4ème RECIDIVE

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Souleymane Faye à la UNE de ce Numéro

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SUR LA COUVERTURE

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07 #DécouverteDaba Makourejah

44 #ÉvénementWYBKAu musée Théodore Monod

23 #EN UNESouleymane FayeToujours d’actualité

10 #Musique

18 #Arts

i-Science

Bakary Sarr

véhicule de toutes les “sciences”

et le désordre ordonné

34 #ModeDjap XapUnDangarou

36 #CinémaPrésident DIALa crise de 1962, un chapitre jamais refermé de l’histoire national

46 #TextesBoubacar Boris Diop

Amadou Lamine Sall“Doomi Golo”

“Senghor, Ma part D’homme”

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18 ContributionsLamine Ba (Textes, p.56)

Crédits photos Joire Jean-Baptiste (UNE et Illustrations, p.23)

Redacteur en ChefMamadou Diallo

Maquête et GraphismeManden

ww.recidivemagazine.comarts&cultures magazine

Sommaire

Photo de couvertureJoire Jean-Baptiste

Numéro Quatre - Decembre 2012

Le partage et la diffusion de ce document, que nous en-courageons vivement, se font librement et gratuitement. Cependant, sa diffusion doit se faire dans son entièreté et non imputée d’une quelconque de ses parties. Ayant pu voir, sur la toile, des bribes de notre travail, mutilé selon le bon vouloir et l’intérêt de tierces personnes, nous tenons à rappeler ici que RÉCIDIVE est seul en droit d’apporter une modification formelle à ses publications et d’en tirer des avantages commerciaux.

Les photographies ici reproduites ne doivent pas non plus être découpées et rendues publiques sur d’autres supports. Une partie du contenu qui suit vous intéresse : diffusez-le dans son entièreté où alors, prenez langue avec ses auteurs. Il n’est nullement question ici de droit et de tribunaux (ce serait malvenu de la part des Récidi-vistes), mais de savoir-vivre et de courtoisie.

iMPORTANt

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Neuf mois plus tardu’on me passe, dans cet Édito, le narcis-sisme de parler de nous, de RÉCIDIVE, de nos aspirations. Ça a débuté, cette affaire là, sur un presque coup de tête, un « lets do it  » enthousiaste et plein d’entrain, mais, je peux le dire aujourd’hui que l’aventure a duré, quelque peu naïf. Nous n’avions pas alors idée de l’ampleur de la tâche que nous nous étions fixée — sim-plement parce qu’il nous semblait que sa

conduite était nécessaire et qu’en assumer la respon-sabilité nous amuserait. Il aura fallu, pour que niai-serie peu à peu se passe, et que lucidité commence à lui succéder, que nous ayons vogués de déconve-nues en galères. Rien ne vaut, comme instrument de connaissance, l’expérience des choses et, pour savoir ce qu’il en coûte de récidiver, il nous aura fallu, neuf mois durant, nous y coller.

Faire : cela soigne du délire.

Parce que bien avant d’avoir fait quoi que ce soit, nous apercevions très distinctement, dans un proche avenir, des exemplaires scintillants de RÉ-CIDIVE magazine sur papier glacé, s’arrachant aux carrefours et se dévorant comme des petits pains par d’insatiables lecteurs/lectrices bienheureux de déles-ter leurs portes-monnaies à notre profit ; de grandes affiches, posées dans quelques-unes de nos plus fré-quentes avenues, annonçant au peuple impatient et fébrile l’avènement prochain d’une énième RÉCIDIVE, etc. Depuis, ce n’est pas qu’on ne délire plus, mais on y va mollo.

Le temps est aujourd’hui venu du bilan, ce-lui-ci s’énonce, lapidaire, comme il suit  : notre lec-torat est très restreint d’où découle que notre exis-tence est anecdotique, matérialisée par une poignée de «  like » et autre « share”( qui font plaisir quand même) et surtout, c’est là ce qui nous préoccupent le plus, notre contenu est insuffisamment riche. Le bi-lan est sévère, mais il est juste et factuel. Après neuf mois d’existence, voilà où nous en sommes… on a du pain sur la planche, ce qui tombe bien vu que l’on n’a pas fini de récidiver.

Nous n’avons jamais, finalement, étaient seuls à fabriquer cette publication, dont nous assu-mons cependant toutes les insuffisances. À chacun des numéros que nous avons publiés, des bonnes

volontés ont apporté leurs concours créatifs. Sans la générosité des photographes que sont Abdoulaye Ndao dit Layepro, Sidy Mohammed Kandji dit Skillz, John Marcus, Sandy Haessner, Gogo Sy et, plus ré-cemment, Jean Baptiste Joire, parmi lesquels cer-tains ont consacrés des heures, voir des journées de travail à confectionner des pièces pour la parure de cette publication, il est certain que nos pages, qui disent par l’image et le texte, seraient de moindre valeur. Avec les photographes, j’aimerais dire notre gratitude à ceux-là qui, comme Ndèye Absa Gningue, Seynabou Dème et Amadou Lamine Ba ont permis — par leurs contributions écrites — à RÉCIDIVE d’être plus que mon monologue bimensuel.

Au-delà des individus, il nous faut dire merci à la multitude artistique dakaroise, à ces gens qui pa-tiemment, qu’ils se trouvent dans l’intimité de leurs ateliers, cloitrés dans une salle insonorisée où sous leurs lampes de chevet le front plissé à force de ru-minations, font oeuvre, donne à la culture de l’allant et l’inscrivent dans le présent. Il y’a les plus jeunes, que l’on peut, certains soirs, retrouver au Just 4 U, déclamant leurs tripes, assistant à une représenta-tion de Sahad & the Patchwork, et sans qui RÉCIDIVE, dépourvue d’objet, ne ferait pas sens et ne serait pas. Il y a aussi ces géants, les anciens, qu’on savait grand de par le talent et la notoriété et que nous décou-vrimes plus imposants encore de par leur humanité, qui ont accepté de se soumettre à nos interrogations, au crépitement de nos flashs en faisant abstraction de la modestie de nos moyens et de notre absence de renom.

Nous sommes redevables mêmes d’espèces sonnantes et trébuchantes que récemment la collec-tivité dakaroise, par le biais de sa mairie, nous a attri-buées, dans l’expectative certainement que nous en fassions un usage conforme à l’esprit du NTS plutôt que du PDS. Cette subvention, en plus de nous être utile, nous oblige vis-à-vis de notre ville, Dakar et ses habitants. Le Sénégal est un pays pauvre — le noter, ce n’est ni pleurnicher ni perdre de vue qu’il ne s’agit pas là d’une fatalité —, les ressources financières, qu’elles soient publiques ou privées, y sont rares, et peu nombreux sont ceux qui y ont accès. Nous comp-tons donc parmi les privilégiés et pour que ce privi-lège ne soit pas obscène, pour qu’il soit «  mérité  » comme on dit, il nous incombe de nous rapprocher du but qu’au départ nous nous étions fixé  : faire en sorte qu’existe, dans la presse sénégalaise, un organe qui prend le pouls, et, régulièrement, rend compte de la vie artistique.

éditorial, Mamadou Diallo

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#DÉCOUVERTE

DAbAMAkOUREjAh

arfois, notamment lorsque de chez soi nous parvient, nous surprend même, sans qu’on ait particulièrement cherché, une pépite musicale aupara-vant inconnue, on réalise l’un des potentiels des réseaux sociaux. L’histoire de Bamba, la

première production du label parisien Amoul Bayi Records, illustre ce que Daba Makoured-jah interprète du dit morceau appelle la magie díinternet. Alors qu’il est Joué un soir d’été à Paris, en avant première au Trabendo, quelqu’un dans le public film avec son télé-phone et, le lendemain, poste une vidéo dont le son, bien que d’une qualité approximative, laisse percevoir et la voix de Daba et son chant spirituel, le tout sur une ligne de basse pro-fonde. La vidéo se fait virale, le buzz prend et le morceau, avant même d’être commer-cialisé, est attendu dans le monde des sound systems, en Europe, aux Amériques et en Asie. 700 Vinyls pressé, écoulé et des commandes qui restent à honorer plus tard, la chanteuse et co-fondatrice du label Amoum Bayi records était à Dakar. Nous avons donc, après sa voix, rencontré sa personne, quelque part à côté de la Cathédrale de Dakar, tranquillement assis sur un banc quelque peu chancelant et à l’om-bre du vénérable édifice.

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Jeune fille, Daba avait beaucoup de tempérament et son père, pour conte-nir le caractère de sa fille, lui fit cadeau d’une guitare. C’était en 2005 et de là date les débuts d’une trajectoire marquée par l’aléa des rencontres et le feeling plutôt qu’un plan de carrière. Elle quitte Dakar pour aller poursuivre ses Ètudes à Mont-pellier, en France et arrive dans une ville qui est un bouillon de culture, agité par le dynamisme de jeunes musiciens et une multitude de mouvements artistiques. « C’est dans cette Ècole-là, celle de la rue à Montpellier, que j’ai grandie, et que j’ai peaufiné mon jeu. Quand tu t’intéresses à quelque chose, » conclut-elle, « les portes s’ouvrent pour ça.  » Daba Makourejah ponctue souvent son discours de sagesses ramassées en sentences, et l’on voit vite que l’on a affaire à quelqu’un qui, outre un certain sens de la formule, a le souci du sens tout court.

Son amour du roots reggae, un héritage pour elle paternel, procède aussi de ce souci. Pour elle, «  l’art, c’est une nourriture spirituelle et notre âme s’en nourrit. Comme pour toute alimentation, faisons attention à celle spirituelle  : les films que l’on regarde, la musique que l’on écoute, c’est aussi important que l’eau que l’on boit, cela nous nourrit et cela nous construit. » Et puis il y’a l’épo-que, qu’elle trouve consumériste, exces-sivement préoccupée de l’apparence et qui fait que l’heure est à la reconquête du sens. D’où son intérêt pour le Dub et

le roots reggae des années 70/80, « une mine incroyable, une musique d’où se dé-gage quelque chose et pour moi, » pour-suit-elle, «  le reggae, c’est vraiment une musique spirituelle. »

Pour autant, le reggae, elle ne s’y enferme pas, et collabore volontiers avec des artistes dans des genres autres, no-tamment le hip-hop. Lorsqu’elle joue de sa guitare et chante, elle se rapproche de la soul et de la folk. Quant à son écriture, elle se situe dans la filiation des protest songs Afro-Américaine des années 70.

De fil en aiguille, sans jamais avoir décidé d’en faire un métier, en suivant tout simplement sa pente, Daba a été singjay/deejay en sound system et a enregistré des disques, dont le premier, Musical Raid, avec le sound Black board Jungle. Puis, en studio avec l’excellent backing band Rocker’s Disciple, elle a participé à l’al-bum Rocker’s disciple meets Daba Mak-ourejah. Cette production, dans laquelle figure un featuring avec l’artiste cap ver-dienne Mo Kalamity, sera distribuée en vinyle et CD et est disponible depuis le 14 décembre.

Avec son ami Fabyah, Daba a monté un label dont la première pro-duction, Bamba, s’est avéré un succès dont l’ampleur l’a quelque peu surprise. À l’origine du morceau, il y’eut une séance d’enregistrement de dubplate pour un sound system Lyonais, B-Side Crew. L’in-

Reconquérir le senswww.facebook.com/pages/Daba-Makourejah

#DÉCOUVERTE

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stru, composé par Mahom Dub, avec no-tamment un sample de Toumani Diabaté, suggère à Daba des paroles inspirées du folklore Bayfall. Des mois plus tard, après que l’instrumental de base ait été conséquemment remanie, Amoul Bayi records sort sa première production, avec, sur sa face A, Bamba, sa version Dub et, sur la face B du vynil, une version toaste par le Jamaïcain Gangja Tree.

Alors qu’elle vient d’obtenir son Mas-ter 2, et qu’elle a un projet professionnel en adéquation avec sa formation, dans la gestion de projets culturels, Daba com-mence à sentir le poids des engagements. Avec un album qui sort bientôt, elle a des dates de concerts programmes tout en projetant de trouver un emploi à temps plein, ce qui risque de s’accorder difficile-ment. « Je suis à une époque charnière, » réalise-t-elle « la musique, ça a vraiment été un engrenage, ça a coulé de source et aujourd’hui, je sais que cela tend à une professionnalisation. Je ne sais pas en-core si je vais faire le saut  : cette vie-là impose beaucoup de contraintes, c’est un choix de vie qui mérite réflexion. »

Mais la musique, outre le fait qu’elle don-ne lieu à des projets concluants, est sur-tout chez Daba une passion  : elle aura donc beaucoup mal à s’en éloigner. Com-me beaucoup de jeunes gens qui s’intér-essent à la culture au Sénégal, Daba voit dans l’environnement créatif local un besoin de structures et nourrit un projet dans le sens de contribuer à le combler. À l’avenir, elle aimerait ériger un endroit, avec une salle de concert et des ateliers d’artistes, qu’elle situerait entre Mbour et Dakar, parce que « Dakar, c’est bien, mais c’est une presqu’île et on ne peut pas tous s’y entasser, il va falloir qu’on occupe le Sénégal. » Vaste programme, dont on ne peut que souhaiter l’aboutissement et la réussite.

La carrière d’artiste, un choix lourd de conséquences

“l’art, c’est une nourriture spirituelle...”

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#MUSIQUE

I-ScienceVéhicule de toutes les “sciences”

epuis quatre ans, Corina, BelbH et Staz forment I-science. Ils ont, depuis leurs débuts, mash-up quelques scènes, grandes (le FESMAN notamment), plus

intimes, lors de cafés concerts à Dakar et au-delà, en Europe, toujours avec ce-tte énergie qui vaut à ceux qui la portent le qualificatif de bêtes de scène. Décem-bre verra la sortie, sur le marché nation-al et celui international, de leur pre-mier album, Ayy Science. Depuis qu’on a assisté, un soir, au centre culturel Douta Seck, à l’avènement sur scène de ces trois-là, on suit leur actu et l’on remarque, dans leurs musiques comme dans l’image qui la porte, quelque

chose d’à la fois singulier, recherché et vaste dans les univers embrassés. Cette ouverture, I-science la doit notamment à ses membres, venus d’horizon divers, ayant sur la planète bourlingués, avant de se fixer à Dakar. Peut être es-ce aussi l’effet petites pierres, ce collectif d’ar-tistes pluridisciplinaire qui participent grandement au dynamisme artistique de Dakar. Être entouré de plasticiens, de stylistes, de vidéastes, en connexion avec tout ce que la ville de Dakar compte de jeunes esprits créatifs, forcément, ça vous nourrit. C’est justement au QG des petites pierres, sur une terrasse à Ouakam, que l’on a retrouvé Corina, Staz et Belbh.

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STAZ CORINA BELBH

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Staz et Belbh  : cela fait bien dix ans qu’ils trainent leurs baskets dans le rap game dakarois et qu’à des projets divers ils participent, comme interprètes ou producteurs. Staz, comme claviste, a fréquenté, très jeune, début des années 90 dans la ville de Thiès, le groupe Waflash. Pianiste débutant, il assistait aux répéti-tions de Waflash et les suivait parfois en tournée. Plus tard, revenu à Dakar, en 97, c’était la grande époque du PBS, il se met au rap. Après un bref passage à Bamako, où il participe à la première compilation de rap produite au Mali, ce qui lui vaut de partager l’antenne avec Didier Awadi, il rentre à Dakar et prend part à l’aventure LZ3.

LZ3, «  C’était un collectif d’une quinzaine de MC, de différentes nation-alités et l’on a surtout fait des scènes. À L’époque,» se souvient Staz, « il y avait une espèce de fossé entre Dakar et sa banlieue dans le rap, mais nous on se produisait beaucoup en banlieue. »

La connexion entre Staz et Belbh date de cette époque-là. Belbh est né en France et à grandit dans le 95, en région parisienne et en 2001, pour la première fois, il vient au Sénégal et s’y installe. Belbh, qui prend place à nos côtés avec une tasse de café, revient sur cette année 2002.

«  La mécanique, c’est ce que je faisais à l’époque. Je rappais quand j’étais en France, mais j’avais arrêté à ce mo-ment-là. Je lâchais des freestyles par

contre et on leur en a parlé. C’était à Lib-erté 4, ils sont venus me trouver à l’ate-lier et puis ensuite ça n’a pas trainé, on a commencé à répéter directe. »

À l’époque, avec Nix, LZ3 popular-ise le rap en français. Le collectif, s’il en-registre, fait essentiellement des scènes. Un projet d’album est évoqué, mais ja-mais réalisé. « On a marché des km pour le studio  » se rappelle Belbh, «  C’était Laye Diagne, le bassiste de Coumba Gaw-lo, qui avait son studio à Guédiawaye qui nous a aidés. À l’époque, il produisait 80% du Hip Hop Galsen. » Finalement, avec le soutien de tous les autres, des membres du collectif formeront Chronik2H et sor-tiront leur premier album, trop de cho-ses à dire. Plus tard, Staz, Ceptik et un troisième membre du collectif, Shango, formeront le groupe Still, qui sortira son album, musique noire, en 2009. Le collectif monte son studio, toujours à Guédiawaye, devenu leur QG. Là bas, ils participeront à de nombreux projets et produiront notamment le premier album de l’artiste reggae Fafady. Belbh, qui entre temps a acquis des compétences comme productrices part un moment en Casa-mance où il découvre « une autre langue, un autre mode de vie et énormément de potentiel. Malheureusement  » note-t-il, « il n’y a pas de relais média pour pousser tout ça. »

Et puis un jour, Staz, resté à Guédi-awaye, où il travaille dans le studio, reçoit Kool Koccis, du groupe Pee Frois, venu enregistrer avec une chanteuse : Corina.

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Au studio de Guédiawaye, Corina apprécie « la manière de travailler, le pro-fessionnalisme, le son. » Artiste de scène surtout, Corina qui est née en Égypte, était passée par l’Italie, la Belgique et l’Angle-terre, avait été choriste d’Omar Perry et singjay de plusieurs sound system eu-ropéens avant d’arriver au Sénégal. La sympathie mutuelle et les convergences artistiques aidant, l’idée de travailler en-semble fait son chemin entre elle et Staz. « L’idée d’I-science, ça a tout de suite été de faire du Live, on voulait des musiciens, et c’est ce qu’on fait depuis le début. »

Sur scène, Corina est lead vocal, Staz est au clavier et fait aussi des voix, Bachir lui, tout en rappant, est à la gui-tare. S’ajoutent à eux un batteur, Cheikh Fall, le bassiste Aboridjal, le soliste Ibra-him et le DJ Gee Bays. Plutôt qu’un genre, il faudrait attribuer à I-Science des influ-ences, hip-hop, reggae, soul, Afro-beat et puis aussi dans d’autres domaines que la musique. Tous trois grands voyageurs, ils se considèrent comme «  ambassadeurs des in between », affirment leur situation au carrefour de plusieurs cultures. Ce

Ouvert à tout…, sauf au Playback

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n’est pas la diversité, qu’ils embrassent volontiers, mais le cloisonnement qu’ils refusent, qu’il soit culturel ou artistique.

Il y’a aussi un autre refus chez I-Science, radical celui-là, celui du Playback, fléau qui malheureusement, comme le note Belbh « a failli nous as-sassiner. » Quant à Corina, sa mère l’aura prévenue : « si jamais tu fais du playback, je ne te soutiens plus. » Pour Staz, qui a toujours été musicien, «  le rap, ça a pu être frustrant parfois, je réalise un rêve aujourd’hui en jouant avec un orches-tre.  » Ce refus d’une pratique commune dans le milieu de la musique urbaine à Dakar n’est pas seulement motivé par les menaces maternelles, mais aussi par la conscience que « si tu veux vivre de ta musique, si tu veux sortir un peu du Séné-gal, tu ne fais pas de playback et puis si tu n’es pas capable de défendre ton produit sur scène, tu es mal partie. »

Leur album, Ayy Science, qui en argot wolof évoque quelque chose qui donne à réfléchir, s’il est un aboutisse-ment de leur travail sur scène, devrait aussi servir d’introduction à leur univ-ers au public. Parce qu’I-Science, com-me nous le disions en introduction, c’est avant tout des performances scéniques travaillées et l’ambition d’offrir, en plus du son, un spectacle pour l’illustrer.

”C’est le mouvement, et

pas l’individu qui va faire avancer les

choses”

Tout au long de la discussion, Bel-bh, Corina et Staz citent des collègues et se réjouissent de ce qu’ils accomplissent de bien. C’est que ces trois-là ont le sen-timent d’être partis d’un mouvement dont l’épanouissement profitera à tous. Ainsi, pour Corina, qui à l’occasion mobilise un wolof académique «  Il y a trop de firan-gué, c’est-à-dire cette mentalité envieuse qui consiste à penser que la réussite de l’autre me fait de l’ombre. Pour moi, s’il y’a plusieurs groupes qui réussissent, ça veut dire que le Sénégal tout entier va être dans le collimateur de l’industrie culturelle. Celui qui réussit ici, il braque les projecteurs sur lui, mais aussi sur la scène locale. »

Aujourd’hui, les trois musiciens travaillent étroitement avec des stylistes, un graphiste expérimenté et talentueux, Djib Anton, un trio de vidéastes, Lionel Mandeix, Léo Montagnier et Loïc Ok, qui tous ensemblent donnent forme à l’im-age du groupe. Cette image, à l’heure où la quatrième RÉCIDIVE sera en ligne, elle devrait commencer à s’étendre, à l’inter-national, via la diffusion sur la chaîne TRACE du premier clip tiré de l’album, et

#MUSIQUE

www.facebook.com/I.Science.Music

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ici au Sénégal. Deux singles ont été prévus pour le lancement, l’un, I time, s’adresse au Sénégal, et « parle justement de la vie ici, des difficultés comme des bons mo-ments. » Nous avons pu assister au tour-nage, plein de bonnes idées, du clip de ce morceau, terriblement entrainant, et le résultat de ces deux journées de tournage est excellent. Le clip a pour cadre les rues de la Medina, vivantes, le second single, Feel Good est un morceau très festif qui

sera lui mis en avant pour la promotion de l’album à l’international.

Ndongo D de Daara j nous confi-ait qu’il fallait trois qualités pour un suc-cès international dans la musique  : une vaste culture musicale, une vaste cul-ture tout court et la maitrise de plusieurs langues. I-Science, qui est pourvu de tout cela, nous semble bien parti pour aller à la conquête du monde.

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MAkING OFF i TIME

LA VIDEOS EST DÉjà DISPONIBLE HTTP://yOUTU.BE/RHxMOI6CTIU

LE DERNIER CLIP DU GROUPE : I-SCIENCE

TITRE : I TIME

PhOTOSJoire Jean-Baptiste (Source : Facebook)

REALISATION DE LA VIDÉOLionel MandeixLéo Montagné

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akary Sarr, qui signe ses toiles du pseudonyme Criba, a son atelier dans le quartier dakarois de Scat Urbam. C’est au deux-ième étage d’une bâtisse à

proximité de l’hôtel de ville, dans une pièce lumineuse posée sur un coin de terrasse, que depuis 5 ans il habille, machinalement, des toiles de sa pein-ture et de son imaginaire, amplement nourri de la cosmogonie sérère et de l’urbanité dakaroise. Il nous a ouvert

les portes de son atelier, nous a fait voir son travail et fait part de son pro-jet artistique.

Criba est issu de la région de Fatick, qu’il a quittée pour intégrer l’école nationale des arts de Dakar. À l’école, parmi les membres du corps profes-soral, la figure de l’artiste Moussa Diop Samba Laye le marque profondément. Bacary est alors sensible à la qualité des oeuvres de ce dernier, leur expres-sivité, “l’intensité qui s’en dégage.”

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#ARTS

Bakary Sarr dit Cribaet le désordre ordonné

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Criba est issu de la région de Fatick, qu’il a quittée pour intégrer l’école nationale des arts de Dakar. À l’école, parmi les membres du corps professoral, la figure de l’artiste Moussa Diop Samba Laye le marque profondément. Bacary est alors sensible à la qualité des oeuvres de ce dernier, leur expressivité, “l’intensité qui s’en dégage.”

Dès ses dernières années de forma-tion académique, il entame la recherche thématique qu’il poursuit encore aujo-urd’hui, autour de l’identité culturelle, la sienne propre et la conflictualité que porte parfois l’altérité culturelle, prob-lème que lui ont inspiré les convulsions de l’histoire africaine récente, notamment la crise ivoirienne et le drame rwandais.

De son immersion dans la culture sérére, il retient surtout les propriétés et les créatures qui en peuplent le monde invisible. Dans la cosmogonie sérére, les pangols, esprits des ancêtres, créatures du monde invisible, « déterminent la vie sociale visible et font office d’intermédi-aires entre les vivants et le divin.  » Des hôtels qui se trouvent dans les maisons, à travers lesquels l’on rend aux pangol le culte, il a tiré l’une des propriétés for-melles de son travail, ce qu’il appelle le « désordre ordonné. » Dans ces installa-tions dédiées au culte des ancêtres, qu’en wolof on appel xamb, sont disposés, ap-paremment et pour le profane de manière aléatoire, des objets hétéroclites dans ce qui semble être un joyeux bazar, mais qui en fait répond à un ordonnancement qui

fait sens. De même, sur les toiles de Ba-kary Sarr, tout est borné, circonscrit dans des figures rectangulaires  : le désordre s’y inscrit dans un ordre supérieur. Au délà encore des figures rectangulaires, se trouve celle de la sphère, symbolique de la féminité et de la fécondité, qui forme le domaine où se développe les images de Bakary Samb. Ses couleurs, d’une toile à l’autre, sont où froides, allant du noir au bleu ou alors chaudes, et évoque alors la dorure crépusculaire d’une journée qui s’achève. Bien qu’à dominantes abstrait-es, ses oeuvres, observées d’un point de vue large, laissent apparaître des figures du réel. Dans son processus créatif, la mu-sique reggae joue un rôle fondamental, et l’une de ses ambitions est de retranscrire sur ses toiles, les vibrations, « la force » de cette musique.

Depuis qu’il est sorti diplômé de l’École nationale des Arts en 2007, Cri-ba a maintes fois exposé à l’étranger, en Italie notamment et lors d’expositions collectives, au Sénégal. Il a montré son travail cette année, lors d’une exposition remarquée à l’Université Euromed, avec le collectif Du Been au sein duquel il est associé aux artistes Madior Dieng, Baye Djiby Ndiaye et Baye René Gomis. Pro-fesseur d’arts plastiques dans un collège Dakarois, Bakary Sarr nous semble être, avec Manel Ndoye, dont il est proche, représentatif de la jeune génération des plasticiens sénégalais. Ces derniers, du moins il nous semble, cherchent dans des traditions largement ignorées, reléguées par l’essentiel des discours publics, dans

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le passé ou le folklorique sans intérêt, les sujets de leurs discours plastiques. Ces jeunes artistes font face aussi à de nom-breuses difficultés, dont notamment le manque d’espace pour exposer. L’on ai-merait, tous les mois, pouvoir aller à la découverte et dans un lieu qui lui rende justice, de la créativité plastique nouvelle qui émerge au Sénégal. Pouvoir suivre, pr-esque au jour le jour, la respiration artis-tique de notre coin de planète. Songeons, et ceci nous a été confirmé par plusieurs artistes dont on conservera l’anony-mat, qu’un galeriste dakarois peut aller jusqu’à suggérer à un artiste les couleurs qu’il devrait employer s’il veut accrocher ses toiles dans son espace ! Cette manière de truquerie mercantile est proprement scandaleuse et l’on espère que nos jeunes peintres, dans les années qui viennent, en seront prémunis par l’apparition de gal-eries nouvelles, autogérées, propriétés en commun d’artistes et non d’affairistes.

...les pangols, esprits des an-cêtres, créatures du monde

invisible, “déterminent la vie sociale visible et font office

d’intermédiaires entre les vi-vants et le divin.”

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Photos d’illustration, joire Jean-Baptiste

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toujours d’actualité !SOULEyMANE FAyE,

n voiture avec un rappeur populaire je lui apprends, dans le fil de la discussion, que Souleymane Faye fera la UNE de RÉCID-IVE, il acquiesce et proclame : « C’est la meilleure plume de la

chanson sénégalaise. »  À nouveau venait de s’exprimer l’unanime ap-probation dont jouit le talent de celui qu’on appelle aussi Jules Faye, ou Diego. Dans le paysage musical séné-galais, il occupe une place singulière, y tient rang de parolier profond et de musicien inventif. Enfant, au début

des années 90, l’on chantonnait son tube pain boulette et cela nous amu-sait beaucoup, plus tard, l’on s’est vus touchés par d’autres chansons, autrement. Aujourd’hui, nombre de ceux-là qui le découvrirent enfant vont régulièrement le voir sur scène. Souleymane Faye traverse les décen-nies. Comme parolier, c’est le quo-tidien, le très prosaïque et commun que Souleymane Faye sublime. À cela s’ajoute l’originalité du personnage, chez qui sont associés le sage et le poète, l’icône et le monsieur très modeste que nous avons découvert un dimanche après-midi au quartier du Point E.

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Nous étions assis en face du Juste 4 U, en milieu d’après-midi, à attendre, tout en discutant, Souleymane Faye lorsqu’il est arrivé dans notre dos, un béret vissé sur la tête. Pour commencer, une séance photo était prévue non loin de là et pour s’y préparer, Souleymane Faye a acheté à un vendeur qui se trouvait à côté, une paire de lunettes «  noire fumée.  » Puis, nous sommes montés avec lui dans son automobile, un 4x4 dont le tableau de bord, décoré d’une multitude d’objets hé-téroclites, collés ou suspendus, formait comme une installation ou l’assemblage de n’importe quoi qu’on retrouve chez les marabouts soi-disant jeteurs de sorts. L’autoradio en marche diffusait, à notre grande surprise, un hip-hop assez lourd, une musique urbaine tout sauf sirupeuse, dans le genre New yorkais. Nous voilà donc en voiture, conduits par Souleymane Faye, dans les rues du point E., à kiffer du gros son. C’est alors qu’entre deux inter-sections l’artiste déclare  : «  C’est ce son là que j’ai envie de ramener  », cela fait rire tout le monde, peut être à tord, car qui sait s’il ne s’agissait pas là d’une dé-claration sérieuse. Auquel cas il serait peut-être bon qu’on en avise nos amis rappeurs. Arrivés au niveau de la piscine olympique, où devaient être prises les premières photos, les vigiles, ravis de voir Souleymane Faye, lui ouvrent le portail pour qu’il puisse se garer à l’intérieur. Le courant passe entre Jean Baptiste Joire, le photographe, et son modèle, Souleymane Faye. Quelques clichés plus tard, l’on se dirige vers une rue proche où Souleymane Faye, la guitare en bandoulière, quelque

peu relookée selon sa fantaisie, pose à nouveau devant l’objectif. Une heure plus tard, l’on se retrouve tous attablés autour d’une pizza, sur une terrasse fréquentée, à recueillir la parole de Souleymane, l’ar-tiste et l’ainé.

La bohème et la musique

Ses premières années, Souley-mane Faye, les à passées à Dakar, la rue Lamine Gueye plus précisément et s’est alors, avec un groupe d’amis, en écou-tant notamment les Rolling Stones, que son amour de la musique apparaît. « J’ai toujours aimé chanter et danser, mais ja-mais je n’avais pensé devenir un jour un chanteur connu.  » Après l’école, il allait dans l’atelier de son oncle, où il appre-nait la menuiserie, l’ébénisterie, ce qui deviendra son premier métier. À l’époque, « Quand on était gamins, il n’y avait pas d’école de musique. Apprendre la mu-sique, c’était reprendre des morceaux qui nous plaisaient, même si je ne parlais pas anglais, avec l’oreille, j’arrivais à déchif-frer. On chantait des chansons anglaises, des beetles, de deep purple, des Rolling Stones, françaises aussi, dont Johnny Halliday.  » Plus tard, c’est dans la ville de Rufisque, aux côtés d’un groupe de variété, Le Super Cap-Vert de Rufisque, qu’il apprend quelques ficelles du métier. C’était la fin des années 60, « les années folles, », qu’il les appelle, « on a vécu ça musicalement. » La peinture qu’il fait de ce Rufisque-là montre à quel point cette ville, à l’époque vivante, ou «  l’on avait honte de se dire sans emploi, parce qu’il

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y’avait du travail », s’est depuis assoupie. À Rufisque, parce qu’il aimait la musique, il fréquentait cet orchestre. « Je leur fai-sais le attaya ils m’envoyaient leur cher-cher des cigarettes, même si j’étais plus âgé qu’eux. Je nettoyais leur salle de répét, les instruments : je leur léchais les bottes quoi.  » Et puis un jour, ils l’autorisent à dormir dans la salle, où restent entrepo-sés les instruments, « j’étais aux anges. » Puis, de fil en aiguille, on lui confie le rôle de choriste, il s’en acquitte plus ou moins bien  : «  je ne savais pas que je chantais faux, d’ailleurs, quand ils me le faisaient remarquer, je le mettais sur le compte de la méchanceté. » Certains dans le groupe l’encourageaient et un jour, l’un des chan-teurs s’est « chamaillé avec le chef d’or-chestre et n’est pas venu, j’ai interprété sa chanson, un morceau de pop anglaise. » Le titre du morceau lui échappe, c’était de la pop anglaise se souvient il et com-mence à fredonner, à reproduire de la bouche le solo de guitare. Souleymane Faye restera à Rufisque jusqu’au milieu des années 70, après quoi il s’en ira pour l’Europe, « à l’aventure. »

L’Espagne d’abord, où il a du mal à faire souche, puis très vite Marseille et enfin l’Italie, où il passera l’essentiel de son séjour européen. « À L’époque, c’était plus facile de se rendre en Europe, il y’avait moins de blacks, on les respectait et puis il y’en a eu beaucoup plus, dont certains qui déconnent et ça se répercute sur tous les blacks. » Parti tenter sa chance en Eu-rope, Souleymane Faye n’abandonne pas pour autant la musique et y vit dans des

conditions difficiles. «  Parfois, je n’avais rien dans le ventre, souvent j’ai dormi dehors. » Ces souvenirs, ils les évoquent sans pathos, et décrit honnêtement ce qu’a été son parcours. « Je voyageais seul, j’avais ma guitare, mon sac de couchage, deux paires de jeans, ça a duré quatre ans comme ça. Je travaillais dans les restau-rants, à l’heure où les gens dinent, j’allais rencontrer le patron pour lui demander si je pouvais jouer et quand c’était oui, une demi-heure durant je chantais et puis je tendais mon chapeau. Finalement, à Milan, j’ai trouvé des lieux où je me ren-dais régulièrement, dans un espace où il y’avait beaucoup de cabarets, où jouaient des groupes de jazz et où se rendaient les touristes. J’avais une poignée d’accords, quelques airs, sur lesquels je devais tout chanter. Mais, ça passait, c’était une mu-sique étrangère, les gens se disaient, aaah un Africain avec sa guitare. » Pas toujours très bien accueilli, il trouve finalement la parade à l’antipathie : « Quand j’ai com-mencé à gagner de l’argent, la première chose que j’ai faite, c’est de m’acheter de bons vêtements, des Santiags surtout. À ce moment-là, les données ont changé, je l’ai vu. »

Et puis, à nouveau, la vie euro-péenne de Souleymane Faye lui devient insupportable. «  Je ne trouvais plus de travail, j’avais mes affaires confiées à la consigne de la gare, deux valises bourrées de fringue, c’était un peu ma maison… la consigne de la gare. J’avais les clefs dans ma poche. Un jour, j’en ai eu marre et je suis allé à la gendarmerie pour leur dire

#EN UNE

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que je voulais rentrer, ils m’ont demandé de repasser le lendemain à midi. Le lende-main j’y suis donc retourné, pour m’infor-mer, mais ils m’ont emmené directement pour un vol vers Dakar. Je suis rentré sans rien. Ahh si, ma guitare et un walkman, mais pas un sou. Arrivé à l’aéroport de Dakar, j’ai vendu le walkman, j’ai pris un taxi et je suis rentré à la maison, à Thia-roye, il me restait 2000FCFA en poche, après 7 ans d’absence. J’ai dit bonjour à tout le monde, j’ai donné de quoi faire le thé, il restait 1500, j’ai acheté un paquet de cigarettes,il restait 1000 et puis comme ça, très vite, l’argent s’est épuisé. Chez moi, les gens pensaient que mes affaires allaient arriver, ils ne pouvaient pas ima-giner qu’on revienne d’Europe sans rien et puis je n’avais rien dit dans un premier temps. Plus tard, je leur ai expliqué. »

Souleymane Faye l’auteur populaire

Revenu au Sénégal, Souleymane Faye se trouve dans la situation difficile qu’on vient d’évoquer, mais très vite, il intègre le groupe d’Afro-Jazz à succès, xalam. Il se révèle alors au public sénégalais, embal-lé depuis lors par le parolier Souleymane Faye. «  Gorée, c’est ce morceau qui m’a lancé et, à partir de ce moment-là, ce qui a changé c’est le fait de savoir que tu es reconnu comme un des grands musiciens et c’est déjà une réussite. Il y’a différentes formes de réussite, les gens croient que réussir c’est l’argent, la villa, la belle voi-ture, mais c’est autre chose, c’est ressen-

tir qu’on a réussi quelque chose.  » Dans ce qu’il écrit, il y’a des scènes banales du quotidien, de la vie de famille, qu’il aborde avec authenticité, et toujours aus-si de l’humour. « C’est du vécu, la majori-té de ce que je dis. Je ne cherche pas des phrases. C’est comme si je racontais ma vie, une situation, une scène. Et c’est ima-gé, quand je chante, tu vois des images, c’est pour ça que les gens se retrouvent dans mes chansons. Il faut être sincère en musique, sincère et généreux, pas de retenue. » Et puis les scènes familiales  : « Personne n’en parle, mais, quand tu le chantes, ça résonne chez les gens. »

Aujourd’hui, Souleymane Faye continue à faire beaucoup de scènes, sans groupe, mais avec des musiciens avec lesquelles il s’entend bien. Cela fera bientôt dix ans qu’il n’a pas sorti de disques notamment «  parce qu’il n’y a plus de producteurs, que la piraterie est comme autorisée », mais aussi parcequ’il « n’avait pas envie de reprendre de vieux morceaux. » Il a donc beaucoup écrit ces dernières années, conçu de nouvelles chansons et évoqué d’autres thèmes avec lesquels il aimerait enregistrer un al-bum, acoustique, qu’il souhaiterait sortir en 2013. D’un producteur, il attend «  les moyens de faire le produit, pas qu’il me donne l’argent, mais qu’il gère. Il faut répéter un bon mois avant d’entrer en studio, dans un endroit tranquille où tu ne déranges personne. Les musiciens y vivent s’ils le veulent, on y mange et on y travaille. On travaille surtout la nuit, le jour on dort. Au bout d’un mois de répét’

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#EN UNE

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#EN UNE

on peut rentrer en studio en sachant déjà ce qu’on va y faire. »

Aujourd’hui, à part des projets d’albums, nombreux, Souleymane Faye travaille, sur un terrain qu’il a acquis dans les en-virons de St-Louis, à l’édification d’une «  planque, une maison à moi, pas une maison de famille, une maison à moi tout seul. Les enfants?! Oui, ils peuvent venir passer une journée, faire un pique-nique, ensuite, il faudra bien qu’ils rentrent. »

Avant de quitter Souleymane Faye, il nous fallait l’interroger sur son amitié dé-clarée avec le président Macky Sall. Le lo-cataire du Palais de la République est peu expansif, d’où justement la curiosité qu’il suscite. À son propos, voilà ce que Sou-leymane Faye, qui manifestement croit en son ami, nous a confié : « Je l’ai rencon-

tré en 2002, par le biais d’un ami qui tra-vaille avec lui. Je ne le vois pas souvent, on s’est vus 4 ou 5 fois avant qu’il ne soit président, mais depuis qu’il l’est, je laisse couler. Ce que je peux dire, c’est que les Sénégalais le découvriront et finiront par le respecter, parce qu’il est respectable et respectueux, c’est le plus important. »

Nous laissons donc, sur cet élogieux portrait du Président, Souleymane Faye. Avant de retourner à St Louis, il a des gens à voir et des courses à faire dans la capitale. Sur le retour, on croise les doigts pour qu’en 2013, ses nouvelles chansons, notées dans l’un des nombreux carnets qu’il ouvre incessamment, nous par-viennent et qu’à nouveau il nous fasse penser en musique, rire et voir, avec son regard à lui, nos réalités.

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#MODEDjap Xap

Staz, l’un des membres du groupe I-Science, est aussi, à ses heures perdues, designer de casquettes dites Djap xap. La Djap xap, c’est la casquette acclimatée au djolof, fusion entre la 59fifty et le “copati”, coiffe qu’arborent les anciens pour se poser au grand place, faire une partie de dé où al-ler à la mosquée. Chacune des Djap xap est unique, à la fois fruit du hasard de ce que leur créateur trouve sur le

marché et produit de l’assemblage qu’il en fait. Mais la Djap xap, selon nous, c’est d’abord une très bonne idée et un couvre-chef stylé.

www.facebook.com/DjapXap

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UndangarouSandrine Undangarou, jeune Parisienne et agent de voyage depuis dix ans, un jour, s’est décidé à tout laisser derrière elle, excepté ses rêves, pour venir s’installer à Saint Louis et y monter son entreprise de création d’accessoires de mode. En 2010, elle débarque dans la vieille ville, et en-tame, avec les artisans qu’elle trouve sur place, une collaboration qui a donné lieu

à trois collections de sacs et de chaus-sures, dont la confection allie Wax et cuir. Les sacs et chaussures Undagarou se distinguent notamment par la qualité de leurs finitions, autrement, ils collent à la tendance. La dernière collection Un-dangarou, après genèse en 2010 et Bakk l’année suivante, se place sous le signe du renouveau.

www.UNDANGAROU.com

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#CINÉMA

Président DIA

La crise de 1962, un chapitre jamais refermé

de l’Histoire nationale

Un film écrit et réalisé parOUSMANE WILLIAM MBAYE

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l est toujours rafraichissant, même si cela peut sembler con-tradictoire, qu’écrivains et ar-tistes sénégalais entreprennent d’exhumer l’Histoire, de rouvrir des épisodes passés du destin

national, pour en éclaircir le sens et la portée : ne serait-ce que pour les jeunes générations ? L’épisode de l’His-toire nationale qui donne lieu à investi-gation répétées, c’est bien celui du soi-disant coup d’État du 17 décembre 1962 qui mit un terme à la collaboration du charismatique duo que formaient

Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia de même qu’il donna naissance à un régime autoritaire. Le destin poli-tique de Mamadou Dia, après avoir été le sujet d’essais, de chapitres dans des biographies et de fiction romanesque, fait l’objet, cette année, d’un film docu-mentaire, écrit et réalisé par Ousmane William Mbaye. C’est l’occasion de revenir sur quelques un des regards, littéraires ou documentaires, posés sur cette affaire tout au long des dernières décennies.

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MAMADOU DIA

LEOPOLD SEDAR SENGHOR

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Ousmane Sembène, “Le dernier de l’empire”, 1981

L’on pourrait voir, derrière cette opposi-tion de deux hommes d’État, une simple lutte de pouvoir, mais ce serait là confiner nos regards à la surface et renoncer à tirer de ce pan d’Histoire un enseignement sur le présent. Au fondement de cette crise

reposaient des dissensions beaucoup plus larges et lourdes de conséquences, entre notamment des conceptions de ce que devait être l’économie nationale et des groupes d’intérêt divers. Cette lecture, on la retrouve assez tôt chez Ousmane Sembene, dans son roman le dernier de l’empire qui, bien que se présentant sous la forme d’une fiction, fait clairement ré-férence à ces évènements. Ses person-

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nages de Léon Mignane et d’Ahmet Ndour tiennent sans aucun doute les rôles, le premier de Senghor et le second de Dia. Comment ne pas reconnaître, derrière Léon Mignane, le président fin lettré, pro-moteur de l’idéologie de « l’Authénégrafi-canitus » et d’un socialisme « qui clignote à gauche pour tourner à droite », Léopold Sédar Senghor, poète et chantre de la né-gritude? Comment ne pas voir, derrière Ahmet Ndour, vieux compagnon de route du président devenu figure par sa popula-rité menaçante et finalement emprisonné, le Président du Conseil Mamadou Dia? Le dernier de l’empire est un livre plein d’hu-mour qui n’en reflète pas moins le mépris que nourrissait Sembène pour les élites postcoloniales, qu’il aurait, lui, qualifiées de néocoloniales. Personnage atypique, peu soucieux de ménager les puissants, Sembène, même si l’on peut ne pas parta-ger son radicalisme, est l’un des témoins les plus importants de son temps. C’est ainsi qu’outre le milieu politique qu’il donne à voir, il dresse, dans Le dernier de l’Empire, un portrait très intéressant des moeurs de la haute société sénéga-laise de la fin des années 1970. S’opposent dans le roman, deux tendances au sein du parti unique, celle francophile et celle des hommes d’affaires nationalistes que re-présente le personnage de Lat Soukabé.

Abdou Latif Coulibaly, “Le Sénégal à l’épreuve de

la démocratie”, 1999

Ce que Sembène suggère à travers la fic-

tion, Abdou Latif Coulibaly l’avance sur la base d’une multitude de témoignages recueillis au cours d’une enquête. Aux figures de Senghor et Dia, l’auteur joint, dans la distribution des rôles de ce drame historique, une multitude d’autres ac-teurs, parmi lesquels des hommes d’af-faires français, des députés sénégalais, l’Ambassade de France, les chefs religieux et les forces armées sénégalaises. Pour Abdou Latif Coulibaly, le début de la fin du Président du Conseil aurait été marqué par un voyage qu’il fit en Union Soviétique sans prendre la peine de faire un détour par Paris. Il n’en fallut pas plus pour que l’opinion de la France sur son compte soit fixée  : communiste et anti-français  ; il fallait s’en débarrasser. Mamadou Dia,

#CINÉMA

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comme homme d’État — et même avant lorsqu’instituteur il produisait des ar-ticles de presse — avait une obsession qui habitait aussi bien son action que sa pen-sée, celle du développement qui, pour lui, passait nécessairement par une rupture vis-à-vis des structures économiques coloniales (l’économie dite de traite) qui survécurent aux indépendances. C’est ainsi que, citons Abdou Latif Coulibaly,, «  Le fondement de cette crise dépassait très largement l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Ce sont deux conceptions du modèle du développement économique à adopter pour le jeune État qui s’affron-taient ainsi. » Le rôle joué par un certain Henri Gallenca, à l’époque président de la chambre de commerce de Dakar est un témoignage éloquent du fait que Mama-dou Dia a payé son insoumission à des in-térêts économiques établis qui, soit dit en passant, ne se confondent pas et tant s’en faut, à ceux nationaux. «  Henri Gallen-ca », nous apprend Coulibaly, « disposait d’une enveloppe de plus d’une centaine de millions de francs CFA. Cet argent a été collecté auprès de l’Ambassade de France à Dakar et des riches maisons de commerce bordelaises et marseillaises installées au Sénégal. Il devait servir à financer l’achat de certains membres de la représentation parlementaire, au sein de laquelle Mamadou Dia comptait de nombreux soutiens. » À la corruption des députés, il fallut adjoindre celle d’une part des forces armées. Alors que la crise battait son plein, Senghor fait nommer Jean Alfred Diallo Chef d’État Major et de ce dernier, Abdou Latif Coulibaly dit qu’il

« admet que tous les officiers français de la coopération basée à Dakar, avec à leur tête un certain colonel Leblanc, sont ve-nus dans son bureau dans la matinée du 17 décembre pour lui indiquer le choix à faire. C’était Senghor évidemment. » C’est Jean Alfred Diallo qui, rompant un accord conclu avec d’autres officiers supérieurs, lors d’une réunion qu’ils tinrent quelques jours plus tôt et au bout de laquelle ils s’engagèrent à ne prendre aucun parti, qui fera arrêter Mamadou Dia. Se tint un procès, joué d’avance, auquel Me Abdou-laye Wade pris part en tant qu’avocat de la défense, au bout duquel Mamadou Dia est «  condamné à la peine maximale  : détention à perpétuité dans une enceinte fortifiée. »

Ces dernières années, avec notamment les publications des mémoires de Jean Collin et du juge Ousmane Camara, des interprétations et faits nouveaux, particu-lièrement intéressants, car fournies par des acteurs, ont été rendus publics.

L’autobiographie du Juge Ousmane Camara et Séné-gal, “notre pirogue de Rol-

land Collin”

À travers son livre Sénégal, notre pirogue, paru en 2007, Roland Colin a voulu témoi-gner pour que la place de Mamadou Dia soit pleinement reconnue dans l’histoire du Sénégal et de son développement.Dans la crise de 1962, Roland Collin at-

#CINÉMA

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tribue à son homonyme Jean Collin, alors ministre de l’Intérieur, un rôle particu-lièrement néfaste.Mais surtout, l’inté-rêt du témoignage de Collin repose en deux points, la retranscription de scènes confrontant Senghor et Dia dans leur in-timité et de long développement précis sur la politique et la vision économique de Mamadou Dia. Il y’a notamment cette scène, qui intervient après qu’en 1974 Dia ait été libéré et qu’il demande, deux jours après, à rencontrer Senghor. Ce dernier le reçoit au palais, le soir, Dia s’avance vers Senghor qui reste de marbre et c’est alors que le premier lance au second : « Alors, tu ne m’embrasses plus Léopold? » Colin, qui connaît très bien les deux hommes, Senghor qui fut son professeur et Dia dont

il fut le proche collaborateur, dresse, dans un entretien paru dans la revue Afrique contemporaine, mené par Thomas Perrot et Étienne Smith, des portraits psycho-logiques très intéressants. De Senghor il dit qu’il « a été un homme profondément malheureux, et qui a très souvent été tra-vaillé par la peur. Il a eu le courage des ruptures et en même temps la terreur de les accomplir jusqu’au bout.  » Du tem-pérament de Mamadou Dia, il dresse par contre un portrait très élogieux  : «  un homme qui a toujours été dans la co-hérence, qui n’a jamais été démuni pour arbitrer des forces contradictoires et dif-ficilement maîtrisables… sa négritude, il n’avait pas à la construire. Elle était ins-tallée en lui… »

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L’ouvrage du juge Ousmane Camara, Mé-moires d’un juge Africain, paru en 2010, s’étend longuement sur le procès de Ma-madou Dia, ses ministres et pour cause, son auteur y prit part aux premières loges. En 1962, Ousmane Camara est un jeune magistrat brillant en poste à Thiès. Il lui est alors confié, comme un formi-dable tremplin potentiel à sa carrière, dans le procès de Mamadou Dia, le rôle de Procureur Général près la Haute cour de Justice. Ousmane Camara s’exprime alors librement, reconnaît à Mamadou Dia de n’avoir pas voulu organiser un coup d’État, mais dans ses conclusions écrites l’accable de toutes les fautes qu’il aura commises durant les évènements menant à son arrestation. Le Procès est précisément reconstitué, à travers ses acteurs, dont les avocats de la défense. Pour Ousmane Camara, les choses sont claires, Mamadou Dia, s’il fut coupable de quoi que ce soit, ne le fut pas de tentative de coup d’État. Il faut saluer la publica-tion de ce livre, à la lecture passionnante qui même s’il est le point de vue subjectif d’un homme qui revient sur son parcours de vie est d’intérêt collectif. Ousmane Camara est assurément un homme au destin singulier  : passé du militantisme anticolonial virulent, avec le PAI, à la ré-pression méthodique, comme membre du gouvernement de Senghor, de ce même parti dont il fut auparavant un cadre, sa biographie est passionnante tout comme elle nous dévoile un peu plus la répu-blique sénégalaise et les moeurs de son personnel.

Mamadou Dia sur le grand écran

Ousmane William Mbaye a tourné son film lors des mois qui précédèrent les dernières élections présidentielles, dans un climat de forte effervescence politique. Il a mobilisé, pour revenir sur le destin de Mamadou Dia, une multitude d’archives, vidéo (de l’INA notamment) et photogra-phiques, de même que les témoignages, fait face à sa caméra, d’acteur et témoins des évènements de 1962. Pour le réalisa-teur, cette histoire n’est pas seulement celle nationale, c’est aussi une histoire familiale, au sens où Joseph Mbaye, l’un des ministres emprisonnés avec Dia, était son oncle tout comme Jean Alfred Diallo qui, comme on le sait, joua un rôle dé-terminant dans l’arrestation de Mama-dou Dia. Sur l’affaire du coup d’État, l’on

#CINÉMA

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n’apprend rien de nouveau, l’on est déjà suffisamment édifié sur la question qui, aujourd’hui, et grâce aux ouvrages pré-cédemment mentionnés, est assez lim-pide pour qu’on en saisisse les tenants et aboutissants. Par contre, Ousmane William Mbaye a filmé Mamadou Dia, dans les dernières années de sa vie et on l’entend s’exprimer en même temps que l’on peut voir l’expression de son visage. Ce vieil homme, en revenant sur ces évè-nements graves, qui lui auront valu dix ans de réclusion, affiche beaucoup moins d’amertume que d’humour et d’esprit. Il y’a aussi le fait curieux de sa fascination pour Léopold Sédar Senghor, qu’il affirme seulement sans l’expliquer. Et puis, ce qui nous aura semblé être le moment le plus émouvant du film, lorsque Mamadou Dia évoque, grand sourire, ce qu’il avait réussi à accomplir, les facteurs d’inertie, groupes d’intérêts réactionnaires, qu’il

avait fait plier, la dynamique que dans les campagnes sénégalaises il avait impul-sée pour tout de suite après déplorer que Senghor ne l’ait pas soutenu. Le film n’est pas non plus une apologie de Mamadou Dia que Cheikh Hamidou Kane, dans ses témoignages, décrit comme un homme au tempérament dictatorial. L’on ne peut ce-pendant manquer de déplorer le manque d’un témoignage qui rendrait compte du point de vue maraboutique, car, on le sait, l’une des oppositions à la politique agri-cole de Mamadou Dia venait des chefs religieux. Président Dia se révèle être un beau film, qui s’étend plus sur les ressorts humains que ceux profonds et politiques d’une crise, mais qui a le mérite de don-ner la parole à Mamadou Dia. Aussi, il nous fait découvrir à l’image et au son, le personnage si intrigant et central d’Henri Gallenca, bien que brièvement. On notera aussi la jolie bande-son, avec notamment le morceau Maodo de A Doucouré, sorte de mélopée en wolof, chant griotique des hauts faits de Mamadou Dia, qui ponctue le film en lui donnant un cachet épique. Un beau film donc, auquel nous repro-cherons ce qui peut être en fait la beauté, à savoir le traitement d’une affaire d’État, d’une articulation certainement majeure dans le devenir d’une nation, comme une histoire de famille où les acteurs sont présentés comme « tonton », « tata », et où la conspiration d’hier se voit rachetée par un « soupou kandja ». En somme, un beau film, sur un sujet grave abordé avec un peu trop de légerté.

OUSMANE WILLIAM MBAyE, Réalisateur du film Président DIA

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#ÉVÉNEMENT

WyBKau musée Théodore Monod

ous vous parlions il y’a quelques mois de l’artiste WyBK. Elle nous avait ouvert les portes de son atelier, mon-tré quelques toiles, sculp-

tures en cours de réalisation et évoqué sa démarche artistique (voir la 3e RÉCIDIVE). Son expo, sa première, intitulée RÉCIDIVE, se tient au musée Théodore Monod et a ou-verte ses portes le 3 décembre dernier.N

Autodidacte, mais viscéralement artiste, Wafa peind et sculpte comme d’autres, grapho-manes, rédigent, c’est-à-dire de manière compulsive. Entre les murs de la très grande bâtisse qui a abrité l’expo, sur deux niveaux, WyBK a déposé 7 sculptures et accroché 53 toiles. Un nombre important d’œuvres et qui plus est d’une diversité très inhabituelle. Un même sujet, la féminité par exemple, donne lieu à des interprétations formelles allant du plus figuratif au plus abstrait. Il y’a souvent des mots, des phrases, posés entre et dans les images, tirés de la presse parfois, détournés par l’artiste du contexte initial de leur énon-ciation et à travers lesquels elle interpelle le spectateur tout en suscitant son questionne-ment. L’artiste a fait oeuvre selon sa fantaisie, très librement, sans se soucier d’enfermer

son inspiration dans des règles académiques de composition. Cela donne des oeuvres par-fois saturés de sens, foisonnante d’images, de couleurs et dont la contemplation est parfois amusante, d’autre fois émouvante (voir la sculpture douleur, épurée, très belle et très vraie).

Dire l’art est toujours un peu vain, pour ce qui est du travail de WyBK qui écrit “Je suis un re-flet que l’on ne peut saisir” cela l’est tout par-ticulièrement. On peut cependant, avec as-surance, dire qu’il serait vraiment dommage de ne pas aller faire un tour à l’IFAN d’ici le 17 décembre parce que ce qui s’y donne à voir est impressionnant et ne manquera pas de vous ébranler.

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Boubacar Boris Diop,“Doomi Golo ” un roman sénégalais

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Edition Papyrus, 2003

n 2002, Boubacar Bo-ris Diop publiait doomi golo, roman de bout en bout écrit en wolof. C’était là plus qu’un

moment d’actualité littéraire, plus qu’une aventure éditori-ale, quelque chose comme un statement, un acte de propa-gande par le fait qui semblait

dire : « écrire dans nos langues, c’est tout à fait possible, voyez donc. » Nous nous proposons, dans les lignes qui suivent, de présenter la figure de Boubacar Boris Diop, l’intellectuel, le romancier et enfin d’évoquer le très beau livre qu’est doomi golo.

Doomi Golo de Bou-bacar Boris Diop, un

roman sénégalais

En 2002, Boubacar Boris Diop publiait doomi golo, roman de bout en bout écrit en wolof. C’était là plus qu’un moment d’actualité littéraire, plus qu’une aventure éditoriale, quelque chose comme un statement, un acte de propagande par le fait qui semblait dire : « écrire dans nos langues, c’est tout à fait possible, voyez donc. » Nous nous propo-sons, dans les lignes qui suivent, de présenter la figure de Bouba-car Boris Diop, l’intellectuel, le romancier et enfin d’évoquer le très beau livre qu’est doomi golo.

De ceux qui nous aident à y voir plus

clair

Il s’en est déroulé, ces dernières années, des évène-ments politiques, des soubre-sauts historiques, dans la région du monde que nous habitons. La Côte d’Ivoire a été le théâtre d’affrontements qui ne man-quèrent pas d’opposer et de pei-ner au-delà de ses frontières et notamment jusqu’ici, au Séné-gal. Au nord du Sahara, les na-tions arabo/berbères, non sans panache, ont rappelés au reste du monde que rien ne résiste aux foules déterminées, pas même de vieilles dictatures soutenues par l’ancienne puissance colo-niale ( cas de la Tunisie) ou les

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États-Unis (cas de l’Égypte). À l’est et au sud de l’Afrique du Nord, d’autres foules mécontentes, certainement galvanisées par les réussites auxquelles elles ve-naient d’assister sur leurs écrans de té-lévision, se mirent elles aussi à contester dans les rues, au péril de leurs vies, les pouvoir dont elles ne voulaient plus. Tout ceci a fait tache d’huile et ce qui s’est pas-sé au Sénégal, qui a renoué avec la mani-festation de masse, n’est pas sans rapport avec la démonstration sous d’autres cieux de son efficacité. Le Gabon lui-même, où, comme au Togo et au Congo, le fils suc-céda à son père (Bongo est mort  ; vive Bongo), a connu quelques semaines de manifestations antigouvernementales. Et puis, tout récemment, cette démocra-tie modèle qu’avait fini de représenter le Mali s’est effondrée par la seule volonté d’une poignée de Putschistes, suite à la-quelle son territoire national s’est vue amputée de sa vaste partie Nord par une hétéroclite coalition de rebelles. On dé-couvrit alors que l’image qui prévalait de ce pays, celle rassurante d’une démocra-tie solide et sur les rails du progrès, ne pouvait être que fausse ou tout au moins superficielle  ; d’une démocratie modèle, on est rationnellement en droit d’attendre qu’elle résiste à la volonté d’une poignée de putschistes même pas charismatiques. En somme, les temps sont mouvementés, l’on perçoit comme les prémisses de re-configurations de notre espace qui, soit dit en passant et à notre gout, accueille trop fréquemment des troupes venues d’outre méditerranée. Tout cela en se succédant nous tombe dessus, nous y assistons sur-

pris, spectateurs et subjugués, cependant que les puissances agissent, diploma-tiquement, militairement. On aimerait qu’une lecture claire des évènements vienne se substituer à l’angoisse qui, peu à peu, nous gagne, qu’elle nous fournisse l’intelligence de ce qui se trame, de ce qui s’annonce.

C’est là où nous en venons à Bou-bacar Boris Diop qui, à propos de la situa-tion au Mali, a exprimé vraiment ce qu’il convenait d’exprimer pour un sénégalais, pour un voisin donc du Mali, à savoir que le notable dans cette situation, c’est que nous ne savons de la situation Malienne que ce que veulent bien nous en dire et montrer les médias français. État de fait significatif d’une réelle indigence, d’une incapacité matérielle à énoncer par nous même ce qui nous regarde au premier chef et dont l’une des conséquences est l’absence, sur ces questions géopolitiques, d’une opinion publique à même d’en dé-battre et de déterminer avec lucidité son intérêt. Plutôt que d’en appeler à une so-lution quelconque, militaire notamment, Boubacar Boris Diop qu’on interroge pour son statut d’intellectuel s’en est à l’oc-casion, comme souvent d’ailleurs, rendu digne en pointant du doigt quelque chose d’essentiel et jusque-là éludé. D’ailleurs, la remarque de Boubacar Boris Diop sur la situation malienne et notre rapport à elle, s’étend à l’ensemble des crises qui agitent le monde et pour lesquels nous sommes tributaires, faute de grand mé-dia qui nous appartiennent, de discours et des regards qui ne reflètent certainement

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pas nos intérêts et sensibilités propres.

L’appellation d’intellectuel est galvaudée sous nos cieux, Boubacar Boris Diop, écrivain d’envergure, qui prend po-sition de manière raisonnée, informée et souvent pertinente dans le débat public, est un intellectuel au sens propre et noble du terme. Ça ne court pas les rues, les in-tellectuels, et leur statut ne tient pas au nombre d’heures qu’ils auront passé à re-ligieusement se farcir le crane de leçons scolaires ni à la fidélité avec laquelle ils les régurgitent. Alors, lorsqu’il parle, on tend l’oreille  ; pour l’avoir lu, on le sait n’être pas un esprit léger, mais de ceux qui assument, depuis longtemps déjà, avec mesure et sérieux, une fonction so-ciale de l’écrivain.

Écrire en wolof : pourquoi ?« … tous nos textes actuels en anglais ou en français n’ont été, selon une idée chère à Cheikh Anta Diop, qu’une simple lit-térature de transition. » Boubacar Boris Diop

Le débat sur les langues nationales est au moins aussi vieux que le Sénégal indépen-dant. Léopold Sédar Senghor et Cheikh Anta Diop en représentèrent les deux pôles opposés, celui de la francophonie et celui de la réhabilitation des langues afri-caines. Parmi les arguments senghorien, l’on retrouve, outre l’attribution arbitraire et lyrique de qualités uniques (”Les mots français rayonnent de mille feux comme des fusées qui éclairent notre nuit » LSS, Postface d’Ethiopiques, oeuvres poétiques,

p.167) à la langue françaises, des réserves d’ordres politiques et économiques à l’adoption des langues africaines comme idiomes de travail, d’administration et d’enseignement.

Au rang des réserves politiques à l’adoption par l’État et l’enseignement public d’une langue principale qui serait autochtone, il y’a la question des inci-dences d’un tel choix sur l’édification d’un État nation (l’une des grandes affaires, au lendemain des indépendances, avec le développement). La nation, ainsi appré-hendée, l’est conformément au modèle jacobin et est, idéalement, monolingue. Monolingue, le français seul pourrait s’y imposer à tous sans qu’aucun tribalisme n’en tire ombrage. Dans cet ordre de pen-sée, la langue française, un peu comme la colonisation française auparavant, tient rang de dénominateur commun, de fac-teur unificateur de tribus autrement op-posées. Quant aux réserves d’ordre éco-nomique, elles tiennent au fait que l’usage viable d’une langue, à des fins d’édition et d’information, nécessite un vaste groupe de locuteurs, un marché d’auditeurs/lec-teurs pour que soient viables des écono-mies médiatiques et éditoriales sur elle fondées.

En revanche, plaident pour le choix résolu d’une langue africaine quan-tité de raisons, dont le fait qu’une langue est chose évolutive, que son évolution qualitative dépend de son usage par des penseurs, des savants et des poètes. C’est parce que des poètes ont versifié et

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des philosophes conceptualisés en fran-çais que cette langue est aujourd’hui ce qu’elle est, car, rappelons-le, il fut un temps où la science, les belles lettres, en Europe, ne s’énonçaient qu’en latin. D’un autre côté, la question du rapport entre les mots et les choses, de même que la permanence d’un fossé si grand qu’il en est insupportable entre la grande masse des Africains et leurs écrivains, forment quelques-uns des arguments pour la va-lorisation des langues nationales. Et puis dans les faits, l’on observe au Sénégal un usage de plus en plus récurent du wolof, par le marketing aussi bien que par les grands médias, la presse seule résistant à ce mouvement. Aujourd’hui, dans les rues de Dakar, sur dix affiches publicitaires, on en trouvera bien la moitié dont le slo-gan force est en wolof. Les programmes médiatiques les plus suivis, les plus ren-tables aussi, émettent en wolof. Il n’y a pas, aujourd’hui, plus de dix pour cent de la population qui soit en mesure de lire le français et partant les propos qu’ici je lui adresse. En somme, la francophonie du Sénégal relève du décret plutôt que de la réalité. Quiconque voit dans l’oeuvre litté-raire d’envergure, à la fois le produit d’un moment historique (sans pour autant dé-nier toute paternité de l’oeuvre à l’indivi-du) et un facteur d’élévation conséquent du niveau intellectuel du débat public (voir Kafka, vers une littérature mineure), déplorera sa très faible circulation popu-laire.

Ce débat des langues nationales, qui touche particulièrement à la question

de notre littérature, plutôt que de l’investir à travers un essai, un peu comme l’avait fort bien fait Ngugi Wa Thiongo’o avec de-colonizing the mind, Boubacar Boris Diop, un beau matin, y a pris position en écri-vant un livre d’envergure, en bon wolof. « Touti wokh, job lou beuri » comme dirait le rappeur Gaston.

Au commencement était une préface de Mongo Béti

De Boubacar Boris Boris Diop, nous ne savons que ce que recèlent les textes, les siens, ceux qui évoquent son oeuvre et ne prétendons donc pas faire un por-trait de l’homme, mais seulement, dans la littérature africaine, le situer. Au com-mencement non pas de sa vie, mais de sa carrière d’écrivain, il y’eu une préface de Mongo Béti — vous savez, ce talent pré-coce, flamboyant, insuffisamment fêté, et même franchement calomnié parce que trop enclin à contrarier de sa plume alerte la françafrique. Pour Mongo Béti, s’était relativement simple, l’écrivain d’Afrique francophone ne pouvait, sans se décon-sidérer, écrire sans que de son oeuvre ne transparaisse le fait colonial. C’est ainsi qu’il s’en est pris à Camara Laye, l’au-teur de l’enfant noire et plus tard à Ah-madou Kourouma, tous deux célébrés par la francophonie et tenus par Mongo Béti pour des marchands d’exotisme. Ce par-rainage, loin d’être pour la conquête des honneurs en francophonie le plus facile à porter, il nous semble que Boubacar Bo-ris Diop, 30 ans plus tard, ne l’a pas re-

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nié. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire quelques un des articles de sa plume qui ont paru dans des titres de presse tels que le Monde Diplomatique ou Foreign Policy et dont certains ont été rassemblés dans son dernier ouvrage, L’Afrique au-delà du miroir.

Mongo Béti, dans ladite préface, salue d’abord, dans le roman du jeune auteur sénégalais, 35 ans alors, «  l’ex-périmentation esthétique… la recherche audacieuse et surtout la profondeur.  » Déjà, dans ce premier Roman, Boubacar Boris Diop, marqué et fortement influen-cé par le nouveau roman, la littérature sud américaine, confère à son ouvrage une composition éclatée, multiplie les instances d’énonciations et reconstitue, comme par l’adjonction de couches suc-cessives, la complexité d’une réalité hu-

maine, en l’occurrence celle de l’Afrique postcoloniale. Le temps de Tamango, le philosophe Souleymane Bachir Diagne le confiait récemment, ce fut, pour sa géné-ration, « un tremblement ». Il donnait à voir la nuit d’un présent, et le futur lumi-neux, anticipé, d’une situation nationale moins indigne.

Boubacar Boris Diop, qui fut cri-tique littéraire avant de lui même publier un roman, est un auteur qui donne à voir non pas seulement dans la trame de son récit, mais dans la structuration éclatée qu’il lui donne. Jamais dans ses livres on ne rencontre de narrateur omniscient, des discours seulement, plusieurs regards subjectifs sur une même réalité. Esthète et plutôt du côté de la littérature exi-geante, d’abord, pour lui, il reste parfaite-ment lisible, loin, par exemple et sous ce rapport, d’un Sony Labou Tansi auquel on a pu parfois le comparer.

Un roman sénégalais

La situation de départ de doomi golo : celle d’un homme seul et au crépus-cule d’une vie sans gloire, qu’il réexamine par l’écriture comme pour en faire le bi-lan et en transmettre les enseignements à son petit fils, est en soi pleine de mé-lancolie. L’immersion dans les souvenirs et l’examen d’une vie ne vont jamais sans mélancolie et le récit de Ngirane Faye, bien qu’à maintes reprises il nous fasse sourire, est balayé, de bout en bout, par ce sentiment. Nguirane Faye décide d’écrire, de raconter la vie à Niarela, le quartier

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populaire de Dakar qu’il habite, mais aus-si ses souvenirs de jeunesse. Cette situa-tion de départ, d’un vieil homme qui se livre à des confessions épistolaires, si elle rappelle celle du personnage de Le Noeud de vipère, roman de François Mauriac, lui est opposée comme ces deux person-nages le sont dans l’ordre des positions sociales  : d’une part et chez Mauriac un grand bourgeois, d’autre part et chez Diop un vieil homme modeste, toute sa vie ran-gée dans la catégorie des gagnes petits. Alors que le fortuné vieil homme de Mau-riac veut déshériter ses proches, celui de Boubacar Boris Diop est entier préoccupé de transmettre, non pas sa fortune, il n’en a pas, mais sa mémoire. En cela aussi, son caractère d’oeuvre de transmission, doomi Golo, par les récits historiques qu’il contient, l’évocation pleine de ten-dresse qui s’y loge de personnage histo-rique, nous a fait l’effet d’une générosité. Ce n’est pas seulement Nguirane Faye, qui transmet, mais Boubacar Boris Diop aus-si et, en écrivant en wolof, il a clairement défini le destinataire de son offrande. Les protagonistes du roman, gens anonymes, citadins lambda, mènent une existence tout à fait commune, ponctuée de l’ac-tualité du quartier et des drames fami-liaux. L’immigration des jeunes qui vont, comme on disait à l’époque et fort juste-ment, à l’aventure pour ne plus donner signe que des décennies plus tard est l’un des grands sujets du roman de Boubacar Boris Diop, mais aussi de celui national. Le fils, Assane, tout comme le petit fils, badou, sont absent de Niarela et loin du patriarche Nguirane qui se penche sur ses

feuillets pour noter ce qu’ils auront man-qués et auquel lui aura participé.

Ngirane Faye avait un fils, As-sane, footballer talentueux parti pour Marseille dont il reviendra, quelques an-nées plus tard, dans un cercueil et sans y avoir mené la prometteuse carrière que son talent lui promettait. Après une préface dans laquelle l’écrivain Ngirane Faye décrit son projet à l’unique lecteur auquel il le destine, son petit fils, il l’en-tame par un premier récit, celui de l’arri-vée du corps d’Assane Tall. Un motif ap-paraît ici, que l’on retrouve en une autre circonstance en rapport au deuil, plus loin dans le roman, celui de la musique populaire qui vient rompre la solennité du moment. Alors que Ngirane Faye et ses amis viennent à l’aéroport chercher la dépouille de l’enfant prodigue, le chan-teur Modou Cissé revient de l’étranger et une horde de fans sont venus le fêter. Le cortège funèbre, le corbillard, sont alors pris pour cible par les fans qui croient que leur idole s’y est dissimulée, ils l’im-mobilisent et, à la solennité du moment, se substitue le grotesque : des fans, dont le délire, mènent à l’excès. Ici, Nguirane Faye, comme souvent d’ailleurs dans le roman, homme de condition modeste, subit, s’accommode sans s’indigner.

Le récit navigue entre passé loin-tain et parfois mythique, au quotidien pro-saïque de la vie de quartier pour s’élancer, à un moment, dans l’onirique. Il y’a, dans doomi golo, des mises en abime étour-dissantes, l’enchâssement, dans le récit,

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de récits enchâssés. On découvre, au fil du roman, chez l’écrivain Nguirane Faye, une calme virtuosité. Le long de quelques pages, il évoque Dakar aujourd’hui, « les petites » qui sentent tellement bon qu’on peut les pister à l’odeur, la profusion de journaux et vendeurs, le désordre urbain, son hygiène douteuse, ses transports pu-blics.et conclut par une charge sur les politiciens qui trust les couvertures de nos journaux et dont on sent bien qu’ils insupportent, fatiguent le grand-père.

Nguirane Faye fait une série de portraits des hommes qui l’ont marqué, parmi lesquels un maître coranique, par-ticulièrement indigent. Celui-ci accueil-lait ses élèves, dont le jeune Nguirane, dans une cabane crasseuse et dépourvue de tout, sauf de livres et de feuillets co-raniques. Le grand-père y évoque le sou-venir de celui qui fut son maître et qui lui inspire un grand respect, au point qu’il choisirait, si le Bon Dieu lui faisait don d’une réincarnation, de revivre sous ses traits et selon son destin plutôt que ceux du Président de la République, qu’il in-sulte allègrement au passage.

Les réminiscences de son passé donnent lieu à des pages émouvantes : une histoire d’amour intense, vécue alors qu’il avait 30 ans et dont il ne reste plus rien si-non des souvenirs ; son militantisme, sin-cère et dévoué au PAI, alors qu’il avait 20 ans. « Je les revois, mes évolués : commis expéditionnaires, aides comptable, l’élite de la négraille, quoi. Ils allaient au bu-reau en veste, cravate et casque colonial.

Certains déclamaient des vers de Lamar-tine ou de Victor Hugo du haut de leur calèche et les plus timides ou réservés gardaient le nez plongé dans Paris Da-kar, l’unique quotidien de l’époque. Moi, j’étais ouvrier à Air Liquide, cette usine à gaz située près de Kayes-Findiw. Je crois bien que c’est par mépris pour ces types hautains, si fiers d’être des esclaves, que je suis allé militer au Parti Africain de l’In-dépendance. Et là bas, je me souviens, on se posait nuit et jour une question assez bizarre : sommes-nous trop communistes ou pas assez communistes  ? Et moi, si j’avais pris la carte du Parti, ce n’était pas du tout pour résoudre de telles énigmes. J’ai donc été un peu dérouté au début. Mais on a quand même fait de notre mieux pour libérer notre patrie. Ça n’a pas été facile, c’est vrai. Nos concitoyens nous traitant d’aigris et de prétentieux, et, à Gouye-Mariama, un commissaire de police du nom de André Castorel torturait nos camarades avec une rare sauvagerie. Aujourd’hui, le pays est entre les mains de Daour Diagne. Cela veut dire, en gros, que nous avons échoué. Pourtant, je ne regrette rien. »

À Niarela, il y’a la figure du char-retier Ousmane Sow, qui est aussi celle du nationaliste, Nguirane Faye lui-même est un nationaliste, admirateur de Cheikh Anta Diop. Ousmane sow donne à son cheval un nom en Swahili et se lance dans une tirade conspuant « notre » aliénation du fait que l’on s’étonne de le voir, lui, user d’une langue africaine alors que ses compatriotes parlent français. Pour Ous-

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mane Sow, le swahili c’est tout de même plus proche que le français et penser le contraire est bien le signe d’un esclavage mental.

Avec Ousmane Sow, dans le quar-tier de Niarela, il y’a Monsieur et Madame Soumarré qui en sont un peu l’antithèse, qui habitent aussi un taudis de Niare-la, mais qui se piquent, eux, les seuls, de parler français et d’être distingués, jusque dans leurs choix de grossièretés, denrée dont ils font un usage fréquent, à l’occa-sion de leurs innombrables disputes.

Construit comme des poupées russes

Le chapitre IV voit le grand-père, pour évoquer à son petit fils la situation politique qu’il juge préoccupante, la dé-peindre sous forme de fiction en substi-tuant aux acteurs réels des êtres de son invention. C’est étrange que pour ces car-nets secrets, destinés à son seul petit fils, et tout en précisant clairement en entame de son propos qu’il se donne pour objec-tif de décrire la situation politique réelle, le grand père choisisse la fiction. Est-ce parce qu’il s’est pris au jeu de l’écriture, qu’à ce moment-là, le créateur et sa fan-taisie commencent à prendre de l’enver-gure dans la direction de sa plume, non plus simple témoin, mais littérateur  ? D’ailleurs, l’on sent bien que le grand-père, qui déclare son admiration pour les auteurs, les poètes, n’est pas sans consi-dération pour l’art littéraire. En fin de

compte, ce chapitre est une étourdissante mise en abime. D’abord, ce que fait Ngui-rane Faye, dire la politique par la fiction, c’est ce que Boubacar Boris Diop fait assez souvent. Et voilà le grand-père se lançant dans un récit d’anticipation dans lequel : une marche des femmes commerçantes abouties devant les grilles du Palais de la République et se termine, après avoir été infiltrée, par des jets de pierre dont l’une défonce le frond de la jeune fille du président. Papa président, pris de fureur, exige que l’armée lave l’affront. Celle-ci fait feu et laisse à terre plus d’une cen-taine de personnes venues ce jour-là se faire entendre et répondre par le plomb. Le grand père s’inspire de lui-même, des épisodes d’engagement politique de sa vie, du jeune avec qui il partage la concession, de ses diatribes enfiévrées et modèles de ce matériau ses person-nages. On a là encore quelque chose d’assez intéressant, d’abord d’un point de vue didactique, une sorte de peinture de la création littéraire, qui nous montre la retranscription en fiction d’évènements qu’on a lu quelques pages avant et puis quelque chose qui a trait au penchant de l’écrivain à croquer impitoyablement les faiblesses des personnes qu’il a dans sa vie croisée, dont lui-même. Dans la fic-tion politique de Nguirane Faye se trouve un certain Atou Seck, qui ressemble cu-rieusement à son créateur et Atou Seck rêve, ce rêve fait l’objet d’un long récit, qui semble tourner en dérision le discours de Boubacar Boris Diop lui-même, ce qui fait qu’on parcoure l’imaginaire d’un per-sonnage de fiction, lui-même créé par le

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personnage de fiction de Boubacar Boris Diop : étourdissant. C’est assez éprouvant de suivre le récit de la vie d’Atou Seck, pris dans une guerre civile, cloîtré dans sa maison cependant qu’autour les combats font rage et puis enfin, objet d’épanouis-sement du sadisme de deux primates. Le grand père écrivain est vraiment des plus facétieux, Atou Seck, c’est lui semblerait il, la guenon, la veuve aux moeurs disso-lues de son fils et les deux petits singes, les enfants de cette dernière. Les singes le torturent, le ligotent, festoient, regardent la télé et puis à nouveau le torturent, un cauchemar, voire même le cauchemar ul-time  : se faire torturer par des primates vicieux.

Le président Dibi Dibi de la fiction politique de Nguirane Faye ressemble étrangement à Abdoulaye Wade, voyez-vous même : « En une occasion au moins, on le crut sur le point de retrouver un peu de bon sens, car il se reprocha, dans un accès soudain d’humilité, ses trop lon-gues interventions télévisées. Mais pour s’en excuser, il se mit à divaguer pendant une dizaine d’heures. » Sous d’autres rap-ports cependant, dans certains de ses dé-lires extrêmes, Dibi Dibi va au-delà de tout ce qu’Abdoulaye Wade a pu jamais faire, voyez donc  :  » personne ne sera surpris d’apprendre que Dibi Dibi a construit une prison dans les souterrains de son palais. On dit qu’il y fait violer par des lépreux les épouses de ses ennemis. Ceux-ci sont te-nus, fers aux pieds, d’assister à la scène. Dibi Dibi, complètement déchainé, va et vient dans la salle des tortures, s’éponge

le front, lâche des grossièretés, traite les femmes de putes de luxe et hurle aux lé-preux qu’il appelle ses vaillants guerriers, feu sur ce vagin ennemi, mettez-moi tous leurs machins puants à feu et à sang!  » Il y’a quelque chose comme la volonté, l’amour, le plaisir de tourner en ridicule la dignité présidentielle chez l’écrivain Nguirane Faye.

C’est ainsi que Dibi Dibi, en plein meeting, après avoir fait mine de récep-tionner un appel de Tony Blair « …ajouta, en prenant à témoin ses conseillers, qui approuvèrent vivement de la tête, qu’il en était toujours ainsi et que tous ces chefs d’État avec leurs grands airs et leurs en-gins nucléaires, eh bien, sans ses mo-destes lumières, ils auraient fait sauter la planète depuis longtemps. »

Le Dibi Dibi de la fiction de Ngui-rane Faye est inspiré du Daour Diagne de celle de Boubacar Boris Diop et ce der-nier est à peine moins délirant. Il lui ar-rive un soir de venir incognito à Niarela pour visiter le fou Aly Kaboye. Il ordonne à ce dernier de l’accompagner pour une balade nocturne en voiture. Alors que cet équipage burlesque traversait la ville as-soupie, « Un chat est sorti d’une maison et a essayé de traverser la rue. Daour Dia-gne aurait pu facilement l’éviter, mais il l’a coincé contre le rebord du trottoir puis c’est écrié en l’écrasant  : “Niaw! Toi mon petit, j’ai baisé ta mère bien bon!” La ver-sion originale est encore plus drôle. Tou-jours est-il qu’après ce félinicide gratuit, le fou et le Président de la République

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s’en vont au palais pour un petit déjeuner princier.

Dans la dernière partie du livre, Aly Kaboye, le fou, prend le relai de Nguirane Faye, entre temps décédés. Aly Kaboye est fou, complètement cinglé au départ, il terrorise les enfants et arrache les pagnes des femmes de Niarela. Et puis il se métamorphose, finit, après avoir as-sassiné un chien et se voir violemment bastonné par le maître du dit chien, un militaire violent, par se convertir en pro-phète diseur de vérités profondes. Niarela, une fois qu’Aly Kaboye eu disparut, après avoir dépassé les bornes, en s’en prenant aux “hommes sans couleur qui de loin di-rigent notre pays”, le tien pour une source d’inspiration, un sage. Nguirane Faye écrit d’ailleurs à l’attention de son petit fils, “Badou Tall, tout ce que je sais de la vie, je le dois à deux hommes : Cheikh Anta Diop et Ali Kaboye. Tu ferais bien de marcher à ton tour sur leurs traces.” Rapprochement curieux, entre le savant dont une univer-sité porte le nom et Aly Kaboye, le fou du quartier. Mais rapprochement qui se noue autour de la vérité, car, le fou, c’est celui aussi qui dit ce qu’il est plus confortable de taire et qui n’apporte que des ennuis, sous ce rapport il n’est pas sans ressem-blances avec l’idéaliste révolutionnaire. Rien de neuf, on le sait, ne s’est fait sans un grain de folie, sans considération sé-rieuse de l’inouï.

Quand le grand-père raconte sa première vision, lors d’un meeting, de Cheikh Anta Diop. Il évoque l’air de

faiblesse, de fatigue qui se dégage de l’homme, mais en même temps  : “Plus tard, j’ai essayé de comprendre ce qui élevait cet homme si haut au-dessus de tous les autres. Je me suis vite aperçu que mon instinct ne m’avait pas trompé. Dans un pays pauvre, le mépris de l’argent et des honneurs est plus important pour un dirigeant politique que ses idées elles-mêmes. Des idées, n’importe qui en a ou peut prétendre en avoir. N’est-ce pas le cas de notre Daour Diagne ? Pourtant, ou-blie un instant son bavardage et observe le bien. Tu verras un vieil homme vani-teux, cupide et mesquin, et tu auras juste envie de passer ton chemin.

Cheikh Anta Diop, lui, n’avait pas choisi des sentiers détournés. Ses partisans avaient parfois du mal à sup-porter la même tension morale que lui et il leur disait alors  :”Il n’y aura jamais de bonne raison pour mentir à ceux qui nous font confiance. La vérité peut leur faire mal ou même les plonger dans le déses-poir, mais au bout du compte elle nous rendra tous plus forts. »

Quand on a fini de lire doomi goo-lo, on se dit, à nouveau, que la littérature est chose sérieuse. Le sculpteur Ousmane Sow nous disait que la culture, l’art et la littérature, cela vous anoblissait, on l’en-tend d’autant mieux quand on a parcou-ru ce roman sénégalais. L’auteur a décrit son livre comme celui qui avait mobilisé sa voix la plus intime, pour nous, il en a résulté une lecture à jamais marquante.

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#TEXTES

Amadou Lamine Sall“Senghor, Ma part d’homme”

De Amadou Lamine Sall on connaissait l’œuvre poétique qui a éclos avec Mantes des aurores

(1979), s’est enrichi et di-versifié, au fil des années, d’anthologies, de compila-tions, textes de conférences

et autres essais, notamment sur la poétique francophone. Voici venu, avec Senghor, Ma Part d’homme, un ouvrage en prose plutôt nourri de la veine biographique : syn-thèse d’essai, de témoignage, de souvenirs, de chronique et de biographie. 

Les deux sous titres - Ma part d’Homme ou la mémoire du Lamantin - sous tendent la double impulsion de ce livre : commémorant certes l’anniversaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor (Année du Centenaire oblige !), mais exhumant des mémoires assoupies maints détails de la vie du poète, de l’écrivain et de l’homme politique. Nous retrouvons ici la double ambition de l’ouvrage qui nous invite à reconstruire la figure du Poète Président de l’intérieur de la vision d’un témoin privilégié. Tout en prenant en charge le contenu politique de cette démarche de remémoration connotée, dès le sous-titre, par le bestiaire du lamantin.

Patiemment, l’auteur revisite les dédales de l’œuvre,

PAR Lamine Ba

Edition Feu de Brousse, 2012

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procède au collage, au bricolage dira Lévi-Strauss, d’idées éparses et souvent méconnues du théoricien de la négritude et de la civilisation de l’Universel. 

Un seul fil conducteur, le portrait du poète - moral, biographique - autour duquel s’enroulent et l’essai et la chronique. L’essai historique et politique qui tente de démêler les lignes de force de la nation sénégalaise, de l’indépendance à cette fameuse modernité, rendez-vous du donner et du recevoir. Tandis que la chronique, étape après étape, restitue les temps forts de cette marche : cette quête de l’homme d’Etat et de l’intellectuel aux prises avec le Temps. 

Patiemment, le biographe assemble les esquisses et ébauches du portrait : ces maints et mille détails, écrins miniatures dont la composition rappelle celle des vitraux ensoleillés illuminant de leurs feux la vie et l’histoire de Léopold Sédar Senghor. Le poète, donc, au cœur de cette tension du portraitiste et disciple, est d’une présence, pour ainsi dire, massive, obsédante. Au plus intime de la vie de Senghor que le biographe a eu le privilège de partager et qu’il revisite dans ces témoignages pudiques. 

Aussi bien, retrouvons nous, en certaines pages, l’autre poète, le disciple de Senghor qui évoque la quête et l’initiation. De cette intimité de leurs rencontres poétiques Sall raconte : « Il me demandait toujours de lire à haute voix mes poèmes et m’interrompit aussitôt

qu’il décelait ce qui lui apparaissait comme une fausse note » (p.21)

Tel est le « Maître de langue » ainsi qu’il s’est lui-même plu à s’appeler : amoureux de la langue, attentif et surtout exigeant. Senghor est resté incontestablement, parmi les poètes les plus remarquables de toute une génération. L’originalité de l’ouvrage résulte, sous ce rapport, de la tonalité acquise par l’exploration des manières de voir et de vivre du poète : ce déchiffrement de la démarche et de la vision de l’humain qui gît au cœur de la pensée du poète et théoricien de l’humanisme nègre. Sall revisite cette « part d’homme », ce patrimoine, avec Césaire, Maire de Fort de France, recevant en visite d’Etat l’ami et le Président :« Vous êtes régate bicéphale : Gueule de lion Et sourire sage » (p.148).La réussite de l’ouvrage aura été également de restituer l’unité et la cohérence de la pensée senghorienne : dans cette dynamique d’une poétique et d’un questionnement éthique de l’écrivain et de l’homme d’action engagés dans le cours de l’histoire, prisonnier dans les Stalags, militant de l’indépendance, leader politique, homme d’Etat et bâtisseur de la francophonie. 

Certes, le biographe s’attarde également sur les figures de l’homme d’Etat : militant et leader politique qui reste le « guide éclairé d’une nation qu’il aida à faire ses premiers pas » (p. 20) ;

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mais on observe que c’est l’essai politique qui apprécie et évalue la démarche du militant et de l’homme d’Etat. Au plus près de la méthode du politique, l’essayiste Sall s’interroge sur les moyens et les ressources qui nous ont valu cette « légende » (p.76) de Senghor. Leader et pédagogue politique, Senghor a, en effet, défriché les voies sénégalaise et africaines de l’émancipation, aux côtés des figures politiques et historiques qu’ont été, ses compatriotes Lamine Guèye, Mamadou Dia, Abdoulaye Ly, Majemouth Diop, Cheikh Anta Diop. En compagnie de grandes figures telles qu Habib Bourguiba, Sékou Touré, Modibo Keïta, Houphouët Boigny, Hamani Diori, etc. 

Quels ont été le rôle de la culture universitaire et le poids des démarches subjectives qui ont peu ou prou participé de cette légende ? Comment l’homme Senghor s‘est-il fait une place toute particulière parmi les intellectuels et les politiques de sa génération ?  C’est à une critique des dissociations intellectuelles, rapportées à une histoire politique pragmatique, que l’ouvrage de Sall invite, notamment dans cette chronique qui est enchevêtrement du biographique et de l’idéologique. L’essai, en effet, empruntant les voies sinueuses de cet éveil des populations africaines (« indigènes », comme on disait alors) à la modernité, explique comment l’agrégé de grammaire s’est défait de sa toge d’intellectuel et de théoricien politique

pour parler au paysan, au marabout ou à l’illettré. Comment ce petit sérère, encore indigène mais féru de culture humaniste, issu des rives méridionales du Sine et de la paysannerie a-t-il pu triompher dès le début de sa carrière politique de l’avocat Lamine Guèye, citoyen de la colonie appuyé à l’élite des Quatre Commune ? Par quelle magie ce médiateur des langues et des cultures, dédaignant la logique technocratique des grandes écoles, des Finances et de l’économie s’est il forgé un leadership incontesté plus de deux décennies durant au sommet de l’Etat ? (p. 120) 

La biographie intellectuelle, éclairant la leçon politique de Senghor, insiste sur tous ces points et réévalue la démarche de l’homme constamment inspirée par celles du professeur et du pédagogue ; celle, surtout, du chef d’Etat qui s’est assigné le devoir de bâtir un Etat moderne et démocratique sur les ruines de l’ordre colonial. Soucieux d’ouvrir l’Afrique et le Sénégal aux apports des sociétés politiques grecque, latine, égyptienne ancienne, ceux de la révolution française pour en faire un socle de l’Etat-Nation. Un Etat démocratique dont l’auteur examine les différentes étapes de son évolution, la maturation : du parti unifié (UPS-PS) à la démocratie limitée. L’analyse comparée de cette politique de démocratisation laisse ressortir, dans la longue durée, le caractère contrasté des personnalités de Abdou Diouf et Abdoulaye Wade qui ont ainsi succédé Senghor au sommet de l’Etat. Une république laïque et démocratique

#TEXTES

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bâtie d’abord sur le substrat d’une politique culturelle dynamique, à l’actif duquel on retrouve encore les traces du fameux Festival Mondial des Arts Nègres dont la bâtisse du Musée dynamique qui abrite, de nos jours, le siège du Conseil constitutionnel. Politique qui est source d’inspiration des Biennales (Arts et Lettres) qui font la fierté des artistes et des hommes de lettres. Il y a également le théâtre National Daniel Sorano, les Manufactures sénégalaises des Arts décoratifs de Thiès, l’Ecole des Arts, etc. Autant d’institutions qui sont fondées sur une vision de l’identité nègre, une place et un rôle de l’Afrique et du Sénégal dans le concert des nations. Cette primauté de l’esprit que célèbre Jean- Louis Roy, à l’occasion de la de la troisième Biennale : « (...) vous nous conviez aujourd’hui à recréer le monde, à inscrire dans la matière les formes nées de son esprit, ces formes irriguées par les croyances, les mythes les héritages »(p.115) De la diaspora africaine et antillaise de Dakar (Lucien et Jacqueline Lemoine, Roger Dorsinville, etc.) au Roi Hassan II, à J. L .Borgès, la biographie relate les scènes émouvantes des rencontres et des affinités partagées. De Jean Paul Sartre, préfacier de l’Anthologie de la Nouvelle Poésie nègre et malgache (1947) à Ousmane Sembene, contempteur du poète, Sall restitue les convergences et les contradictions qui animent l’aventure intellectuelle de l’écrivain et du leader politique. Il examine attentivement la théorie et la pratique senghoriennes. Témoignage, évocations et souvenirs

irriguent la texture de la mémoire du Lamantin. Idées éparses et méconnues du théoricien de la négritude et de la civilisation de l’Universel que l’auteur restitue dans l’intelligibilité de leur contexte. On retrouve, à ce sujet, la démarche du Précurseur et bâtisseur de la francophonie, théoricien de la « globalisation », et de l’« exception culturelle ». Evaluant cet héritage à la lumière des évolutions récentes, Sall conclue, sur ce chapitre : « Il reste à la France, en retour, d’accorder l’exception culturelle aux pays francophones de l’Afrique... » (p.128). 

La leçon de Senghor, selon Amadou Lamine, est donc celle d’un humanisme total qui ne s’appréhende pas d’un seul tenant puisqu’elle s’énonce dans cette figure du cercle où le particulier rejoint l’universel, le singulier s’adjoint constamment au pluriel. Dans cet équilibre fragile, mais durable de la figure gémellaire du poète et du politique. Avec un talent servi par l’ironie et la sensibilité, l’auteur de Senghor, Ma Part d’homme, intercale dans son texte le palimpseste d’un discours énigmatique prêté à un certain sage que l’essayiste désigne non sans malice par l’expression « mon ami L’ambassadeur de Tombouctou ». Reliant, de la sorte, et l’oeuvre et la pensée de Senghor : d’une part à la source de son royaume d’enfance, d’autre part à l’horizon de ce monde globalisé, ouvert aux « hautes profondeurs du sommeil », comme dira le poète dans Chants d’Ombre.

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