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École des hautes études en sciences de l'information et de la communication Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) MASTER 1 re année (Maîtrise de l’information et de la communication) Mention : Information et Communication Spécialité : Marketing & Communication « La gratuité ou l’art de bien vendre?» La valorisation de la gratuité à travers l’analyse d’une stratégie de communication. L’exemple du site de téléchargement légal de musique : www.inrainbows.com par Radiohead. préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD BASDEVANT Martin [email protected] Promotion : 2006-2007 Soutenu le : Note au mémoire : conditions d'utilisations

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Comment lancer un nouveau produit sur un marché ultra-saturé ? Analyse de la valorisation de la gratuité à travers l'analyse de la stratégie de lancement du dernier album de Radiohead : InRainbows

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École des hautes études en sciences de l'information et de la communication Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

MASTER 1re année

(Maîtrise de l’information et de la communication)

Mention : Information et Communication Spécialité : Marketing & Communication

« La gratuité ou l’art de bien vendre?» La valorisation de la gratuité à travers l’analyse d’une stratégie de communication.

L’exemple du site de téléchargement légal de musique : www.inrainbows.com par Radiohead.

préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD

BASDEVANT Martin [email protected]

Promotion : 2006-2007

Soutenu le :

Note au mémoire :

conditions d'utilisations

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"Le clonage et la dissémination de fichiers à l’infini ont entraîné depuis 5 ans la ruine

progressive de l’économie musicale (…) en donnant cette impression fausse que tout se vaut, que tout

est gratuit." Nicolas Sarkozy. Préambule au rendu du rapport Olivennes. 26 novembre 2007

"Le premier combat à mener, c’est contre le commerce illicite de produits culturels, pas

contre leur gratuité. L’expérience historique a montré qu’on ne résiste pas à une révolution

technologique." Jacques Attali. Mars 2007

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REMERCIEMENTS

Mes premiers remerciements s’adressent à mon rapporteur universitaire, Caroline de Montety, qui a

fait preuve d’une grande disponibilité durant l’année qu’a duré l’écriture de ce mémoire. Je la remercie

sincèrement pour son accompagnement, sa générosité et sa capacité à m’avoir fait me poser les bonnes

questions.

Je remercie également Alban Martin, qui a accepté d’être mon rapporteur professionnel, de m’avoir

transmis sa confiance et d’avoir partagé ses connaissances sur les thèmes-clefs de ce mémoire.

Je souhaite remercier Mikaïl Osmany, Hugo Fromont, Patrick Maruejouls et particulièrement

Fredérique-Gérard Lévêque membres du service Planning Stratégique de Nextedia pour leurs

nombreux articles, études et analyses qui m’ont permis d'approfondir mon expertise des NTIC.

Je remercie Caroline Krauze et Sophie Giret, anciennes élèves du Celsa, pour leurs premiers conseils

stimulants et leur première relecture.

Je remercie enfin Cloé, ma dernière relectrice, pour sa patience, ses encouragements et son précieux

soutien durant cette année.

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SOMMAIRE

Citations .................................................................................................................................................. 2 Remerciements........................................................................................................................................ 3 Introduction ............................................................................................................................................ 6

CHAPITRE 1 – L’AFFICHAGE DE LA GRATUITÉ STIMULE LA NOTORIÉTÉ ................. 12

A – Le contexte du lancement ............................................................................................................. 13

a – L’innovation permanente : règle de conduite de Radiohead............................................. 13 b – Un buzz orchestré en amont de la sortie ........................................................................... 13 c – Une initiative inattendue dans un contexte hostile ........................................................... 15

B – Afficher la gratuité et l’amplifier ................................................................................................. 16

a – La démarche sémiologique ou que communiquent les signes ? ...................................... 16 b – Donner un visage de la gratuité ........................................................................................ 17 1 - un parcours utilisateur optimisé ............................................................................. 17 2 - un graphisme porteur de sens ................................................................................. 19 3 – L’absence de son .................................................................................................... 20 c – La reprise des codes amateurs du blog.............................................................................. 21 d – Un site non conforme aux codes standard ........................................................................ 22

C - Une expérience inédite et valorisante ........................................................................................... 22

a – Voler en toute légalité : une expérience inédite ................................................................ 22 b – Une ré-intermédiation créatrice de valeurs ....................................................................... 23 c – une réponse aux attentes actuelles des consommateurs .................................................... 25

D - La gratuité, une valeur pour émerger .......................................................................................... 25

a – Gratuit…pour vendre plus ................................................................................................ 26 1 – La constitution et l’exploitation d’une base de données ........................................ 26 2 – L’échantillonnage d’un produit d’appel................................................................. 26 3 – Des produits dérivés survalorisés........................................................................... 27 4 – la gratuité, point de départ d’une opération promotionnelle gagnante ................. 28

b – Répondre aux nouveaux modes de consommation........................................................... 30 1 – Nouveaux usages et multiplication de l’offre ......................................................... 30 2 – La gratuité pour attirer et retenir l’attention ......................................................... 31

CHAPITRE II- LA GRATUITÉ VÉHICULE UNE IMAGE ANTIMARKETING ..................... 33

A– Du lancement d’album au fait de société...................................................................................... 34

a – Le choix de la presse généraliste....................................................................................... 34 1 – L’écho sociétal de la presse généraliste................................................................. 34 2 – L’absence de jugement esthétique .......................................................................... 34 b – Le contexte de production des messages .......................................................................... 35 Qui parle à qui ? .......................................................................................... 35 Dans quelles circonstances ? ....................................................................... 36 Quel est le moment de la communication ? ................................................. 36 Quels sont les évènements antérieurs ? ....................................................... 36 c – La gratuité, une valeur riche de sens................................................................................. 36 1 – L’analyse de contenu .............................................................................................. 36 2 – Les outils d’analyse ................................................................................................ 37

Le nuage de tags ........................................................................................... 37 La catégorisation .......................................................................................... 39

Grille d’analyse des représentations de la gratuité ...................................... 39

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B– Au-delà du geste artistique : un acte politique............................................................................. 40

a – La gratuité, élément constitutif de l’ADN de marque de Radiohead................................ 40 1 – Un pouvoir d’influence ........................................................................................... 40

2 – Une volonté de bouger les lignes............................................................................ 40 b – Une part de l’identité artistique ........................................................................................ 41 1 – La quête de soi ........................................................................................................ 41

2 – Jouer un rôle........................................................................................................... 42 c – Se positionner à contre-courant......................................................................................... 42 d – Une lecture économique à double sens............................................................................. 43

1 – S’exclure de la sphère économique ........................................................................ 43 2 – L’anti-marketing entant que stratégie marketing ................................................... 44

Conclusion............................................................................................................................................. 46 46 Bibliographie......................................................................................................................................... 49 49 Annexes.................................................................................................................................................. 50 50 Annexe 1 : L’expérience utilisateur sur www.inrainbows.com ............................................................ 51 Annexe 2 : Ensemble des occurrences du corpus analysé...................................................................... 52 Annexe 3 : Corpus Analysé, 19 articles de presse classés par ordre chronologique ............................. 54 Résumé .................................................................................................................................................. 78 50 Mots-clés................................................................................................................................................ 79 50

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2001 a été une année charnière dans l’histoire du marché du disque. Elle est marquée par le

début de la popularisation de l’accès haut débit sur Internet ainsi que par le développement de l’usage

des logiciels d’échanges de fichiers basés sur le protocole Peer-to-Peer dont le plus populaire fut

Napster. Cette convergence de technologies permet de télécharger un fichier musical contenu sur le

disque dur d’un ordinateur vers un autre ordinateur en moins de 1 minute. Cette opération s’effectue

en dehors de la sphère marchande et sans verser le moindre centime en échange.

En d’autres mots, 2001 a marqué l’explosion du téléchargement illégal de musique sur Internet. Cette

évolution des mœurs a non seulement précipité l’inusité du CD entant que support d’écoute mais elle

a aussi profondément modifié la valeur que les consommateurs accordent à la musique. Il est

aujourd’hui acquis que nous vivons une rupture technologique symbolisée par la numérisation des

biens culturels en contenus et par l’apparition de nouveaux modes de consommation.

Depuis l’affaire Napster, Internet véhicule l’image d’une source d’information gratuite, illimitée et

universelle. Fortement lié au sentiment de liberté inhérent à ce réseau mondial, le téléchargement

illégal de musique s’est donc progressivement installé comme une évidence chez la majorité des

jeunes internautes : "pourquoi continuer à dépenser 15 euros pour l’achat d’un CD dont je ne suis

même pas sûr que la totalité des morceaux me plaira, alors que je peux, pour le même coût mensuel,

télécharger gratuitement et de façon illimitée de la musique sur Internet, avec un risque de poursuite

judiciaires très faible ?"

En effet, le téléchargement illégal de musique a toujours semblé bénéficier d’une quasi-absence de

répression des autorités publiques puisqu’on ne compte à ce jour qu’une seule condamnation pour

téléchargement illégal de musique. C’est bien faible face aux millions d’internautes téléchargeant dans

l’illégalité. Deux faits peuvent expliquer cette inertie : le refus des Fournisseurs d’Accès à Internet

(F.A.I.) de fournir l’identité des internautes réfractaires (un tel acte pourrait être assimilé à de la

délation et ternir l’image du "dénonciateur"), et d’une façon plus politique, la complexité d’établir des

lois visant à restreindre l’accès à la culture et à la connaissance.

Les conséquences pour l’industrie de la musique sont dramatiques : en France, les ventes de CD en

magasins ont chuté de - 50% en 5 ans, passant d’un chiffre d’affaires de 1,3 milliards d’euros en 2002

à 662 millions d’euros en 2007 (source SNEP 2008). Les prévisions des observateurs pour les années à

venir ne sont guère optimistes. Quels que soient les résultats à venir, la pratique du téléchargement

illégal a prouvé que l’industrie du disque devait repenser son modèle économique basé sur la vente de

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disques. Mais il a aussi mis en valeur un nouveau mode de distribution très performant : le

téléchargement.

Dans le contexte concurrentiel de la consommation numérique, les industriels de la musique

doivent s’adapter et trouver de nouvelles perspectives d’innovation pour survivre. En signant des

partenariats d’exclusivité avec des plateformes de téléchargement légales comme Itunes,

amazonmp3.com ou fnacmusic.com, les maisons de disques proposent désormais le téléchargement de

chansons à l’unité pour un coût moyen de 0,99 euros. Cette offre permet à l’internaute de télécharger

sa musique en toute légalité en lui assurant l’"authenticité" du fichier. Mais face à la diversité et la

gratuité des titres musicaux disponibles en téléchargement illégal, le téléchargement légal demeure

trop peu concurrentiel. Bien que les ventes en 2007 témoignent de résultats prometteurs avec 1,9

millions de titres et 500 000 albums téléchargés (+ 30 % vs 2006, Nielsen Sound Scan 2007), ce volume ne

représente, selon la même source, que 15 % des ventes totales de musiques dans l’année. La vente de

musique numérique est donc encore loin de compenser le déclin des ventes de CD.

Cette morosité des ventes physiques et numériques de musique paraît paradoxale au regard de

l’engouement actuel de notre société pour la musique. En effet, la musique n’a jamais paru être aussi

ancrée dans la vie des gens : on n’a jamais entendu autant de musique dans la rue et dans les

commerces, il ne s’est jamais vendu autant d’instruments de musique, les programmes musicaux

diffusés à la télévision récoltent les meilleures audiences (Star Academy, Nouvelle Star). Nous

arrivons à l’étonnant constat que si les consommateurs écoutent de plus en plus de musique, il se vend

pourtant de moins en moins de disques. Il existe une véritable passion pour cet art que les

consommateurs ne semblent désormais plus disposés à payer sous la forme du CD.

La gratuité de la musique est progressivement devenue une attente forte des consommateurs à laquelle

il faudra apporter une réponse marchande.

Ainsi, initialement fustigée par les professionnels de la musique en raison de son caractère

destructeur voir immoral, la gratuité s’impose progressivement comme une donnée marketing

incontournable.

À la fin de l’année 2007, des offres d’accès gratuit et légal à la musique se sont développées avec la

création de sites permettant l’écoute illimitée (et non pas le téléchargement) de gigantesques bases de

données musicales. Réticentes et adversaires à ce modèle économique, les majors du disque ont

rapidement compris l’intérêt financier de ces sites à la fois rémunérateurs –grâce à la vente d’espaces

publicitaires- et pouvant servir de plateforme de promotion bon marché auprès d’un public idéalement

qualifié. Certaines majors ont donc mis à disposition sur ces sites une partie de leurs catalogues

musicaux en l’échange du partage des recettes publicitaires : citons l’exemple de Warner Music Group

qui met en écoute gratuite l’ensemble de son catalogue sur les sites deezer.com et radioblogclub.com.

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A la même période, des partenariats similaires se développent entre les majors du disque et des

fournisseurs d’accès à Internet (les F.A.I). Remarquons l’accord entre Universal Music Group et Neuf

Telecom qui autorise un accès illimité au catalogue de la major pour toute souscription à un

abonnement chez l’industriel et sans surcoût. En plus de satisfaire l’auditeur, la musique sert aussi de

produit d’appel dont le but est d’attirer le maximum de consommateurs vers les offres de Neuf

Telecom. Des partenariats analogues permettant une écoute sélective et gratuite de la musique ont été

réalisés entre Alice et EMI, Orange et Sony BMG.

Il aura été dur pour "les majors du disque" d’accepter de vendre moins de disques au profit d’un

partage d’exploitation de leurs catalogues avec de nouveaux intermédiaires. C’est aujourd’hui un fait

avéré : l’univers de la musique en ligne force les maisons de disques à restructurer leurs activités et à

ne plus considérer plus la gratuité de la musique comme une hérésie.

En 2008, la gratuité de l’accès à la musique fait donc entièrement partie de la vie du

consommateur, que ce soit sous la forme des offres commerciales vues précédemment, mais aussi au

travers de l’écoute des blogs musicaux, du téléchargement illégal sur les réseaux Peer2Peer, des

réseaux sociaux de type myspace, des consultations de "playlists tendances" du type Lastfm.com ou

encore sous la forme d’expérience particulière à l’initiative des artistes.

Il paraît cependant précipité d’affirmer que la gratuité de la musique soit devenue un consensus établi

auprès de l’ensemble des parties prenantes du secteur de la musique. En effet, les avis des experts

entrent en contradiction quant à l’impact de la gratuité sur la valeur de la musique. Lorsque

l’économiste Jacques Attali défend l’idée que "la musique doit par nature devenir gratuite"1, le

dirigeant d’entreprises culturelles Denis Olivennes y prédit lui "la mort de la diversité culturelle et de

la création"2.

La technologie grand public actuelle permet de dupliquer la musique à l’infini et sans altération de sa

qualité. Or pour le champ économique, "ce qui est indéfiniment reproductible à bas prix ne vaut plus

rien"3 . En effet, la consommation d’un fichier numérique par un consommateur ne s’oppose nullement

à la consommation de sa copie par quelqu’un d’autre. Comme le théorisent les économistes, les biens

numérisées dupliqués "constituent des biens collectifs, et il convient de fixer le prix unitaire au niveau

du coût marginal qui est nul"4. Amputer la musique de son coût d’achat la dévalorise économiquement

puisque son coût d’acquisition disparaît. Mais en devient-elle pour autant accessible à tous ?

L’accès et l’écoute de la musique ont eux toujours un coût (le forfait Internet, l’achat d’un ordinateur

ou d’un lecteur mp3). La gratuité de la musique n’est donc pas totale même si, comme le souligne

Jeremy Rifkin, "la volatilité et le rythme effréné de la nouvelle économie rendent parfaitement

1 Jacques Attali, Discours d’ouverture au Midem Net, Cannes, 2006. 2 Denis Olivennes, La gratuité, c'est le vol : Quand le piratage tue la culture, Grasset, 2007, p 102-103 3 Alain Finkielkraut et Paul Soriano, Internet l’inquiétante extase, Mille et Une Nuit, 2001. 4 François Moreau, Marc Bourreau et Michel Gensollen, Quel avenir pour la distribution des biens collectifs ?, www.internetactu.net, 2006.

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désuète et inadéquate la possession de biens"5. La valeur économique de la musique résiderait donc

plus dans l’accès à son écoute et des expériences innovantes liées à l’artiste que dans le fait de la

posséder. Dans ce cas-là, la gratuité de la musique témoigne-elle, comme l’avance le même auteur,

"d’un passage de l’âge de la propriété comme grand concept orienteur de l’économie et de la société, à

l’âge de l’accès" 6 ?

La valeur que l’on accorde à la musique provient également de la qualité artistique qu’on lui reconnaît.

Tout auditeur est capable de juger de la vertu du travail de l’artiste, de la qualité de la production

sonore ou de l’originalité du style musical. Mais obtenir une musique gratuitement, sans

"récompenser" le talent de l’artiste entraîne-t-il une dévalorisation de sa musique ? Comment une offre

de téléchargement légal parvient-elle alors à valoriser la gratuité ?

Le questionnement central de notre travail de recherche réside donc dans la valeur

communicationnelle que l’on peut reconnaître à la gratuité et dans les leviers mis en place pour la

valoriser.

Le 10 octobre 2007, le groupe de rock anglais Radiohead a organisé le lancement de son

nouvel album "Inrainbows" en exclusivité sur le site éponyme : www.inrainbows.com. L’originalité

supplémentaire de ce lancement d’album a été de laisser les internautes fixer eux-mêmes le prix

d’achat de l’album. Aucun résultat officiel n’est encore connu mais le cabinet d’études Comscore

annonce que 2/3 des personnes ayant téléchargé l’album ont choisi de ne rien débourser. 800 000

albums auraient été téléchargés gratuitement et en toute légalité.

Quel que soit l’exactitude des résultats, cette démarche anti-commerciale semble surprenante de la part

d’un groupe habitué à vendre, en temps normal, plusieurs centaines de milliers de disques à travers le

monde. Radiohead a-t-il pris le risque inconsidéré de ne pas gagner d’argent sur la vente de son nouvel

album et de voir sa propre musique dévalorisée par cette offre que l’on peut qualifier de "don" ?

En première lecture, cette initiative peut paraître dénuée de sens tant l’état morose du marché du

disque et la nécessité de trouver de nouvelles sources de revenus sont pressantes. Face au

téléchargement illégal généralisé, ce geste n’était-il que symbolique au point de préférer donner sa

musique plutôt que de se la faire voler ? Ou au contraire était-ce un "levier communicationnel"

s’inscrivant dans stratégie marketing de lancement d’album ?

Dans le but de tirer les enseignements pertinents de cette démarche inédite dans l’univers de la

distribution musicale, il convient d’analyser les valeurs de la gratuité et ses différentes représentations

à partir d’une étude du site www.inrainbows.com et des retombées presse de l’opération. Nous

reviendrons sur l’orchestration du lancement de l’album, le récit du dispositif de communication mis

en place et nous insisterons sur la relation spécifique qui unit le groupe à ses fans. Plus précisément,

nous verrons dans quelles mesures la gratuité a été la clef de voûte d’une stratégie de communication.

Enfin, mettre en perspective le désintérêt marchand démontré par Radiohead (et visiblement prisé des 5 Jeremy Rifkin, L'âge de l'accès : la vérité sur la nouvelle économie, La Découverte, 2000, p 11. 6 Idem

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fans) nous permettra de déterminer l’enjeu de la gratuité au sein des échanges marchands et sur la

scène publique.

Car si, par définition, toute offre marchande doit générer des profits, dans ce cas précis la gratuité

devient source d’enjeux contradictoires.

Problématique

La gratuité peut-elle être un argument de vente ?

L’utilisation de la gratuité dans une offre de téléchargement légal de musique nous conduit à nous

interroger sur sa valeur communicationnelle et sa valorisation.

Hypothèses

Afin de répondre à cette problématique, nous avons forgé deux hypothèses de travail. Cette démarche

nous permettra de tirer des enseignements sur les questionnements soulevés par la problématique

énoncée.

H1 : L’affichage de la gratuité stimule la notoriété

H2 : La gratuité véhicule une image anti-marketing

L’intérêt d’étudier les valeurs et la valorisation de la gratuité se situe dans les controverses qu’elle

suscite aujourd’hui au sein du débat public. Tantôt désignée comme complice de la « piraterie », tantôt

reconnue moteur d’un progrès social et technologique, son jugement est toujours en attente. Il était

donc perspicace de fonder un travail de recherche sur une notion contradictoire.

L’autre intérêt de cette étude réside dans l’ambiguïté des valeurs que véhicule la gratuité. Si le

dictionnaire des synonymes nous indique comme équivalent de la gratuité : rien, valeur nulle,

désintéressé…il devient alors pertinent de s’interroger les leviers communicationnels mis en place

pour valoriser la gratuité dans une stratégie marketing, ainsi que l’influence qu’elle peut avoir sur celui

qui la "manie".

Enfin, situer cette problématique dans la sphère de la musique vise à appréhender l’influence des

NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) dans l’accès à l’art et à

s’interroger sur l’évolution des modes de consommation.

Méthodologie

À l’heure où les principaux acteurs du disque citent "la reconnaissance du travail de l’artiste"

comme justification de la monétisation de sa musique, Radiohead a choisi de sortir son nouvel album

en laissant au consommateur la liberté de fixer son prix d’achat. Quelle logique communicationnelle a

conduit cette initiative anti-commerciale ? Par sa singularité et la polémique qu’il a suscité,

Inrainbows.com s’est donc imposé comme choix de corpus afin d’étudier les valeurs de la gratuité et

ses représentations dans l’univers musical.

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Tout d’abord, nous procéderons à une analyse sémiologique du site Inrainbows.com. Ceci nous

permettra, à partir d’une analyse du système des signes constitué par ce site, de décoder la stratégie de

communication mise en œuvre autour de la gratuité et de valider ou invalider l’hypothèse de

l’affichage de la gratuité comme producteur de notoriété.

Ensuite, grâce à une analyse du contenu des retombées presses sur une période de 3 mois à compter du

lancement d’Inrainbows, nous mesurerons l’impact de cet événement sur l’image de marque de

Radiohead. Si Inrainbows a fait couler beaucoup d’encre (et de pixels) son relais médiatique a

largement dépassé la sphère artistique. Nous avons donc construit un corpus d’étude constitué de 10

articles parus dans les supports de presse généraliste suivants : Le Monde, Le Figaro, Libération et Les

Echos. Le parti pris de restreindre le champ de l’analyse à la presse généraliste vise à démontrer en

quoi le très médiatique Inrainbows a été, plus qu’un évènement musical, un véritable fait d’actualité

du fait de sa distribution gratuite. Nous tenterons ainsi de mettre en valeur les différentes

représentations de la gratuité dans notre société. L’autre intérêt réside le constat d’évolution de

l’image de marque de Radiohead vers une image de leader culturel prenant le contre-pied des règles du

marketing pour mieux répondre aux attentes des consommateurs. Nous tenterons ainsi de valider ou

invalider l’hypothèse du caractère anti-marketing de la gratuité.

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CHAPITRE 1

L’affichage de la gratuité stimule la notoriété

Pour mieux aborder la problématique de notre recherche, à savoir la valeur

communicationnelle de la gratuité, il est nécessaire de préciser le contexte situationnel qui a entouré le

lancement du site Inrainbows.com. Un détour analytique sur la stratégie de communication opérée en

amont du lancement de inrainbows.com se révèle donc nécessaire. Dans un premier temps, nous

pourrons constater que Radiohead a toujours accompagné la sortie de chacun de ses albums d’une

innovation artistique en rupture avec l’album précédent. Aussi, nous comprendrons de quelle manière

le groupe a lui-même nourri la rumeur de la sortie de son nouvel album et entretenu une forte attente

de la part de son public. Enfin, nous tenterons de mettre en évidence l’incidence communicationnelle

de la gratuité dans la stratégie marketing de Radiohead.

En outre, l’objectif de cette première partie restera de déterminer si l’affichage de la gratuité

représente un levier de communication performant et riche en représentations. Nous reviendrons sur le

récit du dispositif de promotion de l’album à travers une analyse sémiotique du site. Cette démarche

analytique consistera à mettre en exergue les contrats de communication induits par la gratuité à partir

d’une lecture interprétative du langage communicationnel développé sur le site. Cette interprétation

des partis pris graphiques et du "parcours utilisateur"7 se réalisera selon une rigueur et une objectivité

nécessaire à un discours scientifique. Notre volonté sera de se laisser guider par ce que Laurence

Bardin désigne comme "une attirance vers le caché, le non-apparent"8. Nous insisterons sur le rôle

unifiant joué par la gratuité dans l’interaction entre Radiohead et l’utilisateur à travers l’expérience

inédite du téléchargement de l’album.

Pour conclure, nous nous attacherons à définir les champs marketing pour lesquels la gratuité

a été une source de valeur communicationnelle. Dès lors, nous pourrons statuer sur l’enjeu

promotionnel de la gratuité à travers les valeurs qu’elle véhicule.

7 Le terme Parcours Utilisateur désigne la succession d'écrans chronologiques que va rencontrer un internaute depuis l’arrivée sur un site jusqu’à son départ. 8 Laurence Bardin, l’analyse de contenu, PUF, 2003, p 10.

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A – Le contexte du lancement

a – L’innovation permanente : règle de conduite de Radiohead

Radiohead a débuté sa carrière sur la scène internationale en 1997. Son premier album OK

Computer est immédiatement acclamé par le public. La critique est unanime : Les Inrockuptibles,

Rock&Folk, et LeMonde le consacrent tous les trois : meilleur album, meilleur groupe, meilleur

concert et meilleur chanteur de l’année 1997. A sa sortie cet album bouleverse littéralement l’écoute

du rock à tel point que le très pointu et populaire magazine Les Inrockuptibles le qualifie

immédiatement d’album " déjà classique des années 90." 9

Dès lors, Radiohead n’aura de cesse de surprendre son public, capable de proposer un album aux

instrumentalisations douces et acoustiques (sortie de Kid A en 2000) puis d’enchaîner sur un album

aux sonorités électroniques et expérimentales radicalement opposées (sortie d’Amnesiac en 2001). A

chaque sortie de nouvel album, la démarche artistique du groupe semble suivre une dialectique de

rupture et d’innovation. Ce parti pris artistique surprenant et toujours risqué aux yeux du public peut

traduire une volonté de revendiquer un statut d’artiste authentique dont la raison d’être se situe entre la

prise de risque et l’innovation créative.

Avant la sortie de l’album Inrainbows, il n’aura donc pas échappé aux fans que leur groupe

fétiche allait réapparaître après 3 ans de silence là où personne ne les attendait. Peu d’indices

présageaient que cela se produirait en exclusivité sur Internet et sous la forme de la gratuité.

b – Un buzz orchestré en amont de la sortie

Radiohead commença à communiquer sur son nouvel album dès l’été 2005. Par

l’intermédiaire du blog www.deadairspace.com10, le groupe publiait de nouveaux textes puis de

nouveaux thèmes musicaux sans jamais proposer l’écoute des chansons finies. Tom Yorke, chanteur et

leader charismatique de Radiohead, livrait régulièrement sur ce même site ses états d’âme d’artistes et

ses difficultés à avancer dans la réalisation d’un nouvel album. Il accompagnait ses confidences de

photos exclusives du groupe en pleine séance d’enregistrement. Cette façon de ne jamais couper le lien

avec ses fans et d’alimenter leurs attentes en contenus exclusifs eut aussi pour effet de les tenir en

haleine. En adoptant une posture de proximité, les internautes purent suivre la progression de la

création du nouvel album et avoir le sentiment privilégié d’y participer en jouant un rôle.

9 Christophe Conte, Les Inrockuptibles, 11 juin 1997. 10 Deadairspace.com est un blog géré par Radiohead. C’est le groupe lui-même qui l’alimente en contenus. Cela permet à Radiohead non seulement d’entretenir une relation originale et privilégiée avec ses fans, mais aussi de garder le contrôle sur l’information relative à Radiohead qui va circuler sur le net.

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Cette relation exclusive avec le groupe fut renforcée par la communication exclusive liée au média

Internet puisque aucune publicité ne mentionnant la sortie de l’album ni aucun interview sur des

médias dits de masse tels que la télévision et la presse ne furent accordées par le groupe. Le jour de la

sortie de l’album, on peut donc imaginer l’impatience d’une audience rendue captive après deux

années de divulgations d’informations exclusives sur le groupe.

Comme en témoigne ce graphique extrait du site www.blogpulse.com11, un effet de buzz gigantesque

accompagne la sortie de l’album.

Le 1er octobre 2007, jour où le groupe annonce la sortie imminente de son album, on constate un

premier pic de conversations lié au mot-clé Radiohead dans la blogosphère.

Puis le 10 octobre 2007, jour de la sortie exclusive d’In Rainbows sur Internet, ce pic de conversations

atteint un sommet. Comme nous le démontre le graphique ci-dessus, nous constatons un effet dit

de buzz : c'est-à-dire la forte propagation d’un message (publicitaire) entre les consommateurs qui en

deviennent de fait les vecteurs. Ce pic témoigne de l’intérêt porté envers Radiohead dans les

discussions sur Internet. En comparaison, ce pic dépasse le niveau des conversations ayant comme

sujet l’actualité de Britney Spears (ligne jaune), l’une des stars planétaires les plus médiatiques. La

notoriété de Radiohead s’envole.

Enfin vers le 22 octobre 2007, le buzz retombe. Mais la moyenne des conversations liées à Radiohead

sur la blogosphère reste régulière et nettement supérieure à la période précédant la sortie de l’album.

En centralisant sa communication sur Internet, et à moindre coût en comparaison du prix des espaces

publicitaires sur les médias de masse, Radiohead a réussi à provoquer un véritable "coup de pub"

autour de la sortie à prix libre de son album. Ce développement de leur notoriété témoigne donc d’une

efficacité certaine de la gratuité entant que levier communicationnel.

11 Blogpulse est un outil d’étude qui se définit lui-même comme "une fenêtre ouverte sur la blogosphère". A partir de l’indexation de plusieurs milliers de blogs, il est effectuer des classements des sujets les plus abordées chaque jour dans la blogosphère.

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c – Une initiative inattendue dans un contexte hostile

Afin d’analyser au mieux les différentes notions mises en perspective par l’analyse sémiotique

du site, il est essentiel de décrire le contexte particulier dans lequel se sont orchestrés les échanges

communicationnels entre Radiohead et les internautes. En effet, des variables extérieures à

l’évènement (variables d’ordres psychologiques, sociologiques, politiques, culturelles…) peuvent

influencer l’interprétation de l’évènement. Nous avons donc cherché à mettre en évidence les "contrats

de communication" mis en place entre la plate-forme de téléchargement et les internautes en insistant

sur le cadre singulier de la médiation tel que Daniel Bougnoux le préconise : "déchiffrer un message,

ou comprendre un comportement, présuppose que l’on sache dans quel cadre entre celui-ci, c'est-à-

dire dans quel type de relation il s’inscrit." 12

Le jour de sa mise en ligne Inrainbows.com a provoqué un tel choc émotionnel dans le milieu

industriel du disque au point que Guy Hands, PDG d’EMI (l’ancienne maison de disque de

Radiohead) reconnaisse le mois suivant que "plutôt qu’adopter la numérisation l’industrie du disque

s’est mise la tête dans le sable. Les actions de Radiohead constituent un avertissement auquel nous

devrions répondre avec énergie et créativité." 13

Au regard de l’image anticonformiste que véhicule Radiohead, une relecture en surface de

l’évènement nous inciterait à considérer la démarche du groupe comme commercialement

désintéressée et provocateur envers les maisons de disques. Remémorons-nous le récit de ce "coup de

théâtre" : le 10 octobre 2007, la crise du disque semble irréversible, les ventes ont été divisées par

deux en cinq ans. Une pratique est systématiquement montrée du doigt : le téléchargement illégal sur

Internet. Dans l’inconscient collectif, la notion de gratuité est forcément liée au téléchargement illégal

car il s’effectue sans payer les fichiers musicaux téléchargés. La gratuité et le téléchargement sur

Internet attisent les débats politiques et économiques au point que Denis Olivennes, médiatique patron

de la Fnac, donne pour titre à son essai sur la marchandisation et l’accès à la culture :"La gratuité c’est

le vol 14" : l’amalgame avec l’effondrement du marché disque, et plus globalement le marché des biens

culturels, est largement développé dans cet ouvrage.

Si, pour une minorité de personnes, la gratuité représente un progrès social permettant le partage et le

libre accès à la connaissance, elle reste pour la majorité une source de dévalorisation économique et

morale. Dans un discours portant sur les actions à mener par le gouvernement pour lutter contre le

piratage sur Internet, Nicolas Sarkozy semble voir dans la gratuité la représentation d’idéaux

libertaires utopiques et condamnables : "Le clonage et la dissémination de fichiers à l’infini ont

entraîné depuis 5 ans la ruine progressive de l’économie musicale (…) en donnant cette impression

12 Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, La Découverte, 2001, p 18 13 Opération réussie pour Radiohead, Le Figaro, 08/11/2007. 14 Denis Olivennes, La gratuité c’est du vol, Grasset, 2007.

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fausse que tout se vaut, que tout est gratuit15". Le 10 octobre 2007, toute initiative offrant un

téléchargement gratuit paraît donc forcément suspicieuse. Sans juger ici de la moralité de l’action

menée par le groupe, il est indéniable que la valeur de gratuité donnée à l’album aura suscité une

polémique à sa sortie entraînant le groupe dans une dynamique de notoriété.

Cette éclaircie contextuelle nous a permis de souligner le caractère "subversif" du cadre de

communication dans lequel s’inscrit inrainbows.com et de qualifier la démarche promotionnelle du

groupe d’hors norme. "La langue n’existe pas en dehors du fait social16" nous précise Ferdinand de

Saussure : le dialogue est ouvert !

B – Afficher la gratuité et l’amplifier

a – La démarche sémiotique, ou que communiquent les signes ?

Notre démarche sémiotique consiste en un travail de définition du langage visuel du site et

d’identification de la grammaire générale de l’image. Elle vise à analyser la vie des signes et d’en

donner une interprétation au sein du site Inrainbows.com.

Notre approche se focalise donc sur le système de signes constitué par ce site. La notion de signe est

prise dans l’appréciation de la définition donnée par Charles Sander Pierce : le signe est un processus

dynamique qui produit une présence à l’esprit et déclenche la cognition. Il se définit ainsi comme

"l’association conventionnelle et solidaire d’une image conceptuelle appelée signifié représentant

l’archétype sémantique dont émanent des sens particuliers et d’une image acoustique appelé signifiant

représentant sa forme idéale et théorique"17.Nous considérons donc chaque signe présent sur

inrainbows.com entant qu’unité expressive formée d’une face matérielle et perçue : le signifiant

renvoyant à un concept : le signifié. Ce cheminement intellectuel permet de guider notre réflexion et

de mieux appréhender l’existence du site inrainbows.com

Pour résumer, cette approche sémiotique nous aidera à démontrer en quoi inrainbows.com est un outil

de communication pour le groupe. Nous démontrerons en quoi son image et ses représentations

répondent à un véritable choix qui met en jeu des convictions artistiques mais aussi politiques.

Sur la plateforme de téléchargement Inrainbows.com, nous considérons l’ensemble des signes

exprimés non seulement comme l’expression d’un système de communication mais aussi comme les

déterminants d’une relation singulière entre un émetteur et des récepteurs.

Nous nous sommes arrêtés sur le contexte discursif des objets médiatiques au travers d’une part

l’interprétation de son aspect général (couleurs et parti pris graphique) et d’autre part à travers

15 Nicolas Sarkozy. Préambule au rendu du rapport Olivennes. 26 novembre 2007 16 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, éd. Payot, 1913. 17 Jacques Lerot, Précis de linguistique générale, Collection « Propositions »,1993

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l’analyse de l’expérience utilisateur proposé. Cette approche a pour intérêt de prendre en compte le

relief de la communication, l’implication du récepteur (ici l’internaute) et le contexte de l’énonciation.

Les questions centrales de l’analyse, eu égard à l’idéal d’accessibilité et de partage de la gratuité, sont

les suivantes : Qui parle ? Quel est le message ? A qui s’adresse-t-il ? De quelle façon ? Dans quels

buts ? Avec quels résultats ?

N’ayant pas de point de comparaison avec des sites équivalents puisque la démarche de Radiohead est

une première, nous avons pris l’initiative de confronter la structure et l’interface graphique de

inrainbows.com à celle d’une plateforme de téléchargement légal www.fnacmusic.com, et à celle

d’une plateforme de téléchargement illégale : www.limewire.com. Cette idée s’est imposée en

constatant, au fur et à mesure de notre travail de recherche, que Radiohead reprenait sur son site

certains codes propres au téléchargement illégal, voir à la piraterie informatique, tout en restant dans

un cadre juridique légal. Cette comparaison nous permet avec plus de certitudes de définir en quoi la

gratuité se conforme ou non à un enjeu promotionnel.

b – Donner un visage à la gratuité

Inrainbows.com permet le téléchargement gratuit d’une production musicale qui est, de fait, le

résultat d’un travail de réflexion artistique. Nous pouvons donc affirmer avec certitude que la création

du site a elle aussi été guidée par une réflexion stratégique. L’enjeu aura été d’offrir un habillage à la

gratuité et de proposer une expérience particulière à l’utilisateur en le motivant à télécharger l’album.

Débutons à présent l’analyse sémiotique :

1 – Un parcours utilisateur optimisé

Au-delà du cheminement classique d’un parcours utilisateur qui balise la navigation de

l’internaute à travers son site favori, nous constatons qu' inrainbows.com est structuré tel un tunnel de

conversion basique et efficace. Dans le jargon de l’e-commerce, on entend par conversion le fait de

convertir un internaute en client, c'est-à-dire de le faire passer à l’acte d’achat sur le site. Sur

inrainbows.com, un seul cheminement est possible tout au long du site : celui qui mène au

téléchargement de l’album (payant ou non).

L’internaute arrive en home page du site. Il clique sur un imposant bouton "ENTER" puis atterrit sur

la page d’accueil qui annonce la disponibilité exclusive du nouvel album de Radiohead. Il est ensuite

demandé à l’internaute de fixer son prix d’achat ("It’s up to you" lui indique le site). Même au moment

de la prise de coordonnées, l’internaute reste immergé dans l’univers du site : il n’est pas sollicité par

l’ouverture d’une pop up externe au site dans laquelle il remplirait des champs de saisies. Son

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attention n’est donc jamais relâchée. Une fois les coordonnées confirmées par l’internaute, le

téléchargement de l’album démarre automatiquement.

Chaque action effectuée sur le site mène à un seul et unique but : la conversion du prospect en

client : c’est la logique d’un tunnel de conversion efficace. Par cet aspect, ce site d’apparence anti-

marchande utilise les règles d’efficacité de l’e-commerce. Cela démontre clairement que la gratuité

possède un potentiel incitatif et directif qui participe à la constitution de sa valeur

Pourtant, à l’inverse des sites e-commerce qui mettent en exergue un produit puis incitent à

son achat, Inrainbows.com ne propose pas l’écoute du disque avant son téléchargement.

Il paraît impensable de la part d’un groupe de la notoriété de Radiohead de proposer un album gratuit

qui soit de piètre qualité. Ce site peut donc être interprété comme une expression artistique visuelle de

l’album à laquelle il est demandé à l’internaute d’adhérer ou non. En ce sens Radiohead semble

capitaliser sur le sentiment de confiance qui le lie à l’internaute et l’orientera vers l’adhésion au

concept. La valeur de la gratuité de l’album semble résider dans la relation de confiance engagée avec

l’internaute plus que dans sa valeur marchande. Par bien des similitudes avec la cérémonie culturelle

ancestrale du Potlatch18 décrite par Marcel Mauss dans son ouvrage ethnologique Essai sur le don, le

principe du téléchargement d’In Rainbows laisse transparaître la dimension sociale du don entant que

marque de reconnaissance de l’alter ego. La gratuité génère donc ici du lien social.

18 MAUSS Marcel, Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Puf, 2007, Chap I, p 77.

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2 - Un graphisme porteur de sens

Le graphisme général du site met en scène les mouvements d’une masse protéiforme et

multicolore au sein d’un espace sombre.

Dès la page d’accueil, cette masse s’impose sur plus de la moitié de l’écran. L’internaute se situe

littéralement au cœur d’un arc-en-ciel. Si l’on s’attache au titre de l’album InRainbows, en français :

Dans l’Arc en ciel, il y a donc une vraie promesse tenue : ce site amène l’internaute au cœur de

l’univers musical de Radiohead. Le premier contact expérientiel est franc et direct : sans

intermédiaires interférents, les internautes sont plongés dès le premier contact au cœur du nouvel

album de Radiohead.

Page d’accueil du site www.rainbows.com

L’autre caractéristique de cette masse de couleurs provient de sa texture pixélisée. Ce détail

incarne l’aspect informatique du fichier numérisé. En effet, une image numérisée est composée de

millions de petits carrés que sont les pixels, tout comme un fichier mp3 est composé de millions de

petits signaux numériques. Il est donc permis à l’internaute de voir le fichier mp3 de l’album s’animer

et vivre devant ses yeux. Cette expérience unique aux allures de performance artistique vidéaste, offre

une plongée immédiate, et sans obstacle, au cœur de l’album de Radiohead.

Néanmoins cette masse "couleur arc-en-ciel" en mouvement n’offre pas de repères visuels à

l’internaute. Elle est en évolution permanente et ses couleurs changent sans cesse. Elle semble presque

être insaisissable comme voguant à la dérive. Au cours de cette expérience, aucun arrêt ou pause n’est

permis, l’internaute ne peut pas agir directement sur la mise en scène du site. Il n’en est que le témoin.

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L’internaute fixe lui-même son prix d’achat

Cette magie colorée non maîtrisée prend ici des allures de mystère, quelque chose semble

échapper au contrôle de l’internaute. Ce sentiment s’accentue par l’omniprésence de couleur noire

anxiogène et infinie dans laquelle évolue l’arc-en-ciel. Dans l’imaginaire collectif, l’arc-en-ciel

renvoie à de nombreux mystères : il symbolise une apparition magique presque divine mais éphémère.

Il est un spectacle opportun dont il faut savoir profiter. Les écrits mythologiques l’ont souvent présenté

comme un chemin d’accès vers des univers fantasmagoriques ou paradisiaques. Inrainbows.com peut

donc être interprété comme le chemin d’accès vers un trésor caché qui est ici une œuvre artistique : le

nouvel album de Radiohead.

3 - L’Absence de son

Plus surprenant encore est l’absence de source sonore sur le site. Ce site est muet, il ne chante pas,

il ne s’écoute pas. Quelle part de création artistique met-il alors en scène ?

L’animation graphique du site (la masse multicolore mouvante) peut-être vue comme "l’échographie

numérique" de la musique : une interprétation visuelle de la musique qui évolue au rythme des

morceaux qui composent l’album. Dans ce cas Radiohead donne à voir un aperçu visuel de sa nouvelle

création musicale qui suscite une envie chez l’internaute d’en connaître un peu plus sur le nouvel

album. Cette expression artistique vidéaste compense clairement l’absence de musique sur le site. Son

but est de maintenir une présence et une intensité artistique sur le site.

Mais combien de sites musicaux ne proposent pas l’écoute de musique ? Aucun si l’on considère les

sites promotionnels tels que myspace.com, facebook.com, youtube.com et surtout les sites officiels des

artistes pour ce qu’ils sont : c’est-à-dire des plateformes de promotion offrant une fenêtre sur

l’actualité commerciales des artistes. Et pourtant inrainbows.com a décidé de couper le son ce qui rend

le téléchargement par l’internaute obligatoire pour écouter l’album.

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Symboliquement, le téléchargement devient l’unique acte à accomplir pour connaître le fruit d’un

travail esthétique élevé au rang de vérité artistique. Cet acte qui permet l’accès direct à la création de

Radiohead est d’autant plus valorisé que le groupe ne demande pas de contrepartie financière en

échange. Cette gratuité du produit magnifie l’album InRainbows en le présentant comme une œuvre

artistique éternelle et accessible à tous.

c – La reprise des codes amateurs du blog

Sur le site, tout semble être mis en scène afin de valoriser la gratuité du coût du téléchargement en

exploitant les codes, biens connus des internautes, du web 2.0 et son idéal de partage de la

connaissance.

Nous observons que le parti pris graphique d’inrainbows.com se rapproche plus de la page

personnelle réalisée par un blogger que d’un site de marque à l’esthétique chiadée et soigneusement

organisée. Il est étonnant de constater que les blogs musicaux, comme ceux développés sur

www.myspace.com, présentent des interfaces graphiques assez peu évoluées et toujours sur un fond de

couleur noir. On y assiste souvent à des mélanges de couleurs criardes et sans cohérence esthétique.

L’intérêt est de mettre en valeur l’importance du contenu du blog (textes, musiques ou vidéos) plus

que sa mise en forme. Le graphisme de inrainbows.com semble être calqué sur ce modèle. On y

reconnaît presque une maladresse dans son aspect visuel qui renvoie à l’esthétisme grossier des blogs.

On remarque par exemple les lettrages de couleur sur fond noir ce qui rend difficile la lecture du

message délivré par ces lettres. Inrainbows.com incarne donc une naïveté dans son exécution

graphique, presque un amateurisme cher à l’idéal du Web 2.0. En cela, Inrainbows montre une volonté

de s’éloigner clairement des sites marchands de type Itunes.com ou fnac.com et de leurs esthétismes

très travaillés pour ce rapprocher des sites amateurs et non commerciaux.

L’insouciance graphique du site renvoie à un aspect proche du "bricolage esthético-identitaire"

des pages personnelles telles que le ressentent Laurence Allard et Frédéric Vandenberghe : "ces sites

élaborés par de simples particuliers usagers ordinaires d’Internet autour de leurs centres d’intérêt,

hobbies, passions” 19. Inrainbows.com peut donc être vu comme la page personnelle d’un groupe de

musique amateur cherchant à communiquer, de façon la plus citoyenne possible, avec de nouveaux

fans. Ce parti pris graphique simple et accessible installe les internautes dans une relation privilégiée

de proximité avec Radiohead.

19 Laurence Allard Frédéric Vandenberghe, Express yourself! Les pages perso, CAIRN 2007

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d – Un site non conforme aux codes standard

Enfin, dans une considération plus politique, deux éléments semblent traduire une volonté de

situer à contre-courant des codes attendus des sites musicaux classiques.

L’omniprésence de la couleur noire ne fait-elle pas sens avec les valeurs anarchiques reconnaissables

dans le caractère anticonformiste de la gratuité ? En proposant l’acquisition gratuite de son album,

Radiohead n’écarte-il pas toute idée de pouvoir, de hiérarchie et d’autorité que peut symboliser

l’emprise des maisons de disques sur la chaîne de distribution du disque voir sur les décisions

artistiques des musiciens ? Dans son interview au magazine culturel Télérama, Tom Yorke évoquait

son plaisir de "garder le contrôle" sur la sortie d’In Rainbows, et aussi son soulagement "ne pas se

retrouver dans la position de l'homme-sandwich pré-vendant sa came." 20 c'est-à-dire de se voir

imposer une campagne de promotion par sa maison de disque. La gratuité semble donc garantir une

attitude permettant à Radiohead de garder sa liberté morale et physique.

Ce sentiment d’anticonformisme est renforcé par l’absence totale de publicité sur Inrainbows. Ce

manque de messages publicitaires sur un site destiné à être vu par des millions de personnes peut

paraître contradictoire tant la manne financière promise peut paraître évidente. Un aller rapide sur

fnacmusic.com ou virginmega.com met en évidence l’usage promotionnel de ces sites tant les photos

et les messages promotionnelles sont nombreux dès la page d’accueil.

Cette initiative anti-business laisse transparaître l’idée d’un désintérêt de Radiohead pour la sphère

marchande et d’une volonté de satisfaction de ses fans et des amateurs de musique avant tout.

Sur Inrainbows.com, Radiohead réussit donc à se mettre en scène à travers une relation de confiance

et de générosité caractérisée par le don de l’album. Cette authenticité des rapports trouve une

résonance dans le désintéressement lié à la notion de gratuité.

C - une expérience inédite et valorisante

En permettant de télécharger leur dernier album à un prix libre, voir nul, Radiohead réussit non

seulement à donner un sens particulier à leur démarche mais aussi à générer du lien social autour

d’une relation exclusive.

a – Voler en toute légalité : une expérience inédite

Comme nous l’avons déjà décrit dans le sous-chapitre C de partie 1 – une initiative inattendue

dans un contexte hostile-, le téléchargement gratuit d’Inrainbows.com prend un sens hautement

20 Hugo Cassavetti, Rencontre avec Radiohead, Télérama n° 3026, mai 2008

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symbolique dans le contexte médiatique de la lutte contre le téléchargement illégal. L’internaute qui

décide de télécharger l’album délivre un message de contestation quant au bien-fondé de la lutte contre

ce téléchargement illégal et les pirates21. Radiohead invite donc les internautes à voler leur propre

album et à les impliquer dans une démarche hors norme totalement inédite.

Tom Yorke, le leader du groupe, fait écho à ce parti pris quand il décrit le rôle joué par les internautes

sur son site : "Pour moi, (Inrainbows.com) c’était comme faire circuler une cassette ou émettre un

programme pirate. On diffuse les chansons et les gens en font ce qu’ils veulent : ils les écoutent, les

copient, les donnent ou les revendent." 22

Cette démarche est une première dans l’histoire de la distribution commerciale de la musique.

Inrainbows.com offre aux consommateurs la liberté de télécharger gratuitement un album puis de

décider eux-mêmes de la valeur qu’ils vont lui donner. Le pouvoir se retrouve entre les mains du

consommateur : Quel prix vaut cet album ? Vais-je l’écouter en entier ? Vais-je l’effacer de mon disque

dur ou le copier sur un CD ?

L’appropriation de l’album par le consommateur est donc totale. Le fan se retrouve impliquer dans un

processus de co-création de valeur de l’album. Cette expérience aux allures d’avant-première représente

alors une opportunité immanquable pour les fans du groupe de s’approprier l’album et de participer à

une expérience impliquante dans la vie du groupe.

b – une ré-intermédiation créatrice de valeurs

Plus les fans auront téléchargé l’album plus le nombre de téléchargement sera signe de

valorisation de Radiohead. La valeur de l’album ne dépend plus seulement du travail musical de

l’artiste mais aussi de l’implication de ses fans. Les fans se retrouvent impliqués dans un processus de

co-création de valeur.

Radiohead place les fondements de son initiative dans la volonté de réduire l’espace qui les sépare de

leurs fans. Comme le précise Tom Yorke : "le téléchargement permet une connexion plus directe avec

les gens et d’avoir la satisfaction de finir quelque chose et de le rendre disponible dans l’instant 23".

En adoptant le modèle direct et gratuit du téléchargement, Radiohead supprime tout intermédiaire :

journaliste, critiques, publicité, distributeurs et magasins. Ce rapprochement moral entre le groupe et

ses fans installe une relation de confiance et de reconnaissance mutuelle. En effet, à travers cette ré-

intermédiation Radiohead semble "confier" son disque à ses fans bien avant de le confier aux

professionnels de la communication et du commerce. Les fans -ces nouveaux intermédiaires-

endossent alors la responsabilité de faire vivre médiatiquement l’album en servant eux-mêmes de

21 On désigne par le terme Pirates les internautes qui téléchargent de la musique par le biais de sites illégaux et sans rétribuer financièrement les artistes. 22 "Radiohead, prix de l’excellence", Télérama, 9 janvier 2008 23 Stéphane Davet, Radiohead s’explique sur son disque téléchargeable au prix fixé par l’acheteur, Le Monde, 19 décembre 2007

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relais médiatiques grâce au phénomène de bouche-à-oreille. Cette valorisation de l’individu entant

qu’acteur reconnu et impliqué dans la promotion de l’album modifie totalement le rapport à

Radiohead.

Et cette reconnaissance est à double sens. En effet, nous pouvons percevoir dans cette relation

singulière, la stimulation de lien social entre Radiohead et ses fans. Le don de l’album peut être

considéré comme l’acte fondateur d’un lien entre Radiohead et ses fans tel que Marcel Mauss le

conçoit: En effet, le don en tant qu’acte social suppose que le bonheur personnel passe par le bonheur

des autres, il sous-entend les règles : donner, recevoir et rendre. 24

En théorisant cette mécanique des rapports sociaux, Marcel Mauss reconnaît dans le don les

fondements d’une relation interpersonnelle. Le fan de Radiohead qui télécharge l’album accepte le don

et lui reconnaît une valeur fortement symbolique en l’acceptant. Le fan entre ainsi dans une relation de

dépendance vis-à-vis du donneur puisqu’il s’engage moralement à lui rendre un contre-don en échange

du don accepté. Ce contre-don peut se matérialiser, dans le cas de Radiohead, par l’achat d’un disque,

d’une place de concert ou des nombreux objets dérivés existants.

En deux mois, les 1 300 000 internautes téléchargeurs ont donc reconnu la valeur de l’album et donner

une importance particulière à la relation. Si un tiers des internautes décidèrent de payer 6 $ en

moyenne 25 en contrepartie du téléchargement, deux tiers décidèrent de ne rien payer. Ces 900 000

fans non payeurs se sont donc placés en situation de redevables.

Le choix d’acheter plus tard le CD Inrainbows, ou une place de concert de Radiohead, peut

être aussi ressenti comme la décision de rétribuer l’artiste ou de lui montrer sa reconnaissance –Tu me

donnes ta musique, je te montre ma reconnaissance en venant à ton concert-. À ce sujet, Séverine

Misset nous éclaire sur certains comportements passionnels des fans de musique : "On peut souligner

que le fait d'aller acheter le CD d'un artiste ou d'un groupe que l'on aime est perçu comme un soutien

financier et une gratification, pour celui-ci. Plusieurs enquêtes ont désigné cela comme une éthique

musicienne qui consiste à vouloir faire marcher le groupe ou l’artiste que l’on aime.26"

Nul doute que le caractère novateur de l’initiative de Radiohead, située à un mi-chemin entre l’audace

et la prise de risque, aura motivé les fans à gratifier leur groupe préféré pour leur créativité extra-

artistique. La gratuité donne donc à la relation fan-Radiohead toute sa valeur.

24 Marcel Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Puf, 2007, Chap. II, p 147 25 Source Comscore, novembre 2007 26 Séverine Misset, Le téléchargement de musique par Internet : itinéraire d’une pratique sociale, Consommations et Sociétés n°4, 2004, www.consommations-societes.com

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c – une réponse aux attentes actuelles des consommateurs

Au regard du changement de paradigme économique qu’entraîne aujourd’hui le

développement des usages d’Internet, cette façon de se procurer un album semble être en parfaite

adéquation avec les modes de consommation innovants.

Dans son ouvrage Marketing 2.0, l’intelligence collective, François Laurent constate que le monde

change radicalement du fait des nouveaux usages du web, le marketing doit en conséquence changer

radicalement. Ici, c’est autant le produit (un nouvel album musical) que la démarche pour se le procurer

(l’acte de téléchargement légal et gratuit) qui porte inrainbows.com au rang de concept innovant en

résonance avec les pratiques des internautes.

En englobant sous le terme d’intelligence collective les nouveaux comportements des consommateurs,

François Laurent représente un marketing où l’humain gagne en influence et prime sur les structures

marchandes et politiques. Il dépeint une nouvelle civilisation où les conversations entre consommateurs

priment sur la communication verticale (une marque vers son public) en matière d’influence, où les

consommateurs ont repris le pouvoir et discutent des produits entre eux, où ils réclament d’être associés

au développement des produits. L’auteur dépeint "une civilisation 2.0" 27 mettant en scène de nouveaux

comportements autour de valeurs attribuées à la Culture et de la dématérialisation des produits culturels.

Le concept global de Inrainbows peut s’illustrer par une distribution en avant-première sur Internet,

l’absence d’intermédiaire commercial et la gratuité de l’album. Ces trois caractéristiques ne sont-elles

pas les symboles de l’avènement d’une rupture technologique assumée par les consommateurs et tant

décriée par les maisons des disques ?

C’est bien ce parti pris innovant qui aura été source de valeur pour Inrainbows au regard de

l’opinion publique. L’investissement moral (et pas forcément financier) de chacun des internautes ayant

téléchargé Inrainbows donne toute sa valeur à l’album. Chaque téléchargement de l’album représente

tant une preuve d’implication qu’un signe d’adhésion au concept. En ce sens, les 1 300 000 28 de fans

ayant téléchargés l’album peuvent symboliser la reconnaissance de l’audace et du travail artistique de

Radiohead, valeur absolue pour un artiste.

D - La gratuité, une valeur pour émerger.

À ce niveau de notre analyse, la notion non-marchande rattachée par définition à la gratuité 29

semble donc s’estomper au profit de valeurs riches en symboles et en représentations

communicationnelles et même marchandes.

27 François Laurent Marketing 2.0, l’intelligence collective, M21 Editions, mai 2008 28 Source Comscore, novembre 2007 29 Def. "Que l’on donne sans faire payer ; dont on jouit sans payer" Petit Robert, éd. 2004

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a- Gratuit…pour vendre plus.

1 – La constitution et l’exploitation d’une base de données

Si la gratuité n’apporte aucune contrepartie financière immédiate, elle a pourtant permis à

Radiohead de profiter indirectement de la passion et de la fidélité des fans entant que valeurs

exploitables. En effet, le téléchargement d’in Rainbows ne pouvait s’effectuer sans la saisie des

données personnelles de l’internaute : nom, prénom, âge, sexe, adresse physique, adresse mail, pays.

Cela représente autant de données, dites qualifiantes, relatives à l’internaute et permettant de

construire une base de données des fans de Radiohead. Rappelons ainsi que 1 300 000 d’internautes

ont téléchargés l’album.

Dans un article intitulé Sur la Toile, les données personnelles valent de l’or, Laurence Girard insiste

sur l’importance des constitutions des bases de données comme sources de valeurs. Qualifier les

internautes permet de leur envoyer ensuite des publicités ciblées au profil exact du consommateur.

Yahoo collectant chaque mois "110 milliards d’informations" sur les internautes qui visitent

l’ensemble de ses sites "on comprend que Microsoft soit prêt à débourser 41 milliards de dollars pour

s’emparer de Yahoo ! 30". Les 1 300 000 d’opt-in31 collectés "gratuitement" représentent donc une

valeur financière considérable.

Cette base de données constituée, on peut imaginer tout l’intérêt pour Radiohead à alimenter ses fans

en newsletter relative à l’actualité du groupe et entretenir ainsi la notoriété du groupe.

2 – L’échantillonnage d’un produit d’appel

Nous remarquons une certaine montée en gamme dans la qualité des produits proposées et

vendus par Radiohead. La gratuité semble être intégrée dans une véritable stratégie marketing visant à

magnifier le "produit" Radiohead dont elle constituerait le produit d’appel voir même un spécimen du

produit final (tel un échantillon de parfum donné gratuitement et visant à faire acheter au

consommateur le flacon entier). Nous reconnaissons l’outil marketing de l’échantillonnage : faire

connaître et essayer un produit aux consommateurs en en distribuant gratuitement des petites

quantités.

Ainsi, l’opération du téléchargement gratuit prit fin au bout de deux mois d’expérience, puis

l’album In Rainbows sorti finalement en magasin au prix moyen de 14,90 euros. La semaine de sa

sortie (5 janvier 2008), le CD s’est classé directement en tête des ventes en France avec 45000

exemplaires vendus durant le mois de janvier 2008 32. Le même constat de succès commercial

30 On qualifie d’opt-in une adresse mail obtenue par le consentement de l’internaute et qui peut donc être légalement utilisée à des fins commerciales par un annonceur 31 Laurence Girard, Sur la Toile, les données personnelles valent de l’or , Le Monde, 13 mars 2008 32 Source : disqueenfrance.com, 2008

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s’observe à peu près partout dans le monde avec, par exemple, 122000 albums vendus aux Etats-Unis

durant le mois de janvier 2008 33 et 46000 albums vendus en Angleterre propulsant l’album en tête des

charts34.

On peut donc se demander dans quelle mesure l’album téléchargeable sur inrainbows.com n’était-il

pas un objet promotionnel plutôt qu’un véritable produit de consommation. Et comme si l’initiative de

Radiohead avait valeur de modèle dans l’industrie du disque, Ludovic Leu, président de Music Me,

troisième plateforme de vente de musique en ligne, place aujourd’hui "la découverte gratuite et la

consommation payante35" comme business modèle de son entreprise.

3 – Des produits dérivés survalorisés

En observant également les différents produits mis en vente par Radiohead, nous remarquons

les caractéristiques spécifiques d’une stratégie commerciale dite d’up-selling. Cette technique de vente

permet au vendeur d'amener le consommateur vers l'achat d'un produit plus cher ou non prévu.

En effet, le site inrainbows.com proposait, en plus du téléchargement gratuit de l’album, l’achat d’un

produit exclusif : la Disc Box. Ce produit soigneusement packagé contenait des photos exclusives du

groupe, la version double CD de l’album agrémenté de 8 titres musicaux supplémentaires, ainsi qu’une

version de l’album en format vinyle. Présenté tel un objet collector, c’est-à-dire produit dans une

quantité limitée et achetable uniquement sur le site inrainbows.com, ce produit unique était payable

immédiatement mais livrable à une date postérieure. L’attente et l’envoi du produit prenaient donc eux

aussi un caractère événementiel comme pour cultiver un esprit d’exclusivité du produit à forte valeur

ajoutée. On peut imaginer la tentation pour le fan de Radiohead ou les collectionneurs de disques

d’acheter un produit aussi rare et exceptionnel.

Disc Box vendue 40 livres (soit 60 euros) sur inrainbows.com

33 Source : Nielsen Soundscan, 2008 34 Idem 35 Philippe Astor, "Musique cherche à articuler découverte gratuite et consommation payante", Musique Info Hebdo, mai 2008

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Un débat portant sur la qualité sonore du fichier téléchargé sur inrainbows.com anima ainsi les

discussions sur la toile et les articles dans la presse écrite. En effet, il est connu des spécialistes de

musique numérisée (et de certains mélomanes) que les fichiers mp3 sont encodés à une qualité sonore

de 128 kbit/s alors que les CD le sont généralement à 192 kbit/s36. Cette baisse de qualité d’encodage

entraîne une baisse de poids du fichier et donc une meilleure maniabilité du fichier : son format

devient optimisés pour le téléchargement et l’échange sur Internet sous une connexion haut débit.

Mais pour certains, cette baisse de la qualité d’écoute est donc la contrepartie du téléchargement

gratuit. Ce débat sur la moindre qualité de la version téléchargeable et gratuite d’In Rainbows eut pour

effet de valoriser la possession de la fameuse Disc Box contenant le CD et le disque vinyle, produit

d’écoute le plus "noble". Tom Yorke déclarait lui-même lors d’un entretien au journal Le Monde le 19

décembre 2007, soit 12 jours avant la sortie en magasin de la version CD d’In Rainbows, "le mp3 est

évidemment inférieur à la qualité d’un CD.37"

La gratuité de l’album a donc ici un double effet : elle vulgarise le produit téléchargeable et

elle valorise la Disc Box et le CD au rang d’objet d’écoute authentique. Le coût d’achat de la Disc Box

étant de 60 euros, la gratuité valorise donc ici le payant.

À l’heure de la mondialisation de l’usage d’Internet et de la rupture numérique, il peut paraître

paradoxal de valoriser le support disque plutôt que le fichier mp3. Mais cette distinction qualitative

entre le fichier mp3 et le disque peut aussi être interprétée comme une invitation à réfléchir sur la

valeur que l’on porte à la musique à une époque où sa consommation n’a jamais été aussi forte :

l’institut d’étude GfK Group estime à 1 milliard le nombre de fichiers musicaux téléchargés

illégalement en France en 2006.

Le gratuit possède donc la faculté d’amener le consommateur à réfléchir sur sa façon de

consommer : en proposant à l’internaute de payer ce qu’il veut pour acquérir l’album, le site tend à

faire réfléchir le consommateur sur la valeur qu’il donne à la musique.

4 – la gratuité, point de départ d’une opération promotionnelle gagnante

En élargissant notre champ de vision marketing de cette opération, le lancement du site

inrainbows.com semble marquer le début d’une campagne promotionnelle mondiale avec comme

évènements majeurs :

1. Le 10 octobre 2007 : lancement du site inrainbows.com

2. Le 10 décembre 2007 : fin de l’opération inrainbows.com

35 Le kilobit par seconde (symbole : kbit/s) est une unité permettant de mesurer un débit binaire (ou vitesse de transfert de données). De ce débit binaire dépend la qualité auditive du fichier. 37 Stéphane Davet, Radiohead s’explique sur son disque téléchargeable au prix fixe par l’acheteur, Le Monde, 19/12/2007

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3. Le 31 décembre 2007 : concert gratuit de Radiohead en direct sur le site www.current.tv, site

du très médiatique Al Gore

4. Le 1er janvier 2008 : sortie mondiale de In Rainbows en CD

5. Le 5 mai 2008 : premier concert de Radiohead en Floride marquant le début d’une tournée

mondiale de 48 concerts.

Signalons que la totalité des places des 4 concerts de Radiohead en France (à Paris et à Nîmes) a été

vendue en une matinée. Pour une moyenne de 55 euros la place38 et un nombre total de billets estimés

à 6000039 le produit Radiohead aurait donc généré un chiffe d’affaire français d’environ 3 300 000

euros en une matinée.

La gratuité de l’album a été la base d’une chaîne de valeurs croissantes et aura participé à la

stimulation considérable de la notoriété du groupe. Les effets se mesurent encore aujourd’hui : leurs

places de concerts ainsi que la Disc Box se vendent le double de leurs prix d’origine sur les sites

d’enchères:

Disc Box vendue 130 euros (prix d’origine 60 euros), priceminister.com, 20 mai 2008

2 places de concerts vendues 201 euros (prix d’origine 100 euros), ebay.fr, 20 mai 2008

38 Source : Fnac.com 39 Source : arenes-de-nimes.com et bercy.com

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b – Répondre aux nouveaux modes de consommation

1 – Nouveaux usages et multiplication de l’offre

La consommation des médias est aujourd’hui en pleine évolution. Alors que l’audience

télévisuelle à tendance à stagner, l’audience d’Internet est en progression constante. Ces 2 graphiques

extraits du site www.internetworldstats.com démontrent l’étendue mondiale de cette tendance.

L’usage d’Internet est majoritaire parmi la population dans 3 régions mondiales sur 7, et les 4 régions

minoritaires possèdent les 4 plus forts taux de croissance (jusqu’à + 1177 % pour le Moyen-Orient

entre 2000 et 2008) :

www.internetworldstats.com, mai 2008.

L’essor actuel de la fréquentation d’Internet mais aussi des réseaux dits de sociabilisation (de

types skyblog.fr, facebook.com ou myspace.com) témoignent d’une évolution profonde des modes de

consommation. Selon une étude conduite par le groupe de communication Universal McCann, 33 %

des internautes français entre 16 et 54 ans appartiennent à un réseau social40. Toujours selon la même

étude, la Musique est le loisir le plus populaire auprès des internautes qui lui consacrent 33 % de leurs

recherches, avant les sites d’informations (29,1%), les sites de comparateur de prix (26,9%) et les sites

relatifs à la vidéo (26,4%). En surfant sur Internet, le fan de musique est de plus en plus soumis à une

abondance de messages publicitaires mais aussi de productions de musicales. Le nombre croissant de

musique disponible sur ces réseaux d’écoute force inévitablement les artistes à se devoir se distinguer

les uns des autres s’ils veulent émerger de cette cacophonie.

40 Next Things Now – Waves 3, Universal McCann, Mars 2008

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2 – La gratuité pour attirer et retenir l’attention

L’économiste américain Jeremy Rifkin se prononce sur un changement actuel de paradigme :

"C'est la capacité d'attention des consommateurs plutôt que les matières premières qui devient une

ressource rare. Les stratèges du marketing auront de plus en plus recours à la distribution gratuite de

produits pour capter cette attention. 41". L’initiative de Radiohead semble s’inscrire dans une

perspective de mutation des enjeux économiques liés aux nouveaux modes de consommations des

individus : parce que l’attention des consommateurs devient difficile à capter pour une marque, le parti

pris surprenant de la distribution gratuite de l’album aura permis à Radiohead d’émerger face aux

autres artistes et d’augmenter la présence à l’esprit du groupe chez les consommateurs, c'est-à-dire

stimuler sa notoriété.

Au-delà de la notoriété du groupe, nous distinguons cinq autres "bénéfices consommateurs"

que nous pensons directement liés à la valeur communicationnelle de la gratuité :

Le privilège de l’avant-première : obtenir l’album In Rainbows trois mois avant sa sortie

mondiale en CD, seulement 10 jours après le mastering42 par l’artiste, en 90 secondes (temps moyen

pour télécharger les 45 mégaoctets que pèsent l’album In Rainbows grâce à une connexion haut débit)

et sans se déplacer en magasin.

La curiosité de l’interprétation : A la vue des excellents chiffres des ventes des places de

concert de la tournée mondiale de Radiohead, la gratuité semble avoir motivé le public à découvrir

l’artiste sur scène.

L’implication de la personnalisation : bien que les 1 300 000 fichiers musicaux téléchargés sur

Inrainbows.com soient strictement le même fichier, chacun de ces téléchargements a été personnalisé

par chaque internaute en inscrivant ses données. Cette signature peut symboliser un acte d’implication

de l’internaute au côté du groupe et contribuer ainsi à la valorisation de l’album.

La valeur d’authenticité : Le téléchargement gratuit d’In Rainbows provient du site officiel du

groupe. Ceci représente un gage d’authenticité au regard de tous les autres fichiers mp3 de Radiohead

qui s’échangent anonymement sur les plateformes Peer2Peer avec les risques de mauvaise qualité,

d’erreurs de titres, de contamination par virus.

41 Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, La Découverte, 2000. 42 Le mastering désigne les derniers traitements audio appliqués à un morceau de musique avant sa commercialisation.

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La récompense du mécénat : bien que distribué gratuitement, 400 000 internautes ont décidé

de payer une somme en contrepartie de l’album. Le mécénat peut être interprété comme une

récompense des consommateurs à l’initiative audacieuse de Radiohead.

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CHAPITRE 2

La gratuité véhicule une image anti-marketing

Nous entamons ici un virage dans notre travail de recherche dans une voie analytique plus

qualitative que quantitative. En effet, au regard de la très riche couverture médiatique dont a bénéficié

Radiohead le temps de son opération, il nous est paru judicieux d’effecteur un travail d’analyse de contenu

des articles parus dans la presse généraliste. Ce travail d’analyse s’est imposé comme une évidence afin de

cerner précisément l’évolution de l’image de marque de Radiohead au travers des représentations de la

gratuité dans l’espace public.

En posant notre corpus comme plot de départ de notre analyse, nous analyserons la valeur et le sens

communicationnels d’Inrainbows. Nous constaterons que, bien au-delà d’une sortie d’album, le sujet a été

traité par les médias généralistes comme un fait de société.

Puis nous déduirons dans quelles mesures la gratuité a permis à Radiohead de nourrir son image et de

revendiquer son statut d’artiste authentique. Nous pourrons ainsi présenter nos inférences sur la valeur

marketing ou anti-marketing de la gratuité.

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A – Du lancement d’album au fait de société.

a – Le choix de la presse généraliste comme corpus

1 – L’écho sociétal de la presse généraliste

La presse écrite généraliste est la plus ancienne presse en France. Elle est aussi la presse la

plus lue. A ce titre, elle jouit d’une crédibilité et d’un pouvoir d’influence sur les prises de décisions

des consommateurs finaux. En faisant le choix d’une presse populaire et réputée, nous souhaitions

donc nous situer dans la continuité de la validation de notre première hypothèse à savoir : la gratuité

stimule la notoriété.

Pour constituer notre corpus, nous avons choisi les articles traitant de Radiohead dans 4 des principaux

titres de presse payants : Le Monde (312265 exemplaires de moyenne en 2007), Le Figaro (322497

exemplaires de moyenne en 2007), Libération (127229 exemplaires de moyenne en 2007) et Les

Echos (177935 exemplaires de moyenne en 2007) 43. Sans juger de la qualité de la ligne éditoriale de

ces quatre supports, nous les considérons représentatifs de l’ensemble des sensibilités politiques de

l’opinion française. Libération est un journal qui se situe clairement à gauche quand Le Figaro se

réclame volontiers proche de la politique gouvernementale actuelle. Le Monde se positionne lui plutôt

au niveau du "centre politique" tentant de prendre le moins possible partie pour un courant politique.

Enfin, le choix des Echos est lui aussi stratégique : nous souhaitions intégrer un journal économique

grand public à notre corpus car il nous est rapidement apparu que les problématiques liées à la gratuité

trouvaient une résonance particulière dans la sphère économique. Considéré comme un journal proche

de la pensée libérale, Les Echos reste néanmoins un média destiné au grand public sensible aux

questions économiques qui influencent les courants de pensées dans notre société.

2 – L’absence de jugement esthétique

Dès sa sortie, l’album In Rainbows s’est paradoxalement retrouvé en dehors de la sphère

artistique. En effet, "l’évènement" In Rainbows a immédiatement dépassé la sphère musicale pour

trouver un large écho dans la sphère publique. Signalons par exemple qu’aucun des articles qui

composent notre corpus ne traite de la qualité musicale du disque. Cette caractéristique ne fut pas un

critère de sélection pour nous mais un constat a posteriori. Nous remarquons aussi l’absence

systématique des titres des morceaux de l’album dans tous ces articles. Ceci démontre que ce n’est pas

l’aspect artistique qui a été matière à réflexion pour les journalistes mais bien les représentations

43 Source, diffusion 2007, OJD.

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sociales de l’album. Ce type de presse représente pour nous le corpus idéal à l’analyse pour inférer sur

les représentations de la gratuité.

Cette même logique nous a contraint a éliminer la presse musicale de notre corpus. Si l’on a pu trouver

quantité d’articles et de critiques sur l’aspect artistique d’InRainbows dans ce type de presse, il n’est

pas de notre chef d’inférer ici sur les critiques artistiques d’un album musical quels que soient son prix

et son mode de distribution.

Nous avons également exclu de notre corpus les articles parus sur les sites d’informations interactifs

tels que lejournaldunet.com, O1net.com, techcruch.com ou ratatium.com. Nous avons pu mesurer que

ces médias prenaient généralement partie en faveur des technologies innovantes liées à Internet. Ce

manque d’objectivité aurait donc pu biaiser notre interprétation et notre analyse des représentations de

la gratuité.

Notre sélection finale et exhaustive des articles évitant écueils et redondances dans les notions

abordées nous conforte donc dans la constitution d’un corpus d’étude objectif et pertinent par rapport à

la formulation de notre seconde hypothèse : la gratuité véhicule une image anti-marketing.

b – Le contexte de production des articles

Comme nous l’avons déjà décrit en introduction du chapitre intitulé – Une initiative

inattendue dans un contexte hostile – la compréhension du contexte de la communication d’In

Rainbows est capitale pour comprendre le sens exact des messages analysés. Nous avons donc choisi

de mener une réflexion de pré-analyse de notre corpus en se laissant guider par les quatre questions-

clefs posées par Laurence Bardin avant de débuter toute analyse de contenu. A savoir : "Qui parle à

qui ? Dans quelles circonstances ? Quel est le moment de la communication ? Quels sont les

évènements antérieures/parallèles ?" 44

Les réponses à ces interrogations permettent de mieux appréhender notre problématique :

Qui parle à qui ?

Ici, la prise de parole est attribuée à des journalistes de presse quotidienne. L’écriture

journalistique de ce type de support rend plus compte de l'immédiateté de l’information que d’un

véritable travail d’analyse. En effet une parution quotidienne implique une rapidité du traitement de

l’information et parfois sans références antérieures à celle-ci. Elle implique aussi que l’information

parue dans l’édition du jour sera considérée caduque dès le lendemain puisque l’actualité évolue. Cette

spontanéité de l’information implique une rigueur sans faille des journalistes dans le traitement de

l’information. Ceci fait d’elle la presse la plus réputée et jouissant d’un pouvoir d’influence sur le

44 Laurence Bardin, l’analyse de contenu, PUF, 2003.p.148

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consommateur final. Ainsi les lecteurs de la presse quotidienne sont fidèles et accordent une grande

confiance à leur journal.

Dans quelles circonstances ?

Comme nous l’avons précédemment évoqué, les circonstances de la communication qui

entoure Radiohead sont particulièrement marquées par deux facteurs : d’une part, la notion de gratuité

encore mal appréciée renvoie spontanément à des notions péjoratives telles que la piraterie et

l’illégalité ; d’autre part il existe un constat d’impuissance, tant des pouvoirs politiques

qu’économiques, face à l’effondrement de l’industrie du disque

Quel est le moment de la communication ?

C’est donc dans ce contexte anxiogène et de crise latente que paraissent nos articles. Il est

donc nécessaire de se demander dans quelles mesures l’initiative de Radiohead n’est pas présentée

hâtivement par les journalistes comme la solution "miracle" aux problèmes du moment. La poussée

d’enthousiasme provoqué par le mode de distribution d’In Rainbows a notamment entraînée Astrid

Girardeau à qualifier l’initiative de Radiohead de "Révolution" dès le jour du lancement de

l’opération45.

Quels sont les évènements antérieures/parallèles ?

Enfin, il n’existe aucune initiative antérieure semblable qui puisse servir de référence et de

point de comparaison à inrainbows.com. Cette absence doit être prise en compte dans l’interprétation

des articles portant sur le caractère inédit et le sens révolutionnaire attaché à Radiohead et à la

gratuité.

c – La gratuité, une valeur riche de sens.

1 – l’Analyse de contenu

La définition du contexte de notre travail de recherche, motivée par l’interrogation de notre

problématique, la rédaction de nos hypothèses et le contexte de communication dans lequel évolue

Radiohead, possède la qualité de borner et orienter précisément notre analyse de contenu. Les

déductions que nous avons tirées s’inscrivent donc dans le contexte précis de la valeur

communicationnelle de la gratuité.

La notion d’analyse de contenu est prise dans l’appréciation de la définition donnée par

Laurence Bardin : "L’analyse de contenu apparaît comme un ensemble de techniques d’analyse des

communications utilisant des procédures systématiques et objectives de description du contenu du

message." L’objectif de notre analyse est de mettre en évidence les représentations sociales de la

gratuité à travers le contenu des articles de presse. Ces articles sont considérés comme des objets de 45 Astrid Girardeau, "Musique sur Internet : la révolution In Rainbows", Libération, 10 oct. 2007

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communications types dans le sens où ils transportent des significations d’un émetteur vers un

récepteur. Une fois ce travail accompli nous pourrons mettre les représentations de la gratuité en

perspective avec l’image de marque de Radiohead.

La lecture attentive et approfondie des articles nous a permis de mettre en évidence différents

langages et champs lexicaux propre à la gratuité. Nous avons pris en compte les différents thèmes

abordés, la récurrence du vocabulaire utilisé et leurs portées cognitives. Chaque article a été décrypté

et son contenu désossé. Une fois ce travail de "mise à nu" accompli nous avons mis en œuvre une

nouvelle catégorisation du contenu des articles à travers une grille d’analyse. Cette nouvelle

indexation a pour but de faciliter la lecture du corpus en donnant plus de hauteur et de pertinence à la

masse d’information recueillie.

2 – Les outils d’analyse

Nous souhaitons présenter ici les deux techniques qui nous ont permis d’extraire des articles l’essence

de notre réflexion analytique.

Le nuage de tags

Nous avons souhaité intégrer les occurrences de notre corpus sous la forme d’un nuage de tags. Nous

l’avons réalisé grâce à un outil de S.E.O. 46 dont la fonction première est l’optimisation du

référencement des sites dans les moteurs de recherche.

Nuage de tags réalisé grâce à l’outil gratuit : http://outils.yagoort.org/

46 Search Engine Optimization

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Nous avons choisi d’intégrer cette mise en forme novatrice car son usage est très répandu

aujourd’hui sur Internet. Le nuage de tags nous permet d’inclure dans notre travail de recherche un

symbole qui illustre le contexte novateur et l’idéologie technologique croissante dans lesquels s’inscrit

notre travail (un décompte unitaire des occurrences se trouve néanmoins en annexe 2 du mémoire).

Cette mise en scène graphique permet une identification immédiate des mots les plus utilisés. Ici, plus

les mots sont récurrents dans le corpus et plus leur corps de police est élevé. Cette mise en scène

ludique à l’avantage de susciter une attention immédiate et d’offrir des débuts d’indices dans

l’interprétation de notre corpus.

Les 30 mots les plus utilisés :

OCC. MOTS OCC. MOTS OCC. MOTS

85 Album 41 majors/maison de disque 30 euros

74 Radiohead 36 Internet + web 30 mais

72 Groupe 39 ventes + revenus 30 disques

64 musique+musical 37 Mêmes 30 marketing+communication

61 téléchargement 36 Rainbows 30 dernier

61 nouveau+inédit 35 peut+pourrait 30 concerts+tournées

61 leur(s) 32 Sans 30 industrie

61 prix/payer 32 Pirate/piratage/illégal 30 pirate/piratage/illégal

58 artistes/auteur 30 Gratuit 30 culture

50 disque 30 Cette 30 public+consommateur Tableau des 30 premières occurrences de notre corpus

Cette pré-analyse nous invite donc à tirer quelques déductions provisoires. Radiohead est présenté

comme un groupe qui maîtrise son destin en contrôlant totalement ce qu’il entreprend. Nous

remarquons l’emploi majeur du pronom possessif leur (61) qui signifie l’attribution d’une action ou

d’un objet par un sujet. De même, les répétitions des termes album (85), groupe (72) et même –

artistes/compositeur/auteur (58) nourrissent clairement l’activité artistique du groupe au sens le plus

noble du terme. On ressent donc un certain respect et une reconnaissance des journalistes envers

Radiohead.

Pourtant, nous constatons une absence totale de vocabulaire lié à l’esthétisme musical de l’album. Cela

nous indique que les représentations de la gratuité ne trouvent pas de résonances dans ce domaine. La

portée artistique de l’album ne va pas plus loin que la référence au groupe musical, son activité et son

actualité. Par opposition, le champ économique est omniprésent dans les articles. Bien que les articles

traitent en apparence du caractère innovant de la gratuité entant que modèle de distribution, les termes

tels que marketing/communication (26), ventes/revenus (39), maisons de disques (41) représentent une

large part du vocabulaire utilisé. Ils renvoient ainsi la gratuité à des représentations économiques

pragmatiques et stratégiques.

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Paradoxalement, l’utilisation récurrente des termes pirate/illégal (33) installe un cadre subversif dans

lequel la gratuité semble évoluer. La gratuité s’illustre donc aussi dans des représentations

anticonformistes.

La catégorisation

Pour aller plus loin dans l’analyse, nous avons réalisé une grille d’indexation. Le but est

d’inférer sur une réalité autre que celle raconter par les articles de presse. Une relecture méthodique de

notre corpus nous a amené à faire des découpages puis des recoupements afin de définir les thèmes

récurrents et les champs lexicaux utilisés. Nous en avons ensuite déduit quatre valeurs à travers

lesquelles nous pouvons interpréter un sens particulier de la gratuité. Ces quatre représentations de la

gratuité dans la sphère publique influent sur l’image de Radiohead. Elles sont la base de notre travail

d’analyse de l’évolution de l’image de Radiohead développé dans la seconde partie de ce chapitre.

GRILLE D'ANALYSE DES REPRESENTATIONS DE LA GRATUITE VALEURS NOTIONS CITATIONS 1. Identitaire Initiateur "frappe, surprend" (Les Echos 031007) Exception "l’exception Radiohead" (Les Echos 010108) Originalité "particularité d’InRainbows, la majorité des artistes ne sont pas R. " (101007 Libé) Théorie "préfigure le basculement de l’industrie musicale ?" (030108 Le M.) Précurseur "autre voie intelligente, inventer un nouveau modèle" (031007 Le M.) Modèle "modèle fait des petits, dans la lignée de R., l’influence de R.," (021107 Libé) Influence "un exemple suivi par d’autres artistes" (311207 le Fig.)

Interprétation : La gratuité permet à Radiohead de se différencier

2. Artistique Nouveauté "groupe le plus surprenant" (031007 Les Echos) Contre courant "réputation avant-gardiste" (221007 Le Fig.) Singularité "contrairement a nombre d’artistes" (221007 Le Fig.) Créativité "novateur" (081107 Le Fig.) Influence "nous devons répondre avec énergie et créativité" Guy Hands, pdg EMI (081107 Libé) Prise de risque "refuse la facilité" (280108 Le Fig.)

Interprétation : La gratuité permet à Radiohead d'affirmer son statut d'artiste

3. Politique Indépendantisme "déjoue le marketing, déjoue l’industrie musicale" (011007 Libé) Pouvoir "bouscule, séisme dans les maisons de disques, court-circuite" (040108 Le Fig.) Force "coup de pied dans la fourmilière, c’est un coup dur" (031007 Le Fig.) Stratégie "s’éloigner de l’industrie traditionnelle" (101007 Libé) Revendication "signer avec major c'est s’engager dans l’armée" (101007 Libé) Activisme "claquer la porte, les actions de R. constituent un avertissement" (081107 Le Fig.) Pouvoir "garder le contrôle" (191207 Le M.) Action "frappait un grand coup, révolutionnaire" (280108 le Fig.)

Interprétation : La gratuité positionne Radiohead comme un groupe à contre courant

4. Economique Réussite "nouveau mode distribution, réussite, succès" (Les Echos 031007) Planifier "pas un grand risque pour le groupe" (Les Echos 031007) Business "engendrer lucrative tournée de concerts" (031007 Le Fig.) Profit "prix fixe et cher de 40 £" (161007 Le M.) Obj. Marketing "campagne marketing ciblée nourrir demande, concert complet" (221007 Le Fig.) Circuit traditionnel "distribution d’In Rainbows en magasin, fini par opter pour une sortie disque" (021107 Libé) Rentabilité "opération réussie pour R, succès financier, récupérer 95 % de la somme" (081107 Le Fig.) Business "managers du groupe, récupérer un maximum d’argent" (191207 Le M.) Coût "sortie dans les bacs à 15 euros" (311207 Le Fig.) Positionnement "vendre de plus en plus de services" (010108 Les Echos) Publicité "rentabilité de ce joli coup de pub" (030108 Le M.) Communication "magnifique opération de communication" (260108 Le M.) Stratégie opération marketing savamment orchestré, bénéfice rapporté (280108 Le Fig.)

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Interprétation : La gratuité masque l'activité économique de Radiohead B– Au-delà du geste artistique : une acte politique.

a – La gratuité, élément innovant constitutif de l’ADN de marque de Radiohead

1 – Un pouvoir d’influence

Aussi fort et surprenant que ce soit le parti pris de la gratuité, tous les articles étudiés associent

cette valeur à l’identité du groupe. A leur lecture, elle peut être perçue comme la principale qualité du

groupe puisque huit des quatorze articles font apparaître cette notion dès la formulation du titre, et tous

traitent de la gratuité d’In Rainbows. Au-delà de cette contribution à la qualification de l’image de

marque de Radiohead, la gratuité est présentée comme la raison d’être du groupe.

D’emblée, Radiohead nous est décrit comme un groupe exceptionnel que l’on doit distinguer de la

masse des artistes. Libération le place même au-dessus de cette masse en clamant que "la majorité des

artistes ne sont pas Radiohead". Les 115,8 millions de profils d’artistes, dont 5 millions de

musiciens47, inscrits sur la plateforme de promotion www.myspace.com donnent une ampleur

supplémentaire au compliment fait par Libération. Le journal Les Echos abonde dans ce sens en

renommant l’initiative du groupe "l’exception Radiohead". Cette dénomination élève l’initiative de

Radiohead au rang de référence sur laquelle il est essentiel de s’arrêter.

Ce véritable modèle du genre est même promis à "faire des petits" selon Libération. Ce

pouvoir d’influence est également reconnu par Le Figaro qui érige la gratuité d’In Rainbows en

"exemple suivi par d’autres artistes". L’initiative du groupe semble en passe de devenir l’unique

initiative viable dans le contexte de l’industrie de disque en crise à tel point que Le Monde, dans une

envolée visionnaire, se demande si la gratuité "ne préfigure pas le basculement de l’industrie

musicale". La gratuité confère donc à Radiohead une image de groupe précurseur et leader d’opinion.

2 – Une volonté de faire bouger les lignes

Cette représentation de la gratuité fait largement apparaître un vocabulaire emprunt de

radicalisme laissant transparaître l’idée de rupture culturelle : "Musique sur Internet : la révolution In

Rainbows", "les artistes se révoltent", "Radiohead surprend", "Radiohead frappe un grand coup". Les

citations ne manquent pas pour identifier dans la gratuité un caractère révolutionnaire, c'est-à-dire

véhiculant l’idée d’un changement brusque des données du marché de la musique. L’agitation

provoquée par la gratuité positionne donc clairement Radiohead comme un groupe innovant et influent

qui n’hésite pas à s’éloigner des conventions établies pour mieux créer et inviter les auditeurs à

réfléchir sur la façon dont ils consomment la musique.

47 Source ComScore Media Metrix, mai 2008.

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Nous reconnaissons donc une valeur culturelle à la gratuité dans le sens où son action très médiatisée

semble provoquer un renouveau des mentalités en passant outre les limites d’une industrie du disque

en crise.

b - Une part de l’identité artistique

1 – la quête de soi

Aujourd’hui, plusieurs facteurs laissent transparaître un début de crise identitaire de l’artiste.

Tout d’abord, la multiplication de nouveaux usages comme l’échange illimité et non contrôlé de

musique, la popularisation des moyens de production, le nombre croissant de créateurs, ont semble-t-il

modifié la façon d’appréhender la musique. Cet art paraît être dévalorisé en perdant de sa superbe

créative. De plus en plus d’individus semblent, ou se disent, capables de faire de la musique.

Ensuite, l’effondrement du marché du disque, objet iconique selon les analyses du Centre de

Recherche pour l'Etude et l'Observation des Conditions de vie (Credoc) qui installe un rapport cognitif

à l’œuvre musicale parce "qu’apparaît clairement la fonction médiatrice du disque dans la perception

et la réception de l’œuvre" qui "tend à formater également les attentes de ce qui est censé être de la

musique"48, contraint désormais un musicien à se construire une image d’artiste à travers d’autres

vecteurs de communication.

Ce cheminement identitaire de l’artiste illustre exactement la théorie de "la représentation de soi"

élaborée par Erving Goffman. Selon l’auteur, la vie en société contraint chaque individu à se

différencier des autres pour exister. Il compare donc la vie publique à "une scène sociale" où chacun

est appelé à jouer un rôle d’acteur. Sur cette vaste scène théâtrale, les acteurs sont amenés à respecter

certains rituels et lignes de conduite socialement admises qui leur promet une intégration. Le sujet va

montrer le visage qu’autrui attend de lui, comme lors d’une pièce de théâtre où l’acteur colle à

l’attente du public.

Mettre en perspective cette théorie dans la sphère communicationnelle nous permet d’envisager la

représentation de Radiohead comme une façade et une manière nourrir son image de marque et de

communiquer des valeurs. Comme le suggère le champ lexical utilisé dans les articles -"réputation

d’avant-gardiste", "contrairement à nombre d’artistes"," groupe le plus surprenant", la gratuité

permet à Radiohead de nourrir son identité d’artiste et de se différencier de ses pairs grâce à un parti

pris communicationnel à contre courant : la gratuité. Cette représentation artistique s’illustre largement

dans le champ lexical utilisé dans les articles. Elle met en exergue des notions telles que : la prise de

risque, la créativité, la différenciation ou l’originalité de Radiohead qui leur permet d’influencer sur

les spectateurs de cette mise scène, c'est-à-dire le public.

48 Mélanie ROUSTAN, Peut-on parler d’une "dématérialisation de la consommation" ?, Credoc, oct. 2004, p.98

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2 - Jouer un rôle

Mais, toujours selon Goffman, l’acteur peut aussi mettre l’accent sur un stigmate de son

identité, c'est-à-dire un attribut qui en temps normal le disqualifierait lors des interactions avec autrui.

En effet, dans le cadre économique dans lequel évolue le groupe de musique, la gratuité de l’album

véhicule le stigmate d’une hérésie économique qui positionne Radiohead comme un groupe hors

norme. Cela crée un décalage évident entre l’apparence normée d’un artiste (un musicien qui vend son

disque) et la perception de Radiohead (un musicien qui décide de ne pas tirer de profits financiers de

disque). Pour Goffman, "la congruence entre l’apparence et les manières est si habituelle que notre

attention est immédiatement attirée par le moindre désaccord"49.

Radiohead se retrouve ainsi stigmatisé comme le groupe donnant sa musique et ne se pliant pas aux

lois du marché. Mais n’est-ce pas finalement ce que le public attend d’un groupe de musique : un

positionnement en marge des conventions sociales pour mieux surprendre son public par son

inventivité ?

Goffman nous éclaire sur la valorisation de la représentation sociale d’un tel acteur : "la non-

cohérence entre le décor, l’apparence et la manière, confère leur piquant à de nombreuses

personnalités".

Si l’on se réfère à l’histoire de la musique, chaque époque a été marquée par un style musical à succès

puisant son inspiration dans la contestation : par exemple, dans les années 20, le Blues puisait son

inspiration dans la lutte contre la ségrégation raciale des noirs américains, dans les années 60 les

musiques Rock contre l’emprise des valeurs morales et autoritaires sur la société d’après guerre, ou

encore le Rap, depuis les années 80, contre l’exacerbation des déséquilibres sociaux.

Radiohead semble donc adopter "le rôle social"50 du groupe de musique contestataire face à la sphère

publique. Ici, le stigmate de Radiohead n’est pas tant de s’opposer à un pouvoir exécutif mais plus

aux dérives autoritaires et abusives du pouvoir économique symbolisées par l’emprise des maisons de

disques sur la création musicale. En ce sens, Tom Yorke n’hésite pas à déclarer au journal Le Monde

que "signer avec une major c’est s’engager avec l’armée".

49 Source ComScore Media Metrix, mai 2008. 50 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Les éditions de Minuit, 1973, p. 32.

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c - Se positionner à contre-courant

Radiohead est clairement représenté comme un groupe qui non seulement prend position dans le

débat sur la crise de l’industrie du disque mais qui agit aussi. Une empreinte d’activisme marque

d’ailleurs le vocabulaire utilisé dans les articles : pour Libération, Radiohead "bouscule", "court-

circuite", "frappe un grand coup" et provoque "un séisme dans les maisons de disques", et enfin Le

Figaro de s’interroger si "les actions de Radiohead constituent un avertissement".

Cette image subversive du groupe trouve son fondement dans deux attitudes du groupe.

D’abord dans le parti pris de Radiohead de ne pas se ranger du côté de la pensée politique dominante

qui semble voir dans la monétisation inconditionnelle du téléchargement des biens culturels un retour

à un ordre juste des choses et le rétablissement d’un certain ordre moral. Le 26 novembre 2007, dans

son discours en préambule du rendu du rapport Olivennes, Nicolas Sarkozy déclarait que le web ne

devait pas "être un Far West high-tech" communiquant ainsi l’idée qu’Internet délimitait aujourd’hui

un vaste territoire désordonné, anarchique et fréquenté d’individus sans fois ni lois. Dans ce contexte

d’interdiction et de répression du téléchargement illégal, Radiohead permet alors contre toutes attentes

le téléchargement gratuit de son album. En consentant lui-même cet acte de piraterie puni par la loi,

Radiohead se fait le complice des contrevenants. Le groupe se positionne ainsi de front contre les

pouvoirs politiques. Nous pouvons donc nous demander ici jusqu’à quel degré la gratuité puisent ses

représentations politiques dans des thèses libertaires comme celles qui purent guider la contestation

culturelle de Mai 68 et symbolisée par des slogans mythiques tels que "Il est interdit d’interdire" ou "A

bas la société de consommation".

L’autre fondement de la progression à contre courant de Radiohead est la position du groupe face aux

maisons de disque. Radiohead envoie un message fort en leur démontrant que la gratuité n’est pas

dévalorisante pour la musique et que le téléchargement est un modèle viable puisque qu’il peut-être

utilisé comme outil communicationnel. Le préjudice pour la crédibilité du discours des majors,

d’habitude si prolixes à dénoncer la piraterie sur Internet, est immédiat et immense. Le Figaro perçoit

dans l’acte de Radiohead la confusion immédiate et incontrôlable du "coup de pied dans la

fourmilière" et de conclure que "c’est un coup dur" pour les majors quand les Echos titrent

solennellement "Quand les artistes se révoltent contre l’industrie musicale".

La relation entre Radiohead et les majors est donc traitée à l’égale d’une lutte, et grâce à laquelle

Radiohead nourrit un peu plus son image artiste engagée. En ce sens, la gratuité peut donc être

assimilée à un argument voir une arme sur le terrain des représentations politiques.

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d - Une lecture économique à double sens

1 - S’exclure de la sphère économique

La scission revendiquée par Radiohead trouve un écho dans les théories situationnistes

développées par les sociologues de l’Ecole de Francfort. Pour ces théoriciens, l’art dans son

fondement doit rester une protestation contre la logique utilitaire du monde marchand. L’art au sens

noble du terme doit donc être conçu de façon désintéressée du profit économique. Cette notion de

désintéressement nous éclaire un peu plus sur le cheminement de Radiohead.

À la question du journal Le Monde portant sur la nécessité pour le groupe de sortir l’album sous le

format CD, Tom Yorke informe que le groupe avait "besoin d’un artefact". Le mot artefact ne peut

pas être choisi par hasard. Dans le champ des sciences humaines, un artefact se définit comme "tout

objet utilisé, modifié ou fabriqué par l’homme"51. Cette définition confère à l’objet CD une dimension

scientifique. Tom Yorke donne à voir son CD installé dans la vitrine d’un musée tel un témoignage

des activités créatives de l’homme.

L’emploi de ce terme marque ainsi une volonté de situer l’objet CD hors de la sphère

commerciale en en relevant uniquement l’aspect purement culturel. En plus de l’objet, c’est aussi

l’artiste qu’Annah Arendt rend responsable du témoignage des civilisations. Selon la philosophe,

"l’artiste est le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la

quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui l’anime"52.

A travers la gratuité de sa musique, le groupe tend à s’éloigner de la sphère économique en rejetant

toutes formes de représentations marketing. Cette démonstration, appuyée par la valeur

économiquement nulle de la gratuité, validerait le caractère anti-marketing véhiculé par la gratuité.

2 – L’anti-marketing entant que stratégie marketing

Pourtant, le succès commercial qui a suivi la sortie d’inrainbows.com met légitimement en doute

l’idée de désintérêt du groupe pour l’aspect économique de la musique. L’analyse des articles parus à

partir du mois de novembre 2007, soit 1 mois après la sortie du site et offrant aux journalistes un début

de recul nécessaire sur l’évènement, fait apparaître un changement de tonalité dans le vocabulaire et le

sens des mots utilisés par les médias.

En effet, bien que le principe de gratuité ait enthousiasmé à l’unanimité les journaux, l’intention ne

paraît plus si noble et idéaliste qu’auparavant. Libération présente désormais un groupe "habitué à

déjouer le marketing" quand Les Echos sous-entendent l’existence d’un stratégique marketing du

groupe qui "ne prenait pas un grand risque". Le 3 janvier 2008, Le Monde saluait ainsi "la rentabilité 51 Source : Musée des Arts Premiers du Quai Branly 52 Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1989, chap. VI, p 257.

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de ce joli coup de pub" puis "la magnifique opération de communication" de Radiohead. Le Figaro

suivait et encensait l’initiative de Radiohead en la qualifiant "d’opération de marketing savamment

orchestrée".

Il convient alors de nuancer le désintérêt du groupe pour l’aspect économique de sa musique.

Dans le contexte communicationnel des représentations publiques, la gratuité nous apparaît comme

une façon de masquer une activité économique derrière une image d’artiste au sens noble du

terme c'est-à-dire rejetant toutes notions d’industrie culturelle (rappelons qu’aucune publicité

"institutionnelle" ne promouvait le lancement du site www.inrainbows.com et qu’aucun signe

publicitaire ne venait perturber la navigation de l’internaute sur ce même site).

De plus, si la gratuité apparaît en façade comme allant à l’encontre des principes économiques, sa

mise en perspective permet d’en supposer une substance marketing en ce sens qu’elle a permis à

Radiohead d’une part de se différencier de ses concurrents et d’autre part d’offrir ce qui semble être

une réponse aux attentes des internautes. Nous lisons dans ces deux bénéfices les objectifs d’une

politique marketing efficace telle que le théoricien Philip Kotler la définit comme "un phénomène de

société par lequel individus et groupes satisfont leurs besoins et désirs, au moyen de la création et de

l’échange de produits et autres entités de valeur pour autrui".

Ainsi, au vu du succès commercial d’InRainbows digne d’une campagne marketing efficace, il

apparaît que l’aspect anti-marketing de la gratuité de Inrainbows s’inscrit donc largement dans un

cadre marketing.

Nous pouvons donc ici considérer la validation de notre seconde hypothèse et conclure notre travail de

recherche sur cet étonnant paradoxe : dans certaines circonstances, la gratuité véhicule une image anti-

marketing tout en se révélant être une valeur marketing à forte valeur ajoutée et prisée des

consommateurs.

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CONCLUSION

Articulé autour de la valeur communicationnelle de la gratuité, ce mémoire ouvre une

première porte sur les stratégies de communication innovantes rendues possible grâce au média

Internet. Tout au long de notre réflexion, nous nous sommes efforcés de prendre en compte

l’extraordinaire influence de ce "nouveau" média sur notre façon de consommer. Sans faire l’apologie

de sa praticité, il apparaît clairement qu’Internet modifie en profondeur notre façon d’appréhender les

marques.

En effet, les barrières entre les marques et les consommateurs de plus en plus aguerris aux

ficelles du marketing semblent s’estomper. Une véritable relation de proximité se crée entre les

marques et les consommateurs comme l’utilisation des contenus générés par les internautes et

valorisés sur les sites des marques : les très "à la mode" UGC : User Generated Content. Les

consommateurs ne se sont jamais sentis aussi proches des marques et leur pouvoir sur celles-ci n’a

jamais semblé aussi influent. Internet offre l’agréable impression de pouvoir se rapprocher d’une

certain vérité mercatique. Cette nouvelle donne présente alors un véritable défi pour les marques. À

travers ce nouvel enjeu, c’est toute la relation client et la politique de communication qui sont à

repenser.

Désormais, les annonceurs donnent à consommer de la communication de marque avant leur

propre marque. À notre sens, le site InRainbows représente le parfait exemple d’une expérience

communicationnelle innovante qui se consomme avant de consommer la propre musique du groupe.

Destinée à une masse de fans (rappelons qu’il y eut plus de 1,3 millions de téléchargements de

l’album), www.inrainbows.com réussit ainsi l’exploit de personnaliser chacun de ces téléchargements

à travers une expérience unique et individuelle. Et c’est aussi le pouvoir d’Internet que de réussir à

rassembler une audience massive et, contrairement à un autre média de masse comme la télévision,

d’être capable "d’humaniser" l’expérience en la personnalisant à chaque spectateur.

Les lignes du marketing bougent donc, vers plus d’interactivité. De nombreux économistes,

comme les très influents Jeremy Rifkin ou Chris Anderson, théorisent sur l’éclosion d’un nouveau

paradigme économique. Mais la consommation, elle, a toujours un prix. Les coûts sont déportés, voir

dissimulés, dans des forfaits ou abonnements globaux par exemple.

Ainsi, annoncer la gratuité d’un produit suscitera toujours la curiosité et l’intérêt des consommateurs.

D’un point de vue marketing, la gratuité représente un levier idéal pour, dans un premier temps, retenir

l’attention des fans, c’est à dire recruter des prospects, puis dans un deuxième temps leur soumettre

une offre plus élaborée mais payante, c’est-à-dire les fidéliser. D’un point de communicationnel, la

gratuité permet clairement de faire parler du produit et d’émerger sur un segment de marché. Ce

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schéma classique de performance marketing met bien en lumière les conditions dans lesquelles la

gratuité peut présenter les caractéristiques d’un argument de vente.

La gratuité, une démarche artistique ?

Nous avons souvent insisté dans ce mémoire sur l’influence du contexte socio-économique

dans la perception de la gratuité par le public. Ce parti pris provocateur et inattendu de Radiohead ne

représentait-il pas un geste politique en forme de pied de nez face aux maisons de disques. Vivement

critiquées par les consommateurs, les majors véhiculent l’image d’entreprises largement plus axées sur

la quantité des profits engrangés que sur la qualité créative des artistes produits. Ainsi donc, une

campagne de communication aussi bien orchestrée que celle de Radiohead (grâce notamment à un site

très bien mis en scène et à une réalisation graphique adaptée) a permis au groupe de faire parler de lui

au point de remplir aisément leurs 50 dates de concerts en 2008 et d’adopter l’image du groupe de

musique le plus original et créatif du moment. En ce sens, on peut reconnaître que le concept

InRainbows était une réponse pertinente aux attentes actuelles des consommateurs.

En effet, le caractère anti-marketing de la gratuité que nous avons validé dans ce mémoire

offrait à l’internaute le bénéfice de pouvoir sortir du cadre de consommation imposé par les lois de

l’économie en général et celles des maisons de disques en particulier. En "autorisant l’interdit" (le

téléchargement gratuit de leur nouvel album), Radiohead se trouvait valorisé à l’égal du pouvoir

exécutif tout en suivant une démarche artistique au sens noble du terme c’est-à-dire celle d’un individu

désintéressé du profit économique et qui "trouve sa raison d’être dans la lutte permanente de

l’individu contre la société"53.

Au-delà de leur création musicale, n’est-ce pas finalement la démarche marketing de Radiohead,

mettant en scène le partage d’un acte de rébellion, que l’on peut qualifier de démarche artistique ?

Un simple phénomène de mode ?

Si l’on se réfère aux modèles de profits explicités par de nombreux économistes dont le

"visionnaire" Jacques Attali, l’industrie de la musique devra dans un futur proche opter pour la

généralisation de la gratuité. De nouveaux relais de croissance se feront grâce à la multiplication de

services innovants et payants liés à l’artiste comme, par exemple, la production de contenus

personnalisés, l’accès à des contenus inédits, les concerts privés ou encore passer du temps avec

l’artiste en studio d’enregistrement.

En ce sens, ce serait donc moins l’émotion suscitée par l’écoute de la musique qui construit l’identité

d’un artiste que la façon de se procurer sa musique. Une question de jugement esthétique se pose

donc : l’opération In Rainbows doit-elle son succès commercial à la qualité de la musique de l’album

53 Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1989, chap. VI, p 253.

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ou à la démarche inédite du groupe ? Autrement dit, la musique que nous écoutons nous plaît-elle pour

une raison de goût ou parce que l’image publique renvoyée par son interprète nous séduit ?

Un second questionnement s’impose sur le rôle stimulant joué par la gratuité dans le

processus de création. En effet, nous observons aujourd’hui une abondance de l’offre artistique via

notamment la multiplication de plateformes créatives comme myspace.com ou wat.com54 qui incitent

les consommateurs à mettre en ligne leurs propres contenus créatifs.

De plus en plus, les consommateurs créent, dessinent, produisent, filment, fabriquent….ils deviennent

ainsi des consomm’acteurs de leur environnement. Grâce à Internet, nous vivons une époque de

foisonnement créatif sans précédent. Si cette évolution témoigne du formidable espace d’expression

artistique que représente ce média, ne doit-on pas s’interroger sur la valeur artistique de toutes les

créations qu’Internet donnent à voir ?

Demandons-nous ainsi si la gratuité possède le potentiel pour modifier en profondeur nos modes de

consommation ou réfléchissons si elle ne porte pas les caractéristiques d’un effet de mode à l’image de

ceux aussi nombreux qu’éphémères qui dessinent aujourd’hui le paysage d’Internet.

54 Wat est la contraction de We Are Talented.

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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages : ARENDT Hannah, La crise de la culture, Gallimard, 1989. BARDIN Laurence, l’analyse de contenu, PUF, 2003. BOUGNOUX Daniel, Introduction aux sciences de la communication, La Découverte, 2001. GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, Les éditions de Minuit, 1973. MAUSS Marcel, Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Puf, 2007. MARTIN Alban, L’âge 2 peer, Village Mondial, 2006. OLIVENNES Denis, La gratuité c’est du vol, Grasset, 2007. RIFKIN Jeremy, L'âge de l'accès : la vérité sur la nouvelle économie, La Découverte, 2000. Articles : ANDERSON Chris, L’expérience de la longue traîne, WIRED Magazine, 2006 ATTALI Jacques – OLIVENNES Denis, interview croisé : La gratuité va-t-elle tuer la culture ?, www.avocat-films.com Fing: "Musique & Numérique : la carte de l'innovation" MISSET Séverine, Le téléchargement de musique par Internet : itinéraire d’une pratique sociale, Consommations et Sociétés, 2004 ROUSTAN Mélanie, Peut-on parler d’une "dématérialisation de la consommation" ?, Credoc, oct. 2004. Podcast : ATTALI Jacques - RONY Hervé, débat : "La crise du marché du disque", France Inter, 24 janv 2007.(www.franceinter.com) Sites Internet : www.credoc.fr www.fing.org www.internetactu.net www.numerama.com www.philaxel.com www.zdnet.fr

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ANNEXES

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ANNEXE 1 : L’expérience utilisateur sur www.inrainbows.com

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ANNEXE 2 : Ensemble des occurrences du corpus analysé

OCC. MOTS OCC. MOTS OCC. MOTS

85 album 15 contrat 8 elle

74 radiohead 15 grand 8 explique

72 groupe 14 avait 8 fichiers

64 musique+musical 14 modèle 8 forme

61 téléchargement 13 partir 8 France

61 nouveau+inédit 13 public 8 hands

61 leur(s) 13 selon 8 libre

61 prix/payer 13 après 8 moins

58 artistes/auteur 12 Europe 8 opus

50 disque 12 déjà 8 part

41 majors/maison de disque 12 entre 8 prochain

36 internent + Web 12 était 8 semaine

39 ventes + revenus 12 fois 8 trente

37 même 12 gratuitement 7 acheteur

36 rainbows 12 monde 7 ailleurs

35 peut+pourraient 12 opération 7 anglais

32 sans 12 Vous 7 avons

32 pirate/piratage/illégal 11 rock 7 commerce

30 mais 11 distribution 7 compte

30 cette 10 édition 7 dollars

30 euros 10 succès 7 dont

30 gratuit 10 titres 7 également

30 disques 10 williams 7 elles

30 marketing+communication 10 économie 7 faut

30 dernier 10 annonce 7 juste

30 concerts+tournées 9 avant 7 Madonna

30 industrie 9 baisse 7 offre

30 nous 9 celle 7 olivennes

30 culture 9 chanteur 7 patron

30 public+consommateur 9 chez 7 qualité

30 Thom Yorke 9 donc 7 quand

30 comme 9 effet 7 reste

30 fixer 9 être 7 soit

30 piratage 9 huit 7 somme

30 itunes Apple 9 ligne 7 temps

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RESUME

Encore peu exploitée en marketing, on associe souvent la notion de gratuité à un produit très

bas de gamme voir à une offre commerciale sans aucune valeur. Ainsi, quand en octobre 2007 un

groupe de la notoriété de Radiohead décide de lancer son nouvel album gratuitement sur Internet, on

peut se demander dans quelles mesures cette notion valorisera le groupe et pourra représenter un

argument de vente ?

En pleine crise du disque, cette initiative revêt clairement un caractère provocateur voir anti-

système. Pourtant, la gratuité se révèle aussi être une valeur bénéfique pour la notoriété de Radiohead

d’une part en offrant aux consommateurs une expérience inédite et exclusive qui se révèle être le

ciment d’une relation de confiance Radiohead-Fan, et d’autre part en confortant le groupe dans une

position de leader d’opinion en marge du système dont la musique et les objets dérivés se trouvent

survalorisés. Le parti pris de la distribution gratuite de l’album permet à Radiohead d’émerger d’un

point de vue communicationnel et artistique mais aussi politique.

Ainsi, une analyse des retombées presses de l’événement nous révèle que le parti pris de la

gratuité Radiohead se pare d’un vernis politique contestataire. Au-delà du rôle divertissant du

musicien au sein de la société, Radiohead s’immisce dans la sphère politique pour donner à la gratuité

de son album une représentation anti-marketing. Mais la qualité substantielle de l’artiste n’est-elle pas

de prendre des risques et d’avancer à contre-courant de la société ? Artistique, marketing ou politique,

la gratuité de l’album InRainbows ne masque néanmoins pas l’activité économique du groupe.

Les perspectives de ce mémoire s’engagent, pour finir, dans la voix d’une réflexion à mener

sur le caractère conjoncturel ou structurel de la gratuité ainsi que sur la valeur artistique de la

surproduction actuelle des œuvres artistiques.

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MOTS-CLES

Gratuit – télécharger – illégal – musique – Internet – piraterie – exclusivité – fan – art – politique – culture - subversif