62302694 Charles Andre Gilis Tawhid Et Ikhlas Chap 9

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TAWHÎD ET IKHLÂS. Chapitre 9, Abd ar-Razzâq Yahyâ (Charles-André Gilis). Dans ce contexte doctrinal, il nous faut citer à présent un autre hadîth mentionné au chapitre 67 des Futûhât : « Il m’a été ordonné de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent : lâ ilâha illa Allâh. Lorsqu’ils le disent, j’assure la sauvegarde de leur sang et de leurs richesses dans le respect du droit de l’islâm. C’est (uniquement) à Allâh qu’ils auront à rendre des comptes. » Ce hadîth met en lumière, mieux encore que le précédent, que la forme islamique batie sur les cinq fondements est en réalité un royaume dont le Prophète est roi. La notion qui nous paraît le mieux convenir ici est celle d’un ordre uni versel (1) instauré par l’islâm, régissant les hommes et intégrant tous les êtres. Selon la formulation de Cheikh Mustafâ, cet ordre inclut « tous les domaines et tous les degrés de la vie spirituelle et temporelle, y compris les principes et les méthodes de la connaissance métaphysique » (2) En l’occurrence, le commandement donné aux hommes porte uniquement sur le fait de dire : seule une déclaration extérieure et publique peut être exigée de tous, car le for intérieur n’est connu que d’Allâh. Ibn Arabî distingue à ce propos trois catégories : le croyant, le savant et l’hypocrite. C’est au croyant que le commandement s’adresse tout d’abord : il doit prononcer la formule du tawhîd parce que le Prophète l’a prononcée lui -même ; celui-ci a reçu l’ordre de prononcer le tawhîd, puis de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils le proclament à leur tour. Il se présente, non comme un savant, mais comme un serviteur croyant (dont le cœur contient Dieu), puis il exige des hommes la servitude et la foi. Si le hadîth mentionne le premier témoignage et non le second, c’est parce que celui -ci est compris dans le premier ; l’homme ne peut dire lâ ilâha illa Allâh avec l’intention de se conformer à l’ordre du Prophète sans reconnaître, par là même, que « Muhammad est l’Envoyé d’Allâh ». En deuxième lieu, le commandement de dire le tahlîl s’adresse au savant. Selon Ibn ‘Arabî, c’est pour cette raison qu’il est précisé dans le hadîth : « jusqu’à ce qu’ils disent », et non pas : « jusqu’à ce qu’ils sachent » car, étant des métaphysiciens par intuition, ils savent déjà qu’il n’y a qu’un Dieu unique et

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TAWHÎD ET IKHLÂS.

Chapitre 9,

Abd ar-Razzâq Yahyâ

(Charles-André Gilis).

Dans ce contexte doctrinal, il nous faut citer à présent un autre hadîth mentionné

au chapitre 67 des Futûhât : « Il m’a été ordonné de combattre les hommes

jusqu’à ce qu’ils disent : lâ ilâha illa Allâh. Lorsqu’ils le disent, j’assure la

sauvegarde de leur sang et de leurs richesses dans le respect du droit de l’islâm.

C’est (uniquement) à Allâh qu’ils auront à rendre des comptes. » Ce hadîth met

en lumière, mieux encore que le précédent, que la forme islamique batie sur les

cinq fondements est en réalité un royaume dont le Prophète est roi. La notion qui

nous paraît le mieux convenir ici est celle d’un ordre universel (1) instauré par

l’islâm, régissant les hommes et intégrant tous les êtres. Selon la formulation de

Cheikh Mustafâ, cet ordre inclut « tous les domaines et tous les degrés de la vie

spirituelle et temporelle, y compris les principes et les méthodes de la

connaissance métaphysique » (2) En l’occurrence, le commandement donné aux

hommes porte uniquement sur le fait de dire : seule une déclaration extérieure et

publique peut être exigée de tous, car le for intérieur n’est connu que d’Allâh.

Ibn Arabî distingue à ce propos trois catégories : le croyant, le savant et

l’hypocrite.

C’est au croyant que le commandement s’adresse tout d’abord : il doit prononcer

la formule du tawhîd parce que le Prophète l’a prononcée lui-même ; celui-ci a

reçu l’ordre de prononcer le tawhîd, puis de combattre les hommes jusqu’à ce

qu’ils le proclament à leur tour. Il se présente, non comme un savant, mais

comme un serviteur croyant (dont le cœur contient Dieu), puis il exige des

hommes la servitude et la foi. Si le hadîth mentionne le premier témoignage et

non le second, c’est parce que celui-ci est compris dans le premier ; l’homme ne

peut dire lâ ilâha illa Allâh avec l’intention de se conformer à l’ordre du

Prophète sans reconnaître, par là même, que « Muhammad est l’Envoyé

d’Allâh ».

En deuxième lieu, le commandement de dire le tahlîl s’adresse au savant. Selon

Ibn ‘Arabî, c’est pour cette raison qu’il est précisé dans le hadîth : « jusqu’à ce

qu’ils disent », et non pas : « jusqu’à ce qu’ils sachent » car, étant des

métaphysiciens par intuition, ils savent déjà qu’il n’y a qu’un Dieu unique et

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connaissent le tawhîd. Ce qui est exigé dans leur cas, c’est qu’ils ajoutent la foi à

leur science intuitive, afin qu’ils puissent accéder à une science supérieure qui

n’est pas à la portée de l’intellect humain : seule la science révélée peut faire

connaître à l’homme que Dieu « descend jusqu’au Ciel de ce bas-monde durant

le dernier tiers de la nuit », que « le Tout-Miséricordieux sige en majesté sur le

Trône », que le Très-Haut « est avec vous où que vous soyez », que « Son

hésitation n’est comparable en aucun de Ses actes à celle qu’il éprouve à

reprendre le souffle de Son serviteur qui a horreur de la mort » (2). C’est ce que

montre plus clairement encore une autre version du même hadîth : « Il m’a été

ordonné de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils témoignent qu’il n’y a

d’autre Dieu qu’Allâh, qu’ils croient en moi et ce que j’ai apporté (de la part

d’Allâh) ».

Enfin, l’ordre de dire : lâ ilâha illa Allâh s’adresse à l’hypocrite qui est

dépourvu aussi bien de science que de foi. C’est à lui que se rapporte la partie

finale du hadîth : wa hisâbuhum ‘alâ Allâhi (c’est à Allâ qu’il leur incombe de

demander des comptes). Le Très-Haut les leur demandera le jour où « les

secrets (des cœurs) seront éprouvés » (Cor.86, 9) ; « le jour où Allâh réunira les

envoyés et leur dira : « qu’a-t-on répondu à votre appel ? » Ils répondront :

« Nous n’en savons rien ; c’est Toi qui sait tous les secrets ». (Cor.5, 109). Ce

jour lâ, « Allâh demandera des comptes », car le simple fait de prononcer la

formule du tawhîd ne suffira plus ; alors qu’en ce monde, c’est-à-dire à

l’intérieur du « saint royaume » régi par l’islâm, elle suffit pour assurer la

sauvegarde de la vie et des biens de celui qui la prononce.

Le hadîth commenté ici mentionné ici mentionne l’ordre qu’Allâh donne à Son

Envoyé de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent : lâ ilâha illa Allâh.

L’ordre donné par l’Envoyé procède donc de l’ordre qu’il a reçu de Dieu, et il le

donne en sa qualité de croyant, non en qualité en « Savant par Allâh » : « âmana

ar-rasûl bi-mâ unzila ilay-hi » (l’Envoyé a cru en tout ce qui lui a été révélé).

Les hommes ne sont pas appelés à la science, mais à la foi, c’est-à-dire à

l’obéissance à l’ « ordre », au double sens du commandement et d’ordre institué

par l’Envoyé : « Dis (ô Muhammad) : ô hommes, je suis en vérité l’Envoyé

d’Allâh envers vous, tous ensemble ; à qui appartiennent le Royaume (mulk) des

Cieux et de la Terre (c’est-à-dire le monde de l’homme) ; pas de Dieu si ce n’est

Lui, il vivifie et Il fait mourir (car Il est le Maître de la Vie « qui est lumière des

hommes ») : croyez en Allâh et en Son Envoyé… » (Cor.7,108). L’ordre de dire

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est extérieur et donné à tous ; tandis que la foi est un don divin intérieur, qui

n’est pas accordé à tout le monde : « Allâh vous a accordé la faveur de vous

conduire à la foi : (reconnaissez-le) si vous êtes sincères ». (Cor.49, 17). A celui

qui n’a pas la foi, mais qui fait partie du Royaume régi par l’islâm, on ordonne

seulement de « dire » la formule du tawhîd : s’il se conforme à cet ordre, il est

protégé par lui. En revanche, le Savant par Allâh, le saint réalisé initiatiquement

n’est pas protégé s’il s’écarte de l’ordre divin formulé par le Prophète : Hallâj

fut châtié pour n’avoir pas eu la foi sur une question précise ; il n’a pas suivi la

Forme divine inhérente à la formulation prophétique et s’est écarté par là de la

Sagesse d’Allâh, sans mesurer les conséquences néfastes de son invonvenance

qui était en réalité une forme de rebellion (3). C’est pourquoi il fut condamné

sur l’ordre du Prophète lui-même qui lui dit : « Tue ton âme au moyen du sabre

de ma Loi ». Cette parole prophétique fait référence à la fois à la « grande guerre

saint », puisqu’il est dit : « Tue ton âme ! », ce qui est la définition même du

jihâd al-akbar ; et à la guerre sainte extérieure puisqu’il est dit aussi : « par le

sabre de ma Loi ». Selon le hadîth cité, la loi islamique protège l’hypocrite à

condition qu’il se soumette (c’est-à-dire qu’il soit « muslim »), mais non le

Savant par Allâh s’il ne respecte pas la Forme révélée par l’Envoyé de la part

d’Allâh. Du reste, c’est la même idée que l’on retrouve à propos des Gens de la

Maison (ahl al-bayt) : ils sont préservés de leurs actes et, quoiqu’ils fassent, ne

peuvent commettre de faute ; néanmoins, ils demeurent soumis aux peines

légales (hudûd) s’ils transgressent la loi ; le Prophète a dit : « Si Fâtima fille de

Muhammad commettait un vol, il faudrait lui couper la main ».

L’Ordre de « combattre les hommes » se rapporte à la « petite guerre sainte »,

celle qui est menée avec l’épée des guerriers et le sabre de la loi. La première

symbolise ce que le Cheikh Abd al-Wâhid appelle la « fonction militaire » ; le

second, la « fonction administrative ». Ces deux fonctions constituent le pouvoir

royal (4), auquel correspond le terme mulk dans la tradition islamique. Le cas de

l’hypocrite montre que ce « combat mené contre les hommes » peut entrainer

une certaine contrainte. En effet, les différentes versions du hadîth envisagent

deux issues possibles : celle qui conduit à la foi et un témoignage provenant du

cœur : « jusqu’à ce qu’ils témoignent qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allâh, et qu’ils

croient en moi et en ce que j’ai apporté » ou celle, tout aussi légitime du point

de vue de la religion islamique au sens strict, qui les conduit à une adhésion

purement extérieure. A cet égard, précisons que la négation coranique : lâ ikrâha

fî-d-dîn (Cor.2, 256) ne s’applique pas au second terme de l’alternative, ni à

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l’islâm entendu au sens de « soumission formelle ». Selon Qâchânî, elle

concerne uniquement l’intérieur de la religion, c’est-à-dire la foi en tant qu’elle

est un assujettissement (c’est le sens du terme dîn) intérieur. D’autres

commentateurs mentionnent à ce propos la « Religion pure » (ad-dîn al-hanîfî),

tout en rappelant les versets coraniques enjoignant de combattre pour amener les

hommes à l’islâm, dans le sens indiqué par le hadîth. Ce sont seulement la foi et

la « religion du cœur » qui ne peuvent faire l’objet d’une contrainte, car elles

sont un secret entre le croyant et Dieu.

Les premiers mots de la parole adressée par l’Envoyé d’Allâh à Hallâj se

rapportent à la « grande guerre sainte » que le Prophète a défine comme un

combat mené contre l’âme : al-jihâd al-akbar huwa jihâd an-nafs.

Initiatiquement, le terme nafs désigne les « petits mystères » et la perfection

humaine, car, dans le premier terme de la sourate an-Nisâ’, l’expression min

nafsin wâhidatin désigne Adam en tant qu’il est le « père des hommes ». Le

saint combat contre l’âme peut donc être compris comme ayant pour but

d’opérer un passage des « petits mystères » à celle des « grands mystères » ; il

s’agit également du jihâd al-akbar ? Celui-ci est évoqué au début du verset final

de la sourate du Pèlerinage : « Menez le saint combat (jâhidû) en Allâh selon la

vérité du saint combat (haqqa jihâdi-Hi) ; Il vous a élus ; Il n’a établi dans la

Religion aucun formalisme ; c’est la Règle de votre père Abrahâm ; Lui vous a

appelés « musulmans » (muslimîn) avant (l’islâm) et présentement » (Cor.22,

78). Le saint combat véritable est celui qui est mené en Allâh, c’est-à-dire à la

lumière du tawhîd métaphysique qui résout les oppositions ; il est mené par une

Élite, car tous ne sont pas qualifiés pour lui ; il est mené pour réaliser la

réalisation de la « Règle Abrahâm » que Qachânî définit comme étant le « pur

tawhîd » (at-tawhîd al-mahdu). Le patriarche apparaît par là comme le « père du

monothéisme universel » ; s’il est appelé « votre père » c’est parce que tous

ceux qui réalisent initiatiquement le tawhîd peuvent être considérés comme ses

enfants, désignés dans ce verset comme étant les musulmans véritables : non pas

ceux qui se conforment aux préceptes d’un formalisme contraignant, mais ceux

dont les cœurs sont assujettis à Dieu seul.

Par là, on peut comprendre au moment de la victoire de la Mekke : « Nous

sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte. » Il faisait

mention d’un retour, car lui-même avait adoré Dieu selon la Religion Pure avant

que lui vienne la révélation ; de plus, la proclammation initiale de celle-ci avait

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été accomplie par la parole, non par les armes (5). Le retour à la grande guerre

sainte signifiait aussi qu’aprs la victoire (fath) et la fondation de la religion

islamique centrée sur la Kaaba de la mekke, il fallait désormais entreprendre

l’expansion universelle de l’islâm. Or celle-ci, quelle qu’ait pu être l’importance

d’autres facteurs qui contribuèrent à la réaliser en partie (c’est-à-dire

essentiellement l’épée des guerriers et la vertu des saints) ne pouvait être assurée

durablement que par le tawhîd principiel, et au moyen d’une guerre sainte

menée « en Allâh ». C’est à celle-ci que se rattache de toute évidence, l’œuvre

du Cheikh Abd al-Wâhid qui annonce la fonction de l’islâm à la fin des temps

évoquée par les versets : « Ils veulent éteindre la lumière d’Allâh avec leur

bouche… », c’est-à-dire avec des professions de foi dirigées contre l’islâm, et

qui sont aussi inneficaces que la profession de foi islamique faite uniquement

« avec la bouche » ; « … mais Allâh rendra parfaite Sa lumière, n’en déplaise à

ceux qui la recouvre d’un voile. C’est Lui qui a envoyé Son envoyé avec la

guidance et la Religion du Vrai (Dîn al-Haqq) afin qu’elle l’emporte sur toute la

Religion, n’en déplaise aux associateurs » (Cor.61, 8-9). A ceux qui sont appelés

à mener ce saint combat, Cheikh Abd al-Wâhid, à la fin de son ouvrage intitulé :

La crise du monde moderne adressait ce rappel : « Rien ne saurait prévaloir

contre la puissance de la vérité » ; et il ajoutait (à l’intention de ceux qui

s’appuient sur cette seule puissance) : « Leur devise doit être celle qu’avaient

adoptées certaines organisations initiatiques de l’Occident : Vincit omnia

Veritas (la Vérité vainc toute chose) » ; en islâm : « Allâh a fixé par écrit : en

vérité, Moi et Mes envoyés nous serons vainqueurs » (Cor.58, 21). « Moi et Mes

envoyés » : n’est-ce pas là le tawhîd ?

[Abd ar-Razzâq Yahyâ (Charles-André Gilis), Tawhîd et Ikhlâs, chap.9 : Tawhîd

et Jihâd, Ed. Le Turban Noir 2006, p.75-80]