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  • 7-a·· · . fow,~cs

  • PROCHAIN CAHIER A PARAITRE EN SEPTEMBRE

    Correspondance : FRONT NOIR B.P. No 9· PARIS XIIe

    AbonÙements (4 numéros) : ro F. c:c.P. zg8o-o3 PARIS L. JANOVER

    - t--~

    FRONT NOIR

    Trim~striel

    CAHIER No 7-8- FEVRIER 1965

    L'œuvre d'art existante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 A l'écart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . 12

    Potences .......................................... , . 13 Similitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Les souvenirs de Klingsor ........ , . . . . . . . . . . . . . . . . . 14

    A . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Karl Kraus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

    Aphorismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Eloge de la vie à l'envers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 Le monstre d'Etat ............................. ; . . . . 23 Nationalisme et Socialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 La Grande "T oitue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 Cinq thèses sur la lutte de la classe ouvrière contre

    le capitalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

    Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30

    Directeur de la publication : L. JANOVER,

    Le numéro 5 F.

  • L'ŒUVRE D'ART EXISTANTE

    .u·artiste est certes le fils de son époque mais malheur à lui s'il est aussi son disciple, ou, qui pis est, son favori.

    SCHILLER

    LA DECOMPOSITION DES AVANT-GARDES POLITIQJ!_ES

    Au cours de notre travail, tirant profit des discussions et des conseils, nous avons été amenés à reconsidérer, en fonction de nos préoccupations critiques, les deux attitudes· complémen-taires qui, dans notre démarche, restaient génératrices d'insur-montables contradictions et faisaient obstacle à toute recherche approfondie dans le domaine social et artistique :

    - 1) La forme initiale du surréalisme représente un état idéal de la pensée poétique, sans lien d'aucune sorte avec le surréalisme actuel et ses différentes applications au domaine de la littérature et des spectacles. Aussi suffit-il de restaurer le surréalisme dans son intégrité pour retrouver une pratique poétique authentique. ·

    - 2) Le marxisme initial et les partis ouvriers qui s'y ratta-chent représentent un état idéal du mouvement d'émancipation sociale, sans relation d'aucune sorte avec la théorie et la pra-tique de la social-démocratie et du communisme contemporains ; il suffit de retrouver cet état pour reconstruire la théorie et la pratique révolutionnaires.

    Conséquemment, il ne peut exister de relation entre la pen-sée et la pratique léninistes de la révolution sociale et celles du stalinisme, du krouchtchevisme, du maoïsme et des diffé-rentes variantes du communisme officiel ; aucune relation entre les positions fondamentales du surréalisme et l'évolution actuelle des groupes et des individus qui s'en réclament.

    Ii est évident que cette forme de pensée et cette manière d'aborder les problèmes ont dominé une. partie importante de notre démarche et limité la portée de nos prises de posi-tion. La « Lettre ouverte au groupe surréaliste » porte la mar-que de cette erreur de jugement ainsi que différents tracts et articles publiés dans les numéros 1, 2 et 3 de Front Noir.

    L'INTERNATIONALE QUATRE ET DEMIE

    L'émancipation de la classe ouvrière ne saurait dépendre -comme il apparaît notamment dans « Guerre impérialiste ou Révolution socialiste » - de l'application mécanique d'une sé-rie de mots d'ordre élaborés ·par une élite dont le savoir et la volonté constitueraient la condition sine qua non du succès de la la révolution.

    La « réhabilitation » de Trotzky, la « revivification » de sa pensée ou de celle de tout autre « inoubliable » leader du mouvement ouvrier ne sauraient en rien modifier le rapport des forces entre le monde du capital et celui du travail, encore moins permettre une prise de conscience révolutionnaire du prolétariat. L'éthique socialiste « ne doit pas être confondue

    avec la pensée - explicite ou implicite - d'un seul esprit, si génial soit-il. L'éthique socialiste est l' ESPRIT du mouvement ouvrier, du mouvement socialiste dans son ensemble. La confondre avec l'œuvre ou la pensée d'un seul individu, c'est trahir l'esprit impersonnel de l'éthique du mouvement ouvrier » (Socialisme de Conseils).

    Ce n'est pas tel ou tel parti qui a démontré sa faillite -comme nous avons pu nous-mêmes le penser -, ce sont les formes traditionnelles à.'organisation - partis, groupes ou mouvements llnis autour d'un programme qu'il ne s'agissait que d'adopter et d'appliquer, la prise de conscience révolutionnaire se limitant pour l'ouvrier à adhérer au parti chargé de le défendre. L'évolution, en fonction des conditions changeantes du capitalisme, de ces organisations, a mis en lumière la nature ambiguë, sinon réactionnaire, de leur conception de la révolution sociale héritée du mouvement révolutionnaire bourgeois ; jacobine-blanquiste ou parlemen-tariste-réformiste, elle tendait essentiellement au bouleversé-ment des structures politiques et non à celui des rapports de production capitalistes.

    Les documents exhumés depuis la déstalinisation et l'écla-tement du communisme international ne permettent plus d'en-tretenir d'illusion sur le rôle négatif du bolchévisme - et de ses leaders les plus « inoubliables » - dans le Thermidor russe. Les mesures autoritaires prises, à l'encontre de la vo-lonté des soviets, contre la gestion ouvrière des moyens de production, l'écrasement de tous les mouvements opposition-nels ouvriers à l'intérieur et à l'extérieur du P.C., la sanglante répression de Kronstadt, la militarisation de la vie sociale en vue de la reconstruction de l'économie nationale sur les bases du capitalisme d'Etàt, n'ont pas été l'œuvre de la bureaucratie stalinienne qui n'a fait que continuer, à l'aide de moyens poli-ciers, la politique de la bureaucratie léniniste-trotzkyste. Les méthodes ont pu différer, le contenu est testé le même, le chan-gement qualitatif n'est intervenu qu'au niveau .de la prise de conscience par la bureaucratie de sa mission historique.

    Dans le domaine philosophique, Pannekoek et Korsch n'eu-rent guère de peine à démontrer que le matérialisme défendu par Lénine dans « Matérialisme et Empiriocritisme » « s'àccor-dait avec une conception du « socialisme » "comme capitalisme d'Etat, avec les attitudes autoritaires à l'égard de ·toute orga-nisation spontanée, avec le principe anachronique et irréalisable de l'autodétermination nationale, et avec la conviction de Lénine que seule l'intelligentsia bourgeoise est capable de développer une conscience· révolutionnaire, ce qui la destine à guider les masses. » (Paul Mattick).

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  • En reprenant à son compte la critique des oppositions de gauche, des socialistes et ·communistes de èonseils dès 'l'abord en lutte contre « l'impérialisme rouge », Socialisme ou Barbarie (« Le rôle de l'idéclogie bolchévique dans la naissance de la bureaucratie ») a montré que « la formation d'une bureau-cratie comme couche gestionnaire de la production (et dispo-sant inévitablement c

  • « Position , politique du surréalisme ». Elle constitue un as-pect permànent de la démarche surréaliste et A. Breton peut, à juste titre, dans le même temps qu'il apporte sa contribu-tion au « Nouvel Observateur », revendiquer l'honneur, pour le surréalisme, d'avoir unifié l'ambition de · « transformer le monde et celle de changer la vie ». (*)

    En dépit du caractère parodique que peut prendre aujour-d'hui, sous la plume de Breton, pareille affirmation, en dépit des corrections de style effectuées ·après coup en vue de répondre aux critiques, un problème se trouve posé qu'il serait vain d'ignorer.

    Le surréalisme a effectivement unifié une certaine ligne philosophique (politique) et une certaine ligne poétique et Ie principe de cette unification étant, pour .. l'instant, admis, le problème demeure de savoir quelle ligne philosophique a pu entraîner Breton à ce reniement complet de toute attitude et position révolutionnaires, et partant quelle ligne poétique a pu trouver une justification révolutionnaire dans une unification de cet ordre.··

    Nous l'avons vu, l'adhésion du surréalisme à la conception matérialiste de l'histoire, c'est l'adhésion d'intellectuels bour-geois radicaux à la conception léninienne de la « vocation . des élites » intellectuelles d'origine bourgeoise, détentrices, de par leur culture, de la conscience socialiste du mouvement ouvrier et destinées à diriger la. révolution et à édifie.r la société socia-liste dont elles seules peuvent· déterminer la nature.

    Les partis politiques « marxistes » ayant, à la suite de Sta-line, « trahi » leur mission révolutionnaire et démontré, contre le vœu des surréalistes, leur inaptitude à diriger la classe ouvrière, le surréalisme, fidèle à ses principes, ne pouvait qu'abandonner son espoir d'unification au niveau des direc-tions « ouvrières » pour se tourner vers les minorités agissan-tes afin de donner à son activité (( poétique )) le complément « révolutionnaire » sans lequel elle ne pouvait subsister que comme mouvement littéraire traditionnel.

    Mais, de la même manière, les minorités « révolutionnai-res » devaient décevoir les espoirs du. groupe surréaliste. L'unification devait donc rester à l'état de virtualité, dans l'attente de l'apparition d'un parti ou d'un groupement d'avant-garde déterminé à réaliser la « tâche historique ·du marxis-me ». Et, logiquement, l'activité révolutionnaire pratique du groupe s'est limitée à souhaiter que la « gauche renaisse de ses

    (*) n n'y a pas lieu ici de taire une anàlyse critique des textes que Breton a consacrés à l'élucidation de ce problème, mais simplement de\ dégager les lignes fondamentales de la démar-che surréaliste et· la· tendance qui a prédominé dès le début dans la pratique et s'est finalement imposée au stade actuel de l'évolution du mouvement. Or, ce qui constitue la ligne direc-trice de cette pratique, c'est la volonté de lier « l'activité d'in-terprétation du monde à l'activité de transformation du mon-de », activités considérées comme complémentatrement distinctes, le désir de « trouver dans la Révolution sociale l'appui indispen-sable à l'expansion de sa (du surréalisme) poésie » (P. O. Lapie cité par Breton). Il convient qùe « le surréalisme parle internatio-nalement en maître dans le domaine qui est le sien ». (André Breton).

    Une discrimination radicale subsiste entre la « mission artis-tique » qui incombe aux surréalistes - poètes professionnels -et la « lutte révolutionnaire politique » qui reste l'objet des professionnels de la Révolution. Il S'agit donc effectivement de mettre « le surréalisme au service de la révolution », Plus exactement dans l'esprit de Breton au service d'un parti déten-teur de la « Raison ».

    L'individu sensible -- l'artiste - est distingué de l'individu social - le révolutionnaire. En réalité dans la pensée révolu-tionnaire conséquente, transformer le monde équivaut à chan-ger la vie, changer .la vie à transformer le monde ; la théorie est inséparable de la pratique, "l'activité d'interprétation est néces-sairement activité de transformation et vice-versa sans qu'il soit besoin d'une unification au niveau d'un parti politique et d'un groupe de spécialistes intellectuels. Cette forme de contra-diction transparaît de manière permanente dans tous les rai-sonnements de Breton. « L'opposition de la réalité intérieure au monde des faits », opposition « tout.e artificielle » et qui « cède aussitôt à l'examen », Breton avoue cependant qu'elle ne peut être surmontée que de manière « purement idéale » ; et c'est d'une manière tout aussi paradOXQ,le et « idéale » qu'il

    cendres » et, en attendant, à apporter son soutien à tootes les entreprises opportunistes et réformistes susceptibles de hâter ce moment, à pratiquer une politique de « moindre mal » avec les groupes détenteurs, à défaut de la totalité, d'une parcelle de la conscience révolutionnaire des masses frustrées de leur direction révolutionnaire.

    C'est cette conception jacobine-blanqÙiste de la révolution sociale - héritée des luttes et des formes d'organisation de la révolution bourgeoise ....:.. que les surréalistes ont tenté de lier à leur propre conception de l'activité poétique ; cette dernière avait trouvé, selon eux:, une expression his· torique et une .Justification philosophique définitives dans ·le surréalisme qui, à côté du parti politique, détenteur de 1~ conscience socialiste. du mouvement ouvrier· révolutionnaire représentait la conscience poétiqo-culturelle de ce mouvement

    La forme et la nature de l'unification se trouvaient ainsi rigoureusement déterminées par la forme et le caractère des mouvements en présence. Pour les surréalistes, il s'agissait d'adhérer au principe de la révolution sociale et, plus pratique-ment, au parti détenteur de la « raison » et destiné de ce fait à diriger la Révolution ; en retour, ce dernier devait accepter la validité poétique du surréalisme. L'unifiêation s'effectuait au niveau de la reconnaissance réciproque de la prééminence, dans les deux domaines dialectiquement compl~mentaires de l'activité révolutionnaire, de chacun des deux: groupes représentatifs.

    De révolté, . le surréalisme - et la poésie qu'il incarnait -devenait révolutionnaire en adhérant au parti politique de la révolution sociale et, inversement, le parti - et la révolution qu'il incarnait - s'imprégnait de poéticité en faisant sienne la forme d'activité « artistique » exaltée par le surréalisme. Les deux groupes et les deux domaines devaient conserver une « interdépendance » critique. Sur ces points, la pensée de Breton a toujours été des plus claires, et intransigeant son souci de distinguer - et de séparer - nettement ces . deux formes de lutte et de pratique révolutionnaires complémen-taires. Cette unification ne pouvait rester qu'artificielle, dépen-dant de la seule volonté de ces groupes - et plus précisément de leurs dirigeants. Effectuée par Trotzky et Breton, elle a pu sembler un instant une réalité indestructible ; ·dans le cadre de « l'extrême-gauche » actuelle et du surréalisme offi-cialisé, elle apparaît dans sa superficialité littéraire essen-tielle, sans autre réalité que la vanité et l'outrecuidance des littérateurs intéressés.

    a entrepris de réduire les autres antinomies de la pensée. En effet, à quoi équivaut dans la pratique l'expérimentation de l'automatisme et la volonté de soustraire l'~laboration d'œuv~es plastiques « à l'emprise des facultés dites conscientes » (Max Ernst cité par Breton) sinon à la reconnaissance et au renfor-cement de l'antinomie fondamentale conscient-inconscient; à quoi équivaut dans la pratique l'abandon « des combinaisons tout extérieures telles que la mesure, le rythme, les rimes » si-non à renforcer l'opposition entre la forme et le contenu qualifiée par Breton de régressive ; mais, pour reprendre l'exemple de Mallarm·é, ces « conditions tout extérieures » enle-vées, pourrait-il su,bsister un pouvoir émotif dans son œuvre et n'existe-t-il pas .dans l'œuvre de Rimbaud des « conditions tout extérieures » aussi déterminantes que « la mesure, le rythme, les rimes » sans lesquelles le lyrisme rimbaldien perdràit tout effi-cacité. Les oppositions que Breton peut surmonter d'un traU de plume « idéal » réapparaissent invariablement dans la pra-tique poétique préconisée par les surréalistes - le rejet même de toute considération de forme -. La confusion entre activité politique et activité sociale révolutionnaire a vour contre-partie dans le domaine poétique la confusion entre critique po-litique - poésie de circonstance et satirique - et critique sociale - œuvre d'art révolutionnaire -. Dans une pareille œuvre, il est impossible d'opposer le -contenu manifeste au contenu latent, le sujet au contenu ; la critique sociale doit être immé,diate-ment perceptible sans recours à un titre explicatif susce'Ptible de donner une signification révolutionnaire a posteriori à l'œu-vre considérée. Il est remarquable que c'est cette manière d'expliciter le contenu subversif de son activité que le surréa-. lisme a finalement retenu; commodité idéale pour concilier une théorie poétique dite révolutionnaire à une activité littéraire, pour recouvrir d'une signification révolutionnaire une œuvre dénuée de toute signification de cet ordre et bénéficier ainsi du crédit accordé à la poésie de circonstance tout en se défendant de faire œuvre dans ce domaine.

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  • Le mouvement socialiste authentique existe dans et par l'activité créatrice spontanée des masses et le poète ne peut prétendre unifier une conscience poétique, devenue révolution-naire dont il serait le détenteur attitré, à une activité sociale révolutionnaire, non poétique à l'origine : « Individualisé et 1in-dividualisable », le communisme de conseils fait de l'activité créatrice autonome de chacun, indépendamment des spécialisa-tions sociales, la condition du communisme.. La place et l'activité du poète apparaissent de nature identique à celles des autres individus ; son activité spécifique ne lui confère aucune prérogative spéciale, l'activité de chacun possédant, au même titre, le même degré de poéticité.

    Chaque individu résume et symbolise la structure de l'ensem-ble ; aucun groupe ne peut prétendre détenir une fonction particulière dans aucun domaine, encore moins représenter

    ,pour l'ensemble la conscience poétique-révolutionnaire ; celle-ei ne peut être qu'une et indivisible dans la Cité de l'Humanisme réalisé : chaque individu pense poétiquement la transformation du monde ; chacun envisage différemment - en fonction de. ses propres facultés - certains aspects de cette transformation sans que s'en trouve détruite l'unité col-lective et remise en cause l'Harmonie de la Cité Humaine qui ne prend son véritable sens qu'en fonction de cette multi-plicité.

    Le mouvement révolutionnaire doit constituer une anticipa-tion de cet état « idéal ». Le poète n'a aucune indépendance à conserver vis-à-vis de l'activité révolutiotinaire d'un parti pour la raison fondamentale qu'un tel parti n'a pas de raison d'être dans le cadre de ce mouvement et que l'acti-vité poétique trouve naturellement sa plac

  • ;-

    que son activité révolutionnaire pratique se trouvait réduite en raison de la « carence » et de la « trahison » dés élites politiques en lesquelles le surréalisme mettait ses espoirs. Au stade de cette régression, l'activité révolutionnaire « totale » ne subsiste plus que comme faus;;;e conscience, références histo-riques et vénération passive • de « principes invariables », en vue de justifier une activité littéraire qui n'ose s'avouer telle.

    En réalité, il est clair que le surréalisme n'a jamais pris conscience du contenu de ce dépassement de la littérature qu'il prétendait accomplir. De là cette oscillation perpétuelle entre la négation pure et simple de toutes formes d'expression artis-tique et l'affirmation de leur puissance illimitée, ce mépris des formes traditionnelles de communication et leur exaltation per-manente.

    Cette incapacité à saisir l'essence de cette transformation des moyens d'expression lyrique,· cette impuissance à -dépasser l'art et la littérature en les réalisant, ont entraîné la fixation sur des problèmes anecdotiques et purement formels et des tentatives de synthèse hybrides.

    Le problème es,sentiel n'ayant été qu'effleuré et aussitôt per-du, c'est sur une' série de procédés et de phénomènes poéti-ques secondaires que le surréalisme mit l'accent, tentant déses-pérément, à l'aide de techniques prétendument « révo-lutionnaires », de briser le cadre littéraire où il s'était lui-même enfermé. Réinterprétée dans cet esprit, la synthèse de toutes lés formes d'expression artistique dans une même cons-cience se limita à la juxtaposition d'agrégats littéraires ou picturaux relevant de la seule fantaisie « artistique ».

    La poésie définie presque exclusivement comme négation de toute forme littéraire académique et rejet des contraintes gram-maticales et picturales, toute confiance était accordée à des recettes depuis longtemps expérimentées par les poètes et les artistes authentiques qui n'avaient jamais vu en elles que des moyens destinés à conférer une plus grande efficacité à l'ex-pression de leur sensibilité.

    Le véritable problème - une nouvelle définition de l'atti-tude humaine et l'extension du concept de poéticité - se trouvait laissé dans l'ombre ; la nécessité de préparer le dépé-rissement des· formes d'expression littéraire au sein d'une col-lectivité révolutionnaire, négligée au profit d'une unification purement formelle et antidialectique de l'activité poétique et révolutionnaire.

    Si l'œuvre des surréalistes devait exprimer une volonté de renouvellement total de la 1;ensibilité humaine, ce ne pouva1t être qu'en raison de la sincérité de leur démarche dans ce domaine. Pour avoir une juste conscience de la valeur révo-lutionnaire de son activité, il y a lieu de s'interroger, en fai-sant abstraction des intentions présumées des individus, sur le caractère des manifestations scandaleuses, des expérimenta-tions poétiques et des écrits théoriques qui ont déterminé le contenu même du surréalisme.

    L'échec de toutes ses tentatives désespérées et contradic-toires de trouver une justification révolutionnaire à son acti-vité a fait apparaître l'enflure littéraire, la grandiloquence ridi-cule et la vanité de ses périodes oratoires sur la révolte et la nécessité d'une transformation des conditions d'existence de l'individu.

    Sans phraséologie tapageuse et sans défaillance des penseurs révolutionnaires ont défendu à un niveau supérieur les prin-

    Il

    cipes d'une pratique poétique intransigeante ; de cette· derp.ière, les surréalistes n'ont su retenir que l'aspect superficiel à tout prendre parfaitement assimilable par la bourgeoisie.

    Leur carence affective en face du problème complexe posé par l'évolution de la culture moderne et l'officialisation du surréa-lisme a mis en lumière la platitude agressive du contenu de leur activité. Plus que tout autre liée à des conditions histo-riques déterminées, elle a été incapable d'affirmer sa valeur subversive indépendamment d'une surenchère verbale, de la systématisation de « tics » et de méthodes expérimentales pu-rement· gratuites l'n dépit des justifications théorique.s présen-tées a posteriori.

    Ainsi en a-t-il. été de la trop fameuse méthode paranoïa-critique de Dali, des frottages de Max Ernst et des autres techniques « révolutionnaires >l destinées à faire la fortune de leurs utilisateurs. Combien pitoyable apparaît à distance la révolte « à l'état presque pur » du gribouilleur de toiles Picabia et combien révoiutlonnaire l'activité littéraire de Le-comte, de Daumal et d'Artaud !

    Tous les traits constitutifs du talent d'un novateur se changent en tics . littéraires quand ce dernier cesse d'être animé par la révolte qui a déterminé le caractère de son ori-ginalité : mise au service des entreprises littéraires tradi-tionnelles, elle a tôt fait de se transformer en bana-lité académique, à plus forte raison, quand « le scandale pour le scandale » et la rhétorique agressive ont, dès le départ, tenu lieu, pour les individus, de r6volte et satisfait leurs exigences de moralité. L'œuvre de Breton possédait ce potentiel litté-raire que l'évolution de l'auteur a rendu manifeste. Subversive en fonction de l'attitude de refus que Breton exaltait, elle est apparue littéraire en regard de l'abandon par Breton de toute activité révolutionnaire authentique. · Si une position de non-conformisme formel se justifie dans le cadre d'un détachement absolu vis-à-vis de la « chose écrite », elle devient purement gratuite quànd · un souci de perfectionnement littéraire détermirie un auteur à revenir sur son comportement initial et ~ modifier « après coup » son œuvre. La préciosité élevée au niveau d'un principe littéraire invariable, les corrections de style sur des œuvres présentées comme indépendantes de toute préoccupation de cet ordre dé-voilent l'inconsistance fondamentale de la révolte de l'œuvre de Breton. Ce qui semblait le fruit d'un dédaigneux détache-ment devient artifice littéraire ; les déclarations. sur la révolte prennent l'accent des périodes oratoires, les dépaysements poétiques s'imprègnent de l'ennui des descriptions d'atmos-Phère, les recherches personnelles conçues dans cet esprit sur des sujets anodins se chargent du ridicule des· manies des profes· sionnels de la plume.

    La « Révolution surréaliste » constitue une mytification ter-minologique destinée à valider, à l'aide de critères extra litté- · raires, une activité purement littéraire. Cette distorsion expli-que une partie de la confusion qui· règne aujourd'hui dans le domaine de la création artistique, cette justification « extra-littéraire » permettant de valoriser des entreprises injustifia-bles même du point de vue littéraire et de discréditer ·les tentatives artistiques les plus recevables.

    LA DECOMPOSITION. DES AVANT-GARDES CULTURELLES

    Les histoires générales de l'art décrivent un stade dépassé de l'évolution culturelle sans tenir compte de l'effervescence sen-sible qui a . donné naissance . au mouvement considéré. Elles n'analysent que les résultats théoriques et figés sans examiner l'infinie diversité et les particularités des individus et des œuvres en cause. Le climat spirituel et affectif qui permet l'éclosion d'une œuvre d'art n'est pas plus saisissable à priori qu'à posteriori. L'art est individualité et c'est à travers celle-

    ci que s'exprime l'universel. Toute généralisation aboutit à des systématisations abusives et entraîne une déper-sonnalisation et une désensibilisation, l'expérience poéti-tique conservant un « noyau infracassable » dont aucune théo-rie ne peut rendre compte ; elle reste incompréhensible. · consi-dérée en dehors de l'existence sensible. Ce n'est que dans la mesure où ils n'ont accordé qu'un crédit limité aux théories des penseurs d'avant"garde que les artistes modernes ont · ex-

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  • primé à travers leurs œuvres l'universalité de l'esprit_ et anti-cipé la réconciliation ultime de l'objectif et du subjectif, de l'universel et du particulier.

    Toute la production spirituelle moderne repese sur la dissocia-tion de la sensibilité· et de l'intelligence. L'intelligence est conçue comme la transformation de la société (philosophique révolution-naire) ; la sensibilité, comme la transformation de la vie (poéti-que subversif). Mais en réalité la poésie n'exclut pas l'intelligence logique tant il est vrai qu'il n'existe pas d'intelligence en dehors de l'intuition sensible et vice-versa.

    Dans la société industrielle, ·avec le renforcement de la divi-sion du travail et des spécialisations intellectuelles, l'antino-mie science-poésie - intelligence-sensibilité - semble être devenue insurmontable. Elle apparaît comme un aspect com-plémentaire · de l'inadéquation entre l'œuvre et la vie, la pens'ée et les actes. Mais pour l'exercice de disciplines poétiques, l'intellïgence et la sensibilité sont nécessaires au même titre dans le processus . de création et ·de réceptivité. Inversement, la science, pour conserver un contenJI humain réclame du· savant une conscience sensible poétique. Princi-pes constitutifs de l'esprit humain, la sensibilité, et l'intelli· gence se fondent en une unité supérieure dans la conscience révolutionnaire de l'individu - poète, savant, humaniste socia· liste, et leur développement harmonieux lui permet d'accéder au stade de la vie consciente - de l'existence poéti-que. Soumis à une spécialisation rigoureuse, les artistes mo· dernes ne considèrent jamais que ces deux aspects isolément. La séparation automatique de ces deux éléments indispensables à la créativité explique le succès des techniques picturales ; un procédé mécanique sépare les facultés émotives, . la sensi-bilité de l'artiste du moyen d'expression et suppléé ainsi à l'inspiration. L'art brut inverse le phénomène : la sensibilité naïve est. seule considérée et pétrifiée au moyen d'un procédé

    - de même nature. Dans les deux cas, la technique agit comme facteur de dissociation entre la sensibilité et l'intelligence, l'artiste et son œuvre. L'individualité pensante est supprimée qui doit être considérée comme la forme supérieure de syn-thèse. L'individu omnilatéral dans ses désirs, ses goûts, ses facultés, est abstrait du processus de création artistique : ce n'est plus l'universel qui s'exprime à travers l'artiste mais l'impersonnel, l'absence de communication sensible.

    ASPECT LATENT ET MANIFESTE DE LA REVOLTE DANS L'ŒUVRE D'ART.

    Reporter sur l'individu « œuvre d'art existante » un pouvoir poétique artificiellement figé dans les catégories artistiques rend superflues et stériles les interminables discussions sur le contenu révolutionnaire « latent ou manifeste » d'une œuvre d'art, sur « l'unification » de l'activité artistique à l'activité révolutionnaire ou leur« indépendance». La nécessité de cette uni-fication (( poésie-révolution » perd en effet toute signification et toute valeur si l'on considère l'activité poétique - la poéticité - comme l'essence de la créativité.

    En réalité, il ne saurait y avoir d'opposition entre le contenu manifeste - immédiat, subversif - et latent - révolution-naire - ; l'artiste puisant dans" une vision (( totale )) de l'exploi-tation et de l'aliénation son inspiration, sa révolte possède nécessairement un caractère urutaire'. Emanation d'une cons-cience affective, le signe est sensibilité au même titre que la chose signifiée. En mettant l'accent presque exclusivement sur le contenu du poème au détriment de l'aspect manifeste, le surréalisme a purement et simplement changé l'aspect de l'aca-démisme sans en modifier ·la nature : il signifie aujourd'hui défaut de style, incohérence verbale, anti-littérature et anti-art.

    Toute œuvre qui tend à discréditer la forme d'expression, la sensibilité ot: le style nécessaire à l'expression dominatrice de la culture bourgeoise est critique sociale. Le stylé est révolte contre la conception bour.geoise des rapports humains s'il s'oppose au style académique.

    Mais l'académisme est lui aussi conditionné, aussi périssable et changeant que les écoles et les modes littéraires.

    A l'œuvre traditionnellement académique - de circonstance - a succédé l'œuvre dont le contenu « latent » est explicité par l'étiquette collée au bas du cadre. .,

    Dans les œuvres de Büchner, dans les tableaux de Le Maré· .chal, l'opposition entre l'expression manifeste de la révolte et

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    · l'expression latente, entre la préméditation du sujet et la spontanéité perd toute signification. Il est frnpossible de dis-tinguer oû commence l'une et où .. finit l'autre, l'activité de l'es-prit conservant une unité poétique indestructible.

    Critique sociale ne signifie d'ailleurs. nullement - comme il est généralement sous-entendu -:- critique politique ; darts le domaine. artistique, cette dernière constitue précisément le contenu de l'art de propagande. La critique sociale s'exerce contre toutes les formes d'aliénation et d'asservissement, indé-pendamment de toute conception particulière - dogmatique ou ouverte - de l'activité révolutionnaire ; la critique politique au profit de l'une de ces -conceptions - le plus généralement dog-matique - au détriment de la .liberté d'expression. La première procède d'une volonté passionnelle de bouleversement ; elle est par essence lyrique, dramatique et épique ; la seconde reste une satire superficielle d'un mode de comportement purement extérieur ; elle est sentimentalisme et comme tel se nourrit du respect et de la vénération du passé. La «poésie de circons-

    - tance » - cette expression renferme d'ailleurs une redoutable éqUivoque, la poésie de circonstance ne pouvant être que litté-rature - constitue l'un des multiples aspects que peut revêtir cette forme d'expression. L'attitude passionnelle lyrique trouve au contraire sa· justification et ses principes directeurs dans la confiance en l'avenir - la Terre des Enfants de Nietzsche -. Elle constitue une éthique du comportement révolutionnaire.

    L'AVANT-GARDE MODERNE.

    Examiné en dehors de toute la mythologie qui s'y rattache et de la superstition- dont l'entourent ses servants, le surréalisme apparaît, avec tous les mouvements artistiques de la même époque, comme un prodUit culturel profondément tributaire de la tradition bourgeoise et attaché à une conceptioi). de l'acti-vité révolutionnaire « qui . porte les stigmates de la naissance de la théorie révolutionnaire de la bourgeoisie ».

    Le paradoxe historique du· surréalisme le destinait à s'impo-ser dans le domaine même qu'il prétendait détruire. En faisant le procès de la littérature, les surréalistes ne pouvaient certes penser qu'ils instruisaient. leur propre procès, que chacun d'eux pourrait ·aujourd'hui figurer avec avantage comme man-nequin dans une réédition du procès Barrès. Le surréalisme n'est pas à la mode comme le veut une interprétation inté· ressée de la vogue actuelle qu'il connaît - il est la mode. Il serait trop facile de reprendre les paradoxes brillants dont se sont servis les plus grands d'entre ses précurseurs pour faire apparaî-tre la vanité littéraire des surréalistes et la césure entre leur œu· vre et leur vie. Quelles conclusions ne pourrait-on tirer en oppo-sant les -proclamations initiales de Breton à ses dédarations actuelles, en recherchant dans son idéal « palais de cristal )> les inévitables impuretés ?

    Chaque génération pose sous une forme différente. les pro-blèmes des générations précédentes. Chaque nouvelle expé-rience poétique constitue un approfondissement de l'œuvre et de la pensée de cette génération de précurseurs. En ce sens, chaque œuvre poétique s'élabore à- partir de l'expérience sen-sible antérieure qui, de ce fait; ne peut être dépassée mais élargie et renouvelée.· Le surréalisme s'enracine lui aussi dans la. tradition littéraire des siècles passés et son expérience poé-tique apparaît spécifiquement traditionaliste, J, aussi peu surréaliste - ou autant - que n'importe quelle poésie, dite classique.

    L'échec de la tentative de réduction scientifique du concept d'inspiration poétique rend désormais superflu .·tout groupe-ment d'avant-garde. Ce dernier ne justifie son existence que par l'élaboration et la défense d'une théorie générale de l'art et de la poésie

  • A l'heure actuelfe, aucun mouvement ne peut être animé d'un esprit « d'avant-garde ». Ce dernier nait et se détermine en opposition au mouvement conservateur - l'académisme -dont les critères, définis par les élites culturelles bourgeoises en fonction de la tradition artistique, se fondent sur l'exaltation des valeurs passées. Jadis, alors que chaque forme d'expres-sion nouvelle rencontrait une opposition fondamentale, chaque novateur constituait en soi une « avant-garde ». Aujourd'hui, la diffusion et la vulgarisation de la culture - le retour à la collectivité, sous une forme négative, des valeurs culturelles ,..... enlèvent toute efficacité à une activité de cet ordre, l'accep-tation inconditionnelle de toute manifestation avant-gardiste étant d'emblée acquise.

    La théorie « académique » actuelle est celle du « dépassement » permanent d'une école par une autre, d'une théorie par une autre, la plus radicale étant toujours la plus rentable et la plus encensée, le principe de (( nouvell-uté )) étant une valeur simple susceptible de permettre l'adhésion d'un large secteur public.

    LE NOUVEL ACADEMISME.

    Nouveauté et scandale sont les principes dynamiques de l'art d'avant-garde, la consécration officielle et la réussite commer-ciale ses buts inavoués mais réels. Dénué, de par son officiali-sation, de toutès ses potentialités subversives, il est devenu un art de marché : reflet du siècle, miroir dans lequel un public cultivé et satisfait contemple une harmonie idéale, un équilibre esthétique, et retrouve un visage de la beauté qui dément les

  • une tentative sans précédent de réduction scientifique de la sen-sibilité ét de l'intuition.

    Le surréalisme au ·service de la révolution - de « la transfor-mation marxiste du monde » comme l'affirmait très sérieusement un « texte » de La Brèche - détruit la promesse d'une « pen-sée » authentique - ni surréaliste, ni marxiste mais nécessai-rement poétique-révolutionnaire.

    La conquête de l'irrationnel par l'homme - rebaptisé pour la circonstance et sans autre procès « rêveur définitif » - a consacré la rationalisation de l'irrationnel sans découvrir les sources où s'alimentait le don d'émotion et d'expression ; il ne pouvait qu'en être ainsi, la sensibilité ne devant être conçue « qu'existante », rationnelle et irrationnelle, consciente-in-consciente, irréductible à toute « mise en système n au même titre que l'individu au sens kierkegaardien du terme.

    Sensibilisé par la pensée des mystiques du Moyen-âge, A. Artaud a pressenti le danger de ·lw mise en demeure « politi-que » adressée par les surréalistes au poète. En dépit d'une terminologie ambiguë, il a maintenu les exigences d'un vérita-ble « art révolutionnaire » face aux prétentions « hégélianisan-tes » et « marxisantes n de ' la pensée de Breton. Finalement, l'intransigeante rigueur de Breton ne trouve plus que des sujets de « mécontentement » et la voix d'Artaud continue à adres-ser aux hommes cette exhortation au changement total, immé-diatement en nDus et hors de nous.

    Cette tendance « théorisante » du surréalisme a été poussée jusqU'à ses plus extrêmes conséquences par les écoles avant-gardistes actuelles dont les « ismes » se veulent toujours au-delà de l'« isme » précédent selon la théorie, très chère aux arrivistes, du dépassement.

    Au même titre que les _autres composantes de la super-structure idéologique, l'art ne serait,-- dans son ensemble, qu'un reflet de l'aliénation économique de l'homme - un opium spirituel de même que la religion. Par suite, il serait amené. à disparaître avec cette société, l'individu trouvant dans les relations inter-individuelles une satisfaction « com-plète » et, de ce fait, n'ayant plus besoin de « compensation idéale ».

    Que l'art lui-même - et déjà en partie dans cette société -constitue une anticipation de ces relations inter-individuelles; qu'il soit, dans une certaine mesure, protestation contre l'aliénation et recherche de rapports véritablement humains, semble avoir échappé à ces idéologues d'avant-garde. Erigeant en théorie générale l'absence ccrrcplète de moyens artistiques, ils consi-dèrent que la société socialiste fera table rase de l'art indi-viduel (Marx envisageait l'art comme la possibilité pour chaque individu de s'exprimer par le canal d'une discipline artistique particulière, sans être assujetti à une catégorie artistique quelconque ; on pourrait même affirmer que pour Marx (comme pour tous les socialistes de l'utopie rationnel-le), l'art devait être le travail de l'avenir dans la cité humaine ré-générée, l'art-travail comme «premier besoin» de l'homme, le travail besogneux étant accompli par l'automate complet) -. A tout le moins il serait souhaitable, selon eux, d'attendre, pour reprendre une activité spécifiquement artistique, l'apparition de l'individu « non-aliéné ». Dans leur perspective, la seule possibilité d'émancipation humaine consisterait non pas en l'appropriation par la classe ouvrière des richesses qu'elle produit mais en l'arrêt de toute production ; et la réalisation de l'art s'effectuerait par la négation de toute activité artistique traditionnelle.

    Dans notre perspective, nous considérons l'activité artistique comme moyen de transformation de la vie quotidienne, comme

    · expression de l'activité créatrice> de l'homme dans cette société où ·re travail est déshumanisé.

    Peu nous importent les querelles de cuistres, les révolutions et les réactions, la morale et l'existence de ces coteries d'intel-lectuels.

    Il n'y a pas plus de honte aujourd'hui à être un artiste tout court qu'un artiste qui met sa qualification entre les paren-thèses d'une appellation contrôlée.

    LA DEGENERESCENCE PICTURALE.

    . L'attention apportée à la résolution des problèmes techniques en vue de transmettre plus rigoureusement l'image sensible idéale a légitimé, aux yeux des artistes modernes, la sépara-tion ··de l'individu du moyen d'expression, soit que la question de la forme ait accaparé leur attention, soit que le souci

    li)

    d'exactitude lyrique les ait dispensés de toute préoccupation dans ce domaine.

    La dissociation de la sensibilité et de l'intelligence s'est ma-nifestée dans la peinture par l'utilisation de techniques . desti-nées à suppléer à la tension intellectuelle qui permettrait d'établir l'équilibre entre la sensibilité et l'intelligence, la forme et le contenu.

    La dégénérescence de l'art plastique s'est naturelleme.nt con-crétisée dans deux formes d'expression diamétralement complé-mentaires :

    - l'art brut, expression limite de l'imitation de la nature ; - l'abstractivisme lyrique ou géométrique, projection amor-

    phe des matériaux fournis par l'exploration de l'inconscient. Entre ces deux pôles, suivant leurs particularités et leurs

    tendances, les artistes ont su utiliser - parfois brillamment - les innombrables techniques issues de l'automatisme psy-chique.

    A l'art d'imitation, détrôné par la photographie, a succédé l'art informel ; puis le « Pop art » et ses succédanés ont· en-trepris de fondre en une synthèse caricaturale ces deux cari-catures de la création artistique.

    Tous ces courants picturaux dégénérés dérivés du surréalis-me, possèdent un .caractère commun : leur expression s'effec-tue en l'absence du contrôle de la sensibilité et leur pouvoir émotif reste nul.

    Les techniques « d'inspiration provoquée » ont pris la place des recettes académiques transformant la peinture en un art décoratif ou fonctionnel. Quant au public moderne, il n'a pas manqué d'approuver chacune de ces métamorphoses esthé-tiques qui lui apportent l'illusion d'une initiation artistique complexe et quasiment « occulte » sans lui coûter plus . d'ef· fort qu'auparavant.

    A partir de l'exploitation de leurs œuvres de jeunesse, les moins lucides des novateurs du cubisme, du futurisme, du da-daïsme et du surréalisme participent à . cette entreprise de mystification rentable aux côtés des nouvelles générations d'artistes. Une particularité de la peinture peut permettre d'expliquer la profondeur de la dégénérescence de cet art. Il ne peut, en effet, exister qu'un exemplaire de chaque œuvre conservant indéfiniment la totalité exprimée par l'artiste et, de ce fait, toute valeur se reporte sur l'original. Il en résulte une valorisation commerciale de l'œuvre peinte qui permet une spéculation effrénée supérieure à celle à laquelle sont soumi-ses les autres valeurs marchandes. La nécessité d'organiser un circuit commercial, une bourse de valeurs picturales et d'intégrer le peintre en vùe d'obtenir sa participation à l'entre-prise - assurance d'exclusivité, possibilité d'accaparement, de stockage, etc... - est inhérente à cette unicité et détermine la main-mise sur la peinture des coteries artistiques.

    La poésie écrite (et le poète) échappe en partie à ce sort dans la mesure où la valeur originale se trouve répartie sur un nombre illimité d'exemplaires. Certains poètes bien inten-tionnés ont tenté de remédier à cette insuffisance en mettant en honneur les tirages de ruxe limités, en vue de bénéficier du crédit commercial des peintres (hors-textes, etc ... ). Il s'est ainsi créé un « art collectif » d'un caractère particulier que les surréalistes, intéressés à l'entreprise, se sont appliqués à justifier. .

    Ii n'est pas ju~u'à la limitation même du moyen d'expres-sion pictural - formellement l'objet de la peinture consiste à provoquer un plaisir esthétique dépendant de la seule visualité -qui n'ait facilité sa vulgarisation en permettant une exploitation intensive de la crédulité d'un large secteur public.

    La reproduction illimitée de l'œuvre sans déperdition de son pouvoir sensible ne peut exister en peinture et les tentatives pour lier peinture et poème en un tout n'ont abouti qu'à produire si-multanément deux œuvres distinctes (Dali) ou de la littérature peinte (Magritte).

    CONTEMPLATION PASSIVE ET CONTEMPLATION CREATRICE •

    Dans la lecture ·d'un poème, dans la v1s10n d'un tableau, c'est la destruction de ce monde que nous percevons immé-diatement et la présence d'un univers d'harmonie indicible, image-désir dont l'œuvre d'art constitue le reflet décoloré.

  • Traditionaliste ou avant-gardiste, l'art académique pénètre l'esprit d'un sentiment d'équilibre et de sérénité dans un uni-vers dépourvu de to.ute agressivité - rassurant à l'extrême.

    L'art révolutionnaire est contemplation créatrice, effort de reconstitution, au-delà de la négation de l'harmonie factice de ce monde, d'un monde d'harmonie supérieure dont nous ressen-tons la nécessité. Il est dynamisme et avenir, mouvement et passion.

    L'art académique est contemplation passive, jouissance au sein d'une harmonie factice immédiatement perceptible émanant de l'œuvre considérée. Il est repos et passé, statisme et senti-mentalisme. ·

    La « beauté convulsive » exprime cet état de mouvance et de tension interne qui imprègne les formes et les couleurs et leur confère une signification destructive et constructive simul-tanément. ·

    « La beauté scandaleuse » désintègre ces formes, dissout les -couleurs, mais laisse intact le lien interne qui les unissait et continue à donner une signification et une unité traditionnelles aux agrégats simplement désunis.

    Chaque œuvre d'art doit être un instant catastrophique et tragique de l'existence, une existence tragique et catastrophi-que, la dissolution de toutes les formes figées en même temps qu'une réinterprétation constructive du monde et de l'exis-tence. Dans ce contexte, la spontanéité naïve, forme particullère de l'intuition, est médiatisée par le moyen d'expression - in-telligence du devenir et du but - et acquiert une signification générale et universelle.

    A l'encontre de la. contemplation d'une œuvre d'avant-garde qui doit entraîner l'adhésion à une conception ou une théorie détem1inée de l'art, l'œuvre d'art existante réclame pour sa compréhension une contemplation créatrice de la totalité hu-maine exprimée. Cette contemplation est un échange sensible entre deux individus, une communion spirituelle idéale ; com-me telle elle constitue une protestation-destructrice des rapports sociaux dominants.

    Dans le cadre d'une étude sur Karl Kra us, G. Kàrs a dégagé les principes essentiels indispensables à l'élaboration d'une (( esthétique de l'existence )) qui doit être en même temps « éthique du comportement révolutionnaire ».

    « - L'œuvre d'art est un être vivant et ne peut être com-prise que comme tel. -Il n'existe donc pas, à proprement parler, de bonnes et de

    mauvaises poésies ; il y a des poèmes qui existent ; les autres . n'existent pas.

    - L'expérience esthétique ·est une expérience vécue et qui engage tout l'être »

    Le mysticisme des romantiques aboutit au suicide, au silence ou au renoncement ; l'automatisme des surréalistes à l'expérimenta-tion de recettes littéraires et à l'exaltation du bizarre pour le bi-zarre, du nouveau pour le nouveau, bref, à la création ·de pon-

    ·cifs dénués de tout pouvoir poétique au même titre que ceux de l'académisme classique. Entre ces deux attitudes apparem-ment irréconciliables, la conception lyrique de l'existence, en reportant sur la conscience individuelle tout pouvoir poétique, rétablit l'équilibre et réduit l'antinomie entre la spontanéité naïve et la préméditation du sujet.

    Quels critères de jugement possédons-nous pour apprécier les œuvres d'art :? Toute forme d'expression étant considérée comme authentique, nous pouvons envisager deux possibilités :

    - Le public (actuel) est juge de ces œuvres. Dans la me-sure où il ne peut les apprécier qu'en fonction de son goût et que ce goût, imposé par les classes dominantes, détermine la mode, les œuvres devront répondre à cette exigence fonda-mentale : flattE)}" le goût du public et lui être accessibles sans porter préjudice à la bourgeoisie ; c'est l'art d'avant-garde défini par le concept de (( nouveauté )) ; sa vitalité s'éva-nouit au fur et à mesure que se modifient le goût du public et la mode.

    -.Dans le second cas, l'artiste lui-même authentifie sa créa-tion. Il s'agit d'un renouvellement du concept (( d'inspira-

    .tion » et la valeur essentielle demeure l'« Existant » ; l'adé-quation entre l'œuvre et la vie permet à la puissance émotive de conserver sa valeur révolutiommire dans la mesure où la vie de l'artiste est régie par des normes éthiques révolution-naires. Le seul problème consiste donc à être révolutionnaire, à considérèr la révolution dans la perspective d'une transfor-mation radicale du comportement, comme une exigence d'éman-cipation totale. C'est la condition préalable à toute création artistique. Il va de . soi que nous ne considérons nullement, comme les romantiques, cette inspiration comme un « état de grâce » d'origine mystique, mais plus exactement comme la faculté d'extérioriser cette « totalité sensible » et la part irré-ductible de l'intériorité. La seule difficulté résulterait d'une oppo-sition mécanique entre l'art individuel et l'art collectif universel. Mais en manifestant son désir de re-création du monde, l'artiste exprime à travers son individualité les valeurs universelles et éternelles qui déterminent l'évolution de l'humanité.

    L'unité de la Pensée et de la Vie constitue le premier impé-ratif éthique qui s'impose au lyricien ; cette adéquation est non seulement néc-essaire à l'efficacité de la communication poétique, mais elle permet également à l'« œuvre d'art exis-tante » de posséder une valeur révolutionnaire spécifique en dehors de toute concession circonstancielle à la forme irnnlé-diatement limitée de la lutte révolutionnaire à un moment donné de l'histoire.

    L'intensité subversive de l'œuvre est proportionnelle à la vitalité révolutionnaire du poète : il n'est donc point besoin d'appliquer une théorie artistique - si radicale soit-elle -pour créer une œuvre révolutionnaire. Au contraire, la spon-tanéité créatrice réclame pour son épanouissement la liber-té la plus totale. une disponibilité absolue. Synthèse de sensi-bilité intelligente et d'intelligence sensible, l'œuvre d'art repré-sente une anticipation du travail qu'effectuera l'homme devenu créateur par le libre développement de ses facultés.

    FRONT NOIR Décembre 1964 • Février 1965

    Georges GRUMANN · Monique et Louis JANOVER · Gaëtan LANGLAIS Serge

    RUNDT.

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  • A L'ÉCART

    Le GRAND-CHEF s'avança sans cligner des yeux -Il s'était mis à l'écart car ce n'était qu'à l'écart que l'on

    pouvait ~tre ... Lorsqu'il se fut avancé à un point suffisamment éloigné

    de la GRANDE-VILLE, le GRAND-CHEF, . aux GRANDS-YEUX s'immobilisa et, derrière lui, la vie grouillante des absences les moins remarquables suivait son cours, un instant seule ...

    MAIS ...

  • POTENCES

    SIMILITUDE Je voudrais ...

    Ne pas être amené à considérer ce fait Qu'il y a derr~ère ces deux fenêtres humides, une chambre aux profondeurs immuables ... Qu'il y a au delà de. ces deux cercles d'iris noirs, une forme quelconque de vide ...

    intolérable ... ... parce que trop bien toléré .sous la forme des objets de cette chambre ... les plus

    ci:dmirables-abominables, • Structure de l'imbécilité .sous forme d'inconscientes et ha-biles poutres de tréteaux bancals ... Je voudrais ...

    Surtout... être amené à considérer que ces deux lucarnes de regards trop aisément supportables peuvent parfois se fermer ... • Définitivement ou pas - Et ainsi cacher pour un instant ..

    les objets des tête.s solides, prêtes à recevoir la Lumière aimante au travers de leurs doubles

    ouvertures ... Mais lorsque l'obscurité se fait, · il n'en reste pas moins

    dans .cette clarté brusquement réveillée, que ces obje~s se présentent identiques sous la seule. forme

    permise. Car on a cru bon d'ajouter awt choses inventoriées, ces résidus obsédants de leur propre reflet, devenus soudain parfaitement identiques... et inutiles.

    Dè sorte que des deux. côtés de ces fenêtres de vitres molles, il demeure cette même obscurité ince.s-SCinte.

    ou cette stupide clarté. Georges GRUMANN.

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  • LES SOUVENIRS DE KLINGSOR A l'aube de la création le fleuve de la Vie se divise.

    Tendu vers l'objet extérieur dans une soif d'appropriation insatiable, l'Etre animal extériorise et ramasse son psy-chisme dans la chasse pour satisfaire la faim et la soif qui l'assaillent: l'appétit symbolise cette forme dynamique de vie.

    L'animal allonge infatigablement son corps vers un but et reste insensible à la nuit minérale, au sol mou chargé d'effluves spirituelles, aux cavernes et aux ombres. Le sang devient le principe fondamental de son existence et la Mort trace un chemin interminable dans la trame. de la vie. L'Esprit se retire de.s membrès et libère leur agressi-vité: il s'agglomère et se protège d'un Univers maintenant hostile et se transforme en centre moteur du corps dont il se sert comme d'une armure.

    Les Terreurs sont multiples dans l'Univers des premiers âge.s et la vie indistincte, à peine dégagée de l'huileuse fluidité des acides aminés, doit faire face à une différen-ciation destructrice.

    La racine de la création, détruite par l'épanouissement de la vie, n'a eu le temps d'imprimer que deux directions à cette puissance instinctive qu'elle a déchaînée : deux prin-cipes, deux formes de vie s'affrontent et leur antagonisme va ouvrir une plaie inguérissable sur la face de la nature.

    Le monde des pierres, du sommeil minéral. conserve le secret de ce cataclysme initial ; enracinée dans la terre primaire, la force végétale adhère au principe cosmique de l'harmonie universelle ; à l'opposé, le règne animal se détache progressivement de la terre, introduit la notion d'espace de durée, d'action, dans son effort pour se libérer des forces naturelles qui l'étreignent et lui révèlent la face violente et convulsive de l'accident mortel.

    Et l'animal se perfectionne et s'achève dans l'homme. Le psychisme tend à devenir une puissance autonome. étranger à la na:ture et au corps, dominant l'ensemble com-plexe des phénomène.s naturels sans rien compren,dre de leurs relations et interactions réciproques. Dans la perspec-· tive élémentaire de la vie hétérotrophe, l'Univers entier ap-paraît comme un terrain de chasse, un objet de convoitise destiné à satisfaire un appétit sanguinaire. Cette toute-puis-sance de l'instinct détermine la structure même du psy-chisme, et l'Etre humain, façonné par ce besoin de s'appro-prier la vie déjà constituée, étend cette règle à sa propre espèce et fait de san semblable un bétail à exterminer.

    Si l'homme n'était pas ce corps débile et cette mort ins-crite dans la chair, quel dieu d'inconscience aurait surgi des entrailles de la terre .. Mais l'homme souffre et meurt et, par un détour subtil, cette. souffrance et cette mort amè-nent son esprit à s'interroger sur lui-même,. sur la cause et la nature de cette inévitable horreur ; à travers le chemi-nement douloureux du désespoir ·dans les fibres de son corps malade, il reconnaît dans ce désespoir et dans cette douleur le désespoir et la douleur du monde. Cette mort qu'il sème autour de lui est également sienne et cette com-munauté de douleur le rattache par un lien de terreur et

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    d'amour à l'Universelle nature qu'il ne voyait pas tout à l'heure· souffrir et mourir avec lui.

    Il est tombé le masque hautain d'insensibilité surhu-maine ; l'homme parle à sa détresse, et sa conscience, objet et sujet de détresse, lui révèle son secret et le secret de sa naissance et de sa mort.

    La nature n'est plus ce champ de forces à dompter d'une main exterminatrice. L'homme voit la sensibilité et l'effroi dont il est animé courir dans les veines du monde ; il se sent à la fois victime et responsable de cette immolation perpétuelle et Dieu crucifié dans chaque murmure de la nature il reconnaît dans la vie la faute éternelle d'une interminablè création.

    Le sommeil de Klingsor ne prend pas ·fin. La nuit des racine.s, des troncs rugueux et des feuilles sensitives l'en-vironne de fraîcheur et d'inapaisables frissons. L'ombre méditative, l'ombre végétale, chargée de la tendresse d'une naissance infinie ne récèle aucun appétit malsain. Klingsor repose sous une frondaison de pensées éternelles, sous un dôme inervé par une lymphe spirituelle qui aspire la vie translucide du ciel pour alimenter le frémissement méditatif des feuilles.

    La racine adhère au néant prénatal. Elle n'cr pas rompu le cordon ombilical qui la relie à .sa naissance. L'Arbre se développe sans violence, sans rien détruire de son être : il s'étend dans le passé de la terre, dans la nuit des ori-gines et des temps perdus pour prendre essor dans la ru-gueuse écorce du présent ; et ses pousses sont imprégnées du sel del'avenir.

    L'homme se détruit dans sa marche vers la mort : il se transforme et meurt sans réunir ni posséder la totalité de son existence ; sans posséder la totalité de la vie.

    L'arbre n'a jamais quitté le sol de sa naissance ; il se gorge de la chimie de cette terre primaire qu'il pro-longe dans le ciel pour la communication essentielle du minéral et .de la lumière à travers la matière indéterminée de son corps.

    Il symbolise l'harmonie de la contemplation créatrice et les rêves de sa voix ressemblent aux premiers mots bal-butiés d'un langage magique. ' Il ne lutte pas pour conqilérir sa subsistance ; cette terre riche point n'èst besoin de la meurtrir pour en exprimer le secret.

    Klingsor ému par ses pensées sent croître en lui le pre-mier rameau de son rêve.

    Dans la forêt hercynienne, le bruissement sinistre des feuillages environne Parsifal. A terre, ensanglanté, un ad-versaire qu'il dépouille avant de s'éloigner sous la nuit murmurante des branches trouée par l'éclat de son armure étincelante.

    Vidée de ses merveilles, sans autre sang que celui de la Raison pour alimenter ses prodiges, la Terre est mûre pour le déluge : elle doit mourir pour être fécondée, et le déluge annonce la venue de ce cycle nouveau.

  • , . Conduite par le pèlerin blanc, la foule errante des -bois, axtémiée -·dé terreur et de faim, s'avance en psalmodiant vers l'océan. Sur le rivage de la Mer Eternelle se dresse la Cité, la Ville, symbole de cette civilisation rationnelle et logique, couronne de fer du cycle qui s'achève. L'Aube des temps mythiques point sur la mer vide et désolée, bassin utilitaire. Devant la ville aux mille tours de cristal et de porcelaine, aux sommets desquelles fulgurent des auréoles et crépitent des serpentins de feu, l'eau s'enflamme et ga-gne silencieusement e~ paresseusement le rivage.

    Par un réflexe logique mais maintenant démentiel, tandis que les sirènes hurlent un message d'interminable agonie, pour donner un espace mort à l'incendie, les Civilisés dyna-mitent la digue qui les protège de la fureur des flots : ils ne peuvent comprendre que c'est l'eau de la mer qui brûle.

    ·La coque des vaisseaux se fend et laisse entrevoir des hommes carbonisés, brûlés, dans l'étuve de cette mer qui bouillonne.

    Et soudain, surgi dans le silence, le Dragon mythique ap-paraît et la ville s'engloutit dans sa gueule béante.

    La cité majestueuse, l'Urb re.splendissante, la Ville n'est plus. Comme -le lierre dans les fissures d'un édifice aban-donné, un mal inconnu, le souvenir d'un autre âge, a éclaté les roches les plus dures et tordu les aciers le.s plus résis-tants.

    Rien n'a pu s'opposer à ce fléau surgi d'un songe immémo-rial.

    Nous l'avons construite pendant plus de mille ans la ville ! - les Etres avaient fini par prendre la -couleur de cette pierre qui protégeait leur vie.

    Les Edifices cyclopéens, le marbre noir des cimetières, l'harmonique géométrie des jardins et des canaux avaient imprégné la vie de sa pesante monotonie et de sa .sinistre et mystérieuse grandeur.

    La vie, réglée par des lois rigoureuses, ne tendait plus qu'à assurer la survie de cette cité-mère monstrueuse. Un soir, un arc-boutant mal joint a cédé et tout un quartier de la cité s'est affaissé mettant- à jour le.s ruines de l'an-cienne ville qu'elle avait recouverte. Tout était intact, com-me endormi dans la pénombre hostile ; les maisons à pi-gnons aux hautes fenêtres en ogives, les rues étroites et mal pavées, les puits et les bassins où semblait, sous la mousse. des temps, bouillonner l'eau des rêves.

    Nul cataclysme n'aurait pu ébranler à ce point la Cité.

    Tout d'abord, quelque,;;; enfants sont venus jouer dans les ruelles et boire l'eau des bassins. Ils ont découvert, dans leur course aux merveilles, que les ruines s'étendaient à l'infini sous la Cité.

    Et les habitants. se sont mis à parler de cette vie d'un autre âge, des mœurs étranges inscrites dans les figures de pierre des gargouilles, dans les vitraux et les lumières des cathédrales effondrées.

    Quelques ménages, parmi les plus pauvres, se sont ins-tallés dans les maisons souterraines et q11and les Maîtres de la Cité ont tenté d'interdire l'accès des édifices ruinés, il était trop tard. Dans un flot irrésistible, le peuple abandon-nait la Cité pour la ville basse.

    Et les dernières rumeurs se sont éteintes sur la cité or-~eille,use et le vent déferle aujourd'hui dans les allées

  • blanche scintillait du pur . et mystérieux scintillement du Graal. Boire dans cette main pria-t-il, saigner dans cette coupe le sema musical de ma chair.

    M'abolir dans la mystérieuse pâleur de ces lèvres dessé-hées d'Amour.

    Coller l'ardeur de mes lèvres brûlées sur cette indicible brûlure,

    Au delà de l'abîme des Glaces et des Neiges, de la famine charnelle.

    Et Klingsor se souvint du chemin du Graal ·:

    Ce titanesque escaliers de pierre étouffé de vapeurs sé-pulcrales, au-delà, la plaine· du Graal et sa plainte, cette horreur de silence et de pluie, plus dure aux oreilles que 1e · cri .. de mille enfers.

    Puis le fleurissement luxuriant des douces anémones sen-sitives, les faucilles du couchant et les salives rosées de l'aube pure comme une meule de braise.

    Au milieu, sur la Table de Pierre où songent les saqes aux yeux clos, le vqse aux formes indicibles, où bouillonne le Sang Réel. ·

    Une goutte de sang pour mes veines douloureuses, pria-t-il à nouveau pour les soifs inextinguibles de la chair pour les famines de la chair.

    La Lance pour éveiller les Sages

    Blessés au flanc du mauvais sommeil de l'ennui.

    La lune, comme une cicatrice, brûlait au centre de l'Uni-vers sensible.

    Et sa lumière filtrait .dans la nuit de son corps.

    Il s'agenouilla, posa son front aride sur la Table, et le sang doucement inonda 1:10n visage brûlant d'extase.

    et sa voix d'écho en écho se. dissout dans une fuite infi-nie de musicale tendresse.

    Louis JANOVER.

    G.M. LANGLAIS : A.

    16

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    1

    KARL- I(RAUS * I

    Lorsque K~rl Kraus mourut, en 1936, les distributeurs offi-ciels des titres de gloire n'avaient aucune raison de faire grand cas .. de lui. Et pourtant, si l'on réunissait aujourd'hui, en un volume, tous les témoignages d'admiration et de reconnais-sance · dont il a fait l'objet durant les 36 ans de son activitér. ,on se trouverait en présence du plus . grand monu-ment dé':' fe:tveur. et d'enthousiasme que jamais auteur eût ob-tenu de son . vivant.

    . On rest~ pe:tplexe devant ce contraste : cet auteur prodi-giejÀsemént Moond, reconnu par de nombreux contemporains célèbres comme un maître du verbe allemand reste exclu de la communauté littéraire officielle, à l'écart du tumulte que la publicité· cqmmerciale et l'encens académique entretiennent au-tour des gloires brevetées.

    L'énigme se dissipe en partie si l'on sait le combat que Kraus a mené contre la grande prostituée, la Presse quoti-dienne ·: elle se vengeait comme elle pouvait en entourant l'œuvre et.. la personnalité de Kraus d'un mur de silence. Mais ce n'est pas là toute la clef de l'énigme. Kraus n'était pas un écrivain « comme les autres », .il pratiquait son art comme un -sacerdoce en s'attribuant le rôle de juge impitoyable, de censeur intransigeant des mœurs littéraires, ne ménageant rien et personne. Il fut, au sens le plus vrai du terme, le Widerpart, l'antagoniste absolu de son temps.

    De 1899 jusqu'à sa mort, Kraus a publié à Vienne plusieurs· centaines de petits cahiers rouges d'épaisseur inégale et à périodicité irrégulière. Au cours de ces 36 années, la revue ne changea ni de couleur ni de titre : ·elle s'appelait Die Fackel, le Flambeau. Ses propres contributions à la Fackel ont fourni à Kraus à partir de 1908 la matière de plusieurs volu-mes d'essais, d'aphorismes, de vers et de pièces dramatiques. En outre, il a publié ~parément plusieurs autres pièces de théâtre et des , adaptations de pièces · et des Sonnets de

    *) Rédigées en 1951, en vue d'un exposé destiné à des germa-nistes, ces· notes permettent de saisir quelques traits essentiels de l'œuvre, de la vie et de la lutte de Karl Kraus a}ors peu connu hors des frontières de l' Aut:r:iche.

    Le silence n'a sans doute pas été rompu depuis ; loin de réintégrer la« sphère de la culture» abandonnée en 1914, la socié-té moderne reste dominée par cet « esprit de décadence » dénoncé par Karl Kr~us, le règne de la phrase incarné par la « jour-naille » qui dispose pour imposer sa domination de moyens techniques illimités.

    Les derniers vestiges de liberté pœtique demeurés intacts jusqu'à la mort du poète autrichien n'ont pu résister à la création de modes d'expression nouveaux. La radio, le cinéma, la télévision, ont assuré le règne définitif de la phrase sur le verbe. Cette destruction que 1914 et Hitler n'ont pu mener à bien· s'est accomplie par un processus de dégradation naturel qui s'ést · confondu avec celui de l'expansion du système capi-taliste.

    La politique a triomphé· de l'imagination créatrice et la banalité .eLla médiocrité de . la vie quotidienne fournissent au-jourd'hui Tes ·. éléments fondamentaux d'un type perverti d'hé-roismè destiné à servir de modèle aux nouvelles générations.

    Le pressentiment qu'avait Kraus « qu'aucun des esprits re-présentatifs contemporains ne serait assez fort pour résister

    Shakespeare, de comédies de Nestroy et de textes d'Offen bach.

    Jusqu'en 1911, la Fackel acceptait certaines collaborations' dont celles de poètes comme Richard Dehmel, Detlev von Liliencron, Else-Laske Schüler · et Peter Altenberg ; . de prosa-teurs comme Heinrich Mann et Strindberg ; de dramaturges comme Frank Wedekind. Le renoncement à toute contribution étrangère à partir de cette date . correspond au désir de Kraus de garder un jugement indépendant même à l'égard des auteurs qu'il estimait. Cette attitude d'intransigeance absolue, il était décidé à la conserver coûte que coûte, au prix . des ruptures les plus pénibles : au cours de • sa carriè-re, Kraus n'a pas manqué de décevoir maints de ses a!J.ciens collaborateurs. La contribution personnelle de Kraus à sa revue durant ces onze années s'élève à environ 4 700 pages d'essais, d'aphorismes, de gloses, etc. (1)

    C'est que Kraus a pu, entre temps, découvrir sa vraie vocation.

    Au cmus de ses premières passes d'armes avec un monde sans beauté, il avait acquis un pressentiment aigu de ce qui attendait l'humanité à partir de 1914. Il voulait demeurer seul contre son temps dans les luttes futures et faire de sa revue un instrument de démolition :

    « C'est ma religion de croire que le manomètre marque 99.-De partout fume le purin cérébral de l'univers, la culture suffoque, et à la fin une humanité morte sera gisante à côté de ses œuvres dont l'invention lui a coûté tant d'esprit qu'il ne lui en restera plus assez pour les utiliser. »

    Il avait dès lors l'intuition qu'aucun des esprits repré-sentatifs cie l'époque ne serait assez fort pour résister~ à la vanité et aux appâts de l'ambition, et lorsqqe 1914 arriva, il comprit qu'il avait vu iuste. C'était la faillite des élites intellectuelles de l'époque sur tous les fronts. L'Internationale de l'Eglise et l'Internationale socialiste avaient fait banque-

    à la vanité et aux appâts de l'ambition » s'est vu confirmé par la faillite de toute l'intelligentsia moderne devant les nouvelles formes de domination du capital et l'effondrement culturel qu'elles ont entraîné

    Ce n'est pas sous la pression de la violence - la schlague armée ou l'assassinat pur. et simple -, mais par la « force des choses », le cheminement aveugle d'une adaptation natu: relle méprisable, que le slogan de la Presse est devenu le prin-cipe .vital d'une société où tout s'achète ou se vend, où l'es-prit lui-même est ravalé au niveau de la marchandise.

    Il ne peut être question pour nous de justifier les solutions envisagées par Kraus pour résister aux premières manifesta-tions de la barbarie hitlérienne. Son attitude personnelle, si elle a pu l'amener à des « erreurs de l'esprit » ne l'a jamais entraîné jusqu'à cette « erreur de conscience >>. cet abandon « ~es critères terrestres de la morale et de la raison » · quî a permis à l'intelligentsia moderne de justifier les plus hideuses manifestations de la barbarie stalinienne.

    Pour avoir su conserver une indépendance absolue vis-à-vi:~( des partis et des organisations « ouvrières », Karl Kraus reste aujourd'hui encore « juge impitoyable et - censeur intransi-geant )) de mœurs littérafres dont la corruption n'a fait que s'aggraver depuis sa mort.

    :f.N

    17

  • route. Selon Kraus, line seule avait, triomphé : la Presse. En pleine guerre, menant un jeu subtil de cache-cache avec la censure autrichienne, Kraus publia dans ses cahiers rouges Les derniers jours de l'humanité, drame composé surtout à partir d'extraits de la presse et de propos relevés dans les conversa-tions de .la rue, réquisitoire monumental, contre la bêtise et la cruauté humaines. Le mot du peintre Oscar Kokoschka répon-dant à une enquête sur Kraus en 1911, s'était avéré :

    « Karl Kraus est descendu dans l'enfer, pour juger les vi· vants et les morts. »

    II

    Pour mieux comprendre l'œuvre de Kraus de 1934 (2) à sa mort, survenue deux ans plus tard, il nous faut revenir quelques instants en arrière. Kraus avait trouvé, surtout de-puis 1918, dans les milieux de la social-démocratie autrichienne une audience compréhensive aussi bien auprès des chefs que des ouvriers socialistes. ·

    Èn vérité, le conflit était latent depuis la fondation de l'Autriche nouvelle, pauvre ombre de la monarchie austro-hongroise d'avant 1918. Lorsque, à l'occasion du vingtième anniversaire de la Fackel, Karl Seitz, social-démocrate, prési-dent de l'Assemblée nationale, envoya à Kraus une lettre de félicitations le remerciant de la « grande œuvre réalisée pen-dant deux décades en faveur de la purification, moralisation et spiritualisation de la vie publique », Kraus répondit par un long essai dans lequel il se montrait très pessimiste quant aux résultats de sa propre action : c'est que Kraus, comme il l'avouait lui-même, voyait partout des « spectres » : le re-tour des mœurs et de l'esprit anciens et surtout de ·la presse qui, principale coupable de la catastrophe,. recommençait son œuvre délétère. C'est dans cet essai que Kraus fit sa pro-fession de foi politique et artistique. « Pour nous, écrivait-il, la politique n'est qu'une méthode d'arranger la vie afin d'arriver à l'esprit. Nous avons en horreur une politique qui, pour dé-praver la vie, maltraite l'esprit. Nous serions contents d'une politique qui aurait la sincère volonté de rétablir la vie et de nous abandonner pour le reste à nous-mêmes. Nous ne vou-lons. plus que l'esprit ·et la nécessité soient enchaînés l'un à l'autre, parce qu'alors nous aurons la guerre à la place de l'un et de l'autre... Pour donner au monde une consistance intérieure, il est indispensable de renforcer son imagination, véritable épine dorsale de la vie. Cela ne pourrait réussir qu'en liquidant les nécessités matérielles et en délivrant ainsi l'esprit humain de ce souci, mais en même temps en empêchant que se déversent sur lui les fausses sources d'une vie de car-ton-pâte. Car plus l'esprit fut en proie aux besoins quotidiens, plus volontiers l'imagination s'est alimentée aux choses toutes faites reçues de l'extérieur. Plus ce procédé fut perfectionné, plus la fin a été sacrifiée aux moyens. Seule une politique qui reconnaît l'homme comme fin et la vie comme moyen peut convenir. Toute autre politique, qui fait de l'homme un moyen, ne parvient même pas à conserver la vie et doit agir contre elle. A plus forte raison exclut-elle l'homme supérieur, l'artiste. En revanche, une réglementation · rationnelle de la vie pour-rait lui rendre l'espace que lui a réservé la nature ...

    « Dans une civilisation qui achète son luxe au prix de sacri-fices humains, l'art mène péniblement une existence décora· tive ; comme toutes les vertus vivantes d'un peuple, ses . forceb créatrices sont également entravées par la splendeur et par la misère et surtout par la malédiction douloureuse de leur combinaison.

    « Certes, l'esprit est au-dessus de l'homme. 1'41'1-ls l'homme est .au-dessus de ce qve l'esprit a créé et cet homme peut être un Rembrandt. L'aider à exercer sinon ses dons, dù moins ses droits naturels, voilà la tâche morale de l'époque. Cette tâche sublime plane au-dessus de la cruauté· de ceux qui apaisent leur conscience en constatant platement que la nature elle-même a créé les hommes inégaux. Permettre à la riature de laisser se manifester dans sa pureté la diversité voulue par elle, diver-sité qu'un ordre social misérable renverse en créant une situa• tion ou .les valeurs se dessèchent, tandis que les nullités pros-

    18

    pèrent ; parvenir à la libre détermination de l'homme échap-pant à toute violence : c'est là le sens d'une action dont le but spirituel pourrait être proposé même à une conscience tournée vers les choses les plus matérielles. »

    Dans cette réponse au bourgmestre de Vienne Seitz, écrite, ne l'oublions pas, en 1919, Kraus stigmatise, entre autres, la Schandjustiz, l'infâme justice allemande qui « hésitait à pour-suivre les assassins de W. Liebknecht. et Rosa Luxembourg, et qui usa ensuite envers les meurtriers de plus de démence qu'envers deux je~nes filles allemandes qui avaient eu des rapports avec des prisonniers français. » Les méthodes em-ployées par les communistes n'en sont pas moins sévèrement jugées, « méthodes de corruption et d'espionnage empruntées à l'ancienne diplomatie et à l'ancien militarisme ».

    Dans sa conclusion, Kraus écrivait : « Le manque d'imagination a rendu la guerre possible ; pour

    en reconnaître la cause, un reste d'imagination est indispen-sable. Abrité dans ce cercle vicieux, le journalisme continue à ·rançonner tous ·les biens de l'humanité sans défense. Tout ce qu'on peut souhaiter à cette humanité, ... c'est que la répu-blique; consciente de leur parenté de sang, nous libère à la fois des parasites que nous a légués la monarchie et des pàra-sites de la révolution. C'est alors seulement, je pense, Mon-sieur le Président, que les· spectres seront conjurés. »

    "Cinq ans plus tard, la social-démocratie rendit un nouvel hommage à Kraus âgé alors de 50 ans. Outre Karl Seitz, qui adressa à Kraus une lettre chaleureuse, la Arbeiter 'Zeitung, sous la plume de F. Austerlitz son rédacteur, fit l'éloge dithy-rambique du « maître du verbe, du poète satiriqve et du révo-lutionnaire, de 'l'homme qui sans jamais être lié à un parti politique avait, par sa seule parole, gagné les cœurs et les esprits des jeunes à la cause de la révolution. » Et Austerlitz rappela le drame que Krau~ avait écrit pendant la guerre contre la guerre. «Ce poème gigantesque où tout est saisi sur le vif ... , l'arrière et le front, l'horreur et la pitié, les cris des éditions spéciales des journaux et la bestialité horrible de la bataille, le mensonge du patriotisme et de la duperie de la victoire ... C'est faire preuve d'une vulgaire incompréhension que de lui re-procher d'avoir été autrefois, jusqu'à la guerre, de l'autre côté de la barricade ; ce qui l'y poussa, c'était le dégoût de la bourgeoisie d'argent, .. .la réaction contre les prétentions d'une classe qui vou-lait masquer sa cupidité sous l'auréole de l'harmonie esthé-tique. »

    C'était en 1924. En 1932, Kraus publia dans sa Fackel une diatribe violente contre la social-démocratie, autrichienne et allemande, l'accusant d'avoir failli à sa cause en pactisant avec la bourgeoisie et en rendant possible le nazisme. « La social-démocratie a perdu la guerre de 1914, elle porte la faute d'un état qui favorise le parasitisme, l'exploitation, l'hypocrisie, le nationalisme, le militarisme. » Et Kraus d'exhorter les jeunes qui, grâce à son action, étaient devenus socialistes, à· sauver leur foi· en désertant une « église profanée par. ses prêtres ». Comme toujours, alors qùe personne ne prenait Hitler au sé-rieux, Kraus eut, dans un bref instant d'illumination vision-naire, l'intuition de ce qui allait arriver ... Et pendant les mois suivants, il s'adonna entièrement à ses lectures publiques, par-lant à Vienne, Prague, Munich devant des salles combles, jouant seul .sur, ,Ja scène tous les rôles de pièces de Shakespeare, Goetl:)e, Raymund, Nestroy, G. Hauptmann, chan·· tant les opérettes d'Offenbach enrichies de « strophes d'actua-lité », récitant des vers de Brecht, Altenberg, Wedekind, etc ... Il trouva également le loisir de faire une nouvelle adaptation des Sonnets de Shakespeare ,en utilisant seulement la traduc-tion de Stef;tn · Geôrge. George qui violait· la beaute· naturelle de la languê avait commis, aùx yeux de CKraus, le crime lîtté-raire par excellence.

    Ce n'est qu'en octobre 1933, dix mois-après la parution du dernier cahier, que Kraus publia un nouveau cahier rouge. Il n'avait que quatre pages. n contenait les paroles prononcées par Kraus sur la tombe d'Adolf Loos et une courte poésie de dix lignes dont voici la traduction litMrale :

    « Ne demandez pas ce que" j'ai fait tout ce temps; Je resterai muet ; et je ne vous dirai: pas pourquoi:" Le calme règne, alors que la terre a tremblé. Pas un mot n'atouché au but; on ne parle que dans le sommeil. Et l'on rêve d'un soleil qui riait. Cela passera ; après, tout aura été égal. La parole s'est en-dormie, lorsque ce monde-là s'éveilla. »

  • III

    Donc, au moment où «ce monde-là», îe monde de Hitler, s'éveilla, Kraus se condamna lui-même au silènce. Aussitôt la clameur monta des journaux publiés par les émigrés allemands et autrichiens installés à Prague, Paris et Amsterdam, pour re-gretter la décision de Kraus et l'exhorter à prendre rang dans le front des « combattants » contre Hitler. « Un ulcère puant pèse sur l'Europe, écrivit un journal de Prague le 1er novem-bre 1933. Il y a un médecin qui possède l'instrument pour traiter la métastase cérébrale de ce fléau. Nous l'appelons. Il existe une force spirituelle capable d'exprimer les contradic-tions stupides de l'être teuton avec la dernière verve satirique .... Nous avons besoin de cette force. Karl Kraus, ne nous a ban-· donnez pas ! » D'autres journaux allèrent plus loin et publiè-rent de véritables discours funèbres sur Kraus, « le Swift alle-mand du XX• siècle», qui était devenu muet. D'autres lui con-seillèrent de lire Marx, afin de retrouver son langage ... (3)

    Qij,e fit alors Kraus ? La chose à laquelle on s'attendait le moins : un journal de Prague ayant reproduit son petit poème d'octobre 1933 avec des erreurs de ponctuation, l'au-teur se lança dans ce que la presse des réfugiés appela alors i< la lutte de Kraus pour la virgule ». Il demanda la rectifi-cation des erreurs et intenta un procès au journal qui s'y refusait.

    Les péripéties de cette campagne furent révélées par Kraus lui-même dans un nouveau cahier de sa revue en juillet 1934 et contenant les « nécrologies » que lui avait consacrées la presse des réfugiés allemands. Mais ce ne fut pas tout : le même cahier annonçait sur sa couverture qu'un autre cahier de la Fackel allait paraître incessamment, - le plus gros que Kraus ait jamais publié, puisqu'il devait comprendre quinze nu-méros (890-905 !

    En fait, fin juillet 1934, le cahier annoncé sortit des presses. Il ne contenait pas moins de. 315 pages et portait ce titre : « Pourquoi la Fackel ne paraît pas ». Ce fut un chef-d'œuvre de polémique, le pamphlet le plus puissant que la littérature allemande ait produit depuis Luther.

    Ainsi Kraus avait rompu son silence, contrairement à ce qu'il avait annoncé neuf mois auparavant.

    Trois thèmes peuvent être dégagés dans cette œuvre : la social-démocratie et le parti communiste ; la politique anti-socialiste de Dollfuss et sa lutte contre les nazis d'Autriche ; Hitler et son régime. ·

    Si l'on· voulait exprimer en termes politiques la position de Kraus, on pourrait la :résumer ainsi : avec Dolfuss contre Hitler et contre les partis socialiste et communiste coupables d'avoir, par leur politique, facilité l'avènement du nazisme.

    Pour comprendre le réquisitoire dressé par Kraus contre la gauche - thème principal de l'œuvre ·- il faut se remémorer les principaux faits historiques qui se déroulèrent .en Allema-gne et en 1\utriche depuis 1933.

    Après l'incendie de Reichstag (27/2/1933), aux élections géné-rales de mars 1933, le parti nazi recueille plus de dix-sept mil-lions de voix et 288 sièges au Reichstag, contre le. bloc Papen-Hugenberg, la SPD et la' KPD. Hitler s'assure de 52 % des sièges, la . majorité absolue, élimine. les partis socialiste, com-muniste et national-allemand, et constitue le Parti unique de la NSDAP. Sa liste recueille, au renouvellement du Reichstag de décembre 1933, presque 40 millions de voix, soit 92,2 % du corps électoral. Le Parlement n'a plus que 661 députés nazis. Le 30 janvier 1934, le Reich est constitué, marquant la fin de la Fédération des Laender allemands.

    La mise en pratique, par les communistes, de la ·« théorie » du social-fascisme avait porté ses fruits.

    En Autriche, en février 1932, Dollfuss devient chancelier. Un an plus tard, il ajourne sine die le Parlement et interdit les . partis communiste· . et nazi. ·Sur la politique de la social-démocratie autrichienne, nous

    avons le témoignage objectif d'un de ses représentants, Julius Braunthal, organisateur de la presse socialiste d'Autriche, vic-time de la répression organisée par Dollfuss contre les chefs

    · social-démocrates. A propos de l'attitude de ces derniers en face des mesures anticonstitutionnelles du chancelier autri-chien, Braunthal fait les remarques suivantes : « Peut-être avons-nous eu tort de refuser le 15 mars 1933 de riposter à l'élimination du Parlement par une insurrection armée... Mais même Otto Bauer recula devant les conséquences terribles

    d'une guerre civile. » C'est qu'il savait que. le gouvernement disposait de la supériorité militaire· et de l'appui de la. pays&ll" nerie. Prenant au sérieux la promesse de Dollfuss de résoudre la crise constitutionnelle,. la conférence·· .. des syndicats ouVriers décida d'attendre. « Ainsi, nous dit Braunthal, nous répétâmes l'erreur fatale commise par les socialistes allemands en face du coup d'Etat de Papen. » .

    Une insurrection ouvrière aurait-elle, dès lors, pu vaincre ? Braunthal reconnaît que « quelque héroïque qu'eût été le com-bat des ouvriers, Dollfuss aurait finit par en triompher, car la République était déjà minée par la haine des paysans et de l'Eglise catholique. » Ce n'est qu'en prison que Braunthal apprit le déroulement des événements de février 1934, l'écrase-ment de l'insurrection ouvrière de Vienne, la lutte isolée du Schutzbund, l'échec de la grève générale. « Les trains roulaient suivant l'horaire et le lendemain du comba]< tous les quotidiens (à l'exception des journaux socialistes) parurent comme à l'ordinaire. »

    Braunthal insiste sur l'attitude temporisante· de Otto Bauer, la démoralisation des ouvriers pendant les treize mois qui s'étaient écoulés entre l'avènement de Hitler et le coup de force de Dollfuss. « Ces sentiments de découragement s'ac-crurent par suite de la tactique évasive de l'exécutif du parti en face de la vague montante du fascisme autrichien ». Et l'auteur de prononcer une phrase qui nous donne la çlef per-mettant de mieux juger l'attitude de Kraus :

    « Le nœud du problème fut que, par sa tradition, son esprit et sa structure, la social-démocratie moderne n'était nullement un instrument d'insurrection. »

    Le jugement de Braunthal nous paraît moins objectif voire erroné lorsque; après avoir montré comment la social-démo-cratie s'était transformée progressivement en une organisation bureaucratique fortement liée à l'Etat, il rappelle l'influence de - Kraus sur l'élite intellectuelle du parti. Tout en recon-naissant que ce fut le puissant appel pacifique de l'auteur des Derniers Jours de l'Humanité qui avait amené de nombreux intellectuels au soci,alisme, Braunthal attribue à Kraus un « esprit de sophistication, de . scepticisme et de cynisme », -opinion diamétralement opposé