoùelles'inquiétaitvraimentdenepasavoirdemesnouvelles.Unquatrièmeoùelles'énervaitunpeu.Uncinquièmeoùellem'accusaitd'avoirmauvaiscaractère.Unsixièmevers3heuresdumatin,etundernieroùelleraccrochasansunmot.

J'avaisdormidansunpetithôteldel'îleSaint-Louis.Aussitôtmonpetitdéjeuneravalé,jemefisdéposerentaxienbasdechezJeanne.Lecodeétaittoujoursenfonction,j'avisaiunbancsurletrottoird'enface,m'yinstallaietlusmonjournal.

Jeannesortitdesonimmeublepeudetempsaprès.Ellemereconnutetsedirigeaversmoi.

–Keiras'estfaitunsangd'encre!–Ehbiennousétionsdeux!–Jesuisdésolée,ditJeanne,moiaussijesuisfurieusecontreelle.–Jenesuispasfurieux,répliquai-jeaussitôt.–Vousêtesbienbête!Surce,Jeannemesaluaetfitquelquespasavantderevenirversmoi.–Sonentrevued'hiersoiravecMaxétaitstrictementprofessionnelle,maisjenevousai

riendit!–Auriez-vouslagentillessedemedonnerlecodedevotreportecochère?Jeannelegriffonnasurunpapieretpartittravailler.Je suis resté sur ce banc à liremon journal jusqu'à la dernière page ; puis jeme suis

rendudansunepetiteboulangerieaucoindelarueoùj'aiachetéquelquesviennoiseries.Keiram'ouvritlaporte,lesyeuxencoreembuésdesommeil.– Mais où étais-tu ? demanda-t-elle en se frottant les paupières. J'étais morte

d'inquiétude!–Croissant?Painauchocolat?Lesdeux?–Adrian...– Prends ton petit déjeuner et habille-toi, il y a un Eurostar qui part versmidi, nous

pouvonsencorel'attraper.–Jedoisd'abordallervoirIvory,c'esttrèsimportant.–Enfait,ilyaunEurostartouteslesheures,alors...allonsvoirIvory.

Keira nous fit du café etme raconta l'exposé qu'elle avait fait àMax. Pendant qu'ellem'expliquaitsathéorie,jerepensaisàcettepetitephrasedel'antiquaireausujetdessphèresarmillaires.Jenesavaispaspourquoimais j'auraisvouluappelerErwanpour luienparler.Madistractionpassagèren'échappapasàKeiraquimerappelaàl'ordre.

–Tuveuxquejet'accompagnevoircevieuxprofesseur?dis-jeenmeraccrochantaufildesaconversation.

–Tupeuxmedireoùtuaspassélanuit?–Non,enfinjepourrais,maisjenetelediraipas,répondis-jeavecungrandsourireaux

lèvres.–Çam'estcomplètementégal.–Alorsn'enparlonsplus...EtcetIvory,c'estlàquenousenétions,n'est-cepas?–Iln'estpasrevenuaumusée,maisJeannem'adonné lenumérodesondomicile.Je

vaisl'appeler.Keirasedirigeaverslachambredesasœur,oùsetrouvaitletéléphone;elleseretourna

versmoi.–Tuasdormioù?

Ivoryavaitacceptédenousrecevoirchezlui.Ilhabitaitunappartementélégantsurl'île

Saint-Louis...àdeuxpasdemonhôtel.Lorsqu'ilnousouvritsaporte, jereconnus l'hommequi, la veille, était descendu d'un taxi alors que je feuilletais mon livre à la terrasse d'unbistrot.Ilnousfitentrerdanssonsalonetnousproposathéetcafé.

–C'estunplaisirdevousrevoirtouslesdeux,quepuis-jefairepourvous?Keiraalladroitaubut,elleluidemandas'ilsavaitoùavaitétédécouvertlefragmentdont

illuiavaitparléaumusée.–Sivousmedisiezd'abordpourquoicelavousintéresse?–Jepenseavoirprogressésurl'interprétationdutexteenlangageguèze.–Voilàquim'intrigueauplushautpoint,qu'avez-vousappris?KeiraluiexpliquasathéoriesurlespeuplesdesHypogées.AuIVeouVemillénaireavant

notreère,deshommesavaienttrouvél'objetdanssaformeintacteetl'avaientdissocié.Selonlemanuscrit,desgroupess'étaientconstituéspourallerenporterlesdifférentsmorceauxauxquatrecoinsdumonde.

–C'estunemerveilleusehypothèse,s'exclamaIvory,peut-êtrepasdénuéedesens.Àcelaprès que vous n'avez aucune idée de ce qui aurait pumotiver ces voyages, aussi périlleuxqu'improbables.

–J'aimapetiteidée,réponditKeira.En s'appuyant sur ce qu'elle avait appris de Max, elle suggéra que chaque morceau

témoignaitd'uneconnaissance,d'unsavoirquisedevaitd'êtrerévélé.– Là, je ne suis pas d'accord avec vous, je pencheraismême plutôt pour le contraire,

rétorquaIvory.Lafindutextelaissetouteslesraisonsdepenserqu'ils'agissaitd'unsecretàgarder.Lisezvous-même.Querestentceléeslesombresdel'infinité.

Ettandisqu'IvorydébattaitavecKeira,les«ombresdel'infinité»mefirentrepenseràmonantiquaireduMarais.

–Cen'estpastantcequenousmontrentlessphèresarmillairesquiestintrigant,maisplutôtcequ'ellesnenousmontrentpasetquenousdevinonspourtant,murmurai-je.

–Pardon?demandaIvoryensetournantversmoi.–Levideetletemps,luidis-je.–Qu'est-cequeturacontes?demandaKeira.

–Rien,uneidéesansrapportavecvotreconversation,maisquimetraversaitl'esprit.–Etoùpensez-voustrouverlesmorceauxmanquants?repritIvory.– Ceux que nous avons en notre possession ont été découverts dans le cratère d'un

volcan,àquelquesdizainesdekilomètresd'un fleuvemajeur.L'unà l'est, l'autreausud, jepressensquelesautressontcachésdansdesendroitssimilairesàl'ouestetaunord.

–Vousavezcesdeuxfragmentssurvous?insistaIvorydontl'œilpétillait.Keiraetmoiéchangeâmesunregardencoin,elleôtasonpendentif,jesortisceluiqueje

gardaisprécieusementdanslapocheintérieuredemaveste,nouslesdéposâmessurlatablebasse.Keiralesassemblaet ilsreprirentcettecouleurbleuvifquinoussurprenaittoujoursautant;mais,cettefois,jenotaiquelescintillementétaitmoinséclatant,commesilesobjetsperdaientdeleurrayonnement.

–C'eststupéfiant!s'exclamaIvory,plusencorequetoutcequej'avaisimaginé.–Qu'est-cequevousaviezimaginé?demandaKeira,intriguée.– Rien, rien de particulier, bafouilla Ivory, mais reconnaissez que ce phénomène est

étonnant,surtoutquandonconnaîtl'âgedecetobjet.–Maintenant,vousvoulezbiennousdireàquelendroitfutdécouvertlevôtre?–Cen'estpaslemien,hélas.IlfuttrouvéilyatrenteansdanslesAndespéruviennes,

maismalheureusementpourvotrethéorie,cen'étaitpasdanslecratèred'unvolcan.–Oùalors?demandaKeira.–Àenvironcentcinquantekilomètresaunord-estdulacTiticaca.–Dansquellescirconstances?demandai-je.–Unemissionmenéeparuneéquipedegéologueshollandais ; ils remontaientvers la

sourcedufleuveAmazone.L'objetfutrepéréàcausedesaformesingulière,dansunegrotteoùlesscientifiquess'étaientprotégésdumauvaistemps.Iln'auraitpasattiréplusd'attentionque cela, si le chefde cettemissionn'avait été témoindumêmephénomèneque vous.Aucours de cette nuit d'orage, les éclairs de la foudre provoquèrent la fameuse projection depointslumineuxsurl'unedesparoisdesatente.L'événementlemarquad'autantplusqu'ilserenditcompteauleverdujourquelatoileétaitdevenueperméableàlalumière.Desmilliersde petits trous s'y étaient formés. Les orages étant fréquents dans cette région, notreexplorateur reproduisit l'expérienceplusieurs fois et endéduisitqu'ilnepouvait s'agird'unsimplecaillou.Ilrapportalefragmentetlefitétudierdeplusprès.

–Est-ilpossiblederencontrercegéologue?–Ilestmortquelquesmoisplustard,unechuteidioteaucoursd'uneautreexpédition.–Oùsetrouvelefragmentqu'ilavaitdécouvert?–Quelquepartenlieusûr,maisoù?Jen'enaiaucunecertitude.–Çanecollepaspourlevolcan,mais,enrevanche,ilsetrouvaitbienàl'ouest.–Oui,c'estlemoinsquel'onpuissedire.–Etàquelquesdizainesdekilomètresd'unaffluentdel'Amazone.–C'esttoutaussiexact,repritIvory.–Deuxhypothèsessurtroisquisevérifient,cen'estdéjàpassimal,dit-elle.–Jecrainsquecelanevousaidepasbeaucouppourdécouvrirlesautresmorceaux.Deux

d'entreeuxfurentmisaujouraccidentellement.Etencequiconcerneletroisième,vousavezeubeaucoupdechance.

– Jeme suis retrouvée pendue dans le vide à deuxmille cinq centsmètres d'altitude,nousavonssurvolélaBirmanieaurasdusolàbordd'unavionquin'avaitplusquesesailespour enmériter le nom, j'ai manqué deme noyer et Adrian demourir d'une pneumonie,

ajoutez à cela troismois de prison en Chine, je ne vois vraiment pas où vous voyez de lachancelà-dedans!

–Jenevoulaispasminimiservostalentsrespectifs.Laissez-moiréfléchirquelquesjoursàvotrethéorie,jevaismereplongerdansmeslectures,sij'yretrouvelamoindreinformationpouvantcontribueràvotreenquête,jevousappellerai.

KeiranotamonnumérodetéléphonesurunefeuilledepapieretlatenditàIvory.–Oùcomptez-vousvousrendre?demandacedernierennousraccompagnantàsaporte.–ÀLondres.Nousavons,nousaussi,quelquesrecherchesàfaire.–Alors,bonséjourenAngleterre.Unedernièrechoseavantdevouslaisser:vousaviez

raisontoutàl'heure,lachancenevousaguèreaccompagnésdansvosvoyages,aussi,jevousrecommande la plus grande prudence et, pour commencer, ne montrez à personne cephénomènedontj'aiétéletémointoutàl'heure.

Nousavonsquittélevieuxprofesseur,récupérémonsacàl'hôtel,oùKeiranefitaucuncommentaire sur la soirée de la veille, et je l'ai accompagnée au musée pour qu'elle ailleembrasserJeanneavantnotredépart.

***

1 -Sources : SusanAnton,NewYorkUniv ersity ;AlisonBrooks,GeorgeWashingtonUniv ersity ;PeterForster,Univ ersity ofCambridge ;JamesF.O'Connell,Univ ersity ofUtah;StephenOppenheimer,Oxford;SpencerWells,NationalGeographicSociety ;OferBar-Yisef,Harv ardUniv ersity .

Londres

Jeneleuravaispasprêtéplusd'attentionquecelasurlequaidelagareduNord,quandils m'avaient bousculé sans s'excuser, mais c'est en me rendant à la voiture-bar que jeremarquai à nouveau ce couple pour le moins étrange. De prime abord, juste un jeuneAnglais et sa copine, aussi mal fagotés l'un que l'autre. Alors que je m'approchais ducomptoir, legarçonmedévisageabizarrement, sonamieet lui remontèrent la ramevers lamotrice. Le train s'arrêterait à Ashford une quinzaine de minutes plus tard, j'en déduisisqu'ilsallaientchercherleursaffairesavantdedébarquer.Lepréposéàlarestaurationrapide–etcomptetenudel'interminablefiled'attentepourarriveràlui,jemedemandaiscequ'ilyavaitdevraimentrapidedanscetterestauration–regardas'éloignerlesdeuxjeunesaucrâneraséensoupirant.

–La coupede cheveuxne faitpas lemoine, luidis-je enmecommandantun café. Ilssontpeut-êtresympathiques,unefoisqu'onlesconnaît?

–Peut-être,réponditleserveurd'untondubitatif,maiscegarsapassétoutlevoyageàsecurerlesonglesavecuncutter,etlafilleàleregarderfaire.Pastrèsmotivantpourengagerlaconversation!

Jeréglaimaconsommationetretournaiàmaplace.Alorsquej'entraisdanslavoitureoùKeira s'était assoupie, je croisai à nouveau les deux loustics qui traînaient près ducompartimentàbagagesoùnousavionslaissénossacs.Jem'approchaid'eux,legarçonfitunsigneàlafillequiseretournaetmebarralechemin.

–C'estoccupé,melança-t-ellesuruntonarrogant.–Jevois,luidis-je,maisoccupéàquoi?Legarçons'interposaetsortitsoncutterdesapoche,prétendantnepasavoiraiméleton

surlequeljem'étaisadresséàsacopine.J'aipassépasmaldetempsdansmajeunesseàLadbrokeGroveoùvivaitmonmeilleur

copain de collège ; j'ai connu les trottoirs réservés à certaines bandes, les carrefours qu'ilnousétait interditdetraverser, lescafésoùilnefaisaitpasbonaller joueraubaby-foot.Jesavaisquecesdeuxlascarscherchaientlabagarre.Sijebougeais,lafillemesauteraitdansledos pour me bloquer les bras pendant que son copain me dérouillerait. Une fois qu'ilsm'auraientmisà terre, ilsmetermineraientàcoupsdepieddans lescôtes.L'Angleterredemonenfancen'étaitpasfaitequedejardinsauxpelousestendres,etdececôté-làlestempsn'avaient pas beaucoup changé. Il est toujours assez compliqué de laisser agir son instinctquandonadesprincipes, j'airetournéunegiflemagistraleà lafillequiallas'allongerillicosurlesbagagesensetenantlajoue.Stupéfait,legarçonbonditdevantmoi,faisantpassersalamed'unemainà l'autre. Il était tempsd'oublier l'adolescentenmoipour laisser toute saplaceàl'adultequejesuiscenséêtredevenu.

–Dixsecondes,luidis-je,dansdixsecondesjeteconfisquetoncutteret,sijel'attrape,tudescendsàpoildecetrain;çatetente,outuleremetsdanstapocheetonenrestelà?

Lafillesereleva,furieuse,etrevintmedéfier;soncopainétaitdeplusenplusnerveux.–Lardecetenfoiré,cria-t-elle.Plante-le,Tom!–Tom,tudevrais fairepreuvedeplusd'autoritésurtacopine,rangecetrucavantque

l'undenousdeuxseblesse.–Jepeuxsavoircequisepasse?demandaKeiraquiarrivadansmondos.

–Unepetitedispute,répondis-jeenlaforçantàreculer.–Tuveuxquej'appelledel'aide?Les deux jeunes ne s'attendaient pas à voir venir du renfort ; le train ralentissait, je

pouvais voir par la portière le quai de la gare d'Ashford. Tom entraîna sa copine, nousmenaçanttoujoursdesoncutter.Keiraetmoirestâmesimmobiles,nequittantpasdesyeuxl'armequizigzaguaitdevantnous.

–Cassez-vous!ditlegarçon.Dèsl'arrêt,ilseprécipitasurlequai,détalantàtoutesjambesavecsonamie.Keira resta sans voix ; les passagers qui voulaient descendre nous forcèrent à nous

pousser.Nousretournâmesànosplaces,etleconvois'ébranladenouveau.Keiravoulaitquejeprévienne la police,mais il était bien trop tard, nosdeux loubards avaientdû se faire labelle etmonportable se trouvait dansmon sac. Jeme levai pour aller vérifier qu'il y étaittoujours.Keiram'aida à inspecter nos deux bagages ; le sien était intact, lemien avait étéouvert ; à part un peu de désordre, tout semblait être là. Je reprismon téléphone etmonpasseportetlesglissaidansmaveste.L'incidentétaitoubliéenarrivantàLondres.

J'éprouvai une immense joie devant la porte de ma petite maison et trépignaid'impatienceàl'idéed'yentrer.Jecherchaimesclésdansmespoches,j'étaispourtantcertainde les avoir en quittant Paris. Heureusementma voisinem'aperçut depuis sa fenêtre. Lesvieilleshabitudesneseperdantpas,ellem'offritdepasserparsonjardin.

– Vous savez où se trouve l'échelle, me dit-elle, je suis en plein repassage, ne vousinquiétezpas,jerefermeraiquandj'auraifini.

Je la remerciai et enjambai, quelques instants plus tard, la palissade.N'ayant toujourspasfaitréparer laportedederrière–peut-êtrevalait-ilmieuxquej'yrenonce–, j'appliquaiunpetitcoupsecsurlapoignéeetentraienfin.J'allaiouvriràKeiraquim'attendaitdanslarue.

Nouspassâmeslerestedel'après-midiàfairequelquesemplettesdanslequartier.L'étald'unmarchanddequatre-saisonsattiraKeira,elleyremplitunpanierdevictuailles,dequoitenirunsiège.Hélas,cesoir-là,nousn'eûmespasletempsdedîner.

J'étaisaffairéencuisine,coupantscrupuleusementdescourgettesenpetitdés,commeKeirame l'avait ordonné, tandis qu'elle préparait une sauce, se refusant àm'en donner larecette.Letéléphonesonna.Pasmonportable,maislalignedelamaison.Keiraetmoinousregardâmes,intrigués.Jemerendisdanslesalonetdécrochailecombiné.

–C'estdoncvrai,vousêtesrentrés!–Noussommesarrivéstoutàl'heure,moncherWalter.–Mercid'avoireulagentillessedemeprévenir,c'estvraimenttrèsaimableàvous.–Nousdescendonsàpeinedutrain...– C'est tout demême unmonde que j'apprenne votre arrivée par l'intermédiaire d'un

coursierdeFederalExpress,vousn'êtespasTomHanksàcequejesache!–C'estuncoursierquivousaprévenudenotreretour?Quelleétrangechose...!–Figurez-vousquel'onafaitdéposeràl'Académieunpliàvotreattention,enfinpastout

à fait à votre attention d'ailleurs, le prénom de votre amie est écrit sur l'enveloppe et endessous:«Àvosbonssoins».Laprochainefois,demandezquel'onm'adressedirectementvotrecourrier; ilestaussiprécisé:«Àremettredetouturgence».Puisquejesuisdevenuvotrefacteurattitré,souhaitez-vousquejedéposeceplichezvous?

–Nequittezpas,j'enparleàKeira!

–Une enveloppe àmonnom, expédiée à tonAcadémie ?Qu'est-ceque c'est que cettehistoire?demanda-t-elle.

Je n'en savais pas plus, je lui demandai si elle souhaitait que Walter nous l'apportecommeilleproposaitsigentiment.

Keiramefitdegrandsgestesetjen'euspasdemalàcomprendrequec'étaitladernièrechose dont elle avait envie. Àma gauche,Walter soufflant dansmon oreille, àma droite,Keira me faisant les gros yeux, et, entre eux deux, moi, dans l'embarras. Puisqu'il fallaittrancher, je priaiWalter de bien vouloirm'attendre à l'Académie, pas question de lui fairetraverser Londres, je viendrais chercher le pli. Je raccrochai, soulagé d'avoir trouvé uncompromis épatant ;mais enme retournant, je compris que Keira ne partageait pasmonenthousiasme. Je lui promis qu'il ne me faudrait pas plus d'une heure pour faire l'aller-retour. J'enfilai un imperméable, pris le double de mes clés dans le tiroir du bureau etremontaidansmaruelle,verslepetitboxoùdormaitmavoiture.

Enm'yinstallant,jerenouaiavecl'enivranteodeurdevieuxcuir.Alorsquejesortaisdubox,ilmefallutappuyerbrutalementsurlapédaledufreinpournepasécraserKeiraquisetenaitdevantmesphares,droitecommeunpiquet.Ellecontournalacalandreetvints'asseoiràlaplacedupassager.

– Ça pouvait peut-être attendre demain, cette lettre, non ? dit-elle en claquant laportière.

–Ilyaécrit«Urgent»surl'enveloppe...aufeutrerouge,apréciséWalter.Maisjepeuxtoutàfaityallerseul,tun'espasobligée...

–C'estàmoiquecettelettreestadressée,ettoitumeursd'enviedevoirtonpote,alorsfonce.

Il n'y a que les lundis soir où l'on circule à peu près correctement dans les rues deLondres.Ilnousfallutàpeinevingtminutespourarriveràl'Académie.Enchemin,ilsemitàpleuvoir, l'une de ces lourdes averses qui tombent souvent sur la capitale. Walter nousattendaitdevantlaporteprincipale,lebasdesonpantalonétaittrempé,sonvestonaussi,etilfaisaitsaminedesmauvaisjours.Ilsepenchaàlaportièreetnoustenditlepli.Jenepouvaismêmepasluiproposerdeleraccompagnerchezlui,mavoiture,uncoupé,n'ayantquedeuxsièges.Nousavionsquandmêmedécidéd'attendrequ'iltrouveuntaxi.Dèsqu'ilenpassaun,Walterme salua froidement, ignora Keira et s'en alla. Nous nous retrouvâmes, assis danscettevoituresousunepluiebattante,l'enveloppeposéesurlesgenouxdeKeira.

–Tunel'ouvrespas?–C'estl'écrituredeMax,murmura-t-elle.–Cetypedoitêtretélépathe!–Pourquoidis-tuça?–Je lesuspected'avoirvuquenousétionsentraindenouspréparerunpetitdîneren

amoureux,etd'avoirattendulemomentoùtasauceétaitparfaitementàpoint,pourt'envoyerunelettreetfoutreenl'airnotresoirée.

–Cen'estpasdrôle...–Peut-être,maisreconnaisquesinousavionsétédérangésparunedemesanciennes

maîtresses,tun'auraispasprislachoseavecautantd'humour.Keirapassasamainsurl'enveloppe.–Etquelleanciennemaîtressepourraitt'écrire?demanda-t-elle.–Cen'estpascequej'aidit.–Répondsàmaquestion!–Jen'aipasd'anciennesmaîtresses!

–Tuétaispuceauquandnousnoussommesrencontrés?–Cequejeveuxdirec'estqu'àlafac,moi,jen'aicouchéavecaucunedemesmaîtresses!–C'esttrèsdélicat,cettepetiteremarque.–Tudécachettescetteenveloppe,ouiounon?–Tuasdit:«dînerenamoureux»,j'aibienentendu?–Ilestpossiblequej'aieditcela.–Tuesamoureuxdemoi,Adrian?–Ouvrecetteenveloppe,Keira!–Jevaisprendreçapourunoui.Ramène-nouscheztoietmontonsdirectementdansta

chambre.J'aibeaucoupplusenviedetoiqued'unepoêléedecourgettes.–Jevaisprendreçapouruncompliment!Etcettelettre?–Elleattendrademainmatin,etMaxaussi.

CettepremièresoiréeàLondresréveillabiendessouvenirs.Aprèsl'amour,tut'endormis

; lesvoletsde lachambreétaiententrouverts ;assis, je teregardais,écoutant tarespirationpaisible. Je pouvais voir sur ton dos des cicatrices que le temps n'effacerait jamais. Je leseffleuraisdemesdoigts.Lachaleurdetoncorpsréveillaledésir,aussiintactqu'auxpremiersébats du soir. Tu gémis, j'ôtai ma main, mais tu la rattrapas, me demandant d'une voixétouffée de sommeil pourquoi j'avais interrompu cette caresse. Je posaimes lèvres sur tapeau,maistut'étaisdéjàrendormie.Alorsjet'aiconfiéquejet'aimais.

–Moiaussi,as-tumurmuré.Tavoixétaitàpeineaudible,maiscesdeuxmotsmesuffirentàterejoindredanstanuit.

Écrasésdefatigue,nousn'avionspasvupasser lematin, ilétaitpresquemidiquandje

rouvrislesyeux.Taplacedanslelitétaitvide,jeterejoignisdanslacuisine.Tuavaispasséunedemeschemises,enfiléunepairedechaussettesprisedans l'undemestiroirs.Decesaveux que nous nous étions faits la veille était née comme une gêne, une pudeurmomentanéequinouséloignait.Jet'aidemandésituavaislulalettredeMax.Duregard,tumel'asdésignéesurlatable,l'enveloppeétaitencoreintacte.Jenesaispaspourquoimaisàcetinstantj'auraisvouluquetunel'ouvresjamais.Jel'auraisvolontiersrangéedansuntiroiroù nous l'aurions oubliée. Je ne voulais pas que cette course folle reprenne, je rêvais depasser du temps avec toi, seuls dans cettemaison, sans autre raisond'en sortir qued'allerflânerlelongdelaTamise,chinerchezlesbrocanteursdeCamden,serégalerdesconesdansl'undespetitscafésdeNottingHill,maistuasdécachetél'enveloppeetriendetoutcelan'aexisté.

Tu as déplié la lettre et tume l'as lue, peut-être pourmemontrer que depuis hier, tun'avaisplusrienàmecacher.

Keira,J'ai tristement vécu ta visite à l'imprimerie. Je crois que depuis que nous nous sommes revus auxTuileries, les

sentimentsquejecroyaiséteintssesontànouveauravivés.

Jenet'aijamaisditcombiennotreséparationfutdouloureuse,combienj'aisouffertdetondépart,detessilences,de ton absence, peut-être plus encore de te savoir heureuse, insouciante de ce que nous avons été.Mais il fallait serendreàl'évidence,situesunefemmedontlaseuleprésencesuffitàdonnerplusdebonheurqu'unhommenepeutenespérer, ton égoïsme et tes absences laissent à jamais un vide. J'ai fini par comprendre qu'il est vain de vouloir teretenir,personnene lepeut ; tuaimessincèrement,mais tun'aimesqu'un temps.Quelquessaisonsdebonheurc'estdéjàbien,mêmesiletempsdescicatricesestlongpourceuxquetudélaisses.

Jepréfèrequenousnenousrevoyionsplus.Nemedonnepasdetesnouvelles,nevienspasmerendrevisitequandtupassesàParis.Cen'estpastonancienprofesseurquitel'ordonne,maisl'amiquiteledemande.

J'ai beaucoup réfléchi à notre conversation. Tu étais une élève insupportable, mais je te l'ai déjà dit, tu as del'instinct,unequalitéprécieusedanstonmétier.Jesuisfierduparcoursquetuasaccompli,mêmesi jen'ysuispourrien,n'importequelprofesseurauraitdétecté lepotentielde l'archéologueque tu esdevenue.La théorieque tum'asexposéen'estpasimpossible,j'aimêmeenvied'ycroireettuapprochespeut-êtred'unevéritédontlesensnouséchappeencore.SuislavoiedesPélasgesdesHypogées,quisaitsielletemèneraquelquepart.

Dèsquetuasquittémonatelier, jesuisrentréchezmoi, j'airouvertdes livresfermésdepuisdesannées,ressortimescahiersarchivés,parcourumesnotes.Tusaiscombien jesuismaniaque,commetoutestclasséetordonnédansmonbureau oùnous avons passé de si beauxmoments. J'ai retrouvé dans un carnet la trace d'un hommedont lesrecherches pourraient t'être utiles. Il a consacré sa vie à étudier les grandes migrations des peuples, a écrit denombreuxtextessurlesAsianiques,mêmes'iln'enapubliéquetrèspeu,secontentantdedonnerdesconférencesdansquelques sallesobscures,dont l'uneoù jemesuis trouvé ilya longtemps.Luiaussiavaitdes idéesnovatrices sur lesvoyagesentreprisparlespremièrescivilisationsdubassinméditerranéen.Ilcomptaitbonnombrededétracteurs,maisdansnotredomaine,quin'enapas?Ilyatantdejalousiecheznosconfrères.Cethommedontjeteparleestungrandérudit,j'aipourluiuninfinirespect.Valevoir,Keira.J'aiapprisqu'ils'étaitretiréàYell,unepetiteîledel'archipeldesShetlandàlapointenorddel'Écosse.Ilparaîtqu'ilyvitreclusetrefusedeparlerdesestravauxàquiconque,c'estunhommeblessé;maispeut-êtrequetoncharmeréussiraàlefairesortirdesatanièreetàlefaireparler.

Cette fameusedécouverteà laquelle tuaspiresdepuis toujours, celleque tu rêvesdebaptiserde tonprénom, estpeut-êtreenfinàtaportée.J'aiconfianceentoi,tuarriverasàtesfins.

Bonnechance.Max

Keirareplialalettreetlarangeadanssonenveloppe.Elleseleva,déposalavaissellede

sonpetitdéjeunerdansl'évieretouvritlerobinet.–Tuveuxquejeteprépareuncafé?demanda-t-elleenmetournantledos.Jenerépondispas.–Jesuisdésolée,Adrian.–Quecethommesoitencoreamoureuxdetoi?–Non,decequ'ilditdemoi.–Tutereconnaisdanslafemmequ'ildécrit?–Jenesaispas,peut-êtreplusmaintenant,maissasincéritémeditqu'ildoityavoirun

fonddevérité.–Cequ'il tereprochec'estde trouvermoinsdifficilede fairedumalàceluiqui t'aime

qued'écornertonimage.–Toiaussitupensesquejesuisuneégoïste?– Je ne suis pas celui qui a écrit cette lettre.Mais poursuivre sa vie en se disant que

puisquel'onvabienl'autreirabienaussi,quetoutn'estqu'unequestiondetemps,estpeut-êtrelâche.Cen'estpasàtoi l'anthropologuequejevaisexpliquerlemerveilleuxinstinctdesurviedel'homme.

–Lecynismetevamal.–Jesuisanglais,j'imaginequec'estdansmesgènes.Changeonsdesujet,situveuxbien.

Jevaismarcher jusqu'à l'agencedevoyages, j'ai enviedeprendre l'air.TuveuxalleràYell,n'est-cepas?

Keiradécidadem'accompagner.Ledépartétaitfixéaulendemain.NousferionsescaleàGlasgowavantd'atterriràSumburghsur l'îleprincipalede l'archipeldesShetland.UnferrynousconduiraitensuiteàYell.

Nos billets en poche, nous sommes allés faire un tour sur King's Road. J'ai meshabitudesdanslequartier,j'aimeremontercettegrandeavenuecommerçantejusqu'àSydneyStreetpourallermepromenerensuitedans lesalléesduChelseaFarmer'sMarket.C'est là

que nous avions donné rendez-vous à Walter. Cette longue promenade m'avait mis enappétit.

Aprèsavoirscrupuleusementétudiélemenuetpassécommanded'unhamburgeràdeuxétages,Waltersepenchaàmonoreille.

–L'Académiem'aremisunchèquepourvous,l'équivalentdesixmoisdesolde.–Enquelhonneur?demandai-je.–Çac'est lamauvaisenouvelle.Compte tenudevosabsences répétées,votrepostene

seraplusqu'honoraire,vousn'êtesplustitularisé.–Jesuisviré?–Non,pasexactement,j'aiplaidévotrecausedumieuxquej'aipu,maisnoussommes

enpleinepériodede restrictionsbudgétaires et le conseil d'administration a été sommédesupprimertouteslesdépensesinutiles.

–Dois-jeenconclurequ'auxyeuxduconseiljesuisunedépenseinutile?– Adrian, les administrateurs ne connaissent même pas votre visage, vous n'avez

pratiquement pas mis les pieds à l'Académie depuis votre retour du Chili, il faut lescomprendre.

Walteraffichaunemineencoreplussombre.–Quoiencore?– Il faut que vous libériez votre bureau, onm'a demandé de vous faire renvoyer vos

affaireschezvous,quelqu'undoitl'occuperdèslasemaineprochaine.–Ilsontdéjàrecrutémonremplaçant?–Non, ce n'est pas exactement cela, disons qu'ils ont attribué la classe qui vous était

destinée à l'un de vos collègues dont l'assiduité est sans faille ; il a besoin d'un lieu oùpréparer ses cours, corriger ses copies, recevoir ses élèves... Votre bureau lui convientparfaitement.

–Puis-jesavoirquiestcecharmantcollèguequimemetà laportependantque j'ai ledostourné?

–Vousneleconnaissezpas,iln'estàl'Académiequedepuistroisans.Je compris à la dernière phrase de Walter que l'administration me faisait payer

aujourd'hui la liberté dont j'avais abusé.Walter étaitmortifié,Keira évitaitmon regard. Jeprislechèque,biendécidéàl'encaisserdèsaujourd'hui.J'étaisfurieuxetjenepouvaism'enprendrequ'àmoi-même.

–LeShamalasouffléjusqu'enAngleterre,murmuraKeira.Cettepetiteallusionaigre-douceauventquil'avaitchasséedesesfouilleséthiopiennes

témoignait que la tension de notre discussion du matin n'était pas encore tout à faitretombée.

–Quecomptez-vousfaire?medemandaWalter.–Ehbien,puisquejesuisauchômage,nousallonspouvoirvoyager.Keira bataillait avec un morceau de viande qui lui résistait, je crois qu'elle se serait

volontiersattaquéeàlaporcelainedesonassiettepournepasparticiperànotreconversation.–NousavonseudesnouvellesdeMax,dis-jeàWalter.–Max?–Unvieilamidemapetiteamie...LatranchederosbifripasouslalameducouteaudeKeiraetparcourutunedistancenon

négligeableavantd'atterrirentrelesjambesd'unserveur.–Jen'avaispastrèsfaim,dit-elle,j'aiprismonpetitdéjeunertard.–C'estlalettrequejevousairemisehier?questionnaWalter.

Keiraavalaunegorgéedebièredetraversettoussabruyamment.–Maiscontinuez,continuez,faitescommesijen'étaispaslà...,dit-elleens'essuyantla

bouche.–Oui,c'estlalettreenquestion.–Etelleaunrapportavecvosprojetsdevoyage?Vousallezloin?–Aunorddel'Écosse,danslesShetland.–Jeconnaistrèsbienlecoin,j'ypassaismesvacancesdansmajeunesse,monpèrenous

emmenait en famille à Whalsay. C'est une terre aride, mais magnifique en été, il n'y faitjamaischaud,papadétestaitlachaleur.L'hiveryestrude,maispapaadoraitl'hiver,quoiquenousn'ysoyonsjamaisallésencettesaison.Surquelleîlevousrendez-vous?

–ÀYell.–J'ysuisalléaussi,àlapointenordsetrouvelamaisonlaplushantéeduRoyaume-Uni.

Windhouse, c'est une ruine qui comme son nom l'indique est battue par les vents. Maispourquoilà-bas?

–NousallonsrendrevisiteàuneconnaissancedeMax.–Ahoui,etquefaitcethomme?–Ilestàlaretraite.– Bien sûr, je comprends, vous partez au nord de l'Écosse pour rencontrer l'ami à la

retraited'unvieilamideKeira.Lachosedoitavoirunsens.Jevoustrouvebienbizarrestouslesdeux,vousnemecachezrien?

–Voussaviezqu'Adrianauncaractèredemerde,Walter?demandasoudainKeira.–Oui,répondit-il,jel'avaisremarqué.–Alorssivouslesavez,nousnevouscachonsriend'autre.Keirame demanda de lui confier les clés de lamaison, elle préférait rentrer à pied et

nous laisser terminer,entrehommes,cettepassionnanteconversation.Elle saluaWalteretsortitdurestaurant.

–Vousvousêtesdisputés,c'estcela?Qu'est-cequevousavezencorefait,Adrian?–Maisc'estincroyabletoutdemême,pourquoiest-cequeceseraitdemafaute?– Parce que c'est elle qui a quitté la table et pas vous, voilà pourquoi. Donc, je vous

écoute,qu'est-cequevousavezencorefait?–Maisriendutout,bonsang,àpartécouterstoïquementlaproseamourachéedutype

quiluiaécritcettelettre.–Vousavezlulalettrequiluiétaitadressée?–C'estellequimel'alue!–Etbiencelaprouveaumoinssonhonnêteté,etjecroyaisqueceMaxétaitunami?–Unamiqu'elleaeutoutnudanssonlitilyaquelquesannées.–Ditesdonc,monvieux,vousn'étiezpasviergenonplusquandvousl'avezrencontrée.

Vousvoulezque jevousrappellecequevousm'avezconfié?Votrepremiermariage,votredocteur,votrerouquinequiservaitdansunbar...

–Jen'aijamaisétéavecunerouquinequiservaitdansunbar!–Ahbon?Alorsc'étaitmoi.Peu importe,nemeditespasquevousêtesassezstupide

pourêtrejalouxdesonpassé?–Ehbien,jenevousledispas!–Maisenfin,bénissezceMaxaulieudeledétester.–Jenevoisvraimentpaspourquoi.–Maisparceques'iln'avaitpasétéassezcrétinpourlalaisserpartir,aujourd'hui,vous

neseriezpasensemble.

JeregardaiWalter,intrigué;sonraisonnementn'étaitpastotalementdénuédesens.– Bon, offrez-moi un dessert et vous irez vous excuser ensuite ; qu'est-ce que vous

pouvezêtremaladroit!Lamousseauchocolatdevaitêtresucculente,Waltermesuppliadeluilaisserletemps

d'en prendre une autre. Je crois qu'il cherchait en fait à prolonger le moment que nouspassionsensemblepourmeparlerdetanteElenaouplutôtpourquejeluiparled'elle.Ilavaitle projet de l'inviter à passer quelques jours à Londres et voulait savoir si, selonmoi, elleaccepterait son invitation. Je n'avais, demémoire, jamais vuma tante s'aventurer au-delàd'Athènes, mais plus rien ne m'étonnait et, depuis quelque temps, tout appartenait audomainedupossible.JerecommandaicependantàWalterdeprocéderavecdélicatesse.Ilmelaissa lui prodiguermille conseils et finit parme confier, presque confus, qu'il lui en avaitdéjàfait lademandeetqu'elle luiavaitréponduqu'ellerêvaitdevisiterLondres.Tousdeuxavaientprévud'organisercevoyageàlafindumois.

–Alorspourquoicetteconversationpuisquevousconnaissezdéjàsaréponse?–Parcequejevoulaism'assurerquevousn'enseriezpasfâché.Vousêtesleseulhomme

delafamille,ilétaitnormalquejevousdemandel'autorisationdefréquentervotretante.– Jen'ai pas l'impressionque vousme l'ayez vraiment demandé, ou alors celam'aura

échappé.–Disons que je vous ai sondé. Lorsque je vous ai interrogé pour savoir si j'avaismes

chances,sij'avaissentilamoindrehostilitédansvotreréponse...–...vousauriezrenoncéàvosprojets?– Non, avouaWalter, mais j'aurais supplié Elena de vous convaincre de ne pas m'en

vouloir.Adrian,ilyaseulementquelquesmoisnousnousconnaissionsàpeine,depuisjemesuisattachéàvousetjenevoudraisprendreaucunrisquedevousfroisser,notreamitiém'estterriblementprécieuse.

–Walter,luidis-jeenleregardantdansleblancdesyeux.–Quoi?Vouspensezquemarelationavecvotretanteestinconvenante,c'estcela?– Je trouve merveilleux que ma tante trouve enfin, en votre compagnie, ce bonheur

qu'elleasilongtempsguetté.VousaviezraisonàHydra,sic'étaitvousquiaviezvingtansdeplusqu'elle, personnen'y trouverait à redire, cessonsdenous embarrasserde cespréjugéshypocritesdebourgeoisiedeprovince.

–Neblâmezpaslaprovince,jecrainsqu'àLondresonnevoiepascelad'untrèsbonœil,nonplus.

– Rien ne vous oblige à vous embrasser fougueusement sous les fenêtres du conseild'administrationdel'Académie...Quoiquel'idéenemedéplairaitpas,pourtoutvousdire.

–Alors,j'aivotreconsentement?–Vousn'enaviezpasbesoin!– D'une certaine façon, si, votre tante préférerait de beaucoup que ce soit vous qui

parliezdesonpetitprojetdevoyageàvotremère...enfin,elleaprécisé:àconditionquevoussoyezd'accord.

Montéléphonevibradansmapoche.Lenumérodemondomiciles'affichaitsurl'écran,Keiradevaits'impatienter.Ellen'avaitqu'àresteravecnous.

–Vousnedécrochezpas?demandaWalterinquiet.–Non,oùenétions-nous?–Àlapetitefaveurquevotretanteetmoiespéronsdevous.–Vousvoulezque j'informemamèredes frasquesde sa sœur?J'aidéjàdumalà lui

parlerdesmiennes,maisjeferaidemonmieux,jevousdoisbiencela.

Walterpritmesmainsetlesserrachaleureusement.–Merci,merci,merci,dit-ilenmesecouantcommeunprunier.Letéléphonevibraànouveau,jelelaissaisurlatableoùjel'avaisposéetmeretournai

verslaserveusepourluicommanderuncafé.

***

Paris

Unepetitelampeéclairaitlebureaud'Ivory.Leprofesseurremettaitsesnotesàjour.Letéléphonesonna.Ilôtaseslunettesetdécrocha.

–Jevoulaisvousinformerquej'airemisvotrepliàsadestinataire.–L'a-t-ellelu?–Oui,cematinmême.–Etcommentont-ilsréagi?–Ilestencoretroptôtpourvousrépondre...Ivory remercia Walter. Il passa un autre appel et attendit que son correspondant

décroche.–Votrelettreestarrivéeàbonport, jevoulaisvousenremercier.Vousaviezbienécrit

toutcequejevousavaisindiqué?–J'airecopiéchacundevosmots,jemesuissimplementautoriséàyajouterquelques

lignes.–Jevousavaisdemandédenerienchanger!–Alorspourquoinepas l'avoirenvoyéevous-même,pourquoinepas luiavoirdit tout

celadevivevoix?Pourquoivousservirdemoicommeintermédiaire?Jenecomprendspasàquoivousjouez.

–J'aimeraistellementquecenesoitqu'unjeu.Ellevousaccordebienplusdecréditqu'àmoi, bienplusqu'àquiconqued'ailleurs, et jene cherchepas à vous flatter en vousdisantcela,Max.Vousavezétésonprofesseur,pasmoi.Lorsquejel'appelleraidansquelquesjourspourcorroborerlesinformationsqu'elleobtiendraàYell,ellen'enseraqueplusconvaincue.Nedit-onpasquedeuxavisvalentmieuxqu'un?

–Pasquandcesdeuxavisémanentdelamêmepersonne.–Maisnoussommeslesseulsàlesavoir,n'est-cepas?Sivousêtesmalàl'aise,dites-

vousbienquejefaiscelapourleursécurité.Prévenez-moidèsqu'ellevousrappellera.Ellelefera, j'en suis sûr. Et, comme convenu, débrouillez-vousmaintenant pour être injoignable.Demain,jevouscommuniqueraiunnouveaunumérooùmecontacter.Bonnenuit,Max.

***

Londres

Nous sommespartis à lapremièreheure.Keira titubaitde sommeil.Elle se rendormitdansletaxietjeduslasecouerenarrivantàHeathrow.

–J'aimedemoinsenmoinsl'avion,dit-elletandisquel'appareilprenaitsonenvol.–C'estfâcheuxpouruneexploratrice,tuasl'intentiondegagnerleGrandNordàpied?–Ilyalebateau...–Enhiver?–Laisse-moidormir.Nous avions trois heures d'escale à Glasgow. J'aurais voulu emmener Keira visiter la

ville, mais le temps ne s'y prêtait vraiment pas. Keira s'inquiétait du décollage dans desconditionsmétéorologiquesquis'annonçaientdemoinsenmoinsfavorables.Lecielviraitaunoir, de gros nuages obscurcissaient l'horizon. D'heure en heure, une voix annonçait lesretardsetinvitaitlespassagersàprendreleurmalenpatience.Unorageimpressionnantvintdétremper lapiste, laplupartdesvolsétaientannulés,mais lenôtre faisaitpartiedesraresencoreaccrochésautableaudesdéparts.

–Àcombientuévaluesleschancesquecevieilhommenousreçoive?demandai-jealorsquelabuvettefermait.

–Àcombientuévaluesnoschancesd'arriversainsetsaufsdanslesShetland?demandaKeira.

–Jenepensepasqu'ilsnousferontcourirdesrisquesinutiles.–Taconfianceenl'hommemefascine,réponditKeira.L'averse s'éloignait ; profitant d'une courte accalmie, une hôtesse nous enjoignit de

gagnerlaported'embarquementauplusvite.Keiras'engageasurlapasserelleàcontrecœur.–Regarde,luidis-jeenpointantundoigtparunhublot,ilyauneéclaircie,nousallons

passerdedansetéviterlacrasse.–Ettonéclaircienoussuivrajusqu'àl'endroitoùilfaudraredescendresurterre?Lecôtépositifdesturbulencesquinoussecouèrentpendantlescinquante-cinqminutes

quedurèrentcevolfutqueKeiranequittapasmonbras.

Noussommesarrivéssurl'archipeldesShetlandenmilieud'après-midi,sousunepluiebattante. L'agence m'avait conseillé de louer une voiture à l'aéroport. Nous parcourûmessoixantemiles de route à travers des plaines oùpaissaient des troupeauxdemoutons.Lesanimauxvivantenliberté,leséleveursontpourhabitudedeteindrelalainedeleurbétailafindeledistinguerdesélevagesvoisins.Celadonneàcettecampagnedebienjoliescouleursquicontrastentaveclegrisduciel.ÀToft,nousembarquâmesàbordduferryquinaviguaitversUlsta,unpetitvillagesurlacôteorientaledeYell;lerestedel'îlen'estpratiquementpeupléquedehameaux.

J'avaispréparénotrevoyageetunechambrenousattendaitdansunBedandBreakfastàBurravoe,leseuldel'île,jecrois.

LeBedandBreakfastenquestionétaitunefermeavecunechambremiseàdispositiondesraresvisiteursquivenaientseperdreici.

Yell est l'une de ces îles du bout dumonde, une lande de terre longue de trente-cinqkilomètreset larged'àpeinedouze.Neufcentcinquante-septpersonnesyvivent, lecompte

estprécis,chaquenaissanceoudécèsaffectesensiblementladémographiedeslieux.Loutres,phoquesgrisousternesarctiquessonticilargementmajoritaires.

Lecoupled'éleveursquinous reçutparaissaitaudemeurant charmant,à ceciprèsqueleur accent ne me permettait pas de saisir toute leur conversation. Le dîner était servi à6heuresetà7heures,Keiraetmoinousretrouvâmesdansnotrechambre,avecdeuxbougiespour tout éclairage. Le vent soufflait en rafales au-dehors, les volets claquaient, les palesd'une éolienne rouillée grinçaient dans la nuit et la pluie vint battre les carreaux.Keira seblottitcontremoi,maisaucunechancequenousfassionsl'amourcesoir-là.

J'eusmoins de regrets que nous nous soyons endormis tôt car le réveil fut rudementmatinal.Bêlementsdemoutons,grognementsdecochons,caquètementsdevolaillesentoutgenre,nemanquaitautableauquelemugissementd'unevache,maislesœufs,lebaconetlelaitdebrebisquinousfurentservisaupetitdéjeuneravaientungoûtquejen'aihélasjamaisretrouvédepuis.Lafermièrenousdemandacequinousamenaitici.

–Noussommesvenusrendrevisiteàunanthropologuequiaprissaretraitesurl'île,uncertainYannThornsten,vousleconnaissez?demandaKeira.

La fermière haussa les épaules et quitta la cuisine. Keira et moi nous regardâmes,interloqués.

–Tum'asdemandéhierquellesétaientleschancesquecetypenousreçoive?Jeviensderévisermesprévisionsàlabaisse,luisoufflai-je.

Une fois lepetitdéjeuneravalé, jemedirigeaivers l'étableafind'aller rendrevisiteaumaridenotrefermière.Lorsquejel'interrogeaisurledénomméYannThornsten,l'éleveurfitunegrimace.

–Ilvousattend?–Pasexactement,non.–Alorsilvousrecevraàcoupsdefusil.LeHollandaisestunsaletype,nibonjour,niau

revoir,c'estunsolitaire.Lorsqu'ilvientauvillageunefoisparsemainepourfairesescourses,ilneparleàpersonne.Ilyadeuxans,lafamillequihabitelafermeàcôtédechezluiaeuunproblème.Lafemmeaaccouchéenpleinenuitetcelanes'estpasbienpassé.Il fallaitallerchercher ledocteuret lavoiturede sonmarinevoulaitpasdémarrer.Legarsa traversé lalandepour aller lui demander de l'aide, un kilomètre sous la pluie, leHollandais lui a tirédessusàlacarabine.Lebébén'apassurvécu.Jevousledis,c'estunsalebonhomme.Iln'yauraquelecuréetlemenuisierlejouroùonl'emmèneraaucimetière.

–Pourquoilemenuisier?demandai-je.–Parcequec'estluilepropriétaireducorbillard,etc'estsonchevalquiletracte.JerelataimaconversationàKeiraetnousdécidâmesd'allerfaireunebaladelelongdela

côte,letempsdemettreaupointunestratégied'approche.–Jevaisyallerseule,déclaraKeira.–Etpuisquoiencore,pasquestion!–Ilne tirerapassurune femme, iln'aaucuneraisondesesentirmenacé.Écoute, les

histoiresdemauvaisvoisinagesontlégionsurlesîles,cethommen'estcertainementpaslemonstre que l'on nous décrit. J'en connais plus d'un qui tirerait sur une silhouettes'approchantdesamaisonaubeaumilieudelanuit.

–Tuasd'étrangesfréquentations!–Tumedéposesdevantsapropriétéetjefaisleresteàpied.–Sûrementpas!

–Ilne tirerapas surmoi, crois-moi, j'aipluspeurduvol retourquede rencontrer cethomme.

L'échanged'argumentssepoursuivitletempsdelapromenade.Nousmarchionslelongdes falaises, découvrant des petites criques sauvages. Keira s'enticha d'une loutre, l'animaln'étaitpasfaroucheetsemblaitmêmes'amuserdenotreprésence,noussuivantàquelquesmètresdedistance.Àforcedejouer,ilnousentraînapendantplusd'uneheure;leventétaitglacial,maisilnepleuvaitpasetlamarcheétaitagréable.Enroute,nousavonsrencontréunhommequirevenaitdelapêche.Nousluiavonsdemandénotrechemin.

Sonaccentétaitencorepirequeceluidenoshôtes.–Oùallez-vous?grommela-t-ildanssabarbe.–ÀBurravoe.–C'estàuneheuredemarche,derrièrevous,dit-ilens'éloignant.Keiramelaissasurplaceetluiemboîtalepas.–C'estunebellerégion,dit-elleenlerejoignant.–Sionveut,réponditl'homme.–Leshiversdoiventêtrerudes,j'imagine,poursuivit-elle.–Vousavezbeaucoupd'autresconneriesdecegenreàmedire?Jedoisallerpréparer

monrepas.–MonsieurThornsten?–Jeconnaispersonnedecenom,ditl'hommeenaccélérantlepas.–Iln'yapasgrandmondesurl'île,j'aidumalàvouscroire.–Croyezcequevousvoulezetfoutez-moilapaix.Vousvouliezquejevousindiquevotre

chemin,vousêtesentraindeluitournerledos,alorsfaitesdemi-touretvousserezdanslabonnedirection.

–Jesuisarchéologue.Noussommesvenusdeloinpourvousrencontrer.–Archéologueoupas,çam'esttotalementégal, jevousaiditquejeneconnaissaispas

votreThornsten.– Je vous demande juste deme consacrer quelques heures, j'ai lu vos travaux sur les

grandesmigrationsdupaléolithiqueetj'aibesoindevoslumières.L'hommes'immobilisaettoisaKeira.–Vousavezlatêted'uneemmerdeuseetj'aipasenviequ'onm'emmerde.–Etvous,vousavezlatêted'untypeaigrietdétestable.–Jesuisbiend'accord,réponditl'hommeensouriant,raisondepluspourquenivousni

moinefassionsconnaissance.Enquellelanguejedoisvousdiredemelaissertranquille?–Essayezlehollandais!J'imaginequepeudegensdanslecoinontunaccentcommele

vôtre.L'hommetournaledosàKeiraets'enalla.Ellelesuivitetlerattrapaaussitôt.–Faites votre têtedemule, çam'est bien égal, je vous suivrai jusque chez vous s'il le

faut.Vousferezquoilorsquenousarriveronsdevantvotreporte,vousmechasserezàcoupsdefusil?

– C'est les fermiers de Burravoe qui vous ont raconté ça ? Ne croyez pas toutes lessaloperies que vous entendrez sur l'île, les gens s'emmerdent ici, ils ne savent plus quoiinventer.

–Laseulechosequim'intéresse,continua-t-elle,c'estcequevousavezàmedire,etriend'autre.

Pour la première fois, l'homme sembla s'intéresser à moi. Il ignora momentanémentKeiraetfitunpasdansmadirection.

–Elleesttoujoursaussichianteouj'aidroitàuntraitementdefaveur?Jen'auraispasformulélachoseainsi,maisjemecontentaid'unsourireetluiconfirmai

queKeiraétaitd'unenatureassezdéterminée.–Etvous,vousfaitesquoidanslavieàpartlasuivre?–Jesuisastrophysicien.Sonregardchangeasoudain,sesyeuxd'unbleuprofonds'ouvrirentunpeuplusgrands.–J'aimebiença,lesétoiles,souffla-t-il,ellesm'ontguidéautrefois...Thornstenregardaleboutdeseschaussuresetenvoyauncaillouvaldinguerenl'air.–J'imaginequevousdevezlesaimervousaussi,sivousfaitescemétier?reprit-il.–Jel'imagine,répondis-je.–Suivez-moi,j'habiteauboutduchemin.Jevousoffredequoivousdésaltérer,vousme

parlezunpeuducieletensuitevousmelaisseztranquille,marchéconclu?Nousavonséchangéunepoignéedemainquivalaitbienunepromesse.Untapisusésur lesolenbois,unvieux fauteuildevant lacheminée, le longd'unmur

deuxbibliothèques croulant sous les livres et lapoussière,dansuncoinun lit en fer forgérecouvertd'unvieuxpatchwork,unelampeetunetabledenuit,voilàdequoiétaitcomposéelapièceprincipaledecettehumbledemeure.Notrehôtenous installaautourdesatabledecuisine ; il nous offrit un café noir, dont l'amertume n'avait rien à envier à la couleur. Ilallumaunecigaretteenpapiermaïsetnousregardafixementtouslesdeux.

–Qu'est-cequevousêtesvenuschercherexactement?dit-ilensoufflantl'allumette.–DesinformationssurlespremièresmigrationshumainesquionttransitéparleGrand

Nordpourarriverjusqu'enAmérique.–Cesfluxmigratoiressonttrèscontroversés,lepeuplementducontinentaméricainest

beaucoupplus complexequ'iln'yparaît.Mais tout celaestdans les livres, vousn'aviezpasbesoindevousdéplacer.

–Croyez-vouspossible,repritKeira,qu'ungroupeaitpuquitterlebassinméditerranéenpourgagnerledétroitdeBéringetlamerdeBeaufortenpassantparlePôle?

–Sacréebalade,ricanaThornsten.Selonvous,ilsauraientfaitlevoyageenavion?–Cen'estpas lapeinede leprendredehaut, jevousdemande justederépondreàma

question.–Etàquelleépoqueauraiteulieucetteépopée,d'aprèsvous?–Entrequatreetcinqmilleansavantnotreère.–Jamaisentenduparlerd'unetellechose,pourquoicemoment-làenparticulier?–Parcequec'estceluiquim'intéresse.–Lesglacesétaientbienplusforméesqu'ellesnelesontaujourd'huietl'océanpluspetit

; en se déplaçant au gré des saisons favorables, oui, cela aurait été possible. Maintenant,jouons cartes sur table, vousdites avoir lumes travaux, jene saispas comment vous avezréussiceprodigecarj'aitrèspeupubliéetvousêtesbientropjeunepouravoirassistéàl'unedesraresconférencesquej'aidonnéessurcesujet.Sivousvousêtesvraimentpenchéesurmesécrits,vousvenezdemeposerunequestiondontvousconnaissiezlaréponseavantdevenir, puisque ce sont précisément les théories que j'ai défendues. Ellesm'ont valu d'êtrerelégué au ban de la Société des archéologues ; alors à mon tour de vous poser deuxquestions.Qu'est-cequevousêtesvraimentvenuschercherchezmoietdansquelbut?

Keiraavalasatassedecaféculsec.

– D'accord, dit-elle, jouons cartes sur table. Je n'ai jamais rien lu de vous, j'ignoraisencore l'existence de vos travaux la semaine dernière. C'est un ami professeur qui m'arecommandédevenirvousvoir,medisantquevouspourriezmerenseignersurcesgrandesmigrationsquinefontpasl'unanimitécheznosconfrères.Maisj'aitoujourscherchélàoùlesautres avaient renoncé. Et, aujourd'hui, je cherche un passage par lequel des hommesauraientputraverserleGrandNordauIVeouVemillénaire.

– Pourquoi auraient-ils entrepris ce voyage ? demanda Thornsten. Qu'est-ce qui lesaurait poussés à risquer leur vie ? C'est la question clé, jeune fille, lorsqu'on prétends'intéresserauxmigrations.L'hommenemigrequeparnécessité,parcequ'ilafaimousoif,parcequ'ilestpersécuté,c'estsoninstinctdesurviequilepousseàsedéplacer.Prenezvotreexemple,vousavezquittévotreniddouilletpourvenirdanscettevieillebaraqueparcequevousaviezbesoindequelquechose,non?

Keirameregarda, cherchantdansmesyeux la réponseàunequestionque jedevinais.Fallait-ilounonaccordernotreconfianceàcethomme,prendrelerisquedeluimontrernosfragments, les réunir à nouveau pour qu'il assiste au phénomène ? J'avais remarqué que,chaquefoisquenouslefaisions,l'intensitédiminuait.Jepréféraienéconomiserl'énergie,etfaire en sorte que lemoins demonde possible soit au courant de ce que nous tentions dedécouvrir.Jeluifisunsignedetêtequ'ellecomprit,elleseretournaversThornsten.

–Alors?insista-t-il.–Pourallerporterunmessage,réponditKeira.–Quelgenredemessage?–Uneinformationimportante.–Etàqui?–Auxmagistèresdescivilisationsétabliessurchacundesgrandscontinents.– Et comment auraient-ils pu deviner qu'à de pareilles distances d'autres civilisations

quelaleurexistaient?–Ilsnepouvaientenavoirlacertitude,maisjeneconnaispasd'explorateurquisacheau

moment du départ ce qu'il trouvera à l'arrivée. Cependant, ceux auxquels je pense avaientcroisé suffisamment de peuples différents du leur pour supposer qu'il en existait d'autresvivant sur des terres lointaines. J'ai déjà la preuve que trois voyages de ce genre furententreprisàlamêmeépoqueetsurdesdistancesconsidérables.L'unverslesud,l'autreversl'est jusqu'en Chine, un troisième vers l'ouest. Ne reste que le nord pour confirmer mathéorie.

–Vousavezvraimentlapreuvequedetelsvoyagesonteulieu?interrogeaThornsten,méfiant.

Savoixavaitchangé.IlrapprochasachaisedeKeiraetposasamainsurlatable,raclantleboisduboutdesongles.

–Jenevousmentiraispas,affirmaKeira.–Vousvoulezdire,pasdeuxfoisdesuite?–Toutàl'heure,jevoulaisvousapprivoiser,onditquevousn'êtespasd'unabordfacile.–Jevisreclusmaisjenesuispasunanimal!ThornstenfixaKeira.Sesyeuxétaientcernésderidesetsonregardsiprofondqu'ilétait

difficiledelesoutenir;ilselevaetnouslaissaseulsuninstant.–Nousparleronsensuitedevosétoiles,jen'aipasoubliénotremarché,cria-t-ildepuisle

salon.Ilrevintavecunlongtubedontilsortitunecartequ'ildépliasurlatable.Ilencalales

anglesrécalcitrantsavecnostassesdecaféetuncendrier.

–Voilà,dit-ilendésignantlenorddelaRussiesurlegrandplanisphère.Sicevoyagearéellement existé, plusieurs voies s'offraient à vos messagers. L'une, en remontant par laMongolieet laRussiepouratteindre ledétroitdeBéring,commevous lesuggériez.Àcetteépoque, les peuples sumériens avaient déjàmis au point des embarcations assez robustespourpouvoir longer la routedes icebergs et atteindre lamerdeBeaufort,même si rienneprouvequ'ils y soient jamaisallés.Autre routepossible, enpassantpar laNorvège, les îlesFéroé,l'Islande,puisentraversantouenlongeantlacôteduGroenland,labaiedeBaffin,ilsauraient pu arriver en mer de Beaufort. À condition toutefois d'avoir pu survivre à destempératurespolaires,des'êtrenourrisdepêcheenroute,sanss'êtreeux-mêmesfaitdévorerparlesours,maistoutestpossible.

–Possibleouplausible?insistaKeira.– J'ai défendu la thèse que de tels voyages avaient été entrepris par des hommes

d'origine caucasienne plus de vingt mille ans avant notre ère ; j'ai aussi prétendu que lacivilisation des Sumériens n'était pas apparue sur les rives de l'Euphrate et du Tigresimplementparcequ'ilsavaientapprisàentreposerl'épeautreetpersonnenem'acru.

–Pourquoimeparlez-vousdesSumériens?demandaKeira.–Parcequecettecivilisationestl'unedespremières,sinonlapremière,àavoirélaboré

l'écriture,l'unedespremièresàs'êtredotéed'unoutilpermettantauxhommesdenoterleurlangue.Avec l'écriture, lesSumériensont inventé l'architectureetmisaupointdesbateauxdignes de ce nom. Vous cherchez les preuves d'un grand voyage ayant eu lieu il y a desmillénaires,etvousespéreztomberdessuscommesi,parenchantement,lepetitPoucetavaitsemédescailloux?Vousêtesd'unenaïvetéaffligeante.Quelquesoitcequevouscherchezréellement,sicelaaexisté,c'estdanslestextesquevousentrouverezlestraces.Vousvoulezmaintenantquejevousendiseunpeuplusouvousavezencorel'intentiondem'interromprepourneriendire?

JeprislamaindeKeiraetlaserraidanslamienne,unefaçonàmoidelasupplierdelelaisserpoursuivresonrécit.

–CertainssoutiennentquelesSumérienssesontsédentariséssurl'EuphrateetleTigre,parcequel'épeautreypoussaitenabondanceetqu'ilsavaientapprisàstockercettecéréale.Ils pouvaient conserver les récoltes qui les nourriraient pendant les saisons froides etinfertiles et n'avaient plus besoin de vivre en nomades pour se procurer leur nourriturequotidienne.C'estcequejevousexpliquais,lasédentarisationtémoignequel'hommepassede l'état de survie à l'état de vie. Et, dès qu'il se sédentarise, il entreprend d'améliorer sonquotidien,c'estlàetseulementlàquecommencentàévoluerlescivilisations.Qu'unincidentgéographiqueouclimatiqueviennedétruirecetordre,quel'hommenetrouveplussonpainquotidien et le voilà aussitôt qui reprend la route. Exodes oumigrations,mêmes combats,mêmemotif, celui de l'éternelle survie de l'espèce.Mais les connaissances des Sumériensétaient déjà bien tropdéveloppées pour qu'il se soit agi de simples fermiers soudainementsédentarisés.J'aiavancélathéorieselonlaquelleleurcivilisationremarquablementévoluéeétait néede la réuniondeplusieurs groupes, chacunporteurde sapropre culture.Lesunsvenantdusous-continentindien,d'autresarrivésparlamerenlongeantlelittoraliranienetenfin un troisième groupe venu de l'AsieMineure. Azov, Noire, Égée etMéditerranée, cesmersn'étaientguèreéloignéeslesunesdesautres,quandellesn'étaientpascommunicantes.Cesonttouscesmigrantsquisesontunispourfondercetteextraordinairecivilisation.Siunpeupleapuentreprendrelevoyagedontvousmeparlez,cenepeutêtrequ'eux!Et,sitelestle cas, alors ils l'auront raconté. Retrouvez les tablettes de ces écritures et vous aurez lapreuvequecequevouscherchezexiste.

–J'aidissociélatabledesmémoires...,soufflaKeiraàvoixbasse.–Qu'est-cequevousdites?interrogeaThornsten.–Nousavonsretrouvéuntextequicommenceparcettephrase:J'aidissociélatabledes

mémoires.–Queltexte?–C'estunelonguehistoire,maisilfutrédigéenlangageguèzeetnonensumérien.–Maisquevousêtessotte!tempêtaThornstenentapantdupoing.Celaneveutpasdire

pour autantqu'il ait été retranscrit à l'époquemêmedupéripledont vousmeparlez.Vousavezétudié,ouioumerde?Leshistoiressetransmettentdegénérationengénération,ellesfranchissentlesfrontières,lespeupleslestransformentetselesapproprient.Ignorez-vouslenombredecesempruntsretrouvésdansl'Anciencommedans leNouveauTestament?Desmorceauxd'histoires,volésàd'autrescivilisationsbienplusanciennesquelejudaïsmeoulechristianisme qui les ont accommodées. L'archevêque anglican James Ussher, primatd'Irlande,publiaentre1625et1656unechronologiequisituait lanaissancede l'Universaudimanche23octobredel'an4004avantJésus-Christ,quellebellefoutaise!Dieuavaitcrééletemps, l'espace, les galaxies, les étoiles, le Soleil, la Terre et les animaux, l'homme et lafemme,l'enferetleparadis.Lafemmecrééeàpartird'unecôtedel'homme!

Thornsten éclata de rire. Il se leva pour aller chercher une bouteille de vin, il ladéboucha,enservittroisverresetlesposasurlatable.Ilbutlesiend'untraitetseresservitaussitôt.

–Sivoussaviezlenombredecrétinsquicroientencorequeleshommesontunecôtedemoinsquelesfemmes,vousenririeztoutelanuit...etpourtant,cettefableestinspiréed'unpoèmesumérien,elleestnéed'unsimplejeudemots.LaBibleesttrufféedecesemprunts,dont le fameux déluge et son arche deNoé, un autre conte écrit par les Sumériens. Alors,oubliezvospeuplesdesHypogées,vousfaitesfausseroute.Ilsn'aurontétéaumieuxquedesrelais,desrapporteurs;seulslesSumériensauraientpuconcevoirlesembarcationscapablesdu périple dont vousme parlez, ils ont tout inventé ! Les Égyptiens ont tout copié d'eux,l'écriture dont ils se sont inspirés pour leurs hiéroglyphes, l'art naval et celui de bâtir desvillesenbrique.Sivotrevoyageabieneulieu,c'estlàqu'ilacommencé!affirmaThornstenendésignantl'Euphrate.

Ilselevaetsedirigeaverslesalon.–Restezlà,jevaisvouschercherquelquechoseetjereviens.Pendantlecourtinstantoùnousétionsseulsdanslacuisine,Keirasepenchasurlacarte

etsuivitdudoigtleparcoursdufleuve.Ellesouritetmeconfiaàvoixbasse:– Le Shamal, c'est là qu'il prend naissance, à l'endroit précis que Thornsten nous a

désigné.C'estdrôled'imaginerqu'ilm'achasséedelavalléedel'Omopourquefinalementjerevienneàlui.

–Lebruissementd'ailesdupapillon...,répondis-jeenhaussantlesépaules.SileShamaln'avaitpassoufflé,nousneserionseneffetpasici.

Thornstenreparutdans lacuisineavecuneautrecarte,détaillantde façonplusprécisel'hémisphèreNord.

– Quelle était la réelle position des glaces à cette époque ? Quelles voies s'étaientrefermées,quellesautress'étaientouvertes?Toutn'estquesupposition.Maislaseulechosequi confirmera votre théorie sera de retrouver des preuves de ces passages sinon au pointd'arrivée, aumoins à l'endroit où vosmessagers se seront arrêtés. Rien ne dit qu'ils aientatteintleurbut.

–Laquelledecesdeuxvoiesprendriez-voussivousvouliezsuivreleurstraces?

–Jecrainsqu'iln'enresteguère,detraces,àmoinsque...–Àmoinsquequoi?demandai-je.C'était lapremièrefoisquejem'autorisaisàparticiperàcetteconversation;Thornsten

seretournaversmoi,commes'ilremarquaitenfinmaprésence.–Vousavezparléd'unpremiervoyageaccomplijusqu'enChine,ceuxquiysontarrivés

auraientpupoursuivreleurrouteverslaMongolie,et,danscecas,lecheminlepluslogiqueauraitétéderemonterverslelacBaïkal.Delà, il leurauraitsuffideselaisserporterparlarivièreAngara, jusqu'à cequ'elle se jettedans le fleuve Ienisseï ; sonestuaire se trouveenmerdeKara.

–C'étaitdoncfaisable!s'enthousiasmaKeira.– Je vous conseille de vous rendre à Moscou. Présentez-vous à la Société des

archéologues et essayez d'obtenir l'adresse d'un certain Vladenko Egorov. C'est un vieilalcoolique,quivitrecluscommemoidansunebicoque,quelquepart,jecrois,autourdulacBaïkal.Envousrecommandantdemoietenluirendantlescentdollarsquejeluidoisdepuistrenteans...ildevraitvousrecevoir.

Thornstenfouilladanslapochedesonpantalonetensortitunbilletdedixlivressterlingrouléenboule.

–Ilfaudraquevousm'avanciezlescentdollars...Egorovestl'undesraresarchéologuesrussesencoreenvie,dumoinsjel'espère,àavoirpumenerdesrecherchessouscouvertdeson gouvernement à l'époque où tout était interdit. Il a dirigé pendant quelques années laSociétédesarchéologuesetensaitbeaucoupplusqu'iln'ajamaisvoulul'avouer.DutempsdeKhrouchtchev, iln'étaitpasbonde tropbrilleretencoremoinsd'avoirsespropres théoriessur les origines du peuplement de laMère Patrie. Si des fouilles ont révélé des traces dupassage de vos migrants près de la mer de Kara, au IVe ou Ve millénaire, il en aura étéinformé.Jenevoisque luipourvousdiresi,ouiounon,vousêtessur labonnevoie.Bon,maintenantquelanuitesttombée,s'exclamaThornstenentapantànouveaudupoingsurlatable, je vais vousprêterdequoinepas vous les geler et sortons.Le ciel est clair ce soir ;depuis le temps que je regarde ces fichues étoiles, il y en a quelques-unes sur lesquellesj'aimeraispouvoirenfinmettreunnom.

Ilpritdeuxparkasauportemanteauetnousleslança.–Enfilezça,dèsquenousenaurons fini, jenousouvriraidesbocauxdeharengsdont

vousmedirezdesnouvelles!On ne se dédit pas d'une promesse, encore moins lorsque l'on se trouve au bout du

mondeetquelaseuleâmequiviveàdixkilomètresàlarondesepromèneàvoscôtés,avecunfusilchargé.

–Nemeregardezpascommesij'avaisl'intentiondevousfarcirlederrièredechevrotine.Cettelandeestsauvage,onnesaitjamaisquelsbestiauxonpeutycroiserlanuit.D'ailleurs,ne vous éloignez pas demoi. Allez, regardez donc celle-ci qui scintille là-haut et dites-moicommentelles'appelle!

Noussommesrestésunlongmomentànouspromenerdanslanuit.Detempsentemps,Thornsten tendait la main et me désignait une étoile, une constellation ou encore unenébuleuse. Je les lui nommais, y compris quelques-unes invisibles à nos yeux. Il semblaitvraiment heureux, ce n'était plus tout à fait le même homme que celui que nous avionsrencontréenfind'après-midi.

Lesharengsnefurentpassimauvais,lachairdespommesdeterrequ'ilfitcuiredanslacendreapaisalabrûluredusel.Aucoursdudîner,ThornstennequittapasKeiradesyeux,ildevaityavoirbienlongtempsqu'uneaussijoliefemmen'étaitentréedanssamaison,sitant

estqu'ilenaitaccueilliuneunsoir,danscetendroitloindetout.Unpeuplustard,devantlacheminée, tandis que nous goûtions une gnôle qui nous emporta le palais et la gorge,Thornstensepenchaànouveausurlacartequ'ilavaitétaléesurletapisetfitsigneàKeiradevenirs'asseoirparterre,àcôtédelui.

–Dites-moicequevouscherchezvraiment!Keiraneluiréponditpas.Thornstenluipritlesmainsetenregardalespaumes.–Laterreneleurapasfaitdecadeaux.IltournalessiennesetlesmontraàKeira.–Ellesaussiontcreusé,ilyalongtemps.–Dansquelcoindumondeavez-vousfouillé?demandaKeira.–Peuimporte,c'étaitilyavraimentlongtemps.

Tarddans lasoirée, ilnousconduisit jusqu'àsagrangeoù ilnous fitmonteràbordde

sonpick-up.Ilnousdéposaàdeuxcentsmètresdelafermeoùnousdormions.Nousavonsregagnénotrechambreàpasde loupetà la lueurd'unbriquetqu'ilnousavaitvendupourcentdollars... tout rond.UnvieuxZippoqui envalait aumoins ledouble, jura-t-il ennoussouhaitantdefairebonneroute.

Je venais de souffler la bougie et je tentais deme réchauffer dans ces draps glacés ethumides,quandKeiraseretournaversmoipourmeposerunedrôledequestion.

–Tutesouviensdem'avoirentenduluiparlerdespeuplesdesHypogées?–Jenesaisplus,peut-être...pourquoi?–Parceque,avantdenousdemanderd'allerpayersesdettesàsonvieilamirusse,ilm'a

dit : « Laissez tomber vos peuples des Hypogées, vous faites fausse route. » J'ai beauressasser toute notre conversation, je suis presque certaine de ne jamais les avoirmentionnés.

–Tuasdûlefairesanst'enrendrecompte.Vousavezbeaucoupbavardétouslesdeux.–Tut'esennuyé?–Non,paslemoinsdumonde,c'estundrôledetype,plutôtpassionnant.Cequej'aurais

aimé savoir, c'est pourquoi unHollandais est venu s'exiler sur une île aussi retranchée dunorddel'Écosse.

–Moiaussi.Nousaurionsdûluiposerlaquestion.–Jenesuispascertainqu'ilyauraitrépondu.Keirafrissonnaetvintseblottircontremoi.Jeréfléchissaisàsaquestion.J'avaisbeau

revisitersaconversationavecThornsten,jenerevoyaispaseneffetàquelmomentelleavaitparlé des peuples des Hypogées.Mais cette question ne semblait déjà plus la troubler, sarespirationétaitrégulière,elles'étaitendormie.

***

Paris

Ivorysepromenaitsurlaberge.Ilrepéraunbancprèsd'ungrandsauleetallas'yasseoir.Une brise glaciale soufflait le long de la Seine. Le vieux professeur remonta le col de sonmanteauetsefrictionnalesbras.Sontéléphonevibradanssapoche,ilavaitguettécetappeltoutelasoirée.

–C'estfait!–Ilsvousonttrouvésanstropdedifficultés?–Votreamieestpeut-être labrillantearchéologuedontvousm'avezvanté lesmérites,

mais avant que ces deux-là n'arrivent jusqu'à chez moi, on aurait pu voir venir la fin del'hiver.J'aifaitensortedecroiserleurroute...

–Commentleschosessesont-ellesdéroulées?–Exactementcommevousmel'aviezdemandé.–Etvouscroyez...–Quejelesaiconvaincus?Oui,jelepense.–Jevousremercie,Thornsten.–Pasdequoi,jeconsidèrequenoussommesquittesdésormais.–Jenevousaijamaisditquevousm'étiezredevabledequoiquecesoit.– Vousm'avez sauvé la vie, Ivory. Je rêvais depuis longtemps dem'acquitter de cette

detteenversvous.Monexistencen'apasétédrôletouslesjoursdanscetexilforcé,maiselleauraétémoinsennuyeusequ'aucimetière.

–Allons,Thornsten,celanesertàriendereparlerdetoutcela.–Ohquesi,et jen'enaipas fini,vousallezm'écouter jusqu'aubout.Vousm'avez tiré

des griffes de ces types qui voulaient ma peau quand j'ai trouvé ce maudit caillou enAmazonie.Vousm'avezsauvéd'unattentatàGenève,sivousnem'aviezpasprévenu,sivousnem'aviezpasdonnélesmoyensdedisparaître...

–Toutcela,c'estdelavieillehistoire,l'interrompitIvoryd'unevoixtriste.–Pas si vieille que cela ; sinon, vousnem'auriez pas adressé vosdeuxbrebis égarées

pourquejelesremettedansledroitchemin;maisavez-vouspesélesrisquesquevousleurfaitescourir?Vouslesenvoyezàl'abattoiretvouslesaveztrèsbien.Ceuxquisesontdonnéautantdemalpouressayerdemetuerferontdemêmeaveceuxs'ilss'approchenttropprèsdu but. Vous avez fait demoi votre complice et depuis que je les ai laissés, j'ai le cœur àl'envers.

–Ilneleurarriverarien,jevousl'assure,lestempsontchangé.–Ahoui,alorspourquoijecroupisencoreici?Etquandvousaurezobtenucequevous

voulez, eux aussi vous les aiderez à changer d'identité ? Eux aussi devront aller s'enterrerdansuntrouperdupourqu'onnelesretrouvejamais?C'estçavotreplan?Quoiquevousayezfaitpourmoidanslepassé,noussommesquittes,c'esttoutcequejevoulaisvousdire.Jenevousdoisplusrien.

Ivory entenditundéclic,Thornstenavaitmis finà leur conversation. Il soupira et jetasontéléphonedanslaSeine.

***

Londres

De retour à Londres, il nous fallut patienter quelques jours avant d'obtenir nos visaspour la Russie. Le chèque que les administrateursm'avaient généreusement octroyé poursoldedetoutcompteavaitleméritedemepermettredecontinueràfinancercevoyage.Keiraoccupait l'essentieldesontempsà lagrandebibliothèquede l'Académie;grâceàWalter j'yavaisconservémesentrées.Montravailconsistantprincipalementàaller luichercherdanslesrayonnageslesouvragesqu'ellemeréclamaitetàallerlesrangeràleurplacequandellen'enavaitplusbesoin, jecommençaisàsérieusementm'ennuyer.J'avaisprisunaprès-mididecongéetm'étaisinstallédevantmonordinateurafindereprendrecontactavecdeuxamischers auxquels je n'avais pas donné de nouvelles depuis longtemps. J'envoyai un courrielsousformed'énigmeàErwan.Jesavaisque,lorsqu'illedécouvrirait,laseulelecturedemonadresseluiferaitprononcerunebordéed'injures.Ilrefuseraitprobablementdemelire,maisavantqueviennelesoir,lacuriositél'emporterait.Ilrallumeraitsonécran,etseraitforcéparsanatureàréfléchiràlaquestionquejeluiposais.

Aussitôt après avoir appuyé sur la touche « envoi » du clavier, je décrochai montéléphoneetappelaiMartynàl'observatoiredeJodrell.

Jefussurprisdelafroideurdesonaccueil,safaçondemeparlerneluiressemblaitpasdutout.D'unevoixàpeineaimable,ilmeditqu'ilavaitbeaucoupdetravailetilmeraccrochapresque au nez. Cette conversation avortéeme laissa une sale impression.Martyn etmoiavions toujours entretenu des rapports cordiaux, souvent complices, et je ne pouvaiscomprendre son attitude. Peut-être avait-il des problèmes personnels qu'il ne voulait paspartager.

Vers17heures,j'avaistraitémoncourrier,payémesfacturesenretard,déposéuneboîtede chocolats à ma voisine pour la remercier des services qu'elle me rendait à longueurd'année,etjedécidaid'allerfaireuntouràl'épiceriequisetrouvaitaucoindemaruepourremplirleréfrigérateur.

Jemepromenaisàtraverslesrayonsdelasupérettequandlegérants'approchademoi,sousprétextedevenirregarniruneétagèredeboîtesdeconserve.

–Nevousretournezpastoutdesuite,ilyauntypequivousobservedepuisletrottoird'enface.

–Pardon?–Cen'estpaslapremièrefois,jel'avaisdéjàremarquéquandvousêtesvenuladernière

fois.Jenesaispasdansquelpétrinvousvousêtesfourré,maisfiez-vousàmonexpérience,celui-làc'estduCanadaDry.

–Cequisignifie?– Il a l'aird'un flic, le comportementd'un flic,mais cen'enestpasun, croyez-moi, ce

genredetype,c'estdelaracaillepurjus.–Commentpouvez-vouslesavoir?– J'ai des cousins derrière les barreaux, rien de méchant, trafic de marchandises

malencontreusementtombéesducamion.–Jepensequevousdevezfaireerreur,dis-jeenregardantpar-dessussonépaule.–Commevousvoulez,mais,sivouschangezd'avis,maremise,aufonddumagasin,est

ouverte. Il yauneportequidonnedans la cour.De là,vouspouvezpasserpar l'immeuble

voisinetressortirdanslaruedederrière.–C'esttrèsgentilàvous.–Depuisletempsquevousfaitesvoscoursesici...,çam'ennuieraitdeperdreunclient

fidèle.Le commerçant retourna derrière son comptoir. L'air de rien, je m'approchai d'un

tourniquetprèsdelavitrine,ychoisisunjournaletenprofitaipourjeterunœilverslarue.Lepatrondumagasinn'avaitpas tort,auvolantd'unevoituregarée le longdutrottoird'enface, unhomme semblait bienme surveiller. Jedécidai d'en avoir le cœurnet. Je sortis etavançai droit vers lui.Alors que j'étais en trainde traverser la chaussée, j'entendis rugir lemoteurdesaberlinequidémarraentrombe.

Del'autrecôtédelarue,lepatrondelasupérettemeregardaitenhaussantlesépaules.Jeretournailuiréglermesachats.

–Jedoisavouerquec'estassezétrange,dis-jeenluitendantmacartedecrédit.–Vousn'avezrienfaitd'illégalcesdernierstemps?medemanda-t-il.La question me parut assez incongrue, mais elle m'avait été posée avec une telle

bienveillancequejenem'ensentisnullementoffusqué.–Pasquejesache,non,répondis-je.–Vousdevriezlaisservoscoursesicietfoncerchezvous.–Pourquoiça?–Celousticm'avaitl'aird'êtreenplanque,peut-êtrepourassurerunecouverture.–Quellecouverture?–Pendantquevousêteslà,onestcertainquevousn'êtespasailleurs,sivousvoyezce

quejeveuxdire.–Etoùneserais-jepas?–Chezvous,parexemple!–Vouscroyezque...?– Que si vous continuez à bavasser comme ça, vous arriverez trop tard ? Sans aucun

doute!Jeprismonsacdeprovisionsetrentrairapidement.Lamaisonétait tellequeje l'avais

laissée,aucunetraced'effractionsurlaporteetrienàl'intérieurquineviennecorroborerlessuppositions de mon épicier. Je déposai mes courses dans la cuisine et décidai d'allerchercherKeiraàl'Académie.

***

Keiras'étiraitenbâillantetsefrottaitlesyeux,signequ'elleavaitasseztravaillépourlajournée.Ellerefermalelivrequ'elleétudiaitetallalerangerenbonneplacesuruneétagère.Ellequittalabibliothèque,passasaluerWalteràsonbureauets'engouffradanslemétro.

***

Ciel gris, crachin, trottoirs luisants, un vrai soir d'hiver à Londres. La circulation étaitépouvantable.Quarante-cinqminutesd'embouteillagesavantd'arriveràdestinationetdixdeplus pour trouver une place de stationnement. Je verrouillais la portière de ma voiture,lorsquejevisWaltersortirdel'Académie.Luiaussim'avaitaperçu,iltraversalarueetvintàmarencontre.

–Vousavezletempsd'allerprendreunverre?medemanda-t-il.–Laissez-moiallerchercherKeiraàlabibliothèqueetnousvousrejoignonsaupub.–Ah,j'endoute,elleestpartieilyaunebonnedemi-heure,peut-êtremêmeunpeuplus.–Vousenêtessûr?– Elle est venue me dire bonsoir, nous avons bavardé quelques instants dans mon

bureau.Alors,cettebière?Jeregardaimamontre,c'étaitlapireheurepourretraverserLondres,j'appelleraisKeira

dèsquenousserionsàl'abripourlaprévenirquejerentreraisunpeuplustard.Lepubétaitbondé,Walterdonnaducoudepourarriverjusqu'aucomptoir;ilcommanda

deuxpintesetm'entenditunepar-dessusl'épauled'unhommequiavaitréussiàsefaufilerentre nous.Walter m'entraîna vers le fond de la salle, une table se libérait. Nous nous yinstallâmesaumilieud'unbrouhahadifficilementsupportable.

–Alors,c'étaitbien,cepetitvoyageenÉcosse?criaWalter.–Formidable... sivousaimez lesharengs.Jecroyaisqu'il faisait froidàAtacama,mais

l'atmosphèredeYellestencoreplusglacialeettellementhumide!–Vousyaveztrouvécequevouscherchiez?– Keira semblait enthousiaste, c'est déjà cela, je crains que nous ne devions repartir

bientôt.–Cettehistoirevafinirparvousruiner,hurlaWalter.–C'estdéjàfait!Monportablevibraitaufonddemapoche,jeleprisetlecollaiàmonoreille.–Tuasfouillédansmesaffaires?medemandaKeirad'unevoixàpeineaudible.–Non,évidemment,pourquoiaurais-jefaitunechosepareille?–Tun'aspasouvertmonsac,tuenessûr?chuchota-t-elle.–Tuviensdemeposerlaquestion,laréponseesttoujoursnon.–Tuavaislaisséunelumièrealluméedanslachambre?–Nonplus,jepeuxsavoircequ'ilsepasse?–Jecroisquejenesuispasseuledanslamaison...Monsangseglaçad'uncoup.–Sorsdelà,Keira!hurlai-je.Fichelecamptoutdesuite,coursjusqu'àl'épicerieaucoin

d'OldBrompton,neteretournepasetattends-moilà-bas,tum'entends?Keira,tum'entends?

Lacommunicationavaitétécoupée;avantqueWalteraitletempsdecomprendrequoiquecesoit,jetraversailasalledupub,bousculanttoutsurmonpassage,etmeprécipitaiau-dehors.Untaxiétaitcoincédanslesembouteillages,unemotos'apprêtaitàledépasser,jemejetaipresquesoussesrouesetforçailemotocyclisteàs'arrêter.Jeluiexpliquaiqu'ils'agissaitd'unequestiondevieoudemortetpromisdeledédommagers'ilmeconduisaitsur-le-champaucroisementd'OldBromptonetdeCresswellGarden;ilmefitgrimperenselle,enclenchaunevitesseetaccéléra.

Les rues défilaient à toute berzingue,OldMarylebone,EdgwareRoad,MarbleArch, lecarrefour giratoire était noir de monde, autobus et taxis semblaient imbriqués dans unepartiededominos inextricable.Monpilotegrimpasur le trottoir ; jen'avaispaseusouvent

l'occasiondefairedelamoto,maisj'essayaisdel'accompagnerdemonmieuxdèsquenousnousinclinionsdansunvirage.Dixminutesd'unecourseinterminable;latraverséedeHydePark se fit sous une pluie battante, nous remontions Carriage Drive entre deux files devoitures,nosgenouxfrôlantparfoisleurscarrosseries.Serpentine,ExhibitionRoad,lerond-point de la station de métro de South Kensington, enfin, Old Brompton se profilait, plusencombrée encore que les précédentes avenues. À l'intersection de Queens GateMews, lemotard accéléra encore et franchit le carrefour alors que le feu virait de l'orange au rouge.Unecamionnetteavaitanticipélevert,lechocsemblaitinévitable.Lamotosecouchasurleflanc, son pilote s'accrocha au guidon, je partis en toupie sur le dos, filant vers le trottoir.Impression fugace, je crus voir les visages immobiles des passants, témoinshorrifiés de lascène. Par chance,ma course s'arrêta sans trop de heurts contre les pneus d'un camion àl'arrêt.Secouémaisintact,jemeredressai,lemotardsetenaitdéjàsursesjambesettentaitde relever sa moto. Juste le temps de lui faire un geste pour le remercier, ma ruelle setrouvait encore à une bonne centaine de mètres. Je criais pour que les gens s'écartent,bousculantuncoupleetmefaisantinsulter.Enfin,j'aperçusl'épicerieetpriaipourqueKeiram'yattende.

Lepatronsursautaenmevoyantsurgirainsidanssaboutique,j'étaisennage,haletant,je dus m'y reprendre à deux fois pour qu'il comprenne ce que je lui demandais. Inutiled'attendre sa réponse, il n'y avait qu'une cliente et elle se trouvait au fonddumagasin ; jeremontai l'allée au pas de course et la pris tendrement dans mes bras. La jeune femmepoussauncrietm'administradeuxbonnesgifles,peut-êtretrois,jen'euspasletempsdelescompter. Le patron décrocha son téléphone et, tandis que je ressortais de chez lui, je luidemandaideprévenirlapolice,qu'elleserendeauplusviteau24CresswellPlace.

J'yretrouvaiKeira,assisesurleparapetdevantmaporte.–Qu'est-cequetuas?Tesjouessontécarlates,tuestombé?medemanda-t-elle.–Surquelqu'unquiteressemblait...dedos,luirépondis-je.–Tavesteestcomplètementdéchirée,maisqu'est-cequit'estarrivé?–J'allaisteposerlamêmequestion.–Jecrainsquenousayonseude lavisitependantnotreabsence,ditKeira.J'ai trouvé

monsacouvertdanslesalon,lecambrioleurétaitencorelàquandjesuisentrée,j'aientendudespasàl'étage.

–Tul'asvupartir?Unevoituredepoliceserangeadevantnous,deuxofficiersensortirent.Jeleurexpliquai

que nous avions de bonnes raisons de penser qu'un cambrioleur se trouvait chezmoi. Ilsnousordonnèrentdenousteniràl'écartetentrèrentexplorerleslieux.

Les policiers ressortirent quelques minutes plus tard, bredouilles. Si cambrioleur il yavaiteu,cedernieravaitdûs'enfuirparlejardin.Lepremierétagen'estpasbienhautdanscesanciennesmaisonnettes,àpeinedeuxmètres,etungazonépaissouslesfenêtresamortitlachute.Jerepensaiàcettepoignéeque jen'avais toujourspas faitréparer.Levoleurétaitprobablemententréparl'arrière.

Il fallait dresser l'inventaire de ce qui avait été dérobé et retourner au commissariatsigneruneplainte.Lespolicierspromirentdefaireunerondeetdemeteniraucourants'ilsarrêtaientquelqu'un.

Keiraetmoiinspectâmeschaquepièce.Macollectiond'appareilsphotographiquesétaitintacte,leportefeuillequejelaissaistoujoursdanslevide-pochedel'entréesetrouvaitàsaplace, rienn'avaitétédérangé.Alorsque j'examinaismachambre,Keiram'appeladepuis lerez-de-chaussée.

–Laportedujardinestverrouillée,medit-elle.C'estmoiquil'aiferméehiersoir.Alorscommentcetypeestentré?

–Tuessûrequ'ilyavaitquelqu'un?–Àmoinsquetamaisonnesoithantée,j'ensuisabsolumentcertaine.–Alorsparoùapénétrécemystérieuxvoleur?–Maisjen'ensaisriendutout,Adrian!Jepromis àKeiraqueplus rienne viendrait troubler ledîner en amoureuxdontnous

avionsétéprivés laveille.L'importantétaitqu'ilne lui soit rienarrivé,mais j'étais inquiet.Réminiscence de mauvais souvenirs de Chine. Je rappelai Walter pour partager mespréoccupations,saligneétaitoccupée.

***

Amsterdam

ChaquefoisqueVackeerspassaitparlagrandesalledupalaisdeDam,ils'émerveillaitdela beauté des planisphères gravés dans le sol en marbre, même si sa préférence allait autroisièmedessin,celuiquireprésentaitunegigantesquecartedesétoiles.Ilsortitdanslarueettraversalaplace.Lanuitétaitdéjàtombée,lesréverbèresvenaientdes'allumeretleseauxcalmesdescanauxde laville reflétaient leurhalo. Il remontaHoogstraatpourrentrerchezlui.Unegrossecylindréeétaitgaréesuruntrottoirà lahauteurdunuméro22.Unefemmepoussaitunlandau,ellefitunsourireàVackeersquileluirenditenpoursuivantsonchemin.

Le motard abaissa sa visière, son passager arrière aussi. Le moteur rugit et la motos'élançadanslacontre-allée.

Deuxjeunesamoureuxs'enlaçaient,adosséscontreunarbre.Unecamionnetteendoublefilebloquaitlacirculation.Seulslesvélosréussissaientàsefaufiler.

Lepassagerarrièredelamotoempoignalamatraquedissimuléedanslamanchedesonblouson.

Lajeunefemmequipoussaitlelandauseretourna,lecouplecessades'embrasser.Vackeers traversait unpontquand soudain il sentit une terriblemorsure aumilieudu

dos. Il eut le souffle coupé, l'air n'arrivait plus à ses poumons. Vackeers tomba à genoux,tentadeseraccrocheràunréverbère,envain,ils'effondrafacecontreterre.Ilsentitlegoûtdusangdanssaboucheetpensas'êtremordulalangueenchutant.Jamaisiln'avaitautantsouffert. À chaque inspiration, l'air lui brûlait les poumons. Ses reins déchirés saignaientabondamment,l'hémorragieinternecompressaitlecœur,unpeuplusdesecondeenseconde.

Un étrange silence l'entourait. Il réussit à réunir le peu de forces qui lui restaient etreleva la tête. Des passants se précipitaient à son secours ; il entendit le hurlement d'unesirènedanslelointain.

La femme au landau n'était plus là. Le couple d'amoureux avait disparu, le passagerarrièredelamotoluifitunbrasd'honneuretlagrossecylindréetournalecoindelarue.

Vackeersagrippasonportableaufonddesapoche.Ilappuyasurunetouche,approchapéniblementl'appareildesonoreilleetlaissaunmessagesurlerépondeurd'Ivory.

«C'estmoi,chuchota-t-il,jecrainsquenotreamianglaisn'aitguèreappréciéletourquenousluiavonsjoué.»

Une quinte de toux l'empêcha de poursuivre ; du sang coulait de sa bouche, il enressentit latiédeuretcelaluifitdubien; ilavaitfroid, ladouleursefaisaitdeplusenplusvive.Vackeersgrimaça.

« Nous ne pourrons, hélas, plus jouer ensemble, cela va me manquer, mon cher, etj'espèrequ'àvousaussi.»

Nouvelle quinte, nouvelle brûlure insoutenable, le téléphone lui glissa des doigts, il lerattrapadejustesse.

« Je me réjouis du petit cadeau que je vous ai offert la dernière fois que nous noussommesvus,faites-enbonusage.Vousallezmemanquer,monvieilami,bienplusquenosparties.Soyezextrêmementprudentetprenezsoindevous...»

Vackeerssentitsesforcesl'abandonner,ileffaçalenuméroqu'ilvenaitdecomposer.Samainsedesserralentement,ilnevitetn'entenditplusrien,satêteretombasurlebitume.

***

Paris

Ivory rentrait dans son appartement parisien, après une représentation théâtrale quil'avaitprofondémentennuyé.Ilaccrochasonmanteaudansl'entréeetallachercherdansleréfrigérateurcequ'ilpourraitbiengrignoter.Ilsortituneassiettedefruits,seservitunverrede vin et se rendit dans le salon. Installé dans le canapé, il desserra les lacets de seschaussuresetallongeasesjambesquilefaisaientsouffrir.Ilcherchalatélécommandedelatélévisionetremarqualapetitediodequiclignotaitsursonrépondeur.Intrigué,ilselevaetappuyasurunetouche.Ilreconnutaussitôtlavoixd'unvieilami.

Àlafindumessage,Ivorysentitsesjambessedérober.Ilseraccrochaàlabibliothèque,entraînantquelquesvieux livresqui tombèrentsur leparquetciré.Ilrepritsonéquilibreetserralesmâchoires,aussifortqu'illepouvait.Rienn'yfit,leslarmesroulaientsursesjoues.Il eut beau les chasser du revers de lamain, il ne put bientôt contenir les sanglots qui lesecouaienttandisqu'ilseretenaittoujoursàlabibliothèque.

Ilattrapaunvieuxtraitéd'astronomie,entournalacouverturepourregarderlapagedegarde,oùétaitreproduiteenfiligraneunecartedesétoilesdatantduXVIIesiècle;ilrelutladédicacequiluiétaitadressée.

Je sais que cet ouvrage vous plaira, il n'ymanque rien puisque tout s'y trouve,même le témoignage de notreamitié.

Votredévouépartenaired'échecs,Vackeers

Aupetitmatin,Ivorybouclasavalise;ilrefermaderrièreluilaportedesonappartement

etserenditàlagareafindeprendrelepremiertrainenpartancepourAmsterdam.

***

Londres

L'agencem'avaitappeléaudébutdelamatinée,nosvisasétaientenfinprêts,jepouvaisvenir récupérer nos passeports. Keira dormait profondément, je décidai de m'y rendre etd'acheterenroutedulaitetdupainfrais.Ilfaisaitfroid,lespavésdeCresswellPlaceétaientglissants.Enarrivantaucoindelarue,jefisunpetitsigneàl'épicierquimeretournamonbonjourd'unclind'œil,quandmontéléphonesonna.Keiran'avaitpasdûlirelepetitmotquejeluiavaislaissédanslacuisine.Àmongrandétonnement,j'entendislavoixdeMartyn.

–Jesuisdésolépourl'autrejour,dit-il.–Ne lesoyezpas, jem'inquiétaisdecequivousétaitarrivépourquevoussoyezdesi

mauvaisehumeur.–J'aifailliperdremaplace,Adrian;àcausedevous,enfindecettepetitevisitequevous

m'avez rendueà l'observatoireetdesquelques recherchesque j'ai faitespourvousavec lesmoyensdontnousdisposonsàJodrell.

–Maisenfin,qu'est-cequevousmeracontez?–Sousprétextequej'avaislaisséentrerquelqu'unquinefaisaitpaspartiedupersonnel,

votreamiWalteren l'occurrence, ilsm'ontmenacédeme licencieren invoquantune fauteprofessionnellegrave.

–Maisquiça«ils»?–Ceuxquifinancentl'observatoire,notregouvernement.–Enfin,Martyn,cettevisiteétaitparfaitementanodine,etpuisWalteretmoisommes

tousdeuxmembresdel'Académie,celan'aaucunsens!–Si,Adrian, c'estpour celaque j'aimisdu tempsavantdevous rappeler, etpour cela

aussi que je le fais ce matin depuis une cabine. On m'a clairement fait comprendre qu'ilm'étaitdésormaisinterditderépondreàlamoindredevossollicitationsetquel'accèsànoslocauxvousétaitstrictementdéfendu.Jen'aiapprisvotrelicenciementqu'hier.Jenesaispascequevousaveztrafiqué,maisbonsang,Adrian,onnepeutpasvireruntypecommevous,pas comme ça, ou alors c'est que ma carrière ne tient qu'à un fil, vous êtes dix fois pluscompétentquemoi!

– C'est très gentil de votre part, Martyn, et bien trop flatteur, mais si cela peut vousrassurer,vousêtesbienleseulàlepenser.Jenesaispascequisepasse,onnem'apasditquej'étaisviré,maisseulementquej'avaismomentanémentperdumatitularisation.

– Ouvrez les yeux, Adrian, ils vous ont tout bonnement foutu dehors. J'ai reçu deuxappels vous concernant, je n'aimême plus l'autorisation de vous parler au téléphone, nossupérieursontperdulatête.

–Àforcedemangerdurôtitouslesdimanchesetdesfishandchipsàlongueurd'année,c'étaitinévitable,répondis-jed'untonpince-sans-rire.

–Iln'yariendedrôleàtoutcela,Adrian,qu'est-cequevousallezdevenir?–Nevousinquiétezpas,Martyn,jen'aiaucunepropositiondeposteenvue,etpresque

plusd'argentàlabanque,mais,depuisquelquetemps,jemeréveilleauprèsdelafemmequej'aime, ellemesurprend,me fait rire,mebousculeetmepassionne, sonenthousiasmemefascineà longueurde journéeet lesoirquandellesedéshabille,ellemefait terriblement...comment dire... elle m'émeut ; vous voyez que je ne suis pas à plaindre et, sans vouloirfanfaronner,jevousledissincèrement,jen'aijamaisétéaussiheureuxdemavie.

–J'ensuisravipourvous,Adrian.Jesuisvotreami,jemesenscoupabled'avoircédéauxpressionsetcoupétoutcontactavecvous.Comprenez-moi, jenepeuxpasmepermettredeperdremaplace,jen'aipersonnedansmonlitlesoir,etjen'aiquelapassiondemonmétierpourm'accompagnerdanslavie.Sid'aventurevousaviezbesoindemeparler,laissez-moiunmessage aubureau sous lenomdeGilligan, et c'estmoiqui vous rappellerai dèsque je lepourrai.

–QuiestceGilligan?–Monchien,unmerveilleuxbassetartésien;hélas,j'aidûlefairepiquerl'andernier.À

bientôt,Adrian.Je venais de raccrocher après une conversation quim'avait laissé songeur, quand une

voixdansmondosmefitsursauteraumilieudelarue.–Tupensesvraimenttoutçademoi?JemeretournaietvisKeira;elleavaitencoreempruntéundemespullsetpassémon

manteausursesépaules.–J'ai trouvé tonpetitmotdans la cuisine, j'ai euenviede te rejoindreà l'agencepour

quetum'emmènesprendreunpetitdéjeuner;iln'yaquedeslégumesdanstonfrigo,etlescourgettesauréveil...Tuavais l'air tellementprispartaconversation, jemesuisapprochéedoucementpourtesurprendreenpleinbavardageavectamaîtresse.

Je l'entraînai vers un café où l'on servait de délicieux croissants, les passeportsattendraient.

–Alorscommeçalesoir,quandjemedéshabille,jetefaisbander?–Tun'aspasd'affairesàtoi,oumesvêtementsontuntrucparticulierquit'attire?–Avecquiétais-tuautéléphonepourparlerdemoidefaçonsidétaillée?–Unvieilami.Jesaisquetuvastrouverçaétrange,maisenfaitils'inquiétaitquej'aie

perdumontravail.

Nous sommes entrés dans le café, et tandis que Keira se goinfrait d'un deuxièmecroissant aux amandes, je me demandais s'il était judicieux de partager avec elle mesinquiétudes,etcesdernièresn'avaientaucunrapportavecmasituationprofessionnelle.

Après-demain, nous serions dans l'avion pourMoscou, l'idée de s'éloigner de Londresn'étaitpaspourmedéplaire.

***

Amsterdam

Il n'y avait pour ainsi dire presque personne ce matin-là dans ce cimetière, presquepersonnepoursuivrelefourgonfunérairequiconvoyaitunlongcercueilverni.Unhommeetune femmemarchaient à pas lents derrière le corbillard. Aucun prêtre n'officiait devant latombe,quatreemployésmunicipauxfirentdescendre lecercueilauboutde longuescordes.Quandiltouchalefond,lafemmelançauneroseblancheetunepoignéedeterre,l'hommequi l'accompagnait fit de même. Ils se saluèrent et chacun repartit dans des directionsopposées.

***

Londres

SirAshtonregroupalasériedephotographiesalignéessursonbureau.Illesrangeadansunepochetteetrefermalerabatdudossier.

–Vousêtestrèsbellesurcesphotos,Isabel.Ledeuilvousvaàmerveille.–Ivoryn'estpasdupe.–Jel'espèrebien,ils'agissaitdeluiadresserunmessage.–Jenesaispassivousavez...– Je vous ai demandé de choisir entreVackeers et les deux jeunes scientifiques, vous

avezchoisilevieillard!Nevenezpasmaintenantmefairedesreproches.–Était-cebiennécessaire?–Jenecomprendsmêmepasquevousvousposiezencorelaquestion!Suis-jeleseulà

véritablementmesurerlesconséquencesdesesactes?Vousrendez-vouscomptedecequ'iladviendraitsisesdeuxprotégésarrivaientàleursfins?Croyez-vousquel'enjeunevaillepasdesacrifierlesdernièresannéesd'unvieillard?

–Jesais,Ashton,vousmel'avezdéjàdit.–Isabel, jenesuispasunvieuxfousanguinaire,maisquandlaraisond'État l'exige, je

n'hésite pas. Aucun de nous, vous y compris, n'hésite. La décision que nous avons prisesauvera peut-être quantité de vies, à commencer par celle de ces deux explorateurs, sitoutefois Ivory se décide enfin à renoncer. Ne me regardez pas comme ça, Isabel, je n'aijamaisagiautrementquedansl'intérêtduplusgrandnombre,macarrièrenem'ouvrirapeut-êtrepaslesportesduparadis,mais...

–Jevousenprie,Ashton,nesoyezpassarcastique,pasaujourd'hui.J'aimaisvraimentbeaucoupVackeers.

–Jel'appréciaiségalement,mêmesinousavonseuparfoisnosmots.Jelerespectaisetjeveuxespérerquecesacrificequimecoûteautantqu'àvousauralesrésultatsescomptés.

–Ivorysemblaitterrasséhiermatin,jenel'avaisjamaisvudansuntelétat,ilaprisdixansenunenuit.

–S'ilpouvaitenprendredixdeplusetpasserdevieàtrépas,celanousarrangeraitbien.–Alorspourquoinepasl'avoirsacrifié,lui,aulieudes'enêtreprisàVackeers?–J'aimesraisons!–Nemeditespasqu'ilaréussiàseprotégerdevous,jevouscroyaisintouchable?–SiIvoryvenaitàdécéder,celaredoublerait lesmotivationsdecettearchéologue.Elle

estimpétueuseettropfutéepourcroireàunaccident.Non,jesuiscertainquevousavezfaitle bon choix, nous avons retiré le pion qu'il fallait ;mais je vous préviens, si la suite desévénements vous donnait tort, si les recherches continuaient, je n'ai pas besoin de vousnommerlesdeuxprochainsquiseretrouveraientdansnotrelignedemire.

–Jesuiscertainequ'Ivoryauracomprislemessage,soupiraIsabel.–Dans le cas contraire, vous en seriez la première avertie, vous êtes la seule à qui il

accordeencoresaconfiance.–NotrepetitnuméroàMadridétaitbienréglé.–Jevousaipermisd'accéderàlatêteduconseil,vousmedeviezbiencela.–Jen'agispasparreconnaissanceenversvous,Ashton,maisparcequejepartagevotre

point de vue. Il est trop tôt pour que lemonde sache, bien trop tôt.Nous ne sommes pas

prêts.Isabelpritsasacocheetsedirigeaverslaporte.– Devons-nous récupérer le fragment qui nous appartient ? demanda-t-elle avant de

sortir.–Non,ilestparfaitementensécuritélàoùilsetrouve,peut-êtreencoreplusmaintenant

que Vackeers estmort. Et puis, personne ne saurait comment y accéder, c'est bien ce quenoussouhaitions.Ilaemportésonsecretdanslatombe,c'estparfaitainsi.

IsabelhochalatêteetquittaSirAshton.Pendantquelemajordomelaraccompagnaitàlaportedel'hôtelparticulier,lesecrétairedeSirAshtonentradanssonbureauuneenveloppeàlamain.Ashtonladécachetaetrelevalatête.

–Quandont-ilsobtenucesvisas?–Avant-hier,monsieur,àl'heurequ'ilest,ilsdoiventsetrouverdansl'avion,enfaitnon,

rectifialesecrétaireenregardantsamontre,ilssesontdéjàposésàSheremetyevo.–Commentsefait-ilquenousn'ayonspasétéavertisplustôt?–Jen'ensaisrien, jediligenteraiuneenquêtesivous lesouhaitez.Voulez-vousque je

rappellevotreinvitée,elleestencoredansnosmurs?–N'en faites rien.En revanche, préveneznoshommes surplace.Cesdeux oiseauxne

doiventenaucuncasvolerau-delàdeMoscou.J'enaiplusqu'assez.Qu'ilsabattentlafille;sanselle,l'astrophysicienestinoffensif.

– Après la fâcheuse expérience que nous avons connue en Chine, vous êtes sûr devouloiragirdelasorte?

– Si je pouvais me débarrasser d'Ivory, je n'hésiterais pas une seconde, mais c'estimpossible,etjenesuispascertainquecelarégleraitdéfinitivementnotreproblème.Agissezcommejevousl'aidemandé,etditesànoshommesdenepaslésinersurlesmoyens,cettefoisjepréfèrel'efficacitéàladiscrétion.

–Danscecas,devons-nousprévenirnosamisrusses?–Jem'enchargerai.Lesecrétaireseretira.Isabel remercia lemajordomequi lui ouvrait la portièredu taxi.Elle se retournapour

regarder lamajestueuse façadede lademeure londoniennedeSirAshton.Elledemandaauchauffeurdelaconduireàl'aéroportdelaCity.

Assissurunbancdanslepetitparcquisesituaitjusteenfacedelamaisonvictorienne,Ivory regarda lavoiture s'éloigner.Unepluie fine s'étaitmiseà tomber, il s'appuyasur sonparapluiepourseredresserets'enallaàsontour.

***

Moscou

Lachambredel'hôtelIntercontinentalsentaitletabacfroid.Àpeinearrivée,etendépitd'unetempératurequifrisaitlezéro,Keiraavaitouvertlafenêtreengrand.

–Jesuisdésolé,c'estlaseuledelibre.–Çapuelecigare,c'estinfernal.–Etdemauvaisequalité,ajoutai-je.Veux-tuquenouschangionsd'hôtel?Sinon,jepeux

demanderdescouverturessupplémentairesoudesanoraks?–Neperdonspasdetemps,allonstoutdesuiteàlaSociétédesarchéologues;plustôt

nous auronsmis lamain sur cet Egorov et plus tôt nous serons partis d'ici. Dieu que lesparfumsdelavalléedel'Omomemanquent.

–Jet'aipromisquenousyretournerionsunjour,dèsquetoutcelaseraterminé.–Jemedemandeparfoissitoutcela,commetudis, finiraunjour,grommelaKeiraen

refermantlaporte.–Tuasl'adressedelaSociétédesarchéologues?luidemandai-jedansl'ascenseur.– Je ne sais pas pourquoi Thornsten continue à l'appeler ainsi, la Société des

archéologuesaétérebaptiséeAcadémiedessciencesàlafindesannéescinquante.–Académiedessciences?Queljolinom,jepourraispeut-êtrem'ytrouverunjob,onne

saitjamais.–ÀMoscou?Etpuisquoiencore!–Tusais,àAtacama, j'aurais trèsbienpu travaillerauseind'unedélégationrusse, les

étoiless'enfoutentcomplètement.– Bien sûr, et puis ce serait pratique pour tes rapports, il faudra que tumemontres

commenttutapessurunclavierencyrillique.–Avoirraison,c'estunbesoinouuneobsessioncheztoi?–Lesdeuxnesontpasincompatibles!Onyvamaintenant?Leventétaitglacial,nousnousengouffrâmesdansuntaxi.Keiraexpliquatantbienque

mal notre destination au chauffeur et, comme il ne comprenait pas unmot, elle déplia unplan de la ville et pointa l'adresse sur la carte. Ceux qui parlent du peu d'amabilité deschauffeursdetaxiparisiensn'ont jamaistenté leurchanceàMoscou.Legelhivernals'étaitdéjàformédanslesrues.Celanesemblaitpasgênerpourautantnotreconducteur,savieilleLada chassait fréquemmentde l'arrière,mais d'unpetit coupde volant il la remettait dansl'axe.

Keira se présenta à l'entrée de l'Académie, elle déclina son identité et sa fonctiond'archéologue.Legardienladirigeaverslesecrétariatadministratif.Unejeuneassistantederecherches, parlant un anglais très convenable, nous reçut fort aimablement. Keira luiexpliquaquenouscherchionsàentrerencontactavecuncertainprofesseurEgorovquiavaitdirigélaSociétédesarchéologuesdanslesannéescinquante.

Lajeunefemmes'enétonna,ellen'avaitjamaisentenduparlerd'unetellesociété,etlesfichiers de l'Académie des sciences ne remontaient pas au-delà de sa date de création, en1958.Ellenousdemandadepatienter et revintunedemi-heureplus tarden compagniedel'undesessupérieurs,l'hommedevaitavoirunebonnesoixantained'années.Ilseprésentaetnous demanda de l'accompagner jusqu'à son bureau. La jeune femme, qui répondait auprénomdeSvetlana,toutàfaitravissanteaudemeurant,noussaluaavantdes'éloigner.Keira

medonnauncoupdepieddanslemolletenmedemandantsij'avaisbesoindesonaidepourobtenirsescoordonnées.

–Jenevoispasdequoituparles,soupirai-jeenmefrottantletibia.–Prends-moipouruneconne!Lebureauoùnousentrâmesauraitfaitpâlird'envieWalter,unegrandefenêtrelaissait

entrerunebellelumière,degrosfloconstombaientderrièrelavitre.– Ce n'est pas la meilleure saison pour nous rendre visite, déclara l'homme en nous

invitant à nous asseoir. Ils prévoient une belle tempête de neige pour cette nuit, demainmatinauplustard.

L'hommeouvritunThermosetnousservitunverredethéfumé.–J'aipeut-êtreretrouvélatracedevotreEgorov,nousdit-il,puis-jesavoirpourquelles

raisonsvoussouhaitezlerencontrer?–JefaisdesrecherchessurlesmigrationshumainesenSibérieauIVemillénaire,onm'a

laisséentendrequ'ilconnaissaitbienlesujet.–C'estpossible,ditl'homme,mêmesij'émettraisquelquesréserves.–Pourquoicela?demandaKeira.– La Société des archéologues était un nom d'emprunt attribué à une branche très

particulièredesservicessecrets.Pendantlapériodesoviétique,lesscientifiquesn'étaientpasmoins surveillés que les autres, bien au contraire. Sous couvert de cette charmanteappellation,cettecelluleavaitmissionderecenser lestravauxentreprisdans ledomainedel'archéologieetplusparticulièrementd'inventorieretdeconfisquertoutcequipouvaitsortirde terre, beaucoup de choses ont disparu... La corruption et l'appât du gain, ajouta Egorovdevantnotreairétonné.Lavieétaitduredanscepays,elle l'est toujoursaujourd'hui,maiscomprenezqu'àl'époqueunepièced'orretrouvéedansdesfouillespouvaitassurerdesmoisde survie à son propriétaire, et il en était de même pour les fossiles qui passaient plusfacilement les frontières que les hommes. Depuis le règne de Pierre le Grand qui fut levéritableinitiateurdesrecherchesarchéologiquesenRussie,notrepatrimoinen'acesséd'êtrepillé.LabelleorganisationmiseenplaceparKhrouchtchevpourleprotégersesolda,hélas,par un des plus grands trafics d'antiquités jamais vus. À peine excavés, les trésors querenfermait notre terre étaient partagés entre les apparatchiks et filaient alimenter lescollectionsdesrichesmuséesoccidentaux,quandilsn'étaientpasvendusàdesparticuliers.Toutlemondeseservaitlelongdelachaîne,del'archéologuedebaseauchefdemission,enpassantparlesagentsdelaSociétédesarchéologuesquiétaientcenséslessurveiller.VotreVladenkoEgorovauraprobablementétél'undesplusgrospoissonsdecessinistresréseauxoùtous lescoupsétaientpermis,ycompris tuer,celavasansdire.Sinousparlonsbiendumêmehomme,celuiquevouscomptezinterrogerestunanciencriminelquinedoitsalibertéqu'aux personnalités influentes encore au pouvoir, de très bons clients qui devaient sedésoler qu'il prenne sa retraite. Si vous voulez vous mettre à dos tous les archéologueshonnêtesdemagénération,ilsuffitdeleurcitersonnom.Aussi,avantdevousdonnersonadresse, je voulais savoir quel genre d'objet vous espériez faire sortir de Russie. Je suiscertainquecelaintéresseralapoliceauplushautpoint,àmoinsquevousnepréfériezleleurdirevous-même?questionnal'hommeendécrochantsontéléphone.

–Vousvoustrompez,ilnes'agitcertainementpasdenotreEgorov,c'estunhomonyme!criaKeiraenposantsamainsurlecadrandutéléphone.

Même moi, je n'arrivais pas à en croire un mot. Notre hôte sourit et recomposa lenuméroqu'ilétaitentraindefaire.

–Arrêtez,bonsang,croyez-vousquesijem'adonnaisautraficd'antiquités,jeviendraisdemanderl'adressedemonnégociantàl'Académiedessciences?J'ail'airbêteàcepoint-là?

–Jedoisavouerquecelamanquedesubtilité,ditl'hommeenreposantlecombiné.Quivousarecommandéeàluietdansquelbut?reprit-il.

–Unvieilarchéologue,etpourlesmotifsquejevousaisincèrementexpliqués.–Alorsils'estbienfoutudevous.Maisjepeuxpeut-êtrevousrenseignerouvousmettre

en relation avec l'un de nos spécialistes en la matière. Plusieurs de nos collaborateurss'intéressentauxmigrationshumainesquipeuplèrent laSibérie.Nouspréparonsmêmeuncolloquesurcesujetquisetiendral'étéprochain.

– J'ai besoin de rencontrer cet homme, pas de retourner à la fac, répondit Keira. Jecherchedespreuvesetvotrepseudo-trafiquantlesapeut-êtreeuesdanssonescarcelle.

–Puis-je voir vos passeports ? Si je dois vous aider à entrer en relation avec ce genred'individu,jeveuxaumoinssignalervotrenomauxdouanes,neleprenezpasmal,c'estunefaçondemeprotéger.Quoiquevoussoyezvenuecheznous,jeneveuxenaucuncasyêtreassociéetencoremoinsêtreaccusédecomplicité.Alorsdonnant-donnant,unephotocopiedevospiècesd'identitéetjevousrévèlel'adressequevouscherchez.

–Je crainsquenousnedevions revenir,ditKeira,nousavons remisnospasseports àl'hôtelenarrivanttoutàl'heureetnousnelesavonspasencorerécupérés.

–C'estlavérité,dis-jeenmemêlantàlaconversation,ilssontauMétropole,appelezlaréceptionsivousnenouscroyezpas,ilspeuventpeut-êtrevousenfaxerlespremièrespages.

Onfrappaàlaporte,unjeunehommeéchangeaquelquesmotsavecnotreinterlocuteur.–Excusez-moi,dit-il,jereviensdansuninstant.Enattendant,servez-vousdutéléphone

surlebureauetfaites-moifaxervosdocumentsàcenuméro.Ilgriffonnaunesériedechiffressurunefeuilledepapieretmelatenditavantdesortir.

Keiraetmoirestâmesseuls.–Quelenfoiré,ceThornsten!–Enmême temps,plaidai-jeensa faveur, iln'avaitaucuneraisondenousbalancer le

passédesonamietpuisrienneditqu'ilaparticipéàsontrafic.–Et les centdollars, tu croisque c'étaitpouracheterdesbonbons?Tu sais ceque ça

représente, cent dollars des années soixante-dix ? Passe cet appel, qu'on s'en aille d'ici, cebureaumemetmalàl'aise.

Comme je ne bougeais pas, Keira décrocha elle-même le téléphone, je lui repris lecombinédesmainspourlereposersursonsocle.

–Jen'aimepasçadutout,maisalorspasdutoutdutout,dis-je.Jemelevaietavançaiverslafenêtre.–Jepeuxsavoircequetufais?–JerepensaisàcettecornichesurlemontHuaShan,àdeuxmillecinqcentsmètres,tu

t'ensouviens?Tutesentiraiscapablederecommenceravecseulementdeuxétagessoustespieds?

–Dequoimeparles-tu?–Jepensequenotrehôte est allé accueillir les flics sur leperronde l'Académie, et je

supposequ'ilsviendrontnousarrêterdansquelquesminutes.Leurvoitureestgaréedanslarue,justeendessous,unmodèleFordavecunebellerampedegyropharessurletoit.Fermeleverroudelaporteetsuis-moi!

Je rapprochai une chaise du mur, ouvris la fenêtre et évaluai la distance qui nousséparait de l'escalier de secours situé à l'angle du bâtiment. La neige rendrait glissante lasurfacedelacorniche,maisnousaurionsplusdeprisesentrelespierresdetailledelafaçade

que sur les parois lisses du mont Hua Shan. J'aidais Keira à grimper sur le rebord et lasuivais.Alorsquenousnousengagionssur leparapet, j'entendis tambourinerà laportedubureau;jenedonnaispaslongtempsavantquel'onnedécouvrenotreescapade.

Keirasedéplaçaitlelongdumuravecuneagilitédéconcertante,ventetneigefreinaientsa progression,mais elle tenait bon etmoi aussi. Quelquesminutes plus tard, nous nousaidâmes l'un l'autre à enjamber le garde-corps de l'escalier de secours. Restait encore àdescendreunecinquantainedemarchesenferforgé,recouvertesdeverglas.Keiras'étaladetoutsonlongsurlaplate-formedupremierétage,elleserattrapaàlabalustradeetjuraenserelevant.L'employéduservicedenettoyagequiastiquait legrandcouloirde l'Académie futsidéréennousvoyantpasserdel'autrecôtédelavitre,jeluiadressaiunpetitsignerassurantet rattrapai Keira. La dernière partie de l'escalier se composait d'une échelle, coulissantjusqu'au trottoir. Keira tira sur la chaîne libérant les crochets qui la retenaient, mais lemécanismeétaitgrippé,etnouscoincésàtroismètresau-dessusdusol;bientrophautpourtenterquoiquecesoitsansrisquerdesebriserlesjambes.Jemesouvenaisd'uncopaindecollège qui, sautant du premier étage pour faire le mur, s'était retrouvé allongé sur lemacadamaveclesdeuxtibiassortantàangledroitdesesmollets;cesouvenir,mêmefugace,mefitrenonceràlatentationdemeprendrepourJamesBondoupoursadoublure.Àforcedecoupsdepoing,j'essayaisdebriserlaglacequiretenaitl'échelle,tandisqueKeirasautaitdessusàpiedsjointsenhurlantdes«Tuvascéder,salope!»...jelaciteaumotprès!Celafitson effet, la glace céda d'un coup et je vis Keira, accrochée aux barreaux de l'échelle,dégringolerverslarueàunevitessevertigineuse.

Elle se releva sur le trottoir en râlant. La tête de notre hôte venait d'apparaître à lafenêtre de son bureau, lui aussi avait l'air furieux. Je rejoignis Keira et nous détalâmescommedeuxvoleursversunebouchedemétroàcentmètresdenous.Keiracourutdanslesouterrain et remonta l'escalier qui grimpait de l'autre côté de l'avenue. À Moscou, bonnombred'automobilistess'improvisenttaxispourarrondirdesfinsdemoisdifficiles.Ilsuffitde lever la main pour qu'une voiture s'arrête et, si l'on arrive à s'accorder sur le prix, lemarchéestconclu.Pourvingtdollarsleconducteurd'uneZilacceptadenousprendreàsonbord.

J'avais testé son niveau d'anglais en lui disant avec un grand sourire que sa voituresentaittrèsfort lachèvre,qu'ilressemblaitcommedeuxgouttesd'eauàmonarrière-grand-mèreetenfinqu'avecdesmainscommelessiennes,semettrelesdoigtsdansleneznedevaitpasêtreuneminceaffaire.Commeilm'avaitrépondutroisfois«Da»,j'enavaisconcluquejepouvaisparleràKeiraentoutetranquillité.

–Qu'est-cequ'onfaitmaintenant?luidemandai-je.–Onrécupèrenosaffairesàl'hôteletonessaiedeprendreuntrainavantquelapolice

nousmettelamaindessus.Aprèslaprisonchinoise,jepréfèreencoretuerquelqu'unplutôtquederetournerentaule.

–Etoùallons-nous?–AulacBaïkal,Thornstenenaparlé.LavoitureserangeadevantleMétropole-Intercontinental.Nousnousprécipitâmesàla

réceptionoùunecharmantehôtessenousrestituanospasseports.Je lapriaidepréparer lanote,m'excusantdedevoirécourterainsinotreséjour,etenprofitaipourluidemanders'illuiétaitpossibledenousréserverdeuxcouchettesàbordduTranssibérien.Ellesepenchaversmoipourmedireàvoixbassequedeuxpoliciersvenaienttoutjustedeluifaireimprimerlaliste des ressortissants anglais descendus à l'hôtel. Ils étaient installés sur une banquettedans lehall,entraindeconsulter le listing.Elleajoutaquesonpetitamiétaitbritannique,

qu'il l'emmenait vivre à Londres où ils semarieraient au printemps. Je la félicitai de cetteexcellentenouvelleetellemechuchota«GodSavetheQueen»enmefaisantungrandclind'œilcomplice.

J'entraînaiKeiraversl'ascenseur,luipromisdeuxfoisencheminquejen'avaispasflirtéaveclaréceptionniste,etluiexpliquaipourquoinousavionstrèspeudetempspourdéguerpird'ici.

Nosbagagespliés,nousallionsquitter lachambrequand le téléphonesonna.La jeunefemme de l'accueil me confirma que nous avions deux places en voiture 7 dans leTranssibérienquipartaitdelagarecentraleà23h24.Ellemecommuniqualaréférencedenotreréservation,nousn'avionsplusqu'àretirerlesbilletsàlagare,ellelesavaitfacturéssurnotre note et avait débitéma carte de crédit. En traversant le bar, nous pourrions quitterl'hôtelsansavoiràpasserlehall...

***

Londres

Le journalde lanuit défilait sur l'écran, Ivory éteignit la télévision et s'approchade lafenêtre.Lapluieavaitcessé,uncouplesortaitduDorchester,lafemmemontadansuntaxi,l'homme attendit que la voiture s'éloigne avant de retourner vers l'hôtel.Une vieille damepromenaitsonchiensurParkLane,ellesalualevoiturierenledépassant.

Ivoryabandonnasonposted'observation,ouvritleminibar,pritunballotindechocolats,endéfitl'emballageetlereposasurlatablebasse.Ilserenditdanslasalledebains,fouillasatroussedetoilette,attrapaletubedesomnifères,fitglisseruncomprimédanslecreuxdesamainetseregardadanslemiroir.

«Vieilabruti,tuignoraissansdoutelanaturedelamise?Tunesavaispasàqueljeutujouais?»

Ilavalalecachet,seservitunverred'eauaurobinetdulavaboetretournadanslesalons'installerdevantl'échiquier.

Il donna un nom à chacun des pions adverses, ATHÈNES, ISTANBUL, LE CAIRE, MOSCOU,PÉKIN,RIO,TEL-AVIV,BERLIN,BOSTON,PARIS,ROMEetbaptisaleroi«LONDRES»etsareine«MADRID»etenvoyavaldinguertouteslespiècesdesoncampsurletapis,hormiscellequ'ilavait baptisée « AMSTERDAM ». Celle-ci, il l'enroula dans son mouchoir et la rangeadélicatement au fond de sa poche. Le roi noir recula d'une case, le cavalier et le pion nebougèrentpas,mais Ivory fit avancer lesdeux fous jusqu'à la troisième ligne. Il contemplal'échiquier,ôtaseschaussures,s'allongeasurlecanapéetéteignitlalumière.

***

Madrid

Laréunionvenaitde s'achever, les convives se regroupaientautourdubuffet.Lamaind'Isabel frôlasubrepticementcelledeSirAshtonquiavaitparticulièrementbrillécesoir-là.Si, lors du dernier conseil, le plus grand nombre de voix s'était prononcé en faveur de lapoursuitedesrecherches, le lordanglaisavaitcettefoisréussiàfairebasculerunemajoritéde participants dans son camp et l'allié le plus précieux dumoment acceptait de coopérerpleinement:MOSCOUmettraittouslesmoyensensonpouvoirpourlocaliseretinterpellerlesdeuxscientifiques.OnlesrenverraitàLondrespar lepremieravionetaucunvisadeséjourneleurseraitdésormaisaccordé.Ashtonauraitpréférédesmesuresplusradicales,maissesconfrèresn'étaientpasencoreprêtsàvotercegenredemotion.Pourapaiserlesconsciencesdechacun,Isabelavaitémisuneidéequifitl'unanimité.Sil'onn'avaitpujusque-làdissuadercesdeuxchercheurspar la force,alorspourquoinepas lesdétournerde leurquêteen leurfaisant à chacun des propositions qu'ils ne pourraient refuser, des propositions qui leséloigneraientdefactol'undel'autre?Lacoercitionn'étaitpastoujourslameilleureméthodeà employer. La présidente de séance raccompagna ses invités jusqu'au pied de la tour. Unconvoidelimousinesquittalaplacedel'Europeetpritladirectiondel'aéroportdeBarajas;MOSCOUavaitoffertàSirAshtondeluifairebénéficierdesonavionprivé,maislelordavaitencorequelquesaffairesàréglerenEspagne.

***

Moscou

IlyavaitàmonsensbeaucouptropdepoliciersdanslagareIaroslavpouryconsidérerlasituationcommenormale.Quenousnousdirigionsverslesquais,verslesrangéesdepetitscommerçantsambulantsouverslaconsigne,ilsétaientlà,pargrappesdequatre,scrutantlafoule.Keirasentitmoninquiétudeetmerassura.

–Nous n'avons quandmême pas dévalisé une banque ! dit-elle. Qu'un flicmène sonenquêtejusqu'ànotrehôtelestunechose,delààimaginerqu'ilsontbouclélesgaresetlesaéroports comme si nous étions deux grands criminels, merde, n'exagérons rien ! Et puiscommentpourraient-ilssavoirquenoussommesici?

Je regrettais d'avoir réservé nos billets par l'intermédiaire de l'Intercontinental. Sil'inspecteur qui nous filait avait mis la main sur un double de notre facture, et j'avais debonnesraisonsdepenserquec'étaitlecas,jeneluidonnaispasdixminutespourfaireparlerlaréceptionniste.Jenepartageaisdoncpasl'optimismedeKeiraetredoutaisquelesforcesdel'ordresoientlàpournous.Larangéedemachinesoùretirerlestitresdetransportnesetrouvaitqu'àquelquesmètres.Jejetaiunrapidecoupd'œilverslesguichets;sij'avaisraison,lesemployésdevaientdéjàêtresurlequi-viveetilssignaleraientlespremiersétrangersquiseprésenteraientàeux.

Uncireurdechaussuresdéambulaitdevantnous,portantsonmatérielenbandoulière,àlarecherched'unquidamàquilustrerleschaussures.Celafaisaitplusieursfoisqu'ilpassaitdevantmoienreluquantmesbottes,jeluifisunpetitsigneetluiproposaiunmarchéd'unautregenre.

–Qu'est-cequetufais?medemandaKeira.–Jevérifiequelquechose.Lecireurempocha lesdollarsque je luiavaisoffertsà titred'acompte.Dèsqu'ilaurait

retiré nos billets de train au distributeur et nous les aurait remis, je lui paierais le soldepromis.

–C'estdégueulassedecompromettrecetypeenl'envoyantfairetescourses.–Ilnecourtaucunrisquepuisquenousnesommespasdedangereuxcriminels!Alors que notre cireur venait de taper la référence de notre réservation sur l'écran du

distributeur,j'entendisgrésillerlestalkies-walkiesdeplusieurspoliciers,unevoixhurlaitdesinstructions dont je pressentais hélas le sens. Keira comprit ce qui se passait et ne puts'empêcherdecrieraucireurdechaussuresde ficher lecamp; j'eusàpeine le tempsde laprendre par le bras et de la repousser fermement vers un recoin. Quatre hommes enuniforme nous dépassèrent et semirent à courir en direction de la rangée des billetteriesautomatiques. Keira était tétanisée, nous ne pouvions plus grand-chose pour le cireur quiétait déjàmenotté, je la rassurai, la police le garderait quelques heures au plus,mais d'iciquelquesminutes,ildonneraitnotresignalement.

–Enlèvetonmanteau!ordonnai-jeàKeira,toutenôtantlemien.Jerangeainosdeuxvêtementsdanslesac,luitendisunpull-overépaisetenpassaiun

autre. Puis je l'entraînai vers la consigne en la prenant par la taille. Je l'embrassai et luidemandaidem'attendrederrièreunecolonne.Elleécarquillalesyeuxenmevoyantrepartirdroit vers les distributeurs. Mais c'était justement l'endroit où les policiers nouschercheraientlemoins.Jemefaufilai,m'excusaipolimentauprèsd'unofficierpourqu'ilme

laisse passer, et me dirigeai vers une machine qui heureusement pour moi offrait auxtouristesdesinstructionsenanglais.Jeréservaideuxplacesàbordd'untrain,réglai leprixenespècesetretournaichercherKeira.

Aupostecentraldesécuritédelagare,lesemployésquisurveillaientlestransactionsdesterminauxneprêteraientaucuneattentionàcellequejevenaisd'effectuer.

–Qu'est-ce quenous allons faire enMongolie ? s'inquiétaKeira en regardant le billetquejeluitendais.

–NousallonsprendreleTranssibériencommeprévuet,unefoisàbord,j'expliqueraiaucontrôleurquenousnoussommestrompésetjeluipaierailadifférences'illefaut.

La partie n'était pas gagnée pour autant, il nous restait à accéder aux wagons. Lespoliciers ne devaient disposer que d'un simple signalement, au pis une photo tirée d'unephotocopiedenospasseports,mais l'étaunetarderaitpasàseresserrerdèsquenousnousapprocherions du train. Inutile d'attirer l'attention, les forces de l'ordre cherchaient uncouple,Keiramarchacinquantemètresdevantmoi.LeTranssibériennuméro10enpartancepourIrkoutskquittaitlagareà23h24,nousn'avionsplusbeaucoupdetempsdevantnous.L'agitationdonnaitaulieudesalluresdevillagedecampagneparjourdemarché.Caissesdevolailles, étals de fromages et de viande séchée, victuailles en tous genres semêlaient auxvalises, malles et paquetages qui encombraient le quai. Les voyageurs du vieux train quitraverserait lecontinentasiatiqueensix jours tentaientdese frayeruncheminà travers lecapharnaümdesmarchands installésdans lagare.Onsechamaillait, s'invectivaiten toutessortes de langues, chinois, russe,mandchourien,mongol. Quelques gamins vendaient à lasauvettedeslotsd'articlesdepremièrenécessité.Bonnets,écharpes,rasoirs,brossesàdentsetdentifrices.UnpolicierrepéraKeiraets'approchad'elle,j'accélérailepasetlebousculaienm'excusant platement. Le policier me sermonna mais, quand il se retourna vers la foule,Keiraavaitdisparudesonchampdevision,dumienaussid'ailleurs.

Un voix annonça dans les haut-parleurs le départ imminent du train, les voyageursencore à quai se bousculèrent un peu plus. Les contrôleurs étaient débordés. ToujoursaucunetracedeKeira.Jem'étaislaisséentraînerdansunequeuedevantlewagonnuméro7;j'apercevais par les fenêtres le couloir surpeuplé où chacun cherchait la place qui lui étaitattribuée, mais je ne retrouvais toujours pas le visage de Keira. Mon tour était venu degrimpersurlemarchepied,underniercoupd'œilverslequai,etjen'avaisplusd'autrechoixquedeme laisserporterpar le flothumainqui sepressait à l'intérieurduwagon.SiKeiran'étaitpasàbord,jeredescendraisaupremierarrêtettrouveraisbienunmoyendereveniràMoscou.Jeregrettaiquenousnenoussoyonspasdonnéunpointderendez-vousaucasoùnous nous serions perdus et je commençais déjà à réfléchir à l'endroit qui lui viendrait àl'esprit. Je remontai la coursive, unpolicier arrivait en sens inverse. Jeme glissai dansuncompartiment, il neme prêta pas plus d'attention que cela. Chacun s'installait à bord, lesdeuxemployéesdelacompagnieresponsablesduwagonavaientbiend'autreschosesàfairepour l'instant que de vérifier les billets. Je pris place à côté d'un couple d'Italiens, lecompartimentvoisinétaitoccupépardesFrançaiset je croiseraisquantitédecompatriotesaucoursdecevoyage.Cetrainattiraitàlongueurd'annéenombredetouristesétrangers,lachose était tout à notre avantage. Le convoi s'ébranla lentement, quelques policiersparcouraient encore le quai déserté, la gare deMoscou s'effaça bientôt, laissant place à unpaysagedebanlieue,grisetsinistre.

Mesvoisinsmepromirentdeveillersurmonsac,jelesquittaipourpartiràlarecherchede Keira. Je ne la trouvai ni dans la voiture suivante, ni dans celle d'après. À la banlieuesuccédaitdéjàlaplaine.Letrainfilaitàviveallure.Troisièmevoiture,toujourspasdeKeira.

Traverser les couloirs encombrés demandait une certaine patience. En seconde classel'animationétaitdéjààsoncomble,lesRussesavaientdébouchébièresetbouteillesdevodkaetl'ontrinquaitàgrandrenfortdechansonsetdecris.Lavoiture-restaurantétaittoutaussianimée.

Un groupe s'était formé, six Ukrainiens à la carrure imposante levaient leur verre encriant:«VivelaFrance!»Jem'approchaietdécouvrisKeira,passablementéméchée.

–Nemeregardepascommeça,dit-elle,ilssonttrèssympathiques!Ellesepoussapourmefaireuneplaceautourdelatableetm'expliquaquesesnouveaux

compagnons de voyage l'avaient aidée à embarquer, faisant de leur corps rempart à unpolicierquis'intéressaitunpeutropàsaphysionomie.Sanseux,ill'auraitinterpellée.Alors,difficiledenepaslesremercierenleurpayantàboire.Jen'avaisencorejamaisvuKeiradanscetétat,jeremerciaisesnouveauxcamaradesettentaidelaconvaincredemesuivre.

– J'ai faim et nous sommes dans la voiture-restaurant, et puis j'en ai assez de courir,assieds-toietmange!

Ellenouscommandaunplatdepommesdeterreetdepoissonfumé,avaladeuxautresverresdevodkaets'écroulaunquartd'heureplustardsurmonépaule.

Aidé par l'un des six gaillards, je l'ai portée jusqu'à mon compartiment. Nos voisinsitalienss'amusèrentde lasituation.Allongéesursacouchette,ellemaugréaquelquesmotsinaudiblesetserendormitaussitôt.

J'aipasséunepartiedecettepremièrenuitàbordduTranssibérienàregarderlecielparlavitre.Àchaqueextrémitéduwagonsetrouvaitunpetitlocaloùofficiaituneprovonitsas.L'employéeresponsableduwagonsetenaitàlongueurdejournéedevantunsamovar,offranteauchaudeetthé.J'allaimeserviretenprofitaipourmerenseignersurladuréeduvoyagejusqu'àIrkoutsk.Ilnousfaudraittroisjoursetquatrenuits,celle-cicomprise,pourparcourirlesquatremillecinqcentskilomètresquinousenséparaient.

***

Madrid

SirAshtonreposasontéléphoneportablesurlatabledusalon;ildesserralaceinturedesarobedechambreetretournaverslelit.

–Quellessontlesdernièresnouvelles?demandaIsabelenrefermantsonjournal.–IlsontétérepérésàMoscou.–Dansquellescirconstances?–Ilssesontrendusàl'Académiedessciencespouryprendredesrenseignementssurun

ancientrafiquantd'antiquités.Ledirecteuratrouvécelasuspectetenainformélapolice.Isabelseredressadanslelitetallumaunecigarette.–Onlesaarrêtés?–Non.Lapolicearemontéleurpistejusqu'àl'hôteloùilsétaientdescendusmaiselleest

arrivéetroptard.–A-t-onperduleurtrace?–Àvraidire,jen'ensaisrien,ilsontessayéd'embarqueràbordduTranssibérien.–Essayé?–LesRussesontinterpelléuntypequiretiraitdesbilletsenleurnom.–Alorsilssontàbord?–Lagaregrouillaitdepoliciers,maispersonnenelesavusmonterdansletrain.–S'ils se sentent traqués, ilsontpuvouloirdiriger leurspoursuivantsversune fausse

piste. Il ne faut pas que la police russe se mêle de nos affaires, cela ne fera que nouscompliquerlatâche.

–Jedoutequenosscientifiquessoientaussifutésquevouslesupposez,jepensequ'ilssontàborddecetrain,letypequ'ilsrecherchenthabitesurlelacBaïkal.

–Pourquoiveulent-ilsrencontrerce trafiquantd'antiquités?Quelleétrange idée,vouscroyezqu'il...

– ... qu'il est en possession d'un des fragments ? Non, nous l'aurions appris depuislongtemps, mais, s'ils se donnent autant de mal pour aller le voir, c'est que ce type doitdétenirdesinformationsquileurserontprécieuses.

– Eh bien,mon cher, il ne vous reste plus qu'à faire taire ce bonhomme avant qu'ilsarriventàlui.

–Cen'estpas aussi simpleque cela ; l'individu enquestion estunancienduParti et,comptetenudesesantécédents,s'ilvituneretraitedoréedansunedatchaaubordd'unlacc'est qu'il bénéficie de sérieuses protections. À moins de dépêcher quelqu'un, nous netrouverons personne sur place pour se risquer à entreprendre quoi que ce soit contre cethomme.

Isabel écrasa son mégot dans le cendrier de la table de nuit, attrapa le paquet decigarettesetenrallumaune.

–Avez-vousunautreplanpourempêchercetterencontre?–Vousfumeztrop,machère,réponditSirAshtonenouvrantlafenêtre.Vousconnaissez

mesprojetsmieuxquepersonne, Isabel,maisvousavezproposéauconseilunealternativequinousfaitperdredutemps.

–Pouvons-nous,ouiounon,lesintercepter?

–MOSCOUmel'apromis;noussommesconvenusqu'ilétaitpréférablequenosproiessesententunpeumoinssurleursgardes.Interveniràbordd'untrainn'estpasaussifacilequ'ily paraît. Et puis, quarante-huit heures de répit devraient leur donner l'impression d'êtrepassésautraversdesmaillesdufilet.MOSCOUdépêcherauneéquipequisechargerad'euxàleur arrivée à Irkoutsk. Mais compte tenu des résolutions prises devant le conseil, seshommessecontenterontdelesinterpelleretdelesremettreàbordd'unavionpourLondres.

–Cequej'aiproposéauconseilavaitpourméritedefairepencherlesvoixenfaveurd'unarrêtdesrecherches,sanscompterquecelavouslavaitdetoutsoupçonconcernantVackeers; cela étant désormais acquis, les choses ne sont pas obligées de se dérouler telles queprévues...

–Dois-jecomprendrequevousneseriezpashostileàdesmesuresplusradicales?–Comprenezcequebonvoussemblemaisarrêtezdefairelescentpas,vousmedonnez

letournis.Ashtonallarefermerlafenêtre,ôtasarobedechambreetseglissasouslesdraps.–Vousnerappelezpasvosservices?–C'estinutile,lenécessaireestfait,j'enavaisdéjàprisladécision.–Dequelgenrededécisionparlez-vous?–Interveniravantnosamisrusses.L'affaireserarégléedemainlorsqueletrainrepartira

deIekaterinbourg.JepréviendraiensuiteMOSCOU par courtoisie,pourqu'ilnedépêchepasinutilementseshommes.

–Leconseilserafurieuxd'apprendrequevousavezignorélesrésolutionsvotéescesoir.–Jevouslaisselesoindecomposeràvotreguiseunpetitnuméropourl'occasion.Vous

condamnerezmonsensdel'initiativeoumonincapacitéàmeplierauxrègles;vousmeferezlamorale,jeprésenteraimesexcusesenjurantquemeshommesontagideleurproprechefet,croyez-moi,dansunequinzainede jours,personnen'enparleraplus.Votreautoritéserasauveetnosproblèmesrésolus,quedemanderdemieux?

Ashtonéteignitlalumière...

***

Transsibérien

Keira avait passé la journée allongée sur sa couchette, terrassée par la migraine. Jem'étaisbiengardéde lui faire lemoindrereprochequantàsesexcèsde laveille,ycomprisquandellem'avaitsuppliédel'acheverpourqueladouleurcesse.Touteslesdemi-heures,jeme rendais au bout du wagon, où la responsable du samovarme remettait gentiment descompresses tièdes que je retournais aussitôt lui appliquer sur le front. Dès qu'elle serendormait, je collaismonvisage à la fenêtre et regardais défiler la campagne.De temps àautre, leconvoi longeaitunvillagedemaisonsconstruitesenrondinsdebouleau.Quand ils'arrêtaitdansdespetitesgares,lesfermiersducoinsepressaientsurlequaipourvendreauxvoyageurs leurs produits locaux, salades de pommes de terre, crêpes au tvarok, confitures,beignets de chou ou de viande. Ces arrêts ne duraient jamais longtemps, puis le trainrepartait à travers les grandes plaines désertiques de l'Oural. En fin d'après-midi, Keiracommençaàsesentirunpeumieux.Elleavalaunthéetgrignotaquelquesfruitssecs.Nousnousrapprochionsd'Iekaterinbourgoùnosvoisinsitaliensnousquitteraientpourprendreunautretrain,versOulan-Bator.

–J'auraistellementaimévisitercetteville,soupiraKeira,l'égliseduSangversé,ilparaîtqu'elleestmagnifique.

Étrange nom pour une église, mais elle avait été construite sur les ruines de la villaIpatievoùl'empereurNicolasII,safemmeAlexandraFederovaetleurscinqenfantsavaientétéexécutésenjuillet1918.

Nousn'aurionshélas pas le tempsde faire du tourisme, le trainne s'arrêterait qu'unedemi-heure,pourchangerdelocomotive,m'avaitconfiélaresponsabledenotrewagon.Nouspourrionstoujoursallernousdégourdirlesjambesetacheterdequoimanger,celaferaitdubienàKeira.

–Jen'aipasfaim,gémit-elle.La banlieue apparut, pareille à celle de toutes les grandes villes industrielles, le train

s'arrêtaengare.Keiraacceptadequittersacouchettepourallerfairequelquespas.Lanuitétaittombée,

sur le quai les babouchkas vendaient leurs marchandises à la criée. De nouvelles têtesmontaientàbord,deuxpoliciersfaisaientuneronde, leurattitudedécontractéemerassura,nos ennuis semblaient être restés àMoscou,nous en étionsdéjà éloignésdeplusdemillecinqcentskilomètres.

Aucunsiffletneprévenaitdudépart,seul lemouvementde lafoulefaisaitcomprendrequ'il était temps de remonter dans le wagon. J'avais acheté une caisse d'eau minérale etquelquespirojkisquejefusseulàdéguster.Keiraétaitretournées'allongersursacouchetteetelleserendormit.Monrepasavalé,jemecouchaiàmontour,lebalancementdutrain,lebruitrégulierdesesboggiesm'entraînèrentdansunprofondsommeil.

Il était 2 heures dumatin, heure deMoscou, quand j'entendis un drôle de bruit à laporte, quelqu'un essayait d'entrer dans notre compartiment. Jeme levai et tirai le rideau,passailatêtemaisiln'yavaitpersonne,lecouloirétaitdésert,anormalementdésert,mêmelaprovonitsasavaitabandonnésonsamovar.

JerefermaileloquetetdécidaideréveillerKeira,quelquechoseclochait.Ellesursauta;jemismamainsursaboucheetluifissignedeselever.

–Qu'est-cequ'ilya?chuchota-t-elle.–Jen'ensaisencorerien,maishabille-toivite.–Pouralleroù?Laquestionn'étaitpasdénuéedesens.Nousétionsenfermésdansuncompartimentde

sixmètrescarrés,lewagon-restaurantsetrouvaitàsixvoituresdelanôtreetl'idéedenousyrendre nem'enchantait guère. Je vidai ma valise, rembourrai nos deux couchettes de nosaffairesetlesrecouvrisdesdraps.Puisj'aidaiKeiraàgrimpersurleporte-bagages,éteignislalumièreetmeglissaiàsescôtés.

–Tupeuxmedireàquoionjoue?–Nefaispasdebruit,c'esttoutcequejetedemande.Dix minutes passèrent, j'entendis à nouveau cliqueter le loquet. La porte de notre

compartimentcoulissa,quatrecoupssecsclaquèrentetellesereferma.Nousrestâmesblottisl'un contre l'autreun longmoment, jusqu'à cequeKeiramepréviennequ'une crampeà lajambe la feraitbientôthurlerdedouleur.Nousabandonnâmesnotrecachette,Keiravoulutrallumerleplafonnier,jel'enempêchaietentrebâillailerideaupourlaisserentrerlalumièredu clair de lune. Nous blêmîmes en découvrant nos literies transpercées de deux trous, àl'endroitoùnoscorpsendormisauraientdûsetrouver.Ons'étaitintroduitdansnotrecabinepournoustirerdessus.Keiras'agenouilladevantsacouchetteetpassasondoigtàtraversladéchiruredudrap.

–C'estterrifiant...,murmura-t-elle.–Eneffet,j'aibienpeurquelaliteriesoitfoutue!–Maismerde,enfin,pourquoicetacharnement?Nousnesavonsmêmepascequenous

cherchons,etencoremoinssinousletrouveronsunjour,alors...–Ilestprobablequeceuxquinousenveulentensachentplusquenous.Maintenant,il

fautrestercalmespoursortirdecepiège.Etnousavonsintérêtàréfléchirvite.Notremeurtrierétaitdans le train,et il y resteraitaumoins jusqu'auprochainarrêt,à

moinsqu'ilnedécided'attendrequel'ondécouvrenoscorpspours'assurerdelaréussitedesamission.Danslepremiercasnousavionstoutintérêtàrestertapisdansnotrecabine,danslesecond,ilétaitplusjudicieuxdedescendreavantlui.Leconvoiralentissait,nousdevionsapprocher d'Omsk, l'escale suivante aurait lieu aupetitmatin, lorsque le train entrerait engaredeNovossibirsk.

Monpremierréflexe futdechercherunmoyendecondamner laporte,ceque je fisenpassant le ceinture demon pantalon autour de la poignée et en la reliant aumontant del'échellequipermettaitd'accéderauxporte-bagages.Lecuirétaitassezsolidepourempêcherdésormaisquiconquedelafairecoulisser.Puisj'ordonnaiàKeiradesebaisserafinquenouspuissionstousdeuxsurveillerlequaisanssefairerepérer.

Leconvoi s'immobilisa.Denotreposition, il étaitdifficiledevoirquiendescendait, etnousn'avonsrienvuquinouslaisseespérerqueletueuravaitquittélebord.

Pendant les heures qui suivirent, nous refîmes nos paquetages, à l'affût du moindrebruit. À 6 heures du matin, nous entendîmes des cris. Les voyageurs des compartimentsvoisinssortirentdanslecouloir.Keiraselevad'unbond.

–Jen'enpeuxplusd'êtrecloîtréeici!dit-elleenlibérantlapoignée.Elleouvritlaporteetmelançamaceinture.–Onsort!Ilyatropdemondedehorspourquenousrisquionsquoiquecesoit.Un passager avait découvert la responsable duwagon, gisant inanimée au pied de son

samovar,avecuneméchanteplaieaufront.Sacollègue,quiassuraitleservicedejour,nous

ordonnaderegagnernoscouchettes,lapolicemonteraitàNovossibirsk.Enattendant,chacundevaits'enfermerdanssoncompartiment.

–Retouràlacasedépart!fulminaKeira.– Si les flics inspectent les cabines, nous avons intérêt à cacher nos draps, dis-je en

remettantmaceinture,cen'estpaslemomentd'éveillerl'attention.–Tucroisquecetyperôdeencoredanslesparages?–Jen'ensaisrien,mais,maintenant,ilnepourrariententer.

EngaredeNovossibirsk,lespassagersfurentinterrogéstouràtourpardeuxinspecteurs,

personnen'avaitrienvu.Lajeuneprovonitsasfutemmenéeenambulanceetremplacéeparuneautreemployéedelacompagnie.Ilyavaitsuffisammentd'étrangersdanscetrainpourquenotre présencen'attire aucune attentionparticulière de la part des autorités.Rienquedans notre wagon se trouvaient des Néerlandais, des Italiens, des Allemands etmême uncoupledeJaponais,nousn'étionsquedeuxAnglaisparmi eux.On relevanos identités, lesinspecteursredescendirentetleconvoirepartit.

Nous traversâmes une zone de marécages gelés, le relief se rehaussa de montagnesenneigées,auxquellessuccédèrentànouveaulesplainesdelaSibérie.Enmilieudejournée,le train s'engagea sur un long pontmétallique enjambant lamajestueuse rivière Ienisseï ;l'arrêtàNovossibirskduraunedemi-heure.J'auraispréféréquenousnequittionspasnotrecabine,mais Keira ne tenait plus en place. La température sur le quai devait avoisiner lesmoins dix degrés. Nous avons profité de notre petite escapade pour acheter de quoi nousrestaurer.

– Je ne vois rien de louche, dit Keira en croquant à pleines dents dans un beignet delégumes.

–Pourvuqueceladurejusqu'àdemainmatin.Lespassagers regagnaient lesvoitures, je jetaiunderniercoupd'œilautourdenouset

aidaiKeiraàsehissersurlemarchepied.Lanouvelleprovonitsasmecriadenouspresseretlaportièreserefermaderrièremoi.

JesuggéraiàKeiraquenouspassionsnotredernièresoiréeàbordduTranssibérienauwagon-restaurant.Russesettouristesytrinquaienttoutelanuit;plusilyauraitdemonde,plus nous serions en sécurité. Keira accueillit ma proposition avec soulagement. NoustrouvâmesunetablequenouspartageâmesavecquatreHollandais.

–ÀIrkoutsk,commentva-t-onmettrelamainsurnotretype?LelacBaïkals'étendsurplusdesixcentskilomètres.

–Unefoislà-bas,nousessaieronsdedénicheruncaféInternetetnousferonsquelquesrecherches,avecunpeudechancenoustrouveronslatracedenotrehomme.

–Parcequetusaisfairedesrecherchesencyrillique,toi?Je regardaiKeira, son sourirenarquoisme rappelait combien je la trouvais ravissante.

Nousaurionspeut-êtreeneffetbesoindefaireappelauxservicesd'uninterprète.–ÀIrkoutsk,reprit-elleensemoquantdemoi,nousironsvoirunchamane,ilnousen

apprendrabienplussurlarégionetseshabitantsquetouslesmoteursderecherchedetonInternetdemalheur!

Et pendant quenous dînions,Keiram'expliqua pourquoi le lacBaïkal était devenuunhaut lieu de la paléontologie. La découverte au début du XXI e siècle de campements dupaléolithique avait permis d'établir la présence d'hommes deTransbaïkalie ayant peuplé laSibérie vingt-cinq mille ans avant notre ère. Ils savaient utiliser un calendrier etaccomplissaientdéjàdesritesreligieux.

– L'Asie est le berceau du chamanisme. Dans ces régions, poursuivit Keira, lechamanismeestconsidérécommelareligionoriginellede l'homme.Selonlamythologie, lechamanismeestmêmenéaveclacréationdel'UniversetlepremierchamaneétaitlefilsduCiel.Tuvois,nosdeuxmétierssontliésdepuislanuitdestemps.Lesmythescosmogoniquessibérienssontnombreux.Onaretrouvédanslanécropoledel'îleauxRennessurl'Onegaunesculpture d'os datant du Ve millénaire avant notre ère. Elle représente une coiffurechamaniquedécoréed'unmuseaud'élan.Lacoiffeétaitportéeparunofficiants'élevantverslemondecéleste,entourédedeuxfemmes.

–Pourquoimeracontes-tutoutcela?–Parceque, ici, commedans tous les villagesbouriates, si tu veuxapprendrequelque

chose,ilfautdemanderaudienceàunchamane.Maintenanttupeuxmedirepourquoitumetripotessouslatable?

–Jenetetripotepas!–Alorsqu'est-cequetufais?–Jechercheleguidetouristiquequetuasdûplanquerquelquepart.Nemedispasque

tuconnaissaisautantdechosessurleschamanes,jenetecroiraispas!–Nesoispasidiot,ritKeiraalorsquejeglissaismesmainsderrièreseshanches.Iln'ya

aucunlivresousmesfesses!J'aidebonnesraisonsdeconnaîtremaleçonparcœur,etiln'yariennonplusentremesseins,çasuffit,Adrian!

–Quellesraisons?–J'ai traverséunephase trèsmystiquequand j'étaisà la fac, j'étais très... chamanisée.

Encens, pierres magnétiques, danses, extases, transes, enfin, une période de ma vie assezNewAge si tu vois ce que je veux dire, et je t'interdis de temoquer.Adrian, arrête, tumechatouilles,personnen'iraitcacherunbouquinàcetendroit.

–Etcommentallons-noustrouverunchamane?dis-jeenmeredressant.–Lepremier gamindans la rue tedira où vit le chamanedu coin, fais-moi confiance.

Quand j'avaisvingtans, j'auraisadoré fairecevoyage.Pourcertains leparadisse trouvaitàKatmandou,moi,c'étaiticiquejerêvaisdevenir.

–Vraiment?–Oui,vraiment!Maintenantjen'airiencontrelefaitquetuapprofondissestesfouilles,

maisalorsretournonsdanslacabine.Jenemelefispasrépéter.Aupetitmatin,j'avaisinspectétrèsminutieusementlecorps

deKeira...jen'aijamaistrouvélamoindreantisèchesurelle!

***

Londres

SirAshton était installé à la tablede la salle àmanger, il lisait le journaldumatin enprenant son thé. Son secrétaireparticulier entradans lapièce, lui présentantun téléphoneportablesurunplateauenargent.Ashtonpritl'appareil,écoutacequesoncorrespondantluiannonçait et reposa le téléphone sur le plateau. Le secrétaire aurait dû, selon l'usage, seretirer sur-le-champ, mais il semblait vouloir ajouter quelque chose et attendait que SirAshtons'adresseàlui.

–Quoiencore?Puis-jeprendremonpetitdéjeunersansêtreimportuné?– Le chef de la sécurité souhaite s'entretenir avec vous dans les plus brefs délais,

monsieur.–Ehbien,qu'ilviennemevoircetaprès-midi.–Ilestdanslecouloir,monsieur,ilparaîtquec'esturgent.–Lechefde lasécuritéestchezmoià9heuresdumatin,qu'est-cequec'estquecette

histoire?–J'imagine,monsieur,qu'ilpréfèrevousenparler lui-même, iln'arienvoulumedire,

hormisqu'ildevaitvousvoirauplusvite.–Alorsfaites-leentreraulieudebavasser,cequec'estagaçant,etfaites-nousservirun

théàbonne température,etnoncette lavasse tièdeà laquelle j'ai eudroit.Allez,dépêchez-vouspuisquec'esturgent!

Lesecrétaireseretira,laissantlaplaceauchefdelasécurité.–Quemevoulez-vous?Le chef de la sécurité remit une enveloppe scellée à Sir Ashton. Il la décacheta et

découvritunesériedephotographies.IlreconnutIvory,assissurunbancdanslepetitparcenfacedesamaison.

–Qu'est-cequecetimbécilefaitlà?questionnaAshtonenserendantàlafenêtre.–Ellesontétépriseshierenfind'après-midi,monsieur.Ashtonlaissatomberlerideauetsetournaverslechefdelasécurité.– Si ce vieux fou prend plaisir à nourrir les pigeons en face de chez moi, c'est son

problème, j'espèrequevousnem'avezpasdérangéà cetteheurematinalepourune raisonaussistupide.

–Apriori,l'opérationenRussies'estachevéecommevousl'aviezdemandé.–Ehbien,pourquoinepasavoircommencéparcetteexcellentenouvelle?Voulez-vous

unetassedethé?–Jevousremercie,monsieur,maisjedoismeretirer,j'aibeaucoupàfaire.–Attendezuneseconde,pourquoiavez-vousdit«apriori»?–Notreémissaireadûquitterletrainplustôtqueprévu;ilestcependantcertaind'avoir

mortellementatteintsesdeuxcibles.–Alorsvouspouvezdisposer.

***

Irkoutsk

Nousn'étionspasmécontentsd'abandonnerleTranssibérien.Hormiscettedernièrenuitpassée à bord, nous n'en garderions pas de très bons souvenirs. En traversant la gare, jeregardai attentivement autour de nous, rien ne semblait suspect. Keira repéra un jeunegarçonquivendaitdescigarettesà la sauvette.Elle luiproposadixdollarsenéchanged'unpetitservice:nousconduirechezlechamane.LegarçonnecomprenaitpasunmotdecequeKeira lui demandait, mais il nous amena jusqu'à sa maison. Son père possédait un petitatelierdetanneriedansuneruelledelavieilleville.

Je fus frappépar ladiversitéethniquede l'endroit.Unemultitudedecommunautés secôtoyaientdanslaplusparfaiteharmonie.Irkoutsk,villeaupassésingulieravecsesvieillesmaisonsdeboisquipenchentets'enfoncentdanslaterreavantdemourirfauted'entretien,Irkoutsk et son vieux tram sans station, qui s'arrête au milieu de la rue, Irkoutsk et sesvieillesBouriatesavecleuréternelfichudelainenouéaumenton,leurcabasautourdubras...Ici, chaque vallée et chaquemontagne a son esprit, on vénère le ciel et avant de boire del'alcoolonenversequelquegouttessurlatablepourtrinqueraveclesdieux.Letanneurnousaccueillit dans samodeste demeure.Dansun anglais rudimentaire il nous expliquaque safamillevivaitlàdepuistroissiècles.Songrand-pèreétaitpelletieràl'époqueoùlesBouriatesnégociaient encore des fourrures dans les comptoirsmarchands de la ville,mais tout celaappartenait au passé, un passé révolu. Désormais, zibelines, hermines, loutres et renardsavaient disparu, le petit atelier situé à quelques pas de la chapelle de Saint-Paraskeva neproduisaitplusquedescartablesencuirquisevendaientdifficilementaubazarvoisin.Keirademandaànotrehôtes'ilconnaissaitunmoyend'obteniruneaudienceauprèsd'unchamane.Le meilleur selon lui se trouvait à Listvianka, une petite ville au bord du lac Baïkal. Unminibusnouspermettraitdenousy rendreàmoindres frais.Les taxisétaienthorsdeprix,nousdit-il,etguèreplusconfortables.Ilnousoffritunrepas;iln'est,encesterressouventmeurtriesparlafolleoppressiondesuns,qu'uneseuleloi,celledel'hospitalité.Uneviandemaigre bouillie, quelques pommes de terre, un thé au beurre et une tranche de pain. Cedéjeunerd'hiverdansl'atelierd'untanneuràIrkoutsk,jem'ensouviensencore.

Keiraavaitapprivoisél'enfant,ensembleilsjouaientàrépéterdesmotsquileurétaientàchacuninconnus,enanglaisouenrusse,etilsriaientsousleregardattendridel'artisan.Audébut de l'après-midi, le garçonnous conduisit jusqu'à l'arrêt de l'autocar.Keira voulut luiremettrelesdollarspromismaisillesrefusa.Alorselledénouasonécharpeetlaluioffrit.Ill'enroula autour de son cou et partit en courant. Au bout de la rue, il se retourna et agital'étoffe en signe d'au revoir. Je savais bien à ce moment que Keira avait le cœur lourd,combienHarry luimanquait, jedevinaisqu'elle revoyait sesyeuxdans le regarddechaqueenfantquenouscroisionsenroute.Je laprisdansmesbras,mesgestesétaientmaladroitsmais elle posa sa tête sur mon épaule. Je sentis sa tristesse et lui rappelai à l'oreille lapromessequejeluiavaisfaite.Nousretournerionsdanslavalléedel'Omoet,quelquesoitletempsquecelanousprendrait,ellereverraitHarry.

Leminibuslongeaitlarivière,bordantdespaysagesdesteppes.Desfemmesmarchaientau bord de la route, portant leurs enfants endormis dans leurs bras. Au cours du voyage,Keiram'enappritunpeuplussurleschamanesetlavisitequinousattendait.

–Lechamaneestunguérisseur,unsorcier,unprêtre,unmagicien,undevin,voireunpossédé.Ilestchargédetraitercertainesmaladies,defairevenirlegibieroufairetomberlapluie,parfoismêmederetrouverunobjetperdu.

–Dis-moi,tonchamane,ilnepourraitpasnousdirigerdirectementsurnotrefragment,celaéviteraitd'allervoircetEgorovetçanousferaitgagnerdutemps.

–Jevaisyallerseule!Lesujetétaitsensibleetlaplaisanterien'étaitpasdemise.J'écoutaidoncattentivement

cequ'ellem'expliquait.–Pourentrerencontactaveclesesprits, lechamanesemetentranse.Sesconvulsions

témoignentqu'unespritestentrédanssoncorps.Lorsquesatranses'achève, ils'écrouleetentre en catalepsie. C'est un moment intense pour l'assemblée, il n'est jamais sûr que lechamaneretourneparmilesvivants.Lorsqu'ilrevientàlui,ilracontesonvoyage.Parmisesvoyages, il y en a un qui devrait te plaire, celui que le chamane fait vers le cosmos. Onl'appellelevolmagique.Lechamanecôtoiele«clouduciel»etpasseautraversdel'étoilePolaire.

– Tu sais que nous avons juste besoin d'une adresse, nous pouvons peut-être nouscontenterdeluidemanderunserviceréduit.

Keirasetournaverslavitredubus,sansplusm'adresserlaparole.

***

Listvianka...

... est une ville entièrement bâtie en bois, comme bien des villages de Sibérie ;mêmel'église orthodoxe est construite en bouleau. Lamaison du chamane ne dérogeait pas à larègle. Nous n'étions pas les seuls à lui rendre visite ce jour-là. J'avais espéré que nousn'aurionsqu'àéchangerquelquesmotsaveclui,unpeucommeonvientinterrogerlemaired'un petit village sur une famille du coin dont on recherche la trace, mais il nous fallutassisterd'abordàl'officequivenaitdecommencer.

Nousprîmesplacedansunepièceparmicinquanteautrespersonnesassisesenrondsurdestapis.Lechamaneentra,vêtud'uncostumedecérémonie.L'assembléeétaitsilencieuse.Une jeune femme, elle devait avoir à peine vingt ans, était allongée sur une natte. Ellesouffrait visiblement d'un mal qui lui donnait une terrible fièvre. Son front ruisselait desueur et elle gémissait. Le chamane prit un tambour. Keira, qui m'en voulait encore,m'expliqua–bienquejeneluieusseriendemandé–quel'accessoireétaitindispensableaurituel et que le tambour avait une double identité sexuelle, la peau était mâle et le cadrefemelle.J'euslabêtisederireetreçusaussitôtuneclaquederrièrelatête.

Le chamane commençapar chauffer lapeaudu tambour en la caressantde la flammed'unetorchère.

– Avoue que c'est quand même plus compliqué que d'appeler les renseignements,chuchotai-jeàl'oreilledeKeira.

Lechamanelevalesmains,soncorpscommençaàonduleraurythmedesroulementsdutambour. Son chant était envoûtant, j'avais perdu toute envie d'être ironique, Keira étaitentièrement absorbée par la scène qui se déroulait sous nos yeux. Le chamane entra entranse,soncorpsétaitsecouédespasmesviolents.Aucoursdelacérémonie,levisagedelajeunefemmesemétamorphosa,commesi lafièvreretombait, lescouleursréapparaissaientsursesjoues.Keiraétaitfascinée,jel'étaistoutautant.Leroulementdetambourcessaetlechamane s'écroula. Personne ne parlait, pas un bruit pour troubler le silence. Nos yeuxétaientrivéssursoncorpsinerteetilenfutainsipendantunlongmoment.Quandl'hommerevintàluietseredressa,ils'approchadelajeunefemme,apposasesmainssursonvisageetluidemandadeselever.Debout,bienquevacillante,ellesemblaitêtreguériedumalquitoutàl'heureencorelaterrassait.L'assembléeacclamalechamane,lamagieavaitopéré.

Jen'aijamaissudequelsréelspouvoirsjouissaitcethommeetcedontjefustémoincejour-làdanslademeureduchamanedeListviankaresteraàjamaispourmoiunmystère.

La cérémonie terminée, les gens se dispersèrent, Keira aborda le chamane et luidemandaaudience;ill'invitaàs'asseoiretàluiposerlesquestionspourlesquelleselleétaitvenueàsarencontre.

Il nous apprit que l'homme que nous cherchions était un notable de la région. Unbienfaiteurquidonnaitbeaucoupd'argentpourlespauvres,pourlaconstructiondesécoles,ilavaitmêmefinancélaréfectiond'undispensairequidepuisavaitprisdesairsdepetithôpital.Lechamanehésitaitànousconfiersonadresse,s'inquiétantdenosintentions.Keirapromitquenousvoulionssimplementobtenirquelquesinformations.ElleexpliquasonmétieretenquoiEgorovpouvaitnousêtreutile.Saquêteétaitstrictementscientifique.

Le chamane regarda attentivement le pendentif de Keira et l'interrogea sur saprovenance.

– C'est un objet très ancien, lui confia-t-elle sans aucune retenue, un fragment d'unecartedesétoilesdontnouscherchonslespartiesmanquantes.

–Quelâgeacetobjet?interrogealechamaneendemandantàlevoirdeplusprès.–Desmillionsd'années,réponditKeiraenleluitendant.Lechamanecaressadélicatementlependentifet,aussitôt,sonvisageseferma.–Vousnedevezpaspoursuivrevotrevoyage,dit-ild'unevoixgrave.Keiraseretournaversmoi.Qu'est-cequiinquiétaitsoudaincethomme?–Nelegardezpasauprèsdevous,vousnesavezpascequevousfaites,reprit-il.–Vousavezdéjàvuuntelobjet?demandaKeira.–Vousnecomprenezpascequecelaimplique!ditlechamane.Sonregards'étaitencoreassombri.–J'ignoredequoivousvoulezparler, réponditKeiraenreprenantsonpendentif,nous

sommesdesscientifiques...– ... des ignorants ! Savez-vous seulement comment le monde tourne ? Vous voulez

prendrelerisquederemettreseséquilibresencause?–Maisdequoiparlez-vous?s'insurgeaKeira.–Allez-vous-end'ici!L'hommequevoussouhaitezrencontrerhabiteàdeuxkilomètres

d'ici,dansunedatcharoseavectroistourelles,vousnepourrezpaslamanquer.

DesjeunespatinaientsurlelacBaïkalàl'écartdurivageoùlesvaguessaisiesparl'hiveravaientgelé, formantdessculpturesauxallureseffrayantes.Prisonnierdesglaces,unvieuxcargoàlacoquerouilléegisaitsursonflanc.Keiraavaitenfouisesmainsdanssespoches.

–Quetentaitdenousdirecethomme?medemanda-t-elle.– Je n'en ai pas la moindre idée, c'est toi l'experte en chamanisme. Je pense que la

sciencel'inquiète,voilàtout.– Sa peur ne me paraissait pas irrationnelle et il semblait savoir de quoi il parlait...

commes'ilvoulaitnousprévenird'undanger.–Keira,nousnesommespasdesapprentissorciers.Iln'yadeplacenipourlamagieni

pour l'ésotérisme dans nos disciplines. Nous suivons tous deux une démarche purementscientifique.Nousdisposonsdedeuxfragmentsd'unecartequenouscherchonsàcompléter,riendeplus.

– D'une carte qui selon toi fut établie il y a quatre cents millions d'années et nousignoronstoutdecequ'ellenousrévéleraitsinouslacomplétions...

–Lorsquenousl'auronscomplétée,nouspourronsalorsenvisagerdefaçonscientifiquequ'unecivilisationdisposaitd'unsavoirastronomiqueendes tempsoùnouspensionsqu'iln'étaitpaspossiblequ'elleexistesurlaTerre.Unetelledécouverteremettrabiendeschosesenperspectivesurl'histoiredel'humanité.N'est-cepascequitepassionnedepuistoujours?

–Ettoi,qu'est-cequetuespères?– Que cette carte me montre une étoile qui me soit encore inconnue, ce serait déjà

formidable.Pourquoifais-tucettetête?–J'ailatrouille,Adrian,jamaismesrecherchesnem'avaientconfrontéeàlaviolencedes

hommesetjenecomprendstoujourspaslesmotivationsdeceuxquinousenveulentautant.Ce chamane ignorait tout de nous, la façon dont il a réagi au contact de mon pendentif,c'était...effrayant.

–Maistuterendscomptedecequetuluiasrévéléetdecequecelaimpliquepourlui?Cethommeestunoracle,sonpouvoiretsonaurareposentsursonsavoiret l'ignorancedeceux qui le vénèrent. Nous débarquons chez lui, en lui brandissant sous le nez le témoin

d'uneconnaissancequidépassedeloinlessiennes.Tulemetsendanger.Jenem'attendspasà meilleure réaction des membres de l'Académie, si nous leur faisions pareille révélation.Qu'unmédecingagneunvillagereculédumondeoùlamodernitén'estjamaisparvenue,qu'ilsoigneunmaladeavecdesmédicaments,lesautresverraientenluiunsorcierauxpouvoirsinfinis.L'hommevénèreceluidontlesavoirledépasse.

– Merci de la leçon, Adrian, c'est notre ignorance qui me fait peur, pas celle desautochtones.

Nousarrivionsdevant ladatcharose,elleétait telleque lechamane l'avaitdécriteet ilavaitdit vrai, impossiblede la confondreavecuneautremaison tant sonarchitecture étaitostentatoire. Celui qui vivait là n'avait rien fait pour cacher sa richesse, au contraire, ill'affichait,gagedesonpouvoiretdesaréussite.

Deux hommes, Kalachnikov en bandoulière, gardaient l'entrée de la propriété. Je meprésentai et demandai à être reçu par le maître des lieux. Nous venions de la part deThornsten, un de ses anciens amis, qui nous avait mandatés pour acquitter une dette. Levigilenousordonnad'attendredevant laporte.Keirasautillaitsurplacepourseréchauffer,sous le regard amusé du second garde qui la reluquait d'une façon fort déplaisante àmongoût.Jelaprisdansmesbrasetluifrictionnailedos.L'hommerevintquelquesinstantsplustard,nouseûmesdroitàunefouilleenrègleet,enfin,onnouslaissaentrerdanslafastueusedemeured'Egorov.

Les sols étaient en marbre de Carrare, les murs recouverts de boiseries importéesd'Angleterre,nousexpliquanotrehôteennousaccueillantdanssonsalon.Quantauxtapis,ilsprovenaientd'Iran,despiècesdegrandevaleur,affirma-t-il.

–JecroyaiscesaloparddeThornstenmortdepuislongtemps,s'exclamaEgorovennousservantdelavodka.Buvez!dit-il,celavousréchauffera.

–Désoléedevousdécevoir,répliquaKeira,maisilseportecommeuncharme.–Tantmieuxpour lui, réponditEgorov,alorsvousêtesvenusm'apporter l'argentqu'il

medoit?Jesortismonportefeuilleettendiscentdollarsànotrehôte.–Voilà,dis-jeenposantl'uniquebilletsurlatable,vouspouvezvérifier,lecompteyest.Egorovregardalacoupureverteavecmépris.–C'estuneplaisanterie,j'espère!–C'estlasommeexactequ'ilnousademandédevousremettre.– C'est ce qu'il me devait il y a trente ans ! Enmonnaie constante, sans compter les

intérêts,ilfaudraitlamultiplierparcentpourquenoussoyonsquittes.Jevousdonnedeuxminutespourfoutrelecampd'iciavantderegretterd'êtrevenusvousmoquerdemoi.

–Thornstennousaditquevouspourrieznousaider,jesuisarchéologueetj'aibesoindevous.

–Désolé,jenem'occupeplusd'antiquitésdepuislongtemps,lesmatièrespremièressontbien plus lucratives. Si vous avez fait ce voyage dans l'espoir dem'acheter quelque chose,vousvousêtesdéplacéspourrien.Thornstens'estfoutuautantdevousquedemoi.Reprenezcebilletetallez-vous-en.

–Jenecomprendspasvotreanimositéàsonégard,ilparlaitdevousendestermestrèsrespectueuxetsemblaitmêmevousvouerunecertaineadmiration.

–Ahbon?demandaEgorov,flattéparleproposdeKeira.– Pourquoi vous devait-il de l'argent ? Cent dollars, cela représentait une certaine

sommedanscetterégion,ilyatrenteans,ajoutaKeira.

–Thornstenn'étaitqu'unintermédiaire,ilagissaitpourlecompted'unacheteuràParis.Unhommequivoulaitacquérirunmanuscritancien.

–Quelgenredemanuscrit?–UnepierregravéeretrouvéedansunetombegeléeenSibérie.Vousdevezsavoiraussi

bienquemoiquenombredecessépulturesfurentmisesaujourdanslesannéescinquante,toutesregorgeaientdetrésorsparfaitementconservésparlesglaces.

–Ettoutesfurentminutieusementpillées.–Hélas,oui,réponditEgorovensoupirant.Lacupiditédeshommesestterrible,n'est-ce

pas?Dèsqu'ilestquestiond'argent,iln'yaplusaucunrespectpourlesbeautésdupassé.–Et,biensûr,vousoccupiezvotretempsàtraquercespilleursdetombes,n'est-cepas?

poursuivitKeira.–Vousavezunjoliderrière,mademoiselle,etuncharmecertain,maisn'abusezpastrop

demonhospitalité.–VousavezvenducettepierreàThornsten?– Je lui ai refourgué une copie ! Son commanditaire n'y a vu que du feu. Comme je

savaisqu'ilnemepaieraitpas,jemesuiscontentédeluiremettreunereproduction,maisdefort bonnequalité.Reprenez cet argent, offrez-vousunbon repas et dites àThornstenquenoussommesquittes.

–Etvousaveztoujoursl'originale?demandaKeiraensouriant.Egorovlaregardadebasenhaut,s'attardantsurlescourbesdesonanatomie;ilsourità

sontouretseleva.–Puisquevousêtesvenusjusqu'ici,suivez-moi,jevaisvousmontrerdequoiils'agissait.Ilserendit jusqu'à labibliothèquequiagrémentait lesmursdesonsalon.Ilypritune

boîterecouvertedecuirfin,l'ouvritetlaremitenplace.–Cen'estpasdanscelle-ci,maisoùai-jebienpulamettre?Ilexaminatroisautrescaissettesdumêmegenre,unequatrièmeetunecinquièmedont

ilsortitunobjetempaquetédansunvoiledecoton.Ildénoualaficellequil'entouraitetnousprésenta une pierre de vingt centimètres sur vingt qu'il posa délicatement sur son bureauavant de nous inviter à nous rapprocher. La surface patinée était incrustée d'écrituresressemblantàdeshiéroglyphes.

–C'estdusumérien,cettepierreaplusdesixmilleans.LecommanditairedeThornstenauraitmieuxfaitdemelapayeràl'époque,sonprixétaitencoretoutàfaitabordable.Ilyatrente ans, j'aurais vendu le cercueil de Sargon pour quelques centaines de dollars,aujourd'hui cette pierre est inestimable et paradoxalement invendable d'ailleurs, sauf à unparticulierquilagarderaitsecrètement.Cegenred'objetnepeutpluscirculerlibrement,lestemps ont changé, le trafic d'antiquités est devenu bien trop dangereux. Je vous l'ai dit, lecommercedematièrespremièresrapportebienplusavecbeaucoupmoinsderisques.

–Quelleestlasignificationdecesgravures?demandaKeira,fascinéeparlabeautédelapierre.

–Pasgrand-chose, ils'agitprobablementd'unpoème,oud'uneanciennelégende,maiscelui qui voulait l'acheter semblait y accorder une grande importance. Je dois avoir unetraduction.Voilà,jel'ai!dit-ilenfouillantlacaissette.

IlremitàKeiraunefeuilledepapierqu'ellemelutàvoixhaute.Il est une légende qui raconte que l'enfant dans le ventre de samère connaît tout du

mystèrede laCréation,de l'originedumonde jusqu'à la findes temps.À sanaissance,unmessagerpasseau-dessusdesonberceauetposeundoigtsurseslèvrespourquejamaisilnedévoilelesecretquiluifutconfié,lesecretdelavie...

Commentcachermastupéfactionenentendantcesmotsquirésonnaientdansmatêteetmerappelaientlesultimessouvenirsd'unvoyageavorté.Cesderniersmotsquej'avaislusàbord d'un avion en partance pour la Chine, avant de perdre connaissance et qu'il ne fassedemi-tour. Keira avait interrompu sa lecture, inquiète de me voir si troublé. Je pris monportefeuilledansmapoche,ensortitunefeuilledepapierquejedépliaidevantelle.Jelusàmontouràvoixhautelafindecetexteétrange.

... Ce doigt posé qui efface à jamais la mémoire de l'enfant laisse une marque. Cettemarque,nousl'avonstousau-dessusdelalèvresupérieure,saufmoi.

Lejouroùjesuisné,lemessageraoubliédemerendrevisite,etjemesouviensdetout.KeiraetEgorovmeregardèrenttouràtour,aussiétonnésquejel'étais.Jeleurexpliquai

dansquellescirconstancescedocumentm'étaitparvenu.–C'esttonami, leprofesseurIvory,quimel'afaitremettre, justeavantquejepartete

chercherenChine.–Ivory?Qu'est-cequ'ilvientfairelà-dedans?demandaKeira.–Maisc'estlenomdecesalaudquinem'ajamaispayé!s'exclamaEgorov.Luiaussije

lecroyaismortdepuislongtemps.–C'est unemanie chez vousde vouloir enterrer tout lemonde ? réponditKeira.Et je

doute fort qu'il ait quoi que ce soit à voir avec votre lamentable commerce de pillages detombes.

–Jevousdisquevotreprofesseur,soi-disantinsoupçonnable,estprécisémentl'hommequimel'aachetée,etjevouspriedenepasmecontredire,jen'aipasl'habitudequ'unepetitepéronnellemettemaparoleendoute.J'attendsvosexcuses!

Keira croisa les bras et lui tourna le dos. Je l'attrapai par l'épaule et lui ordonnai des'exécutersur-le-champ!Ellemefustigeaduregardetgrommelaun«Désolée»ànotrehôtequi,heureusement,semblas'encontenteretacceptadenousendireplus.

– Cette pierre fut trouvée dans le nord-ouest de la Sibérie, au cours d'une campagned'excavation de tombes gelées. La région en regorge. Les sépultures protégées par le froiddepuisdesmillénairesétaientremarquablementbienconservées.Ilfautremettreleschosesdans leurcontexte,à l'époque tous lesprogrammesderecherchesdépendaientde l'autoritéducomitécentralduParti.Lesarchéologuestouchaientdessalairesdemisèrepourtravaillerdansdesconditionsextrêmementdifficiles.

–NousnesommespasmieuxlotisenOccidentetonnepillepaslesterrainsdefouillespourautant!

J'auraispréféréqueKeiragardecegenrederemarquepourelle.–Toutlemondetrafiquaitpoursubveniràsesbesoins,reprit-il.Parcequej'occupaisun

posteunpeuplusélevédanslahiérarchieduParti,rapports,autorisationsetallocationsderessources passaient par moi, et j'étais chargé de trier parmi les découvertes ce quireprésentaitunintérêtsuffisantpourêtretransféréàMoscouetcequipouvaitresterdanslarégion.LePartiétaitlepremieràpillerlesrépubliquesdelaFédérationdestrésorsquileurrevenaientdedroit,nousnefaisionsqueprendreunesortedepetitecommissionaupassage.Quelques objets n'arrivaient pas jusqu'à Moscou et finissaient par enrichir les collectionsd'acheteurs occidentaux. C'est ainsi qu'un jour j'ai fait la connaissance de votre amiThornsten. Il agissait pour le compte de ce professeur Ivory, passionné par tout ce quitouchait aux civilisations scythes et sumériennes. Je savais que je ne serais jamais payé,j'avaisdansnoséquipesunépigraphistetalentueux,jeluiaifaitfaireunereproductiondelapierre surunblocdegranit.Maintenant, si vousmedisiezcequivousamènechezmoi, jesupposequevousn'avezpastraversél'Ouralpourmerendrecentdollars?

–Jesuislestracesdenomadesquiauraiententreprisunlongvoyage,quatremilleansavantnotreère.

–Pourallerd'oùàoù?– Partis d'Afrique, ils ont atteint la Chine, cela j'en ai la preuve ; ensuite, tout n'est

qu'hypothèses. Je suppose qu'ils ont bifurqué vers la Mongolie, traversé la Sibérie, enremontantlefleuveIenisseïjusqu'àlamerdeKara.

–Sacrévoyage,etdansquelbutvosnomadesauraient-ilsparcourutousceskilomètres?–PourfranchirlaroutedesPôlesetatteindrelecontinentaméricain.–Celanerépondpasvraimentàmaquestion.–Pourporterunmessage.–Etvouspensiezquejepourraisvousaideràdémontrerl'existenced'unetelleaventure

?Quivousamiscetteidéeentête?– Thornsten, il prétend que vous étiez un spécialiste des civilisations sumériennes, je

supposequelapierrequevousvenezdenousmontrerconfirmecequ'ilnousadit.–Commentavez-vousrencontréThornsten?demandaEgorovd'unairmalicieux.–Parl'intermédiaired'unamiquinousarecommandéd'allerlevoir.–C'estassezamusant.–Jenevoispascequ'ilyadesiamusantàcela?–EtvotreamineconnaîtpasIvory?–Pasquejesache,non!–Vousseriezprêteàjurerqu'ilsnesesontjamaisrencontrés?EgorovtenditsontéléphoneàKeira,ladéfiantduregard.– Soit vous êtes idiote, soit vous êtes l'un comme l'autre d'une naïveté déconcertante.

Appelezcetamietposez-luilaquestion!Keira et moi regardions Egorov, sans comprendre où il voulait en venir. Keira prit

l'appareil,composalenumérodeMaxets'éloigna–cequi,jedoisl'avouer,m'agaçaauplushautpoint;etellerevintquelquesinstantsplustard,laminedéfaite.

–Tuconnaisdoncsonnuméroparcœur...,dis-je.–Cen'estpasdutoutlemoment.–Ilt'ademandédemesnouvelles?–Ilm'amenti.Jeluiaiposélaquestionsansdétouretilm'ajuréqu'ilneconnaissaitpas

Ivory,maisjesensqu'ilm'amenti.Egorov se rendit vers sa bibliothèque, parcourut les rayonnages et en sortit un grand

livre.–Sijecomprendsbien,reprit-il,votrevieuxprofesseurvousenvoiedanslespattesd'un

ami qui vous adresse à Thornsten, qui, lui-même, vous renvoie vers moi. Et, comme parhasard, ilyatrenteans,cemêmeIvorycherchaitàacquérircettepierrequejepossèdesurlaquelle est incrusté un texte en sumérien, texte dont il vous avait déjà remis uneretranscription.Toutcela,biensûr,n'estquepurecoïncidence...

–Qu'est-cequevoussous-entendez?demandai-je.–VousêtesdeuxmarionnettesdontIvorytirelesficellesàsaguise,ilvousfaitallerdu

nordausudetd'estenouest,selonsonbonvouloir.Sivousn'avezpasencorecomprisqu'ilvousainstrumentalisés,alors,vousêtesencoreplusbêtesquejenelesupposais.

– Je pense que nous avons bien compris que vous nous preniez pour deux imbéciles,sifflaKeira,surcepointvousavezétéassezclair,maispourquoiferait-ilunechosepareille?Qu'est-cequ'ilauraitàygagner?

–Jenesaispascequevouscherchezexactement,mais jesupposeque lerésultatdoitl'intéresser au plus haut point. Vous êtes en train de poursuivre uneœuvre qu'il a laisséeinachevée.Enfin,ilnefautpasêtretrèsintelligentpourcomprendrequevoustravaillezpourluisansmêmevousenrendrecompte.

Egorovouvritlegrandlivreetdépliaunecarteanciennedel'Asie.–Cettepreuvequevousespérieztrouver,reprit-il,elleestsousvosyeux,c'estlapierre

surlaquellefigurecetexteensumérien.VotreIvoryespéraitquejel'avaisencore,etils'estarrangépourvousfairearriverjusqu'àmoi.

Egorovs'assitderrièresonbureauetnousinvitaàprendreplacedansdeuxgrosfauteuilsenvis-à-vis.

–LesrecherchesarchéologiquesenSibériedébutèrentauXVIII e siècle,à l'initiativedePierreleGrand.Jusque-là,lesRussesn'avaientaccordéaucunintérêtàleurpassé.Lorsquejedirigeaislabranchesibériennedel'Académie,jem'arrachaislescheveuxpourconvaincrelesautoritésdesauvegarderdes trésors inestimables ; jenesuispas levulgaire trafiquantquevousimaginez.Certes,j'avaismesréseaux,maisgrâceàeuxj'aisauvédesmilliersdepiècesetj'enaifaitrestaurertoutautantqui,sansmoi,auraientétévouéesàladestruction.Croyez-vous que cette pierre sumérienne existerait toujours si je n'avais pas été là ? Elle auraitprobablementservi,aumilieudecentautres,àétayer lemurd'unecaserneouàremblayerunchemin.Jenedispasnepasavoirtrouvéquelquesavantagesàcepetitcommerce,maisj'aitoujoursagiensachantcequejefaisais.JenevendaispaslesvestigesdenotreSibérieàn'importequi.Bon,entoutcas,ceprofesseurnevousaurapasfaitperdrevotretemps.PlusquequiconqueenRussie,j'aieneffetétudiélescivilisationssumériennesetj'aitoujoursétéconvaincuqu'ilsavaientvoyagébienau-delàdesdistancessupposées.Personnen'accordaitlemoindre crédit àmes théories, onm'a traité d'illuminé et d'incapable. L'artefact que vouscherchez, attestant que vos nomades ont bien atteint leGrandNord, est sous vos yeux.Etsavez-vousàquandremonteletextequiyestgravé?Àl'an4004avantnotreère.Constatezparvous-mêmes,dit-ilendésignantunelignepluspetitequelesautresenhautdelapierre,c'est une datation formelle. Maintenant, pourriez-vous partager avec moi les raisons pourlesquelles ils auraient, selon vous, tenté d'atteindre le continent américain ? Car j'imagineque,sivousêtesici,c'estquevouslesconnaissez.

–Jevousl'aidit,répétaKeira,pourporterunmessage.–Merci,jenesuispassourd,maisquelmessage?–Jen'ensaisrien,ilétaitdestinéauxmagistèresdecivilisationsanciennes.–Etvouscroyezquevosmessagersontatteintleurbut?Keirasepenchasurlacarte,ellepointadudoigtlemincepassagedudétroitdeBéring,

puissonindexglissalelongdelacôtesibérienne.–Jen'ensaisrien,dit-elleàvoixbasse,c'estbienpourcelaquej'aitantbesoindesuivre

leurstraces.EgorovattrapalamaindeKeiraetladéplaçalentementsurlacarte.–Man-Pupu-Nyor,dit-ilenlareposantàl'estdelachaînedel'Oural,surunpointsitué

au nord de la république des Komis. Le site des Sept Géants de l'Oural, c'est là que vosmessagersdesmagistèresontfaitleurdernièrehalte.

–Commentlesavez-vous?demandaKeira.–Parcequec'estàcetendroitprécis,enSibérieoccidentale,quelapierreaététrouvée.

Cen'estpaslefleuveIenisseïquevosnomadesdescendaient,maisl'Ob,etcen'estpasverslamerdeKaraqu'ilssedirigeaient,maisverslamerBlanche.Pourgagnerleurdestination,laroutedelaNorvègeétaitpluscourte,plusaccessible.

–Pourquoiavez-vousdit«leurdernièrehalte»?–Parcequej'aidebonnesraisonsdecroirequeleurvoyages'estarrêtélà.Cequejevais

vousconfier,nousnel'avonsjamaisrévélé.Ilyatrenteans,nousmenionsunecampagnedefouilles dans cette région. ÀMan-Pupu-Nyor, sur un vaste plateau situé au sommet d'unemontagne battue par les vents, s'élèvent sept piliers de pierre de trente à quarante-deuxmètres de hauteur chacun. Ils ont l'apparence d'immensesmenhirs. Six forment un demi-cercle,leseptièmesembleregarderlessixautres.LesSeptGéantsdel'Ouralreprésententunmystère qui n'a toujours pas livré son secret. Personne ne sait pourquoi ils sont là, etl'érosionnepeutêtreseuleresponsabled'unetellearchitecture.Cesiteestl'équivalentrussedevotreStonehenge,àceciprèsquelesrocsysontdetaillesanscommunemesure.

–Pourquoin'avoirriendévoilé?–Aussiétrangequecelapuissevousparaître,nousavonstoutrecouvertetremislesite

dans l'état où nous l'avions trouvé.Nous avons volontairement effacé toute trace de notrepassage.À cette époque, leParti se fichaitdenos travaux.Cequenousavionsmis au jouraurait été ignoré par les fonctionnaires incompétents de Moscou. Au mieux, nosextraordinairesdécouvertesauraientétéarchivéessansaucuneanalyse,sansaucunsoinpourlespréserver.Ellesauraientfiniparpourrirdansdesimplescaisses,oubliéesdanslessous-solsd'unquelconquebâtiment.

–Etqu'aviez-voustrouvé?demandaKeira.– Quantité de restes humains datant du IVe millénaire, une cinquantaine de corps

parfaitementconservésparlesglaces.C'estparmieuxquesetrouvait lapierresumérienne,enfouiedansleurtombeau.Leshommesdontvoussuivezlatracesesontlaisséemprisonnerparl'hiveretlaneige,ilssonttousmortsdefaim.

Keiraseretournaversmoi,aucombledel'excitation.–Maisc'estunedécouvertemajeure!Personnen'ajamaispuprouverquelesSumériens

avaientvoyagéaussiloin;sivousaviezpubliévostravauxavecdetellespreuvesàl'appui,lacommunautéscientifiqueinternationalevousauraitacclamé.

–Vousêtescharmantemaisbientropjeunepoursavoirdequoivousparlez.Àsupposerquelaportéedecettedécouverteaiteulamoindrerésonanceauprèsdenossupérieurs,nousaurions été aussitôt déportés dans un goulag et nos travaux auraient été attribués à desapparatchiksduParti.Lemot«international»n'existaitpasenUnionsoviétique.

–C'estpourcelaquevousaveztoutréenfoui?–Qu'auriez-vousfaitànotreplace?–Presque toutréenfoui... si jepeuxmepermettre, lançai-je.J'imaginequecettepierre

n'estpasleseulobjetquevousavezrapportédansvosbagages...Egorovmelançaunsaleregard.– Il y avait aussiquelqueseffetspersonnelsayantappartenuà cesvoyageurs,nousen

avonstrèspeugardé,ilétaitvitalpourchacundenousderesterleplusdiscretpossible.–Adrian,meditKeira,silepéripledesSumérienss'estachevédanscesconditions,alors

ilestprobablequelefragmentsetrouvequelquepartsurleplateaudeMa-Pupu-Nyor.–Man-Pupu-Nyor,rectifiaEgorov,maisvouspouvezaussidireManpupuner,c'estainsi

quelesOccidentauxleprononcent.Dequelfragmentparlez-vous?Keirameregarda,puis, sansattendrede réponseàunequestionqu'ellenem'avaitpas

posée,elleôtasoncollier,montrasonpendentifàEgorovetluiracontaàpeuprèstoutdelaquêtequenousavionsentreprise.

Passionné par ce que nous lui expliquions, Egorov nous garda à dîner, et, comme lasoiréeseprolongeait,ilmitaussiunechambreànotredisposition,cequitombaitbien,nous

avionstotalementoubliédepenserànousloger.

Aucoursdurepasquinousfutservidansunepiècedontlataillefaisaitpluspenseràunterraindebadmintonqu'àunesalleàmanger,Egorovnousassaillitdequestions.Lorsquejefinisparluirévélercequiseproduisaitquandonréunissait lesobjets, ilnoussuppliadelelaisserassisterauphénomène. Il étaitdifficilede lui refuserquoiquece soit.Keiraetmoirapprochâmes nos deux fragments et ils reprirent aussitôt leur couleur bleutée, même sicelle-ci était encore plus pâle que la dernière fois. Egorov écarquilla les yeux, son visagesemblaitavoirrajeuni,et lui,sicalmejusque-là,étaitexcitécommeungaminà laveilledeNoël.

–Quesepasserait-il,selonvous,sitouslesfragmentsétaientréunis?–Jen'enaipaslamoindreidée,répondis-jeavantKeira.–Etvousêtestouslesdeuxcertainsquecespierresontquatrecentsmillionsd'années?– Ce ne sont pas des pierres, répondit Keira,mais oui, nous sommes certains de leur

ancienneté.–Leursurfaceestporeuse,elleestincrustéedemillionsdemicroperforations.Lorsque

les fragments sont soumis à une très forte source de lumière, ils projettent une carte desétoilesdontlepositionnementcorrespondexactementàceluiquel'ontrouvaitdanslecielàcette période, poursuivis-je. Si nous avions un laser assez puissant à notre disposition, jepourraisvousenfaireladémonstration.

–J'auraisbeaucoupaimévoircela,mais,désolé,jen'aipascegenred'appareilchezmoi.–Lecontrairem'auraitinquiété,luiconfiai-je.Le dessert consommé – un gâteau spongieux fortement alcoolisé –, Egorov quitta la

tableetsemitàarpenterlapièce.–Etvouspensez,poursuivit-il aussitôt,que l'undes fragmentsmanquantspourrait se

trouver sur le site des Sept Géants de l'Oural ? Oui, bien sûr que vous le pensez, quellequestion!

–J'aimeraistantpouvoirvousrépondre!repritKeira.–Naïveetoptimiste!Vousêtesvraimentcharmante.–Etvous...Jeluiadministraiunlégercoupdegenousouslatable,avantqu'elleterminesaphrase.–Noussommesenhiver,repritEgorov,leplateaudeMan-Pupu-Nyorestbalayépardes

vents si froids et secs que la neige arrive à peine à rester au sol. La terre est gelée, vouscomptezmenervosfouillesavecdeuxpetitespellesetunepoêleàmétaux?

–Arrêtezavecce toncondescendant,c'estexaspérant.Etpuispourvotregouverne, lesfragmentsnesontpasenmétal,rétorqua-t-elle.

–Cen'estpasundétecteurdemétauxpouramateursenquêtedepiècesperduessouslaplagequejevouspropose,rétorquaEgorov,maisunprojetbienplusambitieux...

Egorovnousfitpasserausalon,lapiècen'avaitrienàenvieràlasalleàmanger.Lesolenmarbreavait laisséplaceàunparquetdechêne, lemobiliervenaitd'ItalieetdeFrance.Nousnous installâmesdansdeconfortablescanapésen faced'unecheminéemonumentaleoùcrépitaitunfeutropnourri.Lesflammesléchaient lefonddel'âtre,s'élevantàdebelleshauteurs.

Egorovproposademettreànotredispositionunevingtained'hommesettoutlematérieldontKeiraauraitbesoinpoursesfouilles.Illuipromitplusdemoyensquecedontelleavaitjamaisdisposéjusque-là.Laseulecontrepartieàcetteaideinespéréeétaitqu'ilsoitassociéàtoutessesdécouvertes.

Keiraluiprécisaqu'iln'yavaitaucungainfinancierenperspective.Cequenousrêvionsde trouvern'avaitpasdevaleurmarchande,maisseulementun intérêtscientifique.Egorovs'offusqua.

–Quivousparled'argent?dit-ilencolère.C'estvousquin'avezquecemotàlabouche.Vousai-jeparléd'argent,moi?

–Non, répondit Keira confuse – et je la croyais sincère –,mais nous savons tous lesdeuxque lesmoyensquevousm'offrezreprésententunénormeinvestissementet jusqu'icij'aicroisépeudephilanthropesdansmacarrière,dit-elleens'enexcusantpresque.

Egorovouvrituneboîteàcigaresetnouslaprésenta.Jefaillismelaissertenter,maisleregardnoirdeKeiram'endissuada.

–J'aiconsacrélaplusgrandepartiedemavieàdestravauxd'archéologie,repritEgorov,etce,dansdesconditionsbienpluspéniblesquecellesquevousconnaîtrezjamais.J'airisquémapeau,tantphysiquementquepolitiquement, j'aisauvéquantitédetrésors, jevousenaidéjà expliqué les circonstances, et la seule reconnaissanceque ces salopardsde l'Académiedessciencesm'accordentestdemeconsidérercommeunvulgairetrafiquant.Commesi leschosesavaienttantchangéaujourd'hui!Quelshypocrites!Voilàbientôttroisdécenniesquel'onmesalit.Sivotreprojetaboutit, j'ygagneraibienplusquede l'argent.Letempsoùl'onenterrait lesmorts avec leursbiens est révolu, jen'emmèneraidansma tombeni ces tapispersans ni les peintures duXIX e qui ornent lesmurs demamaison. Je vous parle demerendre une certaine respectabilité. Il y a trente ans, si nous n'avions pas eu peur de nossupérieurs,lapublicationdenostravaux,commevousledisiezàjustetitre,auraitfaitdemoiunscientifiquereconnuetrespecté.Jenepasseraipasdeuxfoisàcôtédelachancequim'estofferte. Aussi, si vous êtes d'accord, nous mènerons cette campagne ensemble, et si noustrouvons de quoi corroborer vos théories, si la bonne fortune nous sourit, alors nousprésenterons à la communauté scientifique le produit denosdécouvertes.Cepetitmarchévousconvient,ouiounon?

Keirahésita.Ilétaitdifficiledanslasituationoùnousnoustrouvionsdetournerledosàun allié de ce genre. J'estimais à sa juste valeur la protection que nous offrirait cetteassociation. Si Egorov voulait bien emmener aussi les deux gorilles en armes qui nousavaient accueillis chez lui, nous aurions du répondant la prochaine fois que quelqu'unvoudraitattenterànosvies.Keiraéchangeadenombreuxregardsavecmoi.Ladécisionnousappartenaitàtousdeux,mais,galanterieoblige,jevoulaisqu'elleseprononceenpremier.

EgorovfitungrandsourireàKeira.–Redonnez-moicescentdollars,luidit-ilsuruntontrèssérieux.Keirasortitlebillet,Egorovl'empochaaussitôt.– Voilà, vous avez contribué au financement du voyage, nous sommes désormais

associés ;maintenant que les questions d'argent qui semblaient tant vous préoccuper sontréglées, pouvons-nous, entre scientifiques, nous concentrer sur les détails de notreorganisationafinderéussircetteprodigieusecampagnedefouilles?

Ils s'installèrent autour de la table basse.Uneheure durant, ils établirent une liste detous leséquipementsdont ilsauraientbesoin.Jedis« ils»car jemesentaisexclude leurconversation. Je profitai d'ailleurs qu'ils m'ignorent pour aller étudier de plus près lesrayonnages de la bibliothèque. J'y trouvai de nombreux ouvrages d'archéologie, un ancienmanueld'alchimieduXVII e siècle,unautred'anatomie toutaussiancien, l'œuvrecomplèted'AlexandreDumas,uneéditionoriginaleduRougeet leNoir.Lacollectionde livresque je

balayaisduregarddevaitvaloirunevéritablefortune.Unétonnanttraitéd'astronomieduXIVesièclem'occupapendantqueKeiraetEgorovfaisaientleursdevoirs.

Remarquantenfinmonabsence, ilétait toutdemêmeprèsde1heuredumatin,Keiravintmechercher ;elleeut le toupetdemedemanderceque je faisais.J'endéduisisque laquestionavaitvaleurdereprocheetjelarejoignisdevantlacheminée.

–C'est fabuleux,Adrian, nous aurons tout lematériel nécessaire, nous allons pouvoirprocéder à des fouilles de grande ampleur. Je ne sais pas combien de temps cela nousprendra,maisavecunteléquipement,si lefragmentsetrouvevraimentquelquepartentrecesmenhirs,nousavonsdegrandeschancesdeletrouver.

Je parcourus la liste qu'elle avait établie avec Egorov, truelles, spatules, fils à plomb,pinceaux,GPS,mètres,piquetsdecarroyage,grillesderelevés,tamis,balances,appareilsdemesures anthropométriques, compresseurs, aspirateurs, groupes électrogènes et torchèrespour travailler de nuit, tentes, marqueurs, appareils photographiques, rien ne semblaitmanquer à ce fastueux inventaire digne d'un magasin spécialisé. Egorov décrocha letéléphoneposésurunguéridon.Quelques instantsplus tard,deuxhommesentrèrentdanssonsalon,illeurremitlalisteetilsseretirèrentsur-le-champ.

–Toutseraprêtdemainavantmidi,ditEgorovens'étirant.–Commentallez-vousacheminertoutcela?osai-jedemander.KeiraseretournaversEgorovquimeregarda,l'airtriomphal.–C'estunesurprise.Enattendant,ilesttardetnousavonsbesoindesommeil,jevous

retrouveraiaupetitdéjeuner;soyezprêts,nouspartironsenfindematinée.Ungardeducorpsnousconduisitjusqu'ànosappartements.Lachambred'amisavaitdes

allures de palace. Je n'en avais jamais fréquentémais je doutais que l'on puisse faire plusvastequecelleoùnousdormirionscesoir.Le litétaitsigrandquel'onpouvaits'yallongerdanslalongueuraussibienquedanslalargeur.Keirabonditsurl'épaisduvetetm'invitaàl'yrejoindre.Jene l'avaispasvueaussiheureusedepuis...àbienypenser, jene l'avais jamaisvueaussiheureuse.J'avaisrisquéplusieursfoismavie,parcourudesmilliersdekilomètrespourlaretrouver.Sij'avaissu,jemeseraiscontentédeluioffrirunepelleetuntamis!Aprèstout, ilnetenaitqu'àmoid'apprécier lachancequej'avais, ilsuffisaitdepeudechosepourcomblerde joie la femmeque j'aimais.Elle s'étirade tout son long, ôta sonpull, défit sonsoutien-gorge et me fit signe d'un air aguicheur de ne pas traîner. Je n'en avais pasl'intention.

***

Kent

LaJaguarroulaitàvivealluresurlapetiteroutequimenaitaumanoir.Assisàl'arrière,àla lumière de la veilleuse du plafonnier, SirAshton parcourait un dossier. Il le referma enbâillant. Le téléphone de bord sonna, son chauffeur annonça un appel en provenance deMoscouetleluipassa.

– Nous n'avons pas réussi à intercepter vos amis en gare d'Irkoutsk, je ne sais pascommentilsontfait,maisilsontéchappéàlavigilancedenoshommes,expliquaMoscou.

–Fâcheusenouvelle!s'agaçaAshton.–IlssontsurlelacBaïkaldanslademeured'untrafiquantd'antiquités,repritMOSCOU.–Alorsqu'attendez-vouspourlesinterpeller?–Qu'ilsenressortent.Egorovasesappuisdanslarégion,sadatchaestprotégéeparune

petitearmée,jenesouhaitepasqu'unesimplearrestationtourneaubaindesang.–Jevousaiconnumoinsprécautionneux.–Jesaisquevousavezdumalàvousy faire,maisnousavons toutdemêmedes lois

dansnotrepays.Simeshommesinterviennentetqueceuxd'Egorovripostent,ilseradifficiled'expliquer aux autorités fédérales les raisons d'un tel assaut aumilieu de la nuit, surtoutsansavoirdemandédemandataupréalable.Aprèstout,d'unpointdevuelégal,nousn'avonsrienàreprocheràcesdeuxscientifiques.

–Leurprésencedanslamaisond'untrafiquantd'antiquitésn'estpassuffisante?–Non,cen'estpasundélit.Soyezpatient.Dèsqu'ilssortirontdeleurtanière,nousles

cueillerons sans que cela fasse lemoindre bruit. Je vouspromets de vous les expédier paraviondemainsoir.

LaJaguarfitunesérieuseembardée,Ashtonglissasurlabanquetteetfaillitenlâcherlecombiné. Il se rattrapa à l'accoudoir, se redressa et cogna à la vitre de séparation pourmanifestersonmécontentementàsonchauffeur.

– Une question, poursuivit MOSCOU : vous n'auriez pas tenté quelque chose sans meprévenir,parhasard?

–Àquoifaites-vousallusion?– À un petit incident qui s'est produit dans le Transsibérien. Une employée de la

compagnie a été violemment frappée à la tête. Elle se trouve encore à l'hôpital, avec unsérieuxtraumatismecrânien.

–Jesuisdésolédel'apprendre,moncher.Frapperunefemmeestunacteindigne.–Sivotrearchéologueetsonamines'yétaientpastrouvés,jenedouteraispasdevotre

sincérité,maisils'avèrequecetteagressioninqualifiables'estproduitedanslewagonqu'ilsoccupaient.J'imaginequejedoisvoirlàunecoïncidenceetriend'autre?Vousnevousseriezjamaisautoriséàagirdansmondosetencoremoinssurmonterritoire,n'est-cepas?

–Biensûrquenon,réponditAshton,leseulfaitquevouslesuggériezm'offense.Lavoituresebalançaànouveauviolemment.Ashtonajustasonnœudpapillonetcogna

unenouvelle fois sur la vitre en facede lui.Quand il reprit le téléphoneenmain,MOSCOU

avaitraccroché.Ashton appuya sur un bouton, la cloison vitrée s'abaissa derrière le fauteuil de son

chauffeur.

–Vousavezfinidemesecouerainsi?Etpuispourquoiconduisez-vousaussivite?Nousnesommespassuruncircuitautomobile,quejesache!

–Non,monsieur,maisnousdescendonsunecôtedontlapenten'estpasnégligeableetles freinsont lâché !Je faisdemonmieux,mais jevous inviteàbouclervotre ceinture, jecrainsdedevoirnousfaireavalerunfossédèsquecelaserapossible,sijeveuxarrêtercettesatanéeberline.

Ashton leva les yeux au ciel et fit ce que son chauffeur lui avait demandé. Ce dernierréussitàaborderconvenablementleviragesuivantmaisiln'eutd'autrechoixquedequitterlarouteetdes'enfoncerdansunchampafind'éviterlecamionquiarrivaitenface.

La berline immobilisée, le chauffeur ouvrit la portière de Sir Ashton et s'excusa dudésagrément.Iln'ycomprenaitrien,lavoituresortaitderévision,ilétaitallélachercheraugaragejusteavantdeprendrelaroute.Ashtonluidemandas'ilyavaitunelampedepocheàbord,lechauffeurouvritlatroussedesecoursetluienprésentauneaussitôt.

–Ehbien,allezvoirsouslechâssiscequis'estpassé,bonsang!ordonnaAshton.Lechauffeurenlevasavesteets'exécuta.Iln'étaitpasaisédesefaufilersouslevéhicule

mais il y parvint en passant par l'arrière. Il reparut quelques instants plus tard, crotté despieds à la tête, et annonça, fort embarrassé, que le carter du circuit de freinage avait étéperforé.

Ashtoneutunmomentdedoute,ilétaitimpensablequequelqu'uns'enprenneàluidefaçonaussidélibéréeetgrossière.Puisilrepensaàlaphotographiequeluiavaitmontréesonchefdelasécurité.Assissursonbanc,Ivorysemblaitfixerl'objectifet,desurcroît,ilsouriait.

***

Paris

Ivorycompulsaitpourlaénièmefoislelivreoffertparsondéfuntpartenaired'échecs.Ilrevintàlapagedegardeetrelutencoreetencoreladédicace:

Je sais que cet ouvrage vous plaira, il n'ymanque rien puisque tout s'y trouve,même le témoignage de notreamitié.

Votredévouépartenaired'échecs,Vackeers

Iln'y comprenait rien. Il regarda l'heureà samontreet sourit. Il enfila sonpardessus,

nouaune écharpe autourde son cou et descendit faire sapromenadenocturne le longdesbergesdelaSeine.

QuandilatteignitlepontMarie,ilappelaWalter.–Vousavezessayédemejoindre?– Plusieurs fois, mais sans succès, je désespérais de vous parler. Adrian m'a appelé

d'Irkoutsk,ilsemblequ'ilsaienteudesennuisenroute.–Quelgenred'ennuis?–Plutôtfâcheuxpuisqu'onatentédelesassassiner.Ivoryregardaverslefleuve,essayantdumieuxqu'illepouvaitdeconserversoncalme.–Ilfautlesfairerentrer,repritWalter.Ilvafinirparleurarriverquelquechoseetjene

melepardonneraipas.– Moi non plus, Walter, je ne me le pardonnerai pas. Savez-vous s'ils ont rencontré

Egorov?– Je le suppose, ils partaient à sa recherche lorsque nous avons raccroché. Adrian

semblaitterriblementinquiet.SiKeiran'étaitpasaussidécidée,ilauraitsûrementrebrousséchemin.

–Ilvousaditenavoirl'intention?–Oui,ilaévoquécesouhaitplusieursfois,etj'aieubiendumalànepasl'encourageren

cesens.–Walter,cen'estplusqu'unequestiondejours,dequelquessemainesauplus,nousne

pouvonspasreculer,pasmaintenant.–Vousn'avezaucunmoyendelesprotéger?–JecontacteraiMADRIDdèsdemain,elleseulepeutavoiruneinfluencesurAshton.Je

nedoutepasunesecondequ'ilsoitderrièrecenouvelactebarbare.Jemesuisarrangépourluifairepasserunpetitmessagecesoir,maisjenepensepasquecelasuffise.

–Alorslaissez-moidireàAdrianderevenirenAngleterre,n'attendonspasqu'ilsoittroptard.

–Ilestdéjàtroptard,Walter,jevousl'aidéjàdit,nousnepouvonspasreculer.Ivory raccrocha.Perdudans sespensées, il rangea son téléphonedans lapochede son

manteauetrentrachezlui.

***

Russie

Unmajordomeentradansnotre chambre et tira les rideaux, il faisait beau, la lumièrevivedujournouséblouit.

Keiraenfouitsatêtesouslesdraps.Lemajordomeposaunplateaudepetitdéjeuneraupieddulit,nousindiquantqu'ilétaitpresque11heures;nousétionsattendusàmididanslehall,bagagesfaits.Puisilseretira.

Je vis réapparaître le front de Keira et ses yeux qui lorgnèrent la corbeille deviennoiseries;elletenditlebras,attrapauncroissantetl'engloutitentroisbouchées.

–On ne pourrait pas rester ici un ou deux jours ? gémit-elle en avalant le thé que jevenaisdeluiservir.

–RentronsàLondres,jet'inviteunesemainedansunpalace...etnousnesortironspasdelachambre.

–Tun'aspasenviedecontinuer,n'est-cepas?NoussommesensécuritéavecEgorov,dit-elleens'attaquantàunmorceaudebrioche.

–Jetrouvequetuaccordesbienvitetaconfianceàcetype.Hier,nousneleconnaissionspas,etnousvoilàaujourd'huisesassociés,jenesaisnioùnousallons,nicequinousattend.

–Moinonplus,maisjesensquenousapprochonsdubut.–Dequelbut,Keira,lestombessumériennesoulesnôtres?–OK,dit-elleenchassantlesdraps,selevantd'unbond.Rentrons!Jevaisexpliquerà

Egorovquenousrenonçonset,sisesgardesducorpsnouslaissentsortir,onsauteradansuntaxi direction l'aéroport, puis on prendra le premier avion pour Londres. Je ferai un petitcrochet par Paris pour aller pointer au chômage. Au fait... vous avez droit aux allocationschômageenAngleterre?

–Cen'estpaslapeined'êtrecynique!D'accord,continuons,maisfais-moid'abordunepromesse:silemoindredangerseprésenteànouveau,nousarrêtonstout.

–Définis-moicequetuappellesdanger,dit-elleenserasseyantsurlelit.Jeprissonvisageentremesmainsetluirépondit:–Lorsquequelqu'unessaiedevousassassiner,onestendanger!Jesaisquetonappétit

dedécouverteestplus fortquetout,mais il faudraitquetuprennesconsciencedesrisquesquenousencouronsavantqu'ilsoittroptard.

Egorov nous attendait dans le hall de la maison. Il portait une longue pèlerine enfourrureblancheetunechapkasurlatête.Sij'avaisrêvéderencontrerMichelStrogoff,monvœu était exaucé. Il nous remit bonnets, gants et chapeaux et deux parkas fourrées sanscomparaisonavecnosmanteaux.

–Il faitvraiment très froid làoùnousnousrendons,équipez-vous,nouspartonsdansdixminutes,meshommess'occuperontdevosbagages.Suivez-moietdescendonsauparking.

L'ascenseurs'arrêtaausecondniveauoùunecollectiondevoituresallantducoupésportàlalimousineprésidentielleétaitrangéeenbonordre.

–Jevoisquevousnefaitespasquedanslecommercedevieilleries,dis-jeàEgorov.–Non,eneffet,merépondit-ilenouvrantlaportière.Deux berlines nous précédaient, deux autres fermaient la marche. Nous sortîmes en

trombedanslarueetlecortègeempruntalaroutequilongeaitlelac.

– Si je ne m'abuse, dis-je un peu plus tard, la Sibérie occidentale est à trois millekilomètresd'ici,vousavezprévuunarrêtpourpisserounousyallonsd'unetraite?

Egorovfitsigneàsonchauffeur,lavoiturefreinabrusquement.Ilseretournaversmoi.–Vousavezdécidédem'emmerderlongtemps?Sicevoyagevousennuie,vouspouvez

encoredescendre.Keiramelançaunregardplusnoirqueleseauxdulac,jeprésentaimesexcusesàEgorov

quimetenditlamain.Commentrefuserunepoignéedemainquandonestentregentlemen? La voiture repartit, personne ne dit mot pendant la demi-heure qui suivit. La routes'enfonça dans une forêt enneigée. Nous arrivâmes un peu plus tard à Koty, un charmantpetit village. Le convoi ralentit et emprunta un chemin de traverse au bout duquel nousdécouvrîmesdeuxhangars,invisiblesdepuislaroute.Lesvoituresgarées,Egorovnousinvitaà le suivre. À l'intérieur des bâtiments stationnaient deux hélicoptères, de ces très grosmodèlesquel'arméerusseutilisepourtransportertroupesetmatériel.J'enavaisdéjàvudesemblablesdansdesreportagessur laguerreque l'URSSavaitmenéeenAfghanistan,maisjamaisd'aussiprès.

– Vous n'allez encore pasme croire, dit Egorov en avançant vers le premier appareil,maisjelesaigagnésaujeu.

Keirameregarda,amusée,ets'engageasurl'échellequigrimpaitverslacabine.–Quelgenredetypeêtes-vousvraiment?demandai-jeàEgorov.–Unallié,medit-ilenmetapantdansledos,etjenedésespèrepasdefinirparvousen

convaincre.Vousmontezouvouspréférezresterdanscehangar?L'habitacle faisait penser à celui d'un avion de ligne tant il était vaste. Des chariots

élévateursgrimpaientparlehayonarrière,déposantdegrandescaissesdanslasouteoùleshommes d'Egorov les arrimaient solidement. Le compartiment équipé de sièges pouvaitaccueillirvingt-cinqpassagers.LeMilMi-26étaitéquipéd'unmoteurdeonzemilledeuxcentquarantechevauxetcelasemblaitenorgueillirsonpropriétaireautantques'ils'étaitagid'unélevaged'alezans.Nousferionsquatreescalespournousravitaillerencarburant.Avecnotrecharged'emport, l'appareil avait un rayond'actionde six cents kilomètres, troismillenousséparaient deMan-Pupu-Nyor que nous atteindrions onze heures plus tard. Les élévateursrebroussèrent chemin, les hommes d'Egorov vérifièrent une dernière fois les sangles quiretenaient lescaissesdematériel,puis laportedelasouteremontaet l'appareil futtractéàl'extérieurduhangar.

Laturbinesemitàsiffler,dansl'habitaclelebruitdevintassourdissantlorsqueleshuitpalesdurotorsemirentàtourner.

–Ons'yhabitue,criaEgorov,profitezduspectacle,vousallezdécouvrirlaRussiecommepeudegensl'ontvue.

Lepiloteseretournapournousfaireunsignedelamainetlalourdemachines'éleva.Àcinquantemètresdusol,l'avants'inclinaetKeirasecollaauhublot.

Aprèsuneheuredevol,Egorovnousmontralavilled'Ilanski,auloinsurnotregauche,puisceseraitKansketKrasnoïarskdontnousresterionséloignéspouréviterd'entrerdanslacouvertureradardescontrôleursaériens.Notrepiloteparaissaitconnaîtresonaffaire,nousne survolions que des étendues blanches qui semblaient infinies. De temps à autre, unerivière gelée sillonnait la terre d'un filet argenté comme un coup de fusain tracé sur unefeuilledepapier.

PremierravitaillementlelongdelarivièreUda;lavilled'Atagaysetrouvaitàquelqueskilomètres de l'endroit où notre hélicoptère se posa. C'est de là qu'étaient partis les deux

camions-citernesquiremplissaientnosréservoirs.– Tout est question d'organisation, nous dit Egorov en regardant ses hommes s'agiter

autourdel'hélicoptère.Iln'yapasdeplacepourl'improvisationquandilfaitmoinsvingtau-dehors. Si le ravitaillement n'était pas au rendez-vous et que nous restions cloués au sol,nouscrèverionsicienquelquesheures.

Nousprofitâmesdel'escalepourallernousdégourdirlesjambes,Egorovavaitraison,lefroidétaitintenable.

Onnousfitremonteràbord,lescamionss'éloignaientdéjàsurunepistequifilaitverslaforêt.Laturbineseremitàsiffleretnousreprîmesdel'altitude,laissantsouslacarlinguelestracesdenotrepassagequeleventeffaceraitbientôt.

J'avaisconnudesturbulencesenavion,maisencorejamaisenhélicoptère.Cen'étaitpasmonbaptêmede l'airdanscegenredemachine ;àAtacama, ilm'étaitarrivéplusieurs foisd'enprendreunpourregagnerlavallée,maispasdansdetellesconditions.Unetempêtedeneigevenaitversnous.Nousfûmessecouéspendantunbonmoment,l'appareilsebalançaitdanstouslessens,maisjenelisaisaucuneinquiétudesurlevisaged'Egorovetj'enconclusquenousne risquions rien.Etpuis,unpeuplus tard,alorsque l'appareil était secouéplusfortencore,jemedemandaisifaceàlamort,Egorovaccepteraitdemontrersapeur.Lorsquele calme revint, après le deuxième ravitaillement, Keira piqua un somme, appuyée contremonépaule.

Jelaprisdansmesbraspourqu'ellesoitdansunepositionplusconfortableetjesurprisdansleregardd'Egorovunesortedetendresseànotreégard,unebienveillancequim'étonna.Jeluiadressaiunsouriremaisilsedétournaverslehublotetfeignitdenepasm'avoirvu.

Troisièmeatterrissage.Cette fois,pasquestiondedescendre, la tempêteavait repris etl'on n'y voyait rien. Il était trop risqué de s'éloigner de l'hélicoptère, ne serait-ce que dequelquesmètres.Egorovétait inquiet, ilselevaetserenditdanslacabinedepilotage.Ilsepenchaverslavitreducockpitets'adressaaupiloteenrusse.Échangesdeparolesdontjenecomprenaispaslesens.Ilrevintquelquesinstantsplustardets'assitenfacedenous.

–Ilyaunproblème?s'inquiétaKeira.–Silescamionsn'arriventpasànousdénicherdanscettesoupeblanche,nousauronsen

effetunsérieuxproblème.Jemepenchaiàmontourauhublot, lavisibilitéétaitauplusbas.Leventsoufflaiten

rafales,chaquenouvellebourrasquesoulevaitsespaquetsdeneige.–L'hélicoptèrenerisquepasdegivrer?demandai-je.–Non,réponditEgorov,lesentréesd'airdesmoteurssontéquipéesderéchauffeurspour

assurerledégivragelorsdesmissionsàdetrèsbassestempératures.Un rayon jaune balaya la cabine, Egorov se releva et constata avec soulagement qu'il

s'agissaitdespuissantspharesdescamionsderavitaillement.Lepleindecarburantdemandalamobilisationdetousleshommes.Dèsquelesréservoirsfurentremplis,lepiloteremitsamachineenroute,ilfallutattendrequelatempératures'élèveavantdedécoller.Latempêtedura deux heures encore. Keira ne se sentait pas bien, je la rassurais dumieux que je lepouvais,maisnous étionsprisonniersde cetteboîtede sardines, et plus secouésqu'àbordd'unchalutierparjourdegrossemer.Enfin,leciels'éclaircit.

–C'estsouventcommeçalorsquel'onsurvolelaSibérieencettesaison,nousditEgorov.Le pire est derrière nous. Reposez-vous, il reste encore quatre heures de vol et, une foisarrivés,nousauronsbesoindetouteslesbonnesvolontéspourinstallerlecampement.

On nous avait proposé un repas, mais nos estomacs avaient été trop malmenés pouraccepterlamoindrenourriture.Keiraposasatêtesurmesgenouxetserendormit.C'étaitce

qu'ilyavaitdemieuxàfairepourtuerletemps.Jemerepenchaiverslehublot.– Nous ne sommes qu'à six cents kilomètres de la mer de Kara, nous dit Egorov en

désignant le nord.Mais, croyez-moi, nos Sumériens ontmis plus de temps que nous pourarriverjusque-là!

Keira se redressa et tenta à son tour d'apercevoir quelque chose. Egorov l'invita à serendredanslacabinedepilotage.Lecopiloteluicédasaplaceetl'installadanssonfauteuil.Jelarejoignisetmetinsjustederrièreelle.Elleétaitfascinée,éblouieetheureuse,etdelavoir ainsi effaçait toutes mes réticences à poursuivre ce voyage. Cette aventure que nousvivions ensemble nous laisserait des souvenirs fabuleux et jeme dis que finalement, pourcela,lesrisquesenvalaientbienlapeine.

–Siunjourturacontescelaàtesenfants,ilsnetecroirontpas!criai-jeàKeira.Elle ne se retourna pasmaisme répondit avec cette petite voix que je lui connaissais

bien.–C'esttafaçondemedirequetuvoudraisdesenfants?

***

HôtelBaltschugKempinski

De l'autrecôtédupontquienjambait laMoscovaet rejoignait laplaceRouge,MOSCOU

prenaitunthéencompagnied'unejeunefemmequin'étaitpourtantpaslasienne.Lehalldupalaceétaitbondé.Les serveursenuniformeslalomaiententre les fauteuils,portant théetpetits gâteaux aux touristes ou hommes d'affaires qui se côtoyaient en ce lieu élégant etconvoitédelaville.

Un homme s'installa au comptoir ; il fixaMOSCOU, attendant que son regard croise lesien.Enl'apercevant,cederniers'excusaauprèsdesoninvitéeetlerejoignitaubar.

–Qu'est-cequevousfichezlà?demanda-t-ilenprenantplacesurletabouretvoisin.–Jesuisdésolédevousdéranger,monsieur.Ilaétéimpossibled'intervenircematin.–Vous êtes des incapables, j'ai promis à LONDRES que l'affaire serait réglée ce soir, je

pensais que vous veniez m'apprendre qu'ils étaient à bord d'un avion en route pourl'Angleterre.

–Nousn'avonspaspuagircarilssontsortisdelapropriétéd'Egorovsousbonneescorte,avantdes'envoleravecluienhélicoptère.

MOSCOUétaitfurieuxdesesentiràcepointimpuissant.Tantqu'Egorovetseshommesnousprotégeaient,illuiétaitimpossibled'intervenirsansprovoqueruneeffusiondesang.

–Oùvont-ilsaveccethélicoptère?– Egorov a déposé un plan de vol ce matin, il devait se poser à Lesosibirsk, mais

l'appareiladéviédesarouteetadisparupeuaprèsdesécransradars.–Siseulementilavaitpus'écraser!–Cen'estpasimpossible,monsieur,ilyaeuunetrèsfortetempêtedeneige.–Ilsontpuseposerletempsquevotretempêtes'éloigne.–Elles'estéloignéeetl'appareiln'apasréapparusurlesécrans.– Alors cela veut dire que le pilote s'est débrouillé pour voler sous la couverture des

radarsetquenouslesavonsperdus.– Pas tout à fait, monsieur, j'ai envisagé cette possibilité, deux camions-citernes

emportantdouzemillelitresdecarburantontquittéPyt-Lakhendébutd'après-midietn'ontregagnéleurbasequequatreheuresaprès.S'ilsontprocédéauravitaillementdel'hélicoptèred'Egorov, cela adû s'effectuer àmi-cheminavecKhanty-Mansïïsk, soit précisément àdeuxheuresderoutedePyt-Lakh.

–Celanenousditpasversquelledestinationvolaitcethélicoptère.– Non,mais j'ai poursuivimes calculs, leMilMi-26 a un rayon d'action de six cents

kilomètres,etc'estunmaximumaveclesventscontrairesrencontrésenchemin.Depuisleurdépart, ilsontdûtirerunelignedroitepourarriverà l'endroitoùilssesontposésdanscesdélais. S'ils continuent sur la même radiale, et compte tenu de leur rayon d'action, ilsarriverontjusteavantlanuitenrépubliquedesKomis,quelquepartautourdeVouktyl.

–Avez-vouslamoindreidéedecequilespousseàserendrelà-bas?–Pasencore,monsieur,maispouravoirparcouruprèsdetroismillekilomètreset fait

onzeheuresdevol,ilsdoiventavoirdesérieusesraisons.EnfaisantdécollerunSikorskydeIekaterinbourgdemainmatin,nouspourronscommencerdesrotationsàpartirdemidipourleslocaliser.

– Non, procédons autrement, il ne faut surtout pas qu'ils nous repèrent, ils nouséchapperaientaussitôt.Cherchezoùilsontpuseposer.Faitesinterrogerlesgensdelarégionparlesservicesdepolicelocaux,quel'onsachesiquelqu'unavuouentenducethélicoptère.Lorsque vous en saurez plus, appelez-moi sur mon portable, même au milieu de la nuit.Faitesaussiprépareruneéquiped'intervention,sicesimbécilessesontcachésdansuncoinsuffisammentisolé,alorsnouspourronsintervenirsansaucuneretenue.

***

SitedeMan-Pupu-Nyor

Le pilote annonça que nous étions en approche. Nous regagnâmes nos sièges et lecopilote son poste de pilotage, mais Egorov nous invita à nous relever pour découvrir àtraverslecockpitcequiseprofilaitauloin.

Au nord de l'Oural, sur un haut plateau qui se confond avec la ligne d'horizon, sedressent sept colosses de pierre. Ils ont l'apparence de géants figés dans leur marche. Lanature,dit-on,lesafaçonnéspendantdeuxcentsmillionsd'années,nousoffrantl'undesplusimpressionnantshéritagesgéologiquesdelaplanète.Lesseptcolossesn'impressionnentpasseulementpar leur taille,maisaussipar leurpositionnement.Six totems tournésendemi-cercleversleseptièmequileurfaitface.Encettesaison,ilsportentunépaismanteaublancquisemblelesprotégerdufroid.

JemeretournaiversEgorov,ilétaitvisiblementému.–Jenepensaispasrevenirunjourici,souffla-t-il.J'yaibeaucoupdesouvenirs.L'hélicoptèreperdaitdel'altitude.Degrossesvolutesdeneigesesoulevaientaufuretà

mesurequenousnousrapprochionsdusol.– Enmansi,Man-Pupu-Nyor signifie « la petitemontagne des dieux », reprit Egorov.

Dansletemps,l'accèsàcesiteétaitexclusivementréservéauxchamanesdupeuplemansi.Ily a beaucoup de légendes au sujet des Sept Géants de l'Oural. La plus répandue racontequ'unedisputeauraitéclatéeentreunchamaneetsixcolossessurgisdel'enferpourtraverserlachaînedemontagnes.Lechamanelesauraittransformésencesmonstresdepierre,maisson sort l'aurait également affecté ; il serait prisonnier à l'intérieur du septième bloc depierre, celui qui fait face aux autres. En hiver, le plateau est inaccessible sans unentraînementdehautniveau,àmoinsd'arriverparlesairs.

L'hélicoptère se posa, le pilote coupa les turbines et nous n'entendions plus que lesifflementduventquivenaitfrapperlacarlingue.

–Allons-y,ordonnaEgorov,nousn'avonspasdetempsàperdre.Ses hommes défirent les sangles autour des grandes caisses arrimées dans la soute et

commencèrentàendévisser lespanneaux.Lesdeuxpremièrescontenaientsixmotoneiges,chacune pouvant transporter trois passagers. D'autres caissons contenaient des attelagesrecouverts d'épaisses toiles imperméables. Quand le hayon de l'hélicoptère bascula versl'arrière, un vent glacial pénétra dans l'habitacle. Egorov nous fit signe de nous presser,chacundevaitêtreàsonpostesil'onvoulaitavoirinstallélecampementavantlanuit.

–Voussavezconduirecesengins?medemanda-t-il.J'avaistraverséLondresàmoto,certes...àl'arrière.Avecunskietunechenillelastabilité

nepouvaitqu'êtrerenforcée.Jerépondisouid'unsignedetête.Egorovdevaitdouterdemesaptitudes, il leva les yeux au ciel alors que je cherchais sur le côté le kick pour lancer lemoteuretilmemontraoùsetrouvaitledémarreurélectrique.

–Iln'yapasdepositionneutresurcesmachinesnid'embrayage,etl'onn'accélèrepasentournantlapoignéemaisenappuyantsurlagâchettequisetrouvesouslefrein.Vousêtescertainquevoussavezconduire?

Je hochai la tête et invitai Keira à grimper sur la selle. Pendant que je patinais sur laneige–letempsdemefamiliariseraveccenouvelengin–,leséquipesd'Egorovinstallaientdéjàlesrampesd'éclairage,délimitantlepérimètredenotrecampement.Lorsqu'ilslancèrent

lesdeuxgroupesélectrogènes,unegrandepartieduplateauseretrouvaéclairéecommeenpleinjour.Troishommesemportaientsurleurdosdesbonbonnesreliéesàdesperchesquipulvérisaientdegrandesgerbesdefeu.Entempsdeguerre,j'auraisvulàdeslance-flammes,maisEgorov lesappelaitdes« chauffeuses».Leshommesbalayèrent le sol à l'aidede cespuissantestorchères.Unefoislaglaceramollie,unedizainedebaraquementsentoilefurentdressés dans un parfait alignement. Leur revêtement était fait d'un matériau isothermegrisâtreetl'ensembleprittrèsvitel'aspectd'unebaselunaire.Dansunenvironnementquiluiétaitpourtant totalementétranger,Keiraavaitretrouvésesreflexesd'archéologue.L'undesabrisserviraitdelaboratoire.Elleyorganisaitdéjàl'agencementdesonoutillage,tandisqueles deux hommes qui lui avaient été adjoints vidaient des caisses qui contenaient plus dematériel qu'elle n'en avait jamais vu. Je fus assigné au tri, les inscriptions étaient encaractères cyrilliques, jemedébrouillais comme je pouvais, et ne tenais aucun comptedesreproches quim'étaient adressés lorsque je rangeais une truelle dans le tiroir réservé auxspatules.

À21heures,Egorovapparutdansnotrebaraquementetnousconviaà lacantine.Monamour-propre enpritun coupquand je constatai quependantque j'avais rangé le contenud'unepetitedizainedecartons, lecuisinieravait réussiàmonterunecuisinedecampagne,digned'uneinstallationmilitaire.

Un repas chaud nous fut servi. Les hommes d'Egorov parlaient entre eux, ne nousprêtant aucune attention.Nousdînâmes à la table dupatron, la seule où la bière avait étéremplacée par un vin rouge de grande qualité. À 22 heures, le travail reprit. Suivant lesinstructions de Keira, une dizaine d'hommes installaient le carroyage sur le terrain defouilles. À minuit, une cloche tinta ; fin des premières opérations, le campement étaitopérationnel,toutlemondeallasecoucher.

Keiraetmoibénéficiionsdedeuxlitsdecampsituésàl'écartaufondd'uncantonnementquienabritaitdixautres.SeulEgorovavaitdroitàunetenteindividuelle.

Lesilencesefit,interrompuparlesronflementsdeshommesquis'endormirentaussitôt.JevisKeiraseleveretvenirversmoi.

–Pousse-toi,murmura-t-elle en se faufilantdansmonsacde couchage,onva se tenirchaud.

Elles'assoupit,épuiséeparlasoiréequenousvenionsdepasser.Leventsoufflaitdeplusenplusfort,parintermittencelatoiledenotretentesegonflait.

***

HôtelBaltschugKempinski

Unelueurbleueclignotaitsurlatabledenuit.MOSCOUattrapasontéléphoneportableetenfitcoulisserlerabat.

–Nouslesavonslocalisés.Lajeunefemmequidormaitàcôtédeluiseretournadanslelit,samainseposasurle

visage deMOSCOU, il la repoussa, se leva et se rendit dans le petit salon de la suite qu'iloccupaitavecsamaîtresse.

–Commentsouhaitez-vousprocéder?repritsoninterlocuteur.MOSCOU attrapa un paquet de cigarettes abandonné sur le canapé, en alluma une et

s'approchadelafenêtre;leseauxdelarivièreauraientdûêtregelées,maisl'hivern'avaitpasencoreemprisonnélaMoscova.

–Organisezuneopérationdesauvetage,réponditMOSCOU.VousdirezàvoshommesquelesdeuxOccidentauxqu'ils doivent libérer sontdes scientifiquesde grande valeur et qu'ilsontpourmissionde les récupérer sains et saufs.Qu'ils soient sanspitiépour lespreneursd'otages.

–Malin.EtencequiconcerneEgorov?–S'ilsurvitàl'assaut,tantmieuxpourlui,danslecascontraire,qu'onl'enterreavecses

comparses.Ne laissezaucune tracederrièrevous.Dèsquenos sujets seronten sécurité, jevousrejoindrai.Traitez-lesavecconsidération,maisquepersonnenes'entretienneaveceuxavantmonarrivée,etj'aibienditpersonne.

– Le territoire où nous devrons intervenir est particulièrement hostile. J'ai besoin detempspourprépareruneopérationd'unetelleenvergure.

–Divisezcetempspardeuxetrappelez-moiquandtoutserafini.

***

Man-Pupu-Nyor

Premierleverdesoleil,latempêteavaitcesséaumilieudelanuit.Lesolétaitrecouvertde neige, Keira et moi sortîmes de notre tente, habillés comme deux Esquimaux envadrouille. Quelquesmètres seulement nous séparaient de la cantine,mais, en y arrivant,j'avaisl'impressiond'avoirdéjàbrûlétouteslescaloriesaccumuléespendantlanuit.Ilfaisaitunetempératurepolaire.Egorovnousassuraqued'iciquelquesheures,l'airdeviendraitplussec et la brûlure du froid se ferait moins sentir. Le petit déjeuner avalé, Keira se mit autravail, je l'accompagnai dans ses travaux. Il lui fallait s'adapter à ces conditions. Un deshommes d'Egorov lui servait de chef de camp et de traducteur. Il parlait un anglaisrelativementcorrect.Leterraindesfouillesavaitétédélimité.Keirafituntourd'horizonetregarda attentivement les colosses de pierre. Il était vrai que ces géants étaientimpressionnants. Je me demandai si la nature était seule responsable des formes qu'ilsavaient prises. Deux cents millions d'années pendant lesquelles pluies et vents n'avaientcessédelessculpter.

–Tucroisvraimentqu'unchamaneestprisonnierà l'intérieur?medemandaKeiraens'approchantdutotemsolitaire.

– Qui sait... ? lui répondis-je. On ignore toujours quelle est la part de vérité dans leslégendes.

–J'ail'impressionqu'ilsnousobservent.–Lesgéants?–Non, les hommesd'Egorov ! Ils ont l'air comme ça dene pasnous prêter attention,

maisjevoisbienqu'ilsnoussurveillentàtourderôle.C'eststupide,oùveulent-ilsquenousallions?

–C'estbien cequim'inquiète,nous sommesen liberté conditionnelle aumilieude cepaysage hostile, et totalement dépendants de ton nouveau copain. Si nous trouvons notrefragment,qu'est-cequinousgarantitqu'ilnevapass'enempareretnousabandonnerici?

–Iln'auraitaucunintérêtàfairecela,ilabesoindenotrecautionscientifique.–Àconditionquesesmotivationssoientvraimentcellesqu'ilnousaexposées.Nouschangeâmesdeconversation,Egorovvenaitànotrerencontre.–J'airelumescarnetsdel'époque,nousdevrionsretrouverlespremièrestombesdans

cette zone, dit-il en désignant l'espace compris entre les deux derniers géants de pierre.Commençonsàcreuser,letempspresse.

La mémoire d'Egorov était sacrément vive, ou, tout du moins, ses anciennes notesremarquablementbien tenues.Dèsmidi, les fouilles aboutirent àunepremièredécouvertequilaissaKeirasansvoix.

Nousavionspassélamatinéeàretourneretàdéblayerleterrainsuruneprofondeurdequatre-vingtscentimètresenviron,quandsoudainapparurentaugrandjourlesvestigesd'unesépulture.Keiraracla lesol,révélantunpandetissunoir.Elleenprélevaquelquesfibresàl'aided'unepetitepinceetlesdisposadanstroistubesenverrequ'ellerebouchaaussitôt.Puiselle poursuivit son travail, écartant la glace avec minutie. Un peu plus loin, les hommesd'Egorovrépétaientlesmêmesgestesqu'elle.

–SicesontbiendesSumériens,c'esttoutsimplementfabuleux!s'exclama-t-elleenseredressant. Un groupe entier de Sumériens au nord-ouest de l'Oural, tu te rends compte,

Adrian,delaportéedecettedécouverte?Etleurétatdeconservationestexceptionnel.Nousallonspouvoirétudierlafaçondontilss'habillaient,cequ'ilsmangeaient.

–Jecroyaisqu'ilsétaientmortsdefaim!– Leurs organes desséchés nous révéleront les traces des bactéries liées à leur

alimentation,leursos,lesstigmatesdesmaladiesdontilsétaientaffectés.J'avais fui ses explications peu appétissantes, en allant nous chercher un Thermos de

café.Keiraréchauffasesdoigtscontrelatasse,voilàdéjàdeuxheuresqu'elletravaillaitsurlaglace.Sondoslafaisaitsouffrirmaiselles'agenouillaànouveauetseremitàlatâche.

En fin de journée, onze tombeaux avaient été dégagés. Les corps qui s'y trouvaientétaientmomifiés par le froid et la questionde leur préservation se posa aussitôt.Keira enparlaàl'heuredurepasavecEgorov.

–Commentcomptez-vousfairepourlesprotéger?– Avec la température qui règne, ils ne craignent rien pour l'instant. Nous allons les

entreposer sousune tentenon chauffée.D'ici deux jours, je ferai héliporterdes containersétanches et nous acheminerons deux corps jusqu'à Petchora. Je pense qu'il est importantqu'ilsrestentenrépubliquedesKomis.Iln'yaaucuneraisonquelesmembresdel'académiedeMoscoumettentlamaindessus;s'ilsveulentlesvoir,ilsn'aurontqu'àfairelevoyage.

–Etque ferons-nousdesautres?Vousaviezparléde cinquante tombes,mais rienneprouvequeceplateaun'encomptepasplus.

–Nousfilmeronscellesquenousauronsouvertesetlesrefermeronsjusqu'àcequenousayonsannoncéà la communauté scientifique,preuvesà l'appui, les résultats spectaculairesdenosdécouvertes.Alors,nousrégulariseronslesfouillesauprèsdesautoritéscompétentesetprendronsavecelles lesdispositionsnécessaires. Jeneveuxpasque l'onmesoupçonned'êtrevenupillerquoiquecesoit.Maisjevousrappellequecen'estpaslaseulechosequenous sommes venus chercher ici. Ce n'est pas le nombre des sépultures de glace qui nousintéresse,maisdetrouvercellequirenfermevotrefragment.Il fautpassermoinsdetempssurchaquecorps,c'estcequ'ilyaautourquidoitmobiliservotreattention.

JevisKeirasongeuse,ellerepoussasonassiette,leregardperdudanslevide.–Qu'est-cequ'ilya?luidemandai-je.–Ceshommessontmortsdefroidetdefaim,c'est lanaturequi lesaensevelis.Ilsne

devaientcertainementplusavoirlaforcedecreuserlestombesdeceuxmortsavanteux.Etpuis,hormislesenfantsetlesplusvieux,ilsonttousdûdécéderàpeudetempsd'écart.

–Oùvoulez-vousenvenir?interrogeaEgorov.– Réfléchissez... Vous avez parcouru des milliers de kilomètres pour aller porter un

message–unvoyageeffectuésurplusieursgénérations.Maintenant,imaginezquevousêteslesdernierssurvivantsdecetteincroyableaventure...Vousprenezconsciencequevousêtesprisaupiègeetn'arriverezpasautermeduvoyage.Quefaites-vous?

Egorovmeregardacommesijedétenaislaréponse...C'étaitbienlapremièrefoisquejel'intéressais !Jemeresservisuneportionderagoût,assezdégueulassed'ailleurs,maiscelamefaisaitgagnerdutemps.

–Ehbien,dis-jelabouchepleine,réfléchissantencore,entoutcas...– Si vous aviez parcouru ces milliers de kilomètres pour porter un message,

m'interrompit Keira, si vous aviez sacrifié votre vie, vous ne feriez pas tout votre possiblepourqu'ilarriveàsesdestinataires?

– Dans ce cas, l'idée de l'enterrer ne serait pas très judicieuse, dis-je en regardanttriomphalementEgorov.

– Exactement ! s'exclama Keira, et donc, vous utiliseriez vos dernières forces pourl'exposerdansunendroitoùilpuisseêtredécouvert.

EgorovetKeirase levèrentd'unbond, ilsenfilèrent leursparkasetseprécipitèrentau-dehors;dansledoute,jeleuremboîtailepas.

Leséquipess'étaientdéjàremisesàl'ouvrage.–Maisoù?demandaEgorovenbalayantduregardlepaysage.–Jenesuispasspécialisteenarchéologie,commevousdeux,dis-jeentoutehumilité,

maissij'étaisentraindemourirdefroid,cequiestd'ailleurslecas,etsijevoulaisempêcherun objet d'être enseveli... Le seul endroit possible s'impose devant nous de façon plutôtévidente.

–Lesgéantsdepierre,ditKeira.Lefragmentdoitsetrouverincrustésurl'undestotems!

–Jenevoudraissurtoutpasjouerlesrabat-joie,maislahauteurmoyennedecesblocsdepierreétantd'environcinquantemètresetleurdiamètrededix,soitp×10×50,celafaitunesurfacede1571mètrescarréspartotemàexplorer,sanscompterlesanfractuositésetàconditiond'avoirréussiaupréalableàfairefondrelaneigequilesrecouvreetdetrouverunmoyendes'yhisserpourmettreenœuvreceprojetquejequalifieraisdefaramineux.

Keirameregardaétrangement.–Quoi,qu'est-cequej'aidit?–Tuesrabat-joie!–Iln'apastort,repritEgorov.Nousn'avonspaslesmoyensdelibérerlesgéantsdeleur

manteaudeglace,ilfaudraitmonterdegigantesqueséchafaudagesetnousaurionsbesoindedixfoisplusd'hommes.C'estimpossible.

–Attendez,intervintKeira.Réfléchissonsencore.Ellesemitàmarcherlelongducarroyage.– Je suis celui qui porte le fragment, dit-elle à voix haute. Mes compagnons et moi

sommesbloquéssurceplateauoùnousavonseul'imprudencedegrimperpourvoirauloinla direction à prendre. Les parois de la montagne ont gelé et nous ne pouvons plusredescendre. Pas de gibier, pas de végétation, aucune nourriture, je comprends que nousallonsmourirdefaim.Ceuxquisesontéteintssontdéjàrecouvertsdeneige.J'aiconsciencequemon tour viendra bientôt, alors je décide d'utiliser le peu de force qu'ilme reste pourescalader l'un de ces colosses et y incruster dans la pierre le fragment dont je suisresponsable.J'ail'espoirqu'unjourquelqu'unletrouveraetpoursuivralevoyage.

–C'esttrèsvivantcommedescription,dis-jeàKeira, jesuisdéjàpleind'empathiepourcehérosquiasacrifiésavie,maiscelanenousditpaslequeldecesgéantsilachoisi,nidequelcôtéilagrimpé.

–Ilfautarrêterlesfouillesaumilieuduplateauetconsacrertousnoseffortsàcreuseraupieddescolosses;sinousytrouvonsuncorps,c'estquenoustouchonsaubut.

–Qu'est-cequivousfaitpensercela?demandaEgorov.–Moiaussi, jesuispleined'empathiepourcethomme,ditKeira,etsi j'avaismenéma

mission jusqu'aux limitesdema résistancephysique,une fois le fragment incrustédans lapierre, voyantmes amismorts, jeme serais laissée tomber dans le vide pour abrégermessouffrances.

Egorov se fia à l'instinct de Keira, il ordonna à ses hommes d'abandonner leursrecherchesetdeseregrouper,ilavaitdenouvellesinstructionsàleurdonner.

–Oùsouhaitez-vousquenouscommencions?demandaEgorovàKeira.–Connaissez-vouslemythedesSeptSages?réponditKeiraàEgorov.

–LesAbgals?CesSeptSagessontdesêtresmi-hommesmi-poissonsquel'onretrouvedans plusieurs civilisations antiques sous la forme de dieux civilisateurs. L'heptade desgardiens duCiel et de la Terre qui apportent le savoir aux êtres humains. Vous souhaitiezmettreàl'épreuvemesconnaissancessumériennes?

–Non,mais selonvous, si lesSumériensavaientcrureconnaîtredanscescolosses lesseptAbgals...

– Alors, interrompit-il, ils auraient forcément choisi le premier d'entre eux, celui quiguidaitleurmarche.

–C'estlecolossequifaitfaceauxsixautres?demandai-je.–Oui,ilsl'appelaientAdapa,réponditEgorov.Egorovordonnaàseshommesdeseregrouperaupieddutotemgéantetdecommencer

àcreuser.Jemeprisàespérerquel'héroïqueSumérienquiavaitescaladélecolossesesoitcassé la figure et soit retombé avec le fragment en main. Cette hypothèse n'avait rien descientifique,mais si elle était avérée,nousgagnerionsbeaucoupde temps etpuis, onn'estjamaisàl'abrid'uncoupdechance!JesoupçonnaisKeirad'avoireulamêmeidéequemoi,carellesupplialeshommesd'Egorovdenepassehâteretd'explorerlesolaveclaplusgrandeminutie.

Il nous faudrait encore patienter, il tombait plus de neige que nous ne pouvions endéblayer et les conditionsmétéorologiques se dégradaient d'heure en heure. Une nouvelletempête se leva, plus redoutable que la précédente, elle nous contraignit à interrompre lesrecherches.J'étais fourbu,épuiséetnerêvaisqued'unbainchaudetd'unmatelasdouillet.Egorov autorisa chacun à prendre du repos ; dès que le temps se calmerait, il sonnerait lerappel,mêmesiceladevaitêtreaumilieudelanuit.Keiraétaitdansunétatd'excitationrareet fulminait contre cette tempête qui l'empêchait de poursuivre ses travaux. Elle voulutquitter notre tente pour rejoindre le laboratoire et commencer à y étudier les premiersprélèvements.Ilmefallutuserdebeaucoupdepsychologiepourl'endissuader.Onnevoyaitpasàcinqmètres,s'aventurerdehors,danscesconditions,relevaitdel'inconscience.Ellefinitparm'écouteretacceptadevenirs'allongeràmescôtés.

–Jecroisquejesuismaudite,dit-elle.–Cen'estqu'unetempêtedeneige,enpleinhiveretaumilieudelaSibérie,jenecrois

pasquel'onpuisseparlerdemalédiction.Jesuissûrquelamétéos'améliorerademain.–Egorovm'alaisséentendrequecelapourraitdurerplusieursjours,râlaKeira.–Tuasuneminedepapiermâché, tudevrais te reposer,etmêmesi celadevaitdurer

quarante-huitheures, cene seraitpas la findumonde.Lesdécouvertesque tuas faites cematinsontinestimables.

–Pourquoitoujourst'exclure?Sanstoi,nousneserionsjamaisicietriendecequenousavonsvécuneseraitarrivé.

Jerepensaiauxévénementsdecesdernièressemainesetcetteremarque,audemeurantgénéreuse, me laissa perplexe. Keira se blottit contre moi. Je restai longtemps éveillé àl'écouterrespirer.Au-dehors,lesassautsduventredoublaient,jebénissaissecrètementcettemauvaisemétéo,pourlerépitqu'ellenousaccordaitetcesquelquesinstantsd'intimité.

Lejoursuivantfutpresqueaussinoirquelanuit.Latempêteavaitgagnéenintensité.Iln'étaitplusquestiondequittersatentesanss'êtreencordé.Pourrejoindrelacantine,ilfallaitmarcherenseguidantavecunepuissantelampetorche,luttantcontredesbourrasquesd'uneviolence inouïe. En fin d'après-midi, Egorov nous informa que le pire était passé. Ladépressionnes'étendaitpasau-delàdelarégionoùnousnoustrouvions,etlesventsdunord

netarderaientplusà lachasser.Ilespéraitreprendre les travauxdès le lendemain.Keiraetmoitentionsd'évaluerlesquantitésdeneigequ'ilnousfaudraitdéblayeravantdeprogresserànouveau.Iln'yavaitriend'autreà fairepourtuer le tempsquede jouerauxcartes.Keiraabandonnaplusieursfoislapartiepourallervérifierl'évolutiondelatempêteetchaquefoisjelavoyaisrevenir,peurassurée.

À6heuresdumatin,jefusréveillépardesbruitsdepasfrôlantnotretente.Jemelevaidoucement,descendisdélicatement ladouble fermetureÉclairde la toileetpassai la têteàtravers le sas.La tempêteavait laisséplaceàuneneige finequi tombait sousuncielgris ;monregardseportavers lescolossesdepierrequiréapparaissaientenfindans l'aube.Maisquelquechosed'autreattiramonattention,dont j'auraispréféréne jamais être témoin.Aupieddugéantdepierreesseulé censé renfermer le corpsd'unantiquechamanegisait celuid'undemescontemporains,aumilieud'unemaredesangquisouillaitlaneige.

Surgissant de la paroi montagneuse avec une agilité déconcertante, une trentained'individusencombinaisonblancheavançaientversnous,enencerclantlecampement.L'unde nos gardes du corps sortit, je le vis s'immobiliser, stoppé net par une balle qui l'avaitatteintenpleinepoitrine.Ileutjusteletempsdetireruncoupdefeuavantdes'écrouler.

L'alerte était donnée. Les hommes d'Egorov qui bondirent hors de leur tente furentfauchéspardestirsd'uneprécisionquasimilitaire.Cefutunehécatombe.Ceuxrestésàl'abriavaient pris position et ripostaient avec des fusils à pompe dont la portée semblait peuefficace. Le combat se poursuivait, nos assaillants gagnaient du terrain, se rapprochant denousenrampant.Deuxd'entreeuxfurenttouchés.

Lescoupsde feuavaient réveilléKeira,elle se redressad'unbondsurson litetvitmamine blafarde. Je lui ordonnai de s'habiller sur-le-champ. Pendant qu'elle enfilait seschaussures, j'évaluai notre situation : aucun espoir de fuite, impossible de se faufiler parl'arrière,latoiledenotretenteétaittropsolidementancrée.Cédantàlapanique,jeprisunepelle et commençai à creuser. Keira s'approcha du sas que j'avais laissé ouvert, je meretournaietlaramenaiviolemmentàl'intérieur.

–Ilstirentàboutportantsurtoutcequibouge,resteéloignéedesparoisetaide-moi!–Adrian,laglaceestdurecommedubois,tuperdstontemps.Quisontcestypes?–Jen'ensaisrien, ilsn'ontpaseulacourtoisiededécliner leuridentitéavantdenous

mitrailler!Nouvellesériedetirs,enrafalescettefois.Jen'enpouvaisplusderesterimpuissantetje

fisceque jevenaisprécisémentd'interdireàKeira.Passantànouveau la têteau-dehors, jefus témoin d'une véritable boucherie. Les hommes en blanc s'approchèrent d'une tente,glissèrentaurasdusoluncâbleleurpermettantdevoiràl'intérieur;quelquessecondesplustard,ilsvidaientleurschargeurssurlatoileetpassaientàl'habitationsuivante.

JerefermailafermetureÉclair,merapprochaideKeiraetmerecroquevillaisurellepourlaprotégerdumieuxquejelepouvais.

Elleredressalatête,sourittristementetposaunbaisersurmeslèvres.– C'est terriblement chevaleresque de ta part,mon amour,mais je crains que cela ne

serve pas à grand-chose. Je t'aime et je ne regrette rien, me dit-elle en m'embrassant ànouveau.

Iln'yavaitplusriend'autreàfairequed'attendrenotretour.Jelaserraidansmesbrasetluimurmurai que,moi nonplus, je ne regrettais rien.Nos confidences amoureuses furentinterrompuespar l'intrusionbrutalededeuxhommesarmésde fusilsd'assaut.Je resserraimonétreinteautourdeKeiraetfermailesyeux.

***

PontdeLuzhkov

Le canal Vodootvodny était gelé. Une dizaine de patineurs le remontaient, glissant àbonnealluresurl'épaissecouchedeglace.MOSCOUserendaitàpiedjusqu'àsonbureau.UneMercedesnoirelesuivaitàdistance.IlpritsontéléphoneportableetappelaLONDRES.

–L'interventionestterminée,dit-il.–Vousavezunevoixétrange,leschosessesont-ellesdérouléescommenousl'espérions

?–Pasvraiment,lesconditionsétaientdifficiles.Ashton retint son souffle, attendant que son interlocuteur lui livre la suite des

événements.–Jecrains,repritMOSCOU,dedevoirrendredescomptesplustôtqueprévu.Leséquipes

d'Egorovsesontvaillammentdéfendues,nousavonsperdudeshommes.– Jeme fiche de vos hommes, rétorqua Ashton, dites-moi ce qu'il est advenu de nos

scientifiques!MOSCOUraccrochaethélasonchauffeur,lavoiturearrivaàsahauteur,legardeducorps

descendit lui ouvrir la portière.MOSCOU s'installa à l'arrière du véhicule qui repartit à viveallure.Letéléphonedebordsonnaàplusieursreprisesmaisilrefusadeprendrel'appel.

Après une courte halte à son bureau, MOSCOU se fit conduire à l'aéroport deSheremetyevo, où un appareil privé l'attendait devant le terminal d'aviation d'affaires ; lavoiture traversa la ville, sirène hurlante, se faufilant dans les embouteillages. Il soupira etconsultasamontre,iln'arriveraitàIekaterinbourgquedanstroisheures.

***

Man-Pupu-Nyor

Les hommes qui avaient fait intrusion dans notre tente nous avaient entraînésprécipitamment à l'extérieur. Le plateau des Sept Géants de l'Oural était jonché de corpsensanglantés.SeulEgorovsemblaitavoirsurvécuàl'attaque,ilgisaitventreàterre,poignetset chevillesmenottés. Six hommes équipés de fusils en bandoulière assuraient sa garde. Ilrelevalatêtepournousadresserunultimeregard,maisilreçutaussitôtunviolentcoupdepied sur la nuque. Nous entendîmes le bruit sourd d'un rotor, la neige se souleva devantnous,etnousvîmesapparaîtreàflancdemontagnelacarlingued'unpuissanthélicoptèrequis'élevaitàlaverticaledelaparoi.Ilseposaàquelquesmètresdenous.Lesdeuxassaillantsquinousescortaientnoustapèrentcordialementdansledosetnousguidèrentversl'appareilaupasdecourse.Alorsqu'onnoushissaitàbord, l'und'entreeuxnous fitunsigne,poucelevéversleciel,commepournousféliciter.Laporteserefermaetl'hélicoptèrepritaussitôtson envol. Le pilote effectua une rotation au-dessus du campement, Keira se pencha auhublotpouryjeterunderniercoupd'œil.

–Ilssontentraindetoutdétruire,dit-elleenserasseyant,laminedécomposée.Je regardai à mon tour et constatai le terrible spectacle. Une dizaine d'hommes en

combinaison blanche refermaient les tombes sumériennes, y glissant les corps inertes deshommesd'Egorov,d'autrescommençaientdéjààdémonterlestentes.AucunmotnepouvaitconsolerKeira.

Ilyavaitsixmembresd'équipageàborddel'appareil,aucund'entreeuxnenousadressalaparole.Onnousoffritdesboissonschaudesetdessandwichs,maisnousn'avionsnifaimnisoif.JeprislamaindeKeiraetlaretinsfermementdanslamienne.

–Jenesaispasoùilsnousconduisent,medit-elle,maisjecroisbienque,cettefois,c'estlafindenosrecherches.

Jelaprisparl'épauleetlaserraicontremoi,luirappelantquenousétionsenvie.Après deux heures de vol, l'homme assis devant nous nous pria de remettre nos

ceinturesdesécurité.L'appareilamorçaitunedescente.Dèsquelesrouestouchèrentlesol,laportières'ouvrit.Nousétionsdevantunhangaràl'écartd'unaéroportdetaillemoyenne;un biréacteur portant drapeau russe sur la dérive et dépourvu de toute immatriculation ystationnait.Alorsquenousnousenapprochions,unepasserelles'abaissa.Àl'intérieurdelacabine,deuxhommesencostumebleumarinenousattendaient.Lemoinscorpulentselevaetnousaccueillitavecungrandsourire.

–Heureuxdevoustrouversainsetsaufs,nousdit-ildansunparfaitanglais.Vousdevezêtreépuisés,nousallonsdécollerimmédiatement.

Lesréacteurssemirentenroute.Quelques instantsplustard, l'appareilsepositionnaitsurlapisteetdécollait.

– Iekaterinbourg, une bien jolie ville, nous dit l'homme alors que l'avion prenait del'altitude.Dansuneheuretrente,nousnousposeronsàMoscou.Delà,nousvousmettronsdansunaviondelignepourLondres.Vousavezdeuxplacesréservéesenclasseaffaires.Neme remerciez pas, avec les épreuves que vous avez endurées ces derniers jours, c'était lamoindre des choses. Deux scientifiques de votre rang méritent les meilleurs égards. Enattendant,jevousdemanderaidebienvouloirmeconfiervospasseports.

L'homme les rangea dans la poche de son veston et ouvrit un compartiment quirenfermaitunminibar.Ilnousservitde lavodka;Keirabutsonverreculsecet letenditànouveaupourqu'illaresserve.Elleavalalaseconderasadedelamêmemanière,sansdireunmot.

–Pourriez-vousnousdonnerquelquesexplications?demandai-jeànotrehôte.Ilremplitnosverresetlevalesienpourtrinquer.–Nousnousréjouissonsd'avoirpuvousdélivrerdesmainsdevosravisseurs.Keirarecrachalavodkaqu'elles'apprêtaitàavaler.–Nosravisseurs?Quelsravisseurs?–Vousavezeudelachance,repritnotrehôte,leshommesquivousretenaientavaientla

réputationd'êtreextrêmementdangereux;noussommesintervenusàtemps,vousdevezunefièrechandelleànoséquipesquiontprisbeaucoupderisquespourvous.Nousregrettonsdelourdespertesdansnosrangs.Deuxdenosmeilleursagentsontsacrifiéleurviepoursauverlesvôtres.

–Maispersonnenenousretenait!s'emportaKeira,nousétionslà-basdenotrepleingréetentreprenionsdesfouillesprodigieusesquevoshommesontruinées.Nousavonsassistéàunvéritablecarnage,unebarbariesansnom,commentosez-vous...?

– Nous savons que vous participiez à des fouilles illégales, entreprises par desmalfaiteurs aux seules fins d'un pillage sans vergogne des trésors de la Sibérie. Egorovappartientà lamafia russe,mademoiselle,vous l'ignoriez?Deuxscientifiques jouissantderéputationsaussihonorablesnepouvaientêtreassociésàdetelsactescriminelssansyavoirété contraints par la force, sans avoir été menacés par leurs ravisseurs d'être exécutéssommairement à la première tentative de rébellion. Vos visas attestent d'ailleurs que vousêtesentrésenRussieenqualitéexclusivedetouristesetnoussommesflattésquevousayezchoisinotrepayspourvousdivertir.Jesuiscertainquesivousaviezeulamoindreintentionde travailler sur notre sol, vous auriez certainement agi dans un cadre légal, cela s'entend,n'est-cepas?Vousconnaissezmieuxquequiconquelesrisquesencourusparlespilleursquis'enprennent à notre patrimoinenational. Les peines varient de dix à vingt ansdeprison,selon la gravité des faits. Sommes-nous désormais d'accord sur la version que je vous aiexposée?

Sansattendre,jeluiconfirmaiquenousn'avionsrienàobjecter.Keirarestasilencieuse,untempsseulement,puiselleneputs'empêcherdes'inquiéterdusortquiattendaitEgorov,cequifitsourirenotrehôte.

– Cela, mademoiselle, dépendra entièrement de sa volonté ou non de collaborer àl'enquêtequiseramenée.Maisn'ayezpasderemordsàsonsujet,jepeuxvousassurerquelepersonnageétaitpeurecommandable.

L'homme s'excusa de ne pas pouvoir discuter plus longtemps avec nous, il avait dutravail.Ilpritundossierdanssasacocheets'yplongeajusqu'ànotrearrivée.

L'appareilamorçasadescenteverslacapitale.Unefoisausol,l'hommenousconduisitàbordd'unevoiturejusqu'aupiedd'unepasserellearriméeàunaviondelaBritishAirways.

–Deuxchosesavantquevouspartiez.NerevenezpasenRussie,nousnepourrionsplusassurer votre sécurité. Et maintenant, écoutez bien ce que j'ai à vous dire, car ce faisantj'enfreinsunerègle,maisvousm'êtessympathiquesetceluiquejetrahismel'estbeaucoupmoins.VousêtesattendusàLondres,et jecrainsque legenredepromenadequivousseraproposéene soit en rien comparableavec le voyage trèsagréablequenousvenonsde faireensemble.Aussi,sij'étaisvous,jem'abstiendraisdetraîneràHeathrow;unefoisladouane

passée, je filerais au plus vite. Si vous trouviez d'ailleurs lemoyendene pas passer par ladouane,ceseraitencoremieux.

L'homme nous rendit nos passeports et nous invita à emprunter la passerelle. Unehôtessenous installa ànosplaces respectives.Sonparfait accentanglais étaitdivinet je laremerciaipourlagentillessedesonaccueil.

–Tuveuxsonnumérodetéléphone?medemandaKeiraenbouclantsaceinture.–Non,maissitupouvaisconvaincreletypeassisdel'autrecôtédelatravéedeteprêter

sonportable,ceseraitformidable.Keirameregarda,étonnée,puisseretournaverssonvoisinquitapaitunmessagesurle

clavierdesontéléphone.Elle lui fitunnumérodecharmetoutà fait indécentetmetenditdeuxminutesaprèsl'appareilenquestion.

***

Londres

LeBoeing767seposaàHeathrowquatreheuresaprèsnotredépartdeMoscou.Ilétait22h30heure locale, lanuit seraitpeut-êtrenotrealliée.L'avionse rangeasuruneairedeparkingàl'écartduterminal.Jevisparlehublotdeuxautobusquiattendaientaupieddelapasserelle,jepriaiKeiradeprendresontemps,nousdescendrionsaveclasecondevaguedepassagers.

Nousgrimpâmesàborddel'autobus,j'invitaiKeiraàresterprèsdelaporte,j'avaisglissémachaussureentre les souffletspourempêcher leverrouillageducrande sécurité.Lebusroulait sur le tarmac, il s'engagea dans un tunnel passant sous les pistes, le chauffeur dutmarquer l'arrêt pour laisser passer un engin qui tractait des chariots à bagages. C'étaitmaintenantou jamais.Jerepoussaibrusquement laporteenaccordéonet tiraiKeirapar lamain. Une fois dehors, nous courûmes dans la pénombre du tunnel vers le convoi quis'éloignaitetsautâmessurl'undescontainers.Keiraseretrouvaplaquéecontredeuxgrossesvalises, et moi allongé sur des sacs. À bord de l'autobus, les passagers témoins de notreescapaderestèrentbouchebée, jesupposequ'ilstentèrentd'avertir lechauffeur,maisnotrepetittrains'éloignaitdéjàdansladirectionopposéeetentraquelquesinstantsplustarddanslessous-solsduterminal.Àcetteheuretardive,iln'yavaitplusgrandmondedanslazonededéchargement;seulesdeuxéquipestravaillaient,maisellessetrouvaientloindenousetnepouvaientnousvoir.Letracteurserpentaitentrelesrampesdechargementdesbagages.

J'aperçus un monte-charge à quelques mètres de nous et choisis ce moment pourabandonnernotrecachette.Hélas,enarrivantdevant l'élévateur, jeconstataique leboutond'appelétaitverrouilléparuneserrure;sansclé,ilétaitimpossibledelemanœuvrer.

–Tuasuneidéepoursortird'ici?demandaKeira.Je regardai aux alentours et ne vis qu'un entrelacs de tapis roulants dont la plupart

étaientàl'arrêt.–Là-bas!s'exclamaKeiraendésignantuneporte.C'estunesortiedesecours.Je craignais qu'elle soit condamnée, mais la chance était avec nous et nous nous

retrouvâmesaubasd'unescalier.–Necoursplus,dis-jeàKeira.Sortonsd'icienfaisantcommesitoutétaitnormal.–Nousn'avons pas de badge,me fit-elle remarquer, si nous croisons quelqu'un, nous

n'auronspasdutoutl'airnormal.Je regardaimamontre, le bus avait sans doute atteint le terminal. À 23 heures, il n'y

auraitpasgrandmondeàladouaneetledernierpassagerdenotrevolnetarderaitpasàseprésenterdevantlecontrôledel'immigration.Jenousdonnaispeudetempsavantqueceuxquinousattendaientcomprennentquenousleuravionséchappé.

En haut desmarches, une autre porte nous barrait la route ; Keira repoussa la barretransversale,unesirènehurla.

Nous débouchons dans le terminal entre deux tapis de livraison de bagages, dont l'untourne à vide. Un manutentionnaire nous aperçoit et reste interdit. Le temps qu'il donnel'alerte, je prends Keira par la main et nous courons à toutes jambes. Un coup de sifflet.Surtoutnepasseretourner,continuerdecourir.Ilfautatteindrelesportescoulissantesquidonnent sur le trottoir. Keira trébuche et pousse un cri, je l'aide à se relever et l'entraîne.Encoreplusvite.Derrièrenous,lespasd'unecavalcade,descoupsdesiffletdeplusenplus

proches.Nepas s'arrêter,nepas céderà lapeur, la libertén'estplusqu'àquelquesmètres.Keiraestàboutdesouffle.Sortieduterminal,untaxiàl'arrêt,nousygrimponsetsupplionslechauffeurdedémarrer.

–Oùallez-vous?demande-t-ilenseretournant.–Foncez!Noussommesenretard,supplieKeira,haletante.Lechauffeurdémarra.Jem'interdisdemeretourner,imaginantnospoursuivantsrager

surletrottoirenvoyantnotre«blackcab»s'éloigner.–Nousnesommespasauboutdenospeines,soufflai-jeàKeira.–Allezversleterminal2,dis-jeauchauffeur.Keirameregarda,stupéfaite.–Fais-moiconfiance,jesaiscequejefais.Ausecondrond-point,jedemandaiautaxidebienvouloirs'arrêter.Jeprétextaiquema

femmeétaitenceinteetavaituneterriblenausée.Ilfreinaaussitôt.Jeluiremisunbilletdevingtlivresetluidisquenousallionsprendrel'airsurlebas-côté.Inutiledenousattendre,j'avaisl'habitudedecegenredemalaise,çapouvaitdurer,nousfinirionsàpied.

–C'estdangereuxdesepromenerparici,nousdit-il,faitesattentionauxcamions,ilenarrivedepartout.

Ils'éloignaennousfaisantunpetitsignedelamain,ravidumontantqu'ilavaitempochépourlacourse.

–Etmaintenantquej'aiaccouché,melançaKeira,qu'est-cequ'onfait?–Onattend!luirépondis-je.–Qu'est-cequ'onattend?–Tuverras!

***

Kent

–Commentça,ilsvousontéchappé?Voshommesn'étaientpasàlasortiedecetavion?–Si,monsieur,cesontvosdeuxscientifiquesquines'ytrouvaientpas.– Qu'est-ce que vous me racontez, mon contact m'a assuré les avoir lui-même fait

embarqueràborddecevol.–Jen'avaisnullementl'intentiondemettresaparoleendoute,maislesdeuxsujetsque

nousdevionsinterpellernesesontpasprésentésaucontrôledelapolicedel'air.Nousétionssixàlesguetter,illeurétaitimpossibledepasserautraversdesmaillesdufilet.

–Vousallezpeut-êtrem'expliquerqu'ilsontsautéenparachuteau-dessusdelaManche?hurlaSirAshtondanslecombiné.

–Non,monsieur.L'aviondevaitêtrearriméàunepasserellemais,auderniermoment,l'appareil a été dirigé vers une aire de parking ; nous n'avions pas été prévenus. Les deuxindividus se sont échappés du bus qui assurait la liaison vers le terminal où nous lesattendions.Nousn'ysommesvraimentpourrien,ilsontfuiparlessous-sols.

–Vouspouvezd'oresetdéjàavertir lesresponsablesdelasécuritéd'Heathrowquedestêtesvonttomber!

–Jen'endoutepas,monsieur.– Pathétiques crétins ! Foncez immédiatement à leur domicile au lieu de bavasser,

ratissez-moi la ville, vérifiez tous les hôtels, débrouillez-vous comme vous le voulez,maisarrêtez-les cette nuit si vous tenez encore un tant soit peu à votre emploi. Je vous laissejusqu'aumatinpourmelesretrouver,vousm'entendez?

L'interlocuteur de Sir Ashton renouvela ses excuses et promit de remédier au cuisantéchecdel'opérationdontilavaitlacharge,etcedanslesplusbrefsdélais.

***

Rond-pointduConcorde,Heathrow

LaFiat500serangealelongdutrottoir.Leconducteursepenchaetouvritlaportière.– Ça fait une heure que je tourne, rouspétaWalter en rabattant le siège pour que je

puissemeglisseràl'arrière.–Vousn'aviezpaspluspetitcommevoiture?–Ditesdonc,vousnemanquezpasd'air.Vousmedemandezdevenirvouscherchersur

unrond-pointaumilieudenullepart,àuneheureincongrue,etenplusvousrâlez?–Jedisaisjustequ'ilestheureuxquenousn'ayonspaseudesbagages.–J'imaginequesivousenaviezeu,vousm'auriezdonnérendez-vousdevantleterminal

comme tous les gens normaux au lieu de m'obliger à en faire dix fois le tour en vousattendant!

–Vousallezvouschamaillerlongtemps?interrompitKeira.–Jesuisenchantédevousrevoir,luiréponditWalterenluitendantlamain.Comment

s'estpassévotrepetitvoyage?–Mal!répondit-elle.Onyva?–Volontiers,maisoù?Jem'apprêtaisàdemanderàWalterdenous ramenerchezmoi,maisdeuxvoituresde

policenousdépassèrenttoutessirèneshurlantesetjejugeaifinalementl'idéepeujudicieuse.Quels que soient nos ennemis, j'avais de bonnes raisons de penser qu'ils connaissaientl'adressedemondomicile.

–Alors,oùallons-nous?s'enquitWalter.–Jen'enaipaslamoindreidée.Walterempruntal'autoroute.–Jeveuxbienroulertoutelanuit,nousdit-il,maisilfaudrapenseràrefaireleplein.–C'estàvouscettepetitevoiture?demandaKeira.Elleestcharmante.–Jesuisbiencontentqu'ellevousplaise,jeviensdel'acheter.–Àquelleoccasion?demandai-jeàWalter,jecroyaisquevousétiezfauché.–C'estprécisémentuneoccasion,etpuisvotredélicieusetantearrivevendredi,alorsj'ai

sacrifiémesdernièreséconomiespourpouvoirlapromenerdanslavillecommeilsedoit.–Elenavientvousrendrevisiteceweek-end?–Oui,jevousenavaisparlé,vousl'aviezoublié?–Nous avons euune semaineunpeu chargée, lui répondis-je, nem'en veuillezpas si

j'avaisl'espritailleurs.–Jesaisoùnouspouvonsaller,ditKeira.Walter, ilseraiteneffetpréférablequevous

vousarrêtiezàunestation-servicepourrefaireleplein.– Puis-je vous demander quelle direction je dois prendre ? demanda-t-il. Je vous

préviens,jeveuxêtrerentrédemainauplustard,j'airendez-vouschezlecoiffeur!Keirajetauncoupd'œilaucrânedégarnideWalter.–Oui,jesais,dit-ilenlevantlesyeuxauciel.Maisilfautquejemedébarrassedecette

mècheridicule,etpuisj'ailuunarticledansleTimescematin,onyditqueleschauvesontunpouvoirsexuelsupérieuràlanorme!

–Sivousavezunepairedeciseaux,jepeuxm'enoccupertoutdesuite,proposaKeira.

– Hors de question, je ne sacrifierai mes derniers cheveux que dans les mains d'unprofessionnel.Allez-vousmedireoùjedoisvousconduire?

–ÀSt.Mawes,enCornouailles,réponditKeira.Là-bas,nousseronsensécurité.–Auprèsdequi?demandaWalter.Keira resta silencieuse. Je devinai la réponse à la question qu'il avait posée et je lui

demandais'ilaccepteraitdemelaisserlevolant.Profitantdessixheuresdetrajet,jefislerécitdenosaventuresenRussieàWalter.Ilfut

atterréd'apprendrecequinousétaitarrivédans leTranssibérienet sur leplateaudeMan-Pupu-Nyor.Ilm'interrogeaplusieursfoissur l'identitédeceuxquiavaientvoulunoustuer,mais je ne pouvais pas lui apprendre grand-chose à ce sujet, je n'en savais rien.Ma seulecertitude était que leur volonté de nous nuire trouvait sa raison dans l'objet que nouscherchions.

Keiraneditmotduvoyage.LorsquenousarrivâmesàSt.Mawesau leverdu jour,ellenousfitarrêterdansuneruellequigrimpaitverslecimetière,devantunepetiteauberge.

–C'estlà,dit-elle.EllesaluaWalter,descenditdelavoitureets'éloigna.–Quandnousreverrons-nous?medemandaWalter.–Profitezdevotreweek-endavecElena,etnevousinquiétezpaspournous.Jecroisque

quelquesjoursdereposnousferontleplusgrandbien.–C'estunendroittranquille,ditWalterenregardantlafaçadeduVictory.Vousyserez

bien,j'ensuissûr.–Jel'espère.–Elleenaprisunsacrécoup...,meditWalterendésignantKeiraquiremontaitlaruelle

àpied.–Oui,cesderniersjoursontétéparticulièrementpénibles,etpuiselleesttrèsmarquée

parl'arrêtbrutaldesrecherches.Nousétionsvraimentprèsdubut.–Maisvousêtesvivants,etc'estl'essentiel.Audiablecesfragments,ilfautarrêtertout

cela,vousavezprisbeaucouptropderisques.C'estunmiraclequevousvousensoyezsortis.–Sicen'étaitqu'unechasseautrésor,Walter,leschosesseraientbienplusfaciles,mais

il ne s'agissait pas d'un jeu d'adolescents. En réunissant tous les fragments nous aurionsprobablementfaitunedécouvertesansprécédent.

–Vousallezmereparlerdevotrepremièreétoile?Ehbienqu'ellerestelà-hautdanslecieletvoussurlaTerre,enbonnesanté,c'esttoutcequejesouhaite.

–C'esttrèsgénéreuxdevotrepart,Walter,maisnousaurionspeut-êtretrouvélemoyend'entrevoirlestoutpremiersinstantsdel'Univers,apprisenfind'oùnousvenons,quiétaientlespremiershommesàpeuplernotreplanète.Keiras'estnourriedecetespoir toutesavie.Et,aujourd'hui,sadéceptionestimmense.

–Alors foncez la rejoindre au lieu de rester là à discuter avecmoi. Si les choses sonttelles que vous me les décrivez, elle a besoin de vous. Occupez-vous d'elle et oubliez vosrecherchesinsensées.

WaltermeserradanssesbrasetrelançalemoteurdesaFiat500.– Vous n'êtes pas trop fatigué pour reprendre la route ? lui demandai-je, penché à la

portière.–Fatiguédequoi?J'aidormiàl'aller.Je regardai la voiture s'éloigner sur la corniche qui longeait le bord demer, ses feux

arrièredisparurentderrièreunemaisonàl'autreboutduvillage.

Keiran'étaitplus là, je lacherchaietmontai lacôte.Enhautde laruelle, lagrilled'uncimetière était entrouverte, j'entrai et parcourus l'allée centrale. L'endroit n'était pas biengrand,unecentained'âmestoutauplusreposaientdanslecimetièredeSt.Mawes.Keiraétaitagenouillée au bout d'une travée, près d'un mur où grimpaient les bois entrelacés d'uneglycine.

–Auprintemps,elledonnedebellefleursmauves,ditKeirasansreleverlatête.Je regardai la tombe, lapeintureà la feuilled'orétaitpresqueeffacée,mais lenomde

WilliamPerkinsapparaissaitencore.–Jeannem'envoudradet'avoiramenéicisansluienavoirparlé.Jepassaimonbrasautourd'elleetrestaisilencieux.–J'ai parcouru lemondepour lui prouverdequoi j'étais capable, et jene suis arrivée

qu'àrevenirici,lesmainsvidesetlecœurlourd.Jecroisquec'estluiquejecherchedepuistoujours.

–Jesuiscertainqu'ilestfierdetoi.–Ilnemel'ajamaisdit.Keiraépoussetalapierreetpritmamain.–J'auraisvouluquetuleconnaisses,c'étaitunhommesipudique,sisolitaireàlafinde

sa vie. Quand j'étais petite fille, je le bombardais de questions auxquelles il s'efforçaittoujours de répondre. Quand le problème était trop difficile, il se contentait de sourire etm'emmenaitmepromenersurlagrève.Lesoir,jemerelevaissurlapointedespiedsetjeletrouvaisassisà la tablede lacuisine,plongédanssonencyclopédie.Le lendemain,aupetitdéjeuner,ilrevenaitversmoi,etmedisaitl'airderien:Tum'asposéunequestionhier,nousavonsdûchangerdeconversationetj'aioubliédetedonnerlaréponse,lavoici...

Keirafrissonna.J'enlevaimonmanteauetl'enrevêtis.–Tunem'asjamaisrienditdetonenfance,Adrian.–Parcequejesuisaussipudiquequetonpère,etpuisjen'aimepasbeaucoupparlerde

moi.–Ilfaudraquetufassesuneffort,meditKeira.Sinousdevonsfaireunboutdechemin

ensemble,jeneveuxpasqu'ilyaitdesilencesentrenous.Keirame guida jusqu'à l'auberge. La salle àmanger duVictory était encore déserte, le

patron de l'établissement nous installa à une table près de la baie vitrée et nous servit uncopieuxpetitdéjeuner.JecrusdevinerunecertainecomplicitéentreKeiraetlui.Puisilnousaccompagnaàunechambreàl'étage,elledonnaitsurlepetitportdeSt.Mawes.Nousétionsles seuls clients de son établissement, même en hiver l'endroit avait un charme fou. Jem'avançaià lafenêtre, lamaréeétaitbasse, lesbateauxdepêcheursreposaientsur leflanc.Unhommemarchaitsurlagrève,tenantsonpetitgarçonparlamain.Keiravints'accouderàlabalustrade,justeàcôtédemoi.

–Monpèrememanqueaussi,luidis-je,ilm'atoujoursmanqué,mêmelorsqu'ilétaitenvie. Nous n'arrivions pas à communiquer, c'était un homme de grande qualité, mais quitravaillaittroppourserendrecomptequ'ilavaitunfils.Lejouroùils'enestaperçu,jevenaisde quitter lamaison. Nous sommes passés tout près l'un de l'autre, sans jamais réussir àvraimentsevoir.Maisjenepeuxpasmeplaindre,mamèrem'adonnétoutelatendresseetl'amourdumonde.

Keira me regarda longuement, et elle me demanda pourquoi j'avais voulu devenirastrophysicien.

– Dansmon enfance, lorsque nous étions à Hydra, mamère et moi avions un rituelavantl'heureducoucher.Nousnousinstallionscôteàcôteàlafenêtre,commenousdeuxen

cemoment,etregardionslecielensemble.Mamaninventaitdesnomsauxétoiles.Unsoir,jeluiaidemandécommentlemondeétaitné,pourquoilejourselevaitchaquematin,silanuitviendraittoujours.Mamanm'aregardéetm'adit:Ilyaautantdemondesdifférentsqu'ilyadeviesdansl'univers;monmondeàmoiacommencélejouroùtuesné,aumomentoùjet'aitenudansmesbras.Depuisl'enfance,jerêvedesavoiroùcommencel'aube.

Keiraseretournaversmoietposasesbrasautourdemoncou.–Tuserasunmerveilleuxpapa.

***

Londres

–Jerevendraimavoituredèslundi,jevousrembourseraietjem'achèteraiunepairedebottes,audiablelatoituredemonbureau,jen'iraipasplusloin.Jeneferairiendepluspourlesconvaincredecontinuer.Necomptezplussurmoipourvousaider.Chaquematin,quandjeme regardedans la glace, jeme sens salede trahir la confianced'Adrian.Cen'estpas lapeined'insister, riendecequevouspourrezmedireneme ferachangerd'avis.J'auraisdûvous envoyer balader depuis longtemps. Et si vous entreprenez quoi que ce soit pour lesinciteràreprendrelaroute,jeleurdiraitout,mêmesifinalementjenesaispresqueriendevous.

–Vousparleztoutseul,Walter?demandatanteElena.–Non,pourquoi?–Jevousassure,voussembliezmurmurerquelquechose,voslèvresbougeaienttoutes

seules.Lefeupassaaurouge.WalterfreinaetsetournaversElena.–Jedoispasserunappelimportantcesoiretjerépétaismontexte.–Riendegrave?–Non,non,jevousassure,bienaucontraire.–Vousnemecachezrien?Sivousavezquelqu'und'autredansvotrevie,quelqu'unde

plusjeune,jeveuxdire,jepeuxlecomprendre,maisjepréféreraislesavoir,voilàtout.Walterserapprochad'Elena.–Jenevouscacheabsolumentrien,jenemepermettraispasdefaireunechosepareille.

Etiln'estaucunefemmequejetrouveraisplusdésirablequevous.Aussitôtaprèscetaveu,lesjouesdeWalters'empourprèrent,ildevintrougepivoineetse

mitàbégayer.–J'aimebeaucoupvotrenouvellecoiffure,répondittanteElena.Ilmesemblequelefeu

estvertetquel'onklaxonnederrièrenous,vousdevriezdémarrer.Jesuistellementheureused'allervisiterlepalaisdeBuckingham.Vouscroyezquenousauronslachanced'yapercevoirlareine?

–Peut-être,réponditWalter,siellesortdechezelle,onnesaitjamais...

***

St.Mawes

Nousavionsdormiunegrandepartiedelajournée.Lorsquejerouvrislesrideaux,lecielprenaitdéjàdescouleurscrépusculaires.

Nousétionsaffamés.Keiraconnaissaitunsalondethéàquelquesruesdel'auberge,elleen profita pour me faire découvrir le village. En regardant les petites maisons blanchesaccrochéesàlacollinejemeprisàrêverd'enhabiteruneunjour.Moiquiavaispassémavieàcourirlaplanète,sepouvait-ilquecesoitdanscepetitvillagedeCornouaillesquejefinissepar me poser ? Je regrettais cette distance qui s'était installée avec Martyn, il auraitcertainementappréciédevenirmerendrevisitedetempsàautre.Nousserionsallésprendreunebièresurleport,nousrappelantquelquesbonssouvenirs.

–Àquoipenses-tu?medemandaKeira.–Àriendeparticulier,répondis-je.–Tuavaisl'airbienloin,onadit«pasdesilencesentrenous».–Situveuxtoutsavoir,jem'interrogeaissurcequenousferonslasemaineprochaine,et

cellesquisuivront.–Parcequetuasuneidéedecequenousferonslasemaineprochaine?–Aucune!–Moisi!Keiramefitface.Ellepenchalatêtedecôté;quandellefaitcela,c'estqu'elleaquelque

chose d'important à me dire. Certaines personnes prennent un ton solennel pour vousannoncerdegrandesnouvelles,Keira,elle,penchelatêtedecôté.

– Je veux avoir une explication avec Ivory.Mais j'ai besoin que tu sois complice d'unpetitmensonge...

–Quelgenre?– Je veux lui faire croire que nous avons réussi à quitter la Russie avec le troisième

fragment.–Dansquelbut?Àquoicelanousservirait?–ÀluifaireavoueroùsetrouveceluiquifutdécouvertenAmazonie.–Ilnousaditl'ignorer.– Il nous a dit pasmal de choses, et il nous en a surtout caché beaucoupd'autres, ce

vieux bonhomme. Egorov n'avait pas tout à fait tort quand il accusait Ivory de nous avoirmanipulés comme deux marionnettes. Si nous lui faisons croire que nous avons troisfragments en notre possession, il ne résistera pas à l'envie de compléter le puzzle. Je suiscertainequ'ilensaitplusquecequ'ilveutbienavouer.

–J'enviensàmedemandersitun'espasencoreplusmanipulatricequelui.–Ilestbienplusdouéquemoietjeneseraispasfâchéedeprendremapetiterevanche.–Soit, imaginonsquenousréussissionsà leconvaincredecemensonge,etsupposons

qu'ilnousdiseoù se trouve lequatrièmemorceau, ilmanquerait toujours celuiqui reposequelquepartsurleplateaudeMan-Pupu-Nyor,lacartedesétoilesresteraitincomplète.Alorsàquoibonsedonnertoutcemal?

– Ce n'est pas parce qu'il manque une pièce à un puzzle que l'on ne peut pas sereprésenterl'imageentière.Lorsquenousdécouvronsdesrestesfossilisés,ilssontrarementaucomplet,pournepasdirejamais.Mais,àpartird'unnombresuffisantd'ossements,nous

devinons quels sont les éléments absents et réussissons à reconstituer le squelette, voirel'ensembleducorps.Alors,ajoutelefragmentd'Ivoryauxdeuxquenouspossédons,etpeut-être pourras-tu comprendre ce que cette carte est censée nous révéler. De toute façon, àmoins que tu ne m'annonces vouloir passer le restant de ta vie dans ce petit village etconsacrertesjournéesàlapêche,jenevoispasd'autressolutions.

–Quelledrôled'idée!De retour à l'hôtel, Keira commença par appeler sa sœur. Elles passèrent un long

momentautéléphone.KeiraneluiracontariendenotreaventureenRussie,ellesecontentadeluidirequenousétionstouslesdeuxàSt.Mawesetqu'elleviendraitpeut-êtrebientôtàParis.Jepréféraileslaisserdiscuterseules.Jeredescendisaubardel'aubergeetcommandaiunebièreen l'attendant.Elleme retrouvauneheureplus tard.Jeposaimon journal et luidemandaisielleavaitpuparleràIvory.

– Il nie en bloc avoir eu la moindre influence sur nos recherches, il s'est presqueoffusqué lorsque je luiai suggéréqu'il se jouaitdemoidepuis lepremier jouroù je l'avaisrencontréaumusée.Ilavaitl'airsincèremaisjenesuispasconvaincuepourautant.

–TuluiasditquenousavionsrapportéuntroisièmefragmentdeRussie?Keirapritmonverredebièreethochalatêteenlebuvantd'untrait.–Ilt'acrue?–Ilaaussitôtcessédemefairedesreproches,etilétaitimpatientdenousvoir.–Commentferas-tupourentretenirlemensongelorsquenouslerencontrerons?–Jeluiaiditquenousavionsmisl'objetenlieusûretquejeneleluimontreraisque

lorsqu'ilnousenauraitapprisdavantagesurlefragmentdécouvertenAmazonie.–Etqu'est-cequ'ilt'arépondu?–Qu'ilavaitune idéede l'endroitoù il se trouvait,maisqu'ilnesavaitpascommenty

accéder.Ilm'aproposéquenousl'aidionsàrésoudreuneénigme.–Quelgenred'énigme?–Ilnevoulaitpasenparlerpartéléphone.–Ilvavenirici?–Non,ilnousadonnérendez-vousdansquarante-huitheuresàAmsterdam.–Comment veux-tu que nous nous rendions àAmsterdam ? Je ne suis pas pressé de

retourneràHeathrow,sinousrepassonslafrontièrenousavonstoutesleschancesdenousfairearrêter.

–Jesais, jeluiairacontécequinousétaitarrivé, ilnousconseilledeprendreunferrypourlaHollande.Ilprétendqueparbateau,envenantd'Angleterre,lescontrôlessontmoinsrisqués.

–Etoùprend-onunferrypourAmsterdam?–ÀPlymouth,c'estàuneheureetdemied'icienvoiture.–Maisnousn'avonspasdevoiture.–Ilyauneliaisonenautocar.Pourquoies-tuaussiréticent?–Combiendetempsdurelatraversée?–Douzeheures.–C'estbiencequejecraignais.Keirapritunaircontritetmetapotatendrementlamain.–Qu'est-cequ'ilya?luidemandai-je.– En fait, dit-elle, embarrassée, ce ne sont pas tout à fait des ferries,mais plutôt des

cargos.Laplupartacceptentdeprendredespassagers,maiscargoouferry,ons'enfiche,non?

–Dumomentqu'ilyaunpontàl'avantoùjepourraimourirdemaldemerpendantlesdouzeheuresdetraversée,eneffet,ons'enfiche!

L'autocarpartaitàseptheuresdumatin.Lepropriétairedel'aubergenousavaitpréparédessandwichspourlaroute.AvantdenousquitterilpromitàKeirad'allernettoyerlatombede son père dès le retour du printemps. Il espérait nous revoir et nous garderait lamêmechambresinousleprévenionssuffisammentàl'avance.

Au port de Plymouth, nous nous rendîmes à la capitainerie. L'officier de port nousindiquaqu'unvraquierbattantpavillonanglaisappareillaitdansuneheurepourAmsterdam.Sonchargementétaitentraindeseterminer.Ilnousenvoyasurlequai5.

Lecommandantnousréclamacent livressterlingchacun,à luiremettreenespèces.Lasomme acquittée, il nous invita à suivre la coursive extérieure jusqu'au carré. Une cabineétait à notre disposition dans les quartiers de l'équipage. Je lui expliquai que je préféraism'installersurlepont,àl'avantouàl'arrière,làoùjedérangeraislemoins.

–Commevousvoudrez,maisilvafairesacrémentfroidlorsquenousauronsprislamer,etlatraverséedurevingtheures.

JemeretournaiversKeira.–Tum'avaisparlédedouzeheuresauplus?–Surunnavireultrarapide,peut-être,repritlecommandantdansungrandéclatderire,

maissurcegenredevieuxrafiot,ondépasserarement lesvingtnœuds,etencore,parventfavorable.Sivousavezlemaldemer,restezdehors!Pasquestiondesalopermonbateau!Etcouvrez-vous.

–Jetejurequejen'ensavaisrien,meditKeiraencroisantlesdoigtsdanssondos.Levraquierappareilla.PeudehoulesurlaManche,maislapluieétaitduvoyage.Keira

m'avaittenucompagniependantplusd'uneheureavantderetourneràl'intérieurdunavire,ilfaisaitvraimenttropfroid.Lesecondcapitaineeutpitiédemoi, ilenvoyasonlieutenantdepasserellemeporterunciréetdesgants.L'hommeenprofitapourgrillerunecigarettesurlepontet,pourmechangerlesidées,ilengagealaconversation.

Trentehommesœuvraient àbord, officiers,mécaniciens,maîtred'équipage, cuisiniers,matelots de pont. Le lieutenant m'expliqua que le chargement des vraquiers était uneopérationtrèscomplexedontdépendaitlasécuritéduvoyage.Danslesannéesquatre-vingt,centnavirescommecelui-ciavaientcoulésirapidementqu'aucunmarinneputenréchapper.Sixcentcinquantehommesavaientainsipérienmer.Leplusgranddangerquinousguettaitétait que la cargaison glisse. Le bateau prenait alors de la gîte, se couchait sur le flanc etchavirait. Les pelleteuses que je voyais brasser le grain dans les calesmanœuvraient pourempêcherquecelaseproduise.Cen'étaitpasleseuldangerquinousguettait,ajouta-t-ilentirantuneboufféedecigarette.Sil'eauentraitparlesgrandesécoutillesàcaused'unevagueunpeutrophaute,lepoidsajoutédanslescalespouvaitbriserlacoqueendeux.Mêmetopo,lenavire sombrerait enquelques instants.Cettenuit, laManche était calme, àmoinsd'uncoupdeventimprévunousnerisquionsriendecegenre.Lelieutenantdepasserellejetasonmégotpar-dessusbordetretournaàsontravail,melaissanttoutseul,songeur.

Keiravintme rendreplusieurs fois visite,me suppliantde la rejoindredans sa cabine.Ellem'apportadessandwichsque jerefusaietunThermosde thé.Versminuit,elleallasecoucher,aprèsm'avoirrépétéquej'étaisridiculederestericietquej'allaisylaissermapeau.Serrédansmonciré,recroquevilléaupieddumâtoùscintillaitlefeudetête,jem'assoupis,bercéparlebruitdel'étravequifendaitlamer.

Keirameréveillaaudébutdelamatinée.J'étaisallongé,brasencroixsurlepontavant.J'avais tout de même un peu faim mais mon appétit s'envola dès que j'entrai dans la

cambuse.Uneodeurdepoissonetdefriturerancesemêlaitàcelleducafé.J'eusunhaut-le-cœuretmeprécipitaiau-dehors.

–Cesontlescôteshollandaisesquetuvoisauloin,meditKeiraenmerejoignant,toncalvairetireàsafin.

Cetteappréciationétaittouterelative,ilfallutencorepatienterquatreheuresavantquelacornedebrumeretentisseetquejesentelesmachinesralentirl'allure.Lenaviremitcapvers la terre et entra peu de temps après dans le chenal qui remontait jusqu'au portd'Amsterdam.

Dès que le bateau fut à quai, nous quittâmes le bord. Un officier des douanes nousattendaitaupieddelapasserelle,ilexaminarapidementnospasseports,fouillanossacsquinecontenaientque lesquelquesaffairesachetéesdansuneboutiquedeSt.Mawes,etnousautorisaàpasser.

–Oùva-t-on?demandai-jeàKeira.–Prendreunedouche!–Etensuite?Elleregardasamontre.–Nousavonsrendez-vousà18heuresavecIvorydansuncafé...Ellesortitunpapierdesapoche.–...surlaplacedupalaisdeDam,dit-elle.

***

Amsterdam

Nous avions pris une chambre au Grand Hôtel Krasnapolsky. Ce n'était pasl'établissementlemeilleurmarchédelaville,maisilavaitleméritedesesitueràcinquantemètresde l'endroitoùnousdevionsnous rencontrer.En find'après-midi,Keiram'entraînasur la grande place, où nous nous mêlâmes à la foule. Une longue file d'attente s'étiraitdevant le musée de Madame Tussaud, quelques touristes se restauraient à la terrasse del'Europubsousdeschaufferettesàgaz,maisIvoryn'étaitpasparmieux.Jefuslepremieràl'apercevoir.Ilnousrejoignitàlatableoùnousnousétionsinstallés,justederrièrelavitrine.

–Jesuissiheureuxdevousvoir,dit-ilens'asseyant.Quelvoyage!Keira lebattait froid,et levieuxprofesseursentitaussitôtqu'iln'arrivaitpasenterrain

conquis.–Vousm'envoulez?luidit-ilavecunpetitairgoguenard.– Pourquoi vous en voudrais-je ? Nous avons failli tomber dans un ravin, jeme suis

presquenoyéedansunerivière, j'aipasséquelquessemainesaux fraisde laprincessedansuneprisonenChine,onnousatirédessusdansuntrainetnousavonsétédélogésdeRussieparuncommandomilitairequiaabattuunevingtained'hommessousnosyeux.Jevousfaisgrâcedesconditionsextrêmesdans lesquellesnousavonsvoyagécesderniersmois,avionspourris,voituresdéglinguées,autobusbringuebalants,sansoublierlepetittracteuràbagagesoùjemesuisretrouvéecoincéeentredeuxSamsonite.Etpendantquevousnouspromeniezàvotreguise,jesupposequevousattendieztranquillementdansvotreappartementdouilletquenousnous soyons chargés de toutes les sales besognes ?Vous avez commencé à vousfoutredemoilejouroùvousm'avezaccueilliedansvotrebureauaumuséeouc'estvenuunpeuplustard?

– Keira, dit Ivory sur un ton sentencieux, nous avons déjà eu cette conversation autéléphoneavant-hier.Vousvousméprenez,jen'aipeut-êtrepasencoreeul'occasiondetoutvousexpliquer,mais jamais jenevousaimanipulée.Aucontraire, jen'aipascessédevousprotéger. C'est vous qui avez décidé d'entreprendre ces recherches. Je n'ai pas eu à vousconvaincre, jemesuiscontentédevoussignalercertains faits.Quantauxrisquesquevousavezencourustousdeux...SachezquepourrapatrierAdriandeChinecommepourvousfairesortirdeprison,j'enaimoi-mêmeprisbeaucoup.Etj'yaiperduunamitrèscherquiapayévotrelibérationdesavie.

–Quelami?demandaKeira.–Sonbureausesituaitdanslepalaisquiestenfacedenous,réponditIvoryd'unevoix

triste. C'est pour cela que je vous ai demandé de me retrouver ici... Vous avez vraimentrapportéuntroisièmefragmentdeRussie?

–Donnant-donnant,repritKeira.Jevousaiditque jevous lemontrerais lorsquevousnous auriez tout dit de celui qui fut trouvé en Amazonie. Je sais que vous savez où il setrouveetn'essayezpasdemeconvaincreducontraire!

–Ilestdevantvous,soupiraIvory.–Arrêtez avec vos devinettes, professeur, j'ai assez joué et vous, vous avez assez joué

avecmoi.Jenevoisaucunfragmentsurlatable.–Nesoyezpasidiote,relevezlesyeuxetregardezenfacedevous.Nosregardssetournèrentverslepalaisquis'élevaitdel'autrecôtédelaplace.

–Ilestdanscebâtiment?demandaKeira.–Oui,j'aitouteslesraisonsdelecroire,maisjenesaispasoùprécisément.Cetamiqui

estmort en avait la garde,mais il a emmené dans la tombe les clés de l'énigme qui nouspermettraientdemettrelamaindessus.

–Commentenêtes-voussisûr?demandai-jeàmontour.Ivorysepenchaverslasacochequiétaitàsespieds,ilenouvritlerabatetsortitungros

livrequ'ilposasurlatable.Lacouvertureattiratoutdesuitemonattention,ils'agissaitd'untrèsvieuxmanueld'astronomie.Jeleprisentrelesmainsetenfeuilletailespages.

–C'estunmagnifiqueouvrage.–Oui,réponditIvory,etc'estuneéditionoriginale.C'estuncadeaudecetami,j'ytiens

beaucoup,maisregardezsurtoutladédicacequ'ilm'alaissée.Jerevinsaudébutdulivreetlusàvoixhautelemessageécritàlaplumesurlapagede

garde.

Je sais que cet ouvrage vous plaira, il n'ymanque rien puisque tout s'y trouve,même le témoignage de notreamitié.

Votredévouépartenaired'échecs,Vackeers

– La résolution de l'énigme est cachée dans ces quelquesmots. Je sais que Vackeers

essayaitdemedirequelquechose.Ilnes'agitenaucuncasd'unephraseanodine.Maisquelestlesensdetoutcela,jel'ignore.

–Commentpourrions-nousvousaider,nousn'avonsjamaisrencontréceVackeers.–Et croyez bien que je le regrette, vous l'auriez beaucoup apprécié, c'était un homme

d'uneintelligencerare.Celivreétantuntraitéd'astronomie,jemesuisditquevous,Adrian,pourriezpeut-êtreycomprendrequelquechose.

– Il comporte près de six cents pages, fis-je remarquer. Si je dois y trouver quelquechose, ce ne sera pas l'affaire de quelques heures. Une première étude approfondie medemandera plusieurs jours. Vous n'avez aucun autre indice, rien qui puisse nous guider ?Nousnesavonsmêmepasquoichercherdanscelivre.

–Suivez-moi,ditIvoryenselevant,jevaisvousconduireenunlieuauquelpersonnen'aaccès, enfin presque personne. Seul Vackeers, son secrétaire particulier et moi-même enconnaissionsl'existence.Vackeerssavaitquej'avaisdécouvertsacachette,maisilfeignaitdel'ignorer,cettedélicatesseétaituntémoignaged'amitiédesapart,jesuppose.

–N'est-cepasprécisémentcequ'ilvousditdanscettedédicace?demandaKeira.–Si,soupiraIvory,c'estbienpourcelaquenoussommesici.Ilréglal'addition,nouslesuivîmessurlagrandeplace,Keiraneprêtaitaucuneattention

àlacirculation,ellefaillitsefairerenverserparuntramwayquiavaitpourtantfaitmaintesfoisretentirsacloche.Jelarattrapaidejustesse.

Ivorynousfitentrerdansl'égliseparlaportelatérale,noustraversâmeslasomptueusenef jusqu'au transept. J'admirais le tombeau de l'amiral De Ruyter lorsqu'un homme encostumesombrenousrejoignitdansl'absidiole.

–Mercid'êtrevenuaurendez-vous,chuchotaIvory,pournepasdéranger lesquelquespersonnesquiserecueillaient.

–Vousétiezsonseulami, jesaisqueM.Vackeersauraitvouluque jerépondeàvotredemande. Je compte sur votre discrétion, j'irais au-devant de sérieux problèmes si j'étaisdécouvert.

– Soyez sans crainte, répondit Ivory en lui tapant amicalement sur l'épaule. Vackeersavait beaucoup d'estime pour vous, il vous appréciait énormément. Lorsqu'ilme parlait devous,jesentaisdanssavoix...commentdire...del'amitié,oui,c'estexactementcela,Vackeersvousavaitaccordésonamitié.

–Vraiment?demandal'hommesuruntontouchantdesincérité.Ilsortituneclédesapoche,fittournerleloquetd'unepetiteportesituéeaufonddela

chapelleetnousdescendîmesunescalierqui se trouvait justederrière.Cinquantemarchesplusbas,nouspénétrâmesdansunlongcouloir.

–CesouterrainpassesouslagrandeplaceetrejointdirectementlepalaisdeDam,nousdit l'homme. L'endroit est assez sombre et cela empire àmesure que l'on avance, ne vouséloignezpasdemoi.

Nous n'entendions que l'écho de nos pas et plus nous marchions, plus la lumière seraréfiait;bientôtnousfûmesdansl'obscuritélaplustotale.

–Cinquantepasetnous reverrons la lumière,nousditnotreguide, suivez le caniveaucentral pour ne pas trébucher. Je sais, l'endroit n'est pas très agréable, j'ai horreur del'emprunter.

Unnouvelescalierapparutdevantnous.–Faitesattention,lesmarchessontglissantes,accrochez-vousàlacordedechanvrequi

longelemur.Enhautdelavolée,nousnousretrouvâmesdevantuneporteenbois,arméedelourdes

barresdefer.L'assistantdeVackeersmanipuladeuxgrossespoignéesetunmécanismelibérale pêne. Nous aboutîmes dans une antichambre au rez-de-chaussée du palais. Trois cartesimmenses étaient gravées dans le marbre blanc de la grande salle. L'une représentaitl'hémisphèreoccidental,unedeuxième, l'hémisphèreoriental et la troisième,une cartedesétoiles d'une précision stupéfiante. Je m'avançai pour la regarder de plus près. Je n'avaisencorejamaiseul'occasiondepasserenuneseuleenjambéedeCassiopéeàAndromède,etsautillerdegalaxieengalaxieétaitassezamusant.Keiratoussotapourmerappeleràl'ordre.Ivoryetsonguidemeregardaient,consternés.

–C'estparlà,nousditl'hommeencostumesombre.Ilouvrituneautreporteetnousredescendîmesunescalierquiconduisaitverslessous-

sols du palais. Il nous fallut quelques instants pour nous accommoder de nouveau à lapénombre.Devantnous,unréseaudepasserellessurplombaitl'eaud'uncanalsouterrain.

–Nous sommes à la verticale de la grande salle, indiqua l'homme, faites attention oùvousposezlespieds,l'eauducanalestglacialeetj'enignorelaprofondeur.

Il s'approcha d'un madrier et appuya sur une clé de soutènement en fer forgé. Deuxplanchespivotèrent,ouvrantuncheminquipermettaitderejoindrelemurdufond.Cen'estqu'en s'en approchant au plus près que l'on pouvait alors apercevoir une porte dissimuléedanslapierreetinvisibledansl'obscurité.L'hommenousfitentrerdansunepièce.Ilallumala lumière.Une table enmétal et un fauteuil composaient lemobilier.Un écran plat étaitaccrochéaumur,unclavierd'ordinateurétaitposésurlatable.

– Voilà, je ne peux vous aider davantage, dit le secrétaire de Vackeers. Comme vouspouvezleconstater,iln'yapasgrand-choseici.

Keiraallumal'ordinateur,l'écrans'illumina.–L'accèsestprotégé,ditKeira.

Ivorysortitunpapierdesapocheetleluitendit.– Essayez ce code. J'avais profité d'une partie d'échecs à son domicile pour le lui

subtiliser.Keirapianotasurleclavier,elletapasurlatouchedevalidation,l'accèsàl'ordinateurde

Vackeersnousfutaccordé.–Etmaintenant?dit-elle.–Maintenant, jen'ensaisrien,répondit Ivory.Regardezcequecontient ledisquedur,

peut-êtretrouverons-nousquelquechosequinousdirigeraverslefragment.–Ledisquedurestvide,jenevoisqu'unprogrammedecommunication.Cetordinateur

devaitservirexclusivementdepostedevidéoconférence.Ilyaunepetitecaméraau-dessusdel'écran.

–Non,c'estimpossible,ditIvory,cherchezencore,jesuiscertainquelaclédel'énigmes'ytrouve.

–Désoléedevouscontredire,maisiln'yarien,aucunedonnée!–Remontezsurlaracineetrecopiezladédicace:Jesaisquecetouvragevousplaira,il

n'ymanquerienpuisquetouts'ytrouve,mêmeletémoignagedenotreamitié.Votredévouépartenaired'échecs,Vackeers.

L'écranafficha«commandeinconnue».– Il y a quelque chosequi cloche, ditKeira, regardez, le disque est vide et pourtant le

volumeestàmoitiéplein.Ilyaunepartitioncachée.Avez-vouslamoindreidéed'unautremotdepasse?

–Non,rienquimevienneàl'esprit,réponditIvory.Keira regarda le vieux professeur, elle se pencha sur le clavier et tapa « Ivory ». Une

nouvellefenêtres'ouvritsurl'écran.–Jecroisquej'aitrouvéletémoignaged'amitiédontilvousparlait,maisilnousmanque

encoreuncode.–Jenelepossèdepas,soupiraIvory.–Réfléchissez,pensezàquelquechosequivousliaitl'unàl'autre.–Jenevoispas,nousavionstantdechosesencommun,commentfaireletridanstous

cessouvenirs.Jenesaispas,essayez«Échecs».Laligne«commandeinconnue»s'inscrivitànouveausurl'écran.– Essayez encore, dit Keira, pensez à quelque chose de plus sophistiqué, une chose à

laquelleseulsvousdeuxpouviezpenser.Ivorysemitàparcourirlapièce,mainsdansledos,marmonnantàvoixbasse.–Ilyavaitbiencettepartiequenousavonsrejouéecentfois...–Quellepartie?demandai-je.–Une joute célèbre qui opposa deux grands joueurs au XVIII e siècle, François André

Danican Philidor contre le capitaine Smith. Philidor était un très grandmaître des échecs,probablementleplusgranddesontemps.Ilpubliaunlivre,Analysedujeud'échecs,quifutlongtempsconsidérécommeuneréférenceenlamatière.Essayezdetapersonnom.

L'accèsàl'ordinateurdeVackeersnousrestaitinterdit.–Parlez-moideceDanicanPhilidor,demandaKeira.–Avantdevenirs'installerenAngleterre, reprit Ivory, il jouaitenFranceaucaféde la

Régence,lelieuétaitl'endroitoùl'onrencontraitlesplusimportantsjoueursd'échecs.Keiratapa«Régence»et«cafédelaRégence»...rienneseproduisit.–Ilétaitl'élèvedeM.deKermeur,poursuivitIvory.Keiratapa«Kermeur»,sanssuccès.

Unefoisencore,l'écrannousdénial'accès.Ivoryrelevasoudainlatête.– Philidor devint célèbre en battant le Syrien Philippe Stamma, non, attendez, sa

notoriétéfutdéfinitivementacquiselorsqu'ilremportauntournoioùiljoualesyeuxbandéssur troisplateaux simultanés, et contre trois adversairesdifférents. Il réalisa cet exploit auClubdeséchecsdeSt.JamesStreet,àLondres.

Keiratapa«St.JamesStreet».Nouveléchec...sansvouloirfairedejeudemots.– Peut-être que nous ne suivons pas la bonne piste, peut-être devrions-nous nous

intéresseràcecapitaineSmith?Oualors,jenesaispas...QuellessontlesdatesdenaissanceetdedécèsdevotrePhilidor?

– Je n'en suis plus bien sûr, seule sa carrière de joueur d'échecs nous intéressait,Vackeersetmoi.

–QuandeutlieuexactementcettepartieentrelecapitaineSmithetsoncopainPhilidor?demandai-je.

–Le13mars1790.Keira tapa la séquencedechiffres« 13031790».Nous fûmes stupéfaits.Uneancienne

carte céleste apparut sur l'écran. À juger de son degré de précision et des erreurs que j'yvoyais,elledevaitdaterduXVIIeouduXVIIIesiècle.

–C'esttoutàfaitincroyable,s'exclamaIvory.–C'estunesublimegravure,repritKeira,maisellenenousindiquetoujourspasoùse

trouvecequenouscherchons.L'hommeencostumesombrerelevalatête.– C'est la carte qui est incrustée dans le hall du palais, au rez-de-chaussée, dit-il en

s'approchantdel'écran.Enfin,àquelquesdétailsprès,elleluiressemblebeaucoup.–Vousenêtescertain?demandai-je.–J'aidûpasserdessusunbonmillierdefois,celafaitdixansquejesuisauservicede

M.Vackeers,etilmedonnaittoujoursrendez-vousdanssonbureauaupremierétage.–Enquoicelle-ciest-elledifférente?demandaKeira.– Ce ne sont pas tout à fait les mêmes dessins, nous dit-il, les lignes qui relient les

étoilesentreellesnesontpaspositionnéesdelamêmefaçon.–Quandfutconstruitcepalais?demandai-je.–Ilaétéachevéen1655,réponditl'hommeencostumesombre.Keira tapa aussitôt les quatre chiffres. La carte affichée sur l'écran semit à tourner et

nousentendîmesunbruitsourdquisemblaitvenirduplafond.–Qu'est-cequ'ilyaau-dessusdenous?demandaKeira.– La Burgerzaal, la grande salle où se trouvent les cartes incrustées dans la dalle en

marbre,réponditl'homme.Nousnousprécipitâmestouslesquatreverslaporte.L'hommeencostumesombrenous

invita à la prudence alors que nous courions sur le dédale de poutres posées à quelquescentimètresducanalsouterrain.Cinqminutesplustard,nousarrivionsdanslehalldupalaisdeDam.Keira se rua vers la carte gravéedans le sol qui représentait la voûte céleste.Elleeffectuait une lente rotation dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Après avoiraccompliundemi-cercle,elles'immobilisa.Soudain,sapartiecentralesesoulevadequelquescentimètresau-dessusdeladalle.Keiraplongealamaindansl'intersticequiétaitapparuetensortittriomphalementletroisièmefragment,semblableauxdeuxquenouspossédions.

–Jevousensupplie,ditl'hommeencostumesombre,ilfautremettretoutcelacommec'était.Sidemain,àl'ouverturedupalais,ondécouvrelehalldanscetétat,ceseraittragiquepourmoi!

Maisnotreguiden'eutpasàs'inquiéterlongtemps.Àpeineavait-ilparléquelecouvercledecettecavitésecrèteredescenditdanssonenclave,lacartesemitàtournerensensinverseetrepritsapositionoriginelle.

– Et maintenant, dit Ivory, où est le quatrième fragment que vous avez rapporté deRussie?

Keiraetmoiéchangeâmesunregard,nousétionsaussiembarrassésl'unquel'autre.– Je ne veux surtout pas jouer les trouble-fête, insista l'homme en costume sombre,

maissivouspouviezdiscuterdetoutcelaendehorsdel'enceintedupalais,celam'arrangeraitbeaucoup. Je dois encore aller fermer le bureau deM.Vackeers. La ronde des gardiens vacommencer,ilfautvraimentquevouspartiez.

IvorypritKeiraparlebras.–Ilaraison,dit-il,sortonsd'ici,nousavonslanuitdevantnouspourdiscuter.

***

Deretouràl'hôtelKrasnapolsky,Ivorynousdemandadelesuivrejusqu'àsachambre.–Vousm'avezmenti,n'est-cepas?dit-ilenrefermantlaporte.Oh, jevousenprie,ne

meprenezpaspourunimbécile,j'aibienvuvosdeuxminesdéconfitestoutàl'heure.Vousn'avezpaspurapportercequatrièmefragmentdeRussie.

–Non,eneffet,répondis-je,encolère.Pourtantnoussavionsoùilétait,nousenétionsmême à quelques mètres, mais comme personne ne nous avait prévenus de ce qui nousattendait,commevousvousétiezbiengardédenousmettreengardecontre l'acharnementde ceux qui sont à nos trousses depuis que vous nous avez lancés sur la piste de cesfragments,nousavonsfaillisêtretués,vousnevoulezpasenplusquejevousprésentenosexcuses!

–Vousêtestouslesdeuxirresponsables!Ennousrendantici,vousm'avezfaitbougerunpion,quinedevaitavancerqu'endernierressort.Croyez-vousquenotrevisiteserapasséeinaperçue ? L'ordinateur dans lequel nous avons pénétré appartient à un réseau des plussophistiqués. À l'heure qu'il est, des dizaines d'informaticiens ont dû avertir leursresponsables de section que le terminal deVackeers s'est allumé tout seul aumilieu de lanuit,etjedoutequequiconqueveuillecroireàsonfantôme!

–Maisquisontcesgens,bonsang?criai-jeàlafaced'Ivory.– Calmez-vous tous les deux, ce n'est pas lemoment de régler vos comptes, intervint

Keira.Voushurlerdessusnenousferapasavancer.Nousnevousavonspascomplètementmenti, c'est moi qui ai convaincu Adrian de vous jouer ce tour. J'ai l'espoir que troisfragmentsnousrévèlentsuffisammentdechosespourprogresserdansnosrecherches,alorsaulieudevouschamaillerquediriez-vousdelesréunir?

Keira ôta son pendentif, je pris le fragment qui se trouvait dansma poche, dépliai lemouchoir dans lequel je l'avais protégé et nous les réunîmes avec celui que nous avionsdécouvertsousladalledupalaisdeDam.

Cefutpournoustroisuneimmensedéception,rienneseproduisit.Lalumièrebleutéequenousespérionstantvoirn'apparutpas.Pisencore,l'attractionmagnétiquequijusque-làrapprochait les deux premiers éléments semblait avoir disparu. Ils ne restèrentmême passoudéslesunsauxautres.Lesobjetsétaientinertes.

–Nousvoilàbienavancés!râlaIvory.–Commentest-cepossible?demandaKeira.– Je suppose qu'à force de les manipuler, nous avons fini par en épuiser l'énergie,

répondis-je.Ivory se retiradans sa chambreenclaquant laporte,nous laissant tous lesdeux seuls

danslepetitsalon.Keiraramassalesfragmentsetm'entraînahorsdelasuite.–J'aifaim,medit-elledanslecouloir,restaurantouroomservice?–Roomservice,répondis-jesanshésiter.

Keirasedélassaitdansunbain.J'avaisdisposélesfragmentssurlepetitbureaudenotre

chambre et les observais, me posant dix questions à la seconde. Fallait-il les exposer à lasourced'unelumièrevivepourlesrecharger?Quelleénergiepourraitrecréerlaforcequilesattiraitl'unversl'autre?Jesentaisbienquequelquechoseéchappaitàmonraisonnement.J'étudiai de plus près celui que nous venions de découvrir. Le fragment triangulaire étaitsemblableauxdeuxautres,leurépaisseurstrictementidentique.Jetournaisl'objetdansmamain quand un détail sur la tranche attira mon attention. Il y avait une rainure à lapériphérie, comme un sillon tracé, une encoche horizontale et circulaire. La régularité nepouvaitêtreaccidentelle.Jerapprochai lestroisfragmentssur latableetenétudiaideplusprès la section, la rainure se poursuivait de façon parfaite. Une idée me traversa l'esprit,j'ouvris le tiroir du bureau et trouvai ce que je cherchais, un crayonnoir et un bloc-notes.J'arrachaiune feuilledepapier, posaidessusmes fragments et les réunis. Je commençai àlongerlabordureextérieureaveclamineducrayon.Lorsquej'ôtailesfragmentsetregardailedessintracésurlafeuille,jedécouvrislestroisquartsdelapériphéried'uncercleparfait.

Jemeprécipitaidanslasalledebains.–Enfileunpeignoiretrejoins-moi.–Qu'est-cequ'ilya?demandaKeira.–Dépêche-toi!Ellearrivaquelquesinstantsplustard,uneserviettenouéeautourdelataille,uneautre

enveloppantsescheveux.–Regarde!luidis-jeenluitendantmondessin.–Tuarrivespresqueàdessinerunrond,c'estépatant,etc'estpourçaque tum'as fait

sortirdemonbain?Jeprislesfragmentsetlesposaiàleurplacesurlafeuille.–Tunevoisrien?–Si,ilenmanquetoujoursun!– Ce qui est déjà une information d'une sacrée importance ! Jusque-là nous n'avons

jamais su de combien de fragments cette carte était composée, mais en regardant cettefeuille,tul'asdittoi-même,lachosedevientévidente,iln'enmanquequ'unseuletnondeuxcommenousl'avonslongtempssupposé.

–Mais ilenmanquetoutdemêmeun,Adrian,etceuxquenouspossédonsn'ontplusaucunpouvoir,alorsest-cequejepeuxretournerdansmonbainavantquel'eausoitglacée?

–Tunevoisriend'autre?–Tuvasjouerlongtempsauxdevinettes?Non,jenevoisqu'untraitdecrayon,alorsdis-

moicequiéchappeàmonintelligence,visiblementinférieureàlatienne!– Ce qui est intéressant dans une sphère armillaire, ce n'est pas tant ce qu'elle nous

montrequecequ'ellenenousmontrepas,etquenousdevinons!

–Cequisignifie,enfrançais?–Si les objetsne réagissentplus, c'estqu'il leurmanqueun conducteur, la cinquième

pièce manquante du puzzle ! Ces fragments étaient sertis d'un anneau, un fil qui devaitvéhiculeruncourant.

–Alorspourquoilesdeuxpremierss'illuminaientavant?–Parcequ'ilsavaientaccumulédel'énergiegrâceàlafoudre.Àforcedelesréunir,nous

avonsépuiséleursréserves.Leurfonctionnementestélémentaire,ilrépondauprincipequis'applique à toute forme de courant, par un échange d'ions positifs et d'ions négatifs quidoiventpouvoircirculer.

–Ilvafalloirquetum'éclairesunpeuplus,ditKeiraens'asseyantàmescôtés,jenesaismêmepaschangeruneampoule.

– Un courant électrique est un déplacement d'électrons au sein d'un matériauconducteur. Du courant le plus puissant au plus infime, comme celui qui parcourt tonsystèmenerveux, toutn'estque transfertd'électrons.Sinosobjetsne réagissentplus, c'estparcequece fameuxconducteurestabsent.Etceconducteurestprécisément lacinquièmepièce manquante dont je te parlais, un anneau qui devait certainement entourer l'objetlorsqu'ilétaitdanssaformeentière.Ceuxquienontdissociélesfragmentsontdûlebriser.Ilfaut trouver un moyen d'en fabriquer un nouveau, de façon qu'il vienne s'ajusterparfaitement à la périphérie des fragments, alors je suis certain qu'ils retrouveront leurpouvoirluminescent.

–Etoùfairefabriquertonanneau?–Chezunrestaurateurdesphèresarmillaires!C'estàAnversquelesplusbellesfurent

construitesetjeconnaisquelqu'unàParisquipourranousrenseigner.–OnenparleàIvory?medemandaKeira.–Sanshésiter.Ilnefautsurtoutpasperdredevuecetypequinousaaccompagnésau

palaisdeDam,ilpourranousrendredegrandsservices,jeneparlepasunmotdehollandais!

JedusconvaincreKeiradefairelepremierpas.ElleappelaIvoryetluidéclaraquenousavions une révélation importante à lui faire. Le vieux professeur était déjà couché,mais ilacceptadesereleveretnouspriadelerejoindredanssasuite.

Jeluiexposaimonraisonnement,cequieutaumoinspoureffetdedissipersamauvaisehumeur.Ilpréféraitquej'évited'appelerl'antiquaireduMaraisauquelj'avaispenséplustôt.Le temps pressait et il redoutait que nos ennuis ne recommencent très vite. Il accueillitpositivementl'idéedeserendreàAnvers;plusnousbougions,plusnousserionsensécurité.Il appela le secrétaire de Vackeers au milieu de la nuit et lui demanda de nous trouverl'artisan susceptible de restaurer un instrument d'astronomie très ancien. Le secrétaire deVackeerspromitd'effectuerdesrecherchesetproposadenouscontacterlelendemain.

–Jenevoudraispasêtreindiscrète,demandaKeira,maisest-cequecetypeaunnom,ou aumoins un prénom ? Si nous devons le revoir demain, j'aimerais bien savoir à qui jem'adresse.

– Pour l'instant contentez-vous de Wim. Dans quelques jours, il s'appelleraprobablement«AMSTERDAM»,etnousnepourronspluscomptersurlui.

Lelendemainnousretrouvâmesceluiqu'ilfallaitdoncappelerWim.Ilportaitlemêmecostumeet lamêmecravatequelaveille.Alorsquenousprenionsuncaféà l'hôtel, ilnousinformaquenousn'aurionspasbesoindenousrendreàAnvers.ÀAmsterdamsetrouvaituntrès vieil atelier d'horlogerie et son propriétaire passait pour être un descendant directd'ErasmusHabermel.

–QuiestcetErasmusHabermel?demandaKeira.–Lepluscélèbrefabricantd'instrumentsscientifiquesduXVIesiècle,réponditIvory.–Commentsavez-vouscela?demandai-jeàmontour.–Jesuisprofesseur,aucasoùcelavousauraitéchappé,pardonnez-moid'êtreinstruit.–Jesuisraviequevousabordiezcesujet,repritKeira,vousétiezprofesseurdequoiau

juste?Nousnoussommesposélaquestion,Adrianetmoi.–Jesuisheureuxd'apprendrequemacarrièrevousintéressetouslesdeux,maisdites-

moi,sommes-nousàlarecherched'unrestaurateurd'anciensinstrumentsastronomiquesoupréférez-vousquel'onpasselajournéesurmoncurriculumvitae?Bien...Alors,quedisions-nousdéjàausujetd'ErasmusHabermel?PuisqueAdriansembles'étonnerdemonérudition,laissons-leparler,nousverronsbiens'ilconnaîtsaleçon!

–Lesinstrumentssortisdesateliersd'Habermelrestentinégaléstantpourleurqualitéd'exécutionquepourleurbeauté,repris-jeenlançantunregardincendiaireàIvory.Laseulesphère armillaire que l'on ait retrouvée et qui lui soit attribuée se trouve à Paris, dans lescollectionsdel'Assembléenationalesijenem'abuse.Habermeldevaitêtreenétroiterelationavec les plus grands astronomes de son époque, Tycho Brahé et son assistant JohannesKepler,ainsiquelegrandhorlogersuisseJostBürgi.IlauraitaussitravailléavecGualterusArseniusdont l'atelier se trouvait àLouvain. Ils ont fui ensemble la ville aumomentde lagrandeépidémiedepestenoirede1580.Lesressemblancesstylistiquesentrelesinstrumentsd'Habermeletceuxd'Arseniussontsiévidentesque...

– Bien, l'élève Adrian nous a fait un sans-faute, dit sèchement Ivory, mais nous nesommespaslànonpluspourl'écouterétalersonsavoir.CequinousintéresseestjustementcetteétroiteconnexionentreHabermeletArsenius.J'aidoncpuapprendre,grâceàWim,quel'un de ses descendants directs se trouve justement habiter Amsterdam, alors si vous n'yvoyezpasd'inconvénient,jevousproposedefermerlasalledeclasseetd'allerauplusviteluirendrevisite.Allezcherchervosmanteauxetretrouvons-nousdanslehalld'icidixminutes!

KeiraetmoiquittâmesIvorypourrejoindrenotrechambre.– Comment savais-tu tout ça au sujet de ce Habermel ? me demanda Keira dans

l'ascenseur.–J'aipotasséunlivreachetéchezunantiquaireduMarais.–Quandcela?–Lejouroùtum'assiélégammentabandonnépourpasserunesoiréeavectonMaxet

quej'aidormiàl'hôtel,tutesouviens?J'aieutoutelanuitpourlelire!

Un taxi nous déposa tous les quatre dans une ruelle de la vieille ville. Au fond d'uneimpasse se trouvaitunmagasind'horlogerie...Unegrandeverrière entourait l'atelier.De lacour, nous pouvions voir un vieil hommepenché sur son établi, travaillant à la réparationd'unependule.Lemécanismequ'ilassemblaitavecuneextrêmeminutiesecomposaitd'unequantitéimpressionnantedepiècesminuscules,parfaitementordonnéesdevantlui.Lorsquenous poussâmes la porte une clochette tinta. L'homme releva la tête. Il portait desurprenanteslunettesquiluigrossissaientlesyeuxetluidonnaientl'aird'unétrangeanimal.L'endroitsentaitlevieuxboisetlapoussière.

–Quepuis-jefairepourvous?nousdemanda-t-il.Wim expliqua que nous cherchions à faire fabriquer une pièce pour compléter un

appareiltrèsancien.–Quelgenredepièce?demandal'hommeenôtantsesdrôlesdelunettes.–Uncercle,enlaitonouencuivre,répondis-je.

L'hommeseretournaets'adressaàmoidansunanglaisteintéd'accentgermanique.–Queldiamètre?–Jenepeuxpasvousrépondreavecprécision.–Pouvez-vousmemontrercetappareilancienquevoussouhaitezréparer?Keiras'avançaprèsdel'établi,l'hommelevalesbrasaucielens'exclamant:–Paspar là,malheureuse,vousallez toutdéranger.Suivez-moiprèsdecette table,par

ici,dit-ilendésignantlecentredel'atelier.Je n'avais jamais vu autant d'instruments d'astronomie.Mon antiquaire duMarais en

aurait blêmi de jalousie. Astrolabes, sphères, théodolites, sextants reposaient sur desétagères,attendantderetrouverleurjeunessed'antan.

Keiraposalestroisfragmentssurlatabledésignéeparlevieilartisan,ellelesassemblaetreculad'unpas.

–Quelétrangeappareil,ditlevieilhomme.Àquoisert-il?–C'estungenred'astrolabe,dis-jeenm'avançant.–Decettecouleuretdanscettematière?Jen'enai jamaisvudesemblable.Ondirait

presquedel'onyx,maiscen'enestvisiblementpas.Quil'auraitfabriqué?–Nousn'ensavonsrien.–Vousêtesdedrôlesdeclients,vousnesavezpasquil'afabriqué,vousnesavezpasde

quoi il est fait, vous ignorez même à quoi il sert mais vous voulez le réparer... commentréparerquelquechosesionnesaitpascommentcelamarche?

–Nousvoulonslecompléter,ditKeira.Sivousleregardezdeprès,vousconstaterezqu'ilyaunerainuresurlatranchedechacundesmorceaux,noussommescertainsqu'uncerclages'yinsérait,probablementunalliageconducteurquisertissaitl'ensemble.

–Peut-être,ditl'homme,dontlacuriositésemblaitêtrepiquée.Voyons,voyons,dit-ilenrelevantlatête.

Une multitude d'outils se balançaient au bout de longues ficelles pendues depuis leplafond.

–Jenesaisplusoùmettreleschosesici,alorsilfautbieninnover,tiens,voilàjustementcequejecherchais!

L'artisan s'empara d'un long compas aux branches télescopiques reliées par un arcgradué.Ilremitseslunettesetsepenchaànouveausurnosfragments.

–Commec'estamusant,dit-il.–Quoidonc?demandaKeira.–Lediamètreestde31,4115centimètres.–Qu'ya-t-ildesiamusantàcela?demanda-t-elle.– C'est exactement la valeur du nombre p, multiplié par dix. Pi est un nombre

transcendant, vous ne l'ignoriez pas ? demanda le vieil horloger. Il est le rapport constantentre l'aired'undisqueet le carréde son rayonou, si vouspréférez, entre la circonférenced'uncercleetsonrayon.

–J'aidûsécherlescourslejouroùl'onnousaapprisça,avouaKeira.–Cen'estpastrèsgrave,ditl'horloger,maisjen'avaisencorejamaisvud'instrumentqui

fassesiprécisémentcediamètre.C'esttrèsingénieux.Vousn'avezpaslamoindreidéedesonutilité?

–Non!répondis-jepourréfrénerlesélansdesincéritéauxquelsKeiram'avaithabitué.– Fabriquer un cerclage n'est pas très compliqué, je devrais pouvoir réaliser ce travail

pourdisonsdeuxcentsflorins,cequireprésente...L'hommeouvrituntiroiretensortitunecalculette.

–...quatre-vingt-dixeuros,pardonnez-moi,jen'arrivetoujourspasàm'habitueràcettenouvellemonnaie.

–Quandsera-t-ilprêt?demandai-je.–Ilfautquejeterminederemonterl'horlogesurlaquellejetravaillaisquandvousêtes

arrivés.Elledoitretrouversaplacesurlefrontispiced'uneégliseetlecurém'appellepresquetouslesjourspoursavoiroùj'ensuis.J'aiaussitroismontresanciennesàréparer,jepourraismepenchersurvotreobjetàlafindumois,celavousirait-il?

–Milleflorinssivousvousymetteztoutdesuite!ditIvory.–Vousêtessipresséquecela?demandal'artisan.–Plusencore,réponditIvory,jedoublelasommesilecerclageestprêtcesoir!–Non,répondit l'horloger,mille florinssuffisentamplement,etpuis j'ai tantderetard

surlerestequ'unjourdeplusoudemoins...Revenezvers18heures.–Nouspréférerionsattendreici,vousn'yvoyezpasd'inconvénient?–Mafoi,sivousnemedérangezpasdansmontravail,pourquoipas.Aprèstout,unpeu

decompagnienepeutpasmefairedemal.Levieilartisansemitaussitôtàl'ouvrage.Ilouvritsestiroirsl'unaprèsl'autreetchoisit

une tige de laiton qui sembla lui convenir. Il l'étudia attentivement, compara sa largeur àl'épaisseurdelatranchedesfragmentsetnousannonçaqu'elledevraitfairel'affaire.Ilposalatigesursonétablietcommençaàlafaçonner.Àl'aided'unerouletteilcreusaunsillonsurunefaceet,lorsqu'ilretournalatige,ilnousprésentalanervurequis'étaitforméedel'autrecôté.Nousétionstouslestroisfascinésparsadextérité.L'artisanvérifiaqu'elles'ajustaitbiendanslarainuredesfragments,repassalaroulette,allantetvenantpourapprofondirsontrait,etdécrochaungabaritquipendaitauboutd'unechaîne.À l'aided'untoutpetitmarteau, ilcommençaàcourberlatigedelaitonautourdugalbe.

–Vousêtesvraimentledescendantd'Habermel?demandaKeira.L'hommerelevalatêteetsouritàKeira.–Celachange-t-ilquelquechose?questionna-t-il.–Non,maistouscesanciensappareilsdansvotreatelier...–Vousdevriezme laisser travailler si vousvoulezque je terminevotre cerclage.Nous

auronstoutleloisirdeparlerdemesancêtresplustard.Nous restâmesdansun coin, sansdireunmot, nous contentantd'observer cet artisan

dontl'habileténousémerveillait.Ilrestapenchédeuxheuresdurantsursonétabli,lesoutilss'agitaient dans ses mains avec autant de précision que s'il s'était agi d'instruments dechirurgie.Soudain,l'artisanfitpivotersontabouretetsetournaversnous.

–Jecroisquenousysommes,dit-il.Voulez-vousvousrapprocher?Nous nous penchâmes sur son établi ; le cercle était parfait, il le polit sur une brosse

métalliquequ'entraînaituntourpourvud'unpetitmoteuretl'essuyaensuiteavecunchiffondoux.

–Voyonssinosobjetss'yconforment,dit-ilenprenantlepremierfragment.Ilpositionnaledeuxième,puisletroisième.– De toute évidence, il en manque un, mais j'ai donné suffisamment de tension au

cerclagepourquecestroismorceauxrestentsolidaires,àconditiondenepaslesbrutaliser,biensûr.

–Oui,ilenmanqueun,répondis-jeenayantdumalàcachermadéception.Contrairementàcequej'avaisespéré,aucunphénomèneélectriquenes'étaitproduit.–Queldommage,reprit l'artisan,j'auraisvraimentaimévoircetappareilaucomplet, il

s'agitbiend'ungenred'astrolabe,n'est-cepas?

–Toutàfait,réponditIvoryenmentantdefaçonéhontée.Levieuxprofesseurdéposacinqcentseurossurl'établietremercia.–Quil'afabriqué,selonvous?questionnal'artisan.Jen'aipaslesouvenird'enavoirvu

depareil.–Vousavez faituntravailprodigieux,réponditIvory,vousavezdesmainsenor, jene

manqueraipasdevousrecommanderàceuxdemesamisquiauraientquelqueobjetprécieuxàfairerestaurer.

– Dumoment qu'ils ne sont pas aussi impatients que vous, ils seront les bienvenus,réponditl'artisanennousraccompagnantàlaportedesonatelier.

–Etmaintenant,nouslançaIvorylorsquenousfûmesdanslarue,vousavezuneautreidéepourmefairedépensermonargent?Jen'airienvudebientranscendantjusque-là!

– Il nous faut un laser, annonçai-je. Un laser assez puissant pourrait apporter uneénergiesuffisanteàrechargerl'ensembleetpuisnousobtiendronsunenouvelleprojectiondelacarte.Quisaitsicequiapparaîtraautraversdutroisièmefragmentnenousrévélerapasquelquechosed'important.

–Un laserde fortepuissance... rienque ça, etoùvoulez-vousquenous le trouvions?demandaIvory,exaspéré.

Wim,quin'avaitpasditunmotdel'après-midi,fitunpasenavant.– Il y en a un à l'université de Virje, au LCVU, les départements de physique,

d'astronomieetdechimieselepartagent.–LeLCVU?interrogeaIvory.–LaserCenterofVirjeUniversity, réponditWim,c'est leprofesseurHogervorstqui l'a

créé. J'ai faitmes études dans cette fac et j'ai bien connuHogervorst ; il a pris sa retraite,mais je peux le joindre et lui demander d'intervenir en notre faveur pour que nous ayonsaccèsauxinstallationsducampus.

–Ehbien,qu'attendez-vous?demandaIvory.Wimpritunpetitcarnetdanssapocheetentournanerveusementlespages.–Jen'aipas sonnuméro,mais jevaisappeler l'université, je suis certainqu'ils savent

commentlecontacter.Wim resta une demi-heure au téléphone, passant maints appels à la recherche du

professeurHogervorst.Ilrevintversnouslaminedéfaite.–J'airéussiàobtenirlenumérodesondomicile,cenefutpasuneminceaffaire.Hélas,

sonassistantn'apumelepasser,HogervorstestenArgentine,ilaétéinvitéàuncongrèsetnerentreraqu'endébutdesemaineprochaine.

Cequiafonctionnéunefoisatouteslesraisonsdefonctionnerunedeuxièmefois.JemesouvinsdelarusedeWalterlorsquenousavionsvouluaccéderàdeséquipementsdumêmegenreenCrète.Ils'étaitrecommandédel'Académie.Jeprisleportabled'Ivoryetappelaimonamisur-le-champ.Ilmesaluad'unevoixlugubre.

–Qu'est-cequ'ilsepasse?demandai-je.–Rien!–Si,j'entendsbienqu'ilyaquelquechosequicloche,Walter,dequois'agit-il?–Derien,vousdis-je.–Jemepermetsd'insister,vousn'avezpasl'airdansvotreassiette.–Vousm'appelezpourmeparlervaisselle?–Walter,nefaitespasl'enfant,vousn'êtespasdansvotreétatnormal.Vousavezbu?–Etalors,j'ailedroitdefairecequejeveux,non?–Iln'estque19heures,oùêtes-vous?

–Àmonbureau!–Vousvousêtesbourrélagueuleaubureau?–Jenesuispasbourré,justeunpeupompette,oh!etpuisnecommencezpasavecvos

leçonsdemorale,jenesuispasenétatdelesentendre.–Jen'avaispasl'intentiondevousfairelamorale,maisjeneraccrocheraipasavantque

vousm'ayezexpliquécequinevapas.Un silence s'installa, j'entendis la respiration de Walter dans le combiné et devinai

soudainunsanglotétouffé.–Walter,vouspleurez?–Qu'est-cequeçapeutbienvousfaire?J'auraispréférénejamaisvousrencontrer.J'ignorais ce qui mettait Walter dans un tel état, mais sa remarque m'affecta

profondément.Nouveausilence,nouveausanglot.Cettefois,Waltersemouchabruyamment.–Jesuisdésolé,cen'estpascequejevoulaisdire.–Maisvousl'avezdit.Qu'est-cequejevousaifaitpourquevousm'envouliezàcepoint

?–Vous,vous,vous,iln'yenajamaisquepourvous!Walterpar-ci,Walterpar-là,carje

suiscertainquesivousmetéléphonezc'estquevousavezbesoind'unservice.Nemeditespasquevousvouliezjusteprendredemesnouvelles?

– C'est pourtant ce que j'essaie de faire, en vain, depuis que cette conversation acommencé.

Troisièmesilence,Walterréfléchissait.–C'estvrai,soupira-t-il.–Allez-vousenfinmedirecequivousaffecteàcepoint?Ivorys'impatientait,mefaisantdegrandsgestes.Jem'éloignaietlelaissaiencompagnie

deKeiraetdeWim.–VotretanteestrepartiepourHydra,etjenemesuisjamaissentiaussiseuldemavie,

meconfiaWalterdansunnouveausanglot.–Votreweek-ends'estbienpassé?demandai-jeenpriantpourquecelasoitlecas.–Mieuxquecelaencore,chaquemomentfutidyllique,unaccordparfait.–Alorsvousdevriezêtrefoudebonheur,jenecomprendspas.– Elle memanque, Adrian, vous n'imaginez pas combien elle memanque. Je n'avais

jamaisrienvécudesemblable.Jusqu'àcequejerencontreElena,maviesentimentaleétaitundésert,clairsemédequelquesoasisquiserévélaientêtredesmirages,maisavecelletoutestvrai,toutexiste.

–JevousprometsdenepasrépéteràElenaquevouslacomparezàunepalmeraie,celaresteraentrenous.

Cette boutade avait dû faire sourire mon ami, je sentais que son humeur avait déjàchangé.

–Quanddevez-vousvousrevoir?–Nousn'avonsrienfixé,votretanteétaitterriblementtroubléelorsquejel'aireconduite

àl'aéroport.Jecroisqu'ellepleuraitsurl'autoroute,vousconnaissezsapudeur,ellearegardélepaysagependanttoutletrajet.Quandmême,jevoyaisbienqu'elleavaitlecœurgros.

–Etvousn'avezpasfixéunedatepourvousretrouver?–Non,avantdeprendresonavion,ellem'aditquenotrehistoiren'étaitpasraisonnable.

SavieestàHydraauprèsdevotremère,a-t-elleajouté,elleyasoncommerce,etmoi,maviesetrouveàLondres,danscebureausinistreà l'Académie.Deuxmillecinqcentskilomètresnousséparent.

–Voyons,Walter,etvousmetraitiezdemaladroit!Vousn'avezdoncpascompriscequesesparolessignifient?

–Qu'ellepréfèremettreuntermeànotrehistoireetneplusjamaismerevoir,ditWalterdansunsanglot.

Jelaissaipasserl'orageetattendisqu'ilsecalmepourluiparler.–Pasdutout!dus-jepresquecrierdanslecombinépourqu'ilm'entende.–Commentça,pasdutout?–C'estmêmeexactement lecontraire.Cesmotsvoulaientdire«dépêchez-vousdeme

rejoindresurmonîle,jevousguetteraichaquematinàl'arrivéedupremierbateausurleport».

Quatrièmesilence,simescomptesétaientbons.–Vousenêtessûr?demandaWalter.–Certain.–Commentcela?–C'estmatante,paslavôtre,àcequejesache!–Dieumerci!Mêmefoud'amour,jenepourraisjamaisflirteravecmatante,ceserait

toutàfaitindécent.–Celavadesoi!–Adrian,quedois-jefaire?–Revendrevotrevoitureetprendreunbilletd'avionpourHydra.– Mais quelle idée géniale ! s'exclama Walter qui avait retrouvé la voix que je lui

connaissais.–Merci,Walter.–Jeraccroche,jerentrechezmoi,jemecouche,jemetsmonréveilà7heuresetdemain

jemerendschezlegaragisteetaussitôtaprèsdansuneagencedevoyages.–Avantcela,j'auraisunepetitefaveuràvousdemander,Walter.–Toutcequevousvoudrez.–VousvoussouvenezdenotrepetiteescapadeenCrète?–Tuparlessijem'ensouviens,quellejoliecourse,quandj'yrepensej'enrigoleencore,

sivousaviezvuvotretêtelorsquej'aiassommécegardien...–Je suisàAmsterdamet j'aibesoind'avoiraccèsaumêmegenred'installationsqu'en

Crète,cellesquim'intéressentsetrouventsurlecampusdel'universitédeVirje.Croyez-vouspouvoirm'aideràyaccéder?

Derniersilence...Walterréfléchissaitencore.–Rappelez-moidansunedemi-heure,jevaisvoircequejepeuxfaire.JeretournaiauprèsdeKeira.Ivorynousproposad'allerdîneràl'hôtel.IlremerciaWim

de son aide et le libéra pour la soirée. Keirame demanda des nouvelles deWalter, je luirépondisqu'ilallaitbien, trèsbien.Aucoursdurepas, je lesabandonnaipourmonterdansnotre chambre. La ligne deWalter était occupée, je recomposai plusieurs fois le numéro ;enfin,ildécrocha.

–Demain,à9h30,vousavezrendez-vousau1081DeBoelelaan,àAmsterdam.Soyezprécis.Vouspourrezutiliserlelaserpendantuneheure,pasuneminutedeplus.

–Commentavez-vousréussiceprodige?–Vousnemecroirezpas!–Ditestoujours!–J'aicontactél'universitédeVirje,j'aidemandéàparlerauresponsabledepermanence,

jemesuisfaitpasserpourleprésidentdenotreAcadémie.Jeluiaiditquej'avaisbesoinde

parler de toute urgence à leur directeur général, qu'il le dérange à son domicile et que cedernierme rappelleauplus tôt. Je lui aidonné lenumérode l'Académie,pourqu'il vérifiequecen'étaitpasuneplaisanterie, et celuidemonpostepourqu'il tombedirectement surmoi.Puiscefutunjeud'enfant.Ledirecteurdelafacultéd'Amsterdam,uncertainprofesseurUbach, m'a contacté un quart d'heure plus tard. Je l'ai chaleureusement remercié dem'appeleràcetteheuretardiveetluiaiapprisquedeuxdenosplusdistinguésscientifiquesse trouvaient actuellement en Hollande, qu'ils étaient sur le point d'achever des travauxnobélisablesetqu'ilsavaientbesoind'utilisersonlaserpourvérifierquelquesparamètres.

–Etilaacceptédenousaccueillir?– Oui, j'ai ajouté qu'en échange de ce petit service, l'Académie doublerait son quota

d'admission d'étudiants néerlandais et il a accepté. N'oubliez pas qu'il s'adressait tout demêmeauprésidentdel'Académieroyaledessciences!Jemesuisbeaucoupamusé.

–Commentvousremercier,Walter?– Remerciez surtout la bouteille de bourbon que j'ai descendue ce soir, sans elle je

n'aurais jamaisétécapablede teniraussibienmonrôle !Adrian, faitesattentionàvousetrevenezvite,vousaussivousmemanquezbeaucoup.

–C'esttoutàfaitréciproque,Walter.Detoutefaçon,jejouedemainmadernièrecarte,simonidéenefonctionnepasnousn'auronsd'autrechoixquedetoutabandonner.

–Cen'estpascequejevoussouhaite,mêmesijenevouscachepasqu'ilm'arriveparfoisdel'espérer.

Aprèsavoirraccroché,jeretournaiannoncerlabonnenouvelleàKeiraetàIvory.

***

Londres

Ashtonsortitdetablepourprendrelacommunicationquesonmajordomeétaitvenuluiannoncer.Ils'excusaauprèsdesesinvitésetseretiradanssonbureau.

–Oùensommes-nous?demanda-t-il.–Ilspassentlasoiréetouslestroisensembleàleurhôtel.J'aipostéunhommedansune

voiture,aucasoùilsressortiraientcettenuit,maisj'endoute.Jelesrejoindraidemainmatinetjevousrappelleraidèsquej'ensauraiplus.

–Nelesperdezsurtoutpasdevue.–Vouspouvezcomptersurmoi.–Jeneregrettepasd'avoirfavorisévotrecandidature,vousavezfaitdubontravailpour

unepremièrejournéedansvosnouvellesattributions.–Merci,SirAshton.–Jevousenprie,AMSTERDAM,passezunebonnesoirée.Ashton reposa le combiné sur son socle, referma la porte de son bureau et retourna

auprèsdesesconvives.

***

UniversitédeVirje,Amsterdam

WimnousavaitretrouvésdevantlaporteduLCVUà9h25.Mêmesitoutlemondeiciparlait couramment l'anglais, il nous servirait d'interprète, si besoin était. Le directeur del'universitéderecherchesnousaccueillitenpersonne.Jefussurprisparl'âgeduprofesseurUbach, il devait avoir à peine une quarantaine d'années. Sa franche poignée demain et sasimplicitémemirenttoutdesuiteenconfiance.Depuisledébutdecetteaventure,jen'avaispassouventeul'occasionderencontrerquelqu'undebienveillant,etjedécidaideluiconfierle but des expérimentations que j'espérais pouvoir conduire grâce à ses installations. Sansdétourjeluiexpliquaicommentjesouhaitaisprocéderetlerésultatquej'escomptaisobtenir.

–Vousêtessérieux?medemanda-t-il,stupéfait.Sivousn'étiezpasrecommandéparleprésidentdevotreAcadémieenpersonne,jedoisvousavouerquejevousauraisprispourunilluminé.Si cequevousditesestavéré,alors je comprendsmieuxpourquoi ilm'aparlédeprixNobel!Suivez-moi,notrelasersetrouveaufonddubâtiment.

Keirameregardad'unairintrigué,jeluifissignedeneriendire.Nousempruntâmesunlongcouloir,ledirecteursedéplaçaitdanssonuniversitésansattirerd'attentionparticulièreparmileschercheursetétudiantsquicroisaientsonchemin.

–C'est ici,nousdit-il,en tapantuncoded'accèssurunclaviersituéprèsd'unedoubleporte.Comptetenudecequevousvenezdemeraconter,jepréfèrequenoustravaillionsenéquiperestreinte,jemanipuleraimoi-mêmelelaser.

Le laboratoireétaitd'unemodernitéà fairepâlird'envie tous lescentresderechercheseuropéens et l'appareil mis à notre disposition gigantesque. J'imaginais sa puissance,impatientdelevoiràl'œuvre.

Un rail s'étirait dans l'axe du canon du laser. Keiram'aida à installer sur un sabot lecerclequienserraitlesfragments.

–Quelleestlalargeurdufaisceaudontvousavezbesoin?demandaUbach.–ppardix,répondis-je.Le professeur se pencha sur son pupitre et entra la valeur que je venais de lui

communiquer.Ivorysetenaitprèsdelui.Lelasersemitàtournerlentement.–Quelleintensité?–Laplusfortepossible!–Votreobjetvafondreenuninstant,jeneconnaispasdematériaucapablederésisterà

unechargemaximale.–Faites-moiconfiance!–Tusaiscequetufais?mechuchotaKeira.–Jel'espère.– Je vous demanderai de venir vous placer derrière les vitres de protection, ordonna

Ubach.Le laser semitàgrésiller, l'énergie fourniepar lesélectrons stimulaient lesatomesde

gaz contenus dans le tube en verre. Les photons entrèrent en résonance entre les deuxmiroirs situés à chaque extrémité du tube. Le processus s'amplifia, ce n'était plus qu'unequestiondesecondesavantquele faisceausoitassezpuissantpourtraverser laparoisemi-transparentedumiroiretquejesacheenfinsijem'étaistrompé.

–Vousêtesprêts?demandaUbach,aussiimpatientquenous.

–Oui,réponditIvory,noussommesplusprêtsquejamais,vousn'avezpasidéedutempsquenousavonsattendupourassisteràcemoment.

–Attendez!criai-je.Avez-vousunappareilphoto?–Nousavonsbeaucoupmieuxqueça,réponditUbach,sixcamérasenregistrentsurcent

quatre-vingts degrés ce qui se produit au-devant du laser aussitôt qu'il est mis en action.Pouvons-nousprocéder?

Ubach poussa un levier, un faisceau d'une intensité exceptionnelle jaillit de l'appareil,frappantlestroisfragmentsdepleinfouet.Lecerclageentraenfusion,lesfragmentsprirentunecouleurbleue,unbleuplusvifencorequecequeKeiraetmoiavionsvujusqu'alors.Leursurfacesemitàscintiller,desecondeenseconde leur luminescenceaugmentaitetsoudaindes milliards de points vinrent s'imprimer sur le mur en face du laser. Chacun dans lelaboratoirereconnutl'immensitédelavoûtecélestequinouséblouissait.

À la différence de la première projection dont nous avions été témoins, l'Univers quis'affichaitsemitàtournerenspirale,serepliantlentementsurlui-même.Surleursocle,lesfragmentstournaientàtoutevitesseàl'intérieurdel'anneau.

–C'estprodigieux!soufflaUbach.–C'estencorebienplusquecela,luiréponditIvory,leslarmesauxyeux.–Qu'est-cequec'est?demandaledirecteurdel'université.–Ledéroulédestoutpremiersinstantsdel'Univers,répondis-je.

Nous n'étions pas au bout de nos surprises. L'intensité lumineuse des fragments

redoubla, la vitesse de rotation ne cessait d'augmenter. La voûte céleste continuait des'enrouler sur elle-même, elle s'immobilisa un court instant. J'avais espéré qu'elle irait aubout de sa course, nous livrant l'imagedupremier éclat d'étoile, du temps zéro que j'avaistant espéré découvrir, mais ce que je vis était d'une tout autre nature. L'image projetéegrossissaitmaintenantàvued'œil.Certainesétoilesdisparaissaient,commechasséessurlescôtés dumur au fur et à mesure que nous avancions. L'effet visuel était saisissant, nousavions l'impression de voyager à travers les galaxies et nous nous rapprochions de l'uned'entreelles,quejereconnus.

– Nous sommes entrés dans notre Voie lactée, dis-je à mes voisins, et le voyage sepoursuit.

–Versoù?demandaKeirastupéfaite.–Jen'ensaisencorerien.Sur leur socle, les fragments tournaient toujours plus vite, émettant un sifflement

strident.L'étoilevers laquelle laprojectionse recentraitgrossissait encoreet encore.NotreSoleilapparutaucentre,Mercureluisuccéda.

La rapidité à laquelle évoluaient maintenant les fragments était impressionnante, lecerclequi les retenaitavait fondudepuis longtempsmaisplus rienne semblaitpouvoir lesdissocier.Leurcouleurchangea,dubleuilsvirèrentàl'indigo.Monregardrevintverslemur.NousavancionsrésolumentverslaTerredontnouspouvionsdéjàreconnaîtrelesocéansettrois des continents. La projection se centra sur l'Afrique qui grossissait à vue d'œil. Ladescente vers l'est du continent africain était vertigineuse. Le bruit strident émis par letournoiementdesfragmentsdevenaitàpeinesupportable,Ivorysebouchalesoreilles.Ubachgarda les mains sur la console, prêt à tout arrêter. Kenya, Ouganda, Soudan, Érythrée etSomaliedisparurentdu champalorsquenousprogressions vers l'Éthiopie.La rotationdesfragmentsralentitetl'imagegagnaennetteté.

– Je ne peux pas laisser fonctionner le laser à cette puissance, supplia Ubach, il fautarrêter!

–Non!hurlaKeira.Regardez!Uninfimepointrougeapparutaucentredel'image.Plusnousnousenapprochions,plus

ilgagnaitenintensité.–Toutcequenousvoyonsestfilmé?demandai-je.–Tout,réponditUbach,jepeuxcoupermaintenant?–Attendezencore,suppliaKeira.Lesifflementcessa, lesfragmentss'immobilisèrent;surlemur,lepointd'unerougeur

éclatanteétaitdevenufixe.Lecadredel'images'étaitstabilisé.Ubachnenousdemandapasnotre avis, il abaissa le levier et le faisceaudu laser s'éteignit.Laprojectionpersista sur lemurquelquessecondesetdisparut.

Nousétionsébahis,Ubach lepremier, Ivorynedisaitplusunmot.À le regarderainsi,j'avais l'impressionqu'il avait soudainementvieilli,nonque levisageauquel j'étaishabituéfûtparticulièrementjeune,maissestraitsavaientchangé.

–Celafaittrenteansquejerêvedecemoment,medit-il,vousrendez-vouscompte?Sivoussavieztouslessacrificesquej'aifaitspourcesobjets,jeleuraimêmesacrifiémonseulami.C'est étrange, jedevrais être soulagé, comme libéréd'unpoidsénorme, etpourtant cen'est pas le cas. Je voudrais tant avoir quelques années de moins, vivre encore assezlongtempspourallerauboutdecetteaventure,savoircequereprésentecepointrougequenous avons vu, ce qu'il nous révèle. C'est bien la première fois dema vie que j'ai peur demourir,vousmecomprenez?

Il alla s'asseoir et soupira, sans attendre ma réponse. Je retournai vers Keira, elle setenaitdeboutfaceaumur,fixantlasurfaceredevenueblanche.

–Qu'est-cequetufais?luidemandai-je.– J'essaie de me souvenir, dit-elle, j'essaie de me remémorer ces instants que nous

venonsdevivre.C'estbienl'Éthiopiequiestapparue.Jen'aipasretrouvélesreliefsdecetterégionque jeconnaissibienmais jen'aipasrêvé,c'était l'Éthiopie.Tuasbienvu lamêmechosequemoi,non?

– Oui, la dernière image était centrée sur la corne de l'Afrique. As-tu pu identifierl'endroitquedésignaitcepoint?

–Pasdefaçoncertaine,j'aibienuneidéeentêtemaisjenesaispassicesontmesdésirsquis'exprimentousic'estlaréalité.

–Nousallonspouvoirledécouvrirtrèsvite,dis-jeenmeretournantversUbach.–OùestWim?demandai-jeàKeira.– Je crois que l'émotion a été trop forte pour lui, il ne se sentait pas bien, il est sorti

prendrel'air.– Pouvez-vous nous projeter les dernières images enregistrées par vos caméras ?

demandai-jeàUbach.–Oui,biensûr,réponditcedernierenserelevant,ilfautjustequej'allumeleprojecteur

etcefichuappareilsemetenroutequandilleveut.

***

Londres

–Oùensommes-nous?–Ceàquoijeviensd'assistericiesttoutsimplementincroyable,réponditWim.AMSTERDAM fit une description exhaustive à Sir Ashton des événements qui s'étaient

déroulésdanslasalledulaserdel'universitédeVirje.Ilracontatoutelascènedansledétail.– Je vous envoie des hommes, reprit Ashton, il est urgent demettre un terme à cela

avantqu'ilsoittroptard.– Non, je suis désolé, tant qu'ils sont en territoire hollandais, ils sont sousma seule

responsabilité.C'estmoiquiinterviendrailemomentvenu.– Vous êtes un peu novice dans vos fonctions pour vous adresser à moi sur ce ton,

AMSTERDAM!–Jevousenprie,SirAshton,jecompteassumerpleinementmonrôleetce,sansaucune

ingérencedelapartd'unpaysamioudel'undesesreprésentants.Vousconnaissezlarègle,unismaisindépendants!Chacunmènesesaffaireschezluicommeill'entend.

– Je vous préviens, qu'ils quittent vos frontières et je prendrai toutes lesmesures quisontenmonpouvoirpourlesstopper.

–J'imaginequevousvousgarderezbiend'enaviserleconseil.Jevoussuisredevable,jenevousdénonceraipas,mais jenevouscouvriraipasnonplus.Commevousmel'avezfaitremarquer, je suis trop jeune dans mes nouvelles fonctions pour risquer de mecompromettre.

– Je ne vous en demandais pas tant, répondit sèchement Ashton. Ne jouez pas àl'apprenti sorcieravecces scientifiques,AMSTERDAM, vousnemesurezpas les conséquencess'ilsarrivaientà leurbut,et ils sontdéjàallésbien trop loin.Quecomptez-vous faired'euxpuisquevouslesavezsouslamain?

–Jeleurconfisqueraileurmatérieletlesferaiexpulserversleurspaysrespectifs.–EtIvory,ilestaveceux,n'est-cepas?– Oui, je vous l'ai déjà dit, et que voulez-vous que je fasse, nous n'avons rien à lui

reprocher,ilestlibredecirculercommebonluisemble.–J'aiunepetitefaveuràvousdemander,prenezcelacommeunefaçondemeremercier

pourcepostequevoussemblezsiheureuxd'occuper.

***

UniversitédeVirje

Ubach avait allumé le projecteur suspendu au plafond. Les images filmées en hautedéfinitionparlescamérasavaientétéstockéessurleserveurdel'université,ilnousfaudraitattendreplusieursheuresavantquelelogicieldedécompressionfinissedelestraiter.Keiraetmoidemandâmesquelescalculateursconcentrentleurseffortssurladernièreséquenceàlaquellenousavionsassisté.Ubachpianotasursonclavieretenvoyauneséried'instructionsà l'ordinateurcentral.Lesprocesseursgraphiqueseffectuaient leursalgorithmes tandisquenousattendions.

–Soyezpatients,nousditUbach, celanevaplus tarder.Lesystèmeestunpeu lent lematin,nousnesommespaslesseulsàlesolliciter.

Enfin la lentille du projecteur commença à s'animer, elle projeta sur le mur les septdernièressecondesdudéroulementquenousavaientdévoilélesfragments.

–Arrêtez-vouslà,s'ilvousplaît,demandaKeiraàUbach.Laprojectionsefigeasurlemur,jem'attendaisqu'elleperdeennetteté,commechaque

foisquel'onfaitunarrêtsurimage,maisiln'enfutrien.Jecomprismieuxpourquoiilnousavait fallupatienter si longtempspour visionner les septdernières secondes.La résolutionétait telle que la quantité d'informations à traiter pour chaque image devait être colossale.Loin de partager mes préoccupations techniques, Keira s'approcha de la projection etl'observaattentivement.

– Je reconnais ces circonvolutions, dit-elle, ce trait qui serpente, cette forme qui faitpenser à une tête, cette ligne droite, puis ces quatre boucles, c'est une partie de la rivièreOmo,j'ensuispresquecertaine,maisilyaquelquechosequicloche,là,dit-elleendésignantl'endroitoùbrillaitlepointrouge.

–Qu'est-cequinevapas?questionnaUbach.–Sic'estbienlapartiedel'Omoàlaquellejepense,ondevraityvoirunlac,àdroitesur

cetteimage.–Tureconnaiscelieu?demandai-jeàKeira.–Évidemmentquejelereconnais,j'yaipassétroisansdemavie!L'endroitquecepoint

désignecorrespondàuneminusculeplaine,encercléed'unsous-boisen lisièrede larivièreOmo.Nousavionsmêmefailliyentreprendredesfouilles,maislapositionétaittropaunord,trop éloignée du triangle d'Ilemi. Ce que je te dis n'a aucun sens, si c'était bien l'endroitauqueljepense,lelacDipadevraitapparaître.

–Keira, les fragmentsquenousavons trouvésnecomposentpasseulementunecarte.Ensemble, ils forment un disque qui contient probablement des milliards d'informations,même si, malheureusement pour nous, le morceau manquant contenait la séquence quim'intéressait leplus,maisqu'importepourl'instant.Cedisquemémoirenousaprojetéunereprésentationde l'évolutionducosmosdepuis ses toutpremiers instants, jusqu'à l'époqueoùilfutenregistré.Encestempsreculés,lelacDipan'existaitpeut-êtrepasencore.

Ivorynousrejoignitets'approchadumur,examinantl'imageattentivement.– Adrian a raison, il faut que nous obtenions maintenant des coordonnées précises.

Avez-vousdansvosserveursunecartedétailléedel'Éthiopie?demanda-t-ilàUbach.–JesupposequejedoispouvoirtrouvercelasurInternetetlatélécharger.

–Alors faites-le s'il vousplaît et essayezdevoir si vouspourriez la superposerà cetteimage.

Ubachretournaderrièresonpupitre.Ilchargealacartedelacornedel'Afriqueetfitcequ'Ivoryluiavaitdemandé.

– À part une légère déviation du lit de la rivière, la correspondance est quasimentparfaite!dit-il.Quellessontlescoordonnéesdecepoint?

–5°10'2''67delatitudenord,36°10'1''74delongitudeest.Ivoryseretournaversnous.–Voussavezcequ'ilvousresteàfaire...,nousdit-il.–Ilfautquejelibèrecelaboratoire,nousditUbach,j'aidéjàdécalélestravauxdedeux

chercheurspourvoussatisfaire.Jeneleregrettepas,maisjenepeuxpasmobilisercettesallepluslongtemps.

WimentradanslapièceaumomentmêmeoùUbachvenaitdetoutéteindre.–J'airatéquelquechose?–Non,réponditIvory,nousnousapprêtionsàpartir.Alors qu'Ubach nous amenait à son bureau, Ivory ne se sentit pas bien. Une sorte de

vertigel'avaitsaisi.UbachvoulutappelerunmédecinmaisIvorylesuppliaden'enrienfaire,il n'y avait pasde raisonde s'inquiéter, c'était juste un coupde fatigue, assura-t-il. Il nousdemandasinousaurionslagentillessedeleraccompagneràsonhôtel,ils'yreposeraitettoutiraitmieux.Wimproposaaussitôtdenousyconduire.

DeretourauKrasnapolsky,Ivoryleremerciaetl'invitaànousretrouverautourd'unthéenfind'après-midi.Wimacceptal'invitationetnouslaissa.NoussoutînmesIvoryjusqu'àsachambre,Keiradéplialecouvre-litetjel'aidaiàs'allonger.Ivorycroisasesdeuxmainssursapoitrineetsoupira.

–Merci,dit-il.–Laissez-moiappelerunmédecin,c'estridicule.–Non,maispourriez-vousmerendreunautrepetitservice?demandaIvory.–Oui,biensûr,réponditKeira.–Allezregarderàlafenêtre,écartezdiscrètementlerideauetdites-moisicetimbécilede

Wimestbienparti.Keirameregarda,intriguée,ets'exécuta.–Oui,enfin,iln'yapersonnedevantl'hôtel.– Et laMercedes noire avec les deux abrutis à l'intérieur, garée juste en face, elle est

toujourslà?–Jevoiseneffetunevoiturenoire,maisd'icijenepeuxpasvousdiresielleestoccupée.–Ellel'est,croyez-moi!répliquaIvoryenselevantd'unbond.–Vousdevriezresterallongé...–Jen'aipascruunesecondeaupetitmalaisedeWimtoutàl'heureetjedoutequ'ilait

cruaumien,celanouslaissepeudetemps.–MaisjepensaisqueWimétaitnotreallié?dis-je,surpris.–Ill'étaitjusqu'àcequ'ilsoitpromu.Cematin,vousneparliezplusàl'ancienassistant

deVackeers,maisàl'hommequileremplace,WimestleurnouvelAMSTERDAM.Jen'aipasletempsdevousexpliquertoutcela.Filezdansvotrechambreetpréparezvosbagagespendantquejem'occupedevosbillets.Retrouvez-moiicidèsquevousserezprêts,etdépêchez-vous,ilfautquevousayezquittélavilleavantquelepiègesereferme,s'iln'estpasdéjàtroptard.

–Etnousallonsoù?demandai-je.–Oùvoulez-vousaller?EnÉthiopiebiensûr!

–Horsdequestion!C'esttropdangereux.Siceshommes,dontvousnevouleztoujoursrien nous dire, sont à nos trousses, je ne remettrai pas la vie de Keira en danger, et necherchezpasàmeconvaincreducontraire!

–Àquelleheurepartcetavion?demandaKeiraàIvory.–Nousn'ironspaslà-bas!insistai-je.– Une promesse est une promesse, si tu espérais que j'avais oublié celle-là, tu t'es

trompé.Allez,dépêchons-nous!

Unedemi-heureplustard,Ivorynousfitsortirparlescuisinesdel'hôtel.–Netraînezpasàl'aéroport,aussitôtlecontrôledespasseportsfranchi,promenez-vous

danslesboutiques,séparément.JenepensepasqueWimsoitassezintelligentpourdevinerletourquenouslui jouons,maisonnesait jamais.Etpromettez-moidemedonnerdevosnouvellesaussitôtquepossible.

Ivorymeremituneenveloppeetmefitjurerdenepasl'ouvriravantledécollage;ilnousadressaunpetitgesteamicalalorsqueletaxis'éloignait.

L'embarquementà l'aéroportdeSchipholsedéroulasansencombre.Nousn'avionspassuivi les conseils d'Ivory et nous étions installés à la table d'une cafétéria pour passer unmoment en tête à tête. J'avais profité de ce moment pour informer Keira de ma petiteconversationavecleprofesseurUbach.Aumomentdenotredépart,jeluiavaisdemandéunedernièrefaveur:enéchangedelapromessedel'informerdel'avancementdenosrecherches,ilavaitacceptédegarderleplusgrandsilencejusqu'àcequenouspubliionsunrapportsurnos travaux. Il conserverait les enregistrements effectués dans son laboratoire et enadresseraitunecopiesurdisqueàWalter.Avantquenousnousenvolions,j'avaisprévenucedernier de garder sous clé un colis expédié d'Amsterdam, qu'il recevrait souspeu, et denesurtoutpasl'ouvriravantnotreretourd'Éthiopie.J'avaisajoutéque,s'ilnousarrivaitquelquechose,ilauraitcarteblancheetpourraitendisposeràsaguise.Walteravaitrefuséd'entendremesdernièresrecommandations,ilétaithorsdequestionqu'ilnousarrivequoiquecesoit,avait-ilditenmeraccrochantaunez.

Durantlevol,Keirafutprised'unremords,ellen'avaitpasdonnédesesnouvellesàsasœur;jeluipromisquenousl'appellerionsensembledèsquenousserionsposés.

***

Addis-Abeba

L'aéroport d'Addis-Abeba fourmillait de monde. Une fois les formalités de douanepassées, je cherchai la guérite de la petite compagnie privée dont j'avais déjà utilisé lesservices.UnpiloteacceptadenousconduireàJinkamoyennantsixcentsdollars.Keirameregarda,effarée.

–C'estunefolie,allons-yparlaroute,tuesfauché,Adrian.– Alors qu'il expirait son dernier souffle dans la chambre d'un hôtel parisien, Oscar

Wildeadéclaré:«Jemeursau-dessusdemesmoyens.»Puisquenousallonsau-devantdespiresemmerdements,laisse-moiêtreaussidignequelui!

Jesortisdemapocheuneenveloppequicontenaitunepetiteliassedebilletsverts.–D'oùvientcetargent?demandaKeira.–Uncadeaud'Ivory,ilm'aremiscetteenveloppejusteavantquenouslequittions.–Ettul'asacceptée?–Ilm'avaitfaitpromettredeneladécacheterqu'aprèsavoirdécollé;àdixmillemètres

d'altitude,jen'allaispaslajeterparlafenêtre...

Nous quittâmes Addis-Abeba, à bord d'un Piper. L'appareil ne volait pas très haut. Lepilotenoussignalauntroupeaud'éléphantsquimigraientverslenord,unpeuplusloindesgirafes gambadaient au milieu d'une vaste prairie. Une heure plus tard l'avion amorça sadescente.LacourtepisteduterraindeJinkaapparutdevantnous.Lesrouessortirentde lacarlingueet rebondirent sur le sol, l'avion s'immobilisaet fitdemi-tourenboutdepiste.Àtravers le hublot j'aperçus une ribambelle de gamins se précipiter vers nous. Assis sur unvieuxfût,unjeunegarçon,plusâgéquelesautres,regardaitl'appareilroulerverslacaseenpaillequifaisaitofficedeterminalaéroportuaire.

–J'ai l'impressiondereconnaîtrecepetitbonhomme,dis-jeàKeiraen ledésignantdudoigt.C'estluiquim'aaidéàteretrouverlejouroùjesuisvenutechercherici.

Keirasepenchaverslehublot.Enuninstant,jevissesyeuxs'emplirdelarmes.–Moi,jesuiscertainedelereconnaître,dit-elle.Lepilotecoupaleshélices.Keiradescenditlapremière.Ellesefrayauncheminàtravers

la nuée d'enfants qui criaient et sautillaient autour d'elle, l'empêchant d'avancer. Le jeunegarçonabandonnasontonneauets'enalla.

–Harry!hurlaKeira,Harry,c'estmoi.Harryseretournaetsefigea.Keiraseprécipitaverslui,passalamaindanssachevelure

ébouriffée,etleserracontreelle.–Tuvois,dit-elleensanglotant,j'aitenumapromesse.Harrylevalatête.–Tuenasmisdutemps!–J'aifaitdemonmieux,répondit-elle,maisjesuislàmaintenant.–Tesamisonttoutreconstruit,c'estencoreplusgrandqu'avantlatempête,tuvasrester

cettefois?–Jenesaispas,Harry,jen'ensaisrien.–Alorstureparsquand?–Jeviensjusted'arriverettuveuxdéjàquejem'enaille?

Le jeunegarçonse libérade l'étreintedeKeiraets'éloigna.J'hésitaiun instant,courusderrièreluietlerattrapai.

–Écoute-moi,bonhomme,ilnes'estpaspasséunjoursansqu'elleparledetoi,pasunenuit elle ne s'est endormie sans penser à toi, tu ne crois pas que cela mériterait que tul'accueillesplusgentiment?

– Elle est avec toi maintenant, alors pourquoi elle est revenue ? Pour moi ou pourfouillerencoredanslaterre?Rentrezchezvous,j'aideschosesàfaire.

–Harry,tupeuxrefuserdelecroiremaisKeirat'aime,c'estcommeça.Ellet'aime,situsavaisàquelpointtuluiasmanqué.Neluitournepasledos.Jeteledemande,d'hommeàhomme,nelarepoussepas.

–Laisse-letranquille,murmuraKeiraennousrejoignant;faiscequetuveux,Harry,jecomprends.Quetum'enveuillesounonnechangerarienàl'amourquejeteporte.

Keiraramassasonsacetavançaverslacaseenpaille,sansseretourner.Harryhésitauninstantetseprécipitaau-devantd'elle.

–Tuvasoù?–Jen'ensaisrien,monvieux,jedoisessayerderejoindreÉricetlesautres,j'aibesoin

deleuraide.Le jeunegarçonenfonçasesmainsdanssespochesetdonnauncoupdepieddansun

caillou.–Ouais,jevois,dit-il.–Qu'est-cequetuvois?–Quetunepeuxpastepasserdemoi.–Ça,mongrand,jelesaisdepuislejouroùjet'airencontré.–Tuveuxquejet'aideàallerlà-bas,c'estça?Keiras'agenouillaetleregardadroitdanslesyeux.–Jevoudraisd'abordquenousfassionslapaix,dit-elleenluiouvrantlesbras.Harryhésitauninstantettenditlamain,maisKeiracachalasiennedanssondos.–Non,jeveuxquetum'embrasses.–Jesuistropvieuxpourçamaintenant,dit-ilsuruntontrèssérieux.–Oui,maispasmoi.Tuvasmeprendredanstesbras,ouiounon?–Jevaisréfléchir.Enattendant,suis-moi,ilfautquevousdormiezquelquepart,etpuis

demain,jetedonneraimaréponse.–D'accord,ditKeira.Harry me lança un regard de défi, et ouvrit la marche. Nous prîmes nos sacs et le

suivîmessurlecheminquimenaitauvillage.Unhommeenmaillotdecorpseffilochésetenaitdevantsoncabanon,ilsesouvenaitde

moietmefitdegrandssignes.–Jenetesavaispassipopulairedanslecoin,meditKeiraensemoquantdemoi.–C'estpeut-êtreparcequelapremièrefoisquejesuisvenu,jemesuisprésentécomme

l'undetesamis...L'hommequinousavaitaccueillischezluinousoffritdeuxnattesoùdormiretdequoi

nousrestaurer.Pendant le repas,Harry resta faceànous, sansquitterKeiradesyeux,puissoudainilselevaetsedirigeaverslaporte.

–Jereviendraidemain,dit-ilensortantdelamaison.Keiraseprécipitadehors,jelasuivis,maislejeunegarçons'éloignaitdéjàsurlapiste.–Laisse-luiunpeudetemps,dis-jeàKeira.

– Nous n'en avons pas beaucoup, me répondit-elle en rentrant dans la case, le cœurlourd.

Jefusréveilléàl'aubeparlebruitd'unmoteurquiserapprochait.Jesortissurlepasdelaporte,unetraînéedepoussièreprécédaitun4×4.Letout-terrainfreinaàmahauteuretjereconnusaussitôtlesdeuxItaliensquim'avaientaidélorsdemonpremierséjour.

–Quellesurprise,qu'est-cequivousramèneici?medemandalepluscostauddesdeuxendescendantdelavoiture.

Sontonfaussementamicaléveillaenmoiunecertaineméfiance.– Comme vous, lui répondis-je, l'amour du pays. Lorsqu'on y est venu une fois, il est

difficilederésisteràl'envied'yrevenir.Keiramerejoignitsurleporchedelamaisonetpassasonbrasautourdemoi.–Jevoisquevousavezretrouvévotreamie,ditlesecondItalienenavançantversnous.

Joliecommeelleest,jecomprendsquevousvoussoyezdonnéautantdemal.–Quisontcestypes,mechuchotaKeira,tulesconnais?–Jen'iraispasjusque-là,jelesaicroisésquandjecherchaistoncampementetilsm'ont

donnéuncoupdemain.–Est-cequ'ilyaquelqu'undanslarégionquinet'apasaidéàmeretrouver?–Nelesagressepas,c'esttoutcequejetedemande.LesdeuxItalienss'approchèrent.–Vousnenousinvitezpasàentrer?demandalepluscostaud,ilesttôtmaisilfaitdéjà

drôlementchaud.–Nousnesommespascheznousetvousnevousêtespasprésentés,réponditKeira.–Luic'estGiovannietmoiMarco,nouspouvonsentrermaintenant?–Jevousl'aidit,cen'estpascheznous,insistaKeirasuruntonpeuaffable.– Allons, allons, reprit celui qui se faisait appeler Giovanni, et l'hospitalité africaine,

qu'en faites-vous ? Vous pourriez nous offrir un peu d'ombre et quelque chose à boire, jemeursdesoif.

L'hommequinousavaitaccueillisdanssacabaneseprésentasur lepasdesaporteetnousinvitatousàentrerchezlui.Ilposaquatreverressurunecaisse,nousservitducaféetseretira,ilpartaitpourleschamps.

LedénomméMarcoreluquaitKeirad'unefaçonquimedéplaisaitgrandement.–Vousêtesarchéologue,sijemesouviensbien?demanda-t-ilàKeira.–Vousêtesbieninformé,répondit-elle,et,d'ailleurs,nousavonsdutravail,nousdevons

yaller.–Décidément,vousn'êtespastrèsaccueillante.Vouspourriezêtreplusaimable;après

tout,c'estnousquiavonsaidévotreamiàvousretrouverilyaquelquesmois,ilnevousl'apasdit?

–Si,toutlemondedanslecoinl'aaidéàmeretrouver,etpourtantjen'étaispasperdue.Maintenant,excusez-moid'êtreaussidirecte,maisilfautvraimentquenousyallions,dit-ellesèchementenselevant.

Giovanniselevad'unbondetluibarralaroute,jem'interposaiaussitôt.–Qu'est-cequevousnousvoulez,enfin?–Maisrien,discuteravecvous,c'esttout,nousn'avonspassouventl'occasiondecroiser

desEuropéensparici.–Maintenantquenousavonséchangéquelquesmots,laissez-moipasser,insistaKeira.–Rasseyez-vous!ordonnaMarco.

–Jen'aipasl'habitudequel'onmedonnedesordres,réponditKeira.–Jecrainsquevousnedeviezchangervoshabitudes.Vousallezvousrasseoiretvous

taire.Cette fois, la grossièreté de ce type dépassait les bornes, jem'apprêtais à en découdre

avecluiquandilsortitunpistoletdesapocheetlebraquasurKeira.–Nejouezpasaupetithéros,dit-ilenôtantlasûretédesonarme.Resteztranquilleset

toutsepasserabien.Danstroisheures,unavionarrivera.Noussortironstouslesquatredecette case et vous nous accompagnerez jusqu'à l'appareil sans faire de bêtises. Vousembarquerez gentiment, Giovanni vous escortera. Vous voyez, rien de très compliqué là-dedans.

–Etoùiracetavion?demandai-je.–Vous le verrez en temps voulu.Maintenant, puisquenous avonsdu tempsà tuer, si

vousnousracontiezcequevousêtesvenusfaireici.–Rencontrerdeuxemmerdeursquinousmenacentavecunrevolver!réponditKeira.–Elleasoncaractère,ricanaGiovanni.–«Elle»s'appelleKeira,luirépondis-je,vousn'avezpasbesoind'êtregrossier.Nousrestâmesdeuxheuresdurantànousregarder.Giovannisecuraitlesdentsavecune

allumette,Marco,impassible,fixaitKeira.Unbruitdemoteursefitentendredanslelointain,Marcoselevaetallavoirsurleperron.

–Deux4×4viennentparici,dit-ilenrevenant.Onrestebiensagementàl'intérieur,onattendquelacaravanepasseetlechienn'aboiepas,c'estclair?

La tentation d'agir était forte, mais Marco tenait Keira en joue. Les voitures serapprochaient, on entendit des freins crisser à quelques mètres de la maisonnette. Lesmoteurs s'arrêtèrent, s'ensuivitune sériede claquementsdeportières.Giovanni s'approchadelafenêtre.

–Merde,ilyaunedizainedetypesquisedirigentversnous.MarcoselevaetrejoignitGiovanni,sanspourautantcesserdeviserKeira.Laportedela

cases'ouvritbrusquement.–Éric?soufflaKeira.Jen'aijamaisétéaussicontentedetevoir!–Ilyaunproblème?demandasoncollègue.Dansmes souvenirs,Éricn'était pas aussi baraquémais j'étais ravi deme tromper. Je

profitaiqueMarcosesoitretournépourluienvoyerunsérieuxcoupdepiedàl'entrejambe.Jenesuispasviolent,maislorsquejeperdsmoncalme,jenelefaispasàmoitié.Lesoufflecoupé,Marcolâchasonpistolet,Keiral'envoyaàl'autreboutdelapièce.Giovannin'eutpasletemps de réagir, je lui retournai un coup de poing en pleine figure, ce qui fut aussidouloureux pour mon poignet que pour sa mâchoire. Marco se redressait déjà, mais Éricl'attrapaàlagorgeetleplaquacontrelemur.

–Àquoivousjouezici?Etc'estquoicettearmeàfeu?criaÉric.Tantqu'Éricn'auraitpasdesserrél'étreinteautourdesagorge,Marcoauraitdumalàlui

répondre ; il devenait de plus en plus pâle, je suggérai à Éric de cesser de le secouerviolemmentetdelelaisserrespireruntoutpetitpeupourqu'ilreprennedescouleurs.

– Arrêtez, je vais vous expliquer, supplia Giovanni. Nous travaillons pour legouvernement italien, nous avions pourmission de reconduire ces deux énergumènes à lafrontière.Nousn'allionspasleurfairedemal.

– Qu'est-ce que nous avons à voir avec le gouvernement italien ? demanda Keira,stupéfaite.

–Çajen'enaiaucuneidée,mademoiselle,etçanemeregardepas,nousavonsreçudesinstructionshiersoiretnousnesavonsriend'autrequecequejeviensdevousdire.

–VousavezfaitdesconneriesenItalie?nousdemandaÉricensetournantversnous.–Maisnousn'avonsmêmepasmislespiedsenItalie,cestypesdisentn'importequoi!

Etqu'est-cequiprouvequ'ilssontvraimentcequ'ilsprétendentêtre?– Est-ce que nous vous avons malmenés ? Vous croyez que nous serions restés là à

attendresinousavionsvouluvousdescendre?repritMarcoentredeuxquintesdetoux.–Commevousl'avezfaitaveclechefdevillageaulacTurkana?demandai-je.Éric nous regarda tour à tour, Giovanni, Marco, Keira et moi. Il s'adressa à l'un des

membresdesonéquipeetluiordonnad'allerchercherdescordagesdanslavoiture.Lejeunehommes'exécutaetrevintavecdessangles.

–Attachezcesdeuxtypes,etonsetired'ici,ordonnaÉric.–Écoute,Éric, s'opposa l'unde ses collègues,nous sommesdesarchéologues,pasdes

flics.Siceshommessontvraimentdesofficielsitaliens,pourquoinousattirerdesennuis?–Nevousinquiétezpas,dis-je,jevaism'encharger.Marco voulut s'opposer au sort qui l'attendait mais Keira ramassa son arme et la lui

pointasurleventre.–Jesuistrèsmaladroiteaveccegenredetruc, lui-dit-elle.Ainsiquemoncamaradel'a

faitremarquer,nousnesommesquedesarchéologuesetlemaniementdesarmesàfeun'estpasnotrefort.

PendantqueKeiralestenaitenjoue,Éricetmoiattachâmesnosdeuxagresseurs.Ilsseretrouvèrent dos à dos, pieds et mains liés. Keira rangea le revolver sous sa ceinture,s'agenouillaets'approchadeMarco.

–Jesaisquec'estmoche,vousavezmêmeledroitdemetrouver lâche, jenepourraispasvousenfairelereproche,mais«elle»aunderniertrucàvousdire...

EtKeiraluiretournaunegiflequifitroulerMarcoausol.–Voilà,maintenantnouspouvonsyaller.Alorsquenousquittionslapièce,jepensaiàcepauvrehommequinousavaitaccueillis;

enrentrantchezlui,iltrouveraitdeuxinvitésd'assezmauvaisehumeur...

Nousgrimpâmesàbordde l'undesdeux4×4.Harrynous attendait sur labanquettearrière.

–Tuvoisquetuasbesoindemoi,dit-ilàKeira.– Vous pouvez le remercier, c'est lui qui est venu nous prévenir que vous aviez des

ennuis.–Maiscommentas-tusu?demandaKeiraàHarry.–J'aireconnulavoiture,personnen'aimeceshommesauvillage.Jemesuisapproché

delafenêtreetj'aivucequisepassait,alorsjesuisallécherchertesamis.–Etcommentas-tufaitpourallerjusqu'auterraindefouillesensipeudetemps?– Le campement n'est pas très loin d'ici, Keira, répondit Éric. Après ton départ nous

avonsdéplacé le périmètre des fouilles.Nousn'étions plus vraiment les bienvenusdans lavalléede l'Omoaprès lamortdu chefdu village, si tu vois ceque je veuxdire.Etpuis, detoutefaçon,nousn'avonsrientrouvéàl'endroitoùtucreusais.Entrel'insécuritéambianteetleras-le-bolgénéral,noussommesallésplusaunord.

–Ah,ditKeira,jevoisquetuasvraimentreprislecontrôledesopérations.–Tusaiscombiendetempstuesrestéesansnousdonnerdenouvelles?Tunevaspas

mefairelaleçon.

– Je t'en prie, Éric, ne me prends pas pour une conne ; en déplaçant les fouilles tueffaçais toute trace de mes travaux et t'attribuais la paternité des découvertes que vouspouviezfaire.

– Cette idée nem'avait pas effleuré l'esprit, je crois que c'est toi qui as un problèmed'ego, Keira, pas moi. Maintenant, tu vas nous expliquer pourquoi ces Italiens en avaientaprèsvous?

Enroute,KeirafitlerécitàÉricdenosaventuresdepuissondépartd'Éthiopie.Elleluiraconta notre périple en Chine, ce que nous avions découvert sur l'île de Narcondam, fitl'impasse sur son séjour à la prison de Garther, lui parla des recherches que nous avionsmenées sur le plateau de Man-Pupu-Nyor et des conclusions auxquelles elle était arrivéequantàl'épopéeentrepriseparlesSumériens.Ellenes'attardanisurl'épisodedouloureuxdenotre départ de Russie, ni sur les désagréments de notre dernière nuit à bord duTranssibérien,maiselleluidécrivitdanslesmoindresdétailslesurprenantspectacleauquelnousavionsassistédanslasalledulaserdel'universitédeVirje.

ÉricarrêtalavoitureetseretournaversKeira.–Maisqu'est-cequeturacontes?Unenregistrementdespremiersinstantsdel'Univers

quiseraitvieuxdequatrecentsmillionsd'années?Etpuisquoiencore!Commentquelqu'und'aussiinstruitquetoipeutavancerdetellesabsurdités?CesontlestétrapodesduDévonienquiontenregistrétondisque?C'estgrotesque.

Keiran'essayapasd'argumenteravecÉric;duregardellemedissuadad'intervenir,nousarrivionsaucampement.

Jem'attendaisqu'ellesoitfêtéeparseséquipiers,heureuxdelaretrouver,iln'enfutrien; comme s'ils lui en voulaient encore de ce qui était arrivé lors de notre voyage au lacTurkana.MaisKeiraavait lecommandementdans lesang.Elleattenditpatiemmentque lajournées'achève.Quandlesarchéologuesabandonnèrentleurtravail,elleselevaetdemandaàsonancienneéquipedeseréunir,ellesouhaitaitleurannoncerquelquechosed'important.Éricétaitmanifestementfurieuxdesoninitiative,jeluirappelaiàl'oreillequeladotationquileur permettait à tous d'effectuer ces fouilles dans la vallée de l'Omo avait été attribuée àKeira et non à lui.Que la fondationWalsh apprenne qu'elle avait étémise à l'écart de sesrechercheset lesgénéreuxbienfaiteursducomitépourraientreconsidérer leversementdessoldesàlafindumois.Ériclalaissas'exprimer.

Keiraavaitattenduquelesoleildisparaissederrièrelaligned'horizon.Dèsqu'ilfitassezsombre,ellepritlestroisfragmentsennotrepossessionetlesrapprocha.Aussitôtréunis,ilsreprirent la couleur bleutée qui nous avait tant émerveillés. L'effet produit sur lesarchéologuesvalaitde loin toutes lesexplicationsqu'elleauraitpu leurdonner.MêmeÉricfuttroublé.Alorsqu'unmurmureparcouraitl'assemblée,ilfutlepremieràapplaudir.

–C'estuntrèsbelobjet,dit-il,bravopourcejolitourdemagie,etvotrecollèguenevousa pas tout dit, elle voudrait vous faire croire que ces joujoux lumineux ont quatre centsmillionsd'années,rienqueça!

Certainsricanèrent,d'autrespas.Keiragrimpasurunecaisse.–Est-cequequelqu'unparmivousapudécelerenmoi,danslepassé,lemoindresigne

d'uncomportementfantaisiste?Lorsquevousavezacceptécettemissionaucœurdelavalléede l'Omo,dequitter famille et amisdurantde longsmois, aviez-vous vérifié avecqui vousvous engagiez ? Y en a-t-il un parmi vous qui doutait de ma crédibilité avant de prendrel'avion?Croyez-vousquejesoisrevenuepourvousfaireperdrevotretempsetmeridiculiserdevantvous?Quivousachoisis,quivousasollicités,sinonmoi?

–Qu'attendez-vousdenousexactement?demandaWolfmayer,l'undesarchéologues.

–Cetobjetauxparticularités stupéfiantesest aussiunecarte, repritKeira. Je saisquecelaparaîtdifficileàcroire,maissivousaviezététémoinsdecequenousavonsvu,vousn'enreviendriezpas.Enquelquesmois, j'ai apprisà remettreencause toutesmescertitudes, etquelle leçond'humilité!5°10'2''67delatitudenord,36°10'1''74delongitudeest,c'est lepointqu'ellenousindique.Jevousdemandedem'accordervotreconfianceunesemainetoutauplus.Jevousproposedechargertousleséquipementsnécessairesàborddecesdeux4×4etdepartiravecmoidèsdemainpouralleryentreprendredesfouilles.

–Etpourtrouverquoi?protestaÉric.–Jen'ensaisencorerien,avouaKeira.–Et voilà !Non contente de nous avoir tous fait chasser de la vallée de l'Omo, notre

grande archéologue nous demande de foutre en l'air huit jours de travail, et Dieu saitcombiennotre tempsestcompté,pournousrendre jenesaisoùafind'allerchercher jenesaisquoi!Maisdequisemoque-t-on?

– Attends un peu, Éric, reprit Wolfmayer. Qu'avons-nous à perdre au juste ? Nouscreusonsdepuisdesmoisetn'avonsrientrouvédebienconcluantjusque-là.Etpuis,Keiraaraisonsurunpoint,c'estauprèsd'ellequenousnoussommesengagés,jesupposequ'elleneprendraitpaslerisquedeseridiculiserennousentraînantavecelle,sansbonnesraisons.

–Soit,maistulesconnais,sesraisons?s'insurgeaÉric.Elleestincapabledenousdirecequ'elleespèretrouver.Savez-vouscombiencoûteunesemainedetravailpournotreéquipe?

– Si tu fais allusion à nos salaires, reprit Karvelis, un autre confrère, cela ne devraitruiner personne ; et puis, à ce que je sache, cet argent, c'est elle qui en est responsable.Depuis qu'elle est partie, nous faisons tous comme si de rien n'était, mais Keira estl'initiatricedecettecampagnede fouilles.Jenevoispaspourquoionne luiaccorderaitpasquelquesjours.

Normand,l'undesFrançaisdel'équipe,demandalaparole.– Les coordonnées que Keira nous communique sont plutôt précises ; même en

déployant le carroyage sur une cinquantaine demètres carrés, nous n'avons pas besoin dedémonternosinstallationsici.Peudematérieldevraitsuffire,cequilimiteconsidérablementl'impactd'unepetitesemained'absencesurnostravauxencours.

Éric se pencha versKeira et lui demanda de s'entretenir avec elle en aparté. Ils firentquelquespasensemble.

–Bravo,jevoisquetuasconservétonsensdel'à-propos,tulesaspresqueconvaincusdetesuivre.Aprèstout,pourquoipas?Maisjen'aipasditmonderniermot,jepeuxmettremadémissionenjeu,lesobligeràchoisirentrenousdeuxouaucontrairetesoutenir.

–Dis-moicequetuveux,Éric,j'aifaitunelonguerouteetjesuisfatiguée.– Quoi que nous trouvions, si tant est que nous trouvions quelque chose, je veux

partager avec toi l'attribution de la découverte. Je n'ai pas épargnéma sueur pendant ceslongs mois où tu te la coulais douce en voyage, et je n'ai pas fait tout cela pour me voirrelégué au simple rang d'assistant. J'ai pris ta relève quand tu nous as lâchés ; depuis tondépartc'estmoiquiaitoutassuméici.Situretrouvescetteéquipesoudéeetopérationnelle,c'estàmoiquetuledois,jenetelaisseraipasdébarquersurunterraindontj'aidésormaislaresponsabilité,pourquetumerelèguesausecondrang.

–Tumeparlaisd'egotoutàl'heure?Tuesépatant,Éric.Sinousfaisonsunedécouvertemajeure, c'est l'équipe au complet qui en partagera le mérite, tu y seras associé, je te lepromets, etAdrianaussi, car, crois-moi, il y aura contribuébienplusquequiconque ici. Jepeuxcomptersurtonsoutienmaintenantquetuesrassuré?

–Huitjours,Keira,jetedonnehuitjoursetsinousfaisonschoublanc,tuprendstonsacettoncopainetvousvoustirezd'ici.

–JetelaisselesoinderépéterçaàAdrian,jesuissûrequ'ilvaadorer...Keirarevintversnousetgrimpaànouveausurlacaisse.–L'endroitdontjevousparlesesitueàtroiskilomètresàl'ouestdulacDipa.Enprenant

lapistedemainauleverdujour,nouspouvonsyêtreavantmidietnousmettreaussitôtautravail.Ceuxquiveulentmesuivresontlesbienvenus.

Un nouveaumurmure parcourut l'assemblée. Karvelis sortit le premier du rang et sepostadevantKeira.Alvaro,NormandetWolfmayerlerejoignirent.Keiraavaitréussisonpari,bientôtcefuttoutel'équipequisegroupaautourd'elleetd'Éric,quinelaquittaitplusd'unesemelle.

Nousavionschargé lematériel justeavant le leverdusoleil ;auxpremièresheuresdumatin, les deux 4 × 4 quittèrent le campement. Keira en conduisait un, Éric l'autre. Aprèsavoirroulétroisheuressur lapiste,nousabandonnâmes lesvéhiculesen lisièred'unsous-bois que nous dûmes traverser en portant nos équipements à l'épaule. Harry ouvrait lamarche, taillantàgrandscoupsdemachette lesbranchagesquigênaientnotreprogression.Jevoulusl'aidermaisilmeditdelelaisserfaire,sousprétextequejerisquaisdemeblesser!

Unpeuplusloins'ouvritdevantnouslaclairièredontKeiram'avaitparlé.Uncercledeterredehuitcentsmètresdediamètre,situéaucreuxd'uneboucledelarivièreOmoetquiprenaitétrangementlaformed'uncrânehumain.

KarvelistenaitsonGPSàlamain.Ilnousguidajusqu'aucentredelaclairière.–5°10'2''67delatitudenord,36°10'1''74delongitudeest,nousysommes,dit-il.Keiras'agenouillaetcaressalaterre.–Quelvoyageincroyablepourfinalementrevenir jusqu'ici !medit-elle.Si tusavaisce

quej'ailetrac.–Moiaussi,luiconfiai-je.AlvaroetNormandcommençaientàtracerlepérimètredesfouilles,tandisquelesautres

montaientlestentesàl'ombredesbruyèresgéantes.Keiras'adressaàAlvaro.– Inutile d'étendre le carroyage, concentrez-vous sur une zone de vingtmètres carrés

toutauplus,c'estenprofondeurquenousallonscreuser.AlvarorembobinasonfiletsuivitlesinstructionsdeKeira.Àlafindel'après-midi,trente

mètrescubesdeterreavaientétéextraits.Aufuretàmesurequelestravauxprogressaient,jevoyaissedessinerune fosse.Alorsque lesoleildéclinait,nousn'avionsencorerien trouvé.Lesrecherchess'interrompirentfautedelumière.Ellesreprirenttôtlelendemain.

À11heures,Keiracommençaàmanifesterdessignesdenervosité.Jem'approchaid'elle.–Nousavonsencoreunesemainedevantnous.–Jenecroispasquecesoitunequestiondejours,Adrian,nousavonsdescoordonnées

très précises, elles sont justes ou fausses, il n'y a pas de demi-mesure. Et puis nous nesommespaséquipéspourcreuserau-delàdedixmètres.

–Àcombiensommes-nous?–Àmi-chemin.– Alors rien n'est encore perdu et je suis certain que plus nous creusons, plus nos

chancesaugmentent.–Sijemesuistrompée,soupiraKeira,nousauronstoutperdu.–C'est le jouroùnotrevoitureaplongédans leseauxde laRivièreJauneque j'ai cru

avoirtoutperdu,dis-jeenm'éloignant.

L'après-midi passa sans plus de résultats. Keira était allée prendre un peu de repos àl'ombre des bruyères. À 16 heures, Alvaro, qui avait disparu depuis longtemps dans lesprofondeursdutrouqu'ilcreusaitsansrelâche,poussaunhurlementquiretentitdanstoutlecampement. Quelques instants plus tard, Karvelis cria à son tour. Keira se leva ets'immobilisa,commetétanisée.

Je la vis avancer lentement à travers la clairière, la tête d'Alvaro apparut, il souriaitcommejamaisjen'aivuunhommesourire,Keiraaccéléralepasetsemitàcourirjusqu'àcequ'unepetitevoixlarappelleàl'ordre.

–Combiendefoisa-t-onditdenepascourirsurleterraindefouilles?ditHarryenlarejoignant.

Illapritparlamainetl'entraînaverslereborddelafosseoùl'équipeseregroupait.Aufonddutrou,AlvaroetKarvelisavaienttrouvédesossements.Lesosfossilisésavaientformehumaine,l'équipeavaitdécouvertunsquelettepresqueintact.

Keirayrejoignitsesdeuxcollèguesets'agenouilla.Lesossementsapparaissaientàfleurde terre. Il faudrait encore de nombreuses heures avant de libérer celui qui gisait là de laganguequil'emprisonnait.

– Tum'as donné du fil à retordremais j'ai fini par te trouver, dit Keira en caressantdélicatement le crâne qui émergeait. Il faudra te baptiser, plus tard, d'abord tu nousraconterasquituétaiset,surtout,l'âgequetuas.

– Ilyaquelquechosedepasnet,ditAlvaro, jen'ai jamaisvudesossementshumainsfossilisésàcepoint.Sansfairedemauvaisjeudemots,cesqueletteesttropévoluépoursonâge...

JemepenchaiversKeiraetl'entraînaiàl'écartdesautres.–Crois-tuquecettepromessequejet'avaisfaiteaitpuseréaliseretquecesossements

soientaussivieuxquenouslepensons?– Je n'en sais encore rien, cela paraît tellement improbable, et pourtant... Seules des

analysespousséesnouspermettrontdesavoirsiuntelrêveestdevenuréalité.Maisjepeuxt'assurer que, si tel est le cas, c'est la plus grande découverte jamais faite sur l'histoire del'humanité.

Keiraretournadanslafosseauprèsdesesconfrères.Lesfouilless'arrêtèrentaucoucherdusoleiletreprirentaumatinsuivant,maispluspersonneicinepensaitàcompterlesjours.

Nous n'étions pas au bout de nos peines, le troisième jour nous révéla une surpriseencoreplusgrande.Depuis lematin, jevoyaisKeiraœuvreravecuneminutiequidépassaitl'entendement. Millimètre par millimètre, maniant le pinceau telle une pointilliste, ellelibéraitlesossementsdeleurécrinterreux.Soudain,songestes'arrêtanet.Keiraconnaissaitcette légère résistance au bout de son outil, il ne fallait pas forcer,m'expliqua-t-elle,maiscontournerlereliefquis'imposaitpourenappréhenderlesformes.Cettefois,ellen'arrivaitpasàidentifiercequisedessinaitsouslafinebrosse.

– C'est très étrange, me dit-elle, on dirait quelque chose de sphérique, peut-être unerotule?Mais,aumilieuduthorax,c'estpourlemoinsétonnant...

Lachaleurétaitintenable,detempsàautreunegouttedesueurruisselantdesonfrontvenaitmouillerlapoussière,alorsjel'entendaisvitupérer.

Alvaroavaitfinisapause,ilproposadeprendrelarelève.Keiraétaitépuisée,elleluicédalaplaceenlesuppliantd'agiraveclaplusgrandeprécaution.

–Viens,medit-elle,larivièren'estpasloin,traversonslesous-bois,j'aibesoind'unbain.

La berge de l'Omo était sableuse, Keira se déshabilla et plongea sans m'attendre ; letempsd'enlevermachemiseetmonpantalon,jelarejoignisetlaprisdansmesbras.

–Lepaysageestassezromantiqueetseprêteidéalementàdesébatsamoureux,medit-elle,necroispasquel'enviem'enmanque,maissitucontinuesàt'agitercommeça,nousnetarderonspasàavoirdelavisite.

–Quelgenredevisite?–Dugenrecrocodilesaffamés.Viens,ilnefautpastraînerdansceseaux,jevoulaisjuste

merafraîchir.Allonsnousséchersurlaterrefermeetretournonsauxfouilles.Jen'aijamaissusisonhistoired'alligatorsétaitvéridique,ous'ils'agissaitd'unprétexte

délicatementinventépourluipermettrederetourneràcetravailquil'obsédaitplusquetout.Lorsque nous retournâmes près de la fosse, Alvaro nous attendait, ou plutôt, il attendaitKeira.

– Qu'est-ce que nous déterrons ? dit-il à voix basse à Keira, pour que les autresn'entendentpas.Est-cequetuenaslamoindreidée?

–Pourquoifais-tucettetête?Tuasl'airinquiet.–Àcausedecela, réponditAlvaroen lui tendantcequiressemblaitàuncalot,ouune

grossebilled'agate.–C'estbiencesurquoijetravaillaisavantd'allermebaigner?demandaKeira.–Jel'aitrouvéeàdixcentimètresdespremièresvertèbresdorsales.Keirapritlabilleentresesdoigtsetl'épousseta.–Donne-moidel'eau,dit-elle,intriguée.Alvaroôtalebouchondesagourde.–Attends,pasici,sortonsdelafosse.–Toutlemondevanousvoir...,chuchotaAlvaro.Keirasautahorsdutrou,cachantlabilleaucreuxdesesmains.Alvarolasuivit.–Versedoucement,dit-elle.Personneneleurprêtaitattention.Deloin,ilsavaientl'airdedeuxcollèguesselavantles

mains.Keirafrottaitdélicatementlabille,décollantlessédimentsquilarecouvraient.–Encoreunpeu,dit-elleàAlvaro.–Qu'est-cequec'estquecetruc?demandal'archéologue,aussitroubléqueKeira.–Redescendons.Àl'abridesregards,Keiranettoyalasurfacedelabille.Ellel'observadeplusprès.–Elleesttranslucide,dit-elle,ilyaquelquechoseàl'intérieur.–Montre!suppliaAlvaro.Ilpritlabilledanssesdoigtsetlaplaçadansl'axedusoleil.–Là,onvoitbeaucoupmieux,dit-il,ondiraitunesortederésine.Tucroisquec'étaitun

genredependentif?Jesuiscomplètementdésarçonné,jen'ai jamaisrienvudepareil.Bonsang,Keira,quelâgeanotresquelette?

Keirarécupéral'objetetfitlemêmegestequ'Alvaro.–Jecroisquecetobjetvapeut-êtrenousapporter laréponseà taquestion,dit-elleen

souriantàsonconfrère.TutesouviensdusanctuairedeSanGennaro?–Rafraîchismamémoire,s'ilteplaît,demandaAlvaro.–SaintJanvierétaitévêquedeBénévent,ilestmortenmartyren300etquelques,près

de Pouzzoles, pendant la grande persécution deDioclétien. Je te fais grâce des détails quinourrissentlalégendedecesaint.GennarofutcondamnéàmortparTimothée,proconsuldeCampanie.Aprèsêtresortiindemnedubûcheretavoirrésistéauxlionsquirefusèrentdele

dévorer,Gennaro futdécapité.Lebourreau lui coupa la tête etundoigt.Comme l'usage levoulait à l'époque, une parente recueillit son sang et en remplit les deux burettes aveclesquelles il avait célébré sa dernièremesse. Le corps de ce saint fut souvent déplacé. Audébut du IV e siècle, lorsque la relique de l'évêque passa à Antignano, la parente qui avaitconservélesfioleslesapprochadeladépouilledel'évêque.Lesangséchéqu'ellescontenaientseliquéfia.Lephénomènesereproduisiten1492lorsquelecorpsfutramenédansleDuomoSanGennaro, lachapellequi luiestdédiée.Depuis, la liquéfactiondusangdeGennaro faitl'objet, chaque année, d'une cérémonie en présence de l'archevêque de Naples. LesNapolitains célèbrent le jour anniversaire de son exécution dans lemonde entier. Le sangséchépréservédansdeuxampouleshermétiquesestprésentédevantdesmilliersdefidèles,ilseliquéfieetentreparfoismêmeenébullition.

–Commentsais-tucela?demandai-jeàKeira.–PendantquetulisaisShakespeare,moijelisaisAlexandreDumas.– Et comme pour San Gennaro, cette bille translucide que vous avez trouvée dans la

fossecontiendraitlesangdeceluiquiyrepose?– Il est possible que lamatière rouge solidifiée que nous voyons à l'intérieur de cette

bille soitdusanget, si c'est lecas, ce seraitaussiunmiracle.Nouspourrionspresque toutapprendrede laviede cethomme, sonâge, sesparticularitésbiologiques.SinouspouvonsfaireparlersonADN,iln'auraplusdesecretspournous.Maintenantnousdevonsemmenercetobjetenlieusûretfaireanalysersoncontenuparunlaboratoirespécialisé.

–Quicomptes-tuchargerd'unetellemission?demandai-je.Keiramefixaavecuneintensitédansleregardquitrahissaitsesintentions.–Passanstoi!répondis-jeavantmêmequ'elleparle.C'esthorsdequestion.–Adrian,jenepeuxpasleconfieràÉric,etsijequittemonéquipeunesecondefois,on

nemelepardonnerapas.–Jemefichedetescollègues,detesrecherches,decesqueletteetmêmedecettebille!

S'il t'arrivait quelque chose, je ne te le pardonnerais pas non plus ! Même pour la plusimportantedécouvertescientifiquequisoit,jenepartiraipasd'icisanstoi.

–Adrian,jet'enprie!–Écoute-moibien,Keira,cequej'aiàdiremedemandebeaucoupd'effortset jeneme

répéteraipas.J'aiconsacré laplusgrandepartiedemavieàscruter lesgalaxies,àchercherles traces infimesdespremiers instantsde l'Univers. Jepensais être lemeilleurdansmondomaine,leplusavant-gardiste,leplusculotté,jemecroyaisincollableetj'étaisfierdel'être.Quandj'aipensét'avoirperdue,j'aipassémesnuits,latêtelevéeversleciel,incapabledemesouvenirdunomd'uneseuleétoile.Jememoquedel'âgedecesquelette,jemefichedecequ'il nous apprendra sur l'espèce humaine ; qu'il ait cent ans ou quatre cents millionsd'annéesm'esttotalementégalsitun'espluslà.

J'avaistotalementoubliélaprésenced'Alvaroquitoussota,unpeuembarrassé.–Jeneveuxpasmemêlerdevoshistoires,dit-il,maisavecladécouvertequetuviensde

nousoffrir, tupeux revenirdans sixmois etnousdemanderde faireune course en sacdepommes de terre autour du Machu Picchu, je serais prêt à parier que tout le monde tesuivrait,moilepremier.

JesentisKeirahésiter,elleregardalesossementsdanslesol.–MadredeDios!criaAlvaro,aprèscequevientdetedirecethomme,tupréfèrespasser

tesnuits à côtéd'un squelette ?Fiche le campd'ici et reviens vitemedire ceque contientcettebillederésine!

Keirametenditlamainpourquejel'aideàsortirdesontrou.ElleremerciaAlvaro.

–File,jetedis!DemandeàNormanddeterameneràJinka,tupeuxluifaireconfiance,ilestdiscret.J'expliqueraitoutauxautresquandtuseraspartie.

Pendantquejeregroupaisnosaffaires,KeiraallaparleràNormand.Parchance,lerestedu groupe avait délaissé le campement pour aller se rafraîchir à la rivière. Nousretraversâmes tous les trois le sous-bois et lorsque nous arrivâmes devant le 4 × 4,Harrynousyattendait,lesbrascroisés.

–Tuallaisencorerepartirsansmedireaurevoir?dit-ilentoisantKeira.–Non,cettefois,ceneseral'affairequedequelquessemaines.Jeseraibientôtderetour.– Cette fois, je n'irai plus t'attendre à Jinka, tu ne reviendras pas, je le sais, répondit

Harry.– Je te promets le contraire,Harry, je ne t'abandonnerai jamais ; la prochaine fois, je

t'emmèneraiavecmoi.– Jen'ai rien à faire dans tonpays.Toi qui passes ton temps à chercher lesmorts, tu

devraissavoirquemaplaceest làoùmesvraisparentssontenterrés,c'estmaterre ici.Va-t'enmaintenant.

Keiras'approchad'Harry.–Tumedétestes?–Non,jesuistristeetjeneveuxpasquetumevoiestriste,alorsva-t'en.–Moi aussi je suis triste,Harry, il faut que tume croies, je suis revenue une fois, je

reviendraiànouveau.–Alorspeut-êtrequej'iraiàJinka,maisdetempsentempsseulement.–Tum'embrasses?–Surlabouche?–Non,passurlabouche,Harry,réponditKeiradansunéclatderire.–Alorsjesuistropvieuxmaintenant,maisjeveuxbienquetumeserresdanstesbras.KeirapritHarrydanssesbras,elledéposaunbaisersursonfrontetlegarçonfilaversla

forêtsansseretourner.–Si tout va bien, ditNormand,nous arriverons à Jinka avant la navette postale, vous

pourrez repartir à sonbord, je connais le pilote.Vousdevriez vous poser à temps àAddis-Abeba pour attraper l'avion de Paris, sinon il y a toujours le vol de Francfort qui part ledernier,celui-làvousêtessûrsdel'avoir.

Alorsquenousroulionssur lapiste, jemetournaiversKeira,unequestionmetrottaitdanslatête.

–Qu'est-cequetuauraisfaitsiAlvaron'avaitpasplaidéenmafaveur?–Pourquoimedemandes-tucela?– Parce que quand j'ai vu ton regard aller de ce squelette àmoi, jeme suis demandé

lequeldenousdeuxteplaisaitleplus.–Jesuisdanscettevoiture,celadevraitrépondreàtaquestion.–Mouais,grommelai-jeenmeretournantverslaroute.–C'estquoice«mouais»...tuendoutais?–Non,non.–SiAlvaronem'avaitpasparlé,j'auraispeut-êtrefaitmafièreetjeseraisrestée,mais,

dixminutesaprèstondépart,j'auraissuppliéquelqu'undem'emmeneràborddusecond4×4pourterattraper.Tuescontentmaintenant?

***

Paris

Cefutunecoursefollepourréussiràmonterdansl'aviondeParis.Lorsquenousnousprésentâmes au comptoir d'Air France, l'embarquement du vol était presque terminé.Heureusementilrestaitunedizainedeplaceslibresetunehôtessebienveillanteacceptadenous faire traverser les filtres de sécurité en coupant la longue file des passagers quiattendaient leur tour. Avant que l'avion ait quitté le terminal, j'avais réussi à passer deuxbrefs appels téléphoniques, l'un àWalter que j'avais réveillé aumilieude sanuit, l'autre àIvory qui ne dormait pas. Annonçant notre retour en Europe, je leur avais posé la mêmequestion : où pouvions-nous trouver le laboratoire le plus compétent pour procéder à destestscomplexessurdel'ADN?

Ivorynouspriadelerejoindreàsondomiciledèsnotrearrivée.À6heuresdumatinuntaxi nous conduisit de l'aéroport Charles-de-Gaulle à l'île Saint-Louis. Ivory nous ouvrit laporteenrobedechambre.

– Je ne savais pas exactement quand vous arriveriez, nous dit-il, je me suis laissésurprendretardivementparlesommeil.

Il se retira dans la cuisine pour nous faire du café et nous invita à l'attendre dans lesalon.Ilrevintavecunplateaudanslesmainsets'assitdansunfauteuilenfacedenous.

– Alors, qu'avez-vous trouvé en Afrique ? C'est à cause de vous si je n'ai pas dormi,impossibledefermerl'œilaprèsvotreappel.

Keira sortit la bille de sa poche et la présenta au vieux professeur. Ivory ajusta seslunettesetexaminaattentivementl'objet.

–C'estdel'ambre?– Je n'en sais encore rien, mais les taches rouges à l'intérieur sont probablement du

sang.–Quellemerveille!Oùavez-voustrouvécela?–Àl'endroitprécisindiquéparlesfragments,répondis-je.–Surlethoraxd'unsquelettequenousavonsexhumé,repritKeira.–Maisc'estunedécouvertemajeure!s'exclamaIvory.Ilsedirigeaverssonsecrétaire,ouvrituntiroiretensortitunefeuilledepapier.–Voicil'ultimetraductionquej'aifaitedutexteenguèze,lisez.Jeprisledocumentqu'Ivoryagitaitsousmonnezetlelusàvoixhaute:

J'ai dissocié le disque desmémoires, confié auxmaîtres des colonies les parties qu'il conjugue. Sous les trigonesétoilés, que restent celées les ombres de l'infinité. Qu'aucun ne sache où l'hypogée se trouve. La nuit de l'un estgardiennedel'origine.Quepersonnenel'éveille,àlaréuniondestempsimaginaires,sedessineralafindel'aire.

– Je crois que cette énigmeprend désormais tout son sens, n'est-ce pas ? dit le vieux

professeur.Grâce au bricolage d'Adrian àVirje nous avons fait parler le disque qui nous aindiqué la position d'une tombe. Le fameux hypogée où il fut probablement découvert au

IVemillénaire.Ceuxquiencomprirentl'importanceendissocièrentlesfragmentsetallèrentlesporterauxquatrecoinsdumonde.

–Dansquelbut?demandai-je,pourquoiuntelvoyage?–Mais pour que personne ne retrouve le corps que vous avezmis au jour, celui sur

lequel ilsontprécisément trouvé ledisquedesmémoires.Lanuitde l'unestgardiennedel'origine,soufflaIvoryengrimaçant.

Levisageduvieuxprofesseurétaitdevenupâle,unefinesueurperlaitsursonfront.–Çanevapas?demandaKeira.–Jeluiaiconsacrétoutemonexistence,etvousl'avezenfintrouvé,personnenevoulait

mecroire, jevais trèsbien, jen'ai jamaisétéaussibiendemavie,dit-ilavecunrictusauxlèvres.

Mais le vieuxprofesseur posa samain sur sa poitrine et se rassit dans son fauteuil, ilétaitblanccommeunlinge.

–Cen'estrien,dit-il,uncoupdefatigue.Alors,commentest-il?–Qui?demandai-je.–Maiscesquelette,bonsang!–Complètementfossiliséetétrangementintact,réponditKeiraquis'inquiétaitdel'état

d'Ivory.Leprofesseurgémitetsepliaendeux.–J'appellelessecours,ditKeira.–N'appelezpersonne,ordonnaleprofesseur,jevousdisqueçavapasser.Écoutez-moi,

nousavonspeudetempsdevantnous.LelaboratoirequevouscherchezsetrouveàLondres,jevousaigriffonnél'adressesurlebloc-notesquiestàl'entrée.Redoublezdeprudence,s'ilsapprennentcequevousavezdécouvert, ilsnevouslaisserontpasallerjusqu'aubout,ilsnereculeront devant rien. Je suis désolé de vous avoir mis en danger, mais il est trop tardmaintenant.

–Quisontcesgens?demandai-je.–Jen'aiplusletempsdevousexpliquer,ilyaplusurgent.Danslepetittiroirdemon

secrétaire,prenezl'autretexte,jevousenprie.Ivorys'effondrasurletapis.Keira saisit le combinédu téléphoneposé sur la tablebasse et composa lenumérodu

Samu,maisIvorytirasurlefiletl'arracha.–Partezd'ici,jevousenprie!Keiras'agenouillaauprèsdeluietpassauncoussinsoussatête.–Iln'estpasquestionquenousvouslaissions,vousm'entendez?–Jevousadore,vousêtesencoreplustêtuequemoi.Vousn'aurezqu'àlaisserlaporte

ouverte,appelezlessecoursquandvousserezpartis.MonDieuquecelafaitmal,dit-ilenseserrantlapoitrine.Jevousenprie,continuezceque jenepeuxplus faire,voustouchezaubut.

–Quelbut,Ivory?–Machère,vousavezfaitladécouvertelaplussensationnellequisoit,cellequetousvos

confrèresvousjalouseront.Vousaveztrouvél'hommezéro,lepremierd'entrenous,etcettebilledesangquevouspossédezenapporteralapreuve.Maisvousverrez,sijenemesuispastrompé, vous n'êtes pas au bout de vos surprises. Le second texte, dans mon secrétaire,Adrianleconnaîtdéjà,nel'oubliezpas,vousfinireztouslesdeuxparcomprendre.

Ivoryperdit connaissance.Keiran'écoutapas sesdernières recommandations,pendantquejefouillaislesecrétaire,elleappelalessecoursavecmonportable.

Ensortantdel'immeuble,nousfûmesprisd'unremords.–Nousn'aurionspasdûlelaisserseullà-haut.–Ilnousafichusàlaporte...–Pournousprotéger.Viens,onremonte.Unesirèneretentitdanslelointain,elleserapprochaitdesecondeenseconde.–Pourunefoisécoutons-le,dis-jeàKeira,netraînonspas.Untaxiremontaitlequaid'Orléans,jel'arrêtaietluidemandaidenousconduiregaredu

Nord. Keirame regarda, étonnée, je luimontrai la feuille que j'avais arrachée sur le bloc-notesdansl'entréedel'appartementd'Ivory,justeavantquenousenpartions.L'adressequ'ilavaitgriffonnéesetrouvaitàLondres,BritishSocietyforGeneticResearch,10HammersmithGrove.

***

Londres

J'avaisprévenuWalterdenotrearrivée.IlvintnouschercheràlagaredeSt.Pancras;ilnousattendaitàladescentedesescalators,lesmainsderrièresagabardine.

–Vousn'avezpasl'airdebonnehumeur?luidis-jeenlevoyant.–Figurez-vousquej'aimaldormi,etonsedemandeàquilafaute!–Jesuisdésolédevousavoirréveillé.–Vousn'avezpasbonneminetouslesdeux,dit-ilennousregardantattentivement.– Nous avons passé la nuit dans l'avion et ces dernières semaines n'étaient pas

particulièrementreposantes.Bien,sinousyallions?demandaKeira.–J'aitrouvél'adressequevousm'aviezdemandée,ditWalterennousguidantverslafile

destaxis.Aumoins,monsommeiln'aurapasétégâchépourrien,j'espèrequecelaenvalaitlapeine.

–Vousn'avez plus votre petite voiture ? lui demandai-je en grimpant à borddublackcab.

– À la différence de certains que je ne nommerais pas, me répondit-il, j'écoute lesconseilsquemedonnentmesamis.Jel'airevendueetjevousréserveunesurprise,maisplustard. 10 Hammersmith Grove, dit-il au chauffeur. Nous allons à la Société anglaise derecherchesgénétiques,c'estl'endroitquevouscherchiez.

Jedécidaidegarder lepapierd'Ivoryau fonddemapocheetdenepasen faire état àWalter...

–Alors?demanda-t-il,puis-jesavoircequenousallonsfairelà-bas,untestdepaternitépeut-être?

Keiraluimontralabille,Walterlaregardaattentivement.–Belobjet,dit-il,etqu'est-cequec'estquecettechoserougeaucentre?–Dusang,réponditKeira.–Beurk!Walteravaitréussiànousobtenirunrendez-vousavecledocteurPoincarno,responsable

de l'unité de paléo-ADN. L'Académie royale ouvrait bien des portes, alors pourquoi s'enpriver,nousdit-ilgoguenard.

–Jemesuispermisdedéclinervosqualités respectives.Rassurez-vous, jenemesuispasétendusurlanaturedevostravaux,mais,pourobtenirunentretiendansdesdélaisaussicourts,ilm'afallurévélerquevousarriviezd'Éthiopieavecdeschosesextraordinairesàfaireanalyser.JenepouvaispasendirepluspuisqueAdrians'estbiengardédemeraconterquoiquecesoit!

– Les portes de notre avion se fermaient, j'avais très peu de temps, et puis j'ai eul'impressiondevousavoirréveillé...

Waltermelançaunregardincendiaire.– Vous allezme dire ce que vous avez découvert enAfrique, ou vous allezme laisser

mouriridiot?Aveclemalquejemedonnepourvous,j'aiquandmêmeledroitd'êtreunpeuinformé.Jenesuispasquecoursier,chauffeur,facteur...

– Nous avons trouvé un incroyable squelette, lui dit Keira en lui tapotantaffectueusementlegenou.

–Etc'estcequivousmetdansunétatpareiltouslesdeux?Desossements?Vousavezdû être incarnés en chiens dans une vie antérieure. D'ailleurs vous avez un peu une têted'épagneul,Adrian.Vousnetrouvezpas,Keira?

–Etmoij'auraisunetêtedecocker,selonvous?luidemanda-t-elleenlemenaçantavecsonjournal.

–Nemefaitespasdirecequejen'aipasdit!LetaxiserangeadevantlaSociétéanglaisederecherchesgénétiques.Lebâtimentétait

de facturemoderneet les locauxd'un luxeassez remarquable.De longscouloirsdonnaientaccèsàdessallesd'examensuréquipées.Pipettes,centrifugeuses,microscopesélectroniques,chambres froides, la liste semblait sans fin. Autour de ces appareillages modernes, unefourmilière de chercheurs en blouse rouge travaillaient dans un calme impressionnant.Poincarnonousfitvisiterleslocaux,nousexpliquantlefonctionnementdulaboratoire.

–Nostravauxontdemultiplesdébouchésscientifiques.Aristotedisait:«Estvivantcequi se nourrit, croit et dépérit de lui-même », on pourrait dire : « Est vivant tout ce quienferme en lui des programmes, une sorte de logiciel. » Un organisme doit pouvoir sedévelopperenévitantledésordreetl'anarchie,etpourconstruirequelquechosedecohérentil fautunplan.Oùlaviecache-t-elle lesien?Dansl'ADN.Ouvrezn'importequelnoyaudecellule,voustrouverezdesfilamentsd'ADNquiportenttoute l'informationgénétiqued'uneespèceenunimmensemessagecodé.L'ADNestlesupportdel'hérédité.Enlançantdevastescampagnesdeprélèvementscellulairessurdiversespopulationsduglobe,nousavonsétablides liens de parenté insoupçonnés et retracé, à travers les âges, les grandesmigrations del'humanité. L'étude ADN de milliers d'individus nous a aidés à décrypter le processus del'évolution au fur et à mesure de ces migrations. L'ADN transmet une information degénérationengénération, leprogrammeévolueetnous faitévoluer.Nousdescendons tousd'unêtreunique,n'est-cepas?Remonterjusqu'àluirevientàdécouvrirlessourcesdelavie.OnretrouvechezlesInuitsdeslienshéréditairesaveclespeuplesdunorddelaSibérie.C'estainsiquenousapprenonsauxunsetauxautresd'oùsontpartisleursarrière-arrière-arrière-grands-parents...Maisnousétudionsaussi l'ADNdes insectesoudesvégétaux.Nousavonsrécemment fait parler les feuilles d'un magnolia vieux de vingt millions d'années. Noussavons aujourd'hui extraire de l'ADN là où on n'imaginerait pas qu'il en reste le moindrepicogramme.

KeirasortitlabilledesapocheetlatenditàPoincarno.–C'estdel'ambre?questionna-t-il.–Jenepensepas,plutôtunerésineartificielle.–Commentça,artificielle?–C'estunelonguehistoire,pouvez-vousétudiercequiestàl'intérieur?– À condition que nous arrivions à pénétrer lamatière qui l'entoure. Suivez-moi ! dit

Poincarno,quiregardaitlabille,deplusenplusintrigué.Le laboratoirebaignaitdansunepénombrerougeâtre.Poincarnoalluma la lumière, les

néonsgrésillèrentauplafond.Ils'installasuruntabouretetplaçalabilleentrelesmâchoiresd'un minuscule étau. Avec la lame d'un bistouri, il essaya d'en entailler la surface, sansrésultat, il rangea son outil et le remplaça par une pointe diamant qui ne fut même pascapablede rayer labille.Changementdesalleetdeméthodologie, cette foisce futau laserqueledocteurs'attaquaàlabille,maislerésultatnefutguèreplusconcluant.

–Bon,dit-il.Auxgrandsmauxlesgrandsremèdes,suivez-moi!Nousentrâmesdansunsasoùledocteurnousfitpasserd'étrangescombinaisons.Nous

étionsrhabillésdelatêteauxpieds,lunettes,gants,calotte,riennedépassait.

–Nousallonsopérerquelqu'un?demandai-jederrièrelemasquecollésurmabouche.– Non, mais nous devons éviter de contaminer le prélèvement avec le moindre ADN

étranger,levôtreparexemple.Nousallonsentrerdansunechambrestérile.Poincarnos'assitsuruntabouretdevantunecuvehermétiquementclose.Ilplaçalabille

dansunpremiercompartimentqu'ilreferma.Puisilplongeasesmainsdansdeuxmanchonsencaoutchoucetopéradepuisl'intérieurpourlafairepasserdanslasecondechambredelacuve,aprèsqu'elleeutéténettoyée.Ilposalabillesurunsocleetfittournerunepetitevalve.Unliquidetransparentenvahitlecompartiment.

–Qu'est-cequec'est?demandai-je.–Del'azoteliquide,réponditKeira.–Moins195,79°Celsius,ajoutaPoincarno.Latrèsbassetempératuredel'azoteliquide

empêche le fonctionnement des enzymes susceptibles de dégrader l'ADN, l'ARN ou lesprotéines que l'on désire extraire. Les gants que j'utilise sont des isolants spécifiquespourprévenirdesbrûlures.L'enveloppedelabillenedevraitpastarderàsefissurer.

Iln'enfutrien,hélas.MaisPoincarno,deplusenplus intriguépar lachose,n'étaitpasprêtàrenoncer.

–Jevaisabaisserradicalementlatempératureenutilisantdel'hélium3.Cegazpermetdeserapprocherduzéroabsolu.Sivotreobjetrésisteàuntelchocthermique, jebaisselesbras,jen'auraipasd'autresolution.

Poincarnofittournerunpetitrobinet,riend'apparentneseproduisit.–Legazestinvisible,nousdit-il.Attendonsquelquessecondes.Walter, Keira et moi avions les yeux rivés sur la vitre de la cuve et retenions notre

respiration.Nousnepouvionsaccepterl'idéederesterainsiimpuissants,aprèstantd'efforts,devantl'écorceinviolabled'unsipetitrécipient.Mais,soudain,unminusculeimpactseformasur laparoi translucide.Une infimefracturestriait labille.Poincarnocollasesyeuxsur lesœilletonsdesonmicroscopeélectroniqueetmanipulaunefineaiguille.

–J'aivotreprélèvement!s'exclama-t-ilenseretournantversnous.Nousallonspouvoirprocéder aux analyses. Cela demandera quelques heures, je vous appellerai dès que nousauronsquelquechose.

Nous le laissâmes dans son laboratoire et ressortîmes par le sas stérile après avoirabandonnénoscombinaisons.

JeproposaiàKeiraderentreràlamaison.Ellemerappelalesavertissementsd'Ivoryetme demanda si cela était bien prudent.Walter offrit de nous héberger, mais j'avais envied'une douche et de vêtements propres. Nous nous quittâmes sur le trottoir,Walter prit lemétro pour rejoindre l'Académie, Keira et moi grimpâmes dans un taxi en direction deCresswellPlace.

Lamaisonétaitpoussiéreuse, le réfrigérateuraussividequepossibleet lesdrapsde lachambre tels que nous les avions laissés. Nous étions épuisés et, après avoir tenté deremettreunpeud'ordre,nousnoussommesendormisdanslesbrasl'undel'autre.

La sonnerie du téléphone nous réveilla, je cherchai l'appareil à tâtons et décrochai,Waltersemblaitsurexcité.

–Maisenfinqu'est-cequevousfabriquez?–Figurez-vousquenousnousreposions,vousnousavezréveillés.Noussommesquittes.– Vous avez vu l'heure ? Cela fait quarante-cinq minutes que je vous attends au

laboratoire,cen'estpasfautedevousavoirappelés.–Jen'aipasdûentendremonportable,qu'ya-t-ildesipressé?

–Justement, ledocteurPoincarnorefusedeme ledirehorsdevotreprésence,mais ilm'acontactéà l'Académieenmedemandantdevenirau laboratoiredetouteurgence,alorshabillez-vousetrejoignez-moi.

Walterme raccrocha au nez. Je réveillai Keira et l'informai que nous étions vivementattendusaulabo.Ellesautadanssonpantalon,enfilaunpulletm'attendaitdéjàdanslaruealors que je refermais les fenêtres de la maison. Il était 19 heures environ lorsque nousarrivâmes à Hammersmith Grove. Poincarno faisait les cent pas dans le hall désert dulaboratoire.

–Vousenavezmisdu temps,grommela-t-il, suivez-moidansmonbureau, il fautquenousparlions.

Ilnousfitasseoirfaceàunmurblanc,tiralesrideaux,éteignitlalumièreetallumaunprojecteur.

La première diapositive qu'il nous présenta ressemblait à une colonie d'araignéesagglutinéessurleurtoile.

–Cequej'aivurelèvedel'absurditélaplustotaleetj'aibesoindesavoirsitoutcelaestunegigantesquesupercherieouuncanulardemauvaisgoût.J'aiacceptédevousrecevoircematin en raison de vos qualités respectives et des recommandations de l'Académie royale,mais cela dépasse les bornes et je ne mettrai pas ma réputation en jeu pour donner unquelconquecréditàdeuximposteursquimefontperdremontemps.

KeiraetmoiavionsdumalàcomprendrelavéhémencedePoincarno.–Qu'avez-vousdécouvert?demandaKeira.–Avantquejevousréponde,dites-moioùvousaveztrouvécettebillederésineetdans

quellescirconstances.– Au fond d'une sépulture située au nord de la vallée de l'Omo. Elle reposait sur le

sternumd'unsquelettehumainfossilisé.–Impossible,vousmentez!–Écoutez,docteur,jen'aipasplusdetempsàperdrequevous,sivouspensezquenous

sommesdesimposteurs,libreàvous!Adrianestunastrophysiciendontlaréputationn'estplusàfaire,quantàmoi,j'aiaussiquelquesméritesàfairevaloir,alorssivousnousdisiezdequoivousnousaccusez!

–Mademoiselle, vous pourriez tapisser lesmurs demon bureau de vos diplômes quecela ne changerait rien. Que voyez-vous sur cette image ? dit-il en faisant apparaître unedeuxièmediapositive.

–Desmitochondriesetdesfilamentsd'ADN.–Oui,eneffet,c'estexactementcela.–Etcelavousposeunproblème?demandai-je.– Il y a vingt ans, nous avons réussi à prélever et à analyser l'ADN d'un charançon

conservédansdel'ambre.L'insectevenaitduLiban,ilavaitétédécouvertentreJezzineetDarel-Beidaoùils'étaitfaitengluerdansdelarésine.Lapâtedevenuepierreavaitpréservésonintégrité. Cet insecte avait cent trente millions d'années. Vous imaginez tout ce que nousavons pu apprendre de cette découverte qui constitue, à ce jour encore, le plus ancientémoignaged'unorganismecomplexevivant.

–J'ensuisravipourvous,dis-je,maisenquoicelanousconcerne?–Adrianaraison,intervintWalter,jenevoistoujourspasoùestleproblème.–Leproblème,messieurs,repritsèchementPoincarno,c'estquel'ADNquevousm'avez

demandé d'étudier serait trois fois plus ancien, c'est en tout cas ce que nous indique laspectroscopie.Ilauraitmêmequatrecentsmillionsd'années!

–Maisc'estunedécouvertefantastique,dis-je,pleind'enthousiasme.– C'est aussi ce que nous pensions en début d'après-midi, même si certains de mes

confrères que j'avais aussitôt appelés étaient dubitatifs. Lesmitochondries que vous voyezsur cette troisième image sont dans un état si parfait que cela a suscité quelquesinterrogations.Maissoit,admettonsquecetterésineparticulière,quenousn'avonstoujourspaspu identifier, les aitprotégéesdurant tout ce temps, cedont jedoute fort.Maintenant,regardez bien cette diapositive, c'est un grossissement au microscope électronique de laprécédentephotographie.Approchez-vousdumur, jevousenprie, jevoudraisqueneratiezcespectaclesousaucunprétexte.

Keira,Walteretmoinousrapprochâmes,commenousl'avaitdemandéPoincarno.–Alors,quevoyez-vous?– C'est un chromosome X, le premier homme était une femme ! annonça Keira

visiblementbouleversée.–Oui,detouteévidence,lesquelettequevousaveztrouvéestbienceluid'unefemmeet

nond'unhomme ;maisne croyezpasque je sois en colère à causede cela, jene suispasmisogyne.

– Je ne comprends toujours pas, me chuchota Keira, c'est fantastique, te rends-tucompte,ÈveestnéeavantAdam,dit-elleensouriant.

–L'egodeshommesvaenprendreunsacrécoup,ajoutai-je.–Vousavez raisonde fairede l'humour, repritPoincarno, et il y a encoreplusdrôle !

Regardezdeplusprèsetdites-moicequevousobservez.–Jen'aipasenviedejouerauxdevinettes,docteur,cettedécouverteestbouleversante,

elleestpourmoi l'aboutissementd'unedécenniedetravailetdesacrifices,alorsdites-nouscequi vous fâche,nous gagnerions tousdu temps et j'ai cru comprendreque le vôtre étaitprécieux.

–Mademoiselle,votredécouverteseraitextraordinairesil'évolutionacceptaitleprinciped'un retour en arrière, mais, vous le savez aussi bien que moi, la nature veut que nousprogressions...etnerégressionspas.Orceschromosomesquenousvoyonsicisontbienplusélaborésquelesvôtresetlesmiens!

–Etquelesmiensaussi?demandaWalter.–Plusévoluésqueceuxdetousleshumainsvivantsaujourd'hui.–Ah!qu'est-cequivousfaitdirecela?poursuivitWalter.– Cette petite partie ici, que nous appelons un allèle, des gènes localisés sur chaque

membred'unepairedechromosomeshomologues.Ceux-ciontétégénétiquementmodifiés,et jedoutequ'unetellechosefûtenvisageable ilyaquatrecentsmillionsd'années.Sivousm'expliquiezmaintenantlafaçondontvousavezprocédépourmettreaupointcettefarce,àmoins que vous ne préfériez que j'en réfère directement au conseil d'administration del'Académie?

Abasourdie,Keiras'assitsurunechaise.–Dansquelbutceschromosomesont-ilsétémodifiés?demandai-je.– Lamanipulation génétique n'est pas le sujet du jour,mais je vais répondre à votre

question. Nous expérimentons ce genre d'intervention sur les chromosomes aux fins deprévenirlesmaladieshéréditairesoucertainscancers,deprovoquerdesmutationsetdenouspermettredefairefaceàdesconditionsdeviequiévoluentplusvitequenous.Intervenirsurles gènes c'est en quelque sorte rectifier l'algorithme de la vie, réparer certains désordres,dontceuxquenousprovoquons;bref,lesintérêtsmédicauxsontinfinis,maiscen'estpascequinouspréoccupecesoir.Cettefemmequevousavezdécouvertedansvotrevalléedel'Omo

nepeutàlafoisapparteniràunlointainpasséetcontenirdanssonADNlestracesdufutur.Maintenant dites-moi pourquoi une telle supercherie ? Vous rêviez tous deux auNobel etespériezmacautionenmebernantdefaçonsigrossière?

– Il n'y a aucune supercherie, protestaKeira. Je comprends vos suspicions,maisnousn'avonsrieninventé,jevouslejure.Cettebillequevousavezanalysée,nousl'avonssortiedeterreavant-hieret,croyez-moi,l'étatdefossilisationdesossementsquil'accompagnaientnepouvaitêtrecontrefait.Sivoussaviezcequ'ilnousenacoûtédetrouvercesquelette,vousnedouteriezpasunesecondedenotresincérité.

–Vousrendez-vouscomptedecequecelaimpliqueraitsijevouscroyais?questionnaledocteur.

Poincarno avait changé de ton et semblait soudainement disposé à nous écouter. Il serassitderrièresonbureauetrallumalalumière.

– Cela signifie, répondit Keira, qu'Ève est née avant Adam et surtout que lamère del'humanitéestbienplusvieillequenousnel'imaginionstous.

–Non,mademoiselle, pas seulement cela. Si cesmitochondries que j'ai étudiées sontréellementâgéesdequatrecentsmillionsd'années,celaprésupposebiend'autreschosesquevotrecompliceastrophysicienvousacertainementdéjàexpliquées,carj'imaginequ'avantdeveniricivousaviezrodévotrenuméroàlaperfection.

–Nousn'avonsrienfaitdetel,dis-jeenmelevant.Etdequellethéorieparlez-vous?–Allons, nemeprenez pas pour plus ignorant que je ne le suis. Les études quenous

faisons dans nos métiers respectifs se rejoignent parfois, vous le savez très bien. Denombreux scientifiques s'accordent sur le fait que l'origine de la vie sur la Terre pourraitêtre le fruit de bombardements demétéorites, n'est-ce pas,monsieur l'astrophysicien ? Etcettethéories'esttrouvéerenforcéedepuisquedestracesdeglycineontétédécouvertesdanslaqueued'unecomète,vousn'êtespassanslesavoir?

–Onatrouvéuneplantedanslaqueued'unecomète?demandaWaltereffaré.–Non,pascetteglycine-là,Walter, laglycineest leplussimpledesacidesaminés,une

moléculeessentielleàl'apparitiondelavie.LasondeStardustenaprélevédanslaqueuedelacomèteWild2alorsqu'ellepassaitàtroiscentquatre-ving-dixmillionsdekilomètresdelaTerre.Lesprotéinesquiformentl'intégralitédesorganes,cellulesetenzymesdesorganismesvivantssontforméesdechaînesd'acidesaminés.

–Et augrandbonheurdes astrophysiciens, cettedécouverte est venue renforcer l'idéeque la vie sur la Terre pouvait avoir trouvé son origine dans l'espace où elle serait plusrépanduequel'onveutbienl'entendre,jen'exagèrerienendisantcela?repritPoincarnoenmecoupant laparole.Maisde là à vouloirnous faire croireparde sinistresmanipulationsquelaTerreaitétépeupléepardesêtresaussicomplexesquenous,celarelèvedelafolie.

–Qu'est-cequevoussuggérez?demandaKeira.–Jevousl'aidéjàdit,votreÈvenepeutapparteniraupasséetêtreporteusedecellules

génétiquementmodifiées,saufsivousvouleznousfaireavalerquelepremierdeshumains,lapremièreen l'occurrence,seraitarrivédans lavalléede l'Omoenprovenanced'uneautreplanète!

–Jeneveuxpasmemêlerdecequinemeregardepas, intervintWalter,maissivousaviez raconté à mon arrière-grand-mère que l'on voyagerait de Londres à Singapour enquelquesheures,volantàdixmillemètresd'altitudedansuneboîtedeconservequipèsecinqcentsoixantetonnes,ellevousauraitdénoncéillicoaumédecindesonvillageetvousauriezétébonpourl'asileenmoinsdetempsqu'iln'enfautpourledire!Jenevousparlelànidevols supersoniques, ni de se poser sur la Lune, et encore moins de cette sonde qui a su

repêchervosacidesaminésdanslaqueued'unecomèteàtroiscentquatre-vingt-dixmillionsde kilomètres de la Terre ! Pourquoi faut-il toujours que les plus savants d'entre nousmanquentautantd'imagination?

Walters'étaitmisencolère,ilarpentaitlapiècedelongenlarge,personneàcemomentn'auraitrisquédel'interrompre.Ils'arrêtanetetpointaundoigtrageurversPoincarno.

– Vous, les scientifiques, passez votre temps à vous tromper. Vous reconsidérez enpermanence leserreursdevospairs,quandcenesontpas lesvôtres,etnemeditespas lecontraire,j'aiperdumescheveuxàtenterd'équilibrerdesbudgetspourquevousayezl'argentnécessaireàtoutréinventer.Etpourtant,chaquefoisqu'uneidéenovatriceseprésente,c'estlamêmelitanie:impossible,impossibleetimpossible!C'esttoutdemêmeincroyable!Parceque modifier des chromosomes était envisageable il y a cent ans ? Aurait-on accordé lemoindre crédit à vos recherches ne serait-ce qu'au début du XX e siècle ? Pas mesadministrateurs en tout cas... Vous seriez tout bonnement passé pour un illuminé et riend'autre.Monsieurledocteurengéniegénétique,jeconnaisAdriandepuisdesmois,etjevousinterdis, vous m'entendez, de le soupçonner de la moindre forfaiture. Cet homme assisdevantvousestd'unehonnêteté...quifriseparfoislabêtise!

Poincarnonousregardatouràtour.–Vous êtespassé à côtéde votre carrière,monsieur le gestionnairede l'Académiedes

sciences, vous auriez dû être avocat ! Très bien, je ne dirai rien à votre conseild'administration,nousallonspoursuivreplusavantnosétudessurcesang.Jeconfirmeraicequenousauronsdécouvertetstrictementcela.Monrapport feramentiondesanomaliesetincohérencesquenous aurons révélées et se garderabiend'émettre lamoindrehypothèse,d'appuyer lamoindre théorie. Il vous appartient de publier ce que bon vous semble,maisvousenassumerezseulsl'entièreresponsabilité.Sijelisdanslarédactiondevostravauxlamoindrelignememettantencauseoumeprenantàtémoin,jevousassigneraiaussitôt,est-ceclair?

–Jenevousairiendemandédetel,réponditKeira.Sivousacceptezdecertifierl'âgedeces cellules, d'attester scientifiquement qu'elles sont vieilles de quatre cents millionsd'années,ceseradéjàunecontributionénorme.Rassurez-vous,ilestbientroptôtpourquenouspensionsàpublierquoiquecesoit,etsachezquenoussommes,toutautantquevous,stupéfaitsdecequevousnousavezapprisetencoreincapablesd'entirerdesconclusions.

Poincarno nous raccompagna jusqu'à la porte du laboratoire et promit de nousrecontacterd'iciquelquesjours.

Il pleuvait sur Londres ce soir-là, nous nous retrouvâmes,Walter, Keira etmoi sur letrottoirdétrempéd'HammersmithGrove.Ilfaisaitnuitetfroid,nousétionstousépuisésparcette journée.Walter nous proposa d'aller dîner dans un pub voisin, il était difficile de lelaisserseul.

Assisàunetableprèsdelabaievitrée,ilnousposacentquestionssurnotrevoyageenÉthiopieetKeiraleluiracontadanslesmoindresdétails.Walter,captivé,sursautaquandelleluifitlerécitdeladécouvertedusquelette.Faceàunsibonpublic,elleneménageaitpasseseffets,moncamaradefrissonnaplusieursfois.Ilyavaituncôtégrandenfantchezluiqu'elleappréciait beaucoup. De les regarder rire ainsi tous les deux me fit oublier tous lesdésagrémentsquenousavionsvécuscesderniersmois.

Je demandai à Walter ce qu'il avait voulu dire tout à l'heure à Poincarno, la phraseexacte, si je m'en souvenais bien, était : « Adrian est d'une honnêteté qui frise parfois labêtise...»

– Que vous alliez encore payer l'addition ce soir ! répondit-il en commandant unemousseauchocolat.Etnemontezpassurvosgrandschevaux,c'étaituneffetdemanches,pourlabonnecause.

Je priai Keira de me remettre son pendentif, sortis les deux autres fragments de mapocheetlesconfiaiàWalter.

–Pourquoimedonnez-vouscela?Ilsvousappartiennent,medit-il,gêné.– Parce que je suis d'une honnêteté qui frise parfois la bêtise, lui répondis-je. Si nos

travaux aboutissent à une publication majeure, elle sera pour ma part faite au nom del'Académie à laquelle j'appartiens, et je tiens à ce que vous y soyez associé. Cela vouspermettra peut-être enfin de faire réparer cette toiture au-dessus de votre bureau. Enattendant,gardez-lesenlieusûr.

Walterlesrangeadanssapoche,jevisdanssonregardqu'ilétaitému.De cette incroyable aventure étaient nés un amour que je ne soupçonnais pas et une

vraieamitié.Aprèsavoirpassélaplusgrandepartiedemonexistenceexilédanslescontréesles plus reculées du monde, à scruter l'Univers à la recherche d'une lointaine étoile,j'écoutais, dans un vieux pub d'Hammersmith, la femme que j'aime converser et rire avecmonmeilleurami.Cesoir-là,jeréalisaiquecesdeuxêtres,siprèsdemoi,avaientchangémavie.

Chacun de nous a en lui un peu deRobinson avec un nouveaumonde à découvrir et,finalement,unVendrediàrencontrer.

Lepub fermait, nouspartîmes les derniers.Un taxi passait par là, nous le laissâmes àWalter,Keiraavaitenviedefairequelquespas.

L'enseignes'éteignitderrièrenous.HammersmithGroveétaitsilencieuse,plusunchatàl'horizon dans cette impasse. La gare du même nom était à quelques rues d'ici, noustrouverionscertainementuntaxiauxalentours.

Le moteur d'une camionnette vint briser le silence, le véhicule sortit de sa place destationnement.Lorsqu'ilarrivaànotrehauteur,laportièrelatérales'ouvritetquatrehommesencagoulés en surgirent. Ni Keira ni moi n'eûmes le temps de comprendre ce qui nousarrivait.Onnousempoignaviolemment,Keirapoussauncri,maisilétaitdéjàtroptard,nousfûmesprojetésàl'intérieurduvanalorsquecelui-ciredémarraitàtoutevitesse.

Nousavionseubeaunousdébattre– j'avais réussià renverser l'undemesassaillants,Keira avait presque crevé l'œil de celui qui tentait de lamaintenir plaquée au sol –, nousfûmesligotésetbâillonnés.Onnousbandalesyeuxetfitinhalerungazsoporifique.Cefut,pournousdeux,lederniersouvenird'unesoiréequiavaitpourtantbiencommencé.

***

Lieuinconnu

Lorsque je repris conscience, Keira était penchée au-dessus de moi. Son sourire étaitpâle.

–Oùsommes-nous?luidemandai-je.–Jen'enaipaslamoindreidée,merépondit-elle.Jeregardaitoutautour,quatremursbétonnés,sansaucuneouverturehormisuneporte

blindée.Unnéonauplafonddiffusaitunelumièreblafarde.–Qu'est-cequis'estpassé?questionnaKeira.–Nousn'avonspasécoutélesrecommandationsd'Ivory.–Nousavonsdûdormirunlongmoment.–Qu'est-cequitelaissecroireça?–Tabarbe,Adrian.TuétaisrasédeprèsquandnousavonsdînéavecWalter.–Tuasraison,nousdevonsêtrelàdepuislongtemps,j'aifaimetsoif.–Moiaussi,jesuisassoiffée,réponditKeira.Elleselevaetallatambourineràlaporte.–Donnez-nousaumoinsàboire!cria-t-elle.Nousn'entendîmesaucunbruit.–Net'épuisepas.Ilsviendrontbienàunmomentdonné.–Oupas!–Ne dis pas de bêtises, ils ne vont pas nous laisser crever de soif et de faim dans ce

cachot.–Jenevoudraispast'inquiéter,maisjen'aipaseul'impressionquelesballesquinous

visaientdansleTranssibérienétaientencaoutchouc.Maispourquoi,pourquoinousenveut-onàcepoint?gémit-elleens'asseyantparterre.

–Àcausedecequetuastrouvé,Keira.–Enquoidesossements,aussivieuxsoient-ils,justifient-ilsuntelacharnement?–Cen'estpasn'importequelsquelette.Jenecroispasquetuaiesbiencomprislaraison

dutroubledePoincarno.–Cetimbécilequinousaccused'avoirfalsifiél'ADNquenousluiavonsfaitétudier.–C'estcequejepensais,tun'aspastoutsaisidelaportéedetadécouverte.–Cen'estpasmadécouverte,maislanôtre!–Poincarnotentaitde t'expliquer ledilemmeauquel lesanalyses l'ontconfronté.Tous

lesorganismesvivantscontiennentdescellules,uneseulepourlesplussimples,l'hommeenpossèdeplusdedixmilliards, et toutes ces cellules se construisent sur lemêmemodèle, àpartirdedeuxmatériauxdebase,lesacidesnucléiquesetlesprotéines.Cesbriquesduvivantsont elles-mêmes issues de la combinaison chimique dans l'eau de quelques éléments, lecarbone,l'azote, l'hydrogèneetl'oxygène.Voilàpourlescertitudessurlepourquoidelavie,maiscommenttoutacommencé?Là,lesscientifiquesenvisagentdeuxscénarios.SoitlavieestapparuesurlaTerreaprèsunesériederéactionscomplexes,soitdesmatériauxprovenantdel'espaceontdéclenchéleprocessusdelaviesurlaTerre.Touslesêtresvivantsévoluent,ils ne régressent pas. Si l'ADN de ton Ève éthiopienne contient des allèles génétiquementmodifiés,soncorpsestpourainsidireplusévoluéque lenôtre,cequiestdonc impossible,saufsi...

–Saufsiquoi?–SaufsitonÈveestmortesurlaTerresanspourautantyêtrenée...–C'estimpensable!–SiWalterétaitlà,tulemettraisencolère.– Adrian, je n'ai pas passé dix ans de ma vie à chercher le chaînon manquant pour

expliqueràmespairsquelepremierdeshumainsestvenud'unautremonde.–À l'heureoù je teparle, sixastronautes sontenfermésdansuncaissonquelquepart

près deMoscou, en préparation d'un voyage versMars. Je n'invente rien. Aucune fusée àl'horizon, ilne s'agit aujourd'huiqued'uneexpérimentationorganiséepar l'Agence spatialeeuropéenne et l'Institut russe des problèmes biomédicaux, afin de tester les capacités del'homme à voyager dans l'espace sur de longues distances. L'aboutissement de ce projetbaptiséMars500estprévudansquaranteans.Maisqu'est-cequ'unequarantained'annéesdansl'histoiredel'humanité?SixastronautespartirontversMarsen2050commelefirentmoins de cent ans plus tôt ceux qui posèrent les premiers pas de l'homme sur la Lune.Maintenant, imagine le scénario suivant : si l'un d'eux décédait surMars, que feraient lesautresàtonavis?

–Ilsmangeraientsongoûter!–Keira,jet'enprie,soissérieusedeuxsecondes!–Désolée,lefaitdemeretrouverencellulemerendnerveuse.–Raisondepluspourquetumelaissestechangerlesidées.–Jenesaispascequeferaientlesautres.Ilsl'enterreraientjesuppose.– Exactement ! Je doute qu'ils aient envie de faire le voyage retour avec un corps en

décompositionàbord.Donc,ilsl'inhument.MaissouslapoussièredeMars,ilstrouventdelaglace,commedanslecasdecestombessumériennessurleplateaudeMan-Pupu-Nyor.

– Pas exactement, corrigea Keira, eux ont été ensevelis, mais il y a beaucoup de cestombesdeglaceenSibérie.

– Alors comme en Sibérie..., dans l'espoir qu'une autre mission reviendra, nosastronautesenterrentavec le corpsde leur compagnonunebaliseetunéchantillonde sonsang.

–Pourquoi?–Pourdeuxraisonsdistinctes.Permettredelocaliserlasépulture,endépitdestempêtes

quipeuventbouleverserlepaysage,etpouvoiridentifierdefaçoncertaineceluioucellequiyrepose...ainsiquenous l'avons fait.L'équipagerepart,commelesastronautesqui firent lespremierspasdel'hommesurlaLune.Riendescientifiquementextravagantàcequejeviensdetedire,nousn'avonsfinalementenunsiècleapprisqu'àvoyagerplus loindans l'espace.Maisentre lepremiervold'Aderquiavaitparcouruquelquesmètresau-dessusdusolet lepremier pas d'Armstrong sur la Lune, il ne s'est écoulé que quatre-vingts ans. Les progrèstechniques,laconnaissancequ'ilaurafalluacquérirpourpasserdecepetitvolàlapossibilitéd'arracherune fuséedeplusieurs tonnesà l'attractionterrestresont inimaginables.Bien, jepoursuis,notreéquipageest revenusur laTerreet leurcompagnonreposesous laglacedeMars.L'Universsemoquebiendetoutcelaetsonexpansioncontinue,lesplanètesdenotresystèmesolairetournentautourdeleurétoile,quilesréchauffeetlesréchauffeencore.Dansquelquesmillions d'années, ce qui n'est pas beaucoupdans l'histoire de l'Univers,Mars seréchauffera, les glaces souterraines se mettront à fondre. Alors, le corps congelé de notreastronautecommenceraàsedécomposer.Onditquequelquesgrainessuffisentàfairenaîtreuneforêt.Quedesfragmentsd'ADNappartenantaucorpsdetonÈveéthiopiennesesoientmélangés à l'eau lorsque notre planète sortait de sa période glaciaire et le processus de

fertilisationdelaviecommençaitsur laTerre.Leprogrammequecontenaitchacunedesescellules suffirait à faire le reste et il ne faudrait plus que quelques centaines de millionsd'annéessupplémentairespourquel'évolutionaboutisseàdesêtresvivantsaussicomplexesquel'Èvequifutàleurorigine...«Lanuitdel'unestgardiennedel'origine.»D'autresavantnousavaientcompriscequejeviensdetedire...

Lenéonau-dessusdenouss'éteignit.Nousétionsdanslenoirabsolu.JeprislamaindeKeira.–Jesuislà,n'aiepaspeur,noussommesensemble.–Tucroisàcequetuviensdemeraconter,Adrian?–Jenesaispas,Keira,situmedemandessiuntelscénarioestpossible,maréponseest

oui.Tumedemandess'ilestprobable?Auregarddespreuvesquenousavonstrouvées, laréponseestpourquoipas.Commedans touteenquêteoudans toutprojetde recherches, ilfautbiencommencerparunehypothèse.Depuisl'Antiquité,ceuxquifirentlesplusgrandesdécouvertes sont ceux qui eurent l'humilité de regarder les choses autrement. Au collège,notre professeur de sciences nous disait : Pour découvrir, il faut sortir de son propresystème.De l'intérieur, onnevoitpasgrand-chose, en tout cas riende cequi sepasseau-dehors. Si nous étions libres et publiions de telles conclusions à l'appui des preuves dontnousdisposons,noussusciterionsdifférentesréactions,del'intérêtcommedel'incrédulité;sanscompterlajalousiequiferaitcrieràl'hérésienombredeconfrères.Etpourtant,tantdegens ont la foi, Keira, tant d'hommes croient en un Dieu, sans aucune preuve de sonexistence.Entrecequenousontapprislesfragments,lesossementsdécouvertsàDipa,etlesextraordinaires révélations de ces analyses ADN, nous avons le droit de nous poser toutesortesdequestionssurlafaçondontlavieestapparuesurlaTerre.

–J'aisoif,Adrian.–Moiaussi,j'aisoif.–Tucroisqu'ilsvontnouslaissermourircommeça?–Jen'ensaisrien,celacommenceàfairelong.–Ilparaîtquec'est terribledemourirdesoif,auboutd'uncertaintemps, la languese

metàgonfleretonétouffe.–Nepensepasàça.–Turegrettes?– D'être enfermé ici, oui, mais pas le moindre des instants que nous avons passés

ensemble.–Jel'auraiquandmêmetrouvée,magrand-mèredel'humanité,soupiraKeira.–Tupeuxmêmedirequetuastrouvésonarrière-arrière-grand-mère,jen'aipasencore

eul'occasiondeteféliciter.–Jet'aime,Adrian.JeserraiKeiradansmesbras,cherchaiseslèvresdanslenoiretl'embrassai.D'heureen

heure,nosforcess'amenuisaient.–Walterdoits'inquiéter.–Ilaprisl'habitudedenousvoirdisparaître.–Nousnesommesjamaispartissansleprévenir.–Cettefois,ils'inquiéterapeut-êtredenotresort.– Il ne sera pas le seul, nos recherches ne seront pas vaines, je le sais, souffla Keira.

Poincarnopoursuivrasesanalysessurl'ADN,monéquiperamèneralesqueletted'Ève.–Tuveuxvraimentlabaptiserainsi?

–Non, je voulais l'appeler Jeanne.Walter amis les fragments en lieu sûr, l'équipedeVirje étudiera l'enregistrement. Ivory a ouvert une voie, nous l'avons suivie, d'autrescontinuerontsansnous.Tôtoutard,ensemble,ilsrecollerontlespiècesdupuzzle.

Keirasetut.–Tunedisplusrien?–Jesuissifatiguée,Adrian.–Net'endorspas,résiste.–Àquoibon?Ellen'avaitpastort,mourirens'endormantseraitplusdoux.

***

Le néon s'alluma, je n'avais aucune idée du temps qui s'était écoulé depuis que nousavionsperduconnaissance.Mesyeuxeurentdumalàs'accommoderàlalumière.

Devantlaporte,deuxbouteillesd'eau,desbarresdechocolatetdesbiscuits.JesecouaiKeira,luihumectaileslèvresetlaberçaienlasuppliantd'ouvrirlesyeux.–Tuaspréparélepetitdéjeuner?murmura-t-elle.–Quelquechosecommeça,oui,maisneboispastropvite.Désaltérée, Keira se jeta sur le chocolat, nous partageâmes les biscuits. Nos avions

recouvréquelquesforcesetellereprenaitdescouleurs.–Tucroisqu'ilsontchangéd'avis?medemanda-t-elle.–Jen'ensaispasplusquetoi,attendons.Laportes'ouvrit.Deuxhommesportantdescagoulesentrèrentenpremier,untroisième,

têtenue,vêtud'uncostumeentweedfortbiencoupéseprésentaànous.–Deboutetsuivez-nous,dit-il.Noussortîmesdenotrecelluleetempruntâmesunlongcouloir.–Là,nousditl'homme,cesontlesdouchesdupersonnel,allezfairevotretoilette,vous

enavezbesoin.Meshommesvousescorterontjusqu'àmonbureaulorsquevousserezprêts.–Puis-jesavoiràquinousavonsl'honneur?demandai-je.–Vousêtesarrogant,j'aimebiencela,réponditl'homme.Jem'appelleEdwardAshton.À

toutàl'heure.

***

Nousétionsredevenuspresqueprésentables.Leshommesd'Ashtonnousescortèrentàtraversune somptueusedemeureenpleinecampagneanglaise.Lacaveoùnousavionsétéenfermés se situait dans les sous-sols d'un bâtiment tout près d'une grande serre. Nousparcourûmesunjardinremarquablemententretenu,gravîmeslesmarchesd'unperronetl'onnousfitentrerdansunimmensesalonauxmursrecouvertsdeboiseries.

SirAshtonnousyattendait,assisderrièreunbureau.–Vousm'aurezdonnébiendufilàretordre.–Laréciproqueesttoutaussivraie,réponditKeira.

–Jevoisquevousnonplusnemanquezpasd'humour.–Jenetrouveriendedrôleàcequevousnousavezfaitsubir.–Nevousenprenezqu'àvous-mêmes,cen'estpas fautedevousavoiradressémaints

avertissements,maisriennesemblaitpouvoirvousdécideràarrêtervosrecherches.–Maispourquoiaurions-nousdûrenoncer?demandai-je.–S'ilnetenaitqu'àmoi,vousn'auriezplusleloisirdemeposerlaquestion,maisjene

suispasseuldécisionnaire.SirAshton se leva et retournaderrière sonbureau. Il appuya surun commutateur, les

panneaux boisés ornant les murs circulaires de la pièce se rétractèrent, dévoilant unequinzained'écransquis'allumèrentsimultanément.Surchacund'euxapparutlevisaged'unindividu. Je reconnus aussitôt notre contact d'Amsterdam. Hommes et femme seprésentèrentsouslenomd'empruntd'uneville.ATHÈNES,BERLIN,BOSTON,ISTANBUL,LECAIRE,MADRID,MOSCOU,NEWDELHI,PARIS,PÉKIN,ROME,RIO,TEL-AVIV,TOKYO.

–Maisquiêtes-vous?interrogeaKeira.–Desreprésentantsofficielsdechacundenospays,noussommesenchargedudossier

quivousconcerne.–Queldossier?demandai-jeàmontour.Laseulefemmedecetteassembléefutlapremièreàs'adresserànous,elleseprésenta

souslenomd'Isabeletnousposauneétrangequestion:– Si vous aviez la preuve que Dieu n'existait pas, êtes-vous certain que les hommes

voudraient la voir ? Et avez-vous bienmesuré les conséquences de la diffusion d'une tellenouvelle ?Deuxmilliards d'êtres humains vivent sur cette planète en dessous du seuil depauvreté.Lamoitiédelapopulationmondialesubsisteenseprivantdetout.Vousêtes-vousdemandécequifaittenirdeboutcemondesibancal,sidéséquilibré?C'estl'espoir!L'espoirqu'il existeune forcesupérieureetbienveillante, l'espoird'uneviemeilleureaprès lamort.AppelezcetespoirDieuoufoi,commevousvoudrez.

–Pardonnez-moi,madame,maisleshommesn'ontcessédes'entretueraunomdeDieu.Leur apporter la preuve qu'il n'existe pas les libérerait une fois pour toutes de la haine del'autre.Regardez combiend'entrenous lesguerresdeReligionont faitmourir, combiendevictimesellesprovoquentencorechaqueannée,combiendedictaturesreposentsurunsoclereligieux.

–L'hommen'apaseubesoindecroireenDieupours'entretuer, rétorqua Isabel,maispour survivre, pour faire ce que la nature lui commande et assurer la continuité de sonespèce.

–LesanimauxlefontsanscroireenDieu,rétorquaKeira.–Mais l'homme est le seul être vivant sur cette terre à avoir conscience de sa propre

mort,mademoiselle, ilest leseulàlaredouter.Savez-vousàquandremontentlespremierssignesdereligiosité?

–Ilyacentmilleans,prèsdeNazareth,réponditKeira,desHomosapiensinhumèrent,probablementpour lapremière foisdans l'histoirede l'humanité, ladépouilled'une femmed'une vingtaine d'années. À ses pieds reposait aussi celle d'un enfant de six ans. Ceux quidécouvrirent leursépulturetrouvèrentégalementautourde leurssquelettesquantitéd'ocrerouge et d'objets rituels. Les deux corps étaient dans la position de l'orant. À la peine quiaccompagnait laperted'unprocheétaitvenuesegreffer l'impérieusenécessitéd'honorer lamort...,conclut-elleenrépétantmotàmotlaleçond'Ivory.

–Centmilleans,repritIsabel,millesièclesdecroyances...Sivousapportiezaumondelapreuve scientifique que Dieu n'a pas créé la vie sur la Terre, ce monde se détruirait. Un

milliard et demi d'êtres humains vivent dans une misère intolérable, inacceptable,insupportable.Quelhomme,quelle femmeetquel enfantdans la souffrance accepterait saconditions'ilétaitprivéd'espoir?Quileretiendraitdetuersonprochain,des'emparerdecedontilmanquesisaconscienceétaitlibredetoutordretranscendant?Lareligionatué,maisla foi a sauvé tant de vies, donné tant de forces aux plus démunis. Vous ne pouvez paséteindre pareille lumière. Pour vous, scientifiques, la mort est nécessaire, nos cellulesmeurentafinqued'autresvivent,nousmouronspour laisserplaceàceuxquidoiventnoussuccéder.Naître,sedévelopperetpuismourirestdansl'ordredeschoses,maispourleplusgrandnombre,mourirn'estqu'uneétapeversunailleurs,unmondemeilleuroùtoutcequin'estpassera,oùtousceuxquiontdisparulesattendent.Vousn'avezconnunilafaimnilasoif, pas plus que le dénuement, et vous avez poursuivi vos rêves, quels que soient vosmérites,vousavezeucette chance.Maisavez-vouspenséàceuxquin'ontpaseuune tellechance ? Seriez-vous assez cruels pour leur dire que leurs souffrances sur la Terre n'avaitd'autrefinquel'évolution?

J'avançaiverslesécranspourfairefaceànosjuges.–Cettetristeséance,dis-je,mefaitpenseràcellequ'adûsubirGalilée.L'humanitéafini

parapprendrecequesescenseursvoulaientcacher,etpourtantlemondenes'estpasarrêtédetourner!Bienaucontraire.Lorsquel'hommelibérédesespeurssedécidaàavancerversl'horizon,c'estl'horizonquiareculédevantlui.Queserions-nousaujourd'hui,silescroyantsd'hier avaient réussi à interdire la vérité ? La connaissance fait partie de l'évolution del'homme.

–Sivousrévélezvosdécouvertes,lepremierjourcompteradescentainesdemilliersdemorts dans le quart-monde, la première semaine des millions dans le tiers-monde. Lasuivante débutera la plus grande migration de l'humanité. Un milliard d'êtres affaméstraverseront les continents et prendront lamerpour aller s'emparerde tout ce qu'ils n'ontpas. Chacun tentera de vivre au présent ce qu'il réservait au futur. La cinquième semainemarqueralecommencementdelapremièrenuit.

–Sinosrévélationssontsiredoutables,pourquoinousavoirlibérés?–Nousn'avionspasl'intentiondelefaire,jusqu'àcequevotreconversation,dansvotre

cellule, nous apprenne que vous n'êtes plus seuls à savoir. Votre disparition soudainepousseraitlesscientifiquesquivousontcôtoyésàachevervostravaux.Vousseulsdésormaispouvez les arrêter.Vous êtes libres de partir et seuls face à la décisionque vous prendrez.Depuisladécouvertedelafissionnucléaire,jamaisunhommeetunefemmen'aurontportéunetelleresponsabilitésurleursépaules.

Lesécranss'éteignirentl'unaprèsl'autre.SirAshtonselevaetavançaversnous.–Mavoitureestàvotredisposition,monchauffeurvousreconduiraàLondres.

***

Londres

Nous passâmes quelques jours à lamaison. Jamais Keira etmoi n'étions restés aussisilencieux.Lorsquel'unouvraitlabouchepourdirequelquesmots,desbanalités,ilsetaisaitaussitôt.Walteravaitlaisséunmessagesurmonrépondeur,furieuxquenousayonsdisparusansluiavoirdonnédenosnouvelles.IlnousimaginaitàAmsterdamourepartisenÉthiopie.J'essayaidelecontactermaisilrestaitinjoignable.

L'atmosphère à Cresswell Place était pesante. J'avais surpris une communicationtéléphonique entre Jeanne et Keira ; même avec sa sœur, elle n'arrivait pas à parler. Jedécidaidechangerd'airetdel'emmeneràHydra.Unpeudesoleilnousferaitleplusgrandbien.

***

Grèce

Lanavetted'Athènesnousdéposa sur le port à 10heuresdumatin.Depuis le quai, jepouvais voir tante Elena, elle portait un tablier et redonnait du bleu à la façade de sonmagasinàgrandscoupsdepinceau.

Jeposainosvalisesetavançaiversellepourluifaireunesurprise,quand...Waltersortitdesaboutique,affublédesonshortàcarreaux,d'unchapeauridiculeetdelunettesdesoleildeuxfoistropgrandespourlui.Truelleàlamain,ilgrattaitleboisenchantantàtue-têteetterriblementfauxl'airdeZorbaleGrec.Ilnousvitetsetournaversnous.

–Maisoùétiez-vousdoncpassés?dit-ilenseprécipitantànotrerencontre.–Nousétionsenfermésàlacave!luiréponditKeiraenleprenantdanssesbras.Vous

nousavezmanqué,Walter.– Qu'est-ce que vous fichez à Hydra en pleine semaine ? Vous ne devriez pas être à

l'Académie?luidemandai-je.– Lorsque nous nous sommes vus à Londres, je vous ai dit que j'avais revendu ma

voitureetquejevousréservaisunesurprise.Maisvousnem'écoutezjamais!–Jem'ensouvienstrèsbien,protestai-je.Maisvousnem'avezpasditquelleétaitcette

surprise.–Ehbien,j'aidécidédechangerdetravail.J'aiconfiélerestedemespetiteséconomiesà

Elenaet,commevouspouvezleconstater,nousretaponslemagasin.Nousallonsaugmenterla surface des étals et j'espère bien lui faire doubler son chiffre d'affaires dès la saisonprochaine.Vousn'yvoyezpasd'inconvénient?

–Jesuisraviquematanteaitenfintrouvéungestionnairehorspairpourl'aider,dis-jeentapantsurl'épauledemonami.

–Vousdevriezmontervoirvotremère,elledoitdéjàêtreaucourantdevotrearrivée,jevoisElenaautéléphone...

Kalibanosnousprêtadeuxânes,des«rapides»,nousdit-ilennouslesconfiant.Mamannousaccueillitcommeilsedoitsurl'île.Lesoir,sansnousdemandernotreavis,elleorganisaunegrandefêteàlamaison.WalteretElenaétaientassiscôteàcôte,cequiàlatabledemamèresignifiaitbienplusqu'êtresimplesvoisins.

À la fin du repas,Walter nous convoqua,Keira etmoi, sur la terrasse. Il prit un petitpaquetdanssapoche–unmouchoirentouréd'uneficelle–etnousleremit.

– Ces fragments sont à vous. J'ai tourné la page. L'Académie des sciences appartientdésormais au passé etmon avenir est devant vous, dit-il en ouvrant les bras vers lamer.Faites-encequebonvoussemble.Ah,unedernièrechose!ajouta-t-ilenmeregardant.J'ailaisséunelettredansvotrechambre.Elleestpourvous,Adrian,maisjepréféreraisquevousattendiezpourlalire.Disonsunesemaineoudeux...

PuisiltournalestalonsetrejoignitElena.Keirapritlepaquetetallalerangerdanssatabledenuit.

Lematin suivant, elleme demanda de l'accompagner à la crique où nous nous étions

baignés lors de son premier séjour. Nous nous installâmes au bout de la longue jetée en

pierre qui avance sur lamer. Keirame tendit le paquet etme regarda fixement. Ses yeuxétaientemplisdetristesse.

–Ilssontàtoi,jesaiscequereprésentepournousdeuxcettedécouverte,j'ignoresicesgensdisentvrai,sileurspeurssontfondées,jen'aipasl'intelligencepourenjuger.Cequejesais,c'estquejet'aime.Siladécisionderévélercequenoussavonsdevaitentraînerlamortd'unseulenfant, jenepourraisplusnousregarderenface,nivivreàtescôtés,alorsmêmequetumemanqueraisàencrever.Tul'asditplusieursfoisaucoursdecetincroyablevoyage,les décisionsnous appartiennent à tous les deux.Alors prends ces fragments, et fais-en cequetuveux.Quoiquetudécides,jerespecteraitoujoursl'hommequetues.

Ellemeremitlepetitpaquetetseretira,melaissantseul.

Après le départ de Keira, je m'approchai de la barque qui reposait sur le sable de lacrique,larepoussaiversl'eauetramaiverslelarge.

Àunmiledescôtes,jedéfislacordelettequientouraitlemouchoirdeWalteretregardailonguementlesfragments.Desmilliersdekilomètresdéfilèrentdevantmesyeux.JerevislelacTurkana,l'îleducentre,letempleausommetdumontHuaShan,lemonastèredeXi'anetle lama qui nous avait sauvé la vie ; j'entendis le vrombissement de l'avion survolant laBirmanie, la rizièreoùnousnous étionsposéspour refaireunplein, le clind'œildupilotelorsquenousarrivâmesàPortBlair,l'escapadeenbateauversl'îledeNarcondam;jerevisitaiPékin, la prison de Garther, Paris, Londres et Amsterdam, la Russie et le haut plateau deMan-Pupu-Nyor, les merveilleuses couleurs de la vallée de l'Omo où le visage d'Harrym'apparut.Etdanschacundecessouvenirs,leplusbeaupaysageétaittoujourslevisagedeKeira.

Jedépliailemouchoir...

***

Alorsquejeregagnaislaberge,monportablesonna.Jereconnuslavoixdel'hommequis'adressaitàmoi.

–Vousavezprisunesagedécisionetnousvousenremercions,déclaraSirAshton.–Maiscommentlesavez-vous,jeviensseulement...–Depuisvotredépart,vousn'avezjamaisquittélamiredenosfusils.Unjourpeut-être...

mais,croyez-moi,ilesttroptôt,nousavonsencoretantdeprogrèsàaccomplir.Jeraccrochaiaunezd'Ashton,lançairageusementmonportableverslelargeetretournai

àlamaison,àdosd'âne.Keiram'yattendaitsurlaterrasse.JeluiconfiailemouchoirvidedeWalter.–Jecroisqu'ilapprécieraquecesoittoiquileluirendes.Keiraplialemouchoiretm'entraînaversnotrechambre.

***

Lapremièrenuit

La maison dormait, Keira et moi prîmes mille précautions pour sortir sans faire lemoindrebruit.Àpasdeloup,nousavancionsverslesânespourlesdétacher.Mamèresortitsurleperronetvintversnous.

–Sivousallezsurlaplage,cequiestunepurefolieencettesaison,prenezaumoinscesserviettes,lesableesthumideetvousallezattraperfroid.

Ellenoustenditaussideuxlampesdepocheetseretira.Unpeuplustard,nousnousassîmesauborddel'eau.Laluneétaitpleine,Keiraposasa

têtesurmonépaule.–Tun'asaucunregret?medemanda-t-elle.JeregardailecieletrepensaiàAtacama.–Chaqueêtrehumainestcomposédemilliardsdecellules,noussommesdesmilliards

d'humains à habiter cette planète, et toujours plus nombreux ; l'Univers est peuplé demilliardsdemilliardsd'étoiles.EtsicetUniversdont jecroyaisconnaître les limitesn'étaitlui-même qu'une infime partie d'un ensemble encore plus grand ? Si notre Terre n'étaitqu'unecelluledansleventred'unemère?Lanaissancedel'Universestsemblableàcelledechaque vie, le même miracle se reproduit, de l'infiniment grand à l'infiniment petit.Imagines-tul'incroyablevoyagequiconsisteraitàremonterjusqu'àl'œildecettemèreetvoirautraversdel'iriscequeseraitsonmonde?Lavieestunincroyableprogramme.

–Maisquiaélaboréceprogrammeaussiparfait,Adrian?

***

Épilogue

Irisestnéeneufmoisplustard.Nousnel'avonspasbaptisée,maislejourdesesunan,alorsquenousl'emmenionspourlapremièrefoisdanslavalléedel'OmooùellerencontraHarry,samèreetmoiluiavonsoffertunpendentif...

Jenesaispascequ'elle choisirade fairedesavie,mais lorsqu'elle seragrande, si ellevenaitàmedemandercequereprésentecetétrangeobjetqu'elleporteautourducou,jeluiliraileslignesd'untexteancienqu'unvieuxprofesseurm'avaitconfié.

Il est une légende qui raconte que l'enfant dans le ventre de samère connaît tout dumystèrede laCréation,de l'originedumonde jusqu'à la findes temps.À sanaissance,unmessagerpasseau-dessusdesonberceauetposeundoigtsurseslèvrespourquejamaisilnedévoilelesecretquiluifutconfié,lesecretdelavie.Cedoigtposéquieffaceàjamaislamémoiredel'enfantlaisseunemarque.Cettemarque,nousl'avonstousau-dessusdelalèvresupérieure,saufmoi.

Lejouroùjesuisné,lemessageraoubliédemerendrevisite,etjemesouviensdetout...

ÀIvory,avectoutenotrereconnaissance,Keira,Iris,HarryetAdrian.

Mercià

Pauline.Louis.

SusannaLeaetAntoineAudouard.

EmmanuelleHardouin.Raymond,DanièleetLorraineLevy.

Nicole Lattès, Leonello Brandolini, Antoine Caro, Élisabeth Villeneuve, Anne-Marie

Lenfant,AriéSberro,SylvieBardeau,TineGerber,LydieLeroy,JoëlRenaudat,et toutes leséquipesdesÉditionsRobertLaffont.

PaulineNormand,Marie-ÈveProvost.

LéonardAnthony,RomainRuetsch,DanielleMelconian,KatrinHodapp,MarieGarnero,MarkKessler,LauraMamelok,LaurenWendelken,KerryGlencorse,MoïnaMacé.

BrigitteetSarahForissier.

Kamel,CarmenVarela.

IgorBogdanov.

Retrouveztoutel'actualitédeMarcLevy

www.marclevy.info

www.facebook.com/marc.levy.fanpagePourensavoirplussurLaPremièreNuitwww.lapremierenuit-lelivre.com

DUMÊMEAUTEURchezlemêmeéditeurEtsic'étaitvrai...,2000

Oùes-tu?,2001Septjourspouruneéternité...,2003

LaProchaineFois,2004Vousrevoir,2005

Mesamis,mesamours,2006LesEnfantsdelaliberté,2007

Toutesceschosesqu'onnes'estpasdites,2008LePremierJour,2009

Couverture:©MichaelHanson/AuroraPhotos/Corbis

Cartes:AlainBrion

©Versilio,2009

ISBN978-2-361-32000-3