À LA UNE Le christian is disparaître -...

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Rod Dreher, journaliste américain, travaille à The American Conservative, après avoir collaboré au New York Times. Originaire d’une famille méthodiste, il s’est converti au catholicisme en 1993, puis à l’orthodoxie en 2006. Il vit à Bâton Rouge, en Louisiane. C’est un grand amoureux de la France. Un nouveau Noël est possible dans la vieille Europe : cela dépend, aussi, de nous. Telle est la conviction du journaliste américain Rod Dreher et de l’essayiste français Jean Duchesne, qui constatent qu’au cours de son histoire, le christianisme a connu déclins tragiques et progressions fulgurantes. Le christian disparaître L e christianisme peut-il disparaître? La question, à la veille de Noël, peut sembler encore plus incon- grue, choquante, absurde. Choquante, sans doute, elle est faite pour ça, mais absurde certainement pas. Regardons ce qui s’est passé en Afrique du Nord. Cette région fut une des plus belles chrétientés de l’Antiquité. Elle lui a donné de grandes figures, au premier rang desquelles Tertullien (qui som- brera dans l’hérésie montaniste), à qui nous devons l’apologétique, la patri- cienne sainte Perpétue et la jeune esclave sainte Félicité, saint Cyprien, évêque de Carthage, qui affrontera le donatisme, saint Fulgence, évêque de Ruspe, saint Augustin, évêque d’Hippone, qui évangélisa à tour de bras après avoir versé dans le mani- chéisme. Aujourd’hui, il n’en reste à peu près rien. Pourquoi ? L’une des réponses réside dans les lignes ci-dessus. Les hérésies pullu- laient en Afrique du Nord. Le dona- tisme, par exemple, qui naquit lors des périodes de persécution, au cours de laquelle des chrétiens, laïcs et clercs, faillirent et renièrent leur religion : les donatistes voulaient les radier de la communauté chrétienne. Ces « purs » finirent par créer une église parallèle. Il y eut aussi le manichéisme, selon lequel le monde est divisé entre le Bien et le Mal (l’âme est issue de la lumière, le corps des ténèbres) ; le pélagianisme, hérésie du moine Pelage, selon laquelle l’homme se sauve seul, par ses propres forces, sans le secours de la grâce ; l’arianisme, importé par les Vandales, qui nie la divinité du Christ. Ce foisonnement eut deux consé- quences : une fo<i affaiblie, morcelée, troublée. Et un climat humain détes- table, fait de luttes intestines que rien ne pouvait apaiser. Quand les musul- mans envahirent le territoire, en 647, beaucoup ne virent pas la différence avec le christianisme. Le chemin, pour l’islam, était prêt… Il y eut aussi des renaissances. La France du XIX e siècle en est un bon exemple. Après la tourmente révolu- tionnaire (35 000 prêtres en 1801 contre 60 000 en 1789, 40 % de prêtres de plus de 60 ans, déchirements entre jureurs et réfractaires, effondrement des ordres religieux), l’Église se reconstruira, len- tement, en dirigeant ses efforts vers la charité et l’éducation. « Sous le Second Empire, le catholicisme français put se considérer comme remis de la Révolu- tion, écrit l’historien Paul Airiau. Son dynamisme à l’étranger en est le prin- cipal témoignage. » De même que la flo- raison d’églises sur tout le territoire. Et nous ? Forts de ces exemples, il nous faut agir comme si tout dépen- dait de nous, et prier comme si tout dépendait de Dieu… C.-H. d’Andigné À LA UNE 18 www.famillechretienne.fr - Famille Chrétienne n° 2084-2085 du 23 décembre 2017 au 5 janvier 2018

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Rod Dreher, journaliste américain,

travaille à The American Conservative,

après avoir collaboré au New York Times.

Originaire d’une famille méthodiste,

il s’est converti au catholicisme en 1993,

puis à l’orthodoxie en 2006.

Il vit à Bâton Rouge, en Louisiane.

C’est un grand amoureux de la France.

Un nouveau Noël est possible dans la vieille Europe :

cela dépend, aussi, de nous. Telle est la conviction

du journaliste américain Rod Dreher et de l’essayiste

français Jean Duchesne, qui constatent qu’au

cours de son histoire, le christianisme a connu

déclins tragiques et progressions fulgurantes.

Le christian is disparaître

Le christianisme peut-il disparaître ? La question, à la veille de Noël, peut sembler encore plus incon-

grue, choquante, absurde. Choquante, sans doute, elle est faite pour ça, mais absurde certainement pas. Regardons ce qui s’est passé en Afrique du Nord. Cette région fut une des plus belles chrétientés de l’Antiquité. Elle lui a donné de grandes figures, au premier rang desquelles Tertullien (qui som-brera dans l’hérésie montaniste), à qui nous devons l’apologétique, la patri-cienne sainte Perpétue et la jeune esclave sainte Félicité, saint Cyprien, évêque de Carthage, qui affrontera le donatisme, saint Fulgence, évêque de Ruspe, saint Augustin, évêque d’Hippone, qui évangélisa à tour de bras après avoir versé dans le mani-chéisme. Aujourd’hui, il n’en reste à peu près rien. Pourquoi ?

L’une des réponses réside dans les lignes ci-dessus. Les hérésies pullu-laient en Afrique du Nord. Le dona-tisme, par exemple, qui naquit lors des périodes de persécution, au cours de laquelle des chrétiens, laïcs et clercs, faillirent et renièrent leur religion : les donatistes voulaient les radier de la communauté chrétienne. Ces « purs » finirent par créer une église parallèle.

Il y eut aussi le manichéisme, selon lequel le monde est divisé entre le Bien et le Mal (l’âme est issue de la lumière,

le corps des ténèbres) ; le pélagianisme, hérésie du moine Pelage, selon laquelle l’homme se sauve seul, par ses propres forces, sans le secours de la grâce ; l’arianisme, importé par les Vandales, qui nie la divinité du Christ.

Ce foisonnement eut deux consé-quences : une fo<i affaiblie, morcelée, troublée. Et un climat humain détes-table, fait de luttes intestines que rien ne pouvait apaiser. Quand les musul-mans envahirent le territoire, en 647, beaucoup ne virent pas la différence avec le christianisme. Le chemin, pour l’islam, était prêt…

Il y eut aussi des renaissances. La France du XIXe siècle en est un bon exemple. Après la tourmente révolu-tionnaire (35 000 prêtres en 1801 contre 60 000 en 1789, 40 % de prêtres de plus de 60 ans, déchirements entre jureurs et réfractaires, effondrement des ordres religieux), l’Église se reconstruira, len-tement, en dirigeant ses efforts vers la charité et l’éducation. « Sous le Second

Empire, le catholicisme français put se

considérer comme remis de la Révolu-

tion, écrit l’historien Paul Airiau. Son

dynamisme à l’étranger en est le prin-

cipal témoignage. » De même que la flo-raison d’églises sur tout le territoire.

Et nous ? Forts de ces exemples, il nous faut agir comme si tout dépen-dait de nous, et prier comme si tout dépendait de Dieu… • C.-H. d’Andigné

À LA UNE

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Jean Duchesne a enseigné l’anglais

en khâgne et en maths spé. Cofondateur

de la revue Communio, il est l’exécuteur

testamentaire du cardinal Lustiger et du

théologien Louis Bouyer. Il est membre

de l’Académie catholique de France

et de l’Observatoire Foi et Culture de la

Conférence des évêques de France.•••

n isme peut-ilre en Occident ?

Rod Dreher, vous dites que le christianisme peut disparaître en France ou aux États-Unis ; est-ce vraiment possible ?

Rod Dreher – Le christianisme pour-rait bien disparaître en Occident. Deman-dez à l’évêque d’Hippone s’il y a une église à Hippone aujourd’hui. Il ne faut pas considérer la foi comme acquise et penser qu’elle sera toujours là.

Aux États-Unis, on constate qu’une proportion colossale des jeunes s’éloigne de la foi. C’est le cas dans ma propre famille – j’ai 50 ans, j’ai été élevé dans les années soixante-dix. Mes parents et moi n’allions pas souvent à l’église mais, pour nous, nous étions chrétiens puisque nous vivions aux États-Unis. Cette attitude a fait des ravages.

Il y a parfois un sentiment de panique récurrent chez les chrétiens améri-cains, surtout chez les évangéliques qui crient parfois volontiers à l’Apoca-lypse. Pour ma part, je ne crois pas que ce soit la fin du monde, mais je sais que c’est la fin d’un monde : le monde du christianisme facile est définitive-ment mort. C’est à nous, chrétiens, maintenant de prendre les décisions et de réveiller les pratiques qui don-neront à la foi une chance de survivre. Évidemment le fin mot appartient à Dieu, mais nous devons être prêts à coopérer avec Lui !

Jean Duchesne – Il y a une diffé-rence entre la France et les États-Unis. Les catholiques en France sont conscients d’être aujourd’hui une mino-rité. Aux États-Unis, les catholiques sont minoritaires depuis toujours, parce qu’il y a toujours eu beaucoup de déno-minations chrétiennes différentes. La laïcité gagne certainement du terrain outre-Atlantique, et de façon specta-culaire. C’est en un sens une étrange inversion de l’Histoire, puisque ces deux derniers siècles, les États-Unis étaient en avance. Mais cette fois, dans

le domaine de la sécularisation, c’est l’Europe qui est en avance.

R. D. – Il y a quelque chose qui m’a frappé en France : j’ai rencontré beau-coup de jeunes dont la foi m’a semblé claire et sans œillères. Leur foi est forte, mais pas naïve. On ne voit pas de gens comme cela aux États-Unis et il me semble qu’en France, vous avez déjà subi une phase d’épurement dans la foi.

Si vous êtes jeune et catholique en France aujourd’hui, c’est que vous êtes sans illusion sur ce qui se déroule à notre époque. En ce sens, la France a sans doute vingt ou trente ans d’avance sur les États-Unis. Vous avez quelque chose à nous apprendre sur la façon dont on peut endurer une laïcité mili-tante qui déferle chez nous et que les chrétiens américains ne sont pas prêts à affronter.

Mais, en France comme aux États-Unis, on a l’impression que le christia-nisme demeure dans la revendication des « valeurs » ?

R. D. – Dans mon livre (voir enca-

dré p. 21), j’appelle cela « le déisme

éthico-thérapeutique ». C’est une forme de pseudo-christianisme qui n’en a que l’apparence, qui est sans contenu intellectuel et qui repose en fait sur le sentimentalisme.

J. D. – Formulé autrement : un christianisme réduit à des valeurs !

R. D. – Oui, mais à une version très creuse de ces valeurs ! Si l’on suit la définition du déisme éthico-théra-peutique donnée par le Pr Christian Smith de l’Université américaine Notre-Dame, les gens croient que Dieu existe, qu’Il nous demande d’être bons, qu’Il veut notre bonheur, et qu’Il veut que nous nous sentions bien… Il s’agit d’une version molle, gentillette et sans exigence de la reli-gion ; ce n’est pas du christianisme ! Et croyez-moi, c’est un cancer, parce que les gens ne comprennent pas que c’est décadent.

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À mes yeux, le pari bénédictin est une réponse à cette réalité et au besoin de re-catéchiser, et plus encore, de reformer les cœurs et les pratiques des jeunes chrétiens américains, parce que tout ça n’existe plus en Amérique.

La sécularisation dont vous parlez est-elle la même en Europe et aux États-Unis ?

R. D. – Les Révolutions française et américaine ont été bien différentes. Aux États-Unis, nous n’avons jamais eu ce degré d’hostilité profonde entre l’Église et l’État qui marque la France moderne. Tocqueville, lors de sa visite aux États-Unis, avait observé que le christianisme y était très fort, et postulé qu’une démocratie forte supposait une Église forte.

J. D. – La laïcité à la française, depuis le départ, provient d’un mouvement lancé par des intellectuels, et elle a donc des fondements philosophiques et théoriques, ainsi que de nombreux adeptes qui par-tagent cette vision. De nos jours, évidemment, cette philosophie scientiste ou sans Dieu a souffert de l’échec de plusieurs totalitarismes, et beaucoup l’ont abandonnée et n’ont tout simplement plus d’horizon. L’Histoire est devenue un champ dans lequel on cueille ce que l’on veut ou qui nous attire, simplement par plaisir. L’avenir est vide ; on ne pense plus qu’à demain, qu’aux prochaines vacances, à la prochaine voiture ou à l’iPhone que l’on va acheter.

R. D. – C’est le monde que décrit Michel Houellebecq dans Soumission. J’ai commencé à le lire cet été et j’ai été frappé de voir à quel point il comprend le

vide de notre époque. Je pense que c’est un prophète. J’ai été impressionné, non par sa valeur littéraire, mais par sa faculté à diagnostiquer la culture de l’époque. J’ai aussi lu Les Particules élémentaires et La Carte et le territoire. J’ai fini par plaindre Houellebecq et par prier pour lui, parce que je pense que c’est une âme en peine. Il peut nous être utile à nous chrétiens en tant que « poseur de diagnostic ».

En lisant Soumission, et particulièrement le passage où il raconte son pèlerinage à Rocamadour, j’ai pensé à ce qui m’était arrivé à Chartres quand j’avais 17 ans. Je ne m’attendais pas à rencontrer Dieu dans la cathédrale, mais Il était bien là ! C’était une théophanie, une explosion intérieure – et je pense que Houellebecq pourrait un jour ressen-tir la même chose. À Rocamadour peut-être… voilà quelque chose que la France peut offrir aux États-Unis. Vous avez cette Histoire ancienne et profonde, et la grandeur spirituelle de la tradition chrétienne française, qui se voit évidemment de façon frap-pante dans les cathédrales.

Sur la couverture de l’édition américaine du Pari

bénédictin, il y a une photo du mont Saint-Michel – pour moi c’est comme une nouvelle Jérusalem. Pas au sens littéral –, mais comment les gens ne seraient-ils pas tentés de découvrir le Dieu pour qui un pareil temple a été bâti ?

Quand on annonce que le christianisme va disparaître, est-ce qu’on ne dramatise pas un peu la situation ?

R. D. – Je m’adresse à des chrétiens ordinaires et j’aimerais leur dire : « Regardez vos propres

enfants : que savent-ils ? Est-ce que vous les formez

dans la foi, ou sont-ils en train d’être écrasés par la

culture ambiante ? »

Je me suis rendu dans une université évangé-lique dans l’Ohio cette année, où j’ai parlé de l’im-portance de la pratique dans la vie de foi chrétienne : pas seulement ce qu’on a dans la tête, mais la façon dont on vit. Une jeune femme s’est levée : « Je ne

comprends pas ce que vous entendez par “pratique

religieuse”. Pourquoi est-ce qu’il ne suffit pas d’aimer

Jésus de tout son cœur comme nous l’avons appris

en grandissant ? » Vous imaginez ce que je lui ai répondu : que l’amour doit avoir une expression concrète et qu’il nous faut le vivre par la pratique. Elle n’a pas compris.

Un professeur est venu me voir après et m’a dit : « Je sais que sa question était très naïve, mais elle

pense comme 99 % des autres étudiants ici. Ils

aiment Jésus et, pour eux, l’expérience est entiè-

rement émotionnelle. Quand ils quittent cet envi-

ronnement protégé et qu’ils affrontent le monde,

qui leur dit que ce en quoi ils croient en tant que

chrétiens est plein de méchanceté, que ce soit à

l’égard des LGBT ou des femmes qui veulent se

faire avorter, leur foi s’effondre parce qu’elle n’était

fondée que sur de l’émotion pure et simple. »

Voilà de quoi je parle quand je dis aux chrétiens

« La question est de savoir si le catholicisme est universel ou s’il peut devenir une secte. » Jean Duchesne

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À LA UNE

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que la foi pourrait disparaître et qu’il est temps de se réveiller. J’ai été mal compris par les critiques aux États-Unis qui me disent que j’appelle à se réfu-gier dans les hauteurs et loin du monde pour ne plus avoir à l’affronter. Je ne dis pas ça ! Je pense que ça leur convient bien de dire cela, parce que ça leur évite de regarder en face l’échec de leur propre sys-tème d’éducation avec leurs enfants. Si leurs enfants se retrouvaient à regarder du porno sur leur smart-phone à l’école, ils ne sauraient pas comment réagir par peur d’être anticonformistes.

J’essaie d’être alarmiste pour secouer les gens. C’est sans doute moins efficace en France, parce que vous avez moins d’illusions sur le monde post-chrétien. Nous sommes en train de l’apprendre en ce moment aux États-Unis. Nous parlions de laïcité tout à l’heure ; nous n’avons jamais connu ça aux États-Unis. Les chrétiens occupent l’espace public, même s’ils n’ont pas toujours beaucoup d’influence, mais ils sont là et c’est considéré comme normal.

J. D. – Certains sont victimes de la peur. C’est une tentation qui existe chez certains traditionalistes fran-çais. Beaucoup sont tentés de se retirer pour former des petites communautés coupées du monde. Certains refusent d’envoyer leurs enfants à l’école publique, et même parfois dans le privé catholique ; ils les envoient dans leurs propres écoles, afin qu’ils ne soient pas contaminés par le néopaganisme ambiant. C’est une vraie tendance au sein du catholicisme français, et dans une moindre mesure, en Italie et en Allemagne. La question est de savoir si le catholi-cisme est universel ou s’il peut devenir une secte.

R. D. – Je crois que c’est un faux choix de dire que nous ne pouvons qu’être soit complètement ouverts au monde, soit complètement fermés comme les intégristes. Je crois qu’il faut chercher un équi-libre entre les deux, ne serait-ce que parce que la plupart des chrétiens ordinaires vivent dans le monde et pas dans des monastères.

Pensons à cet épisode du livre de Jérémie lorsque Dieu s’adresse aux Hébreux en exil à travers le pro-phète et leur demande de prier pour la paix et la prospérité de la ville. Nous devons aussi nous sou-venir du livre de Daniel dans lequel les trois Hébreux qui refusaient de sacrifier aux idoles pour obéir à Nabuchodonosor furent poussés au martyre – je crois que cet exemple s’applique aussi à nous. Même si nous vivons dans les villes, nous devons nous considérer comme des exilés pour que, si notre foi est mise à l’épreuve, nous puissions avoir le courage et la foi de ces Hébreux qui refusèrent de se prosterner – c’est là qu’est l’enjeu : comment être dans le monde sans en être.

J. D. – Il y a deux problèmes, qui sont la façon de comprendre et de vivre la foi, et l’appartenance à l’Église. Les gens croient qu’être chrétien se résume à croire ce que raconte l’Église et à faire ce qu’elle dit. Une relation personnelle avec le Christ ? C’est pour les mystiques et c’est pratiquement impossible

à partager ! Autrement dit, on met la barre à la fois trop haut et trop bas. Trop haut, parce que Dieu est littéralement à portée de la main, dans les Écritures, à la messe, dans les sacrements… On n’en parle pas, parce que c’est difficile à raconter et ça ne garantit pas des extases. Et, en même temps, on aplatit tout quand on accepte que la charité soit mesurée à l’efficacité constatée ou seulement ressentie.

Le résultat, c’est qu’être « catho », cela revient à s’engager dans une communauté au point de ne pouvoir plus rien faire d’autre, voire d’en perdre l’envie, avec des motivations et des obligations qui, du dehors, paraissent arbitraires et sans avoir le monopole de l’humanitaire. Paroisses et mouve-ments subissent donc la méfiance et le mépris que suscite le « communautarisme » en France, où toute singularité trop marquée est soupçonnée de menacer l’unité républicaine, voire de chercher à imposer une autre loi forcément tyrannique.

Le défi, c’est peut-être de réhabiliter le « chrétien du dimanche », celui qui ne saurait pas expliquer proprement pourquoi il va à l’église quand il peut, qui se surprend à penser au Bon Dieu et même à Lui parler et qui sait qu’Il est patient… C’est cette masse-là que l’Église tient à distance en insistant sur la

Le pari bénédictin

Quel est donc ce pari bénédictin

dont parle Rod Dreher dans cet

entretien ? C’est le sujet de son

livre Comment être chrétien dans

un monde qui ne l’est pas. Le Pari

bénédictin (Artège). Tout simple-

ment un appel à nous convertir.

Radicalement. Comment ?

Pour Dreher, notre situation est

comparable à celle de l’Empire

romain décadent et déclinant.

Situation tragique, où tout semblait

perdu, mais où a surgi un homme,

saint Benoît, qui, écœuré par

la corruption qui régnait à Rome,

vécut d’abord trois années

en ermite, priant et contemplant,

avant de fonder douze monastères

dans le nord de l’Italie. Ce fut

le début d’une renaissance

extraordinaire.

Et nous ? Faut-il que nous vivions

en ermite ? Non, répond Dreher,

mais les chrétiens doivent être

conscients de la sécularisation du

monde, de son hostilité à l’égard

du christianisme, et ne pas se

contenter d’une pratique molle,

d’une croyance tiède, d’une

religion consensuelle et médiocre.

Il faut nous ressaisir, et pour cela

devenir ce que Benoît XVI appelle

une « minorité créative ». Créer

des communautés, des institutions

(écoles, bibliothèques, patronages…),

pour recréer peu à peu un tissu

chrétien. Non pas pour nous

refermer sur nous-mêmes,

surtout pas, mais pour rayonner

et diffuser notre foi. • C.-H. A.

Comment

être chrétien

dans un

monde qui

ne l’est plus.

Le Pari

bénédictin,

par

Rod Dreher,

Artège,

376 p.,

20,90 €.

Famille Chrétienne n° 2084-2085 du 23 décembre 2017 au 5 janvier 2018 - www.famillechretienne.fr 21

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« La meilleure chose à faire pour les Français est de retourner à leurs racines, à leur Église, à leur foi. » Rod Dreher

radicalité de la vie chrétienne. Et c’est à ceux-là qu’il faut rappeler qu’être « catho », ce n’est pas n’être plus que ça, mais devenir vraiment libre.

R. D. – Ce que je dis dans Le Pari bénédictin, ce n’est pas « Laissez-nous vivre dans un vrai monas-tère, mais laïc » ; je recommande en revanche de faire plus attention à nos communautés chrétiennes, d’y renforcer des liens, d’étudier les Écritures, de prier plus, de jeûner, pour pouvoir représenter le Christ en toute fidélité dans le monde, et pour comprendre ce qui nous est permis et ce qui nous est interdit.

Ma femme et moi avons par exemple décidé d’élever nos enfants sans télévision – nous en avons une mais uniquement pour regarder des films en famille de temps en temps –, et nous limitons leur usage du smartphone. Et croyez-moi, c’est contre-culturel de faire cela aux États-Unis. On voit maintenant des gens qui donnent des smartphones avec accès à Internet à leurs enfants de 7 ans… Et, (fausse) surprise, lorsque me rendant dans des uni-versités je demande aux prêtres, pasteurs ou pro-fesseurs du campus quels sont les problèmes numéros 1, 2, 3, 4 et 5 qu’ils y voient, ils me répondent aux 5 : « L’addiction à la pornographie »…

Cela ne vient pas de nulle part, l’éducation paren-tale a une responsabilité dans cette affaire. Disons que la dimension ascétique du christianisme a com-plètement disparu dans mon pays. Il ne s’agit plus que d’apprendre des notions confortables ; les dimen-sions prophétique et ascétique ont disparu.

La montée de l’islam est-elle une menace pour

le christianisme en Europe ?

R. D. – Le problème se pose en Europe avec l’islam, mais ce n’est pas à moi de dire aux Français comment l’affronter. Ce que je peux dire en revanche, c’est qu’on ne peut pas lutter contre quelque chose avec rien. La meilleure chose à faire pour les Fran-çais est de retourner à leurs racines, à leur Église, à leur foi. J’ai dédié mon livre au Père Jacques Hamel parce que c’est un martyr et un témoin – tous les martyrs sont des témoins.

Je crois que s’il y avait plus de témoignages de foi, plus de gens qui vivaient leur foi de manière plus forte… là encore, je ne vais pas dire ce qui devrait être fait politiquement, mais je suis frustré de voir autant d’Européens être critiques des musul-mans et du problème musulman sans voir ce qu’ils peuvent faire eux-mêmes pour redécouvrir leurs racines et leur foi.

J. D. – On ne peut pas dire qu’accueillir tous ces réfugiés soit simple et facile. Cette politique de portes ouvertes a été presque explicitement fondée sur des idéaux chrétiens, et encouragée par le pape. Mais le véritable problème vient de ce que per-sonne, hormis les Allemands un moment, n’a investi dans cette politique des moyens adéquats pour la rendre praticable.

R. D. – Mme Merkel a pris la décision pour le reste de l’Europe…

J. D. – Ce qui a été sous-estimé, c’est que les migrants ont été manipulés. Il y avait aussi un sou-tien pervers à cette politique d’ouverture de la part de ceux qui croyaient que l’Occident était moribond et que cela pourrait permettre d’en accélérer le pourrissement.

R. D. – Ça semble très léniniste…J. D. – Eh oui, nous avons toujours des léninistes,

toujours prêts à encourager le pire pour que tout s’effondre afin de pouvoir occuper et contrôler le vide ainsi créé…

Mais justement, les minorités créatives peuvent-

elles inverser cette tendance au déclin du chris-

tianisme en Occident ?

R. D. – Je pense à un groupe de catholiques en Italie, les Tipi Loschi. Ce sont des disciples du bienheureux Pier Giorgio Frassatti et ils sont liés aux bénédictins de Nursie. Ce sont tous des laïcs catholiques, ils sont cent cinquante à peu près. Ils ont une sorte de club house qui donne sur l’Adriatique, où ils disent des messes, font des barbecues, pratiquent des activités sportives et jardinent. Ils ont fondé leur propre école, la Scuola G.K. Chesterton – un écrivain qu’ils lisent beau-coup. Ce sont des catholiques qui observent leur foi de façon stricte, mais qui sont joyeux, très joyeux. Dès que vous les voyez, vous voyez ce que la communauté, l’unité dans le Christ, peuvent signifier. J’ai croisé là-bas des hommes et des ado-lescents qui avaient eu des ennuis avec la justice

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À LA UNE

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et parfois fait de la prison ; les Tipi Loschi leur ont proposé de les aider et de faire partie de leur com-munauté. C’est ce que ces jeunes ont fait et main-tenant ils font partie de la communauté. C’est un excellent exemple.

Je crois qu’il faut un réseau d’initiatives simi-laires. Peut-être qu’on ne peut pas faire ce que font les Tipi Loschi dans une ville aussi grande que Paris, mais on peut toujours faire quelque chose et s’adap-ter aux conditions locales. Nous pouvons aussi créer des réseaux au-delà des frontières.

Je crois profondément que le pape Benoît XVI avait raison quand il disait que les plus grands argu-ments que l’Église a pour se défendre ne sont pas ses propositions, mais l’art qu’elle crée et la vie des saints ; ou en d’autres termes la beauté et la bonté. À notre époque post-rationaliste, la beauté et la bonté sont des voies vers la vérité, et la vérité est la voie vers le Christ. Je crois que les communautés, au sens de ces solidarités-là, créeront un monastère de fait pour les gens seuls et brisés dans le monde qui vient. Quand la société s’écroulera, il nous faudra les aimer et les accueillir, comme le font les Tipi Loschi avec les drogués, par exemple.

J. D. – Nous avons essayé de faire cela à Paris. Nous avons voulu faire renaître la vieille tradition

des patronages, sous l’impulsion du cardinal Lustiger. Ça n’a pas marché aussi bien qu’on pouvait l’espérer. D’abord à cause de l’individualisme ambiant, ren-forcé chez les jeunes par les nouvelles technologies de communication. Ensuite, à cause de l’abondance et de la variété des activités offertes dans une ville comme Paris. Il y a concurrence avec le judo, l’escrime, le piano, l’initiation aux arts… L’Église propose aux enfants des activités non religieuses sur le marché du divertissement, de la culture, du sport… Mais notre offre n’est pas la seule ni la meilleure sur un marché très encombré et elle ne convertit pas grand monde.

R. D. – Les Américains croient que l’Europe est perdue, mais non, elle ne l’est pas. Je me faisais un sang d’encre pour l’Europe – il y a tant d’Améri-cains, chrétiens y compris, qui rejettent la foi, mais on ne peut pas rejeter la foi de ses pères, et c’est ce que l’Europe est pour nous : la patrie de nos pères ! Ce qui vous arrive nous arrive à nous aussi. Je crois profondément, bien que je ne sois plus catholique, que l’avenir de l’Occident dépend de la bonne santé de l’Église catholique. • Propos recueillis par Samuel Pruvot

et Charles-Henri d’Andigné

Photos : Michael Bunel-Hans Lucas pour FC

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