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________________________________________________________ Printemps 1996 87 ________________________________________________________ Les femmes face à la violence dans la guerre de libération ________________________________________________________ Danièle Djamila Amrane-Minne La guerre d’Algérie a été une des plus longues, sept années et demie, et des plus violentes guerres de décolonisation. Rares sont les Algériennes qui n’ont pas été en contact avec la violence durant cette période. Nombreuses sont celles qui furent battues, violées, torturées, blessées ou tuées. Plus nombreuses encore sont celles qui ont été arrachées à leur village devenu “zone interdite” pour être transplantées dans des “centres de regroupement” situés à proximité d’une caserne et entourés de barbelés. Nombreuses aussi sont celles qui ont fui les bombardements et se sont réfugiées dans des camps au Maroc ou en Tunisie. Cette étude a été limitée aux femmes engagées pour ou contre le mouvement national parce que l’analyse en est plus abordable que celle de l’ensemble de la population féminine civile et aussi, surtout, parce que par leur engagement, elles se sont mises directement au contact de la violence. Deux aspects antinomiques doivent être étudiés: la violence subie et la violence exercée. D’une part ces femmes sont victimes d’une violence, qu’elles ont acceptée, en participant volontairement à la guerre, mais la subissent-elles aussi brutalement que les hommes? D’autre part face à la violence engendrée par la guerre, violence qu’elles assument par leur engagement, réagissent-elles de la même manière que les hommes? En fonction de leur engagement, des femmes ont été victimes d’actes de violence émanant soit des militants du mouvement de libération, soit des forces coloniales. Dans les deux cas, la violence s’exerce souvent jusqu’à la mort.

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FEMMES ALGERIE

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    Les femmes face la violence dansla guerre de libration

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    Danile Djamila Amrane-Minne

    La guerre dAlgrie a t une des plus longues, sept annes e tdemie, et des plus violentes guerres de dcolonisation. Rares sontles Algriennes qui nont pas t en contact avec la violence durantcette priode. Nombreuses sont celles qui furent battues, v io les ,tortures, blesses ou tues. Plus nombreuses encore sont celles quiont t arraches leur village devenu zone interdite pour tretransplantes dans des centres de regroupement situs proximitdune caserne et entours de barbels. Nombreuses aussi sont ce l lesqui ont fui les bombardements et se sont rfugies dans des campsau Maroc ou en Tunisie.

    Cette tude a t limite aux femmes engages pour ou contre lemouvement national parce que lanalyse en est plus abordable que cellede lensemble de la population fminine civile et aussi, surtout, parce quepar leur engagement, elles se sont mises directement au contact de laviolence.

    Deux aspects antinomiques doivent tre tudis: la violence subie et laviolence exerce. Dune part ces femmes sont victimes dune violence,quelles ont accepte, en participant volontairement la guerre, mais lasubissent-elles aussi brutalement que les hommes? Dautre part face laviolence engendre par la guerre, violence quelles assument par leurengagement, ragissent-elles de la mme manire que les hommes?

    En fonction de leur engagement, des femmes ont t victimes dactesde violence manant soit des militants du mouvement de libration, soitdes forces coloniales. Dans les deux cas, la violence sexerce souventjusqu la mort.

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    La violence du FLN-ALN

    Dans laction, sur le terrain, les militantes encourent les mmes risquesque les militants, les responsables nationalistes lacceptent et de plus, ilsappliquent cette galit lorsquils rpriment des actes de collaboration,rels ou supposs avec lennemi, qui sont souvent passibles de la peine demort, pour les femmes comme pour les hommes.

    Les quotidiens de lpoque sont actuellement la seule sourcedisponible ce sujet1.

    De novembre 1954 mai 1958, dans La Dpche quotidiennedAlger2, 23 attentats contre des femmes sont relats, ils ont fait 21mortes et 2 blesses. Au-del de cette date, les mentions de ce typedaction sont exceptionnelles sans quil soit possible de savoir si celasignifie larrt de ce genre dexcutions ou, plus vraisemblablement, unemodification de linformation due lintensification de la guerreentranant une censure plus rigoureuse.

    Dans presque tous les cas3, le nom de la victime et le lieu de lattentatsont indiqus, mais souvent labsence de renseignementscomplmentaires rend difficile daffirmer avec certitude quil sagittoujours dexcution pour des motifs politiques.

    Le plus souvent (neuf cas), aucune prcision autre que le lieu et lenom nest donne. Ainsi, au douar Tighanimine, la nomme MazouziaBen Ahmed a t retouve gorge (DQA du 13 aot 1955); dans lanuit de vendredi samedi, quelques kilomtres de Tizi-Ouzou, auvillage Tassadourt, la nomme Melha Ben Tahar, age de 45 ans, a tabattue coups de fusils (DQA du 4-5 mars 1956).

    Dans six cas, les nationalistes sont mentionns comme auteurs delattentat comme dans ces deux exemples: "Zineb Kaedriz, 60 ans,assassine par les hors-la-loi la mechta Timchizine, douar Ichmoul(DQA du 7 juillet 1955); Rue Sidi Ferruch, hier, vers 16h10,Messaouda la stifienne, a t abattue de trois balles. Son tat est grave.Cest la premire musulmane victime des terroristes Alger. MZidMessaouda Benlella, 50 ans, originaire de Stif a peut-tre t tue par leMNA pour francophilie. (DQA du 14 avril 1956).

    Parmi les autres victimes figurent trois femmes de mnage travaillantchez des Europens et lpouse dun guide (qui par sa profession estamen collaborer avec les forces coloniales): A 4 kilomtres dEdgarQuinet (Kais), la nomme Meferdji Hafsia, pouse du guide de Mebarke at gorge (DQA 2 juin 1955).

    Peut-tre pour atteinte aux bonnes murs, un couple est lobjetdun attentat: Berrouaghia, samedi 27, Rahmani Chrifa, 21 ans, etAmouche Ali Ben Mohamed, 38 ans, en promenade proximit de laville ont t attaqus. (Rahmani Chrifa tue et Amouche Ali Mohamedbless) (DQA du 31 juillet 1957). Deux prostitues ont t tues, dontlune au moins par le FLN: Le 5 mars au matin, le cadavre dunefemme de murs lgres, Mahdi Hamama, qui avait collect des fondspour les rebelles et les avait dilapids au cours de ses nombreuxdplacements Alger, (DQA du 6 mars 1956).

    Lassassinat de Mademoiselle Bensmain est sans aucun doute une

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    excution pour sanctionner des dclarations pro-franaises. Effectivementle 30 mai 1958, la DQA mentionne sa prsence aux manifestations duComit de Salut Public et cite un extrait de son intervention: Le Foruma reu les reprsentants du Sud, des Hauts Plateaux et du Titteri. Unejeune fille fut conduite jusquau balcon pour sadresser aux femmesmusulmanes: Nous sommes tous franais, lance mademoiselleBensmain. Mes surs, mettez-vous en relation avec les Europennes,devenez franaises en sortant, en quittant ce voile qui nous emprisonne.Et vous toutes, mamans qui mcoutez, soyez indulgentes pour vosfilles.

    Le 23 septembre de la mme anne, la DQA sous le titre Une jeunefille assassine par un terroriste Mda relate: Alors quelle sortaitde son travail hier soir, vers 18h, une jeune fille de 18 ans, MademoiselleBensmain, plus connue sous le nom de Mimi, a t tue dun coup depistolet par un terroriste.

    Ainsi, oubliant les ancestrales coutumes de protection vis--vis de lafemme, des responsables du FLN/ALN, et sans doute du MNA, ont faitexcuter des femmes pour collaboration avec lennemi leur reconnaissantimplicitement la responsabilit pleine et entire de leurs choix politiques.

    Sur les terrains de lutte, et notamment dans les maquis, les rapportstraditionnels entre les deux sexes ont t bouleverss. Les exigences ducombat ont entrain une mixit et une galit effectives y compris face la violence. Des combattantes ont t, comme leurs frres de lutte,victimes des luttes internes. Cette histoire est trop proche et tropdouloureuse pour quil soit possible de citer des noms. De plus, lessurvivants, parce quils ont t acteurs ou complices involontaires par leursilence, refusent de donner un tmoignage autre quanonyme et lesarchives crites sont encore inaccessibles

    Ni lducation, ni la puissance des traditions nont pu faire obstacle la violence envers les femmes. Mais si lgalit dans le combat et devantla mort est relle, en revanche les tabous sont inbranlables lorsquilsagit de leur reconnaissance et de leur accs des postes deresponsabilit.

    Le FLN-ALN a une attitude ambigu vis--vis des combattantes dont ilaccepte et utilise le militantisme tout en essayant de le limiter un rle desoutien4 et de le canaliser dans des limites raisonnables respectueusesdes murs du pays4. La notion dinfriorit de la femme et un soucide protection son gard transparaissent dans tous les textes et danscertaines dcisions. Ainsi lvacuation des maquisardes en 1957 vers laTunisie et le Maroc a t justifie par lintensification de la guerre quirendait les conditions de vie au maquis tellement dures que les femmes nepouvaient plus les supporter... ce qui ntait pas totalement faux. Plusrvlateur dune incapacit des dirigeants FLN/ALN considrer lescombattantes comme des gales est le fait quaucune dentre elles, mmeavec des comptences gales ou suprieures celles de leurs frres delutte, nont jamais fait partie des instances dirigeantes. De mme lesgrades militaires affrants leurs responsabilits ne leur ont pas treconnus.

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    La violence des forces coloniales

    Les autorits coloniales, commes les instances politiques du FLN,adoptent une attitude ambivalente vis--vis des militantes.

    Leurs motivations idologiques sont souvent minimises ou toutsimplement nies. Leur jeunesse est prsente comme une preuve de leurimmaturit ou au contraire leur grand ge explique un engagementirraisonn la limite du gtisme. Goucem Madani, membre dun rseaude terrorisme urbain arrte en pleine Bataille dAlger, en aot 1957,nest condamne par un tribunal militaire qu deux ans de prison. Elle areconnu avoir transport des armes mais toutes petites insiste-t-elle. Lecapitaine qui la interroge tmoigne: Cest une Algroise ge, je laiinterroge, elle est bte, je crois quelle a agi sans se rendre compte.5

    Dans les quotidiens de lpoque, les rcits darrestations de militantesmontrent, presque toujours, une femme qui sest engage dans la lutte,non par conviction politique, mais en fonction dun lien sentimental avecun homme qui est le plus souvent un prtendu amant mais peut-tre aussiun poux, un frre ou un fils.

    Paradoxalement, leur courage lors des procs est frquemment signaldans les comptes-rendus de la presse et semble mme provoquer unecertaine admiration. Elles sont souvent prsentes comme revendiquantleur engagement politique plus courageusement que les hommes. Cestcertainement vrai dans certains cas mais il peut y avoir aussi une volontde minimiser la valeur des combattants hommes.

    Dans ltat actuel des sources disponibles, il nest pas possible dedterminer avec certitude la lourdeur des pnalits en fonction du sexe,mais les verdicts des procs relats dans la presse montrent quengagement gal les peines appliques aux femmes sont gnralementmoins lourdes que celles subies par les hommes. Six militantes seulementont t condamnes mort, quatre dentre elles ont t grcies, les deuxautres, mineures, ont vu, en appel, leur peine commue en travaux forcs perptuit. Aucune na t excute lgalement (guillotine ou fusillecomme condamne mort) durant toute la guerre6.

    Dans les actes officiels, les femmes bnficient donc dune certaineclmence par rapport aux hommes. Cela peut tre considr comme uneforme de protection et de respect, lexplication est sans doute aussi dansla certitude que, parce quelles sont femmes, elles sont moins conscientesde laspect politique de leurs actes, donc moins coupables.

    Mais sur le terrain, dans la ralit quotidienne de la guerre, elles sonttues et tortures sans aucune limitation.

    Il est impossible dvaluer les violences subies lors des oprations deratissage dans les campagnes et dans les villes. Nombreuses ont t lesfemmes battues, blesses, tortures. Nul nen saura jamais le nombre.

    Cependant deux aspects de cette rpression peuvent tre tudis avecprcision partir du dpouillement du fichier des anciens combattantsqui indique le nombre de celles qui furent arrtes ou tues lors descombats.

    14,4% des militantes ont t emprisonnes. Le pourcentage des

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    hommes dtenus nest pas connu, mais il est videmment beaucoup pluslev. Laspect le plus violent de larrestation est la torture. Pendant laBataille dAlger (janvier septembre 1957), la torture est devenue unepratique systmatique et elle sest exerce indistinctement sur les hommeset les femmes. Les mmes mthodes leur ont t appliques et desmilitants des deux sexes sont morts sous la torture. Le nombre destorturs ne sera jamais connu mais deux indications peuvent tre fournies.Sur les 88 militantes que jai interviewes, 39 ont t arrtes et parmielles 20 ont t tortures. La brutalit (bousculade, gifles, coups)7 na past considre comme de la torture et, dans tous les cas, les tmoignagesdes victimes ont t confirms par ceux de mdecins, davocats et de co-dtenues. Cette proportion leve est due au nombre important defidayate dans mon chantillon: 14 sur 88 dont 13 ont t arrtes. Lesfidayate ont t systmatiquement tortures (10 sur les 13 interviewes).

    Jai enqut ce sujet auprs de 25 fidayate (dont les 14 interviewes):23 ont t arrtes dont 17 tortures, soit 73,5%. Mises part les fidayate,26 des militantes interviewes ont t arrtes, 7 dentre elles ont ttortures soit 26,9%, ce qui est un pourcentage trs lev.

    Des hommes et des femmes sont morts sous la torture, pas seulement Alger mais dans toute lAlgrie, certains noms sont connus comme ceuxdOurida Meddad Alger, Djennet Hamidou Tlemcen ou MeriemSaadane Constantine, plus nombreux sont les suplicis anonymes.

    Pour lensemble des militants recenss au fichier du ministre desAnciens combattants, le nombre des tus est impressionnant: 45% descombattants recencs ont t tus pendant la guerre; pour les maquisardsseuls, ce pourcentage slve 54%. Il y a plus de maquisards mortsenregistrs que de vivants.

    Les combattantes nont pas t pargnes, mais elles ont subi despertes beaucoup moins lourdes. Sur les 10949 militantes recences, 948ont t tues, soit 8,6%. Le nombre des morts est plus lev chez lesmilitaires: 314 sur les 1755 maquisardes recences, soit un pourcentagede 17,9%, alors quil nest que de 6,9% pour les militantes civiles.

    Plutt qu une diffrence de sexe, je pense que cette relative faiblessede la mortalit chez les combattantes est due au fait que les femmes neparticipaient pas directement aux actions guerrires. Dans les maquis lesfemmes ntaient pas armes, ou seulement dune arme dfensive. Ellestaient infirmires, secrtaires, cuisinires, agents de liaison ou derenseignement, mais jamais soldats. Elles taient donc, par leur fonction,moins exposes. Mais lorsquelles taient arrtes, alors mme quellestaient dsarmes, parfois mme blesses, des soldats nont pas hsit exercer sur elles leur violence.

    Deux tmoignages, lun dune maquisarde algrienne, lautre dunparachutiste franais, se rejoignent, malgr les diffrences de sexes et decamps de leur auteurs, pour montrer les limites extrmes que peutatteindre la violence mais aussi la diversit des comportementsindividuels.

    Khadra Belami, une maquisarde de 20 ans raconte son arrestation: J ene sais pas si nous avons t vendus ou si cest un hasard, les militaires

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    sont arrivs devant la casemate. Un moudjahed a voulu sortir, ils lonttu, mais ils voulaient nous prendre vivants. Ils nous envoyaient du gazasphyxiant. Il y avait moi, Fatma-Zohra Boultif, son pre (il est mort plustard dans un autre accrochage), Abdelkrim Mekideche, mon mari,Hocine et deux autres dont jai oubli les noms, ils sont morts. Avec legaz, nous avons commenc nous vanouir, nous dtruisions tout ce quenous avions: les papiers, les photos, largent, les soldats nous criaient desortir. Jai dit Fatma-Zohra:Je ne veux pas mourir par le gaz, jeprfre sortir mme si je dois tre tue. Nous sommes sorties, noustions en tenue, les cheveux courts avec des casquettes. Les soldats nontpas compris que nous tions des femmes. Ils criaient: "Levez les mains,rendez-vous, rendez-vous". Nous navons pas lev les mains tout de suite,ils ont tir, nous avons t blesses. Il y avait eu dj deux morts, et nousdeux, ils ont cru que la cache tait vide et ne sen sont plus occups. Lesquatre qui restaient ont t sauvs. Ils nous ont bouscules, lun deux aencore tir, nous sommes tombes. Ils nous ont retournes et se sontrendu compte que nous tions des filles: "Cest des filles!" Ils taient deuxet ils nous ont frappes. Un soldat sngalais est arriv, il a braqu samitraillette et leur a dit: "Si vous les frappez encore, je vous brle".Pourtant ctait des soldats franais. Le Sngalais leur disait: "Cest despetites filles, mme pas des femmes et vous les frappez alors quelles sontblesses". Ils ont appel un hlicoptre qui nous a emmenes lhpitalmilitaire dEl Milia.8

    Dans un livre remarquable9, relatant sa vie de jeune parachutisteengag en Algrie, Pierre Leuliette fait le rcit de larrestation decombattantes dans les maquis:

    Interrogatoire. Mais linterprte musulman naime pas les femmesdguises en hommes. Il les fouille brutalement, lil mauvais.Nerveusement, il dchire leurs poches, leur arrache presque leur blouse.Mais elles nont rien sur elles, aucun papier, aucun objet. Le tirailleurinterprte est furieux; il recommence la fouille, mettant ces deux femmespresque nues devant nous. Toujours rien. Elles nont du reste de femmeque leur corps, tant leur visage sest durci en cet instant.

    Commence un dialogue en arabe, furieux. Mais, visiblement, les deuxprisonnires ne rpondent que ce quelles veulent (...) Malgr lui hors dela querelle, notre petit sous-lieutenant ne sait que faire. Il voudrait bienprofiter de cette occasion pour manifester ses qualits de chef. Maiscomment?... Ah, il a trouv. Il sapproche des deux femmes quilignorent, et, haussant sa petite taille, il les gifle, lune aprs lautre!Comme a. Pour bien montrer que cest lui qui commande, ici... (...)Elle10 saisit par la veste cet homme qui la gifle et qui tient sa vie entreses mains, elle le sait. Elle le saisit, et quand, effare de son audace, elledevrait retirer sa main, elle achve son geste, soudain libre de la peurde la mort, et le gifle son tour, elle la femme, lui lofficier, comme il lagifl, dans un immense orgueil absolument pur... Le tirailleur veutintervenir, mais trop tard: une main de femme est imprime en rouge surla joue du lieutenant !... Silence.

    Tuez-la! Mais tuez-la donc! crie enfin notre chef dune voixtrangle lArabe. Pourquoi ne le fait-il pas lui-mme? Mais

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    linterprte nhsite pas. Il jette la femme terre, et, dun pied pos surson ventre, la maintient au sol. Le petit lieutenant, tout rouge de colre,narrte pas de crier: "Tue-la! Mais tue-la donc!" Il le tutoie maintenant.Il semble avoir perdu la raison. Sans sourciller, lautre arme sa carabine.Et il tire cinq balles la suite sur ce corps de femme crase, qui veutschapper, qui se convulse... Deux balles dabord en pleine poitrine,puis trois au ventre! Elle meurt sans un cri. On nen revient pas. Onaurait cru quil voulait seulement lui faire peur... Une femme, tout demme!...

    Cela fait, larme toujours la main, lhomme va sur lautre femme quine dit plus rien, ne bouge plus et ferme seulement les yeux... Il arme denouveau sa carabine au canon encore chaud... Mais cest lui quonprend cette fois bras le corps, bien dcids cette fois lempcher... Lesous-lieutenant, qui attend sans dire un mot, nose insister... Il donne desordres vagues: "Quon monte l-haut: il y a encore des rebelles..."

    Dans certains cas des maquisardes ont t volontairement pargnes,mais tait-ce parce quil sagissait de femmes ou tait-ce pour les arrtervivantes et pouvoir leur soutirer des renseignements?________________________________________________________

    La violence exerce par les femmes________________________________________________________

    En sengageant volontairement dans la guerre, les combattantes ontaccept la violence. Comment y participent-elles?

    Les maquis algriens avaient trs peu de moyens et les armesnotamment taient insuffisantes. Il na donc pas t demand auxmaquisardes de prendre les armes et elles ne lont pas exig. Elles ontconsidr que soigner, duquer, cuisiner, faire des liaisons, du secrtariatou du renseignement taient des activits tout aussi ncessaires que decombattre larme la main.

    Limage de la combattante arme faisant le coup de feu est un mythe.Il faut se mfier des photos prises au maquis, les armes avec lesquelles lesmaquisardes ont t photographies ne sont gnralement pas les leurs11et il faut aussi vrifier systmatiquement les discours a posteriori quiattribuent des hauts faits darmes des femmes.

    En revanche, dans les villes, la situation tait tout fait diffrente decelle du maquis o les armes manquaient, non les mains pour lesactionner. Les militantes femmes, parce quelles se fondaient plusfacilement dans la population que les hommes, ont souvent fait destransports darmes jusquau lieu de laction et parfois ont effectudirectement des attentats. Ce fut notamment le cas durant la BatailledAlger pendant laquelle la ville a t remise au pouvoir militaire dejanvier septembre 1957. A Alger o vivaient 300000 Algriens, staitdploye une force dintervention de 30 000 hommes12, soit un hommearm pour deux trois adultes de sexe masculin. Le FLN ne comptait que500 rsistants arms13 qui ont t pratiquement immobiliss et la relvepar les femmes tait absolument ncessaire. Les deux-tiers des bombes

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    ont t dposes par des femmes seules ou accompagnes de militants.Elles ont t les acteurs dattentats particulirement meurtriers et visant lapopulation civile14. Les combattantes qui ont directement exerc laviolence sont peu nombreuses, elles ne sont que 65 tre recenses aufichier des anciens combattants.

    Elles sont trs jeunes, la moiti dentre elles ont moins de vingt ans etles deux tiers moins de 25 ans. Leur jeune ge explique leur acceptationde la violence. Une violence, quavec lge et une fois la paix revenue,elles ont du mal assumer. A chaque fois que lattentat a entran la mortde victimes civiles elles prfrent ne pas en parler: Oh! Je naime pasparler de a; Javais un problme de conscience... mais nous vivionsdans une atmosphre dure... Il y a certainement des hommes qui ont lamme raction15. Cependant les femmes semblent tre moins violentesque les hommes. Pour appuyer cette ide, je nai pas de faits historiquesdcisifs exposer mais des indications qui me semblent rvlatrices.

    Les journaux de lpoque ont souvent voqu les foules, composessurtout de femmes, qui se pressaient aux portes des tribunaux pourrclamer la mort des poseurs de bombes selon la terminologie delpoque. Mais lintrieur des enceintes de ces mmes tribunaux, desfemmes victimes ou parentes des victimes de bombes ont tmoign,souvent sans exiger de condamnation mort.

    Les maquisardes ont eu un rle modrateur. Le problme des enfantsns du viol de leur mre par des militaires franais avait t pos par deuxinfirmires maquisardes un commandant militaire:

    Le commandant Si Lakhdar, raconte Mimi, peut-tre parce quil taitjeune, a dit: "Bon, on tue les bbs". Nous avons dit: "Non, ce nest paspossible, on ne peut pas tuer des innocents. Les gosses ny sont pour rienet les femmes non plus puisquelles ont t forces. Ce nest pas possiblede dtruire un enfant comme a, ce serait un crime." Effectivement, ils nelont pas fait, ils ont gard tous ces enfants-l. Les pres16 ne voulaientpas de ces enfants, mais finalement ils les ont gards. Il y a eu desdifficults, mais chacun a compris. (Mimi Ben Mohamed, maquisardeinfirmire en Wilaya 4, Algrois)17.

    Daprs les entretiens recueillis, chaque fois que des maquisardes ontparticip des jugements, elles ont t contre la peine de mort et ontrussi lviter, comme le relate, par exemple, Malika, maquisarde enWilaya 5, Oranie:

    Jai fait partie dun conseil de guerre qui devait juger un djoundidont le moral avait flanch. En nettoyant sa mitraillette, il stait blessvolontairement. Je connaissais ce djoundi, il tait tout jeune. Sonresponsable a propos lexcution, le capitaine tait daccord, avec unautre jai pris sa dfense. Finalement il a t priv de son arme et mutdans une autre rgion o il a d rcuprer une arme sur lennemi.18

    Le refus de la violenceYamina Cherad fut infirmire maquisarde de 1956 1962 dans le

    Nord Constantinois. Elle explique comment mise face des formesextrmes de violence, elle se refusa y participer:

    Jai eu un grave problme en 1958. Un lieutenant algrien qui

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    faisait partie des services franais sest infiltr dans la Wilaya... Le jouro il a t dcouvert, il ma cite comme tant sa complice et jai faillitre excute. Il y a eu un procs, il a reconnu les faits et il leur a parlde moi. Il savait tout sur moi, jusqu lendroit o javais fait mes tudes,il avait tous les renseignements. Il leur avait dit que javais un postemetteur et que je travaillais avec lui. Ils sont venus me chercher de bonmatin, trois heures du matin, ils mont prise, jtais pieds nus et toute lajourne jai t... heureusement, ils ne mont pas torture (parce quil yen avait qui voulaient le faire) mais il y a eu des responsables de laWilaya qui sy sont opposs en disant: "Cest une des premires filles quiest monte au maquis." Jai pass une drle de journe! Ils lont tortur...le lendemain, deux heures du matin, quand il a t bout de forces, ila avou toute la vrit en disant quil voulait tout prix esquinter larvolution, surtout en ce qui concernait les filles et il avait commenc parmoi. Je ne sais pas pourquoi. Peut-tre parce que cela leur paraissaitincroyable quune fille participe une lutte arme... Jai particip auprocs du lieutenant... Ils mont propos de le tuer pour me venger de cequil mavait fait, jai dit que jamais je ne pourrais faire une chosepareille, jai refus.

    La violence sexerce sans distinction aucune, quel que soit le sexe oulge de la victime, surtout si elle est sans dfense et mme si elle est djblesse. Il est significatif que les deux forces antagonistes, Algriens etFranais, appartenant des aires culturelles dissemblables et ayant desmotivations diffrentes, aient la mme attitude ambivalente envers lesfemmes: dans les textes et les actes officiels apparait une intention de lesprotger, alors que sur le terrain, elles sont victimes des mmes violencesque les hommes.

    Mais lattitude face la violence nest pas la mme selon les sexes. Lesfemmes semblent moins violentes, peut-tre parce que lenfantement leurdonne une conscience plus profonde de la valeur de la vie et delirrmdiabilit de la mort. Il est aussi certainement plus facile pour elles,auxquelles il est communment attribu un caractre pacifique, de refuserla violence, que pour les hommes, soumis la ncessit de prouverconstamment leur virilit.

    Les comportements individuels exceptionnels, soit manifestant unebrutalit extrme ou au contraire sopposant la violence, sontimportants signaler car ils remettent en question les schmasdiffrentiels de sexes et de cultures.

    Danile-Djamila Amrane-Minne est professeur l'Universit de Toulouse. Elle estl'auteur de: Des femmes dans la guerre dAlgrie, Paris, Ed. Karthala, 1994. Les femmes algriennes dans la guerre, Paris, Ed. Plon, 1991 1 Les archives du FLN/ALN sont inaccessibles aux chercheursainsi que celles de la police franaise. Les archives militaires

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    franaises concernant la guerre dAlgrie nont t quepartiellement ouvertes en janvier 1992.2 La Dpche Quotidienne dAlger, journal ouvertementcolonialiste, porte-parole de lAlgrie franaise, estintressant consulter parce quil accorde une large place ce qui tait, lpoque, appel les vnements dAlgrie,donnant de nombreuses prcisions telles que les lieux et datesdes faits rapports, les noms, ges et parfois mme lesprofessions des victimes.3 Trois victimes sur les 23 cites ne sont pas identifiesnominalement.4 Termes utiliss dans la plate-forme du Congrs de laSoummam, texte fondateur du FLN/ALN, labor et adopt enpleine guerre en aot 1956.5 Danile Djamila Amrane-Minne, Des femmes dans la guerredAlgrie, Paris, Ed. Karthala, 1994, p.155.6 Voir les photos prises en prison de Djohor Akrour, DjamilaBouazza, Djamila Bouhired, Jacqueline Guerroudj, BayaHocine, Zahia Kharfallah. Arrtes en 1957, elles sont toutesrestes en prison jusqu lindpendance en 1962. A la prisoncivile dAlger, il y a eu 69 excutions de patriotes algriens.Des excutions ont eu lieu galement dans les prisons dOran,de Constantine et en France.7 Elles-mmes prcisent: Jai t bouscule, gifle mais pastorture.8 Des femmes dans la guerre dAlgrie, op. cit, p. 37.9 Pierre Leuliette, Saint Michel et le dragon, Paris, Ed. Minuit,1961, pp. 340-341. Cet ouvrage est peu connu parce quil a tinterdit ds sa parution.10 Il sagit de Malika Gaid qui avait obtenu son diplmedinfirmire Stif en 1953 et avait pris le maquis en aot1956. Elle y a t tue en juin 1957 lge de 21 ans.11 Photo prise au maquis Ouled Tebane en Wilaya II en 1958.Pour faire la photo, les maquisards sans armes, debout avecdes militants civils, ont prt leurs armes des maquisardesqui posent, devant, accroupies en position de tir.12 Jacques Massu, La vraie Bataille dAlger, Paris, Ed. Plon,1972, p. 44 et suite.13 Yacef Saadi, La Bataille dAlger, Paris, Ed. ETC, 1982, p. 185.14 Il faut replacer ce terrorisme dans le contexte de lpoque.Ctait larme dun peuple dmuni face lune des pluspuissantes armes du monde. Ces rsistants risquaient leurvie, ils le savaient et la plupart dentre eux ont t tus.

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    15 Le film de Bertrand Tavernier, La guerre sans nom, estrvlateur ce sujet. La plupart des soldats franaisinterviews, plus de trente ans aprs, sur cette guerre, sontsubmergs par lmotion lorsquils voquent ce pass.16 Les pres: il sagit des maris des femmes violes quiacceptent la paternit de ces enfants.17 Les femmes algriennes dans la guerre, Paris, Ed. Plon,1991, page 85.18 Des femmes dans la guerre dAlgrie, op. cit, pp. 60-61.