75Pouvoirs p53-60 Siecle Laicite

9
A LAIN F INKIELKRAUT LA LAÏCITÉ À L ’ÉPRE UVE DU SI ÈCLE D ANS RISIBLES  AMOURS, Milan Kundera raconte la mésaventure d’un maître d’école qui, dans une petite ville de la Bohème communiste, fait sa cour à une jeune fille pieuse. Celle-ci se refusant à lui au nom de Dieu, il tente d’abord de capter sa bienveillance en se fai- sant passer pour un homme certes non religieux mais tourmenté par le doute. Puis changeant de tactique, il en vient à reprocher à la belle récalcitrante de n’avoir qu’une foi toute formelle, et à faire étalage de la sienne pour donner consistance à ce grief. Repéré par le concierge de l’école alors qu’il se signe avec ostenta- tion devant un calvaire, Édouard (c’est le nom de l’instituteur) est convoqué au bureau de la directrice et sommé de s’expliquer. Pour sauver son poste, il a l’intelligence d’avouer sa faute, c’est-à-dire de men- tir à nou veau : « Oui, dit -il, il y a u ne cont radiction entre la connais- sance et la foi. Je reconnais que la foi en Dieu conduit à l’obscurantisme.  Je reconna is qu’il vaudrait m ieux que Dieu n’exist e pas. Mais que puis-  je faire quand ici, au fond de moi – et, ce disant, il pointait un doigt sur son cœur –, je sens qu’Il existe 1 Sage confession. La première passion communiste n’étant pas la vio- lence mais la pédagogie, le jury attendri ne laisse pas échapper la chance de proc éder à la rééduca tion de ce p atien t exemp laire : « La lutte entre l’ancien et le nouveau a lieu non seulement entre les classes, mais en chaque individu, déclare l’inspecteur. C’est à ce combat que nous assis- tons chez le camarade. Il sait, mais sa sensibilité le ramène en arrière. 53 1. Mi lan Ku ndera, « Édouard et Dieu», in Risibles Amours, Paris, Gallimard, coll.

Transcript of 75Pouvoirs p53-60 Siecle Laicite

  • A L A I N F I N K I E L K R A U T

    L A L A C I T L P R E U V E D U S I C L E

    DANS RISIBLES AMOURS, Milan Kundera raconte la msaventuredun matre dcole qui, dans une petite ville de la Bohmecommuniste, fait sa cour une jeune fille pieuse. Celle-ci se refusant lui au nom de Dieu, il tente dabord de capter sa bienveillance en se fai-sant passer pour un homme certes non religieux mais tourment par ledoute. Puis changeant de tactique, il en vient reprocher la bellercalcitrante de navoir quune foi toute formelle, et faire talage de lasienne pour donner consistance ce grief.

    Repr par le concierge de lcole alors quil se signe avec ostenta-tion devant un calvaire, douard (cest le nom de linstituteur) estconvoqu au bureau de la directrice et somm de sexpliquer. Poursauver son poste, il a lintelligence davouer sa faute, cest--dire de men-tir nouveau : Oui, dit-il, il y a une contradiction entre la connais-sance et la foi. Je reconnais que la foi en Dieu conduit lobscurantisme.Je reconnais quil vaudrait mieux que Dieu nexiste pas. Mais que puis-je faire quand ici, au fond de moi et, ce disant, il pointait un doigt surson cur , je sens quIl existe1 ?

    Sage confession. La premire passion communiste ntant pas la vio-lence mais la pdagogie, le jury attendri ne laisse pas chapper la chancede procder la rducation de ce patient exemplaire : La lutte entrelancien et le nouveau a lieu non seulement entre les classes, mais enchaque individu, dclare linspecteur. Cest ce combat que nous assis-tons chez le camarade. Il sait, mais sa sensibilit le ramne en arrire.

    53

    1. Milan Kundera, douard et Dieu , in Risibles Amours, Paris, Gallimard, coll. Folio , p. 274.

    P O U V O I R S 7 5 , 1 9 9 5

    BATPOUVOIRS N 75 16/06/08 17:40 Page 53

  • Nous devons aider le camarade pour que sa raison lemporte1. Ce quenous rappelle opportunment cet hymne au progrs et la dsalina-tion, cest que, dans les pays dits totalitaires, la lacit a pri sous lescoups de son propre discours. Lembrigadement de lesprit sest fait aunom des pouvoirs conqurants de lesprit. Ce nest pas le dchanementbrutal de lirrationnel mais lillusion de la toute-puissance de la raisonqui a mis au pas la pense et qui a dbouch sur la plus touffante desorthodoxies.

    Religion sculire, le marxisme ? Lexpression est inexacte si elle estmise au compte de la persistante prhistoire religieuse de lHumanit,un absolutisme n prcisment de la certitude que lhomme, en accdant la matrise totale de son destin, est enfin sorti de la prhistoire. Il nya pas que le sommeil de la raison qui engendre des monstres, il y a aussila raison quand elle croit pouvoir ramener les problmes de sens desproblmes de mthode. Telle est, en effet, la dure leon de ce sicle : ilne suffit pas, pour laciser la socit, de la soustraire son fondementreligieux, il faut encore rsister lide dangereuse entre toutes que lesocial est justiciable dun savoir comparable dans sa rigueur et dans sadmarche aux sciences de la nature. Quoi quen disent encore nombrede libres penseurs, lradication par la science des superstitions et desprjugs ne peut constituer le seul programme ou lhorizon unique dela pense libre. Car cest prcisment le fait de croire que le sens estaffaire de connaissance, que rien nchappe la vrit scientifique, etquil ny a pas de limite la juridiction de lesprit de gomtrie, quiferme la raison pratique la discussion, au questionnement, lincerti-tude, lironie, lambigut et au clair-obscur. Cette foi perdue dansla lumire cre les conditions dun contrle panoptique du pouvoir surtous les aspects de la vie.

    Dieu, aujourdhui, semble bien prendre sa revanche. Avec uneintensit variable suivant les civilisations, le fiasco universel des rvo-lutions sculires a offert une lgitimit toute neuve au radicalisme reli-gieux. La science de lHistoire ayant chou dire le sens, la parole rv-le raffirme hautement ses prtentions. Mais, second dmenti auscientisme laque, ce sont des techniciens qualifis, voire des chercheursde haut niveau, que ce Dieu dcomplex a choisis pour servir ses des-

    A L A I N F I N K I E L K R A U T

    54

    1. Ibid., p. 275.

    BATPOUVOIRS N 75 16/06/08 17:40 Page 54

  • seins et porter lHumanit la nouvelle bonne nouvelle. Comme lcritGilles Kepel : Limage que les militants islamistes aiment donnerdeux-mmes reprsente une tudiante dont le voile intgral ne laissequune fente pour les yeux, et qui, penche sur un microscope, sadonne quelque recherche en biologie1.

    Lintgriste contemporain est mdecin, agronome, lectricien ouingnieur. A la diffrence des fondamentalistes dantan qui fustigeaientlaffirmation de la raison aux dpens de la divinit et qui, rsolumentantimodernes, frappaient danathme laudace impie de Promthe, lemilitant religieux nouvelle manire voit en Orphe lennemi absolu et ledanger suprme. Alors que la scularisation moderne est ne du divorcede la Mthode et du Dogme Eppur si muove ! , le fanatique post-moderne veut combattre la cit sculire par la coalition du Dogme etde la Mthode. Le procs de Galile nest plus lordre du jour. La vritactuelle de lintgrisme, cest la condamnation de Rushdie. En disant quela nature est crite en langage mathmatique, Galile a ouvert la puis-sance humaine un champ immense que les fous de Dieu dsormaisentendent aussi sapproprier. Ce que, par contre, ils rcusent avec la der-nire nergie, cest le droit que saccordent les tres humains non plusseulement dillustrer la morale tablie mais, avec les seules ressources deleur pense ou de leur imagination, de questionner sans relche lexis-tence et de partir, sans autorisation, la dcouverte de linconnu.

    Le nouvel intgrisme na pas seulement des adeptes, il a aussi, sur-tout quand il se prsente sous les traits culpabilisateurs de lAutre, deplus en plus davocats. Qui sont les islamistes ? , demandait rcem-ment un journaliste lislamologue Franois Burgat. Des gens, lui fut-il rpondu, qui font quelque chose de trs dsagrable pour nous :poursuivre le processus de dcolonisation2. Dune phrase, sont ainsidisqualifis tous ceux que stupfie et queffraie la rage avec laquelle lesislamistes semploient soumettre leur socit au pouvoir dune Loi cra-sante. Dans cette motion spontane, lexpert sait lire lignorance abys-sale du profane et le prjug ttu de lancien colonisateur. Le barbare,a dit Lvi-Strauss, cest dabord celui qui croit la barbarie. Ce queFranois Burgat traduit ainsi : le barbare, cest dabord celui qui, sur la

    L A L A C I T L P R E U V E D U S I C L E

    55

    1. Gilles Kepel, La Revanche de Dieu, Paris, d. du Seuil, 1991, p. 260.2. LExpress, 15 juin 1995.

    BATPOUVOIRS N 75 16/06/08 17:40 Page 55

  • foi des femmes non voiles quon gorge, des coles incendies, destrangers et des intellectuels assassins, croit navement la barbarie desislamistes. Le criminel, cest celui qui criminalise leur rbellion. Linto-lrant, cest celui quindispose leur ressourcement et leur dfi identitaire.Le xnophobe, cest celui qui juge les retrouvailles du Sud avec lui-mme laune trique de ses propres habitudes et de ses propres prfrences : Avant dtre cleste, crit Burgat, la loi de Dieu est ici endogne. Endautres termes, cette loi ne sabat pas den haut sur les hommes, elle vientden bas, du trfonds dune culture que le Nord impudent mprise aprslavoir si longtemps violente et humilie. Bref, la solidarit avec lesmusulmans qui veulent vivre libres de lislam ntant que le tmoignagedun indcrottable ethnocentrisme, le courage autant que la justicecommandent de les laisser enfin tomber. Et ce message arrive pointnomm. La puissance grandissante de lislamisme et son irrsistible vio-lence conduisent, en effet, les politiciens occidentaux a vouloir compo-ser avec lui. A ce ralisme froid, lislamologue imprime le cachet ines-pr de lidal. A cette prosternation sans gloire devant Sa Majest lefait accompli , il donne lapparence hroque dune victoire larrachsur le racisme anti-arabe. Lalchimie de son savoir transforme le lchageen respect. Le multiculturalisme dont il se rclame tend le miroir flat-teur de larrogance surmonte labandon des victimes et au renonce-ment commode dfendre lidal laque partout o il est menac.

    Multiculturalisme : cest aussi le principe invoqu, en France, par lesdfenseurs dune lacit plus tolrante et plus ouverte la ralit sociale.Aux archaques rpublicains qui exigent linterdiction du foulard isla-mique lcole, ces libraux opposent le modle amricain de la pr-sence des identits dans lespace public et de la reconnaissance desparticularismes.

    LAmrique, il est vrai, connat depuis quelques annes une vritablervolution culturelle. A lcole, et notamment dans lenseignement dela littrature, la traditionnelle vise cognitive de la transmission cdeinexorablement la place un objectif thrapeutique de part en part. Onntudie plus les uvres pour elles-mmes mais pour sensibiliser leslves la diversit des cultures. Les livres sont de moins en moins choi-sis en fonction de leur valeur (ce mot, dailleurs, ne survit quentreguillemets) et de plus en plus en fonction de leur reprsentativit.Redresser les torts, rparer les dommages, panser les blessures infligesaux minorits ethniques, sexuelles ou raciales par la majorit blanche :

    A L A I N F I N K I E L K R A U T

    56

    BATPOUVOIRS N 75 16/06/08 17:40 Page 56

  • telle est la mission premire et mme exclusive quassigne le multicul-turalisme aux humanits. Le but nest plus dclairer, mais ddifier etmme de transformer les tudiants en inculquant aux mles blancs ht-rosexuels le mcontentement deux-mmes et en rendant aux autres, toutes les figures de lAutre, la fiert dtre soi. Vou dsormais lhumiliation des offenseurs et la glorification des humilis, lensei-gnement des lettres ne prpare pas une vie sense mais une vie ver-tueuse ou, plus exactement, une vie gurie. Une fois encore, lduca-tion se veut rducation et si ce modle franchit locan, comme lerclament les partisans dune lacit moderne, douard, linstituteurlaque, nest pas, malgr la chute du communisme, au bout de ses sou-cis. Mme si, dcourag, il veut changer de profession : Jai reu lavisite cet t dun agent du FBI qui faisait une enqute de routine surlun de mes anciens employs auquel on envisageait de donner un postelev dans lAdministration, raconte le psychiatre et journaliste amri-cain Charles Krauthammer. Lagent me posa toute la liste de questionshabituelles que javais dj entendues maintes et maintes fois : difficul-ts financires, usage de drogues, alcoolisme. Puis, soudain, il en sortitune autre : cette personne a-t-elle manifest un prjug contre ungroupe quelconque pour des raisons de race, dethnicit, de sexe, dori-gine nationale, etc. ? Je prsume que lagent ne dsirait pas savoir si lapersonne en question avait t compromise dans un incident dorigineraciale. Le FBI laurait dj su. Ce quil voulait connatre, ctaient lespenses les plus profondes de mon ami, les sentiments quil nauraitlaiss voir qu un intime avec lequel il avait travaill pendant deux ans.Jtais suppos tmoigner sur lexistence de plaisanteries sexistes ouracistes ou de prjugs camoufls. Il me vint alors lesprit quun dis-cours priv avait maintenant le statut officiel de pense criminelle1.

    Le foulard islamique, dailleurs, nest pas un simple signe didentit.Sauf clbrer le knout ds linstant o il est un knout charg dannes,hrditaire et historique2 , on ne peut pas oublier que cet attribut ves-timentaire est un dni dgalit et mme dhumanit inflig celles quilarborent. Pour nous faire pardonner loppression coloniale, il faudraitnous accommoder de loppression culturelle ? trange raisonnement.

    L A L A C I T L P R E U V E D U S I C L E

    57

    1. Charles Krauthammer, La dviance la hausse , Le Dbat, n 81, septembre-octobre1994, p. 173.

    2. Marx, uvres, Paris, Gallimard, Pliade, 1982, t. III, p. 384.

    BATPOUVOIRS N 75 16/06/08 17:40 Page 57

  • Parce que, pour ces jeunes filles, le foulard est aujourdhui un emblme,parce quelles ne se voilent que pour livresse transgressive dtre vuesvoiles, parce que ce symbole de la relgation et du mpris des femmesleur est prsent comme un moyen dauto-affirmation publique il fau-drait que nous honorions leur combat ? Il faudrait que nous ignorions,malgr le sicle, que les hommes luttent parfois pour leur servitudecomme sil sagissait de leur salut et que nous disions, aprs Khomeinycomme avant, quon a toujours raison de se rvolter car toutes lesrvoltes sont bnfiques et lgitimes ? Cest trs cher payer lhommage.

    Trop cher au demeurant, pour nombre dadeptes dune lacit plustendre qui dfendent moins le foulard, quils ne dnoncent lexclusion.A lheure de la lutte contre lexclusion, disent-ils en substance, nest-ilpas scandaleux de voir lcole se raidir et choisir, au lieu de donnerlexemple, la voie rpressive de la punition et du bannissement ?

    Cette critique trs rpandue confond dans un mme opprobrelinjustice sociale et lapplication de la loi. Ce nest pas la mme chosepourtant que de chtier des contrevenants et de marginaliser des sur-numraires. Lexclusion scolaire sanctionne une conduite juge rpr-hensible tandis que le seul tort de ceux que frappe lexclusion sociale estdtre des hommes en trop. Dans un cas, lgalit impose le mme rgle-ment tous ; dans lautre, cest lingalit porte son paroxysme quicondamne de plus en plus de gens vivre hors des circuits de lutilit etde la reconnaissance sociales. Dura lex sed lex : lcole ne rejette pas lesjeunes filles mais le foulard, et dire quil vaut toujours mieux convaincreque contraindre, cest, au nom de la lutte contre lexclusion, plaider sanscrier gare pour la dissolution de la loi dans la ngociation. Mais quandon ne peut jamais faire appel une loi, cest ncessairement le plus fortqui gagne. Priv des garde-fous de la rgle lgale, le dialogue se rgle parla violence. La voie du sentiment, en un mot, ne prodigue pas que debons conseils. Il nest pas sr que lon doive toujours tre gentil quandon veut tre humain.

    La gentillesse sest donn libre carrire, il y a peu, avec laffaireGaillot. La destitution de lvque dvreux a suscit, on sen souvient,une rprobation et mme une indignation quasi unanimes. Lglise,a-t-on dit alors, excluait le dfenseur et le bienfaiteur des exclus ! Lepape rvoquait lhomme qui prchait et pratiquait un catholicisme deproximit, de terrain, dattention aux gens et leurs proccupationsquotidiennes ! Un prlat tait frapp pour avoir fait de lamour du pro-

    A L A I N F I N K I E L K R A U T

    58

    BATPOUVOIRS N 75 16/06/08 17:40 Page 58

  • chain le pivot de son action religieuse ! Ecce Homo : le plus doux desdignitaires grossissait limmense et malheureux cortge des SDF etdevenait un Sans Diocse Fixe , comme le dit aussitt en jouant surles mots avec un suave opportunisme Mgr Gaillot lui-mme.

    A y regarder de prs pourtant, le dossier de lglise tait solide. Ily avait longtemps que malgr discussions, avertissements, rappels lordre, Mgr Gaillot faisait cavalier seul au lieu de travailler en union avecles autres vques et quil prfrait grer son image plutt que de rem-plir sa mission et de suivre les orientations de lglise. Mdiatiqueautant que politique, lvque dvreux nen faisait qu sa tte, ce pourquoi il finit trs normalement et assez tardivement par tre dmis de sesfonctions piscopales. Mais, prcisment, cet excentrique apparent taitdans lglise le porte-parole fidle de lopinion. Ce provocateur indo-cile faisait toutes les questions des journalistes les rponses de bonlve progressiste et sentimental que ceux-ci avaient envie dentendre.Ce que les journalistes aimaient en lui, cest que, mme vtu de pourpre,il tait lun des leurs. Dfendant le prservatif et les exclus, militant lafois pour les sans-logis et pour le mariage des prtres, aimant mieuxlclat dcontract des sunlights que les pompes anachroniques duVatican, Mgr Gaillot tait en phase avec lhdonisme compassionnel quifait le fond de lair du temps. Et lopinion na pas support laffront que,en condamnant lun de ses prtres les plus ardents, lui infligeait lglise.Le pouvoir social sest insurg contre cette inqualifiable manifestationdautonomie. La tlvision a mis le pape lindex. Le sicle a censurlglise pour outrage au sicle. Bref, on (ce on qui nest propre-ment parler personne et que tout le monde est) a voulu faire honte ausacr de ne pas tre profane.

    Car la sparation du sacr et du profane ne suffit plus au profane. Ilveut tout : aucun secteur de la ralit ne doit rester indemne, nulle ins-titution nest labri de son avidit et de son expansionnisme. Voillinquitante leon de laffaire Gaillot, et elle concerne la lacit. Ce serait,en effet, une norme mprise que de confondre lacisation et profana-tion. Le on et ses diktats mettent lcole et lglise galement en pril.

    La distance des corps aux esprits figure la distance infiniment plusinfinie des esprits la charit car elle est surnaturelle , crit Pascal danslun de ses plus clbres fragments. Et Lon Brunschvicg a raison de voirdans cette typologie, inspire pourtant par la foi la plus vive, une dfi-nition en creux de la lacit occidentale : Malgr son dessein de main-tenir contre lalternative philosophique de la matire et de lesprit la seulealternative thologique de la nature et de la surnature, descamoter

    L A L A C I T L P R E U V E D U S I C L E

    59

    BATPOUVOIRS N 75 16/06/08 17:40 Page 59

  • donc, pour ne considrer que les termes antithtiques du doute et de lafoi, la sagesse humaine dun Descartes inutile et incertain, Pascal sesttrouv amen par la profondeur et la gravit de sa recherche reconnatre,entre la chair et la charit, lindpendance de lordre spcifiquement spi-rituel1. Or, justement, le social, aujourdhui, conteste violemmentcette indpendance. Il revendique sur lordre de lesprit comme sur celuide la charit une mainmise sans partage. Bien davantage que par le retour la loi transcendante, la lacit, sous nos climats, est menace par cetteimmanence absolue. Parfois, le pouvoir social peut faire alliance aveclintgrisme religieux comme dans le cas des foulards islamiques dontlinterdiction heurte la fois lhdonisme compassionnel des profana-teurs de la lacit et la volont affiche par les combattants dAllah dassu-jettir lordre de lesprit celui de la vrit surnaturelle.

    Mais foulard islamique ou pas, si, comme veulent nous enconvaincre la plupart des sociologues, rien dans la socit nexcde lesocial, si tout doit tre soumis ses rgles, ses rythmes et ses lois, sinulle instance spare nest plus lgitime ni mme concevable, alors censera bientt fini, au profit dun homme unidimensionnel, de lhumanit trois dimensions dcrite par Pascal, et la lacit sera remplace, ni vuni connu, par sa contrefaon profane.

    R S U M

    Avec le communisme, la lacit a pri sous les coups de son propre discours.Cest au nom de la toute-puissance de la raison que lesprit dorthodoxie argn dans les pays du socialisme rel. Aujourdhui, Dieu prend sa revanche,mais cest un Dieu moderne rconcili avec la science et dont lennemiintime nest pas Galile mais Rushdie. Face ce nouvel intgrisme, la loi,mme sous nos primats, a du mal se faire entendre, comme le montrel affaire du foulard . Ce quon lui oppose, cest le social et son incontour-nable ralit ; mais une cole absorbe dans le social est-elle encore laque ?

    A L A I N F I N K I E L K R A U T

    60

    1. Lon Brunschvicg, crits philosophiques, Paris, PUF, 1951, t. I, p. 8.

    BATPOUVOIRS N 75 16/06/08 17:40 Page 60