48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

download 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

of 73

Transcript of 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    1/73

    REN GUNON

    LES TATSMULTIPLES

    DE LTRE

    - 1932 -

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    2/73

    2

    AVANT-PROPOS

    Dans notre prcdente tude surLe Symbolisme de la Croix, nous avonsexpos, daprs les donnes fournies par les diffrentes doctrines traditionnelles, unereprsentation gomtrique de ltre qui est entirement base sur la thorie

    mtaphysique des tats multiples. Le prsent volume en sera cet gard comme uncomplment, car les indications que nous avons donnes ne suffisent peut-tre pas faire ressortir toute la porte de cette thorie, que lon doit considrer comme tout fait fondamentale ; nous avons d, en effet, nous borner alors ce qui se rapportait le

    plus directement au but nettement dfini que nous nous proposions. Cest pourquoi,laissant maintenant de ct la reprsentation symbolique que nous avons dcrite, oudu moins ne la rappelant en quelque sorte quincidemment quand il y aura lieu denous y rfrer, nous consacrerons entirement ce nouveau travail un plus ampledveloppement de la thorie dont il sagit, soit, et tout dabord, dans son principemme, soit dans certaines de ses applications, en ce qui concerne plus

    particulirement ltre envisag sous son aspect humain.

    En ce qui concerne ce dernier point, il nest peut-tre pas inutile de rappelerds maintenant que le fait de nous arrter aux considrations de cet ordre nimpliquenullement que ltat humain occupe un rang privilgi dans lensemble de lExistenceuniverselle, ou quil soit mtaphysiquement distingu, par rapport aux autres tats,

    par la possession dune prrogative quelconque. En ralit, cet tat humain nestquun tat de manifestation comme tous les autres, et parmi une indfinit dautres ; ilse situe, dans la hirarchie des degrs de lExistence, la place qui lui est assigne

    par sa nature mme, cest--dire par le caractre limitatif des conditions qui ledfinissent, et cette place ne lui confre ni supriorit ni infriorit absolue. Si nousdevons parfois envisager particulirement cet tat, cest donc uniquement parce que,tant celui dans lequel nous nous trouvons en fait, il acquiert par l pour nous, mais

    pour nous seulement, une importance spciale ; ce nest l quun point de vue toutrelatif et contingent, celui des individus que nous sommes dans notre prsent mode demanifestation. Cest pourquoi, notamment, quand nous parlons dtats suprieurs etdtats infrieurs, cest toujours par rapport ltat humain pris pour terme decomparaison que nous devons oprer cette rpartition hirarchique, puisquil nen est

    point dautre qui nous soit directement saisissable en tant quindividus ; et il ne fautpas oublier que toute expression, tant lenveloppement dans une forme, seffectuencessairement en mode individuel, si bien que, lorsque nous voulons parler de quoi

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    3/73

    3

    que ce soit, mme des vrits dordre purement mtaphysique, nous ne pouvons lefaire quen descendant un tout autre ordre, essentiellement relatif et limit, pour lestraduire dans le langage qui est celui des individualits humaines. On comprendrasans peine toutes les prcautions et les rserves quimpose linvitable imperfectionde ce langage, si manifestement inadquat ce quil doit exprimer en pareil cas ; il ya l une disproportion vidente, et lon peut dailleurs en dire autant pour toutereprsentation formelle, quelle quelle soit, y compris mme les reprsentations

    proprement symboliques, pourtant incomparablement moins troitement bornes quele langage ordinaire, et par consquent plus aptes la communication des vritstranscendantes, do lemploi qui en est fait constamment dans tout enseignement

    possdant un caractre vraiment initiatique et traditionnel 1 . Cest pourquoi,comme nous lavons dj fait remarquer . maintes reprises, il convient, pour ne pointaltrer la vrit par une exposition partielle, restrictive ou systmatise, de rservertoujours la part de linexprimable, cest--dire de ce qui ne saurait senfermer dansaucune forme, et qui, mtaphysiquement, est en ralit ce qui importe le plus, nous

    pouvons mme dire tout lessentiel.

    Maintenant, si lon veut, toujours en ce qui concerne la considration de ltathumain, relier le point de vue individuel au point de vue mtaphysique, comme ondoit toujours le faire sil sagit de science sacre , et non pas seulement de savoir profane , nous dirons ceci : la ralisation de ltre total peut saccomplir partir denimporte quel tat pris comme base et comme point de dpart, en raison mme delquivalence de tous les modes dexistence contingents au regard de lAbsolu ; elle

    peut donc saccomplir partir de ltat humain aussi bien que de tout autre, et mme,

    comme nous lavons dj dit ailleurs, partir de toute modalit de cet tat, ce quirevient dire quelle est notamment possible pour lhomme corporel et terrestre,quoiquen puissent penser les Occidentaux, induits en erreur, quant limportancequil convient dattribuer la corporit , par lextraordinaire insuffisance de leursconceptions concernant la constitution de ltre humain2 Puisque cet tat est celui onous nous trouvons actuellement, cest de l que nous devons effectivement partir sinous nous proposons datteindre la ralisation mtaphysique, quelque degr quece soit, et cest l la raison essentielle pour laquelle ce cas doit tre envisag plusspcialement par nous ; ayant dailleurs dvelopp ces considrations prcdemment,nous ny insisterons pas davantage, dautant plus que notre expos mme permettrade les mieux comprendre encore3.

    Dautre part, pour carter toute confusion possible, nous devons rappeler dsmaintenant que, lorsque nous parlons des tats multiples de ltre, il sagit, non pasdune simple multiplicit numrique, ou mme plus gnralement quantitative, mais

    bien dune multiplicit dordre transcendantal ou vritablement universel,

    1 Nous ferons remarquer incidemment, ce propos, que le fait que le point de vue philosophique ne fait jamaisappel aucun symbolisme suffirait lui seul montrer le caractre exclusivement profane et tout extrieur de ce

    point de vue spcial et du mode de pense auquel il correspond.2 VoirLHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XXIV.3 VoirLe Symbolisme de la Croix, ch. XXVI XXVIII.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    4/73

    4

    applicable tous les domaines constituant les diffrents mondes ou degrs delExistence, considrs sparment ou dans leur ensemble, donc en dehors et au deldu domaine spcial du nombre et mme de la quantit sous tous ses modes. En effet,la quantit, et plus forte raison le nombre qui n est quun des modes, savoir laquantit discontinue, est seulement une des conditions dterminantes de certainstats, parmi lesquels le ntre ; elle ne saurait donc tre transporte dautres tats, etencore moins tre applique lensemble des tats, qui chappe videmment unetelle dtermination. Cest pourquoi, quand nous parlons cet gard dune multitudeindfinie, nous devons toujours avoir bien soin de remarquer que lindfinit dont ilsagit dpasse tout nombre, et aussi tout ce quoi la quantit est plus ou moinsdirectement applicable, comme lindfinit spatiale ou temporelle, qui ne relvegalement que des conditions propres notre monde1.

    Une autre remarque simpose encore, au sujet de lemploi que nous faisons dumot tre lui-mme, qui, en toute rigueur, ne peut plus s appliquer dans son sens

    propre quand il sagit de certains tats de non-manifestation dont nous aurons parler, et qui sont au del du degr de ltre pur. Nous sommes cependant oblig, enraison de la constitution mme du langage humain, de conserver ce terme mme en

    pareil cas, dfaut dun autre plus adquat, mais en ne lui attribuant plus alors quunevaleur purement analogique et symbolique, sans quoi il nous serait tout faitimpossible de parler dune faon quelconque de ce dont il sagit ; et cest l unexemple trs net de ces insuffisances dexpression auxquelles nous faisions allusiontout lheure. Cest ainsi que nous pourrons, comme nous lavons dj fait ailleurs,continuer parler de ltre total comme tant en mme temps manifest dans certains

    de ses tats et non manifest dans dautres tats, sans que cela implique aucunementque, pour ces derniers, nous devions nous arrter la considration de ce quicorrespond au degr qui est proprement celui de ltre2.

    Nous rappellerons, ce propos, que le fait de sarrter ltre et de ne rienenvisager au del, comme sil tait en quelque sorte le Principe suprme, le plusuniversel de tous, est un des traits caractristiques de certaines conceptionsoccidentales de lantiquit et du moyen ge, qui, tout en contenant incontestablementune part de mtaphysique qui ne se retrouve plus dans les conceptions modernes,demeurent grandement incompltes sous ce rapport, et aussi en ce quelles se

    prsentent comme des thories tablies pour elles-mmes, et non en vue duneralisation effective correspondante. Ce nest pas dire, assurment, quil ny ait rieneu dautre alors en Occident ; en cela, nous parlons seulement de ce qui estgnralement connu, et dont certains, tout en faisant de louables efforts pour ragircontre la ngation moderne, ont tendance sexagrer la valeur et la porte, faute dese rendre compte quil ne sagit encore la que de points de vue somme toute assezextrieurs, et que, dans les civilisations o, comme cest le cas, une sorte de coupuresest tablie entre deux ordres denseignement se superposant sans jamais sopposer,

    1 Voiribid., p. 124.2 Voiribid., pp. 22-23.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    5/73

    5

    l exotrisme appelle l sotrisme comme son complment ncessaire.Lorsque cet sotrisme est mconnu, la civilisation, ntant plus rattachedirectement aux principes suprieurs par aucun lien effectif, ne tarde pas perdre toutcaractre traditionnel, car les lments de cet ordre qui y subsistent encore sontcomparables un corps que lesprit aurait abandonn, et, par suite, impuissantsdsormais constituer quelque chose de plus quune sorte de formalisme vide ; cestl, trs exactement, ce qui est arriv au monde occidental moderne1.

    Ces quelques explications tant donnes, nous pensons pouvoir entrer dansnotre sujet mme sans nous attarder davantage des prliminaires dont toutes lesconsidrations que nous avons dj exposes par ailleurs nous permettent de nousdispenser en grande partie. Il ne nous est pas possible, en effet, de revenirindfiniment sur ce qui a t dit dans nos prcdents ouvrages, ce qui ne serait quetemps perdu ; et, si en fait certaines rptitions sont invitables, nous devons nousefforcer de les rduire ce qui est strictement indispensable la comprhension de ce

    que nous nous proposons dexposer prsentement, quitte renvoyer le lecteur, chaquefois quil en sera besoin, telle ou telle partie de nos autres travaux, o il pourratrouver des indications complmentaires ou de plus amples dveloppements sur lesquestions que nous sommes amen envisager de nouveau. Ce qui fait la difficult

    principale de lexpos, cest que toutes ces questions sont lies en effet plus ou moinstroitement les unes aux autres, et quil importe de montrer cette liaison aussi souventque cela est possible, mais que, dautre part, il nimporte pas moins dviter touteapparence de systmatisation , cest--dire de limitation incompatible avec lanature mme de la doctrine mtaphysique, qui doit au contraire ouvrir, qui est

    capable de la comprendre et de l assentir , des possibilits de conception nonseulement indfinies, mais, nous pouvons le dire sans aucun abus de langage,rellement infinies comme la Vrit totale elle-mme.

    1 VoirOrient et OccidentetLa Crise du Monde moderne.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    6/73

    6

    CHAPITRE PREMIER

    LINFINI ET LA POSSIBILIT

    Pour bien comprendre la doctrine de la multiplicit des tats de ltre, il estncessaire de remonter, avant toute autre considration, jusqu la notion la plus

    primordiale de toutes, celle de lInfini mtaphysique, envisag dans ses rapports avec

    la Possibilit universelle. LInfini est, suivant la signification tymologique du termequi le dsigne, ce qui na pas de limites ; et, pour garder ce terme son sens propre, ilfaut en rserver rigoureusement lemploi la dsignation de ce qui na absolumentaucune limite, lexclusion de tout ce qui est seulement soustrait certaineslimitations particulires, tout en demeurant soumis dautres limitations en vertu desa nature mme, laquelle ces dernires sont essentiellement inhrentes, comme lesont, au point de vue logique qui ne fait en somme que traduire sa faon le point devue quon peut appeler ontologique , des lments intervenant dans la dfinitionmme de ce dont il sagit. Ce dernier cas est notamment, comme nous avons eu djloccasion de lindiquer diverses reprises, celui du nombre, de lespace, du temps,mme dans les conceptions les plus gnrales et les plus tendues quil soit possiblede sen former, et qui dpassent de beaucoup les notions quon en a ordinairement1 ;tout cela ne peut jamais tre, en ralit, que du domaine de lindfini. Cest cetindfini auquel certains, lorsquil est dordre quantitatif comme dans les exemplesque nous venons de lappeler, donnent abusivement le nom d infinimathmatique , comme si ladjonction dune pithte ou dune qualificationdterminante au mot infini nimpliquait pas par elle-mme une contradiction pureet simple2. En fait, cet indfini, procdant du fini dont il nest quune extension ou undveloppement, et tant par suite toujours rductible au fini, na aucune commune

    mesure avec le vritable Infini, pas plus que lindividualit, humaine ou autre, mmeavec lintgralit des prolongements indfinie dont elle est susceptible, nen saurait

    1 Il faut avoir bien soin de remarquer que nous disons gnrales et non pas universelles , car il ne s agitici que des conditions spciales de certains tats dexistence, et rien de plus ; cela seul doit suffire faire comprendrequil ne saurait tre question dinfinit en pareil cas, ces conditions tant videmment limites comme les tats mmesauxquels elles sappliquent et quelles concourent dfinir.

    2 Sil nous arrive parfois de dire Infini mtaphysique , prcisment pour marquer d une faon plus explicitequil ne sagit aucunement du prtendu infini mathmatique ou dautres contrefaons de lInfini , sil est permisdainsi parler, une telle expression ne tombe nullement sous lobjection que nous formulons ici, parce que lordre

    mtaphysique est rellement illimit, de sorte quil ny a l aucune dtermination, mais au contraire laffirmation de cequi dpasse toute dtermination, tandis que qui dit mathmatique restreint par l mme la conception un domainespcial et born, celui de la quantit.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    7/73

    7

    avoir avec ltre total1. Cette formation de lindfini partir du fini, dont on a unexemple trs net dans la production de la srie des nombres, n est possible en effetqu la condition que le fini contienne dj en puissance cet indfini et, quand bienmme les limites en seraient recules jusqu ce que nous les perdions de vue enquelque sorte, cest--dire jusqu ce quelles chappent nos ordinaires moyens demesure, elles ne sont aucunement supprimes par l ; il est bien vident, en raison dela nature mme de la relation causale, que le plus ne peut pas sortir du moins ,ni lInfini du fini.

    Il ne peut en tre autrement lorsquil sagit, comme dans le cas que nousenvisageons, de certains ordres de possibilits particulires, qui sont manifestementlimits par la coexistence dautres ordres de possibilits, donc en vertu de leur nature

    propre, qui fait que ce sont l telles possibilits dtermines, et non pas toutes lespossibilits sans aucune restriction. Sil nen tait pas ainsi, cette coexistence duneindfinit dautres possibilits, qui ne sont pas comprises dans celles-l, et dont

    chacune est dailleurs pareillement susceptible dun dveloppement indfini, seraitune impossibilit, cest--dire une absurdit au sens logique de ce mot2. LInfini, aucontraire, pour tre vraiment tel, ne peut admettre aucune restriction, ce qui supposequil est absolument inconditionn et indtermin, car toute dtermination, quellequelle soit, est forcment une limitation, par l mme quelle laisse quelque chose endehors delle, savoir toutes les autres dterminations galement possibles. Lalimitation prsente dailleurs le caractre dune vritable ngation : poser une limite,cest nier, pour ce qui y est enferm, tout ce que cette limite exclut ; par suite, langation dune limite est proprement la ngation dune ngation, cest--dire,

    logiquement et mme mathmatiquement, une affirmation, de telle sorte que langation de toute limite quivaut en ralit laffirmation totale et absolue. Ce quina pas de limites, cest ce dont on ne peut rien nier, donc ce qui contient tout, ce horsde quoi il ny a rien; et cette ide de lInfini, qui est ainsi la plus affirmative de toutes,

    puisquelle comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulires, quellesquelles puissent tre, ne sexprime par un terme de forme ngative quen raisonmme de son indtermination absolue. Dans le langage, en effet, toute affirmationdirecte est forcment une affirmation particulire et dtermine, laffirmation dequelque chose, tandis que laffirmation totale et absolue nest aucune affirmation

    particulire lexclusion des autres, puisquelle les implique toutes galement ; et ilest facile de saisir ds maintenant le rapport trs troit que ceci prsente avec laPossibilit universelle, qui comprend de la mme faon toutes les possibilits

    particulires3.

    1 VoirLe Symbolisme de la Croix, ch. XXVI et XXX.2Labsurde, au sens logique et mathmatique, est ce qui implique contradiction ; il se confond donc avec

    limpossible, car cest labsence de contradiction interne qui, logiquement aussi bien quontologiquement, dfinit lapossibilit.

    3 Sur lemploi des termes de forme ngative, mais dont la signification relle est essentiellement affirmative,voirIntroduction gnrale ltude des doctrines hindoues, pp, 140-144, etLHomme et son devenir selon le Vdnta,ch. XVI.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    8/73

    8

    Lide de lInfini, telle que nous venons de la poser ici 1, au point de vuepurement mtaphysique, nest aucunement discutable ni contestable, car elle ne peutrenfermer en soi aucune contradiction, par l mme quil ny a en elle rien dengatif ; elle est de plus ncessaire, au sens logique de ce mot2, car cest sa ngationqui serait contradictoire3. En effet, si lon envisage le Tout , au sens universel etabsolu, il est vident quil ne peut tre limit en aucune faon, car il ne pourrait ltreque par quelque chose qui lui serait extrieur, et, sil y avait quelque chose qui lui ftextrieur, ce ne serait pas le Tout . Il importe de remarquer, dailleurs, que le Tout , en ce sens, ne doit aucunement tre assimil un tout particulier etdtermin, cest--dire un ensemble compos de parties qui seraient avec lui dansun rapport dfini ; il est proprement parler sans parties , puisque, ces partiesdevant tre ncessairement relatives et finies, elles ne pourraient avoir avec luiaucune commune mesure, ni par consquent aucun rapport, ce qui revient direquelles nexistent pas pour lui4 ; et ceci suffit montrer quon ne doit chercher senformer aucune conception particulire5.

    Ce que nous venons de dire du Tout universel, dans son indtermination la plusabsolue, sy applique encore quand on lenvisage sous le point de vue de laPossibilit ; et vrai dire ce nest pas l une dtermination, ou du moins cest leminimum de dtermination qui soit requis pour nous le rendre actuellementconcevable, et surtout exprimable quelque degr. Comme nous avons eu loccasionde lindiquer ailleurs6, une limitation de la Possibilit totale est, au sens propre dumot, une impossibilit, puisque, devant comprendre la Possibilit pour la limiter, ellene pourrait y tre comprise, et ce qui est en dehors du possible ne saurait tre autre

    1 Nous ne disons pas de la dfinir, car il serait videmment contradictoire de prtendre donner une dfinition delInfini ; et nous avons montr ailleurs que le point de vue mtaphysique lui-mme, en raison de son caractre universelet illimit, nest pas davantage susceptible dtre dfini (Introduction gnrale ltude des doctrines hindoues, 2me

    partie, ch. V).2 Il faut distinguer cette ncessit logique, qui est limpossibilit quune chose ne soit pas ou quelle soit

    autrement quelle est, et cela indpendamment de toute condition particulire, de la ncessit dite physique , ouncessit de fait, qui est simplement limpossibilit pour les choses ou les tres de ne pas se conformer aux lois dumonde auquel ils appartiennent, et qui, par consquent, est subordonne aux conditions par lesquelles ce monde estdfini et ne vaut qu lintrieur de ce domaine spcial.

    3 Certains philosophes, ayant argument trs justement contre le prtendu infini mathmatique , et ayant

    montr toutes les contradictions quimplique cette ide (contradictions qui disparaissent dailleurs ds quon se rendcompte que ce nest l que de lindfini), croient avoir prouv par l mme, et en mme temps, limpossibilit delInfini mtaphysique ; tout ce quils prouvent en ralit, par cette confusion, cest quils ignorent compltement ce dontil sagit dans ce dernier cas.

    4 En dautres termes, le fini, mme sil est susceptible dextension indfinie, est toujours rigoureusement nul auregard de lInfini ; par suite, aucune chose ou aucun tre ne peut tre considr comme une partie de lInfini , ce quiest une des conceptions errones appartenant en propre au panthisme , car lemploi mme du mot partie supposelexistence dun rapport dfini avec le tout.

    5 Ce quil faut viter surtout, cest de concevoir le Tout universel la faon d une somme arithmtique,obtenue par laddition de ses parties prises une une et successivement. Dailleurs, mme quand il sagit dun tout

    particulier, il y a deux cas distinguer : un tout vritable est logiquement antrieur ses part ies et en est indpendant ;un tout conu comme logiquement postrieur ses parties, dont il nest que la somme, ne constitue en ralit que ce queles philosophes scolastiques appelaient un ens rationis, dont lexistence, en tant que tout , est subordonne la

    condition dtre effectivement pens comme tel ; le premier a en lui-mme un principe dunit relle, suprieur lamultiplicit de ses parties, tandis que le second na dautre unit que celle que nous lui attribuons par la pense.

    6Le Symbolisme de la Croix, p. 126.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    9/73

    9

    quimpossible ; mais une impossibilit, ntant rien quune ngation pure et simple,un vritable nant, ne peut videmment limiter quoi que ce soit, d o il rsulteimmdiatement que la Possibilit universelle est ncessairement illimite. Il faut bien

    prendre garde, dailleurs, que ceci nest naturellement applicable qu la Possibilituniverselle et totale, qui nest ainsi que ce que nous pouvons appeler un aspect delInfini, dont elle nest distincte en aucune faon ni dans aucune mesure ; il ne peutrien y avoir qui soit en dehors de lInfini, puisque cela serait une limitation, etqualors il ne serait plus lInfini. La conception dune pluralit dinfinis est uneabsurdit, puisquils se limiteraient rciproquement, de sorte que, en ralit, aucundeux ne serait infini1 ; donc, quand nous disons que la Possibilit universelle estinfinie ou illimite, il faut entendre par l quelle nest pas autre chose que lInfinimme, envisag sous un certain aspect, dans la mesure o il est permis de dire qu il ya des aspects de lInfini. Puisque lInfini est vritablement sans parties , il nesaurait, en toute rigueur, tre question non plus dune multiplicit daspects existantrellement et distinctivement en lui ; cest nous qui, vrai dire, concevons lInfini

    sous tel ou tel aspect, parce quil ne nous est pas possible de faire autrement, et,mme si notre conception ntait pas essentiellement limite, comme elle lest tantque nous sommes dans un tat individuel, elle devrait forcment se limiter pourdevenir exprimable, puisquil lui faut pour cela se revtir dune forme dtermine.Seulement, ce qui importe, cest que nous comprenions bien do vient la limitationet quoi elle tient, afin de ne lattribuer qu notre propre imperfection, ou plutt celle des instruments intrieurs et extrieurs dont nous disposons actuellement en tantqutres individuels, ne possdant effectivement comme tels quune existence dfinieet conditionne, et de ne pas transporter cette imperfection, purement contingente et

    transitoire comme les conditions auxquelles elle se rfre et dont elle rsulte, dans ledomaine illimit de la Possibilit universelle elle-mme.

    Ajoutons encore une dernire remarque : si lon parle corrlativement delInfini et de la Possibilit, ce nest pas pour tablir entre ces deux termes unedistinction qui ne saurait exister rellement ; cest que lInfini est alors envisag plusspcialement sous son aspect actif, tandis que la Possibilit est son aspect passif2 ;mais, quil soit regard par nous comme actif ou comme passif, cest toujours lInfini,qui ne saurait tre affect par ces points de vue contingents, et les dterminations,quel que soit le principe par lequel on les effectue, nexistent ici que par rapport notre conception. Cest donc l, en somme, la mme chose que ce que nous avonsappel ailleurs, suivant la terminologie de la doctrine extrme-orientale, la perfection active (Khien) et la perfection passive (Khouen), la Perfection, ausens absolu, tant identique lInfini entendu dans toute son indtermination ; et,comme nous lavons dit alors, cest lanalogue, mais un autre degr et un point devue bien plus universel, de ce que sont, dans ltre, l essence et la substance 3.

    1 Voiribid., p. 203.2CestBrahma et sa Shakti dans la doctrine hindoue (voirLHomme et son devenir selon le Vdnta, pp. 72 et

    107-109).3 VoirLe Symbolisme de la Croix, pp. 166-167.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    10/73

    10

    Il doit tre bien compris, ds maintenant, que ltre nenferme pas toute laPossibilit, et, que, par consquent, il ne peut aucunement tre identifi lInfini ;cest pourquoi nous disons que le point de vue auquel nous nous plaons ici est

    beaucoup plus universel que celui o nous navons envisager que ltre ; ceci estseulement indiqu pour viter toute confusion, car nous aurons, dans la suite,loccasion de nous en expliquer plus amplement.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    11/73

    11

    CHAPITRE II

    POSSIBLES ET COMPOSSIBLES

    La Possibilit universelle, avons-nous dit, est illimite, et ne peut pas tre autrequillimite ; vouloir la concevoir autrement, cest donc, en ralit, se condamner ne pas la concevoir du tout. Cest ce qui fait que tous les systmes philosophiques de

    lOccident moderne sont galement impuissants du point de vue mtaphysique, cest-- dire universel, et cela prcisment en tant que systmes, ainsi que nous lavonsdj fait remarquer occasionnellement diverses reprises ; ils ne sont en effet,comme tels, que des conceptions restreintes et fermes, qui peuvent, par quelques-unsde leurs lments, avoir une certaine valeur dans un domaine relatif, mais quideviennent dangereuses et fausses ds que, prises dans leur ensemble, elles

    prtendent quelque chose de plus et veulent se faire passer pour une expression dela ralit totale. Sans doute, il est toujours lgitime denvisager spcialement, si on le

    juge propos, certains ordres de possibilits lexclusion des autres, et cest l, ensomme, ce que fait ncessairement une science quelconque; mais ce qui ne lest pas,cest daffirmer que ce soit l toute la Possibilit et de nier tout ce qui dpasse lamesure de sa propre comprhension individuelle, plus ou moins troitement borne1.Cest pourtant l, un degr ou un autre, le caractre essentiel de cette formesystmatique qui parat inhrente toute la philosophie occidentale moderne ; et cestune des raisons pour lesquelles la pense philosophique, au sens ordinaire du mot, n aet ne peut avoir rien de commun avec les doctrines dordre purement mtaphysique2.

    Parmi les philosophes qui, en raison de cette tendance systmatique etvritablement antimtaphysique , se sont efforcs de limiter dune faon ou dune

    autre la Possibilit universelle, certains, comme Leibnitz (qui est pourtant un de ceuxdont les vues sont les moins troites sous bien des rapports), ont voulu faire usage cet gard de la distinction des possibles et des compossibles ; mais il n est quetrop vident que cette distinction, dans la mesure o elle est valablement applicable,ne peut aucunement servir cette fin illusoire. En effet, les compossibles ne sont pasautre chose que des possibles compatibles entre eux, cest--dire dont la runion dans

    1 Il est remarquer en effet que tout systme philosophique se prsente comme tant essentiellement luvredun individu, contrairement ce qui a lieu pour les doctrines traditionnelles, au regard desquelles les individualits ne

    comptent pour rien.2 VoirIntroduction gnrale ltude des doctrines hindoues, 2me partie, ch. VIII ;LHomme et son devenir

    selon le Vdnta, ch. Ier ;Le Symbolisme de la Croix, ch. Ieret XV.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    12/73

    12

    un mme ensemble complexe nintroduit lintrieur de celui-ci aucunecontradiction ; par suite, la compossibilit est toujours essentiellement relative lensemble dont il sagit. Il est bien entendu, dailleurs, que cet ensemble peut tre,soit celui des caractres qui constituent toutes les attributions dun objet particulier,ou dun tre individuel, soit quelque chose de beaucoup plus gnral et plus tendu,lensemble de toutes les possibilits soumises certaines conditions communes etformant par l mme un certain ordre dfini, un des domaines compris danslExistence universelle ; mais, dans tous les cas, il faut quil sagisse dun ensemblequi soit toujours dtermin, sans quoi la distinction ne sappliquerait plus. Ainsi, pour

    prendre dabord un exemple dordre particulier et extrmement simple, un carrrond est une impossibilit, parce que la runion des deux possibles carr et rond dans une mme figure implique contradiction ; mais ces deux possibles n ensont pas moins galement ralisables, et au mme titre, car lexistence dune figurecarre nempche videmment pas lexistence simultane, ct delle et dans lemme espace, dune figure ronde, non plus que de toute autre figure

    gomtriquement concevable1 Cela parat mme trop vident pour quil soit utile dyinsister davantage ; mais un tel exemple, en raison de sa simplicit mme, alavantage daider comprendre, par analogie, ce qui se rapporte des casapparemment plus complexes, comme celui dont nous allons parler maintenant.

    Si, au lieu dun objet ou dun tre particulier, on considre ce que nouspouvons appeler un monde, suivant le sens que nous avons dj donn ce mot,cest--dire tout le domaine form par un certain ensemble de compossibles qui seralisent dans la manifestation, ces compossibles devront tre tous les possibles qui

    satisfont certaines conditions, lesquelles caractriseront et dfiniront prcisment lemonde dont il sagit, constituant un des degrs de lExistence universelle. Les autrespossibles, qui ne sont pas dtermins par les mmes conditions, et qui, par suite, nepeuvent pas faire partie du mme monde, nen sont videmment pas moins ralisablespour cela, mais, bien entendu, chacun selon le mode qui convient sa nature. Endautres termes, tout possible a son existence propre comme tel2, et les possibles dontla nature implique une ralisation, au sens o on lentend ordinairement, cest--direune existence dans un mode quelconque de manifestation3, ne peuvent pas perdre cecaractre qui leur est essentiellement inhrent et devenir irralisables par le fait quedautres possibles sont actuellement raliss. On peut encore dire que toute possibilitqui est une possibilit de manifestation doit ncessairement se manifester par l

    1 De mme, pour prendre un exemple dordre plus tendu, les diverses gomtries euclidienne et non-euclidiennes ne peuvent videmment sappliquer un mme espace ; mais cela ne saurait empcher les diffrentesmodalits despace auxquelles elles correspondent de coexister dans lintgralit de la possibilit spatiale, o chacunedelles doit se raliser sa faon, suivant ce que nous allons expliquer surlidentit effective du possible et du rel.

    2 Il doit tre bien entendu que nous ne prenons pas ici le mot existence dans son sens rigoureux et conforme sa drivation tymologique, sens qui ne sapplique strictement qu ltre conditionn et contingent, cest--dire ensomme la manifestation ; nous nemployons ce mot, comme nous le faisons aussi parfois pour celui d tre lui-mme, ainsi que nous lavons dit des le dbut, que dune faon purement analogique et symbolique, parce quil nous

    aide dans une certaine mesure faire comprendre ce dont il sagit, bien que, en ralit, il lui soit extrmement inadquat(voirLe Symbolisme de la Croix, ch. Ier et II).

    3Cest alors l existence au sens propre et rigoureux du mot.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    13/73

    13

    mme, et que, inversement, toute possibilit qui ne doit pas se manifester est unepossibilit de non-manifestation ; sous cette forme, il semble bien que ce ne soit lquune affaire de simple dfinition, et pourtant laffirmation prcdente ne comportaitrien dautre que cette vrit axiomatique, qui nest nullement discutable. Si londemandait cependant pourquoi toute possibilit ne doit pas se manifester, cest--dire

    pourquoi il y a la fois des possibilits de manifestation et des possibilits de non-manifestation, il suffirait de rpondre que le domaine de la manifestation, tant limit

    par l mme quil est un ensemble de mondes ou dtats conditionns (dailleurs enmultitude indfinie), ne saurait puiser la Possibilit universelle dans sa totalit ; illaisse en dehors de lui tout linconditionn, cest--dire prcisment ce qui,mtaphysiquement, importe le plus. Quant se demander pourquoi telle possibilit nedoit pas se manifester aussi bien que telle autre, cela reviendrait simplement sedemander pourquoi elle est ce quelle est et non ce quest une autre ; cest doncexactement comme si lon se demandait pourquoi tel tre est lui-mme et non unautre tre, ce qui serait assurment une question dpourvue de sens. Ce qu il faut bien

    comprendre, cet gard, cest quune possibilit de manifestation na, comme telle,aucune supriorit sur une possibilit de non-manifestation ; elle nest pas lobjetdune sorte de choix ou de prfrence 1, elle est seulement dune autre nature.

    Si maintenant on veut objecter, au sujet des compossibles, que, suivantlexpression de Leibnitz, il ny a quun monde , il arrive de deux choses lune : oucette affirmation est une pure tautologie, ou elle na aucun sens. En effet, si par monde on entend ici lUnivers total, ou mme, en se bornant aux possibilits demanifestation, le domaine entier de toutes ces possibilits, cest--dire lExistence

    universelle, la chose quon nonce est trop vidente, encore que la faon dont onlexprime soit peut-tre impropre; mais, si lon nentend par ce mot quun certainensemble de compossibles, comme on le fait le plus ordinairement, et comme nousvenons de le faire nous-mme, il est aussi absurde de dire que son existence empchela coexistence dautres mondes quil le serait, pour reprendre notre prcdentexemple, de dire que lexistence dune figure ronde empche la coexistence dunefigure carre, ou triangulaire, ou de toute autre sorte. Tout ce quon peut dire, cestque, comme les caractres dun objet dtermin excluent de cet objet la prsencedautres caractres avec lesquels ils seraient en contradiction, les conditions parlesquelles se dfinit un monde dtermin excluent de ce monde les possibles dont lanature nimplique pas une ralisation soumise ces mmes conditions ; ces possiblessont ainsi en dehors des limites du monde considr, mais ils ne sont pas pour celaexclus de la Possibilit, puisquil sagit de possibles par hypothse, ni mme, dansdes cas plus restreints, de lExistence au sens propre du terme, cest--dire entenduecomme comprenant tout le domaine de la manifestation universelle. Il y a danslUnivers des modes dexistence multiples, et chaque possible a celui qui convient

    1 Une telle ide est mtaphysiquement injustifiable, et elle ne peut provenir que dune intrusion du point de vue

    moral dans un domaine ou il na que faire ; aussi le principe du meilleur , auquel Leibnitz fait appel en cetteoccasion, est-il proprement antimtaphysique, ainsi que nous lavons dj fait remarquer incidemment ailleurs (LeSymbolisme de la Croix, p. 35).

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    14/73

    14

    sa propre nature ; quant parler, comme on la fait parfois, et prcisment en serfrant la conception de Leibnitz (tout en scartant sans doute de sa pense dansune assez large mesure), dune sorte de lutte pour lexistence entre les possibles,cest l une conception qui na assurment rien de mtaphysique, et cet essai detransposition de ce qui nest quune simple hypothse biologique (en connexion avecles modernes thories volutionnistes ) est mme tout fait inintelligible.

    La distinction du possible et du rel, sur laquelle maints philosophes ont tantinsist, na donc aucune valeur mtaphysique : tout possible est rel sa faon, etsuivant le mode que comporte sa nature1 ; autrement, il y aurait des possibles qui neseraient rien, et dire quun possible nest rien est une contradiction pure et simple ;cest limpossible, et limpossible seul, qui est, comme nous lavons dj dit, un purnant. Nier quil y ait des possibilits de non-manifestation, cest vouloir limiter laPossibilit universelle ; dautre part, nier que, parmi les possibilits de manifestation,il y en ait de diffrents ordres, cest vouloir la limiter plus troitement encore.

    Avant daller plus loin, nous ferons remarquer que, au lieu de considrerlensemble des conditions qui dterminent un monde, comme nous lavons fait dansce qui prcde, on pourrait aussi, au mme point de vue, considrer isolment une deces condition : par exemple, parmi les conditions du monde corporel, lespace,envisag comme le contenant des possibilits spatiales2. Il est bien vident que, pardfinition mme, il ny a que les possibilits spatiales qui puissent se raliser danslespace, mais il est non moins vident que cela nempche pas les possibilits non-spatiales de se raliser galement (et ici, en nous bornant la considration des

    possibilits de manifestation, se raliser doit tre pris comme synonyme de semanifester ), en dehors de cette condition particulire dexistence quest lespace.Pourtant, si lespace tait infini comme certains le prtendent, il ny aurait de placedans lUnivers pour aucune possibilit non-spatiale, et, logiquement, la pense elle-mme, pour prendre lexemple le plus ordinaire et le plus connu de tous, ne pourraitalors tre admise lexistence qu la condition dtre conue comme tendue,conception dont la psychologie profane elle-mme reconnat la fausset sansaucune hsitation ; mais, bien loin dtre infini, lespace nest quun des modes

    possibles de la manifestation, qui elle-mme nest nullement infinie, mme danslintgralit de son extension, avec l indfinit des modes quelle comporte, et dont

    chacun est lui-mme indfini3. Des remarques similaires sappliqueraient de mme

    1 Ce que nous voulons dire par l, cest quil ny a pas lieu, mtaphysiquement, denvisager le rel commeconstituant un ordre diffrent de celui du possible ; mais il faut bien se rendre compte, dailleurs, que ce mot rel est

    par lui-mme assez vague, sinon quivoque, tout au moins dans lusage qui en est fait dans le langage ordinaire etmme par la plupart des philosophes ; nous navons t amen lemployer ici que parce quil tait ncessaire dcarterla distinction vulgaire du possible et du rel ; nous arriverons cependant, par la suite, lui donner une signification

    beaucoup plus prcise.2 Il est important de noter que la condition spatiale ne suffit pas, elle seule, dfinir un corps comme tel ; tout

    corps est ncessairement tendu, cest--dire soumis lespace (do rsulte notamment sa divisibilit indfinie,

    entranant labsurdit de la conception atomiste), mais, contrairement ce qu ont prtendu Descartes et dautrespartisans dune physique mcaniste , ltendue ne constitue nullement toute la nature ou lessence des corps.

    3 VoirLe Symbolisme de la Croix, ch. XXX.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    15/73

    15

    nimporte quelle autre condition spciale dexistence; et ce qui est vrai pour chacunede ces conditions prise part lest encore pour lensemble de plusieurs dentre elles,dont la runion ou la combinaison dtermine un monde. Il va de soi, dailleurs, quilfaut que les diffrentes conditions ainsi runies soient compatibles entre elles, et leurcompatibilit entrane videmment celle des possibles quelles comprennentrespectivement, avec cette restriction que les possibles qui sont soumis l ensembledes conditions considres peuvent ne constituer quune partie de ceux qui sontcompris dans chacune des mmes conditions envisage isolment des autres, do ilrsulte que ces conditions, dans leur intgralit, comporteront, outre leur partiecommune, des prolongements en divers sens, appartenant encore au mme degr delExistence universelle. Ces prolongements, dextension indfinie, correspondent,dans lordre gnral et cosmique, ce que sont, pour un tre particulier, ceux dun deses tats, par exemple dun tat individuel considr intgralement, au del dunecertaine modalit dfinie de ce mme tat, telle que la modalit corporelle dans notreindividualit humaine1

    1 Voiribid., ch. XX ; cf.LHomme et son devenir selon le Vdnta, pp. 42-44, et aussi ch. XIII et XIV.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    16/73

    16

    CHAPITRE III

    LTRE ET LE NON-TRE

    Dans ce qui prcde, nous avons indiqu la distinction des possibilits demanifestation et des possibilits de non-manifestation, les unes et les autres tantgalement comprises, et au mme titre, dans la Possibilit totale. Cette distinction

    simpose nous avant toute autre distinction plus particulire, comme celle desdiffrents modes de la manifestation universelle, cest--dire des diffrents ordres depossibilits quelle comporte, rparties selon les conditions spciales auxquelles ellessont respectivement soumises, et constituant la multitude indfinie des mondes ou desdegrs de lExistence.

    Cela pos, si lon dfinit ltre, au sens universel, comme le principe de lamanifestation, et en mme temps comme comprenant, par l mme, lensemble detoutes les possibilits de manifestation, nous devons dire que ltre nest pas infini,

    puisquil ne concide pas avec la Possibilit totale ; et cela dautant plus que ltre, en

    tant que principe de la manifestation, comprend bien en effet toutes les possibilits demanifestation, mais seulement en tant quelles se manifestent. En dehors de ltre, ily a donc tout le reste, cest--dire toutes les possibilits de non-manifestation, avecles possibilits de manifestation elles-mmes en tant quelles sont ltat non-manifest ; et ltre lui-mme sy trouve inclus, car, ne pouvant appartenir lamanifestation, puisquil en est le principe, il est lui-mme non manifest. Pourdsigner ce qui est ainsi en dehors et au del de ltre, nous sommes oblig, dfautde tout autre terme, de lappeler le Non-tre ; et cette expression ngative, qui, pournous, nest aucun degr synonyme de nant comme elle parat ltre dans le

    langage de certains philosophes, outre quelle est directement inspire de laterminologie de la doctrine mtaphysique extrme-orientale, est suffisammentjustifie par la ncessit demployer une dnomination quelconque pour pouvoir enparler, jointe la remarque, dj faite par nous plus haut, que les ides les plusuniverselles, tant les plus indtermines, ne peuvent sexprimer, dans la mesure oelles sont exprimables, que par des termes qui sont en effet de forme ngative, ainsique nous lavons vu en ce qui concerne lInfini. On peut dire aussi que le Non-tre,dans le sens que nous venons dindiquer, est plus que ltre, ou, si lon veut, quil estsuprieur ltre, si lon entend par l que ce quil comprend est au del de

    lextension de ltre, et quil contient en principe ltre lui-mme. Seulement, dslors quon oppose le Non-tre ltre, ou mme quon les distingue simplement,cest que ni lun ni lautre nest infini, puisque, ce point de vue, ils se limitent lun

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    17/73

    17

    lautre en quelque faon; linfinit nappartient qu lensemble de ltre et du Non-tre, puisque cet ensemble est identique la Possibilit universelle.

    Nous pouvons encore exprimer les choses de cette faon : la Possibilituniverselle contient ncessairement la totalit des possibilits, et on peut dire queltre et le Non-tre sont ses deux aspects : ltre, en tant quelle manifeste les

    possibilits (ou plus exactement certaines dentre elles) ; le Non-tre, en tant quellene les manifeste pas. Ltre contient donc tout le manifest ; le Non-tre contienttout le non-manifest, y compris ltre lui-mme ; mais la Possibilit universellecomprend la fois lEtre et le Non-tre. Ajoutons que le non-manifest comprend ceque nous pouvons appeler le non-manifestable, cest--dire les possibilits de non-manifestation, et le manifestable, cest--dire les possibilits de manifestation en tantquelles ne se manifestent pas, la manifestation ne comprenant videmment quelensemble de ces mmes possibilits en tant quelles se manifestent1.

    En ce qui concerne les rapports de ltre et du Non-tre, il est essentiel deremarquer que ltat de manifestation est toujours transitoire et conditionn, et que,mme pour les possibilits qui comportent la manifestation, ltat de non-manifestation est seul absolument permanent et inconditionn2. Ajoutons ce proposque rien de ce qui est manifest ne peut se perdre , suivant une expression assezfrquemment employe, autrement que par le passage dans le non-manifest ; et, bienentendu, ce passage mme (qui, lorsquil sagit de la manifestation individuelle, est

    proprement la transformation au sens tymologique de ce mot, cest--dire lepassage au del de la forme) ne constitue une perte que du point de vue spcial dela manifestation, puisque, dans ltat de non-manifestation, toutes choses, aucontraire, subsistent ternellement en principe, indpendamment de toutes lesconditions particulires et limitatives qui caractrisent tel ou tel mode de lexistencemanifeste. Seulement, pour pouvoir dire justement que rien ne se perd , mmeavec la restriction concernant le non-manifest, il faut envisager tout lensemble de lamanifestation universelle, et non pas simplement tel ou tel de ses tats lexclusiondes autres, car, en raison de la continuit de tous ces tats entre eux, il peut toujours yavoir un passage de lun lautre, sans que ce passage continuel, qui nest quunchangement de mode (impliquant un changement correspondant dans les conditionsdexistence), nous fasse aucunement sortir du domaine de la manifestation3.

    1 Cf.LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XVI.2 Il doit tre bien entendu que, quand nous disons transitoire , nous navons pas en vue exclusivement, ni

    mme principalement, la succession temporelle, car celle-ci ne sapplique qu un mode spcial de la manifestation.3 Sur la continuit des tats de ltre, voirLe Symbolisme de la Croix, ch. XV et XIX. Ce qui vient dtre dit

    doit montrer que les prtendus principes de la conservation de la matire et de la conservation de lnergie ,quelle que soit la forme sous laquelle on les exprime, ne sont en ralit que de simples lois physiques tout fait relativeset approximatives, et qui, lintrieur mme du domaine spcial auquel elles sappliquent, ne peuvent tre vraies quesous certaines conditions restrictives, conditions qui subsisteraient encore, mutatis mutandis, si lon voulait tendre detelles lois, en en transposant convenablement les termes, tout le domaine de la manifestation. Les physiciens sont

    dailleurs obligs de reconnatre quil ne sagit en quelque sorte que de cas-limites , en ce sens que de telles lois neseraient rigoureusement applicables qu ce quils appellent des systmes clos , cest--dire quelque chose qui, enfait, nexiste pas et ne peut pas exister, car il est impossible de ral iser et mme de concevoir, lintrieur de la

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    18/73

    18

    Quant aux possibilits de non-manifestation, elles appartiennentessentiellement au Non-tre, et, par leur nature-mme, elles ne peuvent pas entrerdans le domaine de ltre, contrairement ce qui a lieu pour les possibilits demanifestation ; mais, comme nous lavons dit plus haut, cela nimplique aucunesupriorit des unes sur les autres, puisque les unes et les autres ont seulement desmodes de ralit diffrents et conformes leurs natures respectives ; et la distinctionmme de ltre et du Non-tre est, somme toute, purement contingente, puisquellene peut tre faite que du point de vue de la manifestation, qui est lui-mmeessentiellement contingent. Ceci, dailleurs, ne diminue en rien limportance que cettedistinction a pour nous, tant donn que, dans notre tat actuel, il ne nous est pas

    possible de nous placer effectivement un point de vue autre que celui-l, qui est lentre en tant que nous appartenons nous-mmes, comme tres conditionns etindividuels, au domaine de la manifestation, et que nous ne pouvons dpasser qu ennous affranchissant entirement, par la ralisation mtaphysique, des conditionslimitatives de lexistence individuelle.

    Comme exemple dune possibilit de non-manifestation, nous pouvons citer levide, car une telle possibilit est concevable, au moins ngativement, c est--dire parlexclusion de certaines dterminations : le vide implique lexclusion, non seulementde tout attribut corporel ou matriel, non seulement mme, dune faon plus gnrale,de toute qualit formelle, mais encore de tout ce qui se rapporte un modequelconque de la manifestation. Cest donc un non-sens de prtendre quil peut yavoir du vide dans ce que comprend la manifestation universelle, sous quelque tatque ce soit 1 , puisque le vide appartient essentiellement au domaine de la non-

    manifestation ; il nest pas possible de donner ce terme une autre acceptionintelligible. Nous devons, ce sujet, nous borner cette simple indication, car nousne pouvons pas traiter ici la question du vide avec tous les dveloppements qu ellecomporterait, et qui scarteraient trop de notre sujet; comme cest surtout proposde lespace quelle conduit parfois de graves confusions2, les considrations qui syrapportent trouveront mieux leur place dans ltude que nous nous proposons deconsacrer spcialement aux conditions de lexistence corporelle3. Au point de vue onous nous plaons prsentement, nous devons simplement ajouter que le vide, quelleque soit la faon dont on lenvisage, nest pas le Non-tre, mais seulement ce quenous pouvons appeler un de ses aspects, cest--dire une des possibilits quilrenferme et qui sont autres que les possibilits comprises dans ltre, donc en dehorsde celui-ci, mme envisag dans sa totalit, ce qui montre bien encore que ltre nest

    pas infini. Dailleurs, quand nous disons quune telle possibilit constitue un aspect

    manifestation, un ensemble qui soit compltement isol de tout le reste, sans communication ni change daucune sorteavec ce qui est en dehors de lui ; une telle solution de continuit serait une vritable lacune dans la manifestation, cetensemble tant par rapport au reste comme sil ntait pas.

    1 Cest l ce que prtendent notamment les atomistes (voir LHomme et son devenir selon le Vdnta, pp. 112-113).

    2 La conception dun espace vide est contradictoire, ce qui, notons-le en passant, constitue une preuve

    suffisante de la ralit de llment thr (ksha), contrairement la thorie des Bouddhistes et celle des philosophes physiciens grecs qui nadmettaient que quatre lments corporels.

    3 Sur le vide et ses rapports avec ltendue, voir aussiLe Symbolisme de la Croix, ch. IV.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    19/73

    19

    du Non-tre, il faut faire attention quelle ne peut tre conue en mode distinctif, cemode sappliquant exclusivement la manifestation ; et ceci explique pourquoi,mme si nous pouvons concevoir effectivement cette possibilit quest le vide, outoute autre du mme ordre, nous ne pouvons jamais en donner quune expressiontoute ngative : cette remarque, tout fait gnrale pour tout ce qui se rapporte au

    Non-tre, justifie encore lemploi que nous faisons de ce terme1.

    Des considrations semblables pourraient donc sappliquer toute autrepossibilit de non-manifestation ; nous pourrions prendre un autre exemple, commele silence, mais lapplication serait trop facile faire pour quil soit utile dy insister.

    Nous nous bornerons donc, ce propos, faire observer ceci : comme le Non-tre,ou le non-manifest, comprend ou enveloppe ltre, ou le principe de lamanifestation, le silence comporte en lui-mme le principe de la parole ; en dautrestermes, de mme que lUnit (ltre) nest que le Zro mtaphysique (le Non-tre)affirm, la parole nest que le silence exprim ; mais, inversement, le Zro

    mtaphysique, tout en tant lUnit non-affirme, est aussi quelque chose de plus (etmme infiniment plus), et de mme le silence, qui en est un aspect au sens que nousvenons de prciser, nest pas simplement la parole non-exprime, car il faut y laissersubsister en outre ce qui est inexprimable, cest--dire non susceptible demanifestation (car qui dit expression dit manifestation, et mme manifestationformelle), donc de dtermination en mode distinctif2 Le rapport ainsi tabli entre lesilence (non-manifest) et la parole (manifeste) montre comment il est possible deconcevoir des possibilits de non-manifestation qui correspondent, par transpositionanalogique, certaines possibilits de manifestation3, sans prtendre dailleurs en

    aucune faon, ici encore, introduire dans le Non-tre une distinction effective qui nesaurait sy trouver, puisque lexistence en mode distinctif (qui est lexistence au senspropre du mot) est essentiellement inhrente aux conditions de la manifestation(mode distinctif ntant dailleurs pas ici, dans tous les cas, forcment synonyme demode individuel, ce dernier impliquant spcialement la distinction formelle)4.

    1 Cf. Tao-te-king,ch. XIV.2 Cest linexprimable (et non pas lincomprhensib le comme on le croit vulgairement) qui est dsign

    primitivement par le mot mystre , car, en grec, drive de , qui signifie se taire , tresilencieux . A la mme racine verbale mu (do le latin mulus, muet ) se rattache aussi le mot, mythe , qui,avant dtre dvi de son sens jusqu ne plus dsigner quun rcit fantaisiste, signifiait ce qui, ntant pas susceptiblede sexprimer directement, ne pouvait tre que suggr par une reprsentation symbolique, que celle-ci soit dailleursverbale ou figure.

    3 On pourrait envisager de la mme faon les tnbres, dans un sens suprieur, comme ce qui est au del de lamanifestation lumineuse, tandis que, dans leur sens infrieur et plus habituel, elles sont simplement, dans le manifest,labsence ou la privation de la lumire, cest--dire quelque chose de purement ngatif ; la couleur noire a d ailleurs,dans le symbolisme, des usages se rapportant effectivement cette double signification.

    4 On pourra remarquer que les deux possibilits de non-manifestation que nous avons envisages icicorrespondent l Abme () et au Silence () de certaines coles du Gnosticisme alexandrin, lesquelssont en effet des aspects du Non-tre.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    20/73

    20

    CHAPITRE IV

    FONDEMENT DE LA THORIEDES TATS MULTIPLES

    Ce qui prcde contient, dans toute son universalit, le fondement de la thorie

    des tats multiples : si lon envisage un tre quelconque dans sa totalit, il devracomporter, au moins virtuellement, des tats de manifestation et des tats de non-manifestation, car ce nest que dans ce sens quon peut parler vraiment de totalit ; autrement, on nest en prsence que de quelque chose dincomplet et defragmentaire, qui ne peut pas constituer vritablement ltre total 1 . La non-manifestation, avons-nous dit plus haut, possde seule le caractre de permanenceabsolue ; cest donc delle que la manifestation, dans sa condition transitoire, tiretoute sa ralit ; et lon voit par l que le Non-tre, loin dtre le nant , seraitexactement tout le contraire, si toutefois le nant pouvait avoir un contraire, cequi lui supposerait encore un certain degr de positivit , alors quil nest que la ngativit absolue, cest--dire la pure impossibilit2.

    Cela tant, il en rsulte que ce sont essentiellement les tats de non-manifestation qui assurent ltre la permanence et lidentit ; et, en dehors de cestats, cest--dire si lon ne prend ltre que dans la manifestation, sans le rapporter son principe non-manifest, cette permanence et cette identit ne peuvent trequillusoires, puisque le domaine de la manifestation est proprement le domaine dutransitoire et du multiple, comportant des modifications continuelles et indfinies.Ds lors, on comprendra aisment ce quil faut penser, au point de vue mtaphysique,

    de la prtendue unit du moi , cest--dire de ltre individuel, qui est siindispensable la psychologie occidentale et profane : dunepart, cest une unitfragmentaire, puisquelle ne se rfre qu une portion de ltre, un de ses tats prisisolment, et arbitrairement, parmi une indfinit dautres (et encore cet tat est-il fortloin dtre envisag ordinairement dans son intgralit) ; et, dautre part, cette unit,

    1Comme nous lavons indiqu au dbut, si lon veut parler de ltre total, il faut bien, quoique ce terme ne soitplus proprement applicable, lappeler encore analogiquement un tre , faute davoir un autre terme plus adquat notre disposition.

    2 Le nant ne soppose donc pas ltre, contrairement ce quon dit dordinaire ; cest la Possibilit

    quil sopposerait, sil pouvait entrer la faon dun terme rel dans une opposition quelconque ; mais, comme il nenest pas ainsi, il ny a rien qui puisse sopposer la Possibilit, ce qui se comprend sans peine, ds lors que la Possibilitest en ralit identique lInfini.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    21/73

    21

    en ne considrant mme que ltat spcial auquel elle se rapporte, est encore aussirelative que possible, puisque cet tat se compose lui-mme dune indfinit demodifications diverses, et elle a dautant moins de ralit quon fait abstraction du

    principe transcendant (le Soi ou la personnalit) qui pourrait seul lui en donnervraiment, en maintenant lidentit de ltre, en mode permanent, travers toutes cesmodifications.

    Les tats de non-manifestation sont du domaine du Non-tre, et les tats demanifestation sont du domaine de ltre, envisag dans son intgralit ; on peut direaussi que ces derniers correspondent aux diffrents degrs de lExistence, ces degrsntant pas autre chose que les diffrents modes, en multiplicit indfinie, de lamanifestation universelle. Pour tablir ici une distinction nette entre ltre etlExistence, nous devons, ainsi que nous lavons dj dit, considrer ltre commetant proprement le principe mme de la manifestation ; lExistence universelle seraalors la manifestation intgrale de lensemble des possibilits que comporte ltre, et

    qui sont dailleurs toutes les possibilits de manifestation, et ceci implique ledveloppement effectif de ces possibilits en mode conditionn. Ainsi, ltreenveloppe lExistence, et il est mtaphysiquement plus que celle-ci, puisquil en estle principe ; lExistence nest donc pas identique ltre, car celui-ci correspond unmoindre degr de dtermination, et, par consquent, un plus haut degrduniversalit1.

    Bien que lExistence soit essentiellement unique, et cela parce que ltre ensoi-mme est un, elle nen comprend pas moins la multiplicit indfinie des modes dela manifestation, car elle les comprend tous galement par l mme quils sontgalement possibles, cette possibilit impliquant que chacun deux doit tre ralisselon les conditions qui lui sont propres. Comme nous lavons dit ailleurs, en parlantde cette unicit de lExistence (en arabe Wahdatul-wujd) suivant les donnes delsotrisme islamique2, il rsulte de l que lExistence, dans son unicit mme,comporte une indfinit de degrs, correspondant tous les modes de lamanifestation universelle (laquelle est au fond la mme chose que lExistence elle-mme) ; et cette multiplicit indfinie des degrs de lExistence impliquecorrlativement, pour un tre quelconque envisag dans le domaine entier de cetteExistence, une multiplicit pareillement indfinie dtats de manifestation possibles,

    dont chacun doit se raliser dans un degr dtermin de lExistence universelle. Untat dun tre est donc le dveloppement dune possibilit particulire comprise dansun tel degr, ce degr tant dfini par les conditions auxquelles est soumise la

    1Nous rappelons encore qu exister, dans lacception tymologique de ce mot (du lat in ex-stare), cestproprement tre dpendant ou conditionn; cest donc, en somme, ne pas avoir en soi-mme son propre principe ou sa

    raison suffisante, ce qui est bien le cas de la manifestation, ainsi que nous lexpliquerons par la suite en dfinissant lacontingence dune faon plus prcise.

    2Le Symbolisme de la Croix, pp. 20-2l.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    22/73

    22

    possibilit dont il sagit, en tant quelle est envisage comme se ralisant dans ledomaine de la manifestation1

    Ainsi, chaque tat de manifestation dun tre correspond un degr delExistence, et cet tat comporte en outre des modalits diverses, suivant lesdiffrentes combinaisons de conditions dont est susceptible un mme mode gnral

    de manifestation ; enfin, chaque modalit comprend elle-mme une srie indfinie demodifications secondaires et lmentaires. Par exemple, si nous considrons ltredansr cet tat particulier quest lindividualit humaine, la partie corporelle de cetteindividualit nen est quune modalit, et cette modalit est dtermine, non pas

    prcisment par une condition spciale dexistence, mais par un ensemble deconditions qui en dlimitent les possibilits, ces conditions tant celles dont larunion dfinit le monde sensible ou corporel2. Comme nous lavons dj indiqu3,chacune de ces conditions, considre isolment des autres, peut stendre au del dudomaine de cette modalit, et, soit par sa propre extension, soit par sa combinaison

    avec des conditions diffrentes, constituer alors les domaines dautres modalits,faisant partie de la mme individualit intgrale. Dautre part, chaque modalit doittre regarde comme susceptible de se dvelopper dans le parcours dun certain cyclede manifestation, et, pour la modalit corporelle, en particulier, les modificationssecondaires que comporte ce dveloppement seront tous les moments de sonexistence (envisage sous laspect de la succession temporelle), ou, ce qui revient aumme, tous les actes et tous les gestes, quels quils soient, quelle accomplira aucours de cette existence4.

    Il est presque superflu dinsister sur le peu de place quoccupe le moi individuel dans la totalit de ltre5, puisque, mme dans toute lextension quil peutacqurir quand on lenvisage dans son intgralit (et non pas seulement dans unemodalit particulire comme la modalit corporelle), il ne constitue quun tatcomme les autres, et parmi une indfinit dautres, et cela alors mme que lon se

    borne considrer les tats de manifestation ; mais, en outre, ceux-ci ne sont eux-mmes, au point de vue mtaphysique, que ce quil a de moins important dans ltretotal, pour les raisons que nous avons donnes plus haut 6 . Parmi les tats de

    1 Cette restriction est ncessaire parce que, dans son essence non-manifeste, cette mme possibilit ne peutvidemment tre soumise de telles conditions.

    2 Cest ce que la doctrine hindoue dsigne comme le domaine de la manifestation grossire ; on lui donne aussiquelquefois le nom de monde physique , mais cette expression est quivoque, et, si elle peut se justifier par le sensmoderne du mot physique , qui ne sapplique plus en effet qu ce qui concerne les seules qualits sensibles, nous

    pensons quil vaut mieux garder toujours ce mot son sens ancien et tymologique (de , nature ) ; lorsquonlentend ainsi, la manifestation subtile nest pas moins physique que la manifestation grossire, car la nature ,cest--dire proprement le domaine du devenir , est en ralit identique la manifestation universelle tout entire.

    3Le Symbolisme de la Croix, p. 102.4Ibid., p. 107.5 Voiribid., ch. XXVII.6 On pourrait donc dire que le moi , avec tous les prolongements dont il est susceptible, a incomparablement

    moins dimportance que ne lui en attribuent les psychologues et les philosophes occidentaux modernes, tout en ayant

    des possibilits indfiniment plus tendues quils ne le croient et quils ne peuvent mme le supposer (voirLHomme etson devenir selon le Vdnta, pp. 43-44, et aussi ce que nous dirons plus loin des possibilits de la conscienceindividuelle).

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    23/73

    23

    manifestation, il en est certains, autres que lindividualit humaine, qui peuvent tregalement des tats individuels (cest--dire formels), tandis que dautres sont destats non-individuels (ou informels), la nature de chacun tant dtermine (ainsi quesa place dans lensemble hirarchiquement organis de ltre) par les conditions quilui sont propres, puisquil sagit toujours dtats conditionns, par l mme quilssont manifests. Quant aux tats de non-manifestation, il est vident que, n tant passoumis . la forme, non plus qu aucune autre condition dun mode quelconquedexistence manifeste, ils sont essentiellement extra-individuels ; nous pouvons direquils constituent ce quil y a de vraiment universel en chaque tre, donc ce par quoitout tre se rattache, en tout ce quil est, son principe mtaphysique et transcendant,rattachement sans lequel il naurait quune existence toute contingente et purementillusoire au fond.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    24/73

    24

    CHAPITRE V

    RAPPORTS DE LUNITET DE LA MULTIPLICIT

    Dans le Non-tre, il ne peut pas tre question dune multiplicit dtats,

    puisque cest essentiellement le domaine de lindiffrenci et mme delinconditionn : linconditionn ne peut pas tre soumis aux dterminations de lunet du multiple, et lindiffrenci ne peut pas exister en mode distinctif. Si cependantnous parlons des tats de non-manifestation, ce nest pas pour tablir danslexpression une sorte de symtrie avec les tats de manifestation, qui seraitinjustifie et tout fait artificielle ; mais cest que nous sommes forc dy introduireen quelque faon de la distinction, faute de quoi nous ne pourrions pas en parler dutout; seulement, nous devons bien nous rendre compte que cette distinction n existe

    pas en soi, que cest nous qui lui donnons son existence toute relative, et ce nestquainsi que nous pouvons envisager ce que nous avons appel des aspects du Non-tre, en faisant dailleurs ressortir tout ce quune telle expression a dimpropre etdinadquat. Dans le Non-tre, il ny a pas de multiplicit, et, en toute rigueur, il nya pas non plus dunit, car le Non-tre est le Zro mtaphysique, auquel noussommes oblig de donner un nom pour en parler, et qui est logiquement antrieur lunit ; cest pourquoi la doctrine hindoue parle seulement cet gard de non-dualit (adwaita), ce qui, dailleurs, doit encore tre rapport ce que nous avonsdit plus haut sur lemploi des termes de forme ngative.

    Il est essentiel de remarquer, ce propos, que le Zro mtaphysique na pas

    plus de rapports avec le zro mathmatique, qui nest que le signe de ce quon peutappeler un nant de quantit, que lInfini vritable nen a avec le simple indfini,cest--dire la quantit indfiniment croissante ou indfiniment dcroissante1 ; et cetteabsence de rapports, si lon peut sexprimer ainsi, est exactement du mme ordre danslun et lautre cas, avec cette rserve, pourtant, que le Zro mtaphysique nest quunaspect de lInfini ; du moins, il nous est permis de le considrer comme tel en tantquil contient en principe lunit, et par suite tout le reste. En effet, lunit

    1Ces deux cas de lindfiniment croissant et de lindfiniment dcroissant sont ce qui correspond en ralit ce que Pascal a si improprement appel les deux infinis (voirLe Symbolisme de la Croix, p. 203) ; il convientdinsister sur le fait que lun et lautre ne nous font aucunement sortir du domaine quantitatif.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    25/73

    25

    primordiale nest pas autre chose que le Zro affirm, ou, en dautres termes, ltreuniversel, qui est cette unit, nest que le Non-tre affirm, dans la mesure o est

    possible une telle affirmation, qui est dj une premire dtermination, car elle nestque la plus universelle de toutes les affirmations dfinies, donc conditionnes ; etcette premire dtermination, pralable toute manifestation et toute

    particularisation (y compris la polarisation en essence et substance qui est lapremire dualit et, comme telle, le point de dpart de toute multiplicit), contient enprincipe toutes les autres dterminations ou affirmations distinctives (correspondant toutes les possibilits de manifestation), ce qui revient dire que lunit, ds lorsquelle est affirme, contient en principe la multiplicit, ou quelle est elle-mme le

    principe immdiat de cette multiplicit1.

    On sest souvent demand, et assez vainement, comment la multiplicit pouvaitsortir de lunit, sans sapercevoir que la question, ainsi pose, ne comporte aucunesolution, pour la simple raison quelle est mal pose et, sous cette forme, ne

    correspond a aucune ralit ; en effet, la multiplicit ne sort pas de l unit, pas plusque lunit ne sort du Zro mtaphysique, ou que quelque chose ne sort du Toutuniversel, ou que quelque possibilit ne peut se trouver en dehors de lInfini ou de laPossibilit totale2 La multiplicit est comprise dans lunit primordiale, et elle necesse pas dy tre comprise par le fait de son dveloppement en mode manifest ;cette multiplicit est celle des possibilits de manifestation, elle ne peut pas treconue autrement que comme telle, car cest la manifestation qui implique lexistencedistinctive ; et dautre part, puisquil sagit de possibilits, il faut bien quellesexistent de la faon qui est implique par leur nature. Ainsi le principe de la

    manifestation universelle, tout en tant un, et en tant mme lunit en soi, contientncessairement la multiplicit ; et celle-ci dans tous ses dveloppements indfinis, etsaccomplissant indfiniment selon une indfinit de directions3, procde tout entirede lunit primordiale, dans laquelle elle demeure toujours comprise, et qui ne peuttre aucunement affecte ou modifie par lexistence en elle de cette multiplicit, carelle ne saurait videmment cesser dtre elle-mme par un effet de sa propre nature,et cest prcisment en tant quelle est lunit quelle implique essentiellement les

    possibilits multiples dont il sagit. Cest donc dans lunit mme que la multiplicit

    1 Nous rappelons encore, car on ne saurait trop y insister, que lunit dont il sagit ici est lunit mtaphysiqueou transcendantale , qui sapplique ltre universel comme un attribut coextensif celui-ci, pour employer lelangage des logiciens (bien que la notion d extension et celle de comprhension qui lui est corrlative ne soient

    plus proprement applicables au del des catgories ou des genres les plus gnraux, cest--dire quand on passe dugnral luniversel), et qui, comme telle, diffre essentiellement de l unit mathmatique ou numrique, nesappliquant quau seul domaine quantitatif; et il en est de mme pour la multiplicit, suivant la remarque que nousavons dj faite prcdemment plusieurs reprises. Il y a seulement analogie, et non pas identit ni mme similitude,entre les notions mtaphysiques dont nous parlons et les notions mathmatiques correspondantes; la dsignation desunes et des autres par des termes communs nexprime en ralit rien de plus que cette analogie.

    2 Cest pourquoi nous pensons quon doit, autant que possible, viter lemploi dun terme tel que celuid manation , qui voque une ide ou plutt une image fausse, celle dune sortie hors du Principe.

    3 Il va de soi que ce mot de directions , emprunt la considration des possibilits spatiales, doit tre

    entendu ici symboliquement, car, au sens littral, il ne sappliquerait qu une infime partie des possibilits demanifestation ; le sens que nous lui donnons prsentement est en conformit avec tout ce que nous avons expos dansLe Symbolisme de la Croix.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    26/73

    26

    existe, et, comme elle naffecte pas lunit cest quelle na quune existence toutecontingente par rapport celle-ci ; nous pouvons mme dire que cette existence, tantquon ne la rapporte pas lunit comme nous venons de le faire, est purementillusoire ; cest lunit seule qui, tant son principe, lui donne toute la ralit dont elleest susceptible ; et lunit elle-mme, son tour, nest pas un principe absolu et sesuffisant soi-mme mais cest du Zro mtaphysique quelle tire sa propre ralit.

    Ltre, ntant que la premire affirmation, la dtermination la plusprimordiale, nest pas le principe suprme de toutes choses; il nest, nous le rptons,que le principe de la manifestation, et on voit par l combien le point de vuemtaphysique est restreint par ceux qui prtendent le rduire exclusivement la seule ontologie ; faire ainsi abstraction du Non-tre, cest mme proprement excluretout ce qui est le plus vraiment et le plus purement mtaphysique. Cela tant dit en

    passant, nous conclurons ainsi en ce qui concerne le point que nous venons de traiter :ltre est un en soi-mme, et, par suite, lExistence universelle, qui est la

    manifestation intgrale de ses possibilits, est unique dans son essence et sa natureintime ; mais ni lunit de ltre ni l unicit de lExistence nexcluent lamultiplicit des modes de la manifestation, do lindfinit des degrs delExistence, dans lordre gnral et cosmique, et celle des tats de ltre, dans lordredes existences particulires 1 . Donc, la considration des tats multiples nestaucunement en contradiction avec lunit de ltre, non plus quavec l unicit delExistence qui est fonde sur cette unit, puisque ni lune ni lautre ne sont affectesen quoi que ce soit par la multiplicit ; et il rsulte de l que, dans tout le domaine deltre, la constatation de la multiplicit, loin de contredire laffirmation de lunit ou

    de sy opposer en quelque faon, y trouve le seul fondement valable qui puisse luitre donn, tant logiquement que mtaphysiquement.

    1 Nous ne disons pas individuelles , car dans ce dont il sagit ici sont compris galement les tats demanifestation informelle, qui sont supra-individuels.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    27/73

    27

    CHAPITRE VI

    CONSIDRATIONS ANALOGIQUESTIRES DE LTUDEDE LTAT DE RVE

    Nous quitterons maintenant le point de vue purement mtaphysique auquelnous nous sommes plac, dans le chapitre prcdent, pour envisager la question desrapports de lunit et de la multiplicit, car nous pourrons peut-tre mieux encorefaire comprendre la nature de ces rapports par quelques considrations analogiques,donnes ici titre dexemple, ou plutt d illustration , si lon peut ainsi parler1, etqui montreront dans quel sens et dans quelle mesure on peut dire que l existence de lamultiplicit est illusoire au regard de lunit, tout en ayant, bien entendu, autant deralit quen comporte sa nature. Nous emprunterons ces considrations, duncaractre plus particulier, ltude de ltat de rve, qui est une des modalits demanifestation de ltre humain, correspondant la partie subtile (cest--dire non-corporelle) de son individualit, et dans lequel cet tre produit un monde qui procdetout entier de lui-mme, et dont les objets consistent exclusivement dans desconceptions mentales (par opposition aux perceptions sensorielles de ltat de veille),cest--dire dans des combinaisons dides revtues de formes subtiles, ces formesdpendant dailleurs substantiellement de la forme subtile de lindividu lui-mme,dont les objets idaux du rve ne sont en somme quautant de modificationsaccidentelles et secondaires2.

    Lhomme, dans ltat de rve, se situe donc dans un monde qui est tout entierimagin par lui3, dont tous les lments sont par consquent tirs de lui-mme, de sapropre individualit plus ou moins tendue (dans ses modalits extra-corporelles),comme autant de formes illusoires (myvi-rpa)4, et cela alors mme quil nen

    possde pas actuellement la conscience claire et distincte. Quel que soit le point de

    1 En effet, il ny a pas dexemple possible, au sens strict de ce mot, en ce qui concerne les vritsmtaphysiques, puisque celles-ci sont universelles par essence et ne sont susceptibles d aucune particularisation, tandisque tout exemple est forcment dordre particulier, un degr ou un autre.

    2 VoirLHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XIV.3 Le mot imagin doit tre entendu ici dans son sens le plus exact, puisque cest bien dune formation

    dimages quil sagit essentiellement dans le rve.4 VoirLHomme et son devenir selon le Vdnta, p. 108.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    28/73

    28

    dpart intrieur ou extrieur, pouvant tre fort diffrent suivant les cas, qui donne aurve une certaine direction, les vnements qui sy droulent ne peuvent rsulter quedune combinaison dlments contenus, au moins potentiellement et commesusceptibles dun certain genre de ralisation, dans la comprhension intgrale delindividu ; et, si ces lments, qui sont des modifications de lindividu, sont enmultitude indfinie, la varit de telles combinaisons possibles est galementindfinie. Le rve, en effet, doit tre regard comme un mode de ralisation pour des

    possibilits qui, tout en appartenant au domaine de lindividualit humaine, ne sontpas susceptibles, pour une raison ou pour une autre, de se raliser en mode corporel ;telles sont, par exemple, les formes dtres appartenant au mme monde, mais autresque lhomme, formes que celui-ci possde virtuellement en lui-mme en raison de la

    position centrale quil occupe dans ce monde1. Ces formes ne peuvent videmmenttre ralises par ltre humain que dans ltat subtil, et le rve est le moyen le plusordinaire, on pourrait dire le plus normal, de tous ceux par lesquels il lui est possiblede sidentifier dautres tres, sans cesser aucunement pour cela dtre lui-mme,

    ainsi que lindique ce texte taoste : Jadis, raconte Tchoang-tseu, une nuit, je fus unpapillon, voltigeant content de son sort ; puis je mveillai, tant Tchoang-tcheou.Qui suis-je, en ralit ? Un papillon qui rve quil est Tchoang-tcheou, ou Tchoang-tcheou qui simagine quil fut papillon ? Dans mon cas, y a-til deux individus rels ?Y a-t-il eu transformation relle dun individu en un autre ? Ni lun ni lautre ; il y aeu deux modifications irrelles de ltre unique, de la norme universelle, danslaquelle tous les tres dans tous leurs tats sont un 2.

    Si lindividu qui rve prend en mme temps, dans le cours de ce rve, une part

    active aux vnements qui sy droulent par leffet de sa facult imaginative, cest--dire sil y joue un rle dtermin dans la modalit extra-corporelle de son tre quicorrespond actuellement ltat de sa conscience clairement manifeste, ou cequon pourrait appeler la zone centrale de cette conscience, il nen faut pas moinsadmettre que, simultanment, tous les autres rles y sont galement agis par lui,soit dans dautres modalits, soit tout au moins dans diffrentes modificationssecondaires de la mme modalit, appartenant aussi sa conscience individuelle,sinon dans son tat actuel, restreint, de manifestation en tant que conscience, dumoins dans lune quelconque de ses possibilits de manifestation, lesquelles, dansleur ensemble, embrassent un champ indfiniment plus tendu. Tous ces rlesapparaissent naturellement comme secondaires par rapport celui qui est le principal

    pour lindividu, cest--dire celui o sa conscience actuelle est directementintresse, et, puisque tous les lments du rve nexistent que par lui, on peut direquils ne sont rels quautant quils participent sa propre existence : cest lui-mmequi les ralise comme autant de modifications de lui-mme, et sans cesser pour celadtre lui-mme indpendamment de ces modifications qui naffectent en rien ce quiconstitue lessence propre de son individualit. De plus, si lindividu est conscientquil rve, cest--dire que tous les vnements qui se droulent dans cet tat nont

    1 VoirLe Symbolisme de la Croix, pp. 28-29 et 197-198.2Tchoang-tseu, ch. 11.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    29/73

    29

    vritablement que la ralit quil leur donne lui-mme, il nen sera aucunementaffect alors mme quil y sera acteur en mme temps que spectateur, et prcisment

    parce quil ne cessera pas dtre spectateur pour devenir acteur, la conception et laralisation ntant plus spares pour sa conscience individuelle parvenue un degrde dveloppement suffisant pour embrasser synthtiquement toutes les modificationsactuelles de lindividualit. Sil en est autrement, les mmes modifications peuventencore se raliser, mais, la conscience ne reliant plus directement cette ralisation laconception dont elle est un effet, lindividu est port attribuer aux vnements uneralit extrieure lui-mme, et, dans la mesure o il la leur attribue effectivement, ilest soumis une illusion dont la cause est en lui, illusion qui consiste sparer lamultiplicit de ces vnements de ce qui en est le principe immdiat, c est--dire desa propre unit individuelle1.

    Cest l un exemple trs net dune multiplicit existant dans une unit sans quecelle-ci en soit affecte ; encore que lunit dont il sagit ne soit quune unit toute

    relative, celle dun individu, elle nen joue pas moins, par rapport cette multiplicit,un rle analogue celui de lunit vritable et primordiale par rapport lamanifestation universelle. Dailleurs, nous aurions pu prendre un autre exemple, etmme considrer de cette faon la perception ltat de veille2 ; mais le cas que nousavons choisi a sur celui-l lavantage de ne donner prise aucune contestation, enraison des conditions qui sont particulires au monde du rve, dans lequel lhommeest isol de toutes les choses extrieures, ou supposes extrieures3, qui constituent lemonde sensible. Ce qui fait la ralit de ce monde du rve, cest uniquement laconscience individuelle envisage dans tout son dveloppement, dans toutes les

    possibilits de manifestation quelle comprend ; et, dailleurs, cette mme conscience,ainsi envisage dans son ensemble, comprend ce monde du rve au mme titre quetous les autres lments de la manifestation individuelle, appartenant l unequelconque des modalits qui sont contenues dans lextension intgrale de la

    possibilit individuelle.

    Maintenant, il importe de remarquer que, si lon veut considreranalogiquement la manifestation universelle, on peut seulement dire que, comme laconscience individuelle fait la ralit de ce monde spcial qui est constitu par toutesses modalits possibles, il y a aussi quelque chose qui fait la ralit de lUnivers

    manifest, mais sans quil soit aucunement lgitime de faire de ce quelque chose

    1 Les mmes remarques peuvent sappliquer galement au cas de lhallucination, dans lequel lerreur neconsiste pas, comme on le dit dordinaire, attribuer une ralit lobjet peru, car il serait videmment impossible de

    percevoir quelque chose qui nexisterait en aucune faon, mais bien lui attribuer un mode de ralit autre que celui quiest vraiment le sien : cest en somme une confusion entre lordre de la manifestation subtile et celui de la manifestationcorporelle.

    2 Leibnitz a dfini la perception comme lexpression de la multiplicit dans lunit (multorum in unoexpressio), ce qui est juste, mais la condition de faire les rserves que nous avons dj indiques sur l unit quilconvient dattribuer la substance individuelle (cf.Le Symbolisme de la Croix, pp. 34-35).

    3 Par cette restriction, nous nentendons aucunement nier lextriorit des objets sensibles, qui est uneconsquence de leur spatialit ; nous voulons seulement indiquer que nous ne faisons pas intervenir ici la question dudegr de ralit quil y a lieu dassigner cette extriorit.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    30/73

    30

    lquivalent dune facult individuelle ou dune condition spcialise dexistence, cequi serait une conception minemment anthropomorphique et antimtaphysique.Cest alors quelque chose qui nest, par consquent, ni la conscience ni la pense,mais dont la conscience et la pense ne sont au contraire que des modes particuliersde manifestation ; et, sil y a une indfinit de tels modes possibles, qui peuvent treregards comme autant dattributions, directes ou indirectes, de ltre universel,analogues dans une certaine mesure ce que sont pour lindividu les rles jous dansle rve par ses modalits ou modifications multiples, et par lesquelles il nest pasdavantage affect dans sa nature intime, il ny a aucune raison de prtendre rduiretoutes ces attributions une ou plusieurs dentre elles, ou du moins il ne peut y enavoir quune, qui nest autre que cette tendance systmatique que nous avons djdnonce comme incompatible avec luniversalit de la mtaphysique. Cesattributions, quelles quelles soient, sont seulement des aspects diffrents de ce

    principe unique qui fait la ralit de toute la manifestation parce quil est ltre lui-mme, et leur diversit nexiste que du point de vue de la manifestation diffrencie,

    non du point de vue de son principe ou de ltre en soi, qui est lunit primordiale etvritable. Cela est vrai mme pour la distinction la plus universelle quon puisse fairedans ltre, celle de l essence et de la substance , qui sont comme les deux

    ples de toute la manifestation ; a fortiori en est-il ainsi pour des aspectsbeaucoup plus particuliers, donc plus contingents et dimportance secondaire 1 :quelque valeur quils puissent prendre aux yeux de lindividu, lorsque celui-ci lesenvisage de son point de vue spcial, ce ne sont l, proprement parler, que desimples accidents dans lUnivers.

    1 Nous faisons allusion ici, notamment, la distinction de l esprit et de la matire , telle que la pose,

    depuis Descartes, toute la philosophie occidentale, qui en est arrive vouloir absorber toute ralit, soit dans les deuxtermes de cette distinction, soit dans lun ou lautre seulement de ces deux termes, au-dessus desquels elle est incapablede slever (voirIntroduction gnrale ltude des doctrines hindoues, pp. 137-142.

  • 7/29/2019 48806336 Rene Guenon 1932 Les Etats Multiples de l Etre

    31/73

    31

    CHAPITRE VII

    LES POSSIBILITS DE LACONSCIENCE INDIVIDUELLE

    Ce que nous venons de dire au sujet de ltat de rve nous amne parler

    quelque peu, dune faon gnrale, des possibilits que comporte ltre humain dansles limites de son individualit, et, plus particulirement, des possibilits de cet tatindividuel envisag sous laspect de la conscience, qui constitue une de sescaractristiques principales. Bien entendu, ce nest pas au point de vue psychologiqueque nous entendons nous placer ici, quoique ce point de vue puisse se dfinir

    prcisment par la conscience considre comme un caractre inhrent certainescatgories de phnomnes qui se produisent dans ltre humain, ou, si lon prfreune faon de parler plus image, comme le contenant de ces mmes

    phnomnes1. Le psychologue, dailleurs, na pas se proccuper de rechercher ceque peut tre au fond la nature de cette conscience, pas plus que le gomtre nerecherche ce quest la nature de lespace, quil prend comme une donneincontestable, et quil considre simplement comme le contenant de toutes les formesquil tudie. En dautres termes, la psychologie na soccuper que de ce que nous

    pouvons appeler la conscience phnomnique , cest--dire la conscienceconsidre exclusivement dans ses rapports avec les phnomnes, et sans sedemander si elle est ou nest pas lexpression de quelque chose dun autre ordre, qui,

    par dfinition mme, ne relve plus du domaine psychologique2.

    Pour nous, la conscience est tout autre chose que pour le psychologue : elle ne

    constitue pas un tat dtre particulier, et elle nest dailleurs pas le seul caractredistinctif de ltat individuel humain ; mme dans ltude de cet tat, ou plusprcisment de ses modalits extra-corporelles, il ne nous est donc pas possibledadmettre que tout se ramne un point de vue plus ou moins similaire celui de la

    psychologie. La conscience serait plutt une condition de lexistence dans certains

    1 Le rapport de contenant contenu, pris dans son sens littral, est un rapport spatial ; mais ici il ne doit treentendu que dune faon toute figure,