A. Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678 · 2015. 1. 17. · 1ère L 2014-2015...

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1 ère L 2014-2015 Personnages de roman du XVIIe au XXe siècle, Le portrait dans les romans, lectures analytiques et documents 1 A. Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678 Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette 5 absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de 10 sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée. 15 Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits 20 étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes. B. Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, lettre 81 (extrait) LETTRE LXXXI LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT [...]Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l'amour s'empare si facilement et avec tant de puissance ; qui sentent le besoin de s'en occuper encore, même lorsqu'elles n'en jouissent pas; et s'abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres si douces, mais si dangereuses à écrire ; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l'objet qui les cause : imprudentes, qui, dans leur amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur. 5 Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? Quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes? Je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en 10 profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher. Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré ; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de 15 régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sécurité, même celui de la joie ; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie 1 cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné. 20 J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j'observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il 25 m'était utile de laisser voir. Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies ; et j'y gagnai ce coup d'œil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m'a rarement trompée. Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent 30 leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir. [...] De ... ce 20 septembre 17**, 1. Physionomie : traits du visage.

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1ère L 2014-2015 Personnages de roman du XVIIe au XXe siècle, Le portrait dans les romans, lectures analytiques et documents 1

A. Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette 5

absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de 10

sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée. 15

Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits 20

étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

B. Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, lettre 81 (extrait)

LETTRE LXXXI LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

[...]Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l'amour s'empare si facilement et avec tant de puissance ; qui sentent le besoin de s'en occuper encore, même lorsqu'elles n'en jouissent pas; et s'abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres si douces, mais si dangereuses à écrire ; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l'objet qui les cause : imprudentes, qui, dans leur amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur. 5

Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées? Quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes? Je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en 10

profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré ; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de 15

régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sécurité, même celui de la joie ; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie1 cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné. 20

J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j'observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il 25

m'était utile de laisser voir.

Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies ; et j'y gagnai ce coup d'œil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.

Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent 30

leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir. [...]

De ... ce 20 septembre 17**, 1. Physionomie : traits du visage.

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1ère L 2014-2015 Personnages de roman du XVIIe au XXe siècle, Le portrait dans les romans, lectures analytiques et documents 2 C. Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953, incipit

Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d'eau gazeuse; il est six heures du matin.

Il n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines; chaque seconde marque un pur 5

mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde à sa place exacte.

Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d'erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu'ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, 10

entamer progressivement l'ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre : un jour, au début de l'hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.

Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d'être déverrouillée, l'unique personnage présent en scène n'a pas encore recouvré son existence propre. II est l'heure où les douze chaises descendent doucement des 15

tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor. Quand tout est prêt, la lumière s'allume... Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-

dessus du bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium. 20

De l'autre côté, derrière la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C'est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre; elle n'a plus qu'à disparaître. Dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme; et au-delà, de plus en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron... Le Patron, nébuleuse triste, noyé dans son halo.

Textes complémentaires

D. Zola, La Curée, 1872, ch. II [Portrait d’un homme politique sous le Second Empire] M. Toutin-Laroche, grand et maigre, ancien inventeur d'un mélange de suif et de stéarine pour la fabrication des

bougies, rêvait le Sénat. Il s'était fait l'inséparable du baron Gouraud ; il se frottait à lui, avec l'idée vague que cela lui porterait bonheur. Au fond, il était très pratique, et s'il eût trouvé un fauteuil de sénateur à acheter il en aurait âprement débattu le prix. L'Empire allait mettre en vue cette nullité avide, ce cerveau étroit qui avait le génie des tripotages industriels. Il vendit le premier son nom à une compagnie véreuse, à une de ces sociétés qui poussèrent 5

comme des champignons empoisonnés sur le fumier des spéculations impériales. On put voir collée aux murs à cette époque, une affiche portant en grosses lettres noires ces mots Société générale des ports du Maroc, et dans laquelle le nom de M. Toutin-Laroche, avec son titre de conseiller municipal, s'étalait, en tête de liste des membres du conseil de surveillance, tous plus inconnus les uns que les autres. Ce procédé, dont on a abusé depuis, fit merveille ; les actionnaires accoururent, bien que la question des ports du Maroc fût peu claire et que les braves gens qui 10

apportaient leur argent ne pussent expliquer eux-mêmes à quelle œuvre on allait l'employer. L'affiche parlait superbement d'établir des stations commerciales le long de la Méditerranée. Depuis deux ans, certains journaux célébraient cette opération grandiose, qu'ils déclaraient plus prospère tous les trois mois. Au conseil municipal, M. Toutin-Laroche passait pour un administrateur de premier mérite ; il était une des fortes têtes de l'endroit, et sa tyrannie aigre sur ses collègues n'avait d'égale que sa platitude dévote devant le préfet. Il travaillait déjà à la création 15

d'une grande compagnie financière, le Crédit viticole, une caisse de prêt pour les vignerons, dont il parlait avec réticences, des attitudes graves qui allumaient autour de lui les convoitises des imbéciles.

E. Alain Robbe-Grillet Pour un nouveau roman, 1957 Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide,

simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au 5

lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême. […]

Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond […] sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans la Nausée1 ou dans l'Etranger2 ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? […] On 10

pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.

Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques 15

familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir.

1. La Nausée : roman de Jean-Paul Sartre publié en 1938. 2. L’étranger, roman d’Albert Camus datant de 1942.

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1ère L 2014-2015 Le Roman documents complémentaires

Illustrer ou interpréter un roman ?

1. Illustration d’Alexandre Joseph Desenne (1785-1827) pour La Princesse de Clèves édité chez Werdet en 1826 « Mme de Clèves aperçoit Nemours sur un banc »

2. Frontispice des Liaisons dangereuses par Charles Monnet (1732-1808) pour l’édition dite de Londres de 1796. La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont (qui tient un masque) piétinent l’innocence (Mme de Tourvel ou Cécile Volanges)

3° Plan tiré du générique du film Les Gommes de Lucien Deroisy (1969)

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1ère L 2014. Les réécritures : Œuvre Intégrale Iphigénie de Racine Textes pour les lectures analytiques1

1° Jean Racine, Iphigénie, l’exposition Acte I, scène 1 AGAMEMNON, ARCAS

ARCAS 35 […] Mais quels malheurs dans ce billet tracés Vous arrachent, Seigneur, les pleurs que vous versez ? Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie ? Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie ? Qu'est-ce qu'on vous écrit? Daignez m'en avertir. AGAMEMNON 40 Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir. ARCAS Seigneur.... AGAMEMNON Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause, Et juge s'il est temps, ami, que je repose. Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés. 45 Nous portions ; et déjà, par mille cris de joie, Nous menacions de loin les rivages de Troie. Un prodige étonnant fit taire ce transport ! Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port. Il fallut s'arrêter, et la rame inutile 50 Fatigua vainement une mer immobile. Ce miracle inouï me fit tourner les yeux Vers la divinité qu'on adore en ces lieux. Suivi de Ménélas, de Nestor, et d'Ulysse, J'offris sur ses autels un secret sacrifice. 55 Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas, Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas ! « Vous armez contre Troie une puissance vaine, Si dans un sacrifice auguste et solennel Une fille du sang d'Hélène 60 De Diane en ces lieux n'ensanglante l'autel. Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie, Sacrifiez Iphigénie.» ARCAS Votre fille! AGAMEMNON Surpris, comme tu peux penser, Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer. 65 Je demeurai sans voix, et n'en repris l'usage Que par mille sanglots qui se firent passage. Je condamnai les Dieux, et sans plus rien ouïr, Fis vœu sur leurs autels de leur désobéir. Que n'en croyais-je alors ma tendresse alarmée? 70 Je voulais sur-le-champ congédier l'armée. Ulysse en apparence approuvant mes discours, De ce premier torrent laissa passer le cours. Mais bientôt rappelant sa cruelle industrie, Il me représenta l'honneur et la patrie, 75 Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis, Et l'empire d'Asie à la Grèce promis : De quel front immolant tout l'État à ma fille, Roi sans gloire, j'irais vieillir dans ma famille ! Moi-même (je l'avoue avec quelque pudeur), 80 Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur, Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce, Chatouillaient de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse. Pour comble de malheur, les Dieux toutes les nuits, Dès qu'un léger sommeil suspendait mes ennuis, 85 Vengeant de leurs autels le sanglant privilège, Me venaient reprocher ma pitié sacrilège, Et présentant la foudre à mon esprit confus, Le bras déjà levé, menaçaient mes refus. Je me rendis, Arcas ; et vaincu par Ulysse, 90 De ma fille, en pleurant, j'ordonnai le supplice. Mais des bras d'une mère il fallait l'arracher. Quel funeste artifice il me fallut chercher ! D'Achille, qui l'aimait, j'empruntai le langage.

J'écrivis en Argos, pour hâter ce voyage, 95 Que ce guerrier, pressé de partir avec nous, Voulait revoir ma fille, et partir son époux. ARCAS Et ne craignez-vous point l'impatient Achille ? Avez-vous prétendu que, muet et tranquille, Ce héros, qu'armera l'amour et la raison, 100 Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ? Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ? AGAMEMNON Achille était absent ; et son père Pelée, D'un voisin ennemi redoutant les efforts, L'avait, tu t'en souviens, rappelé de ces bords ; 105 Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence, Aurait dû plus longtemps prolonger son absence. Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ? Achille va combattre, et triomphe en courant ; Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée, 110 Hier avec la nuit arriva dans l'armée. Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras. Ma fille, qui s’approche, et court à son trépas ; Qui loin de soupçonner un arrêt si sévère, Peut-être s'applaudit des bontés de son père, 115 Ma fille. ... Ce nom seul, dont les droits sont si saints, Sa jeunesse, mon sang, n'est pas ce que je plains. Je plains mille vertus, une amour mutuelle, Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle, Un respect qu'en son cœur rien ne peut balancer, 120 Et que j'avais promis de mieux récompenser. Non, je ne croirai point, o ciel, que ta justice Approuve la fureur de ce noir sacrifice. Tes oracles sans doute ont voulu m'éprouver ; Et tu me punirais si j'osais l'achever. 125 Arcas, je t'ai choisi pour cette confidence : Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence. La Reine, qui dans Sparte avait connu ta foi, T'a placé dans le rang que tu tiens près de moi. Prends cette lettre, cours au-devant de la Reine, 130 Et suis, sans t'arrêter, le chemin de Mycène. Dès que tu la verras, défends-lui d'avancer, Et rends-lui ce billet que je viens de tracer. Mais ne t'écarte point : prends un fidèle guide. Si ma fille une fois met le pied dans L’Aulide, 135 Elle est morte. Calchas, qui l'attend en ces lieux, Fera taire nos pleurs, fera parler les Dieux ; Et la religion, contre nous irritée, Par les timides Grecs sera seule écoutée. Ceux même dont ma gloire aigrit l'ambition 140 Réveilleront leur brigue et leur prétention, M'arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse.... Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse. Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret, Découvrir à ses yeux mon funeste secret. 145 Que, s'il se peut, ma fille, à jamais abusée, Ignore à quel péril je l'avais exposée. D'une mère en fureur épargne-moi les cris ; Et que ta voix s'accorde avec ce que j'écris. Pour renvoyer la fille, et la mère offensée, 150 Je leur écris qu'Achille a changé de pensée, Et qu'il veut désormais jusques à son retour Différer cet hymen que pressait son amour. Ajoute, tu le peux, que des froideurs d'Achille On accuse en secret cette jeune Ériphile 155 Que lui-même captive amena de Lesbos, Et qu'auprès de ma fille on garde dans Argos. C'est leur en dire assez : le reste, il le faut taire. Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire ; Déjà même l'on entre, et j'entends quelque bruit. 160 C'est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit.

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1ère L 2014. Les réécritures : Œuvre Intégrale Iphigénie de Racine Textes pour les lectures analytiques2

Jean Racine, Iphigénie, acte II, scène 1 v. 409-528 DORIS Maintenant tout vous rit : l'aimable Iphigénie 410 D'une amitié sincère avec vous est unie ; Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur ; Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur. Vous vouliez voir l'Aulide où son père l'appelle, Et l'Aulide vous voit arriver avec elle. 415 Cependant, par un sort que je ne conçois pas, Votre douleur redouble et croît à chaque pas. ÉRIPHILE Hé quoi ? te semble-t-il que la triste Ériphile Doive être de leur joie un témoin si tranquille ? Crois-tu que mes chagrins doivent s'évanouir 420 A l'aspect d'un bonheur dont je ne puis jouir ? Je vois Iphigénie entre les bras d'un père ; Elle fait tout l'orgueil d'une superbe mère ; Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers, Remise dès l'enfance en des bras étrangers, 425 Je reçus et je vois le jour que je respire, Sans que mère ni père ait daigné me sourire. J'ignore qui je suis; et pour comble d'horreur, Un oracle effrayant m'attache à mon erreur, Et quand je veux chercher le sang qui m'a fait naître, 430 Me dit que sans périr je ne me puis connaître. DORIS Non, non, jusques au bout vous devez le chercher. Un oracle toujours se plaît à se cacher : Toujours avec un sens il en présente un autre. En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre. 435 C'est là tout le danger que vous pouvez courir, Et c'est peut-être ainsi que vous devez périr. Songez que votre nom fut changé dès l'enfance. ÉRIPHILE Je n'ai de tout mon sort que cette connaissance ; Et ton père, du reste infortuné témoin, 440 Ne me permit jamais de pénétrer plus loin. Hélas ! dans cette Troie où j'étais attendue, Ma gloire, disait-il, m'allait être rendue ; J'allais, en reprenant et mon nom et mon rang, Des plus grands rois en moi reconnaître le sang. 445 Déjà je découvrais cette fameuse ville. Le ciel mène à Lesbos l'impitoyable Achille : Tout cède, tout ressent ses funestes efforts ; Ton père, enseveli dans la foule des morts, Me laisse dans les fers à moi-même inconnue ; 450 Et de tant de grandeurs dont j'étais prévenue, Vile esclave des Grecs, je n'ai pu conserver Que la fierté d'un sang que je ne puis prouver. DORIS Ah ! que perdant, Madame, un témoin si fidèle, La main qui vous l'ôta vous doit sembler cruelle ! 455 Mais Calchas est ici, Calchas si renommé, Qui des secrets des Dieux fut toujours informé. Le ciel souvent lui parle : instruit par un tel maître, Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être. Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ? 460 Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs. Bientôt Iphigénie, en épousant Achille, Vous va sous son appui présenter un asile. Elle vous l’a promis et juré devant moi, Ce gage est le premier qu'elle attend de sa foi. ÉRIPHILE 465 Que dirais-tu, Doris, si passant tout le reste, Cet hymen de mes maux était le plus funeste ? DORIS Quoi, Madame ?

ÉRIPHILE Tu vois avec étonnement Que ma douleur ne souffre aucun soulagement. Écoute, et tu te vas étonner que je vive. 470 C'est peu d'être étrangère, inconnue et captive : Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens, Cet Achille, l'auteur de tes maux et des miens, Dont la sanglante main m'enleva prisonnière, Qui m'arracha d'un coup ma naissance et ton père, 475 De qui, jusques au nom, tout doit m'être odieux, Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux. DORIS Ah ! que me dites-vous ? ÉRIPHILE Je me flattais sans cesse Qu'un silence éternel cacherait ma faiblesse. Mais mon cœur trop pressé m'arrache ce discours, 480 Et te parle une fois, pour se taire toujours. Ne me demande point sur quel espoir fondée De ce fatal amour je me vis possédée. Je n'en accuse point quelques feintes douleurs Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs. 485 Le ciel s'est fait, sans doute, une joie inhumaine A rassembler sur moi tous les traits de sa haine. Rappellerai-je encor le souvenir affreux Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ? Dans les cruelles mains par qui je fus ravie 490 Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie. Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ; Et me voyant presser d'un bras ensanglanté, Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage Craignais de rencontrer l'effroyable visage. 495 J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur, Et toujours détournant ma vue avec horreur. Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche ; Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ; Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ; 500 J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer. Je me laissai conduire à cet aimable guide. Je l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide. Iphigénie en vain s'offre à me protéger, Et me tend une main prompte à me soulager : 505 Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée ! Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée Que pour m'armer contre elle, et sans me découvrir, Traverser son bonheur que je ne puis souffrir. DORIS Et que pourrait contre elle une impuissante haine ? 510 Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène, Éviter les tourments que vous venez chercher, Et combattre des feux contraints de se cacher? ÉRIPHILE Je le voulais, Doris. Mais quelque triste image Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage, 515 Au sort qui me traînait il fallut consentir : Une secrète voix m'ordonna de partir, Me dit qu'offrant ici ma présence importune, Peut-être j'y pourrais porter mon infortune ; Que peut-être approchant ces amants trop heureux, 520 Quelqu'un de mes malheurs se répandrait sur eux. Voilà ce qui m'amène, et non l'impatience D'apprendre à qui je dois une triste naissance. Ou plutôt leur hymen me servira de loi. S'il s'achève, il suffit : tout est fini pour moi. 525 Je périrai, Doris ; et par une mort prompte, Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte, Sans chercher des parents si longtemps ignorés, Et que ma folle amour a trop déshonorés.

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1ère L 2014. Les réécritures : Œuvre Intégrale Iphigénie de Racine Textes pour les lectures analytiques3

Le plaidoyer d’Iphigénie chez Euripide (v. 1147-1254)et chez Racine, acte IV, scène 4.

1 5 10 15 20 25 30 35 40 45

Euripide. Iphigénie. — Si j'avais la parole d'Orphée,

mon père, pour amener par son charme les rochers à me suivre et pour captiver par mes discours qui je voudrais, j'y aurais recours. Mais — c'est toute ma science — je t'offrirai mes larmes, voilà qui est en mon pouvoir.

Comme d'un rameau de suppliant, je presse étroitement ton genou de ce corps que ma mère a enfanté pour toi. Ne me fais pas mourir avant l'heure, car la lumière est douce à contempler; ne me force pas à voir les régions souterraines.

Je suis la première qui t'ai appelé mon père et que tu nommas ta fille; la première, m'abandonnant sur tes genoux, je t'ai donné et ai reçu de toi de tendres caresses. Tu disais : « Te verrai-je dans la maison d'un mari, menant une vie heureuse et florissante, comme il est digne de moi? » Je répondais à mon tour, suspendue à ton menton qu'en ce moment je touche de la main : « Et moi, comment agirai-je envers toi? Dans ta vieillesse, ma maison te fera-t-elle un tendre accueil, mon père; pour te récompenser des soucis de mon éducation? » Je me rappelle encore ces propos, mais tu les as oubliés et tu veux me mettre à mort. Oh! qu'il n'en soit pas ainsi, au nom de Pélops, d'Atrée ton père, et de ma mère que voici, elle qui a souffert en me mettant au monde et qui subit à présent, une seconde fois, pareille épreuve. Qu'ai-je de commun avec l'union d'Alexandros1 et d'Hélène? Comment se peut-il qu'il soit venu pour me perdre, mon père? Regarde-moi, accorde-moi un coup d'œil et un baiser pour qu'en mourant j'emporte au moins cela comme souvenir, si tu n'écoutes pas mes paroles.

Mon frère2, tu es d'un faible secours pour tes amis, joins cependant tes larmes aux miennes, supplie ton père de laisser la vie à ta sœur. Le pressentiment du malheur existe même chez les petits enfants. Vois, mon père, son silence t'implore. Épargne-moi, aie pitié de ma vie. Oui, par ton menton, nous te supplions, nous deux qui te sommes chers, l'un encore tout petit être, et l'autre déjà grande.

D'un mot bref j'en dirai plus que n'importe quel discours : la lumière est bien douce aux yeux des mortels; sous terre, c'est le néant. Il est fou de souhaiter la mort : une vie malheureuse vaut mieux qu'une mort glorieuse.

1 Alexandros : autre nom de Paris, qui enleva Hélène 2. Iphigénie d’adresse au petit Oreste, présent sur scène.

Racine

IPHIGÉNIE Mon père, 1175 Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi.

Quand vous commanderez, vous serez obéi. Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre : Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre. D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis

1180 Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis, Je saurai, s'il le faut, victime obéissante, Tendre au fer de Calchas une tête innocente, Et respectant le coup par vous-même ordonné, Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné.

1185 Si pourtant ce respect, si cette obéissance Paraît digne à vos yeux d'une autre récompense, Si d'une mère en pleurs vous plaignez les ennuis, J'ose vous dire ici qu'en l'état où je suis Peut-être assez d'honneurs environnaient ma vie

1190 Pour ne pas souhaiter qu'elle me fût ravie, Ni qu'en me l'arrachant un sévère destin Si près de ma naissance en eût marqué la fin. Fille d'Agamemnon, c'est moi qui la première, Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ;

1195 C'est moi qui. si longtemps le plaisir de vos yeux, Vous ai fait de ce nom remercier les Dieux, Et pour qui tant de fois prodiguant vos caresses, Vous n'avez point du sang dédaigné les faiblesses. Hélas ! avec plaisir je me faisais conter

1200 Tous les noms des pays que vous allez dompter ; Et déjà, d'Ilion présageant la conquête, D'un triomphe si beau je préparais la fête. Je ne m'attendais pas que pour le commencer, Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.

1205 Non que la peur du coup dont je suis menacée Me fasse rappeler votre bonté passée. Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux, Ne fera point rougir un père tel que vous ; Et si je n'avais eu que ma vie à défendre,

1210 J'aurais su renfermer un souvenir si tendre. Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur, Une mère, un amant attachaient leur bonheur. Un roi digne de vous a cru voir la journée Qui devait éclairer notre illustre hyménée.

1215 Déjà sûr de mon cœur à sa flamme promis, Il s'estimait heureux : vous me l'aviez permis. Il sait votre dessein ; jugez de ses alarmes. Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes. Pardonnez aux efforts que je viens de tenter

1220 Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.

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1ère L 2014-2015 Documents complémentaires sur les réécritures 1

LE MYTHE D’IPHIGÉNIE

A. Pierre Brunel, Préface du Dictionnaire des mythes littéraires, 1988 (extraits). B. J.-M. Gliksohn, article « Iphigénie » du Dictionnaire des mythes littéraires de Pierre Brunel, 1988. C. Anonyme. Le sacrifice d’Iphigénie, Maison du poète tragique, Pompéi. D. François Perrier (1584 ou 1590-1650) Le Sacrifice d’Iphigénie (entre 1629 et 1633).

A. Pierre Brunel, Préface du Dictionnaire des mythes littéraires, 1988

On ne peut aborder l'étude du mythe littéraire si on ne s'est d'abord penché sur le mythe proprement dit. Cela ne signifie pas pourtant que le mythe littéraire ne soit que le mythe en littérature. J'essaierai de marquer l'écart qui existe entre les deux termes […]

Dans Aspects du mythe [Mircea Eliade] propose cette définition, qu'il considère comme «la moins imparfaite, parce que la plus large» du mythe :

«Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements.»

Le mythe raconte. Le mythe est un récit. Dans les dialogues de Platon, il s'oppose en cela à la simple discussion. Sans doute, quand il est fait par Socrate, le récit mythique est-il épuré (et par les vertus de l'art de Platon, il est déjà mythe littéraire). Mais dans tous les cas, le mythe est animé par un dynamisme, qui est celui du récit. […]

Le mythe explique. C'est la deuxième fonction. L'événement […]du mythe est, précise Mircea Eliade, «un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements». Et il ajoute :

«Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Êtres surnaturels, une réalité est venue à l'existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution. C'est donc toujours le récit d'une «création» : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être.» […]

Troisième fonction : le mythe révèle. Eliade emploie ce verbe dans un autre de ses livres, Mythes, Rêves et Mystères, et il fait observer que «toute mythologie est récit une ontophanie». Le mythe révèle l'être, il révèle le dieu. C'est en cela qu'il peut être présenté comme une «histoire sacrée». […]

Il convient aussi d'essayer de définir la notion de mythe littéraire par rapport à la notion de mythe elle-même. C'est ce qu'a fait avec beaucoup de bonheur Philippe Sellier dans un article publié en 1984 dans Littérature, «Qu'est-ce qu'un mythe littéraire?». Je reprendrai ici le fil de sa démonstration. Après avoir défini le mythe ethno-religieux comme un récit fondateur, anonyme et collectif, qui fait baigner le présent dans le passé et est tenu pour vrai, dont la logique est celle de l'imaginaire et qui fait apparaître à l'analyse de fortes oppositions structurales, il fait observer que certaines caractéristiques disparaissent, que d'autres en revanche demeurent quand on passe du mythe au mythe littéraire. Celles qui disparaissent sont les trois premières : le mythe littéraire ne fonde ni n'instaure plus rien ; les œuvres qui l'illustrent sont en principe signées ; et évidemment le mythe littéraire n'est pas tenu pour vrai. Mais «la langue — comme si souvent — a enregistré une réelle parenté, en désignant d'un même substantif le mythe religieux et le mythe littéraire». Leurs caractères communs sont la saturation symbolique, l'organisation serrée (plus serrée qu'on ne l'a dit dans le cas du mythe littéraire), l'éclairage métaphysique.

B. J.-M. Gliksohn, article « Iphigénie » du Dictionnaire des mythes littéraires de Pierre Brunel, 1988.

La tragédie d'Iphigénie, victime puis prêtresse, se joue, à Aulis comme en Tauride, non loin de l'autel sacrificiel, dans l'imminence d'une immolation. Non loin du rivage, également, mais l'embarquement est interdit. Les dieux sont absents : ils ont fixé les enjeux et laissent se déployer le drame de la raison d'Etat et des attachements privés, de la parenté dangereuse entre le rituel et le massacre. Le ciel pour finir, reprendra, ou non, la parole et l'on pourra voir jusqu'où, entre-temps, les mortels seront allés.

Aspects du mythe : Un mythe de guerre Quelle que soit sa portée magique, le sacrifice garantit l'unité politique du camp grec mise en péril par les palinodies de son chef. […] Mythe politique, donc, autant que mythe de guerre. Mythe national également : l'Iphigénie d'Euripide se sacrifie au péril barbare — et prend ainsi place, avant Jeanne d'Arc, parmi les vierges qui sauvent la cité — et l'image de la Tauride, lieu d'exil et de cruauté, est un hymne à la terre grecque.

Un mythe religieux Fait rare dans la tradition grecque, la question liturgique est au centre du mythe. Une dangereuse confusion règne entre les rituels. La victime, attirée à Aulis sous prétexte de mariage est destinée à l'immolation. Agamemnon, dans certaines versions, doit sacrifier sa fille pour s'être vanté de ses exploits de chasseur, dans d'autres, c'est un gibier qui remplace la fille sur l'autel. Il est clair, du moins, que le mythe d'Iphigénie pose la question d la légitimité du sacrifice.

Un mythe familial Le sacrifice d'Aulis prend place dans l'enchaînement meurtrier qui caractérise la famille des Atrides. La mort d'Agamemnon puis celles de Clytemnestre et d'Egisthe en sont les conséquences plus ou moins directes. S'opposent ainsi, face à l'exigence du ciel, les droits et les sentiments, antagonistes ou convergents, de la fille, du

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1ère L 2014-2015 Documents complémentaires sur les réécritures 2

père, de la mère, du fiancé, du frère ou de l'ami d'enfance. D'où les chocs qui confèrent au mythe son intensité pathétique.

La littérature gréco-latine : Un mythe héroïque Figure de l'épopée troyenne, Iphigénie, pour des raisons controversées, n'est pas évoquée par Homère. L'épisode d'Aulis figurait sans doute dans un autre poème du cycle épique grec, Les Chants cypriens, mais celui-ci ne nous est connu que par un résumé tardif (où Agamemnon est puni de sa vantardise de chasseur et où Iphigénie, qu'une biche a remplacée sur l'autel, est transportée chez les Taures et rendue immortelle).

Un mythe tragique Seules les deux Iphigénie d'Euripide (Iphigénie en Tauride, 411 ? ; Iphigénie à Aulis, 405), nous sont parvenues, mais Eschyle et Sophocle avaient aussi écrit des tragédies portant ce titre. A Aulis, en Tauride et à Delphes, la cellule tragique est marquée par l'imminence d'un infanticide ou d'un fratricide et par l'action des volontés qui, se conjuguant ou non, tentent de les éviter. D'où l'alternance de l'espoir et du désespoir en une série de scènes dont les multiples représentations figurées attestent l'impact et qui sont pour beaucoup dans la survivance du mythe : retrouvailles de la fille encore heureuse et du père déchiré, révélation à la mère, abnégation sublime d'Iphigénie .

Un lieu commun culturel Chez les moralistes, le mythe ne sera plus parfois que l’exemplum figé par la tradition et produit à titre d'illustration: quand Lucrèce, Cicéron, Horace évoquent Aulis ) c'est, respectivement, pour flétrir la religion, génératrice d'une telle cruauté, pour dénoncer la folie d'Agamemnon, ou pour blâmer le roi d'avoir fait à Diane une promesse imprudente et de l'avoir tenue.

Les littératures modernes : L'humanisme érudit et les tentations de la glose1 Dès la fin du Moyen Age, des « moralisateurs » d'Ovide2 puis, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, les auteurs de multiples manuels de mythologie, tentent de démontrer que le sacrifice d'Agamemnon est une préfiguration ou bien une contrefaçon de celui d'Abraham ou de Jephté, voire de celui du Christ lui-même.

A cette tentative apologétique3 succède, au XVIIIe siècle, une réaction : Le Sage, dans Gil Blas, lance le paradoxe selon lequel l'essentiel du mythe est le vent. Une telle ironie ouvre la voie aux attaques que Voltaire lance contre le sacrifice humain, fruit du fanatisme et aussi cruel de la part de Jephté que de celle d'Agamemnon.

La simplicité attique et les tentations de l’implexe4 De même que, pour les érudits, jusqu'au XVIIIe siècle, le choix est entre la rigueur humaniste et une utilisation du mythe à des fins de propagande, de même, pour les dramaturges, il est entre la fidélité à Euripide, modèle — tous le proclament — de pureté et de simplicité, et la nécessité de se conformer au goût du temps.

1 glose : interprétation 2 « moralisateurs d’Ovide » ceux qui ont voulu rendre « plus morales » les Métamorphoses d’Ovide en leur donnant une signification chrétienne. 3 apologétique : visant à défendre la religion chrétienne. 4 l’implexe : la complication

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C Le sacrifice d’Iphigénie, Maison du poète tragique, Pompéi, copie d’après le peintre grec Timante, du Ve siècle av. J.-C. Fresque, 138 x 140 cm.

D. François Perrier (1584 ou 1590-1650) Le Sacrifice d’Iphigénie (entre 1629 et 1633) huile sur toile, 212 x 154 cm.

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1ère L 2014-2015 L’humanisme, Rabelais : Gargantua, textes pour les lectures analytiques et documents complémentaires 1

1. «Comment Gargantua naquit en façon bien étrange» Ch. VI, p 88 à 93 (édition Pocket classiques) Peu de temps après, elle commença à se lamenter et à crier. Aussitôt, arrivèrent en masse des sages-femmes de

tous côtés ; la tâtant par en dessous, elles trouvèrent quelques morceaux de peau, d’assez mauvais goût, et elles pensaient que c’était l’enfant : mais c’était le fondement qui lui lâchait, par le relâchement du gros intestin — que vous appelez le boyau culier —, pour avoir trop mangé de tripes, comme nous l’avons dit plus haut.

Alors une vilaine vieille de la compagnie, qui avait la réputation d’être guérisseuse, venue de Brisepaille d’auprès 5

de Saint-Genou depuis soixante ans, lui administra un astringent si terrible que ses sphincters furent si obstrués et resserrés que vous ne les auriez pas élargis même avec les dents — ce qui est chose bien horrible à imaginer —, manière dont le diable, à la messe de saint Martin, enregistrant par écrit le bavardage de deux commères, dut étirer son parchemin à belles dents.

Cet obstacle fit se relâcher, au-dessus, les cotylédons de la matrice, par où l'enfant jaillit, entra dans la veine cave 10

et, grimpant par le diaphragme jusqu'au-dessus le chemin des épaules, où ladite veine se sépare en deux, prit le chemin de gauche et sortit par l'oreille gauche.

Dès qu'il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : «Mi ! mi ! mi !», mais il clamait à pleine voix : «À boire ! à boire ! à boire !», comme s'il invitait tout le monde à boire.

Je me doute que vous ne croyez pas vraiment à cette étrange naissance. Si vous n'y croyez pas, je ne m'en 15

soucie pas ; mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu'on lui dit et ce qu'il trouve écrit. Salomon ne dit-il pas, au chapitre 14 des Proverbes : «L'Innocent croit toute parole», etc. ; et saint Paul, dans la Première aux Corinthiens, 13 : «La Charité croit tout» ? Pourquoi ne le croiriez-vous pas ? Parce que (dites-vous) ça ne se voit jamais. Et moi je vous dis que, justement pour cela, vous devez y ajouter totalement foi. Car les Sorbonnistes disent que la foi permet de croire les choses qu'on n'a jamais vues. Est-ce contre notre loi, notre foi, 20

contre la raison, contre la Sainte Écriture ? Pour ma part, je ne trouve rien dans la Sainte Bible qui s'y oppose. Et si la volonté de Dieu était telle, diriez-vous qu'il n'aurait pu le faire ? Ha, de grâce, ne vous emberlificotez pas l'esprit de ces vaines pensées. Car je vous dis qu'à Dieu rien n'est impossible et, s'il le voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l'oreille.

Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Rocquetaillade ne naquit-il pas du talon de sa mère ? 25

Minerve ne naquit-elle pas du cerveau par l'oreille de Jupiter ? Mais vous seriez encore plus ébahis et stupéfaits si je vous exposais ici tout le chapitre de Pline où il parle des

enfantements étranges et contre nature : et pourtant je ne suis pas un menteur aussi invétéré que lui. Lisez le livre sept de son Histoire naturelle, chapitre III, et ne me cassez plus la tête. 2. «Comment un moine de Seuillé sauva le clos de l'abbaye du sac des ennemis», Ch. XXV, p 220-230

Dans l'abbaye il y avait alors un moine cloîtré, nommé Frère Jean des Entommeures, jeune, vigoureux, gaillard, joyeux, bien adroit, hardi, entreprenant, décidé, grand, maigre, fort en gueule, le nez avantageux, beau débiteur de prières, bel expédieur de messes ; pour tout dire un vrai moine s'il en fut jamais depuis que le monde moina.

En entendant le vacarme que faisaient les ennemis dans l'enclos de vigne, il sortit pour voir ce qu'ils faisaient. En constatant qu'ils vendangeaient l'enclos dont dépendait leur boisson de toute l'année, il s'en retourne dans le chœur 5

où étaient réunis les autres moines, tout ahuris comme fondeurs de cloches ; en les voyant chanter Im, im, im, pe, e, e, e, e, e, tum, um, in, i, ni, mi, co, o, o, o, o, o, rum, um : «C'est, dit-il, bien chié chanté ! Vertudieu, que ne chantez-vous :

Adieu paniers, vendanges sont faites ? «Je me donne au diable s'ils ne sont dans notre enclos à si bien couper ceps et raisins qu'il n'y restera, cordieu ! 10

rien à grappiller de quatre ans. Ventre saint Jacques ! que boirons-nous alors, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, donne-moi à boire !»

Alors le prieur dit : «Que fait ici cet ivrogne ? Qu'on me le mène en prison. Troubler ainsi le service divin ! — Mais, dit le moine, le service du vin, faisons en sorte qu'il ne soit pas troublé ; car vous-même, Monsieur le 15

Prieur, vous aimez en boire, et du meilleur, ce que fait tout homme de bien. Jamais honnête homme ne déteste bon vin. Mais ces répons que vous chantez ici ne sont, par Dieu ! pas de saison.

«Pourquoi nos prières, au temps de la moisson ou des vendanges, sont-elles si courtes, et si longues pendant l'avent et durant tout l'hiver ? Feu Frère Macé Pelosse, de pieuse mémoire, vrai zélateur (ou je me donne au diable) de notre religion, me dit un jour — je m'en souviens — que c'était pour qu'en cette saison nous puissions bien 20

récolter et faire le vin, et qu'en hiver nous le buvions. «Écoutez, vous autres, Messires : qui aime le vin, corps de Dieu, me suive ! Car, j'ose le dire, que le feu saint

Antoine me brûle s'ils touchent un godet, ceux qui n'auront pas secouru la vigne ! Ventredieu, les biens de l'Église ! Ha, non, non ! Diable ! Saint Thomas d'Angleterre accepta de mourir pour eux : si j'y mourais, ne serais-je pas saint moi aussi ? Mais je n'y mourrai pas, car c'est moi qui vais tuer les autres.» 25

Sur ces paroles, il ôta sa grande robe et se saisit du bâton de la croix, qui était en cœur de sorbier, long comme une lance, tenant bien en main et parsemé de fleurs de lys, presque toutes effacées.

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1ère L 2014-2015 L’humanisme, Rabelais : Gargantua, textes pour les lectures analytiques et documents complémentaires 2

Et il sortit ainsi, vêtu de sa casaque, le froc accroché à sa ceinture. Et du bâton de la croix il donna si brusquement sur les ennemis, qui, sans ordre, ni enseigne, ni tambour ni trompette, grappillaient dans l'enclos — car les porte-drapeau et les porte-enseigne avaient posé leurs drapeaux et leurs enseignes le long des murs, les 30

tambourineurs avaient défoncé leurs tambours pour les emplir de raisin, les trompettes étaient chargés de ceps, chacun de son côté —, il les chargea donc si rudement, sans crier gare, qu'il les renversait comme des porcs, frappant à tort et à travers, selon l'ancienne escrime.

Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il rompait bras et jambes, à d'autres il démettait les vertèbres du cou, à d'autres il disloquait les reins, ravalait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires, renfonçait les dents 35

dans la gueule, défonçait les omoplates, brisait les jambes, déboîtait les hanches, émiettait les tibias. Si quelqu'un voulait se cachait au plus épais des ceps, il lui froissait toute l'épine dorsale et l'éreintait comme un chien. Si un autre voulait se sauver en fuyant, il lui réduisait la tête en miettes à travers la suture lambdoïde. Si quelque autre grimpait dans un arbre, pensant y être en sûreté, de son bâton il l'empalait par le fondement. Si quelqu'un de ses connaissances lui criait : «Ha, Frère Jean, mon ami, Frère Jean, je me rends ! 40

— Tu y es, disait-il, bien forcé. Mais tu vas aussi rendre ton âme à tous les diables !» Et d'un coup il retendait. Et s'il y en avait d'assez téméraires pour lui résister en face, il démontrait là la force de ses muscles. Il leur

transperçait la poitrine par le thorax et le cœur. À d'autres, en les frappant au bas des côtes, il retournait l'estomac, ce dont ils mouraient aussitôt. D'autres, il les frappait si férocement au nombril qu'il leur faisait sortir les tripes. À d'autres, à travers les couilles il perçait le boyau culier. Croyez bien que c'était le plus horrible spectacle qu'on ait 45

jamais vu. Les uns criaient : Sainte Barbe ! d'autres : Saint Georges ! d'autres : Sainte Nitouche ! d'autres : Notre-Dame de Cunault ! de Lorette ! de Bonnes Nouvelles ! de la Lenou ! de Rivière ! 50

Les uns se vouaient à saint Jacques ; d'autres au saint Suaire de Chambéry — mais il brûla trois mois plus tard, si bien qu'on n'en put sauver un seul brin ;

d'autres à Cadouin ; d'autres à saint Jean d'Angély ; les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mesme de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Cloud de 55

Cinay, aux reliques de Javarsay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient sans confession, les autres criaient à pleine voix : «Confession ! Confession ! J'avoue mes

péchés ! Miséricorde ! Je me remets en tes mains, Seigneur !» Si forts étaient les cris des blessés que le prieur de l'abbaye sortit avec tous ses moines ; lorsqu'ils aperçurent

tous ces pauvres gens renversés au milieu de la vigne et blessés à mort, ils en confessèrent quelques-uns. Mais 60

pendant que les prêtres s'amusaient à confesser, les petits moinillons coururent là où était Frère Jean et lui demandèrent en quoi il voulait qu'on l'aide. Il répondit d'égorger ceux qui étaient restés par terre. Aussi, laissant leur grande cape sur une treille à proximité, ils commencèrent à égorger et à achever ceux qu'il avait déjà blessés. Savez-vous comment ? Avec de beaux canifs, c'est-à-dire des petits couteaux dont les petits enfants de notre pays décortiquent les noix. 65

Puis, muni de son bâton de croix, il gagna la brèche qu'avaient faite les ennemis. Quelques moinillons emportèrent les enseignes et drapeaux dans leur chambre pour en faire des jarretières. Mais quand ceux qui s'étaient confessés voulurent sortir par cette brèche, le moine les assommait de coups en disant :

«Ceux-ci sont confessés et repentants, ils ont gagné leur pardon : ils s'en vont au Paradis, aussi droit qu'une faucille et que le chemin de Foix.» 70

Ainsi, par ses exploits, furent déconfits tous ceux de l'armée qui étaient entrés dans l'enclos, au nombre de treize mille six cent vingt-deux.

Jamais l'ermite Maugis, avec son bourdon, ne se porta si vaillamment contre les Sarrasins, dont on raconte l'histoire dans la chanson des quatre fils Aymon, que le moine face aux ennemis avec le bâton de la croix. 3. «Comment étaient réglés les Thélémites à leur manière de vivre», ch. LV, p. 374-377

Toute leur vie était ordonnée non selon des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur bon vouloir et leur libre arbitre. Ils se levaient quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, et donnaient quand le désir leur en venait. Nul ne les réveillait, nul ne les contraignait à boire, à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Pour toute règle, il n'y avait que cette clause, Fais ce que tu voudras ; parce que les gens libres, bien nés et bien éduqués, vivant en bonne compagnie, ont par nature un instinct, un aiguillon qui les pousse toujours 5

à la vertu et les éloigne du vice, qu'ils appelaient honneur. Ces gens-là, quand ils sont opprimés et asservis par une honteuse sujétion et par la contrainte, détournent cette noble inclination par laquelle ils tendaient librement à la vertu, vers le rejet et la violation du joug de servitude ; car nous entreprenons toujours ce qui nous est interdit et nous convoitons ce qui nous est refusé. C'est cette liberté même qui les poussa à une louable émulation : faire tous ce qu'ils voyaient faire plaisir à un seul. Si l'un ou l'une d'entre eux disait : «Buvons», ils buvaient tous ; s'il disait : 10

«Jouons», tous jouaient ; s'il disait : «Allons nous ébattre aux champs», tous y allaient. S'il s'agissait de chasser à courre ou au vol, les dames, montées sur de belles haquenées suivies du palefroi de guerre, portaient sur leur poing

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1ère L 2014-2015 L’humanisme, Rabelais : Gargantua, textes pour les lectures analytiques et documents complémentaires 3

joliment gantelé un épervier, un laneret ou un émerillon. Les hommes portaient les autres oiseaux.

Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avait parmi eux homme ni femme qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et y composer, tant en vers qu'en prose. Jamais on ne vit de 15

chevaliers si vaillants, si hardis, si adroits au combat à pied ou à cheval, plus vigoureux, plus agiles, maniant mieux les armes que ceux-là ; jamais on ne vit de dames si fraîches, si jolies, moins acariâtres, plus doctes aux travaux d'aiguille et à toute activité de femme honnête et bien née que celles-là.

C'est pourquoi, quand arrivait le temps où l'un d'entre eux, soit à la requête de ses parents, soit pour d'autres raisons, voulait quitter l'abbaye, il emmenait avec lui une des dames, celle qui l'aurait choisi pour chevalier servant, 20

et ils se mariaient ; et s'ils avaient bien vécu à Thélème en amitié de cœur, ils continuaient encore mieux dans le mariage, et ils s'aimaient autant à la fin de leurs jours qu'au premier jour de leurs noces.

Documents complémentaires

1. Dizain liminaire aux lecteurs Amis lecteurs, qui lisez ce livre, Défaites-vous de toute passion, Et, en le lisant, ne vous scandalisez pas : Il ne contient ni mal ni infection. Il est vrai qu’ici vous n’apprendrez 5

Que peu de perfection, sinon sur le rire ;

Mon cœur ne peut choisir aucun autre sujet, Quand je vois le deuil qui vous mine et consume Il vaut mieux écrire du rire que des larmes, Parce que le rire est le propre de l’homme. 10

VIVEZ JOYEUX

2. Prologue de l’auteur

Buveurs1 très illustres, et vous, vérolés très précieux — car c'est à vous, non aux autres, que je dédie mes écrits —, Alcibiade, dans un dialogue de Platon intitulé Le Banquet, faisant l'éloge de son précepteur Socrate, sans conteste le prince des philosophes2, déclare entre autres choses qu'il est semblable aux Silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boîtes, comme celles que nous voyons à présent dans les boutiques des apothicaires, sur lesquelles étaient peintes des figures drôles et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs 5

volants, cerfs attelés, et autres figures contrefaites à plaisir pour inciter les gens à rire (comme le fut Silène, maître du bon Bacchus). Mais à l'intérieur on conservait les drogues fines, comme le baume, l'ambre gris, l'amome, la civette, les pierreries et autres choses de prix3. Alcibiade disait que Socrate leur était semblable, parce qu'à le voir du dehors et à l'évaluer par l'aspect extérieur, vous n'en auriez pas donné une pelure d'oignon, tant il était laid de corps et d'un maintien ridicule, le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fou, le comportement simple, les 10

vêtements d'un paysan, de condition modeste, malheureux avec les femmes, inapte à toute fonction dans l'État ; et toujours riant, trinquant avec chacun, toujours se moquant, toujours cachant son divin savoir. Mais, en ouvrant cette boîte, vous y auriez trouvé une céleste et inappréciable drogue : une intelligence plus qu'humaine, une force d'âme merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans égale, une égalité d'âme sans faille, une assurance parfaite, un détachement incroyable à l'égard de tout ce pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et 15

bataillent. À quoi tend, à votre avis, ce prélude et coup d'essai ? C'est que vous, mes bons disciples, et quelques autres

fous oisifs, en lisant les joyeux titres de quelques livres de notre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des braguettes, Des pois au lard avec commentaire, etc.4, vous pensez trop facilement qu'on n'y traite que de moqueries, folâtreries et joyeux mensonges, puisque l'enseigne extérieure (c'est le titre) est, sans 20

chercher plus loin, habituellement reçue comme moquerie et plaisanterie. Mais il ne faut pas considérer si légèrement les œuvres des hommes. Car vous-mêmes vous dites que l'habit ne fait pas le moine, et tel est vêtu d'un froc qui au-dedans n'est rien moins que moine, et tel est vêtu d'une cape espagnole qui, dans son courage, n'a rien à voir avec l'Espagne. C'est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est traité. Alors vous reconnaîtrez que la drogue qui y est contenue est d'une tout autre valeur que ne le promettait la boîte : c'est-à-dire 25

que les matières ici traitées ne sont pas si folâtres que le titre le prétendait. Et en admettant que le sens littéral5 vous procure des matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il

ne faut pourtant pas s'y arrêter, comme au chant des sirènes, mais interpréter à plus haut sens ce que hasard vous croyiez dit de gaieté de cœur.

Avez-vous jamais crocheté une bouteille ? canaille ! souvenez-vous de la contenance que vous aviez. Mais 30

avez-vous jamais vu un chien rencontrant quelque os à moelle ? C'est, comme dit Platon au livre II de la République6, la bête la plus philosophe du monde7. Si vous l'avez vu, vous avez pu noter avec quelle dévotion il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence il l'entame, avec quelle passion il le brise, avec quel zèle il le suce. Qui le pousse à faire cela ? Quel est l'espoir de sa recherche ? Quel bien en attend-il ? Rien de plus qu'un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est plus délicieux que le beaucoup d'autres 35

produits, parce que la moelle est un aliment élaboré selon ce que la nature a de plus parfait, comme le dit Galien, au 3e livre Des Facultés naturelles et au 11e de L’Usage des parties du corps.

À son exemple, il vous faut être sages pour humer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers à la poursuite et hardis à l'attaque. Puis, par une lecture attentive et une méditation assidue, rompre l'os et sucer la

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1ère L 2014-2015 L’humanisme, Rabelais : Gargantua, textes pour les lectures analytiques et documents complémentaires 4

substantifique moelle, c'est-à-dire — ce que je signifie par ces symboles pythagoriciens — avec l'espoir assuré de 40

devenir avisés et vaillants à cette lecture. Car vous y trouverez une bien autre saveur et une doctrine plus profonde, qui vous révélera de très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant sur notre religion que sur l'état de la cité et la gestion des affaires.

Croyez-vous sincèrement que jamais Homère8, en écrivant L’Iliade et L’Odyssée, ait pensé aux allégories qu’y ont bricolées Plutarque, Héraclide du Pont, Eusthate et Phornute, et à ce que Politien leur a volé ? Si vous le croyez, 45

vous n’approchez ni des pieds ni des mains de mon opinion, qui certifie qu’Homère a aussi peu songé à ces allégories qu’Ovide dans ses Métamorphoses aux mystères de l’Evangile, quoiqu’un certain Frère Lubin9, vrai croquelardon, se soit efforcé de les y montrer, au cas où il rencontrerait des gens aussi fous que lui et, comme dit le proverbe, couvercle digne du chaudron.

Si vous ne le croyez pas, quelle est la raison pour laquelle vous n’en ferez pas autant de ces joyeuses et 50

nouvelles Chroniques, quoique, en les dictant, je n’y aie pas pensé plus que vous, qui peut-être buviez comme moi ? Car, pour composer ce livre seigneurial, je n ’ai jamais perdu ni consacré plus long ni autre temps que celui qui était fixé pour ma réfection corporelle, c’est-à-dire pour boire et manger. Aussi est-ce le bon moment pour écrire sur ces hautes matières et sciences profondes, comme le savaient bien faire Homère, modèle de tous les philologues, et Ennius, père des poètes latins, ainsi qu’en témoigne Horace, quoiqu’un malotru ait dit que ses poèmes sentaient 55

plus le vin que l’huile3. C’est aussi ce que dit un turlupin de mes livres, mais je l’emmerde ! L’odeur du vin est ô combien plus friande,

riante, priante, plus céleste et délicieuse que celle de l’huile ! Et je serai aussi fier qu’on dise de moi que j’ai plus dépensé en vin qu’en huile, que l’était Démosthène quand on disait de lui qu’il dépensait plus en huile qu’en vin. Pour moi il n’y a qu’honneur et gloire à être dit et réputé joyeux luron et bon compagnon, et à ce titre je suis bienvenu 60

en toutes compagnies de Pantagruélistes ; Démosthène, un grincheux lui a reproché que ses Discours avaient l’odeur d'un tablier de marchand d'huile crasseux. Pour cette raison, interprétez tous mes faits et dires en la meilleure part ; révérez le cerveau fromageux qui vous nourrit de ces belles billevesées, et si vous le pouvez, tenez-moi toujours pour joyeux.

Or donc réjouissez-vous, mes amours, lisez gaiement le reste, pour l'agrément du corps et le profit des reins ! 65

mais écoutez, couillons, — ou que le chancre mou vous ronge! — souvenez-vous de boire à ma santé, et je vous en promettrai autant

1. Selon l’argumentaire des textes comiques, il faut trouver un public destinataire, à qui le livre soit utile : à réconforter les malades, par exemple. Mais les buveurs ? L’éloge du vin comme source d’inspiration et parole quasi mystique est une constante de la réflexion sur l’inspiration du livre et sur son déchiffrage. Voir plus loin : « Crochetastes vous une bouteille... » 2. Cet éloge de Socrate n’est pas emprunté directement à Platon, mais aux Adages d’Érasme : 3. Les épices venus d’Orient sont des produits de luxe, et aussi de soin, de même que les pierres précieuses qu’on consomme en poudre. 4. Référence à la tradition des livrets populaires. Ces titres sont disparates : Fessepinte signifie Buveur ; La Dignité des Braguettes est mentionné comme ouvrage d’Alcofrybas au ch. VII ; Des pois au lard vise peut-être le texte de Pierre Lombard (abrégé P. Lard) base des études théologiques. 5. Allusion à L’Odyssée, cet épisode est peint dans la galerie de François Ier à Fontainebleau. 6. Les références des titres sont toujours abrégées dans les travaux érudits. Ces notations abrégées sont normales pour le lecteur érudit, mais provoquent une difficulté de lecture et quelques absurdités par leur fragmentation qui perd tout sens . 7. Un chien de chasse est sage quand il a du flair. 8. Les grands ouvrages de l’Antiquité sont le support de nombreuses interprétations, païennes, puis chrétiennes, multiplement recopiées. Homère en particulier : L'Odyssée passe pour une allégorie des vicissitudes de la vie humaine. 9. Pierre Lavin, un dominicain, a essayé de faire des Métamorphoses une série d’allégories des mystères chrétiens. 10. L’huile est bien sûr destinée à la lampe, et mesure le caractère studieux des auteurs qui travaillent même la nuit, à moins, opinion inverse, qu’elle ne mesure les efforts de tâcherons peu doués. Encore un Adage qu’Érasme a commenté.

A. Chasse au vol Tapisserie flamande de la fin du XVe B. L’Abbaye de Thélème d’après Ch. Lenormand, siècle Rabelais et l’architecture de la renaissance, 1840.

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1ère L 2014 Les conventions théâtrales : trois exposition 1

1° Molière, Le Misanthrope, Acte I, Scène I PHILINTE ALCESTE

PHILINTE Qu'est-ce donc? Qu'avez-vous?

ALCESTE Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE Mais, encor, dites-moi, quelle bizarrerie...

ALCESTE Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.

ALCESTE 5 Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

PHILINTE Dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre; Et quoique amis, enfin, je suis tous des premiers...

ALCESTE Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers. J'ai fait jusques ici, profession de l'être; 10 Mais après ce qu'en vous, je viens de voir paraître, Je vous déclare net, que je ne le suis plus, Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

PHILINTE Je suis, donc, bien coupable, Alceste, à votre compte?

ALCESTE Allez, vous devriez mourir de pure honte, 15 Une telle action ne saurait s'excuser, Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser. Je vous vois accabler un homme de caresses, Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses; De protestations, d'offres, et de serments, 20 Vous chargez la fureur de vos embrassements: Et quand je vous demande après, quel est cet homme, À peine pouvez-vous dire comme il se nomme, Votre chaleur, pour lui, tombe en vous séparant, Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent. 25 Morbleu, c'est une chose indigne, lâche, infâme, De s'abaisser ainsi, jusqu'à trahir son âme: Et si, par un malheur, j'en avais fait autant, Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant.

PHILINTE Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable; 30 Et je vous supplierai d'avoir pour agréable, Que je me fasse un peu, grâce sur votre arrêt, Et ne me pende pas, pour cela, s'il vous plaît.

ALCESTE Que la plaisanterie est de mauvaise grâce!

PHILINTE Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse?

ALCESTE 35 Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur, On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

PHILINTE Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie, Il faut bien le payer de la même monnoie, Répondre, comme on peut, à ses empressements, 40 Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

ALCESTE Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode; Et je ne hais rien tant, que les contorsions De tous ces grands faiseurs de protestations, 45 Ces affables donneurs d'embrassades frivoles, Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles, Qui de civilités, avec tous, font combat, Et traitent du même air, l'honnête homme, et le fat.

Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse, 50 Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, Et vous fasse de vous, un éloge éclatant, Lorsque au premier faquin, il court en faire autant? Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située, Qui veuille d'une estime, ainsi, prostituée; 55 Et la plus glorieuse a des régals peu chers, Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers: Sur quelque préférence, une estime se fonde, Et c'est n'estimer rien, qu'estimer tout le monde. Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps, 60 Morbleu, vous n'êtes pas pour être de mes gens; Je refuse d'un cœur la vaste complaisance, Qui ne fait de mérite aucune différence: Je veux qu'on me distingue, et pour le trancher net, L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.

2° Victor Hugo, Hernani, 1830, Acte 1, sc 1

ESPAGNE, 1519 ACTE I, LE ROI SARAGOSSE

Scène première Une chambre à coucher. La nuit. Une lampe sur une table Doña Josefa Duarte, vieille, en noir, avec le corps1 de sa

jupe cousu de jais, à la mode d'Isabelle la Catholique. Don Carlos.

DOÑA JOSEFA, seule. (Elle ferme les rideaux cramoisis de la fenêtre et met en ordre quelques fauteuils. On frappe à une petite porte dérobée à droite. Elle écoute. On frappe un second coup.)

1 Serait-ce déjà lui ?(Un nouveau coup.) C'est bien à l'escalier Dérobé.

(Un quatrième coup.) Vite, ouvrons.

(Elle ouvre la petite porte masquée. Entre don Carlos, le manteau sur le nez et le chapeau sur les yeux.)

Bonjour, beau cavalier. (Elle l'introduit. Il écarte son manteau et laisse voir un riche costume de velours et de soie, à la mode castillane de 1519. Elle le regarde sous le nez et recule étonnée.)

Quoi, seigneur Hernani, ce n'est pas vous !Main-forte ! Au feu !

DON CARLOS, lui saisissant le bras. Deux mots de plus, duègne2, vous êtes morte ! (Il la regarde fixement. Elle se tait, effrayée.) 5 Suis-je chez doña Sol, fiancée au vieux duc De Pastraña, son oncle, un bon seigneur, caduc, Vénérable et jaloux ? dites ? La belle adore Un cavalier sans barbe et sans moustache encore, Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux, 10 Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux. Suis-je bien informé ? (Elle se tait. Il la secoue par le bras.) Vous répondrez peut-être ?

DOÑA JOSEFA Vous m'avez défendu de dire deux mots, maître.

DON CARLOS Aussi n'en veux-je qu'un. - Oui, - non. - Ta dame est bien doña Sol de Silva ? Parle.

DOÑA JOSEFA Oui. - Pourquoi ?

DON CARLOS Pour rien. 15 Le duc, son vieux futur, est absent à cette heure ?

DOÑA JOSEFA Oui.

DON CARLOS Sans doute elle attend son jeune ?

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1ère L 2014 Les conventions théâtrales : trois exposition 2

DOÑA JOSEFA Oui.

DON CARLOS Que je meure

DOÑA JOSEFA Oui.

DON CARLOS Duègne, c'est ici qu'aura lieu l'entretien ?

DOÑA JOSEFA Oui.

DON CARLOS Cache-moi céans.

DOÑA JOSEFA Vous !

DON CARLOS Moi.

DOÑA JOSEFA Pourquoi ?

DON CARLOS Pour rien.

DOÑA JOSEFA Moi vous cacher !

DON CARLOS Ici.

DOÑA JOSEFA Jamais !

DON CARLOS, tirant de sa ceinture un poignard et une bourse.

Daignez, madame, 20 Choisir de cette bourse ou bien de cette lame.

DOÑA JOSEFA, prenant la bourse.

Vous êtes donc le diable ? DON CARLOS

Oui, duègne. DOÑA JOSEFA,

ouvrant une armoire étroite dans le mur. Entrez ici.

DON CARLOS, examinant l'armoire. Cette boite ?

DOÑA JOSEFA, la refermant. Va-t'en, si tu n'en veux pas.

DON CARLOS, rouvrant l'armoire. Si !

(L'examinant encore.) Serait-ce l'écurie où tu mets d'aventure Le manche du balai qui te sert de monture ?

(Il s'y blottit avec peine.) 25 Ouf !

DOÑA JOSEFA, joignant les mains et scandalisée. Un homme ici !

DON CARLOS, dans l'armoire restée ouverte. C'est une femme, est-ce pas, Qu'attendait ta maîtresse ?

DOÑAJOSEFA Ô ciel ! j'entends le pas De doña Sol. - Seigneur, fermez vite la porte.

(Elle pousse la porte de l'armoire qui se referme.) DON CARLOS, de l'intérieur de l'armoire.

Si vous dites un mot, duègne, vous êtes morte. DOÑA JOSEFA, seule.

Qu'est cet homme ? Jésus mon Dieu ! si j'appelais ? 30Qui ? Hors madame et moi, tout dort dans le palais. Bah ! l'autre va venir. La chose le regarde. Il a sa bonne épée, et que le ciel nous garde De l'enfer !

(Pesant la bourse.) Après tout, ce n'est pas un voleur. (Entre DOÑA Sol, en blanc. Doña Josefa cache la bourse.) _________________________ 1 Corps : corsage serré sur le buste 2 Duègne : vieille femme, gouvernante

3° SAMUEL BECKETT, Fin de partie, 1956 Cette scène d'exposition comporte une très longue didascalie qui décrit une pièce vide et grisâtre percée de deux fenêtres, au milieu de laquelle trône Hamm, le visage couvert. Deux poubelles sont situées sur le devant de la scène, sous un drap. Clov commence par tirer un escabeau pour observer par les fenêtres, retire le drap pour soulever les couvercles des poubelles et regarder à l'intérieur. Chaque geste est ponctué d'un petit rire bref.

1 CLOV, regard fixe, voix blanche. - Fini, c'est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un temps.) Les grains s'ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c'est un tas, un petit tas, l'impossible tas. (Un temps.) On ne peut plus me punir. (Un temps.) Je m'en vais dans ma cuisine,

5 trois mètres sur trois mètres sur trois mètres, attendre qu'il me siffle. (Un temps.) Ce sont de jolies dimensions, je m'appuierai à la table, je regarderai le mur, en attendant qu'il me siffle. Il reste un moment immobile. Puis il sort. Il revient aussitôt, va prendre l'escabeau, sort en emportant

10 l'escabeau. Un temps. Hamm bouge. Ilbâille sous le mouchoir. Il ôte le mouchoir de son visage. Teint très rouge. Lunettes noires, HAMM. - À - (bâillements) - à moi. (Un temps.) De jouer. (Il tient à bout de bras le mouchoir ouvert devant lui.) Vieux linge ! (Il ôte ses lunettes, s'essuie les yeux, le visage, essuie les lunettes, les remet, plie soigneusement le mou-

15 choir et le met délicatement dans la poche du haut de sa robe de chambre. Il s'éclaircit la gorge, joint les bouts des doigts.) Peut-il y a - (bâillements) - y avoir misère plus... plus haute que la mienne ? Sans doute. Autrefois. Mais aujourd'hui ? (Un temps.) Mon père ? (Un temps.) Ma mère ? (Un temps.) Mon... chien ? (Un temps.) Oh je veux

20 bien qu'ils souffrent autant que de tels êtres peuvent souffrir. Mais est-ce dire que nos souffrances se valent ? Sans doute. Non, tout est a - (bâillements) - bsolu, (fier) plus on est grand et plus on est plein. (Un temps. Morne.) Et plus on est vide. (Il renifle.)Clov ! (Un temps.) Non, je suis seul. (Un temps.) Quels rêves - avec un s ! Ces

25 forêts ! (Untemps.) Assez, il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi. (Un temps.) Et cependant j'hésite, j'hésite à... à finir. Oui, c'est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j'hésite encore à - (bâillements) - à finir. (Bâillements.) Oh là là, qu'est-ce que je tiens, je ferais mieux d'aller me coucher. (Il donne un coup de

30 sifflet. Entre Clov aussitôt. Il s'arrête à côté du fauteuil.) Tu empestes l'air ! (Un temps.) Prépare-moi, je vais me coucher.

CLOV. - Je viens de te lever. HAMM. - Et après ? CLOV. - Je ne peux pas te lever et te coucher toutes les 35 cinq minutes, j'ai à faire. Un temps, HAMM. - Tu n'as jamais vu mes yeux ? CLOV. - Non.

HAMM. - Tu n'as jamais eu la curiosité, pendant que je 40 dormais, d'enlever mes lunettes et de regarder mes yeux ? Clov. - En soulevant les paupières ? (Un temps.) Non.

HAMM. - Un jour je te les montrerai. (Un temps.) Il paraît qu'ils sont tout blancs. (Un temps.) Quelle heure est-il ? CLOV. - La même que d'habitude.

45 HAMM. - Tu as regardé ? CLOV. - Oui. HAMM. - Et alors ? CLOV. - Zéro. HAMM. - Il faudrait qu'il pleuve.

50 CLOV. - Il ne pleuvra pas. Un temps. HAMM. - À part ça, ça va ? CLOV. - Je ne me plains pas. HAMM. - Tu te sens dans ton état normal ?

55 CLOV. - (Agacé) Je te dis que je ne me plains pas.

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Documents complémentaires sur le texte théâtral

LES ORIGINES GRECQUES DE LA COMÉDIE

Documents : A Ménandre, (343-292 AV. J.-C) Le Bourru, prologue. B Article «Comoedia» du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio (1877) C Plan d’un théâtre grec et d’un théâtre français du XVIIe siècle D « Ménandre et sa muse » Haut relief latin de l’époque de Tibère.

MÉNANDRE, (343-292 AV. J.-C) Le Bourru, prologue. PERSONNAGES par ordre d'entrée en scène

PAN, dieu-prologue CHÉRÉAS, ami de Sostrate SOSTRATE, amoureux de la fille de Cnémon PYRRHIAS, esclave de Sostrate CNÉMON, le Bourru LA FILLE DE CNÉMON (et de Myrrhiné) DAOS, esclave de Gorgias

GORGIAS, fils de Myrrhiné, (demi-frère de la fille de Cnémon) SICON, cuisinier GÉTAS, esclave de Callippidès LA MÈRE DE SOSTRATE SIMICHÉ, vieille servante de Cnémon CALLIPPIDÈS, père de Sostrate MYRRHINÉ, femme de Cnémon

ACTE PREMIER

C'est le point du jour, salué par des chants d'oiseaux. Le décor est campagnard. A gauche une assez grosse ferme, à droite une plus petite. Au centre, dans la demi-obscurité, on aperçoit une grotte, d'où sort un personnage qu'il est facile d'identifier comme le dieu Pan.

PROLOGUE PAN

PAN

C'est en Attique qu'il vous faut situer le lieu de ce drame, à Phylé. L'antre des Nymphes d'où je sors, c'est aux gens de Phylé qu'il appartient, des gens que n'effraient pas les pierres de ce pays à labourer, et leur sanctuaire est illustre sans conteste.

Le domaine qui est à ma droite est habité, regardez ici, par Cnémon. Il déteste la compagnie des hommes, cet homme, ça oui! Bourru avec tout le monde, n'aimant pas la foule, la foule ? Que dis-je ? Vivant depuis un temps passablement long, il n'a tenu de propos aimables, durant son existence, à personne, il n'a adressé son salut le premier à personne,si ce n'est par nécessité - il est mon voisin et il faut bien qu'il passe par là - à moi,Pan. Et encore, cela aussitôt il le regrette,je le sais bien.

Cependant avec le caractère qu'il a, voilà une veuve qu'il a épousée; elle venait de perdre tout récemment son premier mari,et le fils qu'il lui laissait était en bas âge alors.Avec cette femme, ce fut la guerre conjugale non seulement de jour,mais il y employait encore une bonne partie de la nuit. Vie de malheur. Une fillette lui naît, ce fut encore pis. Comme le mal dépassait toute imagination, et que l'existence n'était plus que peine et amertume,retour chez son fils de la femme, elle retrouve celui que son premier lit lui avait donné1. Un petit champétait tout ce qu'il possédait, pas bien grand, ici, regardez,dans le voisinage; il en tire maintenant une méchante subsistancepour sa mère, lui-même, et un fidèle esclave, un seul. Hérité de son père. C'est déjà un petit jeune homme que ce garçon et il dépasse ceux de son âge en raison. Pas de meilleure formation que l'expérience des difficultés.

Quant au vieillard, il a gardé sa fille, et il vit dans la solitude avec une vieille servante, faisant du bois, bêchant. toujours la peine. À commencer ici par ses voisins et par sa femme […],iI déteste à la file tout le monde.

Quant à la jeune fille, elle est devenue ce que laissait attendre son éducation ; entièreest son ignorance du mal. Mes compagnes les Nymphes sont l'objet de sa part d'une dévotion pleine de soins et ses hommages nous ont persuadés de prendre d'elle aussi quelque soin.Nous avons songé à un jeune homme; la richessede son père, un gros laboureur, le nombre de talents que valent les terres qu'il possède dans le pays, sont considérables ; c'est à la ville qu'il vit;Venu à la chasse avec un chasseurde ses amis, par hasard il est tombé en ce lieu;Pour la jeune fille, il a quelque peu perdu la tête; j'en suis cause:

Vous avez là l'essentiel. Les détails, vous les verrez, si vous voulez. Or c'est le moment. II arrive, je le vois, me semble-t-il, regardez, c'est l'amoureux avec son compagnon de chasse. Ils font porter sur ce sujet leur conversation. (Le dieu rentre dans la grotte.)

1 : le fils de son premier mari

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B Article « Comoedia » du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio

Aristote explique l'obscurité qui enveloppe les commencements de la comédie par la raison qu'elle était d'abord tenue en moins grande estime que la tragédie ; il constate que l'archonte1 ne donna qu'assez tard aux chorèges2 des chœurs de comédies. Un jour vint où l'on cita les noms des auteurs de comédies, mais l'on ne savait à qui la comédie devait la forme définitive qu'elle avait prise. […] Elle fut, d'après Aristote, une transformation des chœurs phalliques qui, de son temps, étaient encore en usage dans beaucoup de villes. Les phallophores3 faisaient entendre des chants lubriques, décochaient des railleries plaisantes à l'adresse de ceux qui se trouvaient sur le passage de leurs processions et s'abandonnaient à toute la gaieté des vendanges avec une liberté qu'autorisait la nature même des fêles agrestes de Dionysos. Les Doriens et les Athéniens se disputaient l'honneur de la première invention de la comédie, les premiers invoquant l'étymologie du mot lui-même où ils voyaient une dérivation du mot kômê, qui dans leur dialecte signifiait villages. Aristote accepte la priorité des Siciliens avec Epicharme5 et indique Cratès6 comme le premier auteur athénien qui ait traité des sujets comiques.

La partie de la Poétique où Aristote traitait spécialement de la comédie est malheureusement perdue.[…] Les conclusions de la critique sur l'origine de la comédie se bornent en résumé à ceci : comme genre littéraire, elle apparaît d'abord chez les Doriens ; elle a pris naissance dans le culte de Bacchus, et elle lui doit une inspiration première dont l'influence est manifeste dans ce qui nous est resté de la comédie ancienne. Ces conclusions, conformes au peu que nous dit Aristote, sont confirmées par l'histoire entière du genre.

La comédie ancienne commence vers l'olympiade 80, av. J.-C. 460. Eschyle touchait à la fin de sa carrière (il meurt en 456, deux ans après la représentation de l'Orestie). Sophocle était déjà connu (il est couronné pour la première fois en 468). Périclès entrait dans la vie publique, et le sophiste Gorgias émerveillait ses auditeurs par la subtilité de ses pensées et la recherche de son langage. La comédie devient une sorte d'institution. Tout ce qui se rapporte aux intérêts généraux du peuple lui paraît être de sa compétence. A une époque où le journalisme n'existait pas, elle en tint lieu. Elle avait la prétention, souvent justifiée, de dissimuler la leçon sérieuse et utile sous des dehors plaisants ou grossier. […] Dans le procès de ce peuple athénien, si vanté et si dénigré, elle constitue une partie importante du dossier ; mais l'historien ne doit y voir qu'une déposition qu'il convient de contrôler avec soin. C'est ainsi que Socrate, Périclès, Nicias, Démosthène, Cléon, Lamachos et bien d'autres citoyens illustres d'Athènes sont livrés sur la scène aux risées du peuple. Ce procédé aujourd'hui nous paraît indiscret8, et les Athéniens eux-mêmes crurent un jour nécessaire d'interdire de représenter sur la scène un personnage vivant ; mais cette restriction tomba bientôt en désuétude. La comédie ancienne nous est connue surtout par l'oeuvre d'Aristophane.

La comédie moyenne est une longue transition de la comédie ancienne à la comédie nouvelle. […] Les deux principaux éléments qui caractérisent la comédie ancienne disparaissent les premiers : le chœur et la caricature injurieuse des chefs des partis. Le chœur était un reste des origines lyriques du genre ; Euripide déjà s'en montrait embarrassé dans ses tragédies : il […] était destiné à être supprimé du jour où la comédie, cessant d'être militante, se renfermerait dans l'imitation des travers ridicules des différentes classes de la société. La comédie ayant renoncé à emprunter ses sujets à la politique du jour, les attaques directes contre telle personnalité éminente n'avaient plus d'excuse, et les poètes durent se priver du plaisir d'affubler un acteur du masque et du nom d'un homme d'Etat.[…]

La comédie nouvelle (nea) Cette période répond aux règnes d'Alexandre et de ses successeurs. Les anciens comptaient soixante-quatre poètes de la comédie nouvelle ; moins de trente noms nous ont été conservés. […] Des maîtres du genre, Ménandre, Philémon, Diphile, Apollodore de Caryste, il ne reste que des fragments. Sans les imitations latines de Plaute et de Térence10, on se ferait difficilement une idée de ce que fut cette dernière évolution de la comédie attique11 . La plupart de ses caractères avaient été employés déjà par la comédie moyenne et se retrouvent dans les pièces de Plaute et de Térence. C'est l'amant passionné, la maîtresse coquette, la courtisane provocante, l'esclave rusé, le soldat fanfaron, le parasite vorace, les parents obstinés ou faibles, etc. Ces types étaient désignés par des noms significatifs, procédé tout à fait conforme aux habitudes d'une langue où les noms propres étaient formés d'après les règles de la dérivation et qui a été longtemps conservé par les modernes, mais avec moins de raison. Le grammairien Donat, s'inspirant des idées grecques, pose cet usage comme une règle et en donne la raison : «Dans la comédie, les noms des personnages doivent avoir une étymologie qui réponde au caractère lui-même. En effet, il est absurde dans un sujet comique de donner à un personnage un nom qui ne lui convient pas ou de lui attribuer un rôle en désaccord avec son nom. Voilà pourquoi l'on appelle Parménon un esclave fidèle, Syrtes ou Geta12 un esclave infidèle, Thrason ou Polemon13 un soldat, Pamphile14 un jeune homme,

1. archonte : magistrat grec.2. chorège : Citoyen qui, à Athènes, entretenait de ses deniers un chœur de danse pour les concours dramatiques 3.phallophores : chœurs d’hommes qui portaient le phallus dans les fêtes de Dionysos, dieu du vin ; ils couraient les rues barbouillés de lie de vin, couronnés de lierre, et chantant en l'honneur du dieu. 5. Epicharme, poète comique de Syracuse (540-450) 6 Cratès, poète athénien 7 le théâtre 8 Imprudent 9 parabase, partie d'une comédie grecque hors de l'action, dans laquelle le coryphée s'adressait directement au public pour lui exposer les opinions de l'auteur.10 Plaute et Térence : écrivains latins qui ont imité la comédie grecque 11 attique : athénienne. 12 : Parménon, étymologiquement : « esclave attentif auprès de son maître », au contraire de Geta ou Syrtes. Polémon vien du grec Polémos qui signifie « guerre » et Thrason signifie « insolent ». 14 Pamphile signifie étymologiquement « qui aime tout ».

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Documents complémentaires sur le texte théâtral

C. Plan d’un théâtre grec

Plan d’un théâtre français au XVIIe siècle

D. Ménandre et sa muse, haut relief romain Musée Gregoriano Profano. Cité du Vatican, marbre blanc, 40 x 56,5 x 8,6 cm. Période de Tibère.

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Molière : Le Misanthrope Extraits étudiés en lecture analytique 1

1° ACTE I SCENE II ORONTE, PHILINTE ALCESTE

ORONTE 305 Sonnet... C'est un sonnet. L'espoir... C'est une dame, Qui, de quelque espérance, avait flatté ma flamme. L'espoir... Ce ne sont point de ces grands vers pompeux, Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux. À toutes ces interruptions il regarde Alceste.

ALCESTE Nous verrons bien.

ORONTE L'espoir... Je ne sais si le style 310 Pourra vous en paraître assez net, et facile; Et si, du choix des mots, vous vous contenterez.

ALCESTE Nous allons voir, Monsieur.

ORONTE Au reste, vous saurez, Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire.

ALCESTE Voyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l'affaire.

ORONTE 315 L'espoir, il est vrai, nous soulage, Et nous berce un temps, notre ennui: Mais, Philis, le triste avantage, Lorsque rien ne marche après lui!

PHILINTE Je suis déjà charmé de ce petit morceau.

ALCESTE, bas. 320 Quoi! vous avez le front de trouver cela beau?

ORONTE Vous eûtes de la complaisance, Mais vous en deviez moins avoir; Et ne vous pas mettre en dépense Pour ne me donner que l'espoir.

PHILINTE 325 Ah! qu'en termes galants, ces choses-là sont mises!

ALCESTE, bas. Morbleu, vil complaisant, vous louez des sottises?

ORONTE S'il faut qu'une attente éternelle Pousse à bout, l'ardeur de mon zèle, Le trépas sera mon recours. 330 Vos soins ne m'en peuvent distraire Belle Philis, on désespère, Alors qu'on espère toujours.

PHILINTE La chute en est jolie, amoureuse, admirable.

ALCESTE, bas. La peste de ta chute! Empoisonneur au diable, 335 En eusses-tu fait une à te casser le nez.

PHILINTE Je n'ai jamais ouï de vers si bien tournés.

ALCESTE Morbleu...

ORONTE Vous me flattez, et vous croyez, peut-être...

PHILINTE

Non, je ne flatte point.

ALCESTE, bas. Et que fais-tu, donc, traître?

ORONTE Mais, pour vous, vous savez quel est notre traité; 340 Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.

ALCESTE Monsieur, cette matière est toujours délicate, Et, sur le bel esprit, nous aimons qu'on nous flatte: Mais un jour, à quelqu'un, dont je tairai le nom, Je disais, en voyant des vers de sa façon, 345 Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire; Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements Qu'on a de faire éclat de tels amusements; Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages, 350 On s'expose à jouer de mauvais personnages.

ORONTE Est-ce que vous voulez me déclarer, par là, Que j'ai tort de vouloir...

ALCESTE Je ne dis pas cela: Mais je lui disais, moi, qu'un froid écrit assomme, Qu'il ne faut que ce faible, à décrier un homme; 355 Et qu'eût-on, d'autre part, cent belles qualités, On regarde les gens, par leurs méchants côtés.

ORONTE Est-ce qu'à mon sonnet, vous trouvez à redire?

ALCESTE Je ne dis pas cela; mais, pour ne point écrire, Je lui mettais aux yeux, comme dans notre temps, 360 Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.

2° ACTE II SCÈNE IV ÉLIANTE, PHILINTE, ACASTE, CLITANDRE, ALCESTE,

CÉLIMÈNE, BASQUE.

ÉLIANTE Voici les deux marquis, qui montent avec nous; 560 Vous l'est-on venu dire?

CÉLIMÈNE Oui. Des sièges pour tous. À Alceste.) Vous n'êtes pas sorti?

ALCESTE Non; mais je veux, Madame, Ou, pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.

CÉLIMÈNE Taisez-vous.

ALCESTE Aujourd'hui vous vous expliquerez.

CÉLIMÈNE Vous perdez le sens.

ALCESTE Point, vous vous déclarerez.

CÉLIMÈNE 565 Ah!

ALCESTE Vous prendrez parti.

CÉLIMÈNE

Vous vous moquez, je pense. ALCESTE

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Molière : Le Misanthrope Extraits étudiés en lecture analytique 2

Non, mais vous choisirez, c'est trop de patience.

CLITANDRE Parbleu, je viens du Louvre, où Cléonte, au levé, Madame, a bien paru, ridicule achevé. N'a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières, 570 D'un charitable avis, lui prêter les lumières?

CÉLIMÈNE Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort; Partout, il porte un air qui saute aux yeux, d'abord; Et lorsqu'on le revoit, après un peu d'absence, On le retrouve, encor, plus plein d'extravagance.

ACASTE 575 Parbleu, s'il faut parler des gens extravagants, Je viens d'en essuyer un des plus fatigants; Damon, le raisonneur, qui m'a, ne vous déplaise, Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

CÉLIMÈNE C'est un parleur étrange, et qui trouve, toujours, 580 L'art de ne vous rien dire, avec de grands discours. Dans les propos qu'il tient, on ne voit jamais goutte, Et ce n'est que du bruit, que tout ce qu'on écoute.

ÉLIANTE à Philinte. Ce début n'est pas mal; et, contre le prochain, La conversation prend un assez bon train.

3° ACTE V SCENE 4 ACASTE, CLITANDRE, ARSINOE PHILINTE, ÉLIANTE, ORONTE, CÉLIMÈNE, ALCESTE.

CÉLIMÈNE Oui, vous pouvez tout dire,

Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez, Et de me reprocher tout ce que vous voudrez. J'ai tort, je le confesse, et mon âme confuse

1740

Ne cherche à vous payer, d'aucune vaine excuse: J'ai des autres, ici, méprisé le courroux, Mais je tombe d'accord de mon crime envers vous. Votre ressentiment, sans doute, est raisonnable, Je sais combien je dois vous paraître coupable,

1745 Que toute chose dit, que j'ai pu vous trahir, Et, qu'enfin, vous avez sujet de me haïr. Faites-le, j'y consens.

ALCESTE Hé le puis-je, traîtresse,

Puis-je, ainsi, triompher de toute ma tendresse? Et quoique avec ardeur, je veuille vous haïr,

1750 Trouvé-je un cœur, en moi, tout prêt à m'obéir? À Éliante et Philinte.

Vous voyez ce que peut une indigne tendresse, Et je vous fais, tous deux, témoins de ma faiblesse. Mais, à vous dire vrai, ce n'est pas, encor, tout, Et vous allez me voir la pousser jusqu'au bout,

1755 Montrer que c'est à tort, que sages on nous nomme, Et que, dans tous les cœurs, il est toujours de l'homme. Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits, J'en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits, Et me les couvrirai du nom d'une faiblesse,

1760 Où le vice du temps, porte votre jeunesse; Pourvu que votre cœur veuille donner les mains Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains, Et que, dans mon désert, où j'ai fait vœu de vivre,

Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre. 1765 C'est par là, seulement, que dans tous les esprits,

Vous pouvez réparer le mal de vos écrits; Et qu'après cet éclat, qu'un noble cœur abhorre, Il peut m'être permis de vous aimer encore.

CÉLIMÈNE Moi, renoncer au monde, avant que de vieillir! 1770 Et dans votre désert aller m'ensevelir!

ALCESTE

Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde, Que vous doit importer tout le reste du monde? Vos désirs, avec moi, ne sont-ils pas contents?

CÉLIMÈNE La solitude effraye une âme de vingt ans; 1775 Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,

Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte. Si le don de ma main peut contenter vos vœux, Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds: Et l'hymen...

ALCESTE Non, mon cœur, à présent, vous déteste, 1780 Et ce refus, lui seul, fait plus que tout le reste:

Puisque vous n'êtes point en des liens si doux, Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous, Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage, De vos indignes fers, pour jamais me dégage.

(Célimène se retire, et Alceste parle à Éliante.) 1785 Madame, cent vertus ornent votre beauté,

Et je n'ai vu, qu'en vous, de la sincérité: De vous, depuis longtemps, je fais un cas extrême, Mais laissez-moi, toujours, vous estimer de même: Et souffrez que mon cœur, dans ses troubles divers,

1790 Ne se présente point à l'honneur de vos fers; Je m'en sens trop indigne, et commence à connaître, Que le Ciel, pour ce nœud, ne m'avait point fait naître;Que ce serait, pour vous, un hommage trop bas, Que le rebut d'un cœur qui ne vous valait pas: Et qu'enfin...

ÉLIANTE 1795 Vous pouvez suivre cette pensée,

Ma main, de se donner, n'est pas embarrassée; Et voilà votre ami, sans trop m'inquiéter, Qui, si je l'en priais, la pourrait accepter.

PHILINTE Ah! cet honneur, Madame, est toute mon envie, 1800 Et j'y sacrifierais et mon sang, et ma vie.

ALCESTE

Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements, L'un pour l'autre, à jamais, garder ces sentiments. Trahi de toutes parts, accablé d'injustices, Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices;

1805 Et chercher sur la terre, un endroit écarté, Où d'être homme d'honneur, on ait la liberté.

PHILINTE

Allons, Madame, allons employer toute chose, Pour rompre le dessein que son cœur se propose.

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Théâtre, texte et représentation, Le Misanthrope, documents complémentaires

Le Misanthrope, Acte I scène II

A. Le Misanthrope mise en scène de S. Braunschweig, Théâtre National de Strasbourg, 2003 Thierry Paret (Philinte), Philippe Girard (Oronte) Claude Duparfait (Alceste) B. Le Misanthrope mise en scène de Michel Fau, Théâtre Montansier, 2015 Jean-Paul Muel (Oronte) Jean-Pierre Lorit (Philinte), Michel Fau (Alceste)