A Nos Amours Clara Gazul

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Agnès ECHENE A NOS AMOURS, CLARA GAZUL ! 3 monologues 3 moments de la vie et l’amour d’une femme A nos amours, Clara Gazul ! 1

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Agnès ECHENE

A NOS AMOURS, CLARA GAZUL !

3 monologues

3 moments de la vie et l’amour d’une femme

A nos amours, Clara Gazul ! 1

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- genre : monologues- durée : 45/60 minutes chaque monologue- décors : une chambre avec un portant pour vêtements, un paravent (pour changements de

costumes), une coiffeuse (pour démaquillage, coiffure, maquillage etc.), un guéridon (avec une rose, un livre), un tabouret (pour s’asseoir et jouer en hauteur)

- accessoires : le livre de Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M. – nécessaire de maquillage – nombreux vêtements pour changements à vue –

- costumes : contemporains, variés (robes de parade, du soir, ensemble habillé pour mariage, manteau d’intérieur, tunique blanche, dessous, combinaison, peignoir …)

- nombre de comédiens : 1 femme- public : tout public

résumé : Trois moments dans la vie et l’amour d’une femme : à 20 ans, 40 ans, 60 ans, tout change, mais le désir d’amour demeure. Lors des étapes obligées du parcours féminin conventionnel (la beauté, la passion, le couple, le désir et la fin du désir, les enfants, la fidélité ...), une femme affronte sa propre vérité, ses refus, ses doutes, ses fantaisies. Face à l’invisible et trouble Clara Gazul, l’héroïne se la joue tour à tour Juliette, Iseut, Phèdre, la Traviata, Médée, Henriette, dona Sol, Sarah Bernhardt ... pour tracer son propre chemin à travers les récifs qui jalonnent l’amour en Occident. Se joue ici le thème éternel de l’amour tel que le vit notre temps, avec ses émotions, sa liberté, ses impasses, sa crudité, ses excès et ses tensions.

CLARA GAZUL est une invention de Prosper MÉRIMÉE. Il publia ses premières pièces de théâtre sous le nom d’une mystérieuse et sans doute imaginaire comédienne “de sang mau-resque et arrière petite fille du tendre Maure Gazul, si fameux dans les vieilles romances espagnoles”. Elle incarne ici l’insaisissable et invisible interlocutrice de l’héroïne.

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personnage :

Une seule femme en scène à trois âges de la vie – ce n’est pas forcément la même pas forcément une autre – mais à tout âge c’est une femme fière, libre, voire révoltée – elle se remémore ce qu’elle vient de vivre dans un présent vivace et toise son public comme elle a toisé le public du défilé de mode qu’elle vient d’effectuer, comme le cortège de noce auquel elle a participé, comme le public du théâtre qu’elle vient de quitter – son propos est tendre et violent, altier, enjoué, jamais désespéré.

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1 - VINGT ANS : JULIETTE, LE DESIR

Après un défilé de mode, Juliette, mannequin, rentre chez elle, encore habillée d’un vêtement de défilé spectaculaire - elle s’apprête à ressortir pour une soirée.

“Je suis belle ô mortels comme un rêve de pierreEt mon sein où chacun s’est meurtri tour à tourest fait pour inspirer au poète l’amour !”1

... mais je ne vois que haine !

Si j’étais éblouie, tout à l’heure ? flash, spots, projos ! télé, radio, vidéoet les lumières de ces regards !Ce défilé ! oh quel délire ! dans ce suare de Sientemilo ... je ne sentais plus le sol ... n’ai-je pas décollé ? je planais loin ... loin, au-dessus du podium ! des ailes ! oui, j’ai des ailes ! ce suare, si flou, si léger, si fou des élytres de libellule ! Oh ! ma douce rivière évanouie ! laisse-moi ta vapeur et tes demoiselles ! l’éclaboussure ensoleillée des baignades ! l’écume des vagues en tapis de nuagesje marche en plein ciel ... en plein ciel ...

L’humanité mouvante à mes piedsondoyante comme la meret me porte, une houle, comme une joieen foule extatiquefoule à mes pieds !mer agitée, bruissante, multicolore et va, et vienthoule vibrante, en soyeuse marée de regards, murmures, l’âme même des gens ...

Je marche, vers un rien éblouissantdevenue moi-même astre éblouissantsuis-je soleil ou phare ?sur moi tous les regardsils me portent au-delà de moi-mêmelà où je ne sais pasje ne connais pasrégion ignorée de moide tous ?1 Baudelaire, La Beauté

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quel pays est-ce là ?ma propre substance noyée dans la substance du mondemon être confondu dans l’être du mondeerrer au-delà des visageserrer au-dedans des visagesvoguer en toutes têtesêtre la substance de tousun instantl’éternité ...est-ce ici ? l’infini?

Me voilà si loin !mon être est votre horizonma vie, votre vuevotre œil m’enveloppevotre vie m’incorporeje vous appartiens comme j’appartiens au mondeje suis si loin !mon vol m’emporte au plus hautme noit dans l’amour totalje vais là où vous n’êtes pasmais ... est-ce haine dans vos yeux ?vous êtes ... envieux ?tandis que je plane sur l’aile de l’amour infini ... ?si loin de vous, vieilles rédactrices de mode ...m’approcher de vos bouches en dédain ?recueillir vos larmes gelées ? vos sanglots en haine pétrifiée?consoler vos jalouses détresses ?Moi ? toute nimbée de lumièreun halo solaire noie le mondedans l’amour infini

Aïe ! cette brûlure !cette chaussure trop fine m’esquinte les orteilsJe marche, sur ma douleur mêmene sens plus rienHep ! petite sirène !vois-tu ma longue queue scintillante ?toute hérissée d’huîtres pinçant la douce chairta grand-mère t’imposait ce supplicepour ta beauté, en sacrificej’ai mille et mille grands-mères, sais-tu, très sages ? ou très cruelles ?affairées à serrer mon piedétrangler ma taillehouspiller ma fatigueréclamer plus que ma beauté plus que ma vie mêmepour éblouir vos regards déséspérésMais vous avez le déséspoir féroce !

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votre inconsolable faim vous fait cannibale vous dévorez ma beautécomme vous faites pâture de toute jeunessevotre irrémédiable curiosité vous fait espionet toute vie est spectacle pour vouscar le déséspoir vous fait voyeurmais jamais le spectacle ne comble votre voracitécomme jamais la vitrine du traiteur ne rassasie l’affamévotre insatiable malheur vous détruitvous êtes la lie humaine.

Et je dois me colleter votre affligeante compagnie celle des minets cyniques à l’œil glamoureux celle des vieux mignons à la lipe baveuse celle des petits marquis avec leur cul serré des courtisans de presse à la grimace veuleque faites-vous ici ?quelle aigreur vous habiteet tord tous vos traits ?en voulez-vous à ma beauté ?quel malheur a-t-elle provoqué pour me cerner de votre haine à votre convoitise attachée ... explosive mêlée !

Et moi, par dessus tout, planant dans ma beautéidole vénérée d’une assemblée rêveuseje marche en plein cielLe suare de Sientemilo me fait Venus, souveraineilluminée des cierges flashy je file sur la crête du mondepresque dans les nuées,nuages, absence d’ici-bascomme dans mes rêves quand la nuit se fait complice de mes envolset me porte en ses bras invisiblesvers l’azur, l’azur, l’azur ...

Je vole en ma beautéà mes pieds, la haine, le crime, la lâchetééblouie de splendeur, la foule recueilliem’ovationne, mains tendues.Comme une prière monte vers moile cri muet des hommes saccagésmisérables et charmantscriminels en larmescrucifiés.Je vogue sur une mer d’effrayantes pulsions dans un air saturé de violenceLe meurtre et le viol en suspens prêts à se déchaîner pour peu que ...Je l’ignore

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Je marche dans mon rêveL’innocence de mon pas protège ma misèreTerrifiante beauté !

C’est la cupidité qui vous pousse vers moiconvoitise de ma peaude ma bouche de mes reins faim de sexe et de seinsenvie de cette étreinteque je désire aussiMais la haine infinie qui l’entoure et la baigneme submergeet d’un dégoût funeste abolit mon désir.

C’est m’en aller, que je veuxfuir loin de ce marché, de dupes et de crime.Déguerpir, me faire la belle.Et je fais la belle, oui !à me dandiner sous vos yeuxà balancer mon cul sous votre nezlancer mes œillades assassinesPar ici la monnaie bande de cavespetits michetons, obsédés sexuelsApprochez, approchez !Ouvrez vos porte-feuilles, par ici l’oseille !Venez, mes chéris, venez ! crachez au bassinet !Mais non, pas pour moi ! tas d’ignares effarés,pour les malfrats cachés derrière !Là ? vous plaisantez !mais non, mais non ! à l’abri de leur style,macs bien planqués, indiscernables derrière leur mise irréprochablegentils, bien mis, tout leur sourit !mais ... moisis, mais pourris !

Combien de sacs de came pour résorber cette merde !combien de lignes ? et de piquouses ?la nausée contre la nauséecelle ... d’un réel ... asphyxiant ...ou bien ... celle ... d’un oubli ... excitant ?

Oui ... à quoi bon ce défilé ? ces fringues de call-girl ?Pourquoi ce maquillage de putain ?C’est pour mieux raccoler mon enfant !pour mieux ramasser la monnaie,remplir plus encore les coffres des maffieuxAlors ... que la beauté soit juteuse !s’exhiber, se tortiller, défileren voile, en toile, à poil ... pour séduire qui ? pour vendre quoi ?

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dans quel racolage suis-je barrée ?et tripotage et marchandage !quoi pour moi dans ce marécage ? fric, euphorie, célébrité oui, oui ... me sont concédés !comme à une parente pauvre !pour la meute qui me colle aux fessepour l’illusion fructueuseet le désir aiguisépar mon imageJe vends mes charmes au plus offrant !pour qui ce pied mignon ? ses ongles de nacre, sa cambrure absolue ?Pour qui ce mollet tendre et ferme, ce galbe parfait ?et cette cuisse, légère et douce, longue, puissante aussi, généreuse, amicale ?Pour qui ce genou rond, délié, vigoureux ?et ces hanches pleines ?et cette taille amoureuse ?et ces seins opulents, et grisants ?Pour qui, pour qui ... ma main ?mais ... qui parle mariage ?ou d’amour, même ?

Roméo ! je t’aime !viens ! viens ici ! viens !me prend dans tes bras ! me serre fort !et m’ai-ai-ai-ai-aime !

Non, non, non ! je ne supporte plus ... trop trop de simagréesplus ces deals mortelsplus rien rien rienqu’est-ce que je fous là, moi dans tout ça ? c’est pour le fric ! le flouze, le blé !sinon quoi !sinon rienla dèche le néant la foliela vie sans rien ni devant ni autour ni tout prèsoh ! misère !

Vas-tu m’appeler, Roméo ?c’est toi que je veux ! toi seulement !absolument !

J’attends ton appel, Roméomais tant d’autres sonnerontpour un dîner, une interview

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un verre au Ritzun soir aux Bainsla nuit au Bluffle brunch au Trash ...non !Et je suis prête à pleurer le grand amour introuvableprête à gémir sur une solitude rebelle à vos assiduitéscar tu ne viendras pas, Roméo,tu ne viendras pasparce que Clara est dans tes braset les autres, je n’en voudrai pas !tu ne viendras pas ce soiret je me sentirai lamentable et seulemême si don Juan ...même si Casanova ...Non !je ne veux que toi ...Roméole grand amour, c’est toile temps ébloui, c’est toil’amour toujours, toi, toi et toi !

Avec Vincent, François, Paul et les autres ?non, je n’y croyais pasplaisir de la rencontre et de la nouveautébonheur des passions partagéestemps béni d’amoureuse insouciance !et d’inénarrables jouissances !Bien sûr que non, pas pour la vie !mais on sait ça tout de suite !Et puis voilà, Roméo a surgi !Et le monde a mal tournéparce que Roméo a son orbite loin de moiparce que ma vie tourne sans lui.

Mais il faut bien que je m’habille ... il faut encore que je m’habillemabille ... babille ... quadrille ...danser ... oh !en robe Verso celle que j’ai choisie en pensant à RoméoRoméo ? oui ... sûrement ... Jason, pourtant ... Valérian, cependant ... A quelle heure, la fête ?

Elle lit un carton d’invitation :“du coucher du soleil à la pointe de l’aube”toute la nuit ... dépêchons-nous ...

En musique (La Traviata)

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“On m’invite à la fêtechez Clara, folle tête !”2

Voilà que tu as vingt ans, Clara Gazul !vingt ans ! En musique heureuse et amoureuse !l’amour, le bonheur ... avons-nous mieux à t’offrir ?

et je vais oser te meurtrir ...jeter du feu sur l’huile de ton amour !oh ! belle amiej’aime ton ami !

PHEDRE“- Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vueUn trouble s’éleva dans mon âme éperdueMes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;je sentis tout mon corps et transir et brûler.”3

Oui je sais, Clara Gazulje sais que tu l’aimes que c’est ton homme Non, pas te blesser !Non, pas de mal à une amie ! non !Mais je le veux !

Comment faire, Clara Gazul ?comment ?refouler mon désir ? ma faim de lui ?im-po-ssi-ble !

Et puisje crois qu’il m’aime aussi, Clara Gazulson regard l’autre jour ...sûr ! le même désir nous appelle.Au nom de quoi refuser cela ?quelle bonne raison ? quelle morale ?s’il me tend la main ? ou ... les bras ?me détourner ?sous prétexte qu’il est ton ami !La liberté s’arrête-t-elle au bord du lit ?J’ai mal au ventre, Clara Gazulj’ai une faim terribleet rien ne l’apaisecar tu gardes la porte boucléeMa bouche cherche, avidementet tu me repoussesJ’ai faim, Clara Gazulet tu m’empêches de me rassasier !J’ai la pépie, Clara Gazul

2 La Traviata 3 Racine, Phèdre I, 3

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je meurs de soifet rien ne l’étanchecar tu gardes la porte boucléema bouche cherche avidementet tu me repoussesJ’ai soif, Clara Gazulet tu m’empêches de me désaltérer !

Tout m’est interdit.Je suis malade d’amouret rien ne m’est d’aucun secoursEt pourquoi ce mal ?parce qu’il est avec toi, Clara Gazul !rien qu’avec toi !parce que tu le gardes pour toi !bêtement égoïste, Clara GazulTu me laisses assoiffée d’amouraffamée d’amouréperdue d’amour !et tu n’as aucun scrupule !Infamie ! Honte sur toi ! Et malheur !

Ah ? je devrais aller voir ailleurs ?mais ... je n’ai pas d’appétit ni pour don Juan ni pour Wertheret ... Roméo est ma folie !

Ce soir, c’est ton anniversaire, Clara GazulBien sûr, Roméo sera làFatiguée, je suis fatiguée !mais je viendraije viendrai pour toi, Clarapas seulement pour toi !Je viendrai pour lui,bien sûr, je viendrai !

Qu’est-ce que je peux te dire, Clara GazulNon, rien ne justifie mon amour !

[…………. pour ce qui manque contacter l’auteur : [email protected]]

Elle se regarde nue dans la glace.Je suis très bien comme ça. Pourquoi faut-il s’habiller ?

Qu’ai-je besoin de me vêtir ? Pour moi toute seule, c’est inutile ! Inutile !Pas pour toi, Clara Gazul ?

Je ne veux plus de ce fatras Ennuyée de luxe et parures

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lasse de dentelles et falbalasmousseline, chantilly, guipures ...

“Que la fête recommence !Que l’on boive et que l’on danse !Le plaisir n’a qu’un moment !Terminons la nuit gaiement !”4

Elle enfile une longue tunique simple et belle.

Je suis seule, ô cruels, comme une pierre de guerre.

4 Gounod, Roméo & Juliette -

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2 - QUARANTE ANS : ISEUT LE COUPLE

Après une cérémonie de mariage, Iseut rentre chez elle, encore habillée - elle s’apprête à ressortir pour une soirée d’anniversaire.

Nous étions là, tous, recueillisà marcher deux par deuxen cortège silencieuxà suivre ces jeunes amantsqui voulaient se jurer l’amour-toujours.Ils marchaient en têteelle au bras de son pèrelui au bras de sa mère.Moi, aux côtés de Roméosilencieuse, pensiveje suivais bien le filmappliquée à me conformer à ce qu’il fallait fairemarcher lentement deux par deuxen se tenant l’un à l’autreun homme une femmeensemble en rangconsciencieuxje marchaiset la tête me tournaitépousailles ? funérailles ?soudain je ne sais plusle réel se dérobeje vacilleet je pouffe ...de rire !fou-rire violentirrépressibleà me secouer touteet le visage tordu de rireà m’enfouir la tête dans les mainsmon maquillage à vau l’eau !ma dignité en lambeauxfou-rire impénitent !je suis sortie du rangalors je l’ai vueelle, la jeune épouséeune si jolie mariéesi fraîche et paisible en sa robe blanchefragile, gracile, forte aussi, je croisEt lui, si beau, si fier ...émouvant dans son naïf orgueilmon fou-rire s’est figéassaillie par une puissante lame,en vagues serrées, des larmes jaillissaient submergée par ce flot absolu

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je n’ai plus rien su que pleurer !

Que faisions-nous donc à nous donner le braset marcher en silencetous ces couples ...à se donner le bras, la main ...Passe encore pour les amoureuxrien ne peut les séparerPasse encore pour les gens très vieux ...ils risquent de tomber !mais les autres ... nous autres ... tous les autrestoi et moimonsieur et madame Trucheles Chase ... et les Mochin ...couples d’opérettecouples de tragédiemadame et monsieurmonsieur et madamemon épousemon mari

Nausée

Nuit après nuitdans le même litbonne nuit !Jour après jourau même séjourbonjour !

Mêmes mots, mêmes gestesmastication ballonnement éructation éjaculation baillement défécation tics et trucs et borborigmesen spectacle obligébé-bé-bégaie-gaie-ment gaiment ? gai ? gai ? oh ! si triste !de ... de ... de ... dé-dé-désir ?

Nous le savons bien, nous la connaissons biencette misère du couple figéce ressassement chagrincet accablement quotidienmais ...bonds de joie impromptueet doux plaisirs malinsoh ! tendresse du temps !et puis, tout ... soudaineffondrement de la douleur

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Quelle envie d’infini ? d’emportement total ?quel goût d’éternité ? de tendresse fœtale ?

Jusqu’à quand ce malheur assidu ?plaie inguérissable du désir d’absolu ?

Et moi qu’est-ce que je fais là ?Quoi pour moi dans tout ça ,Qu’ai-je à faire dans cette mascarade ?“le plus beau jour de ma vie”!et les autres ?seront-ils moins beaux ?ou de plus en plus mornes ...Quel désir triomphe du temps ?deux ans ? dix ans ?Evanouie, la passionsans rime ni raison ! Petit désir gentilsans ardeur ni folieCouple en fracturebrouille, rupture ...

Alors, ce cortège ... tous enrôlés dans la célébration du couple idolâtrétoi et moi, l’un à l’autre assignésà vie !morbide laminoiroh ! triste, triste histoire !Elle, si bellerayonnante en sa jeunessedouce, exquise, donnéela jeune mariéeAaaaah !

O mon rêve éperdu,ô amour absolu ...oh ! ivresse hors d’atteinteque je courreque j’attenderienne vient

Toi et moi ...deux par deux.Elle et lui,deux par deux,rivés l’un à l’autrepourquoi ...

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pourquoi se tiennent-ils par la main ?désir ... ? tendresse ... ? ardeur amoureuse ... ?Roméo ... Roméo ...Non, plus jamais !

O Tristan ! cher amantLe toucher de ta hanche !Mon ardeur magnétiseoh ! frisson ! ta présenceL’onde de ta main m’électrise et ton désir me tétanise Viens, Tristan, viens ! Là en plein cortège ?Vais-je te rejoindre ?saisir ta main amoureuse ?ramper contre ton bras, ton torse, tes jambes ?Et la torride Virginieva-t-elle se jeter sur Paul ?Non ! rien de tout ça !Rien !que simulâcreet simagrée.

Honte à moi, oh ! grande honte !d’être lié, de célébrer le couple,honte, honte ! de m’être donnéed’avoir engagé mon corpscomme une chose au Mont de piété !vision ignoble de ce donnagegrande infamie de cet usageNon !

Dès lors ... se refuser, quel affront !S’en aller, oser dire non ...qu’en dira-t-on ?Elles disent ... elles ... disent ...“Oh ! j’ai si mal à la tête ...“Oh ! je suis désolée, mais je suis indisposée ...“Excuse-moi, je suis fatiguée ...

Mais ... se retirer, s’écarter ?se réfugier dans sa bulle, son coin,dans son secret, dans son jardin ...Révolution ?!!!De l’air ! de l’air ! il faut de l’air !mais ...voilà que vous me tournez le dos !tête basse, vous vous en allezet ... je crois bien que vous pleurez !

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mais si ! mais si !je t’aime encore ! je t’aime !si ! si, je t’assure ! je te jure !Juste le désir absenté !Non ! Roméo, non !je ne veux rien.Que solitude.

Bien sûr, je suis là, dans vos parageschez moi c’est chez vousje vais je viensvous êtes làtu me frôlesta main vers moitu me prends par la tailletu m’enjoles et me tourneboulestu me captures et me chavirestu plonges en mes yeux qui s’esquiventtu presses ma bouche, tu presses mes seins mais ...je m’échappe.Soudain ta bouche en rictustu me rattrappesNon ! je ne veux riennon, ce n’est pas un jeu non !Tu ris, tu me forcesje te déteste.

Roméodepuis vingt anset le désir en vagueset viennentet se retirentpourquoi votre regard ce soir me plait-il tant ?alors qu’hier, je ne vous supportais plus ?Malheureux, vous quêtiez mon désir :et je me détournaispourquoi ?oui ... pourquoi donc ?Sottise, bien sûr !la rose est sans pourquoile désir sans raison.

Et ... si vous alliez voir Héloïse !courtiser Marguerite ... amouracher Maryse !Sacrilège ! dites-vousles malheureux époux ... y pensez-vous ?Les maris ? n’ont-ils pas d’autres lits ?Et vous,qui restez làfigé, près de mon lit à moi

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immobile, à me regarder, les yeux mouillésvous, oui vous, je ne vous attends pas !Il y a foule près de mes drapsje devine ... Lorenzo ... Tristan ... Casanova ...Ils ne veulent pas vous dérangeret surtout pas vous perturbertapis dans l’ombre doucede mon désirils m’attendent.Et moi j’attends qu’ils me rejoignentalors j’attends ... que tu t’éloignes.

Mais voilà ! vous restez là ! effondré car j’ai refusévous maudissez la terre entière pour un tout petit ... non !Vous me faites peur à hurler au malheurau désespoir d’amourà la noirceur des femmesà la tragédie humaine !et voilà que moije dois vous consoler !

Or, pendant tout ce tempsmon amant attend.

En avez-vous encore pour longtemps ?avec vos pensées, vos méditations ...Oui, telle est votre consolation ...L’aurez-vous bien tôt finievotre nouvelle philosophie ?C’est vrai, voilà votre hobby ...va donc plutôt voir Virginie !ou “Occuppe-toi d’Amélie”5 ou de Sophie, bien sûr ! puisque c’est ton amie !ô philo Sophie !

Mais ... voilà que vous m’insultez ?putain ... nymphomane ... traînée ... !Cherchez encore, cherchez !C’est tout ?Elle est pourtant si longue, la liste, celle de toutes les générationsde tous ces hommes affamés de sexetous dévorés de jalousieaggripés aux épouses comme des sangsuessans pour autant lâcher leur Margot, leur NinonZerline, Nana, Mimi, Manon, Musette, Bernerette,

5 Feydau

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Lorette, Grisette ...infinie la liste ... infinie ...mille et tremille et treNon ! je m’embrouillemais c’est pareil ! Moi, j’aime Armand, Lorenzo, Pelléas... et Tristan !me lover dans les bras de l’unme ruer dans les bras de l’autrem’envoler, m’enfoncerOh terre et cield’amour réconciliés !

Aïe ! ... vous parlez de cruauté ?aïe ! ma liberté vous meurtrit.Mes délires amoureux, ma douce fantaisie“tout conspire à vous nuire”6 !Votre cœur se déchirele mal est infini ...Et bien sûr ... vous me rendez coupable de vos maux !Vous voulez me faire payer l’amour que je vous inspire ?comme on me fit payer mon sourire ?

Oh ! lourd tribut de la beautéaussi chère que la liberté !

Vous dirai-je mes propres malheurs ?l’élancement de ma douleur ?les sanglots de mon désarroiquand je me perds, quand je me noie ...Ah ! je dois me débrouiller toute seule !ah ! puisque je suis une femme libre !

Il est vrai que ma jalousietantôt éveillée par de brusques solitudesun abandon violent une brutale malicela jalousie parfois m’envahit.

Mauvaise maladietraîtresse bactérieque je saccage alorsasphyxiéepiétinéeétouffée sous la poigne de ma hontele nerf de mon scrupulele ressort de ma joie.Et je m’en vais danserou retrouver ... Tristan ?

6 Phèdre

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A quelle heure, la fête ?

Elle lit un carton d’invitation :“du coucher du soleil à la pointe de l’aube”toute la nuit ... j’ai tout le temps !

En musique (La Traviata)“On m’invite à la fêtechez Clara, folle tête !”7

Voilà que tu as quarante ans, Clara Gazul !quarante ans ! En musique heureuse et amoureuse !l’amour et le bonheur ... Avons-nous mieux à t’offrir ?

Mais je te bouscule, Clara Gazul ...je te dérange et te perturbete désarçonne et t’importune ?puisque j’aime ton marima belle amie.

Attends ! attends ! ne hurle pas ! Rappelle-toi quand même, Clara Gazulrappelle-toi bien !Oui, tu as épousé Tristantu nous avais tous conviés !Mais rappelle-toi, Clara Gazulil était mon amant !et tu le savais ... pertinemment !C’est bien l’homme de ma viequi est devenu ton mariTu sais très bien qu’il m’aime aussi, Clara Gazulle même désir nous appelle.Au nom de quoi le refuser ?quelle bonne raison ? quelle morale ?s’il me tend la main ? ou ... les bras ?me détourner ?sous prétexte qu’il est ton mari ?La liberté s’arrête-t-elle au bord du lit ?Celui que j’aime, moi, mon beau rêve d’amour, ma passion, mon ardeur ... je vais à lui ce soir... Clara Gazul, c’est dans ta maison qu’il m’attend ! cette fête pour toi, sera fête pour moi,fête pour luiaussiMon cœur bat la chamade à l’idée de le retrouver. Quand je vais entrer dans ta maison, Clara Gazul, je te verrai toi, mais ... c’est lui que je chercherai ...

7 La Traviata

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lui que mon corps appelleet tout le désir de ma vie!Dans ta maison, Clara Gazul,dans l’enfilade du vestibule et du couloir, j’apercevrai l’entrée du salon, la porte de la terrasse ... et il sera là, appuyé à la balustrade, et il ne bougera pas ... je m’avancerai vers lui et son regard sera comme un phare et moi, comme une phalène, je n’y résisterai pas ... happée par sa lumièreje me jetterai dans ses plisje volerai entre ses ailesaprès ... je ne sais pas. Tristan, Tristan ... plaisir d’aimerde songer à l’étreinte ardentede sentir ton souffle, tes bras, la chaleur de ta vie à la mienne emmêlée ... je te veux corps contre corpsje veux que tes mains effleurent ma peauqu’avant l’emprise et la possessionse joue le suave ballet du désir muetl’approche l’impulsion l’essai ...

Mais j’entends que tu ris, Clara Gazultu pouffes ... tu t’esclaffes !Ah bon ! tout cela ... sans importancebelle lurette que ... ma sottise ...ah ! je suis romantique !Qu’importe qu’on s’épouse ...du moment qu’on s’échange“la nappe des chairs indifférenciées”8,“le remugle des aisselles humides et des pieds échauffés”9,“l’enchaînement et la confusion des étreintes et des coïts tels qu’on ne distingue pas les personnes”10,voilà ce qui t’occupe, Clara Gazul Et tu nommes tout çaune “culture du couple” mâtiné de partouzesAh oui ! depuis de longues années déjà ...quand je suis partie avec Roméo ...soudain ... oui ... tu as compris ...Quoi donc ?Ah ! que tous les hommes étaient bons ! Heureuse découvertes que je me félicite d’avoir provoquée !

8 C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M. p. 979 C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M. p. 15310 C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M. p. 19

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et qui te décida à te “livrer à un nombre incalculable de mains et de verges, à te livrer à une hydre”11

... et à épouser mon amant !Ah bon ! et ta “culture de couple” avec Tristan ?D’accord, tu n’as ressenti “aucune frustration de n’avoir jamais partouzé en sa compagnie, même lorqu’il te rapporta l’avoir fait sans toi ”12 Quelle grandeur d’âme ! Tu m’épates, Clara Gazul !

Arrêtons là ce petit jeu ! […………. pour ce qui manque contacter l’auteur : [email protected]]

Oh oui, pourtant ... je veux aimermais ni toujours, mais ... ni jamaisce soir ? si vous voulez,car demain nous échappe.A chaque jour son bel amour !“J’adore ce qui sera. C’est l’inconnu, l’attirance mystérieuse. Je crois toujours que ce sera l’inouï, et je frissonne des pieds à la tête, dans un malaise délicieux.”13

Car nul ne se refuse à m’aimernul ne me boude, et j’aime aimer !

Je suis folle ô réel comme un être de chair.

11 C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M. p. 1912 C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M. p. 11213 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.239

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3 - SOIXANTE ANS : SARAH L’AMOUR

Après un spectacle, la comédienne Sarah rentre chez elle encore costumée - elle s’apprête à ressortir pour une soirée d’anniversaire - elle entre appuyée sur une canne et déambule autour de son cercueil.

PHEDRE“Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachéec’est Vénus tout entière à sa proie attachée.”14

“Ses malheurs lui prêtaient encore de nouveaux charmesJ’ai langui, j’ai séché, dans le feu, dans les larmes.”15

“Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.”16

“Objet infortuné des vengeances célestesJe m’abhore encore plus que tu ne me détestesLes dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flancOnt allumé le feu fatal à tout mon sang.”17

“Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,la fureur de mes feux, l’horreur de mes remordsEt d’un refus cruel l’insupportable injureN’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.”18

“Et moi, triste rebut de la nature entièreJe me cachais au jour, je fuyais la lumière.”19

Elle arrache ses voilesAh non ! ma pauvre Phèdre, assez de pathétique !“Un ange sous le coup d’une crise hystérique”20

voilà ce que je vois dans ton délire extrême !Mais je t’aime !Sors au grand jour, ma belle !A nous les spots, et les projos !A nous les lumières de l’amour !Car il faut aimer ! Ta misérable histoire de cœur, quelle mine pour la scène !mais quel désastre en ville !

Jamais ! oh non, jamais je n’ai pu supporterla férule du monde sur mes propres amoursCertes, on en fit scandales, on me vilipendaJe ne m’en souciai pasNi mourir ni obéir mais agir à ma guisetel fut mon seul parti14 Racine, Phèdre I, 315 Racine, Phèdre II, 516 Racine, Phèdre II, 517 Racine, Phèdre II, 518 Racine, Phèdre IV, 619 Racine, Phèdre IV, 620 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.345

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Hélas en scène comme à la villeles amoureuses plient ou meurentDans l’histoire de nos contréesl’amour est peu prisé hors le couple usitéEt pour nos héroïnes, au théâtre, à l’écrande l’antique Médée à la sombre Toscade Juliette à la Traviatamourir d’amour ! voilà la seule issue !En ville comme en scène, l’amour libre est mortel !

PHEDRE“- La mort est le seul dieu que j’osais implorerJ’attendais le moment où j’allais expirer.”21

Amour ... amour à mort, puisque toutes ont péri !

Juliette, ma petite, “mon agneau, mon oiselle !”22

quand tu voulus épouser Roméota nourrice, très simple tout doux te souhaita“d’ajouter d’heureuses nuits à tes heureux jours”23 mais hélas ! tu roulas dans le triste linceul bien avant de rouler dans les draps de l’amour !

En musique (Roméo & Juliette)“C’en est fait ! Si je ne puis être à lui,Que le cercueil soit mon lit nuptial”24

“Vous aviez déchiré mon cœur, vous le brisez !”25

pleure la douce dona Sol éprise d’Hernani. Cernée par des amants tous pleins de jalousie,elle aussi veut l’amour mais ne peut que mourir !“Devions-nous pas ensemble dormir cette nuit ?Qu’importe dans quel lit ?”26 “Mort ! Non pas, nous dormons.Il dort c’est mon époux, vois-tu. Nous nous aimons.Nous sommes couchés là, c’est notre nuit de noce.Ne le réveillez pas, Seigneur, duc de Mendoce.”27

“C’est la noce des morts ! la noce des tombeaux”28

et sa beauté expire dans les bras de l’amour.

Qu’elles soient filles de roi, de valet, d’empereurbergère ou courtisane, lingère, infante ou sœur,

21 Racine, Phèdre, IV-622 Shakespeare, Roméo & Juliette p. 1923 Shakespeare, Roméo & Juliette p. 2324 Gounod, Roméo & Juliette - 25 Hugo, Hernani p. 122926 Hugo, Hernani p. 131727 Hugo, Hernani p. 131928 Hugo, Hernani p. 1207

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leur destin est scellé, leur amour condamnéc’est simple, car les filles n’ont pas le droit d’aimer !

Même toi, Fédora, extravagante russe aux allures de princesse !Je croyais avec toi filer l’amour heureux !mais non ! rien à faire ! non !l’affreuse jalousie qu’elle soit d’elle ou de luidévaste et démolit !“Tu ne regretteras rien, ni ta patrie perdue, ni ta vie brisée, ni l’amour des tiens ? Rien au monde ... rien ? ... bien vrai ? ... bien vrai ? ... Dis-le encore ! ...Dis que tu ne regretteras rien dans mes bras ! ...”29

Oh ! sublime misère !toute aveuglée d’amour et de sottes chimères,tu manigances à outranceet tu élaboresta mort !

“Don César - c’est Ruy Blas - je vous donne mon âmeReine pour tous, pour vous je ne suis qu’une femme.Par l’amour, par le cœur, duc je vous appartiens.J’ai foi dans votre honneur pour respecter le mien.Quand vous m’appellerez je viendrai. Je suis prête.”30

Sait-on que ces propos sont paroles de reine ?Que cet abaissement vient d’une souveraine !

La belle Théodora était d’une autre trempe !Enfin ! une nature, humaine, extravagante !vigoureuse, et ardente je me reconnais là !“Si je ne suis impératrice que pour me priver de ce qui m’est agréable, ce n’est pas la peine de l’être, tu en conviendras ! [...] Si j’ai plaisir, moi, à déposer pour une heure ma sublimité qui me lasse et ma divinité qui m’assome ? et à vagabonder comme au bon temps de ma misère ? où est le mal, et pourquoi m’en priverais-je ?”31 quand même ! on l’exécuta !pour l’amour d’un conspirateur !Du moins est-ce ainsi que Sardouinvente sa fin !Dans le réel, il n’en fut rien !Car la lointaine impératrice,fille du théâtre et de la chance- quelle magnifique ressemblance ! -épousa l’empereur de Byzance et mourut sans faire de bruittoute vieille et dans son lit.

29 Sardou, Fédora p. 2530 Hugo, Ruy Blas p. 158731 Sardou, Théodora p. 21

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“O vous qu’étonne mon printemps d’éternitéJ’ai la jeunesse des chefs-d’œuvre et de l’amour,On me nomme Sarah, mais je suis la beauté.”32

Cher Saint Pol Rouxmerci pour ces verssi gentilment offerts !Chers amants disparus ...nous nous sommes tant aimés !l’espace d’un instant, l’espace d’un printempsou tout au long des ans“Où êtes-vous ... Boni, Oskar, Aubrey, Charles, Félix, Raynaldo, et vous Edward, Jacques, François, Pierre, Jean, Georges, Lou, Angelo ?”

Avec vous, ma vie fut un parfait chant d’amourbien qu’aucun d’entre vous ai jamais dit “toujours !”

Et si ce n’est moi qui chantait ...alors l’un ou l’autre ... c’est vrai ...

En musique“Oui madame ... n’aurait-on qu’un jouron le doit aux jeux, à l’amour.”33

et la musique est notre joielaissez-là donc entrer en moiet s’insinuer jusqu’au nerf de ma viejusqu’à la cheville de mon cœurjusqu’au ressort de mon ardeur.En musique“L’amour m’ennivreJe vais te suivreEt je veux vivrePour te bénir.” 34

“Ah ! que du moins il sacheQu’il emporte avec lui mon cœur;Mais surtout qu’on lui cacheL’excès de ma douleur.”35

Vous avez dit chagrin d’amour ?Mais ... comment cela peut-il exister ?partout, partout jaillit l’amour sans cesse il veut nous embraser.Nos amours désormais se mêlent et s’enchaînentet se lient l’une à l’autre comme la rose au chêneQuand une fleur se fane la prochaine s’étaleet le fruit sans tarder se donne et nous régale

32 Saint Pol Roux, in SB 33 La Traviata 34 La Traviata 35 La Traviata

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Sans cesse le bonheur s’offre à nous réjouiret toujours à nos peines se mêlent les plaisirs !Nos amours désormais se mêlent et s’enchaînentet se lient l’une à l’autre comme la rose au chêne.

Bien sûr la chose n’est pas diteon nous effraie de solituded’effroi, d’ennui, de lassitudecar les bien-pensants, - ou bien les brigands ? mais ... ce sont les mêmes ... -nous assourdissent de leur bêtiseou de leur emprise !“J’ai eu dans ma jeunesse le cerveau bien fermé aux grandes idéescar je vivais dans un milieu un peu bourgeois, un peu cosmopolite.36 Ah ! que je leur en ai voulu longtemps à ces sots qui m’avaient verrouillé le cerveau !”37

Evidemment, ces bien-pensants-là veulent que je me marie.Et naturellement, on me demande en mariage.L’homme est riche, mais je ne l’aime pas.Oh ! pour ces gens-là, cela n’importe pas !“Tu es idiote avec ton sentiment romanesque ! Le mariage est une affaire, et il faut le regarder comme une affaire.38 Mais moi, je ne voulais pas me marier sans amour.”39

HENRIETTE- Je sais qu’il a bien moins de mérite que vousque j’ai de méchants yeux pour le choix d’un époux,que par cent beaux talents vous devriez me plaireJe vois bien que j’ai tort mais je n’y puis que faireet tout ce que sur moi peut le raisonnement C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.40

- Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s’exciteN’est point comme l’on sait un effet du mérite;Le caprice y prend part et quand quelqu’un nous plaîtSouvent nous avons peine à dire pourquoi c’est.Si l’on aimait, monsieur, par choix et par sagessevous auriez tout mon cœur et toute ma tendresseMais on voit que l’amour se gouverne autrement.Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement.41

36 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.23037 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.23238 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.8539 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.8640 Molière, Femmes savantes, V-141 Molière, Femmes savantes, V-1

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Mais le bellâtre insiste car il tient fort à moi !“- Mademoiselle, je mourrai de chagrin si vous ne voulez pas m’épouser.Je regardai cet homme... Mourir de chagrin ... je me sentis confuse, désolée et ravie ... car il m’aimait comme on aime dans les pièces de théâtre.”42

Mais je n’ai pas cédéet je l’ai vite rassuré !“Tranquillisez-vous, mon ami,si éternel que soit votre amour et si peu de temps que j’ai à vivre, je vivrai encore plus longtemps que vous ne m’aimerez.”43

Rassurez-vous aussi : le monsieur n’est pas mort !

En musique“Est-ce l’amour ? Jusqu’à présentJ’avais fui son ivresseQuoi ! j’irai en un jourme donner une chaîne !44 [...]Moi, renoncer à mes caprices,Donner tant de délicesPour de tristes soupirs ?”45

Non, “mon indépendance, mon horreur de la soumission même fictive”46

sont incompatibles avec le mariage.Mes belles amies, elles, se marientsans renoncer pour autantà leurs amantsmais moije ne peux pas.Un homme à la maison ?Non, non, non, pas question.“je ferai toute ma vie ce que je veux faire !”47

et cela crée toutes sortes de complicationsavec un homme à la maison !“ ... je suis active et combattive, et c’est tout de suite que je veux ce que je veux.” Le plus souvent, les hommes s’en exaspèrentEt voilà que je vocifère !

MEDEE“- De l’amour aussitôt je passe à la colèreDes sentiments de femme aux tendresses de mère.48

- Adieu, parjure : apprends à connaître ta femmeSouviens-toi de sa fuite et songe, une autre fois,

42 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.8743 Dumas, La dame aux camélias p. 29944 La Traviata 45 La Traviata 46 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.29047 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.11248 Corneille, Médée, V-2

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Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux roi.49

- Qu’il ait regret de moi dans son dernier supplice;et que mon souvenir jusque dans son tombeauattache à son esprit un éternel bourreau.50

Voilà ce que je dis lorsque je suis MédéeEt j’en ferai autant, je me connais assezsi quelque époux un jour venait m’importuner !“Le sang me bout aux tempes avant que j’ai le temps de le dompter.”51

et je suis fort capable de telles extrémités !

Et puis, la vie a ses raisons que nos amours ignorentla vie veut l’absolue fidélitémais l’amour n’a que faire d’une pareille idée !Alors, il faut tourner cette difficulté !Par ici les enfants, les tâches obligées;et par ici l’amour et la légereté.

Voici donc par ordre d’entrée en scène dans ma vieles gens qui m’ont toujours aiméeet qui ne m’ont jamais quittée :ma grand-mère : elle était aveugle. “Cette femme spectrale était d’une beauté froide et méchante”.52

ma mère : “belle à ravir, semblable à une madone avec ses cheveux d’or et ses yeux frangés de cils si longs qu’ils faisaient ombre sur ses joues quand elle baissait ses paupières ...”53 “Quand j’étais petite, je lui demandais de me faire “papillon” sur la joue avec ses longs cils; alors, elle approchait sa figure de la mienne et, ouvrant et fermant ses paupières, elle me faisait “chatouille” sur la joue, et je me renversais en arrière, pâmée de joie”54

deux de mes quatre tantes mes deux sœurs : Jeanne et Réginemon institutrice : “elle avait la voix douce, des moustaches rousses énormes, un nez grotesque, mais une façon de marcher, de s’exprimer, de saluer qui imposait la déférence.”55

ma seconde mère : “une créature pâle, brune, poétique et charmante”56, la meilleure amie de ma mère. “Elles restaient ensemble, toutes deux silencieuses. Chacune bâtissait son rêve, le voyait s’écrouler, et le recommençait.”57

Et puis, la seule servante que maman emmena toujours et partout avec nous. “Rieuse et hardie, toujours le mot pour faire rire les hommes, mots dont je n’ai connu le sens et la crudité que plus tard, elle était le boute-en-train de notre caravane. Nous ayant vu naître, elle était familière”58 et directe avec nous toutes.J’ai vécu avec toutes ces femmes durant de longues annéesensemble aussi nous avons voyagé.

49 Corneille, Médée, V-650 Corneille, Médée, I-451 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.12952 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.14953 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.1754 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.55 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.5956 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.6457 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.5258 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.52

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Quelle famille fantasque !mais d’une force titanesque !Toutes ces femmes m’ont portée, toutes elles m’ont choyéebien au-delà de mon enfance !comme chacun devrait être choyétout au long de son existence !Attendre tout cela d’un mari ?“le pauvre homme”59

Non, non, mais non ! Il ne peut tout simplement pas !

Un jour il y eut la guerreje fis partir la maisonnée loin de la villeet je me retrouvais ... seule, pour le première fois de ma vie !“Je vécus quelques jours très stupéfiée par ce manque de vie autour de moi, par ce manque d’amour.”60

Avec ce soudain désert je touchai le désespoir.Après la Guerre, la vie repritet nous fûmes de nouveau réunies.Toutes nous aimions l’amour et nous aimions les hommes“L’amour de l’amour enveloppait la vie d’un charme infini.”61

et nous ne manquions pas de mâle compagnie !Par ordre d’entrée en scène dans ma vie :“Mon grand-père était mort, mon père était en Chine”62

Il mourut quand j’avais 12 ans.mon parrain : “un homme qui avait l’âme bourgeoise, sournoise et paillarde.”63, “l’âme la plus lourde qui ait jamais existé”64.le parrain de ma sœur Jeanne : un vieux garçon plein d’habitudes et qui m’enseigna les rudiments de la diction.le parrain de ma sœur Régine : un banal général Enfin, un grand et fidèle ami de ma mère, sûrement un des amants de ma tante : le duc, “doux et moqueur, il occupait une haute situation au Ministère.”65; c’est lui qui décida ma famille à me faire faire du théâtre.Tous ces messieurs fréquentaient assidûment notre logis.Plus tard, dans mon propre entourage,il y eut encore des hommes, oui, bien sûr, beaucoup d’hommes !Tous les jours à cinq heure ils venaient nous rendre visiteJ’en conçus mille bonheurs,

59 Molière, Tartuffe60 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.16661 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.29862 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.1563 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.7564 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.12065 Sarah Bernhardt, Ma double vie p.62

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et un charmant enfant.Un journaliste fort grossier me demanda un jour de qui était mon fils. Je lui répondis que je ne me souvenais jamais si le père était François Mitterand, Philippe Sollers ou Alain Delon ...

Nous avions la familleet nous avions l’amourPourquoi nous marier ?Les héroïnes de scène étaient fort malheureuses,mes amies accouplées n’étaient pas plus chanceuses !

HENRIETTE- Par un prompt désespoir souvent on se marieQu’on s’en repent après tout le temps de sa vie.66

La piquante Henriette ne l’a-t-elle pas assez répété ?Pour tourner la difficultéil ne faut pas se marier,ni pacser ni concubiner !J’ai toujours bien aimé, au fond, être la maîtresse des hommes mariés, cela vous permet de les voir au mieux de leur forme et vous évite de les supporter dans la cohabitation - qui peut être parfois bien douloureuse. A ce propos, je ne sais pas pourquoi l’on s’imagine que la maîtresse d’un homme marié reste tristement à l’attendre chez elle, tandis que l’amant d’une femme mariée voltigerait, lui, au contraire, de fleur en fleur et de foyer en foyer, comme un papillon. C’est très bien comme cela ! Les hommes aiment bien être rassurés dans leur vanité; cela les met de bonne humeur et cela ne nous dérange pas beaucoup dans nos agissements. ”Malgré mes convictionsmoi aussi je me suis mariée !Roméo était un merveilleux comédien.Souvent, après la représentation, il arrivait que, transportée par son jeu ou par le mien, et voyant encore en lui un Hippolyte ou un Armand Duval, je le laissais me raccompagner à la maison - où, hélas, il redevenait le gentil mari.On ne s’imagine pas ce que c’est que de s’entendre dire, à huit heure du soir et devant mille personnes, les vers les plus beaux, les sentiments les plus nobles, les plus poétiques, et d’entendre à minuit et en tête à tête, le même homme vous dire des sottises et des lieux communs.

Certes, il est fort heureux d’avoir un homme au lit !Mais tous les jours le même ? Ah non ! C’est trop d’ennui !

Combien de temps notre mariage ?un peu de temps ! bien trop de temps !

“Quinze ans de mariage épuisent les paroleset depuis un long temps nous nous sommes tout dit.” “Ah ! que j’ai de dépit que la loi n’autoriseà changer de mari comme on fait de chemise”67

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66 Molière, Les Femmes savantes, V-467 Molière, Les Femmes savantes

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Elle s’habille et se pareOui, parlez-nous d’amour ...dites-nous vos poèmeset vos chansons de couret vos plus beaux “je t’aime”vos psaumes et vos cantiquesvos versets sataniquesoh ! chantez-les pour nousglissez-les dans nos couset parlez-nous tout basplutôt qu’à haute voixLa Bible ou le Coransont de sublimes chantsDites-les moi icimais je vous en suppliene les clamez jamais !Car chaires ou minaretsestrades ou tribuneset médias à la unedévient la poésie en idéologieDès lors le monde est politiqueet la vie devient pathétique.Mais ... “tout est néant. La résignation est stupide. Et la révolte pareille aux aboiements d’un chien fou.”68

Alors je tire ma révérenceà cette très noble assistance !

Elle se couche dans son cercueil. Je vous aime, infidèles, comme la mère des rêves.

NOIR

pour ce qui manque dans chaque monologue, contacter l’auteur : [email protected]

68 Shakespeare, Antoine & Cléopâtre IV-15

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