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La vie est brève et le désir sans fin Roman Patrick Lapeyre P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6 e

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La vie est brveet le dsir sans fnRomanPatrick LapeyreP.O.L33, rue Saint-Andr-des-Arts, Paris 6e71Lesoleilsansventcommencebrler.Lavoiture blancheestgarelgrementencontrebasdelaroute, lentre dun chemin creux bord darbustes et de buissons de fougres.lintrieurdelavoiture,unhommeauxcheveux hrisss parat dormir les yeux ouverts, la tempe appuye contre la vitre. Il a la peau mate, les yeux sombres avec de longs cils trs fns pareils des cils denfant.LhommesappelleBlriot,ilaquaranteetunans depuis peu, et porte ce jour-l jour de lAscension une petitecravateencuirnoiretdesConverserougesaux pieds.Pendantquelesraresvoituressemblentondulersur laroutecausedeladistorsiondelachaleur,ilconti-nuescruterlepaysagelesptures,lestroupeauxqui cherchent lombre aussi immobile sur son sige que sil comptaitmentalementchaqueanimal.Puis,sansjamais romprelefldesonattention,ilfnitparsextrairedela voitureenesquissantquelquesmouvementsdassouplis-8sementetenmassantsesreinsankyloss,avantde sinstaller jambes croises sur le capot.unmomentdonn,sontlphonesemetsonner surlabanquettedelavoiture,maisilnebougepas.On dirait quil nest pas l.Blriotaacquiscepouvoirtrangedtrelafois prsentetabsentsansentranementnitravailparticulier, uniquementencoutantparhasardunmorceaudepiano pendant quil observait les volets de ses voisins.Il sest rendu compte plus tard que nimporte quel son pouvait trs bien faire laffaire, condition de fxer un point mi-distance et de bloquer ses poumons la manire dun plongeur en apne.Cestexactementcequilfaitcetinstant,jusquce que ses poumons menacent dclater et quil soit oblig de relcher sa respiration.Ilsesentdunseulcoupdevenirlger,impondrable, tandis que le sang refue progressivement vers ses extrmi-ts.Il allume alors une cigarette et ralise cet instant quil na rien aval depuis deux jours.Ilroulependantunetrentainedekilomtresla recherche dun restaurant un peu engageant et, de guerre lasse, fnit par se garer devant un btiment sans tage entour dune terrasse en bois et de cinq ou six palmiers poussireux.9 lintrieur, lair est moite, presque statique, malgr les fentres ouvertes et le gros ventilateur bleu pos sur le comptoir.Il ny a plus grand monde dans la salle cette heure, hormis un trio de routiers espagnols et un couple extnu qui semble avoir perdu lenvie de se parler. Lair que brasse le ventilateur balaie de bas en haut le visage dune serveuse affaire derrire le bar, rebroussant ses cheveux blonds.Cest un jour de dbut dt ordinaire, un jour o Bl-riot, qui nattend rien ni personne, est en train de calculer enmangeantsescruditslheurelaquelleilarriveraen vue des contreforts des Cvennes quand lindicatif musical de son portable a ressemble aux trompettes de la desti-ne retentit nouveau dans le vide de laprs-midi.Louis,cestmoi,ditaussittNoradesavoixfuette, toutevoile,quilreconnatraitentremille,jesuisence momentAmienschezdesamisanglais.Enprincipe, jarrive dans quelques jours Paris. Paris ? fait-il en se levant prcipitamment pour aller vers les toilettes, labri des oreilles indiscrtes.Elle lappelle dun caf en face de la gare.Et toi, demanda-t-elle, o tu es ?O je suis ? rpte-t-il, parce quil a lhabitude de pen-ser lentement si lentement quil est en gnral le dernier comprendre ce qui se passe dans sa propre vie.Je vais voir mes parents et je suis en train de djeuner quelquepartductdeRodez,commence-t-il,avantde se rendre compte ses lvres continuent bouger dans le vide quils ont t coups.10Ilessaiederappelerplusieursfois,maistombeinva-riablement surla mme voixenregistre : Please,leave a message after the bip. cet instant, la lumire des toilettes steint et Blriot restedeboutdanslenoir,sontlphonelamain,sans chercherlinterrupteurnimmetenterdouvrirlaporte, commesilavaitbesoindeserecueillirdanslobscurit pour prendre la mesure de ce qui lui arrive.Car il attendait cet appel depuis deux ans.Quandilretournesatable,ildemeureunmoment lesbrasballantsenfacedesonassiette,sentantcomme unelgrepoussedefvre,accompagnedefrissons entre les paules.Il y a peut-tre des flles qui disparaissent pour avoir unjourleplaisirderevenir,suppose-t-ilaprscoupen cherchant sa serviette.Il commande alors un autre verre de vin et entreprend de terminer sa viande froide, sans rien laisser paratre, ni quittercetteexpressionunpeusoucieusedontildguise habituellement ses ractions.Alors que les routiers espagnols ont entam une partie de cartes derrire lui, le couple en crise na toujours pas chang une parole , il se tient trs droit sur sa chaise, en pleinepossessiondelui-mme,et,lexceptiondulger tremblementdesesmains,riennepeutlaissersoupon-ner dans quelle perplexit, dans quel tat motionnel il se trouve depuis cette communication.11Tandisquilclignedesyeuxtournverslafentre, Blriot prouve deux sentiments contradictoires, dont il se demande en y rfchissant si le second, lexcitation, nest pas une sorte dcran ou de leurre destin le distraire du premier, qui na pas de nom, mais qui pourrait ressembler une sorte de pressentiment et de peur de souffrir.Mais en mme temps, plus il se dit a, plus son exci-tationaugmentecommepourledtournerdesonappr-hensionetluireprsenterlachancequiladepouvoirla retrouver Paris.Avant de remonter en voiture, il tente dailleurs encore une fois de la rappeler sur son portable, sans plus de succs. Il entend toujours le mme message en anglais. Ce qui le soulage presque, tant il est irrsolu.Commeilaprudemmentdciddenerienchanger sonprogramme,iltlphoneensuitesesparentsafn de les avertir quil sera chez eux en dbut de soire, puis appelle sa femme, pour rien de prcis, juste pour lui parler etvriferaccessoirementquellenestaucourantderien.All ?faitlavoixdesafemme.Aummemoment, Blriot sent ses jambes fchir comme sil tait pris de fai-blesse et a juste le temps de raccrocher.Cest la chaleur, pense-t-il en apercevant devant lui le couple en crise senfuir dans un coup rouge, comme Jack Palance et Brigitte Bardot.Ilresteensuiteplusieursminutesrencogndanssa voiture,enproieunelgrenause.Toutenregardant 12le dfl des camions sur la route entre les alignements de platanes, il cherche se rappeler la dernire fois o il a vu Nora, il y a deux ans, et saperoit quil en est incapable.Ilabeausetorturerlammoire,ilneretrouveplus rien,aucunson,aucuneimage.Commesisaconscience avaiteffaclascnepourquillarecommence.Pourque la dernire fois revienne encore une fois.Ensuite,ilroulelongtempssanspluspenserelle, roulant pour rouler, au milieu des montagnes vides et des nuagesdaltitudesuspendusenvolgostationnaireau- dessus de la valle. cause de la chaleur, il conduit toutes vitres fermes etlairconditionnscoulesilencieusementdanslhabi-tacle, la manire dun gaz anesthsiant attnuant son sen-timentdelaralit,moussantsessouvenirsimmdiats. Aupointquetoutcequivientdeluiarriver,lappelde Nora, lannonce de son retour, la communication interrom-pue,estmaintenantaffectduntelcoeffcientdincerti-tude quil pourrait tout aussi bien les avoir imagins.Peut-treparcequecertainsvnementsattendus troplongtempsdeuxansetdeuxmoisdanssoncas excdentnotrepouvoirderaction,endbordantnotre conscience,etnesontplusensuiteassimilablesquesous forme de rve.Blriotserveillepourdebonenreconnaissantla priphrie de Millau, son viaduc, son autoroute engorge, ses maisons tristes et ses publicits de hamburgers lhori-13zonquiexcitentlaconvoitisedesenfantsetdmoralisent les animaux.Ilprendalorslapremiresortiedroitepourquit-terlautorouteetseretrouvedansunesortedezonepri-urbaine,longeantunematernit,unecitHLM,deuxou trois commerces encore ferms, un cimetire cest toute uneviequidfleavantdemprunterunelonguepente qui sengage vers des collines couvertes de broussailles.Cette fois il est seul sur la route et roule du coup aussi prudemmentquesiltaitenmissiondobservationdans unpaysinconnu.Ilaperoitpertedevuedesplateaux pierreux bords de corniches et d-pics au bas desquels on devine de temps en temps une rivire cache par les arbres. Il se fait alors la rfexionqucette hauteurpersonnene peutsansdoutelejoindre,etrciproquement,parcequil ne doit pas y avoir la moindre borne relais des kilomtres de distance.Silvoulait,ilpourraitdisparatrenivuniconnu, changer de nom, refaire sa vie au fond dune valle perdue, pouser une bergre. (Parfois, Blriot adore se faire peur.)Il range sa voiture lombre, sur une aire dserte, et demeure un moment, le nez au vent, assailli par une odeur de rsineux et dherbe coupe pendant quil cherche dans labotegantsunecrmedeprotectionsolairedontil senduit gnreusement le visage et les avant-bras, puis il improviseunepetitepartiedebasketimaginairepourse dtendre les muscles et se remet au volant.14Il se sent tout coup rajeuni.Pendantdeuxans,enfermdanslecercledeson chagrin,ilsestmthodiquementappliquvieillir.Ila vcususpenduunflinvisible,sansreleverlatte,sans se soucier de personne, occup ses petites affaires et ses tracas,enrenonanttoutlerestecommesilcherchait steindre.Il tait dailleurs presque teint quand elle la appel.Encore sous leffet de cette intervention, Blriot coute distraitementdesairsdeMassenetenconduisantmainte-nant avec un plaisir nonchalant, sur ces routes en lacet des collines cvenoles, ombrages par des chtaigniers sombres. Jusquau moment o il aperoit, en surplomb, un petit village qui ne fgure apparemment pas sur sa carte, et dcide soudain de faire une halte et de se mettre en qute de cigarettes.Levillage,construitenpierresrouges,sersume deuxruesparalllesaboutissantuneplacetteenquin-conce autour de la mairie et de son caf-tabac. Blriot y fait lemplettedunecartouchedeblondesetsaccorde,pour ftersanouvellejeunesse,unebirepressionquildguste au comptoir, coutant sans en avoir lair les autochtones assis la terrasse discuter subventions et politique agricole, sans doute plus par dsuvrement que par conviction syndicale. Sousleurcasquette,ilsressemblentuncercledechampi-gnons bavards attendant la tombe du jour.Deretourdanslarue,ilsesentnouveauhbtpar lachaleuretdemeureuninstantledoscollaumurdela mairie,proftantdelombredelacouretdulgercourant dair qui lui rafrachit les jambes.Puis il traverse la place et se dirige crnement vers sa voiture. Non pas quil soit spcialement press de retrouver sesparentssianetenaitqului,ilretourneraitimm-diatementcommanderunebire,mais,depuislappelde Nora, quelque chose de sourd en lui, impatience ou anxit, le pousse aller de lavant.Blriot plie donc son long corps maigre, presque tubu-laire, pour sinstaller au volant, remet ses lunettes de soleil, ajuste ses couteurs quand on est jeune cest pour la vie et dmarre en trombe.162Le dcalage horaire entre Londres et Paris tant dune heure,ilestpeuprsseizeheurestrente,cemmejour du mois de mai, lorsque Murphy Blomdale pousse la porte de son appartement, pose ses bagages, et au bout de deux ou trois minutes a limpression glaante que Nora nest plus l.Autourdelui,toutalairtrangementcalmeetina-nim,lesfentressurlacoursontrestesouvertesetle silencependanttroisjourssestengouffrdanslapparte-ment, sinstallant dans les moindres recoins, tout en rson-nant diffremment de pice en pice. Jamais lendroit ne lui a paru si vaste et si abandonn.Letempslui-mmesemblefg,inerte,exactement commesicetinstantdesavie,cemorceaudaprs-midi, staittoutentiercontractetquerienneluisuccderait jamais.Secouant cet enchantement morbide, Murphy reprend sonexploration,passantdusalonsonbureau,puisde son bureau leur chambre : la penderie est vide, les tiroirs 17bouleverss comme aprs un cambriolage et, la place des cadresavecleursphotos,ilneresteplussurleguridon quun petit dpt de poussire, avec un trousseau de cls.La messe est dite.Nimportequisaplaceseseraitdjrendulvi-dence.Maispaslui.Ilneparvientpasycroire.Ilse regardedailleursdroitdanslaglacepourvoirsilalair dycroire,maisnon,ilalesyeuxdequelquunquiny croit pas.Unteldnideralitaforcmentuneexplication. MurphyBlomdaleestungaronvolontariste,centpour centamricain,lafoisaustreethyperactif,citen exempleparsadirection ;ungaronconfrontchaque jour lanarchie des fux fnanciers, limprvisibilit des marchs,lavitessedeschangesetlavolatilitdes capitaux. Bref, rien qui puisse le prparer devenir un jour le hros romantique dun drame amoureux.Cerlequeledestinluiattribuetoutcoupsappa-rente tellement un contre-emploi quil prfre faire celui qui na rien vu.Murphy,quitientencoreletrousseaudeclsde Nora dans sa main, regarde un instant la rue pour croire quelque chose.Il espre apercevoir des passants ou des enfants sortis delcole,quilapaiseraientenletirantdesonmauvais rve. Mais Liverpool Road, cette heure, ressemble une longue artre brlante, aussi anime que le dsert de Gobi.18Lalumiresereftesurlestrottoirsavecuneinten-sit inhabituelle, presque inquitante.Il a alors le rfexe de sortir son tlphone de sa poche intrieure et dappeler le numro de Nora, une dizaine de fois. Comme elle ne rpond toujours pas, il essaie de joindre sa sur Dorothe Greenwich, sans plus de succs.EllenedoitplushabiterLondresdepuisunbon moment,rfchit-ilenselavantlesdoigtscommesison tlphone avait fondu.Pour couper court son anxit et se faire une ide un peu plus objective de la situation, il dcide de reprendre ses recherches en sens inverse, en commenant par la chambre et la salle de bains, puis par le bureau.Il retrouve en tout et pour tout une chaussure oublie aufonddunplacard,uneceinturedecuir,unfoulard mauve,uneditiondepochedesnouvellesdeSomerset Maugham,uneditionscolairedeMilton,uneautrede Tchekhov,plusquelquesmagazinesdemodequilrange avec le reste sur une tagre.Plus tard, quand tout sera termin et quil ne lui restera plus que des regrets, il pourra toujours mettre ces reliques derrire une vitrine, avec un petit criteau.Sur cette triste perspective, il prend le parti de retour-ner dans le salon quand il aperoit par transparence la trace dune de ses mains imprime sur la vitre du couloir. Une main si distincte, si vivante, quil a limpression quelle lui fait signe avant de seffacer.Ses jambes effectuent alors une drle de rotation, et il se met tourner sur lui-mme, les bras carts la faon dunpatineur,tandisquelesmouvementsdesoncorps semblent compltement dconnects de sa conscience.Sil navait pas eu le rfexe dagripper une chaise au passage,ilseseraitcoupsrretrouvallongpourle compte mme le parquet.Unefoiscalsursachaise,MurphyBlomdalereste un long moment prostr, jambes tendues, le doigt inutile-ment appuy sur la touche de son portable, les yeux perdus dans le vide, aussi dpourvu de ressources quun homme attaqu par le non-tre.