6_Buse
-
Upload
seraphicusdoctor718 -
Category
Documents
-
view
219 -
download
0
Transcript of 6_Buse
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
1
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
LES ROUMAINS ENTRE LES MYTHES NATIONAUX ET LE MYTHE
DE LEUROPE POLITIQUE
par Ionel Buse Universit de Craiova
Dans son clbre ouvrage The Clash of Civilizations, Samuel Huntington prsente le
monde est-europen comme un monde trop diffrent de lOccident catholique et
protestant, un monde situ en dehors de lEurope et incapable de sadapter aux valeurs
politiques modernes. Philippe Nemo inspir par S. Huntington et en partant de sa
morphogense culturelle de lOccident (linvention de la Cit, linvention du droit, la
rvolution thique et eschatologique de la Bible, la Rvolution papale et la promotion
de la dmocratie librale) apprcie que les pays orthodoxes, qui nont pas connu la
Rvolution papale, sont diffrents de lEurope Occidentale. Il considre que dans une
large mesure les pays orthodoxes comme la Roumanie ou la Bulgarie, ntant pas
occidentaux, leur intgration risque de dboucher sur un chec qui, par contrecoup,
fragiliserait toute la construction europenne antrieure. 1
LEurope raconte aux jeunes crite par Jacques le Goff, le bien connu historien franais,
prsente en images une seule Europe, lEurope de Charlemagne (France, Italie, Belgique,
Allemagne) o sajoute la Grande Bretagne et lEspagne. Pas grand-chose sur lEurope
Centrale qui est aussi catholique et protestante. En ce qui concerne lEurope de Sud-Est,
lEurope byzantine, elle a compltement disparue de son petit livre racont aux jeunes
Franais, Italiens, Anglais, Allemands, Espagnols de la future construction europenne. Il
y a aussi dautres auteurs occidentaux qui rduisent ou mme ridiculisent limportance de
lEurope du Centre-Est dans la culture europenne.
Je ne voudrais pas risquer ici dtre considr nationaliste, ou mal inform sur lhistoire de
lEurope et de ses valeurs occidentales, mais laisser les jeunes occidentaux construire
seuls la nouvelle Europe une poque de la diversit, non plus. Simplement je me
demande quelle Europe souhaite lOccident projeter ? Quelle histoire europenne veulent-
1 Philippe Nemo, Quest-ce que lOccident, PUF, Paris, 2004, p. 118.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
2
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
ils reconstruire et quel rle joueront les jeunes des pays non-occidentaux dans la future
construction europenne ?
Pour essayer dy rpondre je vais prendre pour point de dpart lide de nation. La plupart
des travaux consacrs aujourdhui la nation, surtout en Occident, sont trs critiques
ladresse de ce concept considr prim et responsable du nationalisme, des guerres et
des actes dintolrance du XXe sicle. On dit toujours que lpoque des nations cres
entre les XVIIIe et XIXe sicles est aujourdhui une poque dpasse. Dans quelques
annes, lEurope deviendra un espace sans conflits et idologies nationalistes. Les
derniers chos du nationalisme, encore prsents dans quelques pays de lEurope de lEst
et surtout dans lex-Yougoslavie (mais aussi dans lEurope Occidentale : Pays Basque,
Corse, Irlande du Nord !) sont en train dtre exorcises. Donc la solution est simple: la
disparition des frontires, la rgionalisation, lunit conomique et politique supranationale,
la gestion des contradictions et des conflits etc. une poque de la mondialisation, les
gens deviendront de plus en plus semblables. Ralit ou utopie ? Difficile dire. Dans le
sens moderne, historiquement et culturellement parlant, lEurope nexiste que par ses
nations. Mme une grande partie des politiciens occidentaux soutiennent une Europe des
nations. Alors, dans quel sens parle-t-on de lunit de lEurope ? Existerait-il une
incompatibilit absolue entre les mythes des identits nationales et le mythe de la future
Europe ?
Pour rpondre ces dernires questions jai pris le cas de la Roumanie, membre rcent
de lUnion Europenne ayant redcouvert lEurope par les mythes de la nation.
Modle didentit et de solidarit de lpoque moderne, la nation - une communaut
imagine, selon lexpression de Benedict Anderson -, une religion qui a rinvente
lhistoire, sest dveloppe autour dun noyau ethnique et de certains mythes fondateurs.
Pourquoi une religion ? Parce que dans un trs court dlai, une poque de la
scularisation, les gens ont adhr une nouvelle mythologie, la mythologie de la nation.
Llite politique et culturelle se basant sur lide dethnie dcide ladoption dune nouvelle
religion (langue, religion, territoire, mythes dorigines communes etc.). La nation est une
communaut complexe mais simplifie et homognise dans limaginaire, investie avec
un haut degr de cohrence et avec un destin particulier qui la dlimite et spare dautres
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
3
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
communauts similaires .2 La nation est la nouvelle formule de la solidarit sociale lre
des inventions. Les structures sociales traditionnelles sont remplaces lpoque de
lindustrialisation et de lurbanisation, par la mythologie des nations libres.
Nous trouverons lide des origines du mythe de lEurope dans les sicles des nations
modernes. Les Europens occidentaux du XVIIIe et du XXe sicle ont dcid que
lAntiquit grco-romaine reprsentait larchtype de lEurope. Une civilisation grco-
romaine idalise devient le modle des nations. La nation est linvention de lEurope tout
comme lEurope est linvention de la nation. LEurope du XVIII-me et du XIX-me sicle a
cre la nation moderne, mais les mythologies des nations de lEurope supposent aussi
lexistence des origines europennes de la nation : lAntiquit grco-romaine, le
christianisme etc.
Chaque nation europenne cherche ses anctres parmi les peuples antiques ou plus loin
en prhistoire. Mme les empereurs allemands se considraient les hritiers de lEmpire
romain, tout comme les Troyens Francus et Brutus taient considrs les fondateurs des
monarchies franaises et anglaises. Les mythes des origines vont parfois trs loin. La
modernit europenne a suppos par exemple la naissance dun national-atlantisme.
LEspagne, la Sude, lItalie et lAllemagne ressuscitent les mythes des origines de leurs
peuples en invoquant la lgendaire Atlantide. Il nous suffirait de rappeler louvrage du
recteur de lUniversit dUppsala, Olof Rudbeck, paru en latin en 1702 et parlant dune
Atlantide sudoise.
Les mythes de la nation supposent toujours un noyau historique et une aura imaginaire.
Lidentit relle et imaginaire, la fois, des Roumains suit le mme processus de
lapparition de la nation. Parmi les mythes des origines europennes des Roumains, qui
concident avec les mythes des origines de la nation roumaine, les plus importants sont :
le mythe de la latinit, celui de la symbiose daco-romaine et celui des remparts de la
chrtient.
2 Lucian Boia, Deux sicles de mythologie nationale, Humanitas, 1999, p. 38.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
4
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
De la latinit lide europenne Les origines du mythe de la latinit des Roumains se trouvent dans les documents
mdivaux trangers qui, par le mot valaque, dsignaient (dans plusieurs langues :
allemand, slave, hongrois etc.) les Roumains en tant quethnie dorigine romaine de
lespace sud-est europen qui parlent une langue dorigine latine. Le mot valaque (walach)
est dorigine germanique et sapparente celui de Welsh (Grande Bretagne), Walon
(Belgique), Walsi (Suisse). Le terme fut ultrieurement adopt par les Slaves (Vlah), les
Byzantins, les Hongrois (Olah), les Turcs, etc. Les Roumains mmes staient toujours
dsigns par le nom de Rumn, du latin Romanus. Les origines du mythe de la latinit
remontent au dbut du II-me sicle du premier millnaire chrtien quand, par lexpansion
romaine son apoge, aprs deux guerres contre le roi dace Dcbale, lempereur Trajan
russit conqurir la Dacie. Mme sil y a de la controverse historique avec les nations
voisines (les Hongrois), lexistence dune population parlant une langue dorigine latine en
Transylvanie tout au long de lhistoire est une preuve importante de la continuit. Dailleurs
les chroniqueurs humanistes de la Moldavie et de la Valachie, insistent sur lorigine latine
de la langue et du peuple roumains. Le prince moldave Dimitrie Cantemir (1673-1723),
lun des grands orientalistes et spcialistes dans lhistoire ottomane, membre de
lAcadmie de Berlin tente de dmontrer quen dpit de la division en provinces spare,
les populations de ces pays ont une mme origine et parlent la mme langue,
reprsentant une seule et unique entit ethnique et nationale 3.
Lesprit des Lumires apportera un important mouvement dmancipation sociale et
politique des Roumains des trois principauts: La Valachie, la Moldavie et la Transylvanie.
En Transylvanie, aprs lunion dune partie des Roumains orthodoxes avec le
christianisme catholique, lEcole transylvaine, socit scientifique, culturelle et militante de
lpoque Petru Maior, Samuil Micu, Gheorghe Sincai, Ion Budai Deleanu a cherch
des arguments historiques sur lorigine latine de la population roumaine majoritaire de
Transylvanie. Dans le contexte historique des Lumires, lEcole transylvaine met laccent
3 Ramona Boca-Bordei La latinit repre identitaire roumain , in Mythes et symboles politiques en Europe Centrale, sous la dir. de Chantal Delsol, Michel Maslowski, Joanna Nowicki, PUF, Paris, 2002, p. 509.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
5
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
sur la latinit de la langue roumaine, considre la langue des anciens colons romains.
Elle remplacera, dans ses ouvrages, la graphie cyrillique par lalphabet latin. Dailleurs en
1779, Samuil Micu publie Wienne, pour la premire fois, un livre roumain graphie
latine.
Le plus important document de lEcole transylvaine est Supplex Libellus Valachorum (1791-1792) adress lempereur Leopold II de Habsbourg par lequel on demande que la
nation roumaine de Transylvanie soit reconnue parmi les nations de lempire. Suplex
Libellus Valachorum va dclancher le processus de la constitution de la conscience
nationale des Roumains de Transylvanie qui faisait partie de lempire des Habsbourg et de
ceux des principauts valaques (la Valachie et la Moldavie) places sous la suzerainet
turque. La premire grammaire de la langue roumaine crite en latin (Elementa linguae
daco-romanae sive valachicae) dmontre aussi lorigine latine de cette langue. Fr. Diez,
le fondateur de la philologie romaine compare, y trouvera ses arguments afin de ranger
la langue roumaine dans la famille des langues romanes continuatrices du latin dans les
anciennes provinces de lEmpire 4.
Dans leur programme de lanne 1848, les rvolutionnaires roumains de toutes les trois
principauts ont inscrit la libert nationale, labolition du servage, la dmocratisation de
ltat mais aussi lindpendance et lunion de tous les Roumains, vu leurs langue et origine
ethnique communes. Voil ce quon crivait dans le journal Constitutionalul du 19 mars
1848 : Tous les pays habits par les Roumains sappelleront dsormais la Roumanie
() car il sagit de la patrie commune des Roumains et tous les patriotes Roumains, qui y
habitent, forment la nation roumaine qui se doit elle-mme dtre une et indivise .
En partant des trois familles de langues europennes, la mythologie nationale roumaine
sera influence par les mythes europens des trois frres : la gent latine, la gent
allemande et la gent slave. Les crivains romantiques et les hommes politiques roumains
du XIX-me sicle mettent en vidence lappartenance des Roumains la gent latine,
considre lhritire de la civilisation romaine, lancien centre de la civilisation
europenne. En ce sens, les Roumains deviennent fiers dtre Europens. Ainsi, ils se
4Ibidem, pp. 511-512.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
6
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
considrent plus europens que les Slaves et les Hongrois, grce leur origine latine. Le
roumain est considr un lot de latinit dans une mer slave .Voil quelques vers du
pome La chanson de la gent latine crit par le pote romantique Vasile Alecsandri :
Elle est une reine, la gent latine
Entre toutes les grandes gents
Portant au front l'toile divine
Qui guide les peuples sur la mer du temps
Le mythe daco-romain est prsent dans les lgendes populaires (Trajan et Dochia, par
exemple), dans les programmes politiques des rvolutionnaires et mme dans lhymne
dtat daujourdhui (Rveille-toi, Roumain) cre par le pote rvolutionnaire Andrei
Mureanu au XIX-me sicle :
Rveille-toi, Roumain, du sommeil de la mort
Dans lequel t'ont plong les barbares tyrans.
Maintenant ou jamais construis-toi un autre destin
Devant lequel se prosternent mme tes cruels ennemis.
Maintenant ou jamais montrons au monde
Que dans nos veines coule toujours un sang romain
Et que dans nos curs nous gardons avec fiert un nom
Triomphant dans les batailles, le nom de Trajan !
Peu importe que les courageux Daces aient t vaincus par les Romains. La symbiose
daco-romaine el la latinit resteront jusqu nos jours les mythes des origines
europennes des Roumains.
Les remparts de la chrtient et le mythe du hros Un autre mythe europen des Roumains est le mythe des remparts de la chrtient. Il est
remarquer que les Roumains nont pas danne ou de date de conversion au
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
7
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
christianisme comme les Bulgares (865), les Serbes (874), les Polonais (966), les Slaves
de lEst (988), les Hongrois (1000), mais il sagit dun processus qui a eu lieu dans les
premiers sicles chrtiens. Selon certains historiens, ce processus commence au bord de
la Mer Noire par lapostolat de Saint Andr. Certainement les termes religieux les plus
importants en roumain viennent directement du latin, ce qui suggre que la population du
sud et nord du Danube aurait t convertie graduellement au christianisme en latin. Cest
dailleurs ce quon entend par laffirmation de certains auteurs qui soutiennent que le
peuple roumain serait chrtien par sa naissance. Aprs le Grand schisme, la plupart des
Roumains sont rests chrtiens de rite oriental mme si une petite partie des habitants
des trois Principauts sont convertis ultrieurement au catholicisme (des nobles et princes
roumains de Transylvanie, Valachie et Moldavie). Il sy ajoute la cration de lglise
orientale runie Rome aprs 1700 en Transylvanie (le greco-catholicisme), glise qui a
milit pour la lutte dmancipation sociale et nationale des Roumains de Transylvanie
dans les XVIII me et XIX me sicles.
Le mythe et lhistoire des remparts de la chrtient dans lEurope centrale sentr- croisent.
Tout comme la Pologne, la Hongrie et lAutriche, les Principauts valaques (la Valachie, la
Moldavie et la Transylvanie) se proclament les remparts de la chrtient. Le Moyen Age
roumain est marqu par de grands conflits militaires avec lEmpire Ottoman. Entre les
XIVme et XVIIIme sicles, les Principauts valaques, se proclamant bastion du monde
chrtien, ont port plusieurs batailles contre les Turcs. Par leurs alliances avec les voisins
(les Serbes, les Hongrois, les Polonais) les vovodes roumains organisent des croisades
contre les Turcs qui, en 1453, avaient dj conquis le Byzance.
Les princes valaques (Mircea le Vieux, Vlad lEmpaleur, Etienne le Grand, Jean de
Hunyadi, Michel le Brave etc.) deviennent des hros mentionns par les chroniqueurs du
temps. Lhymne national de la Roumanie rappelle aussi les figures lgendaires des hros
dfenseurs de la libert et des frontires de la chrtient (Mihai, Stefan, Corvin). Les
crivains romantiques du XIX-me sicle (Nicolae Blcescu, Andrei Mureanu, Vasile
Alecsandri, Vasile Crlova, Mihai Eminescu, etc) ddient des pomes historiques aux
hros de la lutte anti-ottomane. Ainsi, dans un pome dinspiration patriotique (ptre III),
Mihai Eminescu, considr le pote national des Roumains, reprend les vieux mythes
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
8
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
historiques et glorifie le pass national tout en le mettant en antithse avec le prsent
corrompu. Il y invoque les figures lgendaires de Mircea le Vieux et de Vlad lEmpaleur.
"Le plus brave et le plus capable des princes chrtiens", selon l'historien allemand
Leunclavius, Mircea le Vieux (1386-1418) obtient Rovine en 1395, aprs une terrible
bataille, la premire grande victoire des Valaques du Nord du Danube contre le sultan
Bayazid. Dans son pome, Mihai Eminescu prsente une rencontre imaginaire entre
Mircea le Vieux et Bayazid avant la bataille o il met en vidence le courage du vovode
roumain qui invoque lopposition de la terre valaque mme face linvasion ottomane et
qui croit dans sa victoire parce quil sagit dune guerre juste des Roumains.
Mme sil est devenu aujourdhui le Vampire universel, cre par le roman de Bram Stoker
et la filmographie du XX-me sicle, Vlad lEmpaleur lun des petits-fils de Mircea le
Vieux est considr dans les chroniques mdivales slaves un hros de la chrtient.
Dans le mme pome de Mihai Eminescu, Vlad lEmpaleur devient le symbole de la lutte
anti-ottomane, de lordre social et de la justice5 : Cum nu vii tu Tepe Doamne / Ca punnd
mna pe ei / S-i mpari n dou cete / De smintiti i de miei / i n dou temnii large /
Cu de-a sila s-i aduni / S dai foc la pucrie i la casa de nebuni. Pendant plus de deux
sicles, dans leur imaginaire collectif, les Roumains ne sidentifient pas Dracula, mais
limage du hros mdival, redcouverte par les mythes de la nation roumaine.
Les vovodes roumains sont considrs par les papes, tout comme les princes et les rois
catholiques, dfenseurs de la chrtient. Aprs la victoire dEtienne le Grand (tefan cel
Mare) de Moldavie sur les Turcs en 1475, par exemple, le pape Sixte IV le surnommera
athleta Christi . Aprs chaque bataille victorieuse porte contre les Turcs, le vovode
moldave faisait construire une glise. Ainsi, les historiens roumains lui attribuent la
construction de 32 glises et monastres. Une partie dentre eux on les retrouve
aujourdhui au Nord de la Moldavie, inclus dans le patrimoine de lUNESCO (Vorone et
Putna). Ce sont les motifs pour lesquels en 2004, loccasion de la commmoration des
5 Accours vite, Empaleur, mon prince ! / Ne tarde pas les capturer / Partage-les en deux bandes / Lune de fous, lautre dinfmes / Pour les faire ainsi entrer de force / Dans deux larges prisons / Et mettre enfin le feu / Tant la prison et qu lhospice. (notre trad.)
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
9
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
cinq sicles depuis la mort dtienne le Grand, lglise Orthodoxe Roumaine canonise le
Dfenseur de la chrtient devenu tienne le Grand et Saint .
Dans limaginaire national, ct dtienne le Grand, Michel le Brave (Mihai Viteazul,
1593-1601) est la plus reprsentative figure de hros roumain dfenseur de la chrtient.
En 1595, il obtient une brillante victoire Clugareni contre les Turcs qui sont forcs de se
retirer au sud du Danube. Vovode de la Valachie, Michel le Brave est considr le
premier unificateur des trois principauts mdivales valaques (La Valachie, La
Transylvanie et la Moldavie) qui composent la Roumanie moderne daujourdhui. Aprs
lunification de la Valachie et la Transylvanie, en 1600, il attire lattention de Rodolphe II de
Habsbourg sur limportance stratgique des principauts valaques pour lEurope. Il justifie
lunification des trois principauts (en 1601) par le rle des remparts de la chrtient : Ce
que jai fait je lai fait pour la foi chrtienne, ayant vu ce que souffrent chaque jour les
pauvres chrtiens. Jai entrepris de soulever ce grand fardeau avec les seules forces de
ce pauvre pays, afin den faire le bouclier de la chrtient entire .6 cause de ses
intrts politiques en Transylvanie, lempereur Rodolphe dAutriche ordonne lassassinat
du prince valaque en 1601. Lassassinat de Michel le Brave est considr aujourdhui
encore, par les Roumains, comme une grande tragdie nationale.
Traditionalisme ou modernisme europen? Les mythes de la nation ont cres la Roumanie europenne moderne. Entre 1840 et 1880
les deux principauts valaques la Valachie et la Moldavie ont connu un essor conomique,
politique et culturel remarquable. Issues de sous la domination ottomane, surtout dans les
deux derniers sicles, les deux Principauts Valaques runies en 1859 taient les
hritires dun mode de vie balkanique-oriental. Lesprit latinisant de lcole transylvaine et
lactivit de llite intellectuelle francophone et pro-occidentale ont beaucoup contribu
lapparition de lide de synchronie avec le monde europen et par consquent,
lapparition du mythe de lOccident. Une lite nationale denviron 200 intellectuels, la
6 Andrei Pippidi, La croisade au bas Danube : les Roumains comme rempart de la chrtient , in Histoire des ides politiques de lEurope centrale, s. la dir. De Chantal Delsol et Michel Maslowski, PUF, 1998, pp. 85-86.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
10
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
plupart faisant partie de lmigration parisienne a prpar lunification des deux
principauts, lindpendance nationale en 1877 et la proclamation du royaume en 1881.
Lun de ses artisans les plus importants de la Roumanie moderne est Charles I-er de la
dynastie de Hohenzollern. La fin du XIX-me sicle verra natre le mythe du Petit Paris
Bucarest qui devient une capitale europenne. Aprs lunification avec la Transylvanie,
la Bessarabie et la Bucovine, en 1918, la Roumanie a connu le plus lev niveau de vie
en 1938, tant considre lpoque par les voyageurs occidentaux le seul pays
europen des Balkans et un modle pour les pays de la rgion.
Le processus de modernisation de la Roumanie a t difficile et complexe. Pendant plus
dun sicle, llite politique et culturelle roumaine oscille entre sa propre tradition et la
modernit europenne. Jai choisi un texte critique crit par Alexandra Laignel-Lavastine
qui parle dune modernit problmatique du XXe sicle roumain cause dune
confrontation entre les modernistes et les traditionalistes. Lauteur cit suppose quau
cours de la premire phase de la confrontation tout est rduit lopposition Orient -
Occident, orthodoxie - latinit, ruraux - urbains, civilisation paysanne civilisation
urbaine. Sy reflte lacuit de la crise ne de la rencontre brutale entre une culture
moderne importe, fonde sur la rationalisation, et une culture traditionnelle issue du
monde rural, encore fortement imprgne de fodalit et, ne loublions pas, de leur
coexistence longtemps simultane et conflictuelle. 7 Alexandra Laignel-Lavastine
remarque linfluence du romantisme allemand de Herder sur la pense conservatrice
roumaine, vision qui soppose au processus de lindustrialisation force. Elle considre
que, dans cette phase, loption traditionaliste et conservatrice dfend les valeurs
autochtones dans le cadre dun tat paysan de conception ethnique ou organiciste. En
vrit, les thoriciens du courant traditionaliste sopposent partiellement aux formes
occidentales fortes considres artificielles pour la tradition roumaine. Philosophes,
historiens, crivains, politiciens en diverses variantes8 font un plaidoyer en faveur du
spcifique roumain . En mme temps, une bonne partie de ceux-ci ont t considrs
7Alexandra Laignel-Lavastine, Le XXe sicle roumain, ou la modernit problmatique , in Histoire des ides politiques de lEurope centrale, s. la dir. De Chantal Delsol et Michel Maslowski, PUF, 1998, p.567. 8 Ibidem, p. 568.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
11
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
responsables pour les thories nationalistes et xnophobes du XIX-me sicle et dbut du
XX-me sicle etc.
Les modernistes ou les europanistes progressistes sont les thoriciens libraux et
dmocrates favorables au processus dindustrialisation et pour une volution synchronique
de la Roumanie. En ce sens, Alexandra Laignel-Lavastine cite le critique Eugen Filotti, qui
a publi en 1924 un article - programme du synchronisme europen : Notre idal est
dynamique, perdu dinnovation. Il nest pas dans lattachement crisp une tradition
strile, et beaucoup dgards imaginaire ; il nest pas dans lentretien exclusif du
phnomne autochtone Notre lumire vient dOccident. Nous nentendons pas un seul
instant oublier notre qualit dEuropens Sil est question daffirmation, nous nen
voyons quune, active et productive : laffirmation de notre gnie et de notre tre
spcifiques dans les formes de la culture europenne. 9 Mme si les modernistes sont
considrs plus europens que les traditionalistes, le reproche discret de lauteur est que
les projets politiques des libraux : se veulent subordonns lpanouissement du
spcifique national notion centrale et admise par tous comme leur finalit ultime 10
Les seuls vritables europens, suggre Alexandra Laignel-Lavastine seront les penseurs
marxistes (communistes et sociaux-dmocrates), trs minoritaires.
Peut-on simplifier ce point la relation tradition modernit ? Ne sagirait-il pas dune
grille de lecture trop idologisante ?
Dans lhistoire de toutes les nations modernes, mme occidentales, il existe une
confrontation pareille. Pour les modernistes roumains tout comme pour les traditionalistes
la lumire vient dOccident . Pour toute llite intellectuelle roumaine quelle soit
traditionaliste ou moderniste, les penseurs politiques, les crivains, les philosophes de
lOccident ont t le principal systme de rfrence. Le mythe de lOccident suppose, sans
doute, des aspects positifs et ngatifs. LOccident a invent la nation mais aussi le
nationalisme, le racisme et le communisme. Le nationalisme roumain est import de
lOccident, tout comme lEurope occidentale est la source des valeurs modernes et
9 Eugen Filotti apud Alexandra Laignel-Lavastine, op. cit., p. 570. 10 Ibidem, p.571.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
12
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
dmocratiques pour les pays du Centre-Est de lEurope.Avant la Seconde guerre
mondiale, la Roumanie tait lun des pays du Centre-Est trs proche de lOccident ayant
connu pendant une centaine dannes une remarquable (r)volution vers lOccident.
LEurope des rves Les historiens rcents de lOccident ont tort de considrer la Roumanie en dehors de
lEurope. Ce sont la Seconde guerre mondiale et le communisme qui ont interrompu cette
rvolution occidentale. Les Roumains, tout comme les autres nations emprisonnes par le
communisme sovitique (chque, slovaque, polonaise, hongroise, croate, serbe etc.), ont
rv lEurope pendant plus de cinq dcennies. Pour eux, larrive du communisme a t
le pire des pires de toute leur histoire rcente. Llite culturelle roumaine pro-occidentale a
t emprisonne, torture, dcime, dporte. Le stalinisme internationaliste a chass
toutes les valeurs occidentales : dmocratie, libert, pluripartisme, droits de lhomme.
Lpuration systmatique de la socit visait tout ce qui rappelait lEurope. Les livres des
crivains, des philosophes capitalistes ont t interdits. Les seules mythes permis :
lhomme nouveau, le collectivisme, le Sauveur (le proltariat, lUnion Sovitique, Staline),
la lutte des classes etc. La Roumanie lle latine, qui pendant un sicle et demi avait
essay de naviguer vers LOccident, devait rintgrer la mer slave Les nouveaux
mythes fondateurs sinsraient dans la dialectique de la lutte des classes : rvoltes
paysannes au Moyen ge, rvolutions du XIX-me sicle, luttes ouvrires, lhistoire
hroque du Parti communiste le moment de 1944, avec la libration de la Roumanie
par lArme rouge, dbut dune re nouvelleLe retournement tait complet : du
nationalisme linternationalisme (en fait, lantinationalisme et au prosovitisme) de
louest lest .11
Mme si lpoque stalinienne tait une poque du goulag et de lisolement, les mythes de
lOccident continueront exister. Le plus connu de ces mythes, cest le mythe du Sauveur
amricain. Plus dune dcennie aprs linstauration du communisme en Roumanie, dans
les Carpates continuera combattre une rsistance arme contre la communisation de la
11 Lucian Boia, Mythologie communiste, version roumaine , in Mythes et symboles politiques en Europe Centrale, sous la dir. de Chantal Delsol, Michel Maslowski, Joanna Nowicki, PUF, Paris, 2002, p. 597-598.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
13
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
Roumanie, rsistance organise par danciens combattants de larme, officiers, paysans,
tudiants et hommes politiques anims par ce mythe. La Rvolution hongroise de 1956 a
contribu elle aussi entretenir le rve de lOccident tout comme le Printemps de
Praga et le syndicat polonais Solidarnosc.
Dviant de la ligne impose par lUnion Sovitique, dans la deuxime phase du
communisme, aprs 1965, la Roumanie de Ceauescu passe de linternationalisme
proltaire au communisme national. Le relatif dgel face lOccident nous offre pour la
premire fois, aprs linstallation du communisme en Roumanie, loccasion de connatre
partiellement la culture europenne occidentale. On traduit beaucoup les crivains
europens et la pense philosophique de Kant, Hegel, Platon, Aristote, Leibniz, Croce,
Sartre, Camus. Cest lpoque o lOccident misait sur la Roumanie en surestimant son
indpendance face Moscou . Mme sil ne sagit pas dune ouverture proprement-dite,
laccent mis sur la mythologie nationale permettra la rhabilitation dune partie de
lintelligentsia roumaine davant la guerre. Parmi les intellectuels roumains rhabilits on
retrouve le philosophe Constantin Noca qui faisait partie de la Nouvelle Gnration des
annes 30 (Emile Cioran, Mircea Eliade, Eugne Ionesco etc). Les uvres dEliade et
dE. Cioran commencent tre dites en Roumanie. Dans son dernier livre le philosophe
Constantin Noca (considr traditionaliste par Alexandra Laignel-Lavastine), fait lloge
philosophique du modle culturel europen : La seule culture europenne, dans notre
perspective du moins, aprs avoir tent diverses variantes (byzantine, catholique,
italienne, franaise, anglo-saxonne) sest ouverte, par la conscience historique, toutes
les cultures connues. Par comparaison avec elle, les autres nous semblent
paroissiales 12. Dailleurs, le philosophe tend considrer les autres cultures (gyptienne,
chinoise, indienne, et, parfois mme grecque) plutt comme des configurations culturelles
que comme des cultures proprement-dites. Mme si on pouvait tre souponns
deurocentrisme, semble dire Noca, la manire d tre Europen exprime lide mme
de culture. Il tend superposer la civilisation europenne au modle chrtien. Quoiquil ne
soit pas un philosophe religieux, il affirme son opposition la civilisation scularise des
12 Constantin Noica, Le modle culturel europen, Humanitas, Bucarest, 1993, p. 27.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
14
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
derniers sicles, avec ses garements, comme il rsulte, dailleurs, de la Lettre un
intellectuel occidental. Cest le tmoignage dun Europen (marginal, n.n.) trahi par les
vicissitudes personnelles et globales. Il sagit l dun Europen traditionnel. Pro-occidental
par rapport au pass, anti-occidental par rapport au prsent, dailleurs 13. Cest un anti-
occidental par rapport lhistoire europenne qui est entre dans une poque du
positivisme ayant dtermin ses propres crises didentit, dues aux guerres et aux
idologies totalitaires. Quand il parle des vicissitudes historiques personnelles et globales,
Noca se rfre discrtement au rgime communiste aussi, dont il tait prisonnier.
Lcole de Pltini, forme autour de Constantin Noca, tolre par le rgime communiste
cause de son intrt pour la mythologie nationale, a entretenu parmi les tudiants et les
intellectuels roumains le mythe de lEurope et a cr mme une rsistance par la culture
contre la dictature. Lun des intellectuels de Pltini, Andrei Pleu est devenu lun des plus
importants dissidents la fin de la dernire dcennie de la dictature communiste. Mme si
la dissidence roumaine na pas connu lampleur de la dissidence polonaise, par exemple,
(et il y a plusieurs causes cela), quelques intellectuels de marque (Paul Goma, Doina
Cornea, Mihai Botez, Dorin Tudoran, Dan Petrescu, Andrei Pleu etc.) ont contribu
entretenir la nostalgie de lOccident. On doit y ajouter la Radio Europe Libre qui a transmis
pendant des dcennies des missions danalyse et dinformation sur les rgimes
communistes totalitaires de lEst et sur les valeurs de la dmocratie europenne.
En guise de conclusion Dominique Wolton parle dune langue de bois europenne qui rpte toujours que la
richesse de lEurope rside dans sa diversit et dans le dialogue de ses identits. Quel
dialogue ? Les europanistes supposent lexistence dun espace public europen. Il ny
a pas despace public europen parce que les conditions historiques qui ont prsid
lapparition de tels espaces au sein des diffrents Etats-nations depuis le XVIII-me sicle
ne sont pas runis lchelle de lEurope 14. Il nexiste pas encore les conditions
13 Ion Ianoi, O istorie a filosofiei romneti (Une histoire de la philosophie roumaine), Ed. Apostrof, Cluj, 1996, p. 360. 14 Dominique Wolton, La Nation, in LEsprit de lEurope 2- Mots et Choses, Flammarion , 1993, p.125.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
15
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
dapparition de lespace public largi lchelle europenne. En ce sens, Dominique
Wolton prsente cinq diffrences importantes entre lespace public national et son
extension lespace public europen : Le premier est dordre historique. Chaque espace
public national sest constitu lentement travers un processus historique complexe,
souvent violent, qui sest droul sur deux siclesLa deuxime grande diffrence
concerne la notion de frontires et la diffrence de sens accorde a lide de
fermeture La troisime diffrence concerne la question de lidentit, sans laquelle il ny a
pas non plus despace public. Ne peuvent sexprimer, communiquer, sopposer au sein
dun espace public que des acteurs identifisQuatrime diffrence : labsence de
valeurs communes Cinquime diffrence : labsence de langue commune 15
Le problme de lidentit europenne est essentiel pour constituer un espace symbolique
commun. Mme si les modes de vie se ressemblent en Europe, il ny a pas de culture
commune aux Europens. Il y a une culture franaise, allemande, anglaise, italienne etc,
mais pas une culture au sens large europen. Il y a de grandes diffrences entre les
symboles des cultures des pays europens crs par leurs langues nationales, mme si
elles sont de tradition catholique ou protestante. Il sy ajoute, paradoxalement, le manque
mme dune culture politique commune, les valeurs du libralisme, du socialisme, de la
social-dmocratie, de la dmocratie chrtienne sont mdiatises diffremment par les
cultures nationales 16. Dominique Wolton propose une construction de la nouvelle identit
politique europenne selon le modle des tats-nations. Les tats-nations peuvent
devenir non pas un obstacle, mais une chance dans la construction de lespace public
europen. Ce nest pas le thme de lidentit postnationale qui aidera lmergence de
lespace public europen car il conduit slectionner dans le nationalisme ce qui est bon
(les valeurs, lidentit) et rejeter ce qui est mauvais, privilgier une vision rationaliste et
conventionnelle, argumentative et synchronique, et liminer le reste ; bref, construire
un nationalisme idal 17. En ce sens, lauteur propose aussi une communication entre les
cultures nationales par lintermdiaire des mdias nationaux. Utiliser les mdias pour
15 Ibidem, pp.128-133. 16 Ibidem, p.131.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
16
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
aider chacun, de chez lui, mieux connatre lautre, apprivoiser lautre, sans se sentir
menac par lui En un mot, ne pas se servir de la communication pour dpasser les
frontires, mais dans un premier temps, pour les respecter18.
Lopinion publique nationale est attire dans le processus de construction de lEurope,
mais les dbats sont encore loin du problme de la construction dune Europe vivante qui
est lEurope symbolique. La plupart des Europens occidentaux sont sceptiques en ce qui
concerne lavenir de lEurope. Donc la question, toujours valable, qui reste : comment on
peut construire une Europe symbolique, une Europe de laffection et de loptimisme ?
Souvent les intrts politiques et conomiques des vieux Europens sopposent
paradoxalement eux aussi la construction symbolique de lEurope. Une construction
symbolique suppose le respect de toutes les cultures nationales et de chaque langue
europenne. Dans ce sens, il ny pas de cultures suprieures et infrieures. Il ny a pas
dtats suprieurs et dtats infrieurs. LEurope symbolique est une Europe pour tous ses
citoyens de toutes ses langues. Pour construire un espace symbolique europen il est
ncessaire peut-tre de suivre le modle des mythes nationaux. La solidarit nest pas
une valeur en soi, mais elle est aussi une expression de limaginaire collectif, dtermine
par un fond affectif que les peuples ont conserv. La solidarit des Europens dpend de
la force de limaginaire des anciennes nations de crer des mythes communs. Car
lEurope unie sera aussi lEurope de limaginaire.
En ce qui concerne les reprsentations des Roumains sur lEurope, aprs la disparition de
la dictature, en Dcembre 1989, dans lespace public roumain, on a repris lancienne
dispute entre les nationalistes et les europanistes. Mais cette fois-ci, elle a acquis un
caractre politique trs fort, tant lie la ncessit de la rinstauration en Roumanie des
valeurs de la dmocratie moderne europenne, dans les conditions o lEurope elle-mme
est sur le point de se transformer, la suite des traumas subis au XX-me sicle, et dont
elle porte lunique responsabilit. Les nouveaux nationalistes sont en gnral les
anciens communistes hostiles aux valeurs librales de dmocratie, de droits de lhomme
17 Ibidem, p. 133. 18 Ibidem, pp. 139-140.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
17
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
et les profiteurs de la transition. Mais la recration de lidentit politique roumaine aprs la
chute de la dictature est un processus irrversible qui se produit maintenant par un
engagement actif dans le sens de loccidentalisation et des valeurs europennes
modernes. En mme temps, lexpression mentalit contemplative orthodoxe et byzantine
orientale 19 exprimant une certaine identit psychologique des Roumains ne doit pas tre
entendue seulement au sens ngatif, trs diffrente par rapport lOccident. Cest comme
si on ny pouvait rien trouver, part peut-tre quelque relique historique et, bien sr, le
chteau de Dracula . Malgr son retard historique par rapport lOccident,
principalement cause du totalitarisme communiste, le Sud-Est du vieux continent garde
toujours un caractre europen, avec un riche hritage spirituel qui nous rappelle de vieux
symboles collectifs que lEurope Occidentale risque, par son excs de positivisme de jeter
aux poubelles de lhistoire. Limaginaire collectif roumain, plus traditionaliste, sest en effet
partiellement construit diffremment de celui de lOccident. Mais cela na pas constitu un
obstacle pour que lespace roumain offre lEurope, selon les modles de ses propres
valeurs, de grands noms de philosophes, crivains, musiciens, artistes plasticiens,
scientifiques.
Les penseurs considrs traditionalistes par Alexandra Laignel-Lavastine, mais qui ont
suivi leurs tudes en Occident, tels que : Constantin-Radulescu-Motru, Lucian Blaga,
Constantin Noca, Mircea Eliade sont, en mme temps, les penseurs qui ont bien explor
limaginaire culturel populaire roumain et celui du Sud-Est europen. Par leurs uvres
peu connues en Occident et souvent critiques ladresse de liconoclasme europen, ils
ont mis en valeur un espace culturel exclu par les historiens positivistes de lEurope du
XX-e sicle.
La jeune gnration roumaine est fortement pro-occidentale dans sa majorit. Un sondage
dopinion ralis par UE dans lautomne 2007 en Roumanie, concernant la confiance des
Roumains dans diverses institutions, situe lEglise sur la premire position (77%) et lUE
sur la deuxime position (68%) lgalit avec lArme. Il ne sagit pas dinstitutions
proprement dites, mais de symboles que ces institutions reprsentent. Dailleurs
19 Alina Mungiu-Pippidi, Identitate politica romaneasc si identitate europeana , n vol. Revenirea n
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
18
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
leurobaromtre considre les Roumains parmi les plus optimistes peuples europens en
ce qui concerne lavenir de la Nouvelle Europe. Pourquoi ? Apparemment, il sagit du
mythe du paradis conomique occidental. Mais en plus, on peut remarquer que les
Roumains et les Europens du Centre-Est, aprs des dcennies de dictature sovitique,
plus religieux que leurs compatriotes occidentaux, conservent un apptit supplmentaire
pour les mythes collectifs, y compris pour le mythe de la Nouvelle Europe. Une synthse
entre la rationalit politique des europanistes et les imaginaires collectifs des nations
europennes favorables lide de lEurope Unie crera peut-tre les nouveaux mythes
de lEurope et par consquent, une solidarit affective et effective des Europens.
Les imaginaires collectifs peuvent sans doute alimenter les nationalismes les plus abjects,
mais aussi les crations culturelles. Cela dpend aussi de la volont et de la culture de la
classe politique. Lespace imaginaire de lhabitation dune communaut, dun peuple,
dune nation, peut tre ractualis en fonction du temps historique. Le temps historique
est, dailleurs, lui aussi, spatialis par laction du mythos collectif. Autour de cette imagerie
spatio-temporelle sexpriment les rapports didentit et de diffrence. Outre que lOccident
peut apprendre quelque chose du tragisme de lhistoire rcente de lEst et du Sud-est
europens, il peut encore ractiver, par lintermdiaire de cet espace, ses propres
archtypes oublis pour gurir du positivisme. La direction dans laquelle va sorienter le
dialogue dpend de llite politique europenne. Il ny a pas une rupture entre lEurope du
Centre Est et lEurope de lOuest, cette rupture de la modernit qui indiquerait le passage
abrupt, qualitatif, entre lge irrationnel et lge rationnel. Le dialogue entre les deux
Europes nest pas celui qui stablit entre les modernes et les anciens, entre ladulte et
lenfant, entre Promthe dlivr et Promthe enchan. Il ne portera pas non plus sur la
pertinence des mythes, forcment prims, face au nouvel ge de la raison, car ce nouvel
ge nexiste pas, ou plutt il nexiste, prcisment, quen tant que mythe20.
Les pays dOccident connaissent trs peu les cultures de lEurope du Centre-Est. En
gnral, les mdias occidentaux, tout comme certains historiens, ne relvent que les
Europa (coord. Adrian Marino), Ed. Aius. Craiova 1996. 20 Chantal Delsol, Conclusion de Mythes et symboles politiques en Europe centrale (coord. Chantal Delsol, Michel Maslovski et Joanna Nowicki), PUF, 2002, pp. 639-640.
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
19
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
aspects ngatifs, hritage de la guerre froide, ou les problmes de lmigration des Est-
Europens, problmes dont se sert souvent le nationalisme politique occidental. Le rle
des mdias dans la cration dun espace symbolique commun europen doit devenir
essentiel. Les mdias peuvent contribuer louverture des espaces culturels nationaux
lun vers lautre, tout comme le propose Dominique Wolton, mais aussi les recherches
dhistoire et danthropologie sur la culture du Centre-Est peuvent contribuer mieux
connatre les Europens orientaux. Dans se sens, au niveau politique europen serait
peut-tre ncessaire lapplication de projets europens du plurilinguisme et de
linterculturalit. Une seule langue est-elle la garantie de la connaissance de lAutre dans
lpoque de la soi-disant mondialisation ? Le plurilinguisme est le fondement de lEurope
qui ne peut exister sans ses langues et ses cultures. tre plurilingue signifie tre capable
de sexprimer en au moins deux langues en plus de la langue maternelle. La langue est le
moyen par lequel on exprime et on communique ses penses, sentiments, valeurs. Elle
est la principale source des reprsentations collectives.21 Les jeunes du Centre-Est sont,
par hasard ou non, plus plurilingues que leurs compatriotes occidentaux. Ils parlent trs
bien anglais (leffet de la mondialisation artificielle !), mais aussi franais ou allemand,
italien, espagnol, leffet de la migration conomique et culturelle vers lOuest. la
recherche de lEurope du mythe, une migration inverse, celle des jeunes de lOuest serait
peut tre ncessaire ainsi quun effort de leur part de connatre les langues de lEurope
Orientale. Le plurilinguisme ferait mieux possible le dialogue interculturel et, en dernire
instance, la cration des nouveaux symboles de lEurope unie laquelle les pays du
Centre-Est peuvent apporter leurs contributions politiques et peut-tre loptimisme
symbolique de leur imaginaire collectif.
21 Voir la Charte europenne du plurilinguisme labore par OEP: http://www.observatoireplurilinguisme.eu/
-
PHILOSOPHIE ET COMMUNICATION
20
revue internationale de philosophie en ligne WWW.METABASIS.IT
novembre 2008 an III n 6
Metbasis.it, rivista semestrale di filosofia e comunicazione. Autorizzazione del Tribunale di Varese n. 893 del 23/02/2006. ISSN 1828-1567
SOME RIGHTS RESERVEDCC
Cette cration est mise disposition selon le Contrat Paternit-NonCommercial-NoDerivs 2.0 France disponible en ligne http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/ ou par courrier postal Creative Commons, 559 Nathan Abbott Way, Stanford, California 94305, USA.