À la découverte des sophistes antiques - REVUE...

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Phares 71 À la découverte des sophistes antiques LAURENCE TREMBLAY, Université Laval RÉSUMÉ : Personne, dans l’histoire de la philosophie, n’a plus mauvaise presse que les sophistes antiques. Platon les dépeint comme des êtres fourbes, avares, ambitieux, producteurs de raisonnements fallacieux… Et, le plus souvent, on cautionne cette vision sans broncher. Cet article vise toutefois à remettre en doute cette description des sophistes antiques, en tentant de tracer un juste portrait de ce groupe d’intellectuels. Loin d’être un fléau pour la vie culturelle, la sophistique ancienne a largement contribué à l’épanouissement de l’Occident, de par son affinité avec la démocratie, l’agnosticisme et le relativisme. Paradoxalement, bien que Platon soit davantage lu et commenté aujourd’hui, la pensée des sophistes s’harmonise davantage avec les valeurs et les idéaux de notre époque. Il importe donc de leur redonner la place qu’il leur est due dans l’histoire de la Grèce ancienne et même, plus largement, dans celle de l’Occident. Mis à part un certain nombre de fragments, peu de choses demeure de l’imposante masse des écrits des sophistes des V e et IV e siècles avant notre ère. En outre, notre connaissance de Protagoras, de Gorgias, de Prodicos, de Hippias, d’Antiphon, de Thrasymaque et d’autres dépend en majeure partie de ce que Platon rapporte. Or, sous la plume du philosophe, l’impartialité ne règne pas. Il a déclaré la guerre aux sophistes : les mots « πολέμου καὶ μάχης », ne l’oublions pas, figurent en tête du Gorgias. Par ses dialogues, Platon, d’une certaine manière, a remporté la bataille. Dans toute l’histoire de la philosophie, c’est sa vision de la sophistique qui s’est imposée et qui s’impose encore. De l’avis de plusieurs, l’opposition entre les sophistes et les philosophes demeure sans équivoque : Protagoras, Gorgias et les autres représentent le mal, Socrate, le bien. Dans son grand ouvrage Histoire de la Grèce,

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    la dcouverte des sophistes antiquesLaurence TrembLay, Universit Laval

    RSUM : Personne, dans lhistoire de la philosophie, na plus mauvaise presse que les sophistes antiques. Platon les dpeint comme des tres fourbes, avares, ambitieux, producteurs de raisonnements fallacieux Et, le plus souvent, on cautionne cette vision sans broncher. Cet article vise toutefois remettre en doute cette description des sophistes antiques, en tentant de tracer un juste portrait de ce groupe dintellectuels. Loin dtre un flau pour la vie culturelle, la sophistique ancienne a largement contribu lpanouissement de lOccident, de par son affinit avec la dmocratie, lagnosticisme et le relativisme. Paradoxalement, bien que Platon soit davantage lu et comment aujourdhui, la pense des sophistes sharmonise davantage avec les valeurs et les idaux de notre poque. Il importe donc de leur redonner la place quil leur est due dans lhistoire de la Grce ancienne et mme, plus largement, dans celle de lOccident.

    Mis part un certain nombre de fragments, peu de choses demeure de limposante masse des crits des sophistes des Ve et IVe sicles avant notre re. En outre, notre connaissance de Protagoras, de Gorgias, de Prodicos, de Hippias, dAntiphon, de Thrasymaque et dautres dpend en majeure partie de ce que Platon rapporte. Or, sous la plume du philosophe, limpartialit ne rgne pas. Il a dclar la guerre aux sophistes : les mots , ne loublions pas, figurent en tte du Gorgias.

    Par ses dialogues, Platon, dune certaine manire, a remport la bataille. Dans toute lhistoire de la philosophie, cest sa vision de la sophistique qui sest impose et qui simpose encore. De lavis de plusieurs, lopposition entre les sophistes et les philosophes demeure sans quivoque : Protagoras, Gorgias et les autres reprsentent le mal, Socrate, le bien. Dans son grand ouvrage Histoire de la Grce,

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    George Grote, auteur du XIXe sicle, rsumait ainsi cette vision grossire, propre beaucoup de ses contemporains :

    On reprsente [les sophistes] comme des imposteurs pleins de faste, qui flattaient et dupaient les riches jeunes gens pour leur profit personnel, minaient la moralit publique et prive dAthnes, et encourageaient leurs lves poursuivre sans scrupule lambition et la cupidit. [] Sokrats, au contraire, est reprsent habituellement comme un saint homme qui combat et dmasque ces faux prophtes, et qui se pose comme le champion de la moralit contre leurs insidieux artifices1.

    Grote se voulait plus nuanc et initia un mouvement interprtatif plus favorable la sophistique. Celle-ci, loin de se rduire une simple escroquerie, contribua en ralit largement lpanouissement de la Grce ancienne. De plus, lhritage des sophistes a nourri lOccident jusquau sicle prsent. Dans son intressant ouvrage Les sophistes grecs et les sophistes contemporains, Funck-Brentano, auteur franais du XIXe sicle, sextasiait devant la fcondit de la sophistique ancienne :

    De toutes les tudes philosophiques, la plus intressante et la plus dramatique, cause des passions quelle soulve, est certainement celle des sophistes. Mieux que lhistoire des grandes doctrines, elle nous apprend connatre les ressorts secrets de notre pense, et mieux que toutes les rgles du monde, elle nous rvle la mesure de nos forces et la profondeur de nos garements2.

    Fort de lintrt certain de la sophistique grecque, le prsent essai vise en tracer un juste portrait gnral. Mais, avant dentreprendre cela, il importe de dconstruire les prjugs, dexaminer lhistoire du mot et de dcrire le contexte politique et ducatif dans lequel naquit cette nouvelle discipline.

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    1. Les prjugs1.1 Le sophiste : un chasseur de jeunes gens riches, en qute dun salaire

    Dans le Sophiste, ltranger dfinit en premier lieu le sophiste comme un chasseur de jeunes gens riches, en qute dun salaire3 . Contrairement au philosophe, celui-ci dsirerait plus que tout senrichir, et ce mme au dtriment de la moralit et de la vrit.

    Dans son excellent article La sophistique : une manire de vivre4 , Michel Narcy notait quAristote, dans la Mtaphysique, semblait partager cette vision de la sophistique. Lhistorien de la philosophie met en doute cependant cette sparation traditionnelle. Est-elle fonde ? Non, assure-t-il, et ce principalement pour deux raisons.

    En premier lieu, si le sophiste demande bel et bien une rmunration pour ses leons, il ne limpose toutefois pas sournoisement ou malhonntement. Protagoras, par exemple, laissait ses disciples fixer eux-mmes la valeur de son enseignement. Platon lui fait dire dans le dialogue ponyme : [L]orsque quelquun a t mon disciple, il me donne sil le veut largent que je demande ; si en revanche il ne le veut pas, il se rend dans un temple, prte serment, et il y dpose la somme laquelle il estime mon enseignement5 .

    Thoriquement, les auditeurs de Protagoras pouvaient ne rien dbourser sils jugeaient les enseignements reus insatisfaisants ou inutiles. vathle, par exemple, ne payera que sil gagne sa premire cause en justice. Or, par de pareilles propositions, Protagoras assure lquit du march.

    En deuxime lieu, les sophistes ne se distinguent pas des autres par le fait dempocher un salaire, car les philosophes aussi, comme Socrate, recevait de largent ou des cadeaux tout au moins de la part de leurs disciples.

    Encourag par les propos de Xnophon et de Platon, limaginaire populaire se reprsente Socrate trs pauvre, vivant uniquement de philosophie et deau frache. Pourtant, le philosophe dtenait certainement une petite fortune. Comme le rappelle Narcy dans son article, Socrate prit trois fois lhabit dhoplite au cours doprations militaires. Or les hoplites shabillaient leurs frais et les armures taient dispendieuses.

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    Do provenait largent de Socrate ? En partie, souligne Narcy, de ses disciples. Si Socrate nexigeait pas formellement une rtribution de leur part, il ne refusait toutefois pas leurs cadeaux. Or, aux dires de Snque, la plupart de ses disciples lui en offraient justement.

    Comme on offrait beaucoup de choses Socrate, chacun la mesure de ses moyens, Eschine, un de ses auditeurs pauvres, dit : Je ne trouve rien que je puisse te donner qui soit digne de toi, et cest par l seulement que je me sens pauvre. Cest pourquoi je te donne la seule chose que je possde, moi-mme. Ce prsent, tout quelconque quil est, je te prie de lagrer, et de rflchir que les autres, sils tont donn beaucoup, ont conserv davantage pour eux-mmes 6.

    Puis, alors mme que Socrate naurait rien reu de ses disciples, pourquoi se scandaliser du salaire des sophistes ? Les professeurs de musique, de gymnastique et de posie de lpoque nenseignaient pas non plus gratuitement. Les accusait-on davarice ? Non : chacun doit gagner son pain pour vivre. Pourquoi alors dnigrer injustement les sophistes ? Do vient cette diffrence de traitement quon leur rservait Athnes ? Daprs Guthrie, ce double standard tenait lobjet de lenseignement des sophistes :

    We are accustomed to thinking of teaching as a perfectly respectable way of earning a livelihood, and there was no prejudice in Greece against earning a living as such. [] Poets had been paid for their work, artists and doctors were expected to charge fees both for the practice of their art and for teaching it to others. The trouble seems to have lain first of all in the kind of subjects the Sophists professed to teach, especially aret7.

    Comme je lindiquerai plus loin, la prtention enseigner la vertu bouleversait les traditions. Cette situation explique sans doute en partie les vives ractions face aux sophistes. Quoi quil en soit, on ne peut que stonner de lindignation des commentateurs modernes, souvent eux-mmes professeurs salaris, vis--vis de leurs prdcesseurs. Grote rapporte :

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    Suivant Cicron, le sophiste est un homme qui poursuit la philosophie en vue de lostentation ou du gain, dfinition qui, si on doit la prendre pour un reproche, portera fortement sur le grand corps des matres modernes, qui sont dtermins embrasser leur profession, par la perspective soit den tirer un revenu, soit dy faire figure, soit par les deux motifs, quils aient ou non un got particulier pour cette occupation8.

    Quelle diffrence tracer alors entre philosophes et sophistes ? Moins quune question dargent, Narcy croit quil sagissait dune question dattachement. Par le fait mme de leur contrat commun, le sophiste et son auditeur tablissaient entre eux une relation saine et professionnelle . Leur entente ne comportait aucun attachement excessif. En revanche, le disciple de Socrate devait sinvestir entirement : biens, corps et me. Et Socrate comptait sur le fait que son lve ou son amant devrait-on dire allait demeurer longtemps auprs lui.

    Plusieurs dj, mconnaissant mon assistance et sattribuant eux-mmes leurs progrs sans tenir aucun compte de moi, mont, soit deux-mmes, soit linstigation dautrui, quitt plus tt quil ne fallait. [] Quand ils reviennent et me prient avec des instances extraordinaires de les recevoir en ma compagnie, le gnie divin qui me parle minterdit de renouer commerce avec certains dentre eux9.

    De lavis de Narcy, cest ce rapport intime qui distingue vritablement le philosophe du sophiste. Alors que lauditeur de Protagoras conserve sa libert de pense, celui de Socrate doit faire allgeance une secte et une certaine doctrine .

    1.2 Une apparence de savoirAristote ne dfinit pas essentiellement le sophiste autrement

    que Platon : le sophiste est un homme qui gagne de largent10 . Il ajoute simplement un lment : le sophiste tire son revenu de ce qui est en apparence un savoir ( ), mais qui nen est pas un11 . Mais le sophiste ne possde-t-il vraiment quun

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    savoir apparent ? Protagoras nenseignerait-il que des chimres ? Comment expliquer alors labsence de rvolte chez ses disciples ? Comment rendre compte de sa bonne rputation ? Ici, trangement, largument en faveur du sophiste se trouve chez Platon, dans le Mnon :

    Socrate. Tandis que ceux dont le travail est de remettre en tat vieilles chaussures et vieux vtements, ne pourraient pas, sils rendaient vtements et chaussures en plus mauvais tat quils ne les ont reus, agir ainsi, linsu de tous, pendant plus de trente jours au contraire, sils agissaient ainsi, ils seraient vite rduits la famine , Protagoras, lui, linsu de la Grce entire, aurait donc corrompu ceux qui le frquentaient, les rendant pires quil les avait pris, pendant prs de quarante ans ! Car il est mort, je crois, alors quil avait presque soixante-dix ans, ayant pass quarante ans exercer son art. De plus, durant tout ce temps-l jusquau jour daujourdhui, il na cess dtre bien considr12.

    Pourquoi qualifier lenseignement sophistique de sagesse apparente ? Pour sr, les sophistes ne possdaient pas le savoir indubitable et immuable si cher Platon, mais pour la bonne raison quils ne prtendaient justement pas ce savoir. Comme je lexpliquerai plus loin, ces rudits cherchaient plutt un savoir conjectural, vraisemblable, se transformant et voluant sans cesse selon les exigences du monde rel.

    1.3 Faire triompher largument injusteCest galement tort quon accuse les sophistes dimmoralisme.

    Par leur talent oratoire, ces intellectuels, argue-t-on, feraient triompher largument injuste. Ce prjug remonte sans doute, au moins en partie, aux Nues dAristophane. Dans cette pice, Strepsiade, accabl par de lourdes dettes, cherche convaincre son fils dapprendre auprs de Socrate (prsent dans la pice comme un sophiste) largument injuste, capable dassurer tous coups la victoire dans les tribunaux13.

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    Platon aussi, videmment, prte aux sophistes des intentions immorales. Dans le Gorgias, il y dpeint un homme absolument injuste, nomm Callicls, prtendu disciple de Gorgias.

    Que penser des accusations de Platon et dAristophane ? Le cas de Callicls se rsout des plus facilement. Selon plusieurs commentateurs, ce personnage de Platon ne correspond personne dans la ralit : il est pure invention. Or, de lavis de Jacqueline de Romilly, le recours factice ce personnage innocente plutt quil nincrimine le mouvement sophistique : si les sophistes avaient t eux-mmes des immoralistes, Platon naurait pas eu besoin daller chercher Callicls14 .

    Gorgias ne prtend pas enseigner la vertu, mais seulement lart oratoire. Il nencourage pas linjustice pour autant ! Comme on peut se servir justement on injustement des arts martiaux, on peut se servir justement ou injustement de lart rhtorique. Il ne faut pas blmer le matre si certains disciples usent mal de leur art. Platon met dans la bouche de Gorgias cette affirmation : on doit user de la rhtorique avec justice, comme de toutes les armes15 . Comment, ds lors, le taxer dimmoralisme sans faire preuve dune certaine malhonntet intellectuelle ?

    Le sophiste, en ralit, nest pas l pour enseigner pas largument injuste, mais initie plutt un certain art logique, art dont certaines personnes abusent parfois. Mais lexception ne fait pas la rgle : lart sophistique, loin dencourager le vice, contribue le plus souvent au civisme et au bon fonctionnement de la dmocratie, comme je le ferai voir plus loin.

    Trois prjugs ont donc t carts jusquici des sophistes : lavarice, la sagesse apparente et limmoralisme. Il importe maintenant dexaminer le terme mme de .

    2. Le terme sophiste est aujourdhui mal connot. Il na pourtant

    pas toujours eu mauvaise presse. Le terme est rattach au dpart , qui dsignait dabord les spcialistes en tout genre : potes, musiciens, cavaliers, marins et artisans. qualifiait aussi les personnes instruites et intelligentes16. De

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    drive le verbe , qui signifiait le fait dagir ou de parler habilement. inclut en outre lide de tromperie17. De ce verbe provient le nom , qui est une manifestation de , une combinaison ingnieuse, une ruse, un artifice, un sophisme18 . Enfin, de est form le nom , qui dsignait dabord tout homme excellant dans un art : devin, chanteur, pote, orateur et sage19.

    Cest seulement partir du milieu du Ve sicle que se mit renvoyer au professeur dloquence, et ce probablement sous linstigation de Protagoras, comme parat le suggrer Platon : Tu vas partout visage dcouvert proclamant ton savoir dans toute la Grce, arborant le nom de (), te donnant pour matre en ducation et en vertu, et osant le premier rclamer un salaire en change de tes leons20 . Or, cest chez Platon et Aristote que le terme prend sa tournure pjorative, y devenant synonyme de charlatan21 . Malheureusement, cest ce dernier sens qui prdominera dans lhistoire et beaucoup dauteurs oublieront sa provenance.

    Du point de vue terminologique encore, il importe aussi de considrer deux expressions courantes chez les commentateurs rcents de la sophistique : celle de mouvement sophistique et de rvolution sophistique . Pourquoi parler de celles-ci ? Parce que les sophistes ne forment pas un groupe fixe ou une cole proprement parler, mme sils possdent plusieurs points communs, comme dtre les instigateurs de certains changements dans lducation en Grce, particulirement Athnes, do lide de rvolution qui leur est associe. Cette ide de rvolution est importante. Ainsi, comprendre les sophistes antiques commande de les replacer dans leur contexte historique. Ne pas considrer lpoque dans laquelle ils voluaient causerait de nombreuses lacunes dinterprtation.

    3. Bref contexte politique et ducatifLa sophistique du Ve sicle nest pas une cration ex nihilo. En

    comprendre les objectifs et les traits spcifiques ncessite de la replacer au moins sommairement dans son contexte politique et ducatif. Certains auteurs, on la voqu, parlent de la sophistique comme dune rvolution . Pourquoi ? Rvolution , en effet,

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    suppose transformation, bouleversement. Quelle tradition les sophistes du Ve et du IVe sicle bousculrent-ils en Grce, et plus particulirement Athnes ? Quel paradigme ducatif branlrent-ils ? Quelle nouveaut proposrent-ils ? Tentons dy voir un peu plus clair en commenant par la question de lducation, traditionnelle dabord, sophistique ensuite.

    3.1 Lducation traditionnelle athnienne Toute ducation sous-tend une conception de lexcellence, de ce

    quest lhomme son meilleur. Au temps dHomre, lexcellence () en Grce correspondait un mlange de fiert, de moralit courtoise et de valeur guerrire22 . Consquence normale : les guerres faisaient rage et laristocratie dalors encourageait la magnanimit, le courage et la noblesse. Lexcellence, cette poque, tait lapanage dune lite. Cest pourquoi la magnanimit prenait tant dimportance, cette qualit par nature propre aux meilleurs. cette excellence sadjoignait la recherche dhonneurs. Or personne nattirait cette poque davantage les louanges quun guerrier magnanime et courtois. L se trouve la .

    Cest Athnes, toutefois, quelque part au VIe avant notre re, que la vie culturelle se dtache pour la premire fois des occupations militaires. Au tmoignage de Thucydide, les Athniens furent les premiers abandonner lusage ancien de circuler en armes et, ayant quitt larmure de fer, adopter une vie moins farouche et plus civilise23 . Lducation athnienne volue : on ne forme plus en premier lieu des militaires, mais des citoyens.

    En outre, le passage de laristocratie la dmocratie change le visage de lexcellence recherche. Laret ne qualifie plus seulement les hommes de bonne famille ; elle rejoint dsormais le peuple. Le sport, les combats en armes, la gymnastique et surtout lathltisme encouragent cette dmocratisation de lexcellence. Lathltisme, en effet, se veut accessible beaucoup dhommes tout en reprenant, en un sens, lidal guerrier24.

    Cette dmocratisation de lducation entrane linstauration des premires coles25. On y enseigne principalement la gymnastique, la musique et les lettres. Le pdotribe forme le corps : lidal

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    physique demeurait. Le cithariste, quant lui, enseignait la musique et la danse. Et la comptence transmise ne se rduisait pas un apprentissage technique : on attendait aussi de ltude musicale le sens de la discipline et celui de lharmonie, avec tous les prolongements moraux que lun et lautre peuvent avoir26 . Quant au grammairien, il enseignait la matrise de la langue par ltude des grands potes. Cette lecture permettait en outre la transmission des valeurs morales. En effet, les pomes offraient au regard des hros imiter et encouragent par ces modles lmulation des jeunes27.

    Lducation traditionnelle athnienne ne comprenait pas de cours dthique ou de sciences humaines , comme on pourrait lentendre aujourdhui. Les jeunes quittent lcole vers 14 ans, ge o sachve le processus ducatif. Lducation de cette poque se veut plus artistique que littraire, plus sportive quintellectuelle28 .

    3.2 La sophistique comme nouveaut Dans laristocratie, lexcellence allait de pair avec la noblesse et

    lhrdit. Dans la dmocratie, laret se voudrait plus quitable. Tous les citoyens participent la vie politique ; ils sont gaux devant la loi () et dans les assembles (). Aucune discrimination entre les citoyens ne prvaut : sil sagit [] des intrts gnraux de la cit, on voit se lever indiffremment pour prendre la parole, architectes, forgerons, corroyeurs, ngociants et marins, riches et pauvres, nobles et gens du commun29 . En outre, linstauration du misthos par Pricls, vers le milieu du Ve sicle, favorise la participation de tous la vie politique. Le misthos, en effet, se veut une rtribution montaire dun trois oboles, dpendamment de lpoque accorde aux citoyens exerant une charge publique30. Il permet aux plus pauvres de participer au pouvoir politique.

    Malgr cette galit, la dmocratie athnienne ne rduit pas nant toutes les distinctions entre les citoyens. Certaines fonctions politiques, telles que les postes de stratge, ne sobtiennent que par la dmonstration dune certaine excellence. Or, comme ces postes confrent le droit de conseiller le peuple et dagir pour lui, seuls les citoyens qui y accdent briguent avec vraisemblance le titre de politicien professionnel31 . Et comment prtendre ces hautes

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    charges ? Comment se distinguer en dmocratie ? Par le maniement de la parole. Le politicien professionnel doit sexprimer avec loquence, que ce soit en assemble ou devant les tribunaux. Mme sans titre de stratge, quiconque prend la parole en assemble doit le faire avec aisance et autorit. Thoriquement [], tout Athnien avait le droit de prendre la parole devant le dmos. Pratiquement, seuls devaient le faire ceux qui taient capables de simposer face ce qui ressemblait davantage une foule rassemble dans un meeting qu une assemble parlementaire32 .

    Comment apprendre lart de la parole ? Comment, plus gnralement, devenir citoyen dune dmocratie ? Rien dans lducation athnienne traditionnelle nassurait la capacit de persuader et de bien parler : ni la gymnastique, ni la musique, ni la posie. Voil justement le besoin que les sophistes se proposent de satisfaire. Ils introduisirent une ducation, une , davantage intellectuelle . Ladolescent, aprs ltude des disciplines traditionnelles, se voit dornavant offrir lart rhtorique synonyme, en fait, dart politique. Le vritable politicien, en effet, cest celui qui peut persuader par le discours ( ) les juges au tribunal, les snateurs au Conseil, le peuple dans lAssemble du peuple et de mme dans tout autre runion qui soit une runion de citoyens33 . En dmocratie, le discours () est matre.

    Sur quel sujet le sophiste rend-il prcisment habile parler ? Socrate pose la question Gorgias, mais aussi Hippocrate au dbut du Protagoras. Ce dernier lignore : Par Zeus, je ne sais pas quoi te rpondre34 . Cest que le sophiste ne se reconnat point de limites. Euthydme et Dionysodore savent tout, jusquau nombre de dents que possdent leurs interlocuteurs. Gorgias peut rpondre nimporte quelle question. Hippias fabrique tout lui-mme : il cisle lanneau quil porte au doigt, grave son cachet, fabrique sa trousse de massage, tisse son manteau et sa tunique, brode sa riche ceinture la mode perse, etc.35 Les sophistes tendaient leurs recherches de nombreux domaines ; leurs rflexions prennent une teinte dhumanisme et duniversalisme, annonant, avant la lettre, les recherches des encyclopdistes du XVIIIe sicle. Leur enseignement

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    touchait toutes les sphres de la culture : langage, philosophie de la nature, politique, posie, musique, etc.

    Certains sophistes, videmment, privilgiaient une discipline ou lautre. Protagoras, ainsi, se distingue dHippias :

    Hippocrate naura pas redouter dans ma compagnie linconvnient quil aurait trouv auprs dun autre sophiste. Les autres, en effet, assomment les jeunes gens. Alors que ceux-ci cherchent fuir les sciences trop techniques, les sophistes les y ramnent de force, en leur enseignant le calcul, lastronomie, la gomtrie, la musique et en disant ces mots il lanait un coup dil vers Hippias tandis quauprs de moi sa seule tude portera sur ce quil vient chercher36.

    Ce texte laisse supposer lexistence dune certaine comptition entre les sophistes. De fait, comme je lai mentionn plus tt, bien quil soit commode de traiter des sophistes comme dun groupe, il ne faut pas perdre de vue que lunit des sophistes nest pas essentielle, comme peut ltre un genre logique.

    Ces remarques contextuelles tant faites, il importe maintenant de se pencher sur la sophistique elle-mme.

    4. La sophistiqueMieux cerner la figure du sophiste implique dabord de mettre

    en lumire sa spcificit, et donc de le distinguer du physiologue, du pote, du rhteur. Ensuite, il importe danalyser sommairement quelques thses matresses du mouvement sophistique : relativisme, agnosticisme et valeurs dmocratiques.

    4.1 La sophistique et les autres disciplines4.1.1 Le sophiste et le physiologue

    En gnral, on oppose les sophistes et les philosophes prsocratiques, souvent qualifis de philosophes de la nature (ou physiologues). Le sophiste se proccuperait uniquement de politique et donc de connaissances pratiques et le physiologue, lui, aurait pour seul objet dtude la nature, et ce de manire totalement thorique et dsintresse.

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    Pourtant, la distinction entre les sophistes et les philosophes prsocratiques napparat pas si clairement. Plusieurs sophistes, de fait, ont frquent des physiologues. Ainsi, rapporte-t-on, Protagoras aurait t le disciple de Dmocrite, et Gorgias, celui dEmpdocle37.

    Surtout, les sophistes ne rduisent pas leurs recherches aux affaires humaines. Les sophistes, comme je lai suggr, prtendent aussi la culture, au savoir universel. Or, ltude de la nature fait partie de cette culture gnrale et a donc suscit lintrt de plusieurs sophistes, notamment dHippias.

    Il ny a donc pas rupture complte entre les philosophes prsocratiques et les sophistes, mais plutt continuit. Les disciplines de cette poque, de fait, ne se distinguaient pas toujours clairement. Il en allait de mme de la posie et de la sophistique, comme nous le verrons linstant.

    4.1.2 Le sophiste et le poteComme je lai mentionn plus haut, dans lAthnes ancienne, les

    valeurs morales se transmettaient essentiellement par la lecture des potes. Or les sophistes sancrent dune certaine manire dans la tradition potique. Protagoras, dans le dialogue ponyme, nhsite pas faire de la posie lune des parties principales de lducation. Cependant, les sophistes dpassaient la posie, en ce sens quils se permettaient de la critiquer. Cest ainsi que pour Protagoras, le principal de ltude littraire consistait discerner si lauteur avait bien parl ou non38. Le sophiste ne se contentait pas de rciter les pomes de Simonide : il les dcortiquait, cherchait les contradictions possibles, distinguait le sens des mots, etc39.

    Les sophistes, en qualit dducateurs, prennent dune certaine manire la place des potes. Certains orateurs shabillent mme dune robe mauve pour rciter en public leurs discours, ce qui tait dabord le propre des potes. Pour Guthrie, cette pratique soulignait le lien troit entre la tradition potique et sophistique40.

    De plus, Gorgias identifie son talent oratoire celui des potes. Lui-mme nutilise jamais le mot dans son loge dHlne. Au moment de parler du pouvoir du , il use plutt du terme , quon traduit par posie . En outre, ses figures

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    de style sapparentent des tournures potiques. Son loquence se dmarquait un point tel que les Grecs crrent le terme (gorgianiser), qui signifiait parler comme Gorgias ou mme simplement bien parler .

    Sans doute entre la rhtorique et la potique se trouvaient-ils en continuit. Mais les sophistes pratiquaient-ils tous la rhtorique ? Rhteurs et sophistes se diffrenciaient-ils comme le croit Platon ?

    4.1.3 Le sophiste et le rhteurCertains commentateurs modernes sparent les rhteurs des

    sophistes : Gorgias et Protagoras ne pratiqueraient pas la mme profession. Cette impression est le fait de linfluence platonicienne. En effet, Socrate distingue, dans le Gorgias, rhtorique et sophistique. Il sagirait de deux contrefaons possibles de la politique. La rhtorique serait ainsi au judiciaire ce que la cosmtique serait la gymnastique, et la sophistique, au lgislatif, ce que la cuisine serait la mdecine41. La comparaison avec le corps souligne, daprs plusieurs commentateurs, le fait que la sophistique prtendrait tre prventive , comme la gymnastique, alors que la rhtorique se voudrait curative , linstar de la mdecine.

    Quen est-il au juste ? Le sophiste duquerait, alors que le rhteur non. Protagoras prtendrait enseigner la vertu, mais pas Gorgias. Or duquer, cest prvenir. Par opposition, les rhteurs useraient de leur art essentiellement devant les tribunaux, endroits o lon cherche punir et donc, dune certaine manire, gurir (au moins de lavis de Platon) un mal de lme. Pour appuyer leur thse, les partisans de cette distinction soulignent labsence de Gorgias la runion des sophistes chez Callias, dans le Protagoras.

    Kerferd soppose cependant avec raison cette distinction42. Platon, en ralit, diffrencie de manire arbitraire la sophistique et la rhtorique. Car les sophistes, comme Protagoras, paraissent enseigner eux aussi lart de bien parler, et donc lart de gagner devant les tribunaux.

    En ralit, ce quil importe de comprendre, cest que lenseignement de la vertu et celui de la rhtorique se confondent dans lAthnes du Ve et du IVe. Car la vertu politique, en dmocratie, correspond

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    essentiellement lart de bien parler et dargumenter. La rhtorique ne se rduit pas un moyen pour arriver vaincre frauduleusement au tribunal. Au contraire, elle se prsente dabord comme le meilleur des outils pour rflchir en collectivit. [La rhtorique] devient la clef de cet art de bien dcider, que les Athniens dalors appelaient leuboulia, et auquel les sophistes taient si attachs43 . Devant les tribunaux, rien ne profite plus que dentendre deux partis prsenter le pour et le contre avec loquence. Cest ainsi que, si deux avocats adverses plaident, avec un gal talent, pour deux clients en conflit entre eux, nous ne pensons pas, encore aujourdhui, que la clairvoyance dun juge ou dun jury puisse en souffrir, tout au contraire44 .

    Toutefois, comment la rhtorique peut-elle servir leuboulia ? Daprs plusieurs, le rhteur ment, fraude, use dartifices et suscite perfidement les motions de ses auditeurs. Thrasymaque, par exemple, dtaillerait dans son manuel de rhtorique diffrentes techniques pour susciter la piti : parler de son grand ge, de la maladie, du sort de ses enfants, etc.

    En outre, on reproche aussi la rhtorique de ne sappuyer que sur des opinions, au lieu duser de connaissances scientifiques et certaines. En commentant lloge dHlne, Romilly associe le pouvoir de la rhtorique une certaine conception de la connaissance.

    La connaissance en gnral est peu sre et comporte des lments subjectifs ; de mme la mmoire est limite ; force est donc de se rabattre sur de simples opinions, toujours fragiles et changeantes. Or cest l ce qui explique le rle de la parole, capable dagir sur ces opinions, de les modifier, de les entraner comme en font foi tous les dbats o lon voit sopposer les savants, les orateurs, les philosophes. Laction de la rhtorique est donc justifie par lincertitude de la connaissance ; et son efficacit est fonction de notre condition en ce domaine45.

    Platon voit dans la rhtorique une flatterie, entre autres parce quil mprise lopinion. Mais les souhaits de Platon dans le domaine politique sont excessifs, puisquon ne peut exiger la mme prcision

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    en tout : lthique nest pas la mathmatique. Les sophistes, en ne prtendant qu lopinion, senracinent davantage dans la ralit que Platon. Romilly rsume bien ce point : Certes, il ne sagit jamais que dune vrit relative, approche, lie au paratre et aux discours. Quand on dclare que la vrit des sophistes nest que dans les mots, cest surtout cela que lon veut dire. Mais pour lhomme engag dans le rel et tendant mieux juger, rien ne peut mener plus loin46 .

    En somme, sophistique et rhtorique ne se distinguent pas, et la rhtorique parat associe de prs lart politique.

    Pour mieux tenter de comprendre le mouvement sophistique, il importe maintenant de se pencher sur quelques-unes de ses thses principales.

    4.2 Quelques thses sophistiquesQuest-ce qui unit les sophistes ? Quest-ce qui globalement

    les caractrise ? Daprs Grote, les sophistes se rduisent des professeurs faisant cho leur temps. Aucune doctrine, aucune thse ni aucune mthode nunirait selon lui les sophistes47. Certes, dans beaucoup de domaines, les sophistes ne saccordaient pas. Par exemple, dans le dbat opposant la justice selon nature et celle selon la loi, les sophistes prennent des positions diverses. Certains prennent le parti de la loi, dautres celui de la nature. Toutefois, les sophistes ont au moins en commun la problmatique, le fait de mettre en opposition la nature () et la loi ou convention ().

    Kerferd, contrairement Grote, voit une unit plus grande au sein de la sophistique. Les sophistes possdent une vise commune : user de leur sens critique et comprendre tout ce qui les entoure.

    Si nous nous demandons quel est, entre tous, le trait qui caractrise le mieux le mouvement sophistique comme tel, nous pouvons rpondre quil sagit de cet effort constant pour sattacher la raison jusqu atteindre la comprhension de tous les cheminements de la pense, quils soient dordre rationnel ou irrationnel48.

    Cet effort rationnel des sophistes porte principalement sur trois thmes interrelis : relativisme, agnosticisme et valeurs dmocratiques.

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    Cest du reste le rapport entre ces thmes qui manifeste au mieux, selon moi, lunit sous-jacente du mouvement sophistique.

    4.2.1 RelativismeOn attribue gnralement au mouvement sophistique une part

    de relativisme. Ce constat sappuie surtout sur un fragment qui proviendrait du trait Sur la Vrit de Protagoras. Le sophiste y affirmerait : Lhomme est la mesure de toutes choses, de lexistence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui nexistent pas49 . Ce fragment, maintes fois discut, constitue pour Kerferd la cl du mouvement sophistique : Il ne serait pas excessif de dire que la comprhension correcte de sa signification nous conduira directement au cur mme du mouvement sophistique du cinquime sicle50 .

    Ce morceau de Protagoras peut sinterprter de diverses manires. On peut, en effet, prendre le terme homme au sens de lindividu ou au sens de lespce. Les deux interprtations peuvent se justifier.

    En prenant homme au sens individuel, Platon interprte le fragment ainsi : Telle une chose mapparat, telle elle est pour moi, telle une chose tapparat, telle elle est pour toi51 . Si en gotant du miel, il tapparat doux, alors il est doux pour toi. Si en gotant le mme miel, il mapparat amer, alors il est amer pour moi. De mme, si le vent tapparat chaud, il est chaud pour toi. Sil mapparat froid, il est froid pour moi. Aucune impression nest plus vraie quune autre.

    Comme le soulignent Aristote et Platon, mais aussi Romilly et Kerferd tout rcemment encore, cette thse suppose que toutes les opinions sont vraies. De fait, cette affirmation saccorderait avec une autre thse clbre de Protagoras, savoir quil est impossible de se contredire.

    Que signifie cette doctrine de Protagoras ? Les objections fusent. Dabord, comment Protagoras peut-il prtendre enseigner, et donc se dire plus sage que les autres, si toutes les opinions sont vraies ? Ensuite, si toutes les opinions sont vraies, alors lopinion toutes les opinions ne sont pas vraies est vraie. Mais elle contredit justement lopinion que toutes les opinions sont vraies .

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    Dans le Thtte, Platon place dans la bouche de Protagoras une rponse la premire objection : Quant la sagesse et lhomme sage, je suis bien loin den nier lexistence ; mais par homme sage jentends prcisment celui qui changeant la face des objets, les fait apparatre et tre bons celui qui ils apparaissaient et taient mauvais52 .

    De mme que le mdecin, en modifiant ltat du malade laide de remdes, nengendre pas en lui des opinions plus vraies, mais seulement des opinions meilleures, de mme le sophiste, en modifiant ltat de son auditeur par des discours, ne lui prodigue pas des opinions plus vraies, mais des opinions meilleures. Mais que veut dire ici meilleur ? Daprs Jacqueline de Romilly, Protagoras entend par meilleur ce qui est plus avantageux. Une meilleure opinion engendre plus de bienfaits, pour lindividu ou pour la cit. Ainsi le relativisme de Protagoras nest pas absolu. Il y a des opinions vraiment plus avantageuses que dautres. Cest pourquoi son rejet de la vrit laisse place des vrits, ou quelque chose qui y ressemble53 .

    Protagoras connaissait, semble-t-il, la deuxime objection. Il ne parat pas y accorder tellement dimportance. Protagoras dit qu propos de toute chose il est possible de soutenir des positions contraires avec autant de pertinence, commencer par la question mme qui est en cause, cest--dire celle de savoir sil est possible de soutenir des positions contraires nimporte quel propos54 .

    Que penser de cette rponse ? Il faut comprendre que la thse relativiste de Protagoras a pour vise la rflexion et laction. Or le relativisme, mme sil nest pas ncessairement vrai, est plus avantageux que son contraire, le dogmatisme. Le relativisme garde la recherche ouverte et permet plus de tolrance, attitude prise en dmocratie notamment. De fait, ce dernier aspect de la thse relativiste se trouve davantage mis en lumire lorsquon interprte le terme homme du fragment dans le sens de genre humain . Comme lindividu doit juger des opinions selon leur utilit, la cit aussi doit considrer les opinions selon leurs avantages.

    Pour chaque cit, le beau et le laid, le juste et linjuste, le pie et limpie ne sont que ce que la cit juge tel ; en ce domaine, aucune nest plus autorise quune autre ; mais, sur leffet

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    utile et nuisible quauront, pour elle-mme, ses dcrets , il y a une diffrence et possibilit derreur. Il sagit de la cit, du groupe, de ce que lon juge en commun : en ce domaine, lutilit a un sens, le plaidoyer un rle jouer, le conseil est opportun et lexprience politique efficace55.

    Aucune vrit transcendante ne simpose ici. Pour Protagoras, les citoyens dlibrent ensemble sur ce quil faut faire et lexprience, comme Platon le fait dire Polos, se trouve lorigine de toute connaissance56.

    La thse du relativisme saccorde par ailleurs avec un certain agnosticisme : les hommes dlibrant dornavant partir de leur exprience, et non partir de mythes ou de croyances religieuses.

    4.2.2 AgnosticismeOn admet gnralement que Xnophane de Colophon, philosophe

    prsocratique, tait agnostique. Il en va de mme pour plusieurs sophistes, dont Protagoras. Dans son trait Sur les Dieux, le sophiste aurait crit : Des dieux, je ne sais pas ni sils sont ni quelle est leur forme. Trop de choses mempchent en effet de connatre chacun deux57 . Prodicos de Cos, de son ct, proposait une explication sociologique des croyances religieuses.

    Prodicos de Cos affirme que les Anciens ont reconnu comme dieux, en raison de lutilit qui en dcoule, la lune, les fleuves, les sources et tout ce qui est utile notre faon de vivre, comme le Nil pour les gyptiens. Et cest pour cette raison que le pain a t tenu pour Dmter, le vin pour Dyonysos, leau pour Posidon, le feu pour Hphastos et de mme pour chacune des choses dont lusage nous est profitable58.

    La croyance religieuse, daprs Prodicos, rsulte des besoins trs concrets des hommes. Voil un bel exemple de la force critique des sophistes. Ces derniers, comme je lai soulign, cherchent tout expliquer par la raison, mme ce que les hommes considrent relever du domaine de la religion. En parlant de la sophistique ancienne, Jacqueline de Romilly crivait : Aucune transcendance, aucun

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    absolu, ne rsiste aux coups de boutoir dune raison dsormais sre delle et prte tout critiquer59 .

    Pourquoi accorder tant dimportance lagnosticisme (ou lathisme) des sophistes ? Parce que cet agnosticisme laissa place une premire forme dhumanisme. Les dieux ntaient plus la mesure de toutes choses ; les hommes prenaient dsormais la place qui leur revenait. Or, de tout cela dcoulent philosophiquement plusieurs consquences, et cest sans doute pourquoi Platon a voulu rpondre Protagoras dans Les Lois en crivant : Pour nous, cest dieu qui doit tre la mesure de toutes choses, et cela au plus haut point et beaucoup plus, je suppose, que ne peut ltre lhomme, comme le disent certains60 .

    Pour les sophistes, la vrit ne descend pas du ciel et ne simpose pas aux hommes. La vrit se dcouvre plutt travers lexprience, la discussion en commun, la confrontation des opinions, etc. On serait tent dajouter que la vrit jaillit de lexercice dmocratique lui-mme.

    4.2.3 La dmocratieLa sophistique se dveloppa de pair avec la dmocratie, comme

    il a t observ plus haut. Elle enseignait aux hommes lart le plus indispensable ce systme politique : la rhtorique. Les sophistes, de ce point de vue, se prsentaient comme des professeurs de dmocratie : ils formaient la citoyennet. Certes, comme Protagoras laura soulign dans le dialogue ponyme, tous, dans une dmocratie, enseignent dune certaine manire la vertu politique, comme tous enseignent dune certaine manire la langue grecque. Cependant, le sophiste est lart politique ce que le grammairien est la langue : il en est lexpert61.

    Protagoras, parmi les sophistes, se voit clairement comme un dfenseur de la dmocratie. On laperoit grce au mythe quil raconte dans le dialogue de Platon portant son nom. Ce mythe raconte, en effet, que tous les hommes peuvent participer au pouvoir politique, car Zeus a rparti chez tous la justice () et la retenue ().

    On sait, en outre, que Protagoras frquentait Pricls. Daprs plusieurs sources, Pricls aurait confi au sophiste la rdaction de

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    la constitution de la colonne panhellnique de Thourioi en Grande Grce. De plus, Protagoras et Pricls auraient, rapporte-t-on, pass une journe complte discuter ensemble au sujet dun accident durant un concours de pentathlon62.

    Est-ce dire que tous les sophistes dfendaient le rgime dmocratie ? Rien nest moins sr. Ainsi, Antiphon de Rhamnonte faisait partie des oligarques. Il aurait mme initi le coup dtat lissue duquel les Quatre-Cents prirent le pouvoir63. De plus, dans le Gorgias, Platon dpeint Callicls, au statut sophistique douteux, on sen rappelle, comme un ennemi jur de la dmocratie. Ce disciple de Gorgias, en effet, sopposait violemment lgalit64.

    Par-del ces diffrences individuelles : il nen demeure pas moins que leur art oratoire permit et favorisa lessor de la dmocratie. Certains soutiennent cependant que cet art oratoire a engendr, au contraire, la corruption de la dmocratie athnienne, puisquil permettait la dmagogie, et donc une forme de manipulation. Cependant, comme le remarque avec justesse Claude Moss, des procdures existaient justement Athnes pour empcher cet abus de la parole.

    Le nomos eisangeltikos prvoyait en effet parmi les cas o pouvait tre mise en place la procdure deisanglie, de dnonciation pour atteinte la scurit de la cit, celui dun orateur ayant fait une proposition contraire aux intrts de la cit, mme si cette proposition avait t adopte par lAssemble. De mme aussi, la graph para nomn et la graph nomon m pitedeion theinai, action en illgalit et action pour avoir propos une loi inopportune pouvaient galement entraner pour lorateur lorigine du dcret ou de la loi incrimine de graves consquences. Ainsi, laccusation porte par les adversaires de la dmocratie sur lirresponsabilit des orateurs est-elle toute relative65.

    Certes, la dmocratie atteint rarement la perfection. La rhtorique se trouve parfois dtourne vers des fins injustes et les citoyens ne participent pas toujours la vie politique autant quils le devraient. Toutefois, les ides et les pratiques mises en avant par les sophistes

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    stimulrent et favorisrent incontestablement la dmocratie. Cest, du moins, la thse de plusieurs commentateurs, dont Alonso Tordesillas.

    Par leur rflexion sur larticulation entre langage et cit, les sophistes peuvent tre considrs comme les thoriciens de la dmocratie. Ds lors, il ne faut pas stonner que leur prfrence aille ce rgime, qui se trouve tre en parfait accord avec leur sens aigu de la relativit des valeurs. Ce relativisme nest ni un nihilisme ni un scepticisme ; il exprime plutt lide quil nest pas plus possible dadhrer la vrit absolue. Lancienne figure du sage qui se croit investi dun savoir divin et dont les sentences sonnent comme des oracles nest plus concevable. La parole nest plus parole rvle au devin, au pote, au lgislateur : elle relve tout simplement de lexprience humaine66.

    Ce texte rsume bien lapport nouveau des sophistes, radicalement diffrent de celui de Platon, aristocrate dfendant des vrits absolues, intimement lies la connaissance du divin.

    ConclusionLes sophistes ont souvent mauvaise presse : on les accuse de

    fourberie, de malhonntet et de raisonnements fallacieux. Cependant, comme je lai fait valoir, cette conception ne correspond en rien la ralit, mais dcoule plutt dune certaine lecture platonicienne. travers le filtre de Platon, les faits historiques proviennent dforms. Bien sr, ses dialogues sont dune richesse incroyable : Platon est un grand philosophe. Toutefois, la mme puissance rflexive qui le rend si captivant fait aussi de lui un redoutable combattant littraire. Platon est deinos ; habile et terrible.

    Occulter Platon de ltude des sophistes serait vain, voire impossible. On ne peut se priver des informations que prodigue le philosophe, et ce en raison du peu de fragments des sophistes aujourdhui disponibles. Heureusement, de nombreux historiens et commentateurs analysent de plus en plus finement aujourdhui le mouvement sophistique : Guthrie, Romilly, Kerferd et plusieurs autres.

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    Comme cet article a cherch le montrer, ltude de la sophistique se rvle fort instructive. Dabord, pntrer le mouvement sophistique permet de mieux cerner lhistoire concrte de la Grce ancienne et particulirement dAthnes : on comprend mieux lavnement de la dmocratie, les changements dans le systme dducation, etc. Ensuite, ltude des sophistes permet aussi de mieux saisir le monde moderne, puisque les ides de celui-ci trouvent leurs fondements dans lAthnes dmocratique, et probablement davantage auprs des sophistes que de Platon. Les valeurs dmocratiques de relativisme, dagnosticisme (ou mme dathisme), bref dhumanisme tout cela prvalait cette poque et existe encore de nos jours, sous dautres formes peut-tre, mais sur fond dun seul et mme mouvement.

    1. George Grote, Histoire de la Grce, trad. A.-L. De Sadous, Paris, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1866, p. 174-175.

    2. Thophile Funck-Brentano, Les sophistes grecs et les sophistes contemporains, Paris, Hachette, 1879, p. 18.

    3. Platon, Sophiste, trad. N. L. Cordero, Paris, Flammarion, 1993, 231d.4. Dans Andr Lask et Michel Narcy, Philosophie antique, vol. 8 :

    Les sophistes anciens, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 115-139.

    5. Platon, Protagoras, trad. A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 2002, 329b1-5.

    6. Snque, De Beneficiis, I, 8, 1-2, cit et traduit par M. Narcy, dans Philosophie antique, vol. 8 : Les sophistes anciens, La sophistique : une manire de vivre ? , Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 128.

    7. William Keith Chambers Guthrie, The Sophists, London, Cambridge University Press, 1971, p. 38.

    8. George Grote, op. cit., p. 185.9. Platon, Thtte, trad. E. Chambry, Paris, Flammarion, 1967, 150e.10. Aristote, Rfutations sophistiques, trad. L.-A. Dorion, Paris, Vrin,

    1995, 165a22.11. Ibid.12. Platon, Mnon, trad. M. Canto-Sperber, Paris, Flammarion, 1993,

    91c-92a.

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    13. Aristophane, Les Nues, trad. M.-J. Alfonsi, Paris, Flammarion, 1966, p. 157.

    14. Jacqueline De Romilly, Les Grands Sophistes dans lAthnes de Pricls, Paris, ditions de Fallois, 1988, p. 227.

    15. Platon, Gorgias, trad. A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 457b.16. Cf. Pierre Chantraine, Dictionnaire tymologique de la langue grecque,

    Paris, Klincksieck, 1963, p. 1030.17. Ibid., p. 1031.18. Ibid.19. Ibid.20. Platon, Protagoras, op. cit., 317b.21. Pierre Chantraine, op. cit., p. 1030.22. Werner Jaeger, Paideia, trad. A. et S. Devyver, Paris, Gallimard,

    1974, p. 31.23. Henri-Irne Marrou, Histoire de lducation dans lAntiquit, Paris,

    ditions du Seuil, 1948, p. 74.24. Ibid., p. 73.25. Ibid., p. 74.26. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 61.27. Cf., entre autres, Platon, Protagoras, 325e-326a.28. Henri-Irne Marrou, op. cit., p. 84.29. Platon, Protagoras, op. cit., 319d.30. Cf. Claude Moss, Politique et Socit en Grce ancienne : le modle

    athnien, Paris, Aubier, 1995, p. 125.31. Cf. George Briscoe Kerferd, Le mouvement sophistique, Paris, Vrin,

    1999, p. 58.32. Claude Moss, op. cit., p. 127.33. Platon, Gorgias, op. cit., 452e.34. Platon, Protagoras, op. cit., 312e.35. Cf. Platon, Hippias mineur, 36b.36. Platon, Protagoras, op. cit., 318d-e.37. Cf. Diogne Larce, Vie, doctrines et sentences des philosophes

    illustres, Tome 2, Protagoras , Paris, Flammarion, 1965, p. 185 et George Briscoe Kerferd, op. cit., p. 92.

    38. Cf. Platon, Protagoras, op. cit., 338e-339a.39. Ibid., 339b-ss.40. Cf. William Keith Chambers Guthrie, op. cit., p. 42-43.41. Cf. Platon, Gorgias, op. cit., 465c-e.42. Cf. George Briscoe Kerferd, op. cit., p. 92.43. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 129.

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    44. Ibid., p. 130.45. Ibid., p. 106.46. Ibid., p. 134.47. Cf. la critique de George Briscoe Kerferd Grote, dans op. cit., p. 48.48. Ibid., p. 246.49. Platon, Thtte, op. cit., 152a. 50. George Briscoe Kerferd, op. cit., p. 142.51. Platon, Thtte, op. cit., 152a.52. Ibid., 166d.53. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 150.54. Snque, Lettre Lucilius 88, 43, cit et traduit par M. Bonazzi,

    dans Les sophistes, Protagoras dAbdre , sous la direction de Jean-Franois Pradeau, Paris, Flammarion, 2009, p. 81.

    55. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 270.56. Voir Platon, Gorgias, 448c.57. Eusbe de Csare, Prparation vanglique, cit et traduit par M.

    Bonazzi, dans Les sophistes, Protagoras dAbdre , sous la direction de Jean-Franois Pradeau, op. cit., p. 76.

    58. Sextus Empiricus, Contre les savants, IX, 18, cit et traduit par L.-A. Dorion, dans Les sophistes, Prodicos de Cos , sous la direction de Jean-Franois Pradeau, op. cit., p. 363.

    59. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 143.60. Platon, Les Lois, trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion,

    2011, 716c.61. Cf. Platon, Protagoras, op. cit., 325b-326e.62. Cf. Plutarque de Chrone, Vie de Pricls, trad. 36, dans Jean-Franois

    Pradeau, op. cit.63. Marie-Laurence Desclos, Antiphon de Rhamnonte , dans Les

    Sophistes, sous la direction de Jean-Franois Pradeau, op. cit., p. 163.64. Cf. Gorgias, 483b-d. 65. Claude Moss, op. cit., p. 138.66. Alonso Tordesillas, Les sophistes, matres du verbe et du savoir ,

    dans Le sicle de Pricls, Paris, CNRS ditions, 2008, p. 71-72.