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UNIVERSITE PARIS I – PANTHEON-SORBONNE UFR de Science Politique Thèse pour obtenir le grade de docteur de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne Discipline : Science politique Les Français d’Algérie : socio-histoire d’une identité Tome 1 Présentée par Marie MUYL Dirigée par Monsieur le Professeur Pierre BIRNBAUM Soutenue le 12 décembre 2007 Jury : Monsieur Pierre BIRNBAUM, Professeur émérite des Universités en Science Politique, Université Paris I Panthéon-Sorbonne (Directeur) Monsieur Xavier CRETTIEZ, Professeur des Universités en Science Politique, Université Versaille-Saint-Quentin (Rapporteur) Monsieur Yves DELOYE, Professeur des Universités en Science Politique, Université Paris I Panthéon-Sorbonne Madame Nonna MAYER, Directrice de recherche, C.N.R.S. 1

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3me partie : La naissance dune communaut

UNIVERSITE PARIS I PANTHEON-SORBONNE

UFR de Science Politique

Thse pour obtenir le grade de docteur de lUniversit Paris I Panthon-Sorbonne

Discipline: Science politique

Les Franais dAlgrie: socio-histoire dune identit

Tome 1

Prsente par Marie MUYL

Dirige par Monsieur le Professeur Pierre BIRNBAUM

Soutenue le 12 dcembre 2007

Jury:

Monsieur Pierre BIRNBAUM, Professeur mrite des Universits en Science Politique, Universit Paris I Panthon-Sorbonne (Directeur)

Monsieur Xavier CRETTIEZ, Professeur des Universits en Science Politique, Universit Versaille-Saint-Quentin (Rapporteur)

Monsieur Yves DELOYE, Professeur des Universits en Science Politique, Universit Paris I Panthon-Sorbonne

Madame Nonna MAYER, Directrice de recherche, C.N.R.S.

Monsieur Benjamin STORA, Professeur des Universits en Histoire du Maghreb, I.N.A.L.C.O. (Rapporteur)

Sylvie STRUDEL, Professeur des Universits en Science Politique, Universit de Tours-Franois Rabelais

LUniversit nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans ce document. Ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.

Remerciements

Loccasion mest donne ici dadresser Monsieur le Professeur Pierre Birnbaum mes plus sincres remerciements, pour avoir accept, il y a maintenant prs de sept ans, de diriger mon travail. Ses conseils aviss et ses encouragements mauront t indispensables pour mener bien mon aventure doctorale.

Je profite galement de cette page presque blanche pour dire mes parents combien leurs paules mauront t prcieuses, et combien, sans eux, sans leur soutien, sans leur aide, sans leur contribution, je ny serais parvenue.

Un mot aussi, pour Benjamin, Cline et leurs deux soleils: Camille et Baptiste.

Une pense pour Yvonne et Louis. Ils devraient tre mes cts.

Enfin, un immense merci, toutes les personnes qui, depuis lan 2000, mont accueillie, chahute, bouleverse, celles qui ont sorti pour moi leurs livres, leurs photos, celles qui ont ouvert pour moi leurs cartons, leurs armoires, leurs mmoires.

Tome 1 - Introduction

p. 1

1re partie : La naissance des Franais dAlgrie

p. 15

I - Un laborieux cheminement vers la colonie de peuplement

p.17

A - La douloureuse priode de la conqute de lAlgrie

p.19

1 - Quelle population? Quelle migration?

p.21

2 - Une politique migratoire?

p.30

3 - Pourquoi lAlgrie?

p.36

B - Le gonflement de la population par larrive des Europens

p.38

1 - Lutter contre le pril tranger

p.39

2 - Une loi de naturalisation: vers une homognisation?

p.41

3 - La construction dun discours de filiation la France

p.47

4 - Premiers lments de communaut

p.51

C - La population juive: oscillations entre lindignat et la citoyennet franaise

p.57

1 - Vers une naturalisation massive

p.61

2 - Un antismitisme latent

p.65

II - Une identit collective en marche

p.70

A - Au cur des Franais dAlgrie

p.72

1 - Une hirarchie interne

p.72

2 - Une initiation au rgionalisme

p. 80

B - Face lAutre

p.85

1 - Les relations avec la population musulmane

p.86

2 - Le rapport aux Franais de mtropole

p.100

3 - Comment se nommer?

p.109

III - Le modle rpublicain luvre.

p.120

A - Une acculturation au modle rpublicain. La citoyennet franaise, ses effets, ses alas

p.122

1 - Lcole

p.125

2 - Larme

p.131

3 - Un patriotisme exacerb

p.136

B - Le rapport la mtropole: admiration et rbellion

p.141

1 - Les troubles antismites: la reproduction dune exclusion

p.142

2 - Une colonie rebelle

p.151

3 - La seconde guerre mondiale: la rencontre du Gnral de Gaulle avec les Franais dAlgrie

p.158

2me partie : La marche vers la communaut

p.170

I - La fin de lAlgrie franaise

p.174

A - Un quotidien qui change

p.175

1 - Un ennemi?

p.176

2 - Continuer vivre

p.180

3 - La population juive: le choix de la France

p.183

4 - Des vnements ou une guerre?

p.187

B - De lespoir au dsespoir

p.194

1 - Cest grce nous: lespoir du 13 mai

p.196

2 - Des mots et des mensonges

p.203

3 - Le mystrieux Plan de Constantine

p.210

C - Des incomprhensions du quotidien

p.216

1 - Les timbres et flammes: des outils au pouvoir insouponns

p.217

2 L'engagement de l'arme

p.224

3 - La lgalit en question

p.235

II - Sur le chemin de lexil

p.237

A Vers la fin du conflit

p.239

1 - Un dernier sursaut: lOAS

p.240

2 Algrie franaise, les derniers jours

p.246

3 - Des consultations dcisives

p.254

B - Partir ou rester?

p.256

1 - Les accords dEvian, un leurre?

p.258

2 - Disparitions et enlvements

p.269

C - Un exode en marche

p.276

1 - Lheure du dpart

p 277

2 - La solidarit mise lpreuve

p.284

3 - Aller ailleurs quen France

p.293

D - Douleurs et incertitudes

p.296

1 - Douleur psychique, douleur physique

p.297

2 - Quel nom pour quelle identit?

p.303

III - La rencontre de deux France

p.313

A - Un pied en mtropole

p.313

1 - Une inconnue peu accueillante

p.314

2 - Le rle de la communaut juive de mtropole

p.321

B - Une minorit au sein du peuple franais

p.324

1 - A partir du sud, la dispersion

p.324

2 - Une ingalit devant les aides?

p.330

3 - Affronter les mythes

p.337

C - Quand leur France rencontre La France

p.344

1 Cest a la France

p.344

2- Faire sa place en mtropole

p.350

3me partie: Emergence, conscientisation et affirmation dune identit

p.363

I - Du Franais dAlgrie au Pied-Noir

p.365

A - Qui est pied-noir?

p.366

1 - La naissance en Algriefranaise ; le voyage pour la quitter

p.367

2 - La mmoire sensorielle

p.373

B - Se construire pour soi et par rapport aux autres

p.384

1 - Le rapport la population immigre dAfrique du nord

p.385

2 - Le rapport aux mtropolitains

p.396

C - Vers une identit collective assume

p.402

1 - Le rapport au pass: reconnaissance, appropriation, reproduction

p.402

2 - Une stigmatisation collective revalorise: se rapproprier un nom

p.408

3 - Donner du sens son identit: quest-ce qutre pied-noir?

p.414

II - Les Pieds-Noirs au cur de la communaut nationale

p.423

A - Une mmoire pied-noire qui rsiste

p.424

1 - La survivance dune mmoire vive: mythifier ce pass qui ne passe pas

p.426

2 - Les remous de lcriture de lhistoire

p.440

B - La France change

p.454

1 - Une nouvelle place pour les diffrences: vers une possible reconnaissancede la communaut?

p.455

2 - Etre pied-noir en France: faire face lillgitimit

p.465

III - Evolution, transmission, conversion

p.485

A - Face la contestation, que faire de son pass?

p.487

1 - Les racines en question

p.488

2 - La transmission est-elle possible?

p.502

3 - Ecrire et raconter

p.513

B - Vers une nouvelle mutation? Le cas du PPN: pour un avenir de lidentit pied-noire

p.522

1 - Porter la voix dune minorit en mal de reconnaissance

p.524

2 - Survivre en France, exister en Europe

p.534

Conclusion

p.545

Bibliographie

p.552

Annexes

p.559

- Tome 2

p.559

- Tome 3

p.101

Ils ont de commun la perte de leur terre, de leur soleil, de leurs biens, de la spulture de leurs morts, de leurs joies, le souvenir de leurs peines, de leurs esprances () Voil lidentit de la souffrance des tres qui composent cette communaut, si diverse, jete sur le rivage mtropolitain

Ce sont les Franais dAlgrie, population cre de toutes pices par la volont de lEtat franais en pleine euphorie colonisatrice. Pourtant, lAlgrie ne constituait pas pour la France du XIXme sicle un objectif rel de conqute et de colonisation. Cest un concours dvnements qui amnera une mtropole, soucieuse dimposer son autorit dans une zone drague de toutes parts, envoyer soldats et colons sur lautre rive de la Mditerrane. Peu attrayante, la terre algrienne rsiste leffort, entrane maladies et morts. De plus, sa population nest pas prte cder lautorit de la France, toute puissance europenne quelle soit. LAlgrie se fait plus revche que ne lavaient envisag les autorits mtropolitaines. Malgr les intentions de la France de faire de lAlgrie une colonie de peuplement, le nombre de Franais sur place stagne. Le travail use les quelques courageux qui ne se sont pas dcids refaire le voyage vers la mtropole.

En revanche, ouvertes sur lextrieur, les frontires de lAlgrie dsormais franaise laissent entrer et sinstaller des flux massifs dindividus provenant des quatre coins dEurope, fuyant misre ou oppression politique. Bientt plus nombreux que les Franais de mtropole, ils constituent peu peu une menace sur la supriorit de la France qui, aprs avoir dj grossi ses rangs en naturalisant massivement les Juifs dAlgrie avec lappui indispensable de la communaut juive de France- fait franais ces Europens de toutes origines. La France va entreprendre de se les approprier, tout comme eux, en retour, vont apprendre aimer et servir leur nouvelle patrie.

Des accrocs viendront, certes, bouleverser ponctuellement cette relation entre la France et ses nouveaux citoyens, mais elle ne cessera de leur rappeler quils sont dsormais ses enfants franais sur une terre franaise-, tout comme ils ne cesseront de lui rappeler, parfois bruyamment, quelle est leur mre-patrie.

En 1954 clate le conflit qui mnera, prs de huit annes plus tard, lindpendance de lAlgrie. LAlgrie franaise disparatra, comme elle avait t cre, presque aussi subitement, et avec laccord presque unanime dune mtropole fatigue par une violence incomprhensible et approuvant le Gnral de Gaulle dans ses dcisions de librer la mtropole de ce qui tait, selon lui, devenu une charge, conomique, dmographique et politique. De cette poque date aussi la confirmation dune csure entame quelques annes plus tt, mais juge alors non irrmdiable, entre la mtropole et sa colonie, ou, plus prcisment, entre Franais de mtropole et Franais dAlgrie.

Ces derniers, ns sur le sol dune Algrie franaise do ils tirent, logiquement, leur appartenance la communaut nationale, voient, avec ce conflit, se dliter lensemble de leur univers, la totalit de leurs repres. Menacs, apeurs, inquiets, ils seront pourtant encourags par la mtropole, au cur mme du conflit, croire en la prennit de leur situation et en leur avenir algrien. Mais, progressivement, les contradictions se feront jour, les affrontements aussi, avec le gouvernement, avec larme des affrontements particulirement bouleversants pour les Franais dAlgrie qui sentent que la France se dtache irrmdiablement de la colonie quelle a construite depuis les annes 1830, et sur laquelle elle leur a, vritablement, donn naissance. Cre par la volont de la France, la population franaise dAlgrie devrait-elle disparatre de la mme faon? Peuple de lAlgrie franaise, les Franais dAlgrie devraient-ils, comme elle, cesser tout simplement dexister?

Cest en tout cas cette impression quils ne vont, ds lors, cesser de ressentir. Car, si la France sera parvenue, avec plus ou moins de russite, quitter, matriellement, sa colonie et assister la naissance dune Algrie algrienne, le dpart savrera bien plus compliqu pour une population qui a d, du jour au lendemain, accepter linacceptable: quitter leur terre natale, la terre de leurs aeux, la terre sur laquelle ils avaient envisag leur avenir et celui de leurs enfants, une terre dont la France naura cess de leur rpter quelle tait la leur et quelle tait franaise. Cette France qui tourne dsormais le dos son histoire sur lautre rive et son Algrie franaise, se dtourne, par la mme occasion, de ceux qui la symbolisent le mieux. Les Franais dAlgrie sont les tmoins vivants dun garement colonial, et la France semble de pas pouvoir accepter quil subsiste, quelque part, la trace de cette poque.

Cest dans ces conditions que les Franais dAlgrie vont, malgr eux mais pousss par la peur et la dtresse, quitter leur terre algrienne, pour aller rejoindre une mre patrie, longtemps adore, mais qui vient, violemment, de les trahir et de les abandonner. Et cest dans cette succession dvnements dramatiques, dans ce vritable arrachement, et dans cette souffrance commune quils vont, selon notre hypothse, prendre vritablement conscience de ce quils participent dun mme ensemble, dune communaut. Dans ladversit, le dsarroi, et lindiffrence parfois moqueuse dune mtropole qui refuse de voir sinstaller sur son sol des individus, trangement surnomms Pieds-Noirs, et propos desquels circulent toutes sortes de mythes pjoratifs. Pieds-Noirs? Ils nen saisissent pas le sens, ni lorigine, mais ils comprennent rapidement que cette expression sert les stigmatiser collectivement, et, par l mme, renforcer la perception deux-mmes en tant que groupe dtermin.

A bientt cinquante annes de la fin de ce que lon appelle dsormais la guerre dAlgrie, la France regarde toujours avec angoisse et apprhension cette priode de son pass. Mais si elle a pu, presque du jour au lendemain, quitter cette Algrie dsormais algrienne, il ntait pas possible que sefface avec la disparition de lAlgrie franaise, celle de centaines de milliers de Franais dAlgrie dsempars car voyant sous leurs yeux se dsintgrer leurs vies, leur environnement, leurs points de repres. Comme le rappelle Michel Wieviorka, bien des identits () ont t cres ou renforces par des pouvoirs politiques impriaux ou coloniaux () pour mieux assurer leur suprmatie.. Ds lors, que sont devenus ces Franais dAlgrie, Pieds-Noirs en mtropole, une fois le pouvoir colonial franais dsavou, une fois leur environnement dcim, effac, reni? Sont-ils parvenus prendre leur indpendance identitaire? A sapproprier et positiver une stigmatisation identitaire ngative? Sont-ils parvenus faire vivre leur communaut conscientise au-del de son drame fondateur? Ont-ils russi faire accepter leur existence et la lgitimit de leur prsence et de leur souffrance dans une mtropole ferme aux symboles de lAlgrie franaise? Quel rapport entretiennent-ils avec leur pass, essentiel leur identit, et pourtant inaudible la France dans laquelle ils voluent? Dans un contexte national la fois ferm leur mmoire algrienne et de plus en plus ouvert lexpression des diffrences, quelle place reste-il pour une identit pied-noire? Peut-on envisager une prennisation de la communaut et de lidentit pieds-noires au-del de ceux-l mmes qui ne parviennent toujours pas en faire reconnatre lexistence, et faire admettre la lgitimit de son expression?

Le concept didentit est dbattu, controvers. Au premier abord, il est peu clair, complexe, multiple, droutant. Il comporte une dimension individuelle et une dimension collective; une dimension positive, constitue autour de quelques traits communs, et une dimension ngative, caractrise par la dvalorisation ou le dnigrement de lautre, du voisin, de ltranger.

Ni immanente ni immuable, selon lexpression de Denis-Constant Martin, lidentit se construit dans un rapport fondamental la mmoire, travers un travail permanent de rappropriation et de ngociations que chacun doit faire vis--vis de son pass pour advenir dans son individualit propre. Enracinant de mme profondment lidentit dans un processus mmoriel, Isaac Chiva dfinit lidentit comme la capacit que possde chacun de nous de rester conscient de la continuit de sa vie travers changements, crises et ruptures, suivant ainsi la pense de Maurice Halbwachs pour qui, de chaque poque de notre vie, nous gardons quelques souvenirs, sans cesse reproduits, et, travers lesquels se perptue, comme par leffet dune filitation continue, le sentiment de notre identit.

Selon nous, mme si cest compter de leur prsence sur le sol mtropolitain, et au terme dun voyage bouleversant bien des gards, que les Franais dAlgrie semblent avoir vritablement pris conscience de ce quils partageaient une mme souffrance, et quils se sont ainsi retrouvs dans une adversit fondatrice et uniformisante, il ne sagira pas pour autant de considrer cette priode comme marquant la naissance dune identit indite et nouvelle, mais plutt comme la nouvelle tape dun cheminement entam en Algrie, et poursuivie sous un nouveau nom: celui de Pieds-Noirs. En effet, comme le rappelle Jol Candau, les individus ne crent pas leur identit de novo. Des commencements entirement nouveaux sont inconcevables () car trop de loyauts et dhabitudes anciennes empchent la substitution complte dune nouvelle origine des temporalits antrieures. . Ainsi, indispensable la consolidation et laffirmation de leur identit, la mmoire des Franais dAlgrie au sens donn par Pierre Norade souvenir ou () ensemble de souvenirs, conscients ou non, dune exprience vcue et/ou mythifie par une collectivit vivante de lidentit de laquelle le pass fait partie intgrante- leur permet de linscrire dans un pass qui dpasse parfois leur seule existence, dans un temps long qui leur donne une assise et qui rpond leur besoin daccrotre, face une France qui se fait sourde, les preuves de leur lgitimit de leur identit, tributaire [ du ] vcu dhier et des traces quil a laisses ().

Provoqu violemment, dni en France, base conteste de leur communaut, le pass des Franais dAlgrie fait lobjet, de leur part, dune vritable cristallisation qui, en mme temps quelle leur permet de rsister face une France qui refuse de regarder ces tmoins et de reconnatre la lgitimit de leur prsence en France, leur permet de lutter contre lcoulement du temps () [ qui ] menace les individus et les groupes dans leur tre mme. Comment arrter ce temps dvastateur, () comment saffranchir de luniverselle mise en ruines dont il menace toute vie? La mmoire en donnera lillusion: ce qui est pass nest pas dfinitivement enfui puisquil est possible de le faire revivre grce au souvenir. En effet, comme le rappelle Marie-Claire Lavabre, dans le vocabulaire commun, la mmoire nest autre que la facult de conserver et de rappeler des tats de conscience passs, de garder le souvenir. Elle renvoie au sensible et au vcu et peut mme, selon lauteur, renvoyer ce mouvement de rtrospection par lequel une communaut vivante se rapproprie son pass. La mmoire apparat ici comme lie lexistence dun groupe prcis. Il nexiste pas de mmoire dans labsolu. Elle est lie une collectivit et lui est propre. En effet, comme le rappelle Maurice Halbwachs, nos souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappels par les autres, alors mme quil sagit dvnements auxquels nous seuls avons t ml, et dobjets que nous seuls avons vus. Cest quen ralit, nous ne sommes jamais seuls lorsque nous nous souvenons, et, ce titre, nous portons toujours avec nous et en nous une quantit de personnes.

Selon nous, ce serait, en un sens pour se rapprocher de leurs anctres parfois jusqu limitation ou la reproduction-, vritables fondateurs de la communaut des Franais dAlgrie, arrivs sur cette terre souvent au hasard dune qute dun mieux vivre, et pour doter le groupe dune force et dune lgitimit historique pourtant nie, que les Franais dAlgrie mobiliseraient leur mmoire comme pour signifier un mode de ralliement une entit collective: marquer la reconnaissance dune origine, sinscrire dans une gnalogie, () se rfrer un ensemble de valeurs communes. Archologie dune civilisation antrieure, terre des disparus que lon veut arpenter. Fantmes () que lon fait apparatre, surgir a et l, pour marquer son affiliation dans lpaisseur dun destin collectif. Pour dire que lon nest pas tout seul et que lon vient de quelque part. Pour tre fier () dtre ainsi lest dune histoire Se trouve ainsi mise en avant une mmoire collective, au sens dune mmoire constitue et constitutive de lidentit dun groupe, labore dans lhistoire de celui-ci, et intressant le groupe avant dintresser lindividu. Dailleurs, au premier plan de la mmoire dun groupe se dtachent les souvenirs des vnements et des expriences qui concernent le plus grande nombre de ses membres et qui rsultent () de sa vie propre.

Ce serait donc sous leffet dune succession dvnements dramatiques que les Franais dAlgrie soudainement prendraient pleinement conscience de ce quils appartiennent une communaut et de ce quils sont porteurs dune identit particulire, du drame dabord, mais dont lancrage, lhistoire, les fondements, et les trames remontent bien en amont du terrible exil: en Algrie, l o tout avait commenc pour ce groupe indit qui ne savait pas, alors, quil crivait dj son aventure collective. En effet, lorsquun groupe est, ou se sent, opprim par un groupe plus puissant, il revendique son identit menace. Ds que la valeur du groupe est mise en cause, en particulier par le jugement du regard dautrui, des processus de dfense sont mis en uvre. La dvalorisation rend les groupes agressifs car lestime de soi est un sentiment fondamental concernant la force vcue de lidentit.

Selon notre hypothse, cest dans une tragdie commune quils vont se retrouver, et cest cette tragdie qui va faire vritablement merger leur conscience la ralit de leur pass commun, de leur communaut et de leur identit particulire, raffirme en mtropole. Dailleurs, comme le prcise Claudine Attias-Donfut, tout groupe a une histoire et construit son identit travers sa mmoire collective ().

Particulirement intressante lorsque lon sintresse la population des Franais dAlgrie, celle que propose Jol Candau, entre les mmoires faibles et les mmoires fortes. Une mmoire faible est une mmoire sans contours bien dfinis, diffuse et superficielle qui est difficilement partage par un ensemble dindividus dont lidentit collective est, par ce fait mme, relativement insaisissable. En revanche, une mmoire forte est une mmoire massive, cohrente, compacte et profonde qui simpose la grande majorit des membres dun groupe, quelle que soit sa taille, tout en sachant que la probabilit de rencontrer une telle mmoire est dautant plus grande que le groupe est restreint. Une mmoire forte est une mmoire organisatrice, en ce sens quelle est une dimension importante de la structuration dun groupe et, par exemple, de la reprsentation quil va se faire de sa propre identit. Pour illustrer cette distinction entre mmoires faibles et mmoires fortes, Jol Candau en appelle Maurice Halbwachs, lorsque celui-ci affirme que, tandis quil est facile de se faire oublier dans une grande ville, les habitants dun village ne cessent pas de sobserver, et la mmoire de leur groupe enregistre fidlement tout ce quelle peut atteindre des faits et gestes de chacun deux, parce quils ragissent sur toute cette petite socit et contribuent la modifier. Dans de tels milieux, ajoute-t-il, tous les individus se souviennent et pensent en commun. Les individus membrs dun groupe ont ainsi lesentiment de partager la mme mmoire. En effet, les socits dinterconnaissance sont donc plus propices la constitution dune mmoire collective () que les mgalopoles anonymes. Dans le mme sens, nous pourrions sans peine tre amens considrer la mmoire des Franais dAlgrie, partir de leur arrive sur le sol mtropolitain, comme une mmoire forte et organisatrice, en ce sens quelle est la base de la structuration du groupe, et de son existence mme. En quittant lAlgrie pour la France, la mmoire des Franais dAlgrie aurait mu de mmoire faible mmoire forte, entranant par ce mouvement mme une prise conscience par le groupe de sa dimension collective. Ainsi, parpills sur le territoire algrien, vivant en ville ou dans le bled, originaire de diffrents pays dEurope, les Franais dAlgrie, nous le verrons, taient caractriss par une relle diversit, que la citoyennet franaise avait tendu dpasser, dsireuse dvacuer tout signe de particularisme. Selon notre hypothse, ce nest qu la faveur dvnements traumatiques que va merger, paradoxalement, une mmoire plus forte et organisatrice du groupe. De mmoire faible, diffuse et sans contours, la mmoire des Franais dAlgrie est devenue forte, active, et mme prpondrante. Lhistoire les a propulss, eux et leur mmoire, dans une forme de village en exil.

Il ne sest pas agi pour nous de retracer lhistoire des Franais dAlgrie, mais de tenter de saisir leur cheminement identitaire, de faire appel leur mmoire, leur capacit de restitution et de reconstitution de leur pass, dapporter des outils de comprhension du groupe et de son identit qui demeure, quarante cinq ans aprs la fin de lAlgrie franaise, une identit douloureuse, sans jamais oublier que lorsque joue la mmoire, lvnement remmor est toujours en relation troite avec le prsent du narrateur, cest--dire le temps de linstance de parole: alors que dans lnonciation historique cest lvnement qui constitue le repre temporel pour le sujet de lnonciation (cest--dire lhistorien), le moment du discours devient le repre de lvnement lors de toute narration de soi. Jamais, il ne sest agi, pour nous, de chercher La vrit, car, Pirandello nous la bien rappel, la vrit humaine nest pas une chose simple, il ny a pas de vrit absolue et la vrit de chacun mrite le respect. Il ne sagit ici que de lide quun individu a de lui-mme et des autres, de son histoire personnelle ou de celle de ses proches et dans ce domaine privilgi dont dpendent quilibre et bonheur il ny a pas de Vrit en soi.

En ce sens, notre travail emprunte le chemin de la sociohistoire et aux deux proccupations nonces par Grard Noiriel. La premire tient un souci de relier ltude du pass et du prsent. Cest pour mieux comprendre le monde actuel que les sociohistoriens se tournent vers lhistoire. () La seconde grande proccupation mthodologique de la sociohistoire concerne un effort de dconstruction des entits collectives qui peuplent notre vocabulaire quotidien () pour retrouver, derrire ces tiquettes, les individus rels dans leur infinie diversit et comprendre comment ils se rattachent ces entits collectives.

Sintresser et comprendre les Franais dAlgrie aujourdhui, sinterroger sur leur construction identitaire, leurs entreprises daffirmation, de consolidation et de prennisation du groupe, leur combat pour exister dans une France hostile, cest sinterroger sur ce quont t leur histoire, leur aventure, leurs dboires, leurs drames. Cest faire appel leur pass pour comprendre leur prsent et pour percevoir leur avenir. Un pass qui prend sa source au cur de la priode colonisatrice de la France une France qui, nous le verrons, usera de tous les moyens pour confirmer et consolider, sans cesse, sa prsence outre-mer-; un prsent qui sinscrit dans un contexte de mfiance persistante lgard dune poque considre, presque unanimement, comme une erreur, voire une fiction, de lhistoire, et, paralllement, douverture vers des communauts et des particularismes autrefois muets; un avenir incertain, de lavis mme des Franais dAlgrie.

A partir dentretiens mens avec des Franais dAlgrie, nous nous proposons de retracer, de faon progressive mais non strictement chronologique, le processus, lent et continu, de construction dun groupe et dune identit particulire, depuis son origine, en 1830 date de la conqute de lAlgrie par la France-, en prenant en compte les tapes fondamentales et fondatrices de la guerre et de lexil, jusqu aujourdhui. Il ne sagit donc pas pour nous de raconter leur histoire, mais de saisir, en grande partie par leur propre mmoire qui rappelle le pass depuis un prsent particulier- les lments qui auront t dterminants et quils considreront eux-mmes comme tels- dans llaboration de leur identit particulire, dans son affirmation et son expression. Au cur de notre dmarche, rside lhypothse principale selon laquelle lhistoire du groupe des Franais dAlgrie est marque par une dpendance lgard dune volont extrieure, et que cette dpendance suscitera, par la suite et jusqu aujourdhui, un dfaut de lgitimit terriblement douloureux et exprim comme tel.

Notre tude du groupe des Franais dAlgrie galement souvent appels Europens dAlgrie ou rapatris- dans la France contemporaine, toujours traverse par conflits et polmique quant sa priode coloniale, nous amnera employer lexpression Pieds-Noirs ne dsignant, selon nous, que le chapitre mtropolitain de lhistoire des Franais dAlgrie. Malgr des utilisations, parfois par les intresss eux-mmes, de cette appellation pour se remmorer ou voquer des vnements datant de lAlgrie franaise, nous avons tenu nen faire usage quau stade de notre tude de la communaut o elle a elle-mme intgr cette terminologie, respectant donc ainsi son cheminement rel. Pour Lucienne Martini, il sagit dun vocable invariable, que le sens des termes qui le composent incline crire toujours au pluriel, mme un seul individu a deux pieds! La majuscule sera employe lorsquil sagira de la dsignation propre du peuple, la minuscule quand le terme sera pris adjectivement. Mais comme aucune instance officielle ne fait loi grammaticale, il ny a pas dorthographe admise plus particulirement, ni faisant lunanimit au sein du groupe lui-mme et au sein de la socit franaise, nous avons dcid daccorder lexpression : fminin, masculin, singulier et pluriel.

Dans le cadre de notre dmarche, nous avons raliss des entretiens en suivant une biographique. Elle prsente en effet de nombreux avantages. Cest un prcieux instrument de documentation historique. Cest une source documentaire diffuse et indirecte. Elle aide le chercheur obtenir des donnes originales jusque-l ngliges. Elle se rapproche du tmoignage historique en sollicitant des directions non explores. Elle sapparente la connaissance des ralits loignes que vise lanthropologue ().

Les entretiens raliss jouent donc un rle essentiel, car ils nous permettent dabord de recueillir des informations quant au pass, aux moments dcisifs dans le processus de construction du groupe et de son identit si particulire, mais galement quant son positionnement dans une France hostile qui dsormais accorder dautres une lgitimit dtre et de sexprimer. Ensuite, ils nous offrent la possibilit dassister et mme de participer de la remmoration, exprience aussi enrichissante quprouvante, en accordant, comme nous nous sommes efforcs de le faire en suivant Franco Ferrarotti, une large attention au contexte relationnel des entretiens o snonce le discours biographique. Dailleurs, pour lui, la connaissance () base sur la recherche biographique est au moins une connaissance deux.

Comme le rappelle Maurice Halbwachs, nous souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappels par les autres, alors mme quil sagit dvnements auxquels nous seuls avons t ml, et dobjets que nous seuls avons vus. Cest quen ralit, nous ne sommes jamais seuls lorsque nous nous souvenons, et, ce titre, la situation dentretien constitue sans conteste un contexte de remmoration privilgi. Les interprtations et les informations que chacun peut livrer sur son pass sont illimites. Elles dpendent beaucoup du contexte spatial et temporel des circonstances des interactions notamment de la situation dinterview. Dailleurs, les rcits () ne sont pas des monologues face un observateur rduit au rle de support humain dun magntophone. Chaque interview () est une interaction sociale complexe (). En effet, on ne raconte pas sa propre vie () un magntophone [ mais ] un autre individu . Et, sans aucun doute notre exprience le confirme- lentretien () une aventure commune o chacun est engag et dont le chercheur ne sort pas lui non plus forcment indemne. Avant toute chose, lentretien est une rencontre. Sentretenir avec quelquun est, davantage encore que questionner, une exprience, un vnement singulier (), mais qui comporte toujours un certain nombre dinconnues () inhrentes au fait quil sagit dun processus interlocutoire, et non simplement dun prlvement dinformations.

Comment dcider un inconnu raconter sa vie, ses joies et ses souffrances? Selon Franco Ferrarotti, le chercheur dispose ici dau moins deux arguments reconnus par la dontologie: il doit garantir linformateur le respect de son anonymat et lui promettre que ses efforts serviront quelque chose. La dontologie de la profession place donc lentretien biographique sous le signe dun contrat de confiance. Quoi quil en soit, pour encourager et autoriser un inconnu parler de soi, les protagonistes de lentretien doivent passer tout un ensemble de contrats officieux. F. Ferrarotti fait ici appel une technique de lcoute dans laquelle, entre chercheur et groupe enqut, stablit, sur un pied dgalit, une communication non seulement correcte mthodologiquement, mais aussi humainement significative () , une technique finalement base sur lempathie, une coute active, mais que sans que, jamais, le chercheur ne quitte sa position. Ainsi, tout en tant trs actif et en menant le jeu, lenquteur doit savoir rester modeste et discret: cest linformateur qui est en vedette, et il doit le comprendre lattitude de celui qui est en face de lui, faite dcoute attentive, de concentration montrant limportance accorde lentretien, dextrme intrt pour les opinions exprimes, y compris les plus anodines ou tranges, de sympathie manifeste pour la personne interroge.

Dans le cas des Franais dAlgrie, les choses sont un peu diffrentes. Comme la dailleurs remarqu Clarisse Buono lors de sa propre enqute, une grande partie des interviews rapatris sest () lance dans un discours dautojustification. Se sentant, depuis toujours, incompris, rejets ou trahis, beaucoup de pieds-noirs pensaient que (leur tait donne( loccasion, travers ce travail, dexprimer un droit de rponse. Cest donc avec une grande spontanit, une relle envie, et parfois mme, ce que nous avons analys comme un profond besoin, quils ont accept de participer notre enqute, et, mme, en un sens, de nous y accompagner. Bien souvent dailleurs, les Franais dAlgrie interviews nous ont considr comme faisant partie des leurs, dautant plus enclins dlier leurs langues et leurs mmoires que se posent avec souvent beaucoup dangoisse la question de la transmission. Nous nous trouvons en prsence des derniers tmoins dune logique sociale et dune conception de la vie dont la mmoire mme risque de disparatre avec ceux qui en sont les ultimes dtenteurs.

Toutefois, malgr la proximit que nous entretenions avec la population sur laquelle nous avons port notre intrt, il na jamais t question, pour constituer notre chantillon, de passer par des voies personnelles. Car si, comme le rappelle Nona Mayer, lide est sduisante () elle prsente des inconvnients. Si lexistence dune relation personnelle avec linterview peut faciliter le contact, elle interfre cependant dans la communication, en fonction de limage que les protagonistes ont lun de lautre ou quils veulent donner deux. Ainsi, cest lors du Congrs du CLANr, qui a rassembl en 2000 un trs grand nombre de personne, que nous avons procd nos premires prises de contact, faisant par la suite fonctionner le bouche--oreille.

Dans le cadre de notre travail, nous avions dabord lintention de privilgier la mthode des entretiens semi-directifs. Mais, afin de recueillir des informations par la parole, mais aussi, grce linteraction de lentretien, par le silence, et, souvent par les motions et les larmes, cest finalement celle de lentretien non-directif, voire du rcit de vie, qui a eu notre prfrence. En effet, dans les rcits de vie, cest lacte de mmoire qui se donne voir. Il met en vidence cette aptitude spcifiquement humaine consistant pouvoir surplomber son propre pass (). Le narrateur rassemble, met en ordre et rend cohrents les vnements de sa vie jugs signifiants et significatifs au moment mme du rcit: restitutions, ajouts, inventions, modifications, simplifications, () oublis, censures, rsistances, non-dits, refoulements (), interprtations et rinterprtations constituent la trame de cet acte de mmoire qui est toujours une excellente illustration des stratgies identitaires luvre dans toute narration. Et il serait erron de vouloir valuer cette identit narrative partir des critres du vrai et du faux en rejetant purement et simplement les anamnses qui ne semblent pas crdibles car, comme pour toute manifestation de la mmoire, il y a une vrit du sujet qui se dit dans les carts reprables entre la narration () et la ralit vnementielle .

Lenqute par rcits de vie vise avant tout respecter le rel quelle enregistre avant de linterprter. Selon nous, lenregistrement intgral de la narration [ permet ] () de restituer toutes les dimensions de cet art littraire en quoi consiste ce quon a appel loraliture. Il [ permet ] ainsi davoir une connaissance du comportement du narrataire, de ses actions, de ses ractions, et de mieux comprendre les interactions situes dans le cadre du dialogue narrateur-narrataire.

Au-del de notre propre enqute et dans le contexte actuel, sest pose nous la question de la conservation de documents menacs de disparition, [ de ] lcoute des derniers tmoins. () Les rcits de vie veulent faire parler les peuples du silence, saisis par leurs reprsentants les plus humbles (). Cette dmarche pionnire tait fonde sur lide que lexistence des anonymes pouvait et devait tre dignes dattention et dtudes. A ce sujet, Philippe Joutard parle dailleurs d archives provoques, ayant pour but de sauver une mmoire.

Les Franais dAlgrie interviews regroupent plusieurs gnrations -selon les critres de la naissance sur le sol algrien et du voyage, si particulier, qui les emmnera vers la mtropole. Mais les plus gs sont sans doute les plus loquaces. Pourquoi les personnes ges se sont-elles montres si dsireuses de parler de leur pass, de livrer leur mmoire? Tout simplement parce que se remmorer le pass, faire appel sa mmoire, cest aussi raffirmer son identit. Le dcours de la mmoire chez des individus vieillissants est toujours vcu comme une altration de leur personnalit. Et, pour Maurice Halbwachs, un individu vieillissant ne se contente pas, dordinaire, dattendre passivement que les souvenirs se rveillent (), il raconte tout ce dont il se souvient. La mmoire est () un art de la narration qui engage lidentit du sujet et dont la motivation premire est toujours le vain espoir de conjurer notre inluctable dchance. Cest pourquoi, si souvent, les personnes vieillissantes deviennent trs bavardes, ou alors dfinitivement silencieuses aprs quelles aient consenti linvitable. Avant quelles ne disparaissent, nous avons ainsi demand aux personnes ges de nous communiquer ce bien prcieux dont elles sont les seules dtentrices, pour que le pass, lui, ne meure pas.

Travail scientifique tout autant quexprience humaine, ce qui nous importait, au cours de cette enqute ce ntait pas les faits bruts, mais les faons dont ces hommes et ces femmes les avaient traverss. Ctait lhistoire passant travers la vie des gens et pas linverse.

1re partie : La cration des Franais dAlgrie

Sans relle prparation ou plan de dveloppement et dtendue de sa civilisation, la France se lance au dbut du XIXme sicle dans une entreprise de colonisation de lAlgrie que, sans tarder, les conomistes de la Restauration considreront comme un norme fardeau. Quand bien mme, disent-ils, les avantages conomiques dAlger se rvleraient substantiels, encore faudrait-il des bras pour mettre les terres en valeur. Les Europens? Accepteraient-ils de se perdre en Berbrie? Les indignes? Collaboreraient-ils avec loccupant chrtien? Les Noirs? Pouvait-on songer une dportation massive alors que sintensifient les campagnes internationales contre lesclavage? Cest donc avec une large somme dinquitudes et dinterrogations que la France entame en Algrie une prsence qui durera prs de 130 annes. En suivant Raphal Delpard, nous pouvons prciser que lentre de cette terre, par la suite appele Algrie, au sein de lempire colonial franais ne constituait pas, lorigine du moins, un rel objectif de conqute. Mais, plusieurs vnements se sont succd, qui ont eu pour suite logique la colonisation pleine et entire de ce pan dAfrique du nord. En effet, ni le Prince Prsident Louis Napolon Bonaparte, plus connu sous le nom de Napolon III, ni le gouvernement et encore moins les parlementaires ne croient en son avenir. LAlgrie leur parat lointaine et mystrieuse, ils limaginent peuple de sauvages, le couteau entre les dents, prts en dcoudre avec tout ce qui est chrtien. Le marchal Bugeaud () ne pense pas que lon puisse y crer quelque chose de durable: il propose mme lempereur dabandonner cette terre dAfrique.

Ds novembre 1830, quand la question dAlger vient pour la premire fois lordre du jour de la Chambre, ce sont trois courants qui diviseront le Parlement: les colonistes favorables loccupation dfinitive et perptuelle, les anticolonistes qui () prconisent le renoncement un pays dont il nest nul besoin de se constituer grands frais les matres, et ceux enfin qui se rsignent lide quaprs avoir commis la faute dAlger, il ne faut pas commettre celle de labandonner. Mais cest surtout avec la caution des Lumires, de la Rvolution franaise et du mouvement ouvrier que lentreprise de la France pourra prendre toute son ampleur, Louis Blanc se rjouissant de constater que la France reprend dans lintrt de la civilisation et pour le salut des peuples opprims son influence sur les affaires du monde. La colonisation de lAlgrie, dabord imprvue, se voit donc ainsi lgitime par des objectifs de grandeur, de gnrosit et de volont dlvation des peuples travers le monde. Pourtant, limage originelle que la France donne delle-mme en Algrie sera ( longtemps( celle de la barbarie militaire. Dsormais, il va sagir doprer une forme de conversion dune colonisation militaire qui ne recueille pas, ses dbuts, toutes les voix en mtropole, en une colonisation plus consensuelle et bien-pensante, trouvant une forme de lgitimation dans lidologie des Lumires et de la Rvolution franaise. Avec le soutien des dmocrates et des promoteurs des droits de lhomme et du progrs, la colonisation franaise va chercher se parer dune image plus acceptable, pour elle comme pour le reste de la scne internationale.

Ce nest que sous la IIme Rpublique que la colonisation sacclre vraiment, pour que, en 1970, alors que la conqute sachve, les lments constitutifs de la socit coloniale soient en place. Officiellement () la colonisation civile doit permettre de pacifier une rgion ravage par les militaires. Du moins, cest l lintention des parlementaires franais qui approuvent ce programme. Reste savoir qui cette tche de pacification et de colonisation va dsormais tre confie. Ainsi, cest par la volont de la France dinstaller sur place une population dvoue et utile que la population franaise dAlgrie va tre vritablement cre, comme un moyen, voire un outil, au service dune cause ou dune politique. Et sil est vrai que les motifs de lexil furent aussi nourris par des aspirations dordre essentiellement conomique, la naissance mme de cette collectivit historique rpondit plus largement des enjeux politiques qui la dpassaient. La prsence sur le sol algrien dune population htroclite sil en est bnficie donc, avant mme quelle soit rellement constitue, dune lgitimation tatique et politique, que nous pouvons, finalement, considrer ici comme un premier canal homognisateur. Quelques 130 annes plus tard, quand cette volont politique naura plus cours, la prsence des Franais dAlgrie sur ce sol sen trouvera, logiquement, dlgitime. Toutefois, il ne suffit pas cette population dappartenir lAlgrie franaise pour produire un signe de ralliement ou un emblme identitaire qui subsume toutes les diffrences, et ce nest que progressivement que la francisation va soprer.

I- Un laborieux cheminement vers la colonie de peuplement

En 1830, la France effectue un dbarquement dcisif en Algrie, celui qui inaugure sa prsence sur cette terre, et, ainsi, la prsence de ceux qui deviendront les Franais dAlgrie. Le 16 mai, 500 navires quittent le port de Toulon et le 14 juin, larme franaise marque par son dbarquement Sidi Ferruch le premier pas de la colonisation franaise. Pourtant, lorsque le corps expditionnaire dbarque en Algrie pour la premire fois, les Franais ignorent tout de ce territoire cinq fois plus grand que le leur.

Ds le dbut, lAlgrie se doit dtre une colonie de peuplement. Partout o il y a de bonnes eaux et des terres fertiles, crivait Bugeaud, cest l quil faut placer les colons, sans sinformer qui appartiennent les terres; il faut le leur distribuer en toute proprit. Ainsi, aprs que les militaires aient pris le contrle du pays, les premiers Franais sinstallent, et ont la charge dinscrire la France et sa civilisation sur la terre algrienne. Toutefois, comme le rappelle Benjamin Stora, les premires batailles opposants colons et autochtones musulmans seront meurtrires, souvent sanglantes et cruelles.

LEtat franais fondait peu peu des centres de colonisations pour galvaniser toute cette main duvre au sein dun ensemble organis. La cration de centres de colonisation se fit, tout du moins au dbut, de manire quelque peu anarchique. Gravitant autour de larme charge de pacifier lAlgrie, des Europens formaient des villages de tentes profitant ainsi de la protection militaire.

Les premiers Franais, venus dabord de mtropole, ne voient pas encore dans cette terre aride, peu accueillante et quils prouvent les pires difficults dompter, le paradis perdu dont leurs descendants parleront lorsquil leur faudra la quitter. Ainsi, si les premiers colons ont dploy une relle tnacit en se voyant confier de bonnes terres, ils doivent aussi se battre au quotidien contre le climat, les maladies, linscurit. A lpret des combats sajoute donc une terre ingrate, des maladies, autant dlments qui font que beaucoup de ceux qui taient venus plein despoir et de rves de russite, renoncent devant le trop lourd fardeau que lAlgrie semble dcide faire porter. Les pertes sont nombreuses et beaucoup renoncent: de 1842 1846, on dnombre 198 000 arrives et 118 000 dparts. Et plus de morts que de naissances. En 1842, 90 des 300 habitants de Boufarik meurent du paludisme. La mme anne Marengo, 250 migrants sont dcims par le cholra. () Dans les premiers villages de colonisation, les pionniers luttent contre un environnement hostile (). Limage de lEldorado promis se brouille devant leurs yeux. Lallure des migrants est parfois plus roche de celle du vagabond-aventurier que du conquistador. Nanmoins, au fur et mesure, ceux qui restent profitent largement de tous les appuis de lEtat, de son argent, de son arme qui les protge et perce les routes.

Ds le dbut, la volont de la France mtropolitaine dans son entreprise de colonisation de la terre dAlgrie est donc celle den faire une colonie de peuplement, un prolongement de lhexagone, une ressource conomique et humaine. Toutefois, la politique de peuplement se rvla un chec. Cest grce larrive des Europens de tous pays que lchec potentiel de lAlgrie franaise se transforme, progressivement, en un succs, succs parfois mal vcu si nous pensons au pril tranger qui nat et se rpand dans le groupe colonisateur partir des annes 1850. LAlgrie est devenue le seul de nos territoires doutre-mer o lon ait vraiment russi faire de la France, crit Gabriel Audisio. Faire de la France a t la condition mme de ltablissement des premiers colons. Aux dports politiques et aux exclus en tous genres de la mtropole, on a dit: Allez faire en Algrie la France de vos nostalgies ou de vos utopies. Dans ce but, ils sont partis. Pour survivre, ils ont rclam un bouclier. Pour lobtenir, ils se sont crus obligs, juste raison sans doute, de faire de la France. Faire de la France, cest cette obligation quon t tenus, plus que tous autres, les nos, soucieux dtre reconnus comme citoyens part entire. Faire de la France, cest cette normalisation que les juifs ont t contraints pour marquer cette diffrence avec lindigne reconnu par le dcret Crmieux. Faire de la France, cest cet impratif quon a impos aux indignes en change dune hypothtique mancipation politique.

Aprs les premiers colons, par vagues successives, arrivent des paysans des rgions pauvres du sud-est de la France et de la Corse, des chmeurs des ateliers nationaux de 1848, des condamns politiques de 1852, des enfants trouvs, des forats, des viticulteurs du Languedoc victimes du phylloxera, des Alsaciens-Lorrains de 1871 fuyant lAllemagne, des soldats dmobiliss, des migrants du bassin occidental de la Mditerrane qui chappent des pays misrables et trop peupls.

A)La douloureuse priode de la conqute de lAlgrie

La conqute de lAlgrie? La rponse au coup dventail! Pendant de longues annes, des gnrations dcoliers ont appris et rabch quun coup dventail, assn par le dey dAlger au consul de France, avait provoqu la prise dAlger en 1830.

Loin de faire lunanimit en mtropole, lexpdition dAlger passe relativement inaperue au cur bouleversements politiques du moment. Conue comme une mesure de politique intrieure, elle nattnue pas la gravit de la conjoncture et ne parvient pas faire diversion. () Que faire de ce fretin bien encombrant, quoique menu? Faut-il le rejeter la mer? Sinon, comment laccommoder? Le pouvoir mtropolitain se trouve comme pig par son absence de politique algrienne, mais elle doit en mme temps prserver son arme qui vient de conqurir lAlgrie. Lloignement de cette possession, surgie limproviste ne permet pas den fixer aisment les limites, dimaginer pour elle des structures administratives originales ni de faire face, financirement comme intellectuellement, aux obligations quelle implique. Cette extension trop soudaine de la gographie nationale demeure longtemps incommensurable et toujours imparfaitement value.

Devant les premires difficults auxquelles la France doit faire face avec cette nouvelle colonie, personne ne semble prt miser sur un avenir de cette terre au sein de lempire franais. Toutefois, cela nempche pas les questions daffluer. Faut-il ne conserver que des comptoirs en bordure de mer? Faut-il rapatrier les soixante mille soldats qui ont combattu avec courage? () Thomas Bugeaud () sirrite de lapathie gnrale. Il a laiss des hommes sur le terrain, il connat leur souffrance, il ne peut pas les dcevoir. De passage Paris, il se rend la Chambre o il a son sige de dput, monte la tribune, interpelle les parlementaires et le gouvernement. Vous voulez rester en Afrique? Eh bien il faut y rester pour y faire quelque chose!(...) .

Ainsi, ds lorigine, il apparat que lAlgrie aura t un terrain de profonde remise en question de la place et du rle de larme. En effet, pareillement la situation des annes 50 et du dbut des annes 60, larme sengage massivement sur la terre algrienne, pour servir lapparente volont politique dun Etat. Mais, malgr un engagement sans faille, elle se retrouve dlaisse quand les gouvernants rflchissent encore, et en scurit, la marche suivre. Toutefois, larme ne connatra, au XIXme et au XXme sicle, ni la mme issue, ni le mme salut.

A lorigine, les choses savrent relativement simples pour les militaires qui dbarquent sur le sol algrien: il y a les indignes et les colons, les autochtones et les envahisseurs, les primitifs et les civiliss. Au temps de la conqute, les rapports de domination constituent la rgle. Pourtant, ds son arrive au pouvoir, en 1852, Napolon III fait librer lmir Abd el-Kader et songe mme un temps le nommer vice-roi dAlgrie. Pour modrer la fringale de terre des quelque cent mille colons europens, dj installs en Algrie, il y avait rtabli le rgime militaire, plus apte ses yeux faire le bonheur de nos ennemis de la veille, soit prs de trois millions de musulmans. Dcidment partisan dune colonisation pacifique et galitaire, il rpond aux partisans de la colonisation europenne outrance qu il refuse dinfliger ( la population arabe( le sort des Indiens de lAmrique du nord, chose impossible et inhumaine, voulant au contraire faire prosprer cette race (arabe( intelligente, fire, guerrire et agricole. Pour lui, lAlgrie nest pas une colonie. Cest un royaume arabe dont il est galement lEmpereur, comme il est celui de la France. Ce projet gnreux, imaginatif, porteur en tout cas de la volont de traiter de la mme manire Arabo-Berbres conquis et Europens conqurants, aurait d notamment se traduire, sur le terrain, par une promotion de la colonisation-dveloppement (). La dfaite de 1870 emporte ce rve arabe de la France.

1) Quelle population? Quelle migration?

A ct de la population arabe, mais aussi de la population juive dj trs largement prsente sur cette terre- plusieurs vagues dmigration, depuis la mtropole et depuis lEurope, vont venir grossir les rangs de la future population franaise dAlgrie.

Progressivement, les militaires vont laisser leur place sur le terrain aux colons. Dailleurs, dans leurs rcits, (un( dbut aisment datable et guerrier, certains pieds-noirs prfrent les balbutiements de la colonisation rurale, signalant quils identifient leur histoire, non la conqute, mais la mise en valeur du pays. Les efforts et les affres de la premire gnration de colons leur paraissent une lgitimation plus solide que les exploits militaires dans lesquels ils ne se reconnaissent pas.

Ainsi, Jean-Pierre R. associe-t-il directement lhistoire des Franais dAlgrie au travail de la terre :

Quand on regarde lhistoire des pieds-noirs, il y a toutes ces plaines qui ont t travailles, la Mitidja, les plaines dOranie, tout ce qui a t construit.

Aux incertitudes des prcdentes annes concernant le destin de lAlgrie, succde donc, aprs 1871 (), une politique continue, fermement applique, qui donne tout son sens la priode proprement coloniale de lAlgrie franaise. LAlgrie, assimile la France et dailleurs administrativement rattache au ministre de lIntrieur, devient ds lors un simple prolongement de la mtropole outre-Mditerrane. Les paysans ont donc remplac les soldats, mais la colonie de peuplement souhaite par la France tarde se consolider. Aux batailles meurtrires souvent cruelles et sanglantes, livres contre les populations musulmanes, succdent dautres combats. Contre le sol, le climat, lpidmie. Les pertes sont nombreuses et beaucoup renoncent.

Ainsi, devant les nombreuses difficults auxquelles ils doivent faire face, certains choisiront mme de repartir vers la mtropole. Cest dailleurs ce que rappelle Jean C.:

Ceux qui sont arrivs dans mon village, la moiti peu prs sont repartis, ils nont pas pu tenir donc aprs un essai, ils se sont dit:on ne va pas pourvoir vivre alors soit ils sont alls en ville pour travailler dans les villes comme moi aujourdhui soit pour rentrer en mtropole en disant on na pas russi l bas

Devant les difficults rencontres par les premiers colons et devant labsence dimplantation spontane dune population franaise dans ce pays, les dirigeants vont alors sessayer un peuplement forc, en dportant dans la colonie les opposants rpublicains de Louis-Philippe puis de Napolon III. Lopportunit de se dbarrasser dlments pouvant remettre en cause leur lgitimit correspond alors idalement la volont premire quest celle du peuplement de lAlgrie. Comme le relvera lpoque un dput il sagissait plus de donner un coup de balais dans les rues de Paris que de coloniser lAlgrie. Par ailleurs, devant ce qui semble tre une porte ouverte vers lEden, nombre de Franais vont se prtendre favorables au rpublicanisme, afin daller tenter laventure algrienne, en esprant y faire fortune. Les rprouvs de 1848, [subissant le contre-coup de la fermeture des Ateliers Nationaux], les dports du second empire, les sans-le-sous de limmigration vont ainsi aller grossir les rangs fragiliss des Franais dj installs.

Pour renforcer la colonie, il faudra donc les dportations successives des rpublicains hostiles Louis-Philippe puis Napolon III. Ses lments dangereux, la France en a envoy une partie outre-Mditerrane, comme le soulignait un dput de lpoque: Il sagissait plus de donner un coup de balai dans les rues de Paris que de coloniser lAlgrie. () Ces premiers Franais dAlgrie, mlange de paysans dclasss par la rvolution industrielle en France et de quarante-huitards exils, ensuite de communards, vont acqurir progressivement une mentalit de petits propritaires terriens.

Si les Franais vont en Algrie, cest avant tout pour la France elle-mme. Il sagit pour eux de ltendre et den accrotre le prestige. Certains trouvent la France trop troite. Dautres fuient les perscutions politiques. Cest moins vers lAlgrie quils se dirigent que de la France quils sloignent. Beaucoup se laissent sduire par les incitations officielles la colonisation. Il sagit en fait, pour la jeune Rpublique Franaise, convertie au conservatisme, de se dfaire dlments turbulents. La mme motivation conduit des dportations manu militari.

Ainsi, ce sont dabord les enfants que la mtropole ne dsire plus savoir chez elle qui se voient proposer daller recommencer leurs vies de lautre ct de la Mditerrane. Longtemps, crivait un romancier de lpoque, cette colonie a t un dpotoir pour la mtropole. Ladministration y envoyait ses chevaux de rforme; la politique, ses enfants perdus; la bourgeoisie, ses enfants prodigues. Assainir la France des indsirables de toutes sortes, telle sera donc la fonction premire de lAlgrie. Pour certains, Alger va mme jusqu supplanter Cayenne. On pourra, cela va de soi, y envoyer les condamns de droit commun. Mais on pourra surtout profiter de la distance respectable entre la France et ce nouveau territoire pour y dporter ceux qui, parmi les classes laborieuses, se transforment, en cette priode dexode rural et de misre, en classes dangereuses.

Terre nourricire et dsire par ceux qui manquent de pain et de travail, lAlgrie fut, pour plusieurs vagues de transports, le symbole de la contrainte, des travaux forcs et des mauvais traitements. Ces dportations se produisirent en trois occasions: aprs lchec des barricades de juin 1848, aprs le coup dEtat du 2 dcembre 1851, aprs la Commune de 1871. Les victimes de lexil sont des opposants politiques: rpublicains ou socialistes. Certains se fixent en Algrie, leur peine purge, et deviennent colons. Dautres ne sattachent pas au pays et regagnent la France, ds que possible. () Pour dautres, lAlgrie, au lieu dtre une brimade inflige leurs ides, reprsente, au contraire, lasile o ils pourront les manifester sous dautres formes que lopposition politique. Ainsi Nicolas D.raconte-t-il:

Au dpart ils sont arrivs l-bas pour vivre ctait souvent des dports politiques, ctait des pauvres gens qui quittaient leur petit dpartement, leur petit pays, ils avaient de tous petits moyens pour aller l bas.

LAlgrie semble ainsi se spcialiser comme terre daccueil des opposants politiques puisque ce sont par la suite les communards qui y trouvent refuge, aprs que les premiers habitants de la colonie aient exprims un non trs franc Napolon III lors de son plbiscite du 8 Mai 1870, et pris le parti de la Commune. Aprs la guerre franco-prussienne et le Trait de Francfort, enlevant la France lAlsace et une partie de la Lorraine, de nombreux Alsaciens, se refusant devenir allemands, rejoindront lautre ct de la Mditerrane. En fait, les Alsaciens et les Lorrains constitueront une part importante de lmigration vers lAlgrie, une migration qui procde de la dfaite de 1870 et de lannexion de leurs provinces par lennemi germanique. Comme lannonce Alexis Lambert, commissaire de la Rpublique, il sagit doffrir nos concitoyens de lAlsace et de la Lorraine une hospitalit digne de leur industrie et de leur patriotisme.Le journal mtropolitain La Patrie reprend lide son compte tout en y ajoutant une proposition: Que le peuplement devienne lAlsace et la Lorraine, que les Alsaciens changent de sol sans changer de patrie. Cest donc bien un choix pour la France queffectuent les Alsaciens la fin du XIXme sicle. LAlgrie, perue comme un vritable prolongement du territoire franais, soffre comme possibilit aux Alsaciens de fuir leur rgion menace par la prsence allemande, mais de rester citoyens franais en terre franaise. Lide selon laquelle lAlgrie serait la France napparat donc pas uniquement rpandue sur le sol algrien, et parmi les colons qui ont besoin darguments de poids pour demeurer sur cette terre encore peu accueillante. Il ne semble pas non plus sagir dune ide dveloppe plus tard, lorsque limplantation europenne sera plus solide quaux premiers temps, ni mme, au cours du XXme sicle, lorsque lavenir de lAlgrie franaise se trouvera menac. Robert L. rappelle ainsi:

Ma grand-mre paternelle tait alsacienne. Donc, elle a fait partie des Alsaciens qui sont venus en 1870 pour pas pour pas tre allemands donc, qui, aprs la dfaite franaise sont venus en Algrie pour pas tre allemands.

Ainsi, le succs relatif de lmigration des Alsaciens et des Lorrains sert dexemple au gouvernement pour inciter les Franais sexpatrier. Si bien que de nouveaux postulants arrivent dun peu partout, notamment des provinces, notamment des provinces les plus proches de la Mditerrane. Le gros du contingent dbarque de la Corse.

La priode de la conqute, et ses prgrinations politiques, est relativement peu relaye par les personnes interroges dans le cadre de cette recherche. Toutefois, Roland A. rappelle:

La France na pas su trs bien na jamais eu une politique trs claire. Il faut savoir que le long de tout le long du XIXme sicle, et mme du XXme sicle en France, il y a eu des changements de rgimes on est pass dempereur roi, de roi je ne sais quoi. Enfin mme en lisant les tmoignages de Victor Hugo en 1848, au moment de la rvolution il parle de lAlgrie lui aussi. On sent que en fait la France navait ne savait pas trs bien quoi faire de lAfrique du nord, de lAlgrie disons donc, ils voyaient bien que la plupart des Franais ne sintressaient pas tellement ils envoyaient plutt des gens qui taient des dports politiques de Paris de 1848. De faon spontane, je crois que il ny a pas eu un grand mouvement spontan de la part des Franais, qui serait comparable ce quon a eu en Amrique.

Mais, dans leur dmarche dinscription de leur histoire et de celle de leur famille dans un temps long, dans leur volont de gagner une paisseur historique, comme lgitimatrice a posteriori de leur prsence et de leur attachement la terre dAlgrie, ils semblent marquer le dbut de lhistoire de la prsence des Europens en Algrie, larrive de leurs aeux, leur dvouement la valorisation dune terre ou encore leur volont darriver plus ou moins rapidement une situation sociale satisfaisante.

Toutefois, certains y font rfrence, comme Jean C., ancien agriculteur, avocat et btonnier:

Napolon III () pensait en faire un royaume arabe, cest--dire distinct de la France mais avec des attaches proches et trs profondes avec la France, et puis la guerre de 70 tait l, et puis on a eu dabord la Commune qui a entran une semi guerre civile avec une rpression trs forte de ce qui tait la troisime Rpublique et , qui a envoy en Algrie une grande partie des communards pour les dbarrasser de la mtropole et encore des pionniers

En revanche, un lment est presque systmatiquement prsent dans les discours recueillis: celui qui consiste prciser que les Arabes ntaient pas non plus les premiers prsents sur la terre dAlgrie, dont le nom fut dailleurs donn par la France, comme le rappelle Viviane:

Cest la France qui a pris le nom de lAlgrie, ctait des territoires de Maghreb et ctait sous hgmonie turque

En effet, si la lgitimit des revendications des Franais dAlgrie quant leur attachement et leurs droits sur cette terre peut tre mise en doute, alors il doit en tre de mme en ce qui concerne les Algriens daujourdhui. Si lon suit leur ide, les Arabes pas plus que les Franais ntaient les premiers habitants et gouvernants de cette terre. Pourquoi alors auraient-ils plus le droit dy vivre? Un tel discours semble pleinement participer de lentreprise de lgitimation a posteriori de la prsence franaise, ou tout du moins europenne, en Algrie et de la comprhensibilit de leur histoire et du drame fondateur qui en a dcoul. Dans le mme sens, il sagit pour les Franais dAlgrie de dlgitimer lattachement soi-disant unique et exclusif des Musulmans lAlgrie. Ainsi, si lon suit le raisonnement des Franais dAlgrie, pas plus queux, les Arabes navaient leur arrive dhistoire algrienne particulire prendre en charge. Cest le propre de la conqute et de linstallation que de marquer le point de dpart dune nouvelle page dhistoire, et, potentiellement, celui dun nouveau peuple.

Ainsi, Jean-Claude G. affirme-t-il:

Les Kabyles, cest les vritables habitants de lAlgrie, ce nest pas les Arabes parce que les Arabes ont t conqurants aussi, ils sont venus, mais si on regarde, si on est francs, on dit aussi que les Berbres ont t coloniss

Ou encore MichelV. :

Si on regarde lhistoire, lAsie mineure, ctait grec. Donc ce qui est toute la Turquie maintenant a t la Grce avant donc les Turcs ont chass les Grecs. De toutes faons, lAlgrie la population initiale, cest ce que sont les Kabyles maintenant

Jean C.:

Est-ce que les Franais peuvent tre considrs comme des envahisseurs en 1955 par rapport 1830, lpoque o ils se sont installs et ce moment l, les Arabes sont aussi des envahisseurs ils sont venus envahir lAlgrie qui tait peuple de Berbres et on voit aujourdhui, lmergence dune ethnie kabyle, et je dis kabyle et non pas arabes les Berbres qui sont la fois dans les Aurs et en Kabylie disent nous ne sommes pas des Arabes qui eux avaient t envahis dabord par les romains puis par les Arabes au VIIme sicle et VIIIme sicle

Jean-Pierre F.:

LAlgrie tait aux Arabes mais pas aux Arabes, donc si on remonte les tapes les Arabes ne sont pas propritaires de lAlgrie

Jean-Marc L.:

On disait mme aux Algriens mais, attendez, cest pas vous quon a pris lAlgrie. Quand on a eu des problmes non, cest aux Turcs. Vous tiez dj sous occupation turque.

Prcdemment conquise par la Turquie, lAlgrie sera la proie de colonisations successives, et la conqute par la France des Lumires nen constituera, finalement, quun pisode supplmentaire, mais certainement pas le plus heureux. En effet, comme le prcise Michel Winock, les Turcs, avant les Franais, avaient soumis les habitants de la future Algrie avec une pareille violence. Mais un lment aggravait le ressentiment des Arabes et des Berbres contre les Franais: les Turcs taient musulmans, le conqurant europen faisait partie des infidles. () Toute au long de lhistoire de lAlgrie dite franaise, la majeure partie de la population resta rfractaire toute assimilation, a fortiori toute conversion au christianisme, comme lesprait encore un Charles de Foucauld. Obstacle insurmontable qui ne cessa daccrotre le foss entre coloniss et colonisateurs.

Ainsi, lopposition religieuse qui va rgner en Algrie constituera un obstacle insurmontable pour la France et ses vellits de colonisation. Si insurmontable, dailleurs, que certains voient dans lincompatibilit des trois religions, christianisme, judasme et islam, la raison principale de lchec de la colonisation franaise.

Cest le sens des propos de RolandA. :

Il y avait mon avis trois religions de trop en Afrique du nord

Sur ce point, Jean Plgri racontera dailleurs dans un livre ses souvenirs denfant, se rappelant alors quil avait t surpris de constater qu lheure de la prire des ouvriers musulmans du domaine de son pre se prosternaient sans tenir compte de laxe de la route sur laquelle ils cheminaient ou des ranges de la vigne dans laquelle ils travaillaient. Limage est vocatrice. Le parcellaire gomtrique symbolise ici le triomphe visible de la colonisation, lorientation de la prire rvle la persistance dune Algrie musulmane fidle sa propre perception de lespace et tourne vers un autre centre.

Malgr une immigration mtropolitaine peu nombreuse, ils sont pourtant quelques uns, parmi les Franais dAlgrie que nous avons rencontrs et interrogs, voquer cette origine pour leurs aeux. Cest ainsi le cas de la famille de Herv H.:

Ma famille maternelle est originaire de la rgion dAlbi, dun village qui sappelle Ambial. Le nom de famille de ma grand-mre maternelle cest Cabale, avec un C, et ils sont partis en Algrie fin du XIXme sicle et ils sont partis avec trois fois rien. Ils ont laiss dailleurs un enfant derrire eux. Ils ont laiss ma grand-mre dailleurs, maternelle qui avait 10 ans lpoque. Ils lont laisse derrire eux. Ils sont rests cinq ans en Algrie, et puis ils sont revenus la chercher. Et ils sont alls stablir parce que lAlgrie dj toutes les rgions du littoral, disons, dont les terres taient pas trop mauvaises, taient dj prises donc, ils sont alls stablir sur les hauts plateaux qui prcdent le dsert, dans la rgion de Tiaret, cest--dire peu prs 300 km au sud dAlger et peu prs la mme chose dOran. Cest peu prs mi-chemin des deux dans un triangle isocle et puis, mon grand-pre maternel, lui aussi, cest vers le dbut du sicle fin du sicle disons, fin du XIXme, quil est parti en Algrie. Alors lui, bon, il est parti de la rgion de Bordeaux. Cest un bordelais et lui, par contre, ctait un il a t berger en France. Et puis aprs, il a t ouvrier la poudrerie. Il y avait une grosse poudrerie l-bas, qui existe toujours dailleurs. Et lui sest sauv de France carrment, parce quil avait des ennuis avec une femme. Il ne faut pas le dire

Ren F. raconte aussi:

Mon pre, lui, est un pied-noir n en Algrie, comme nous dans la rgion dOran, mais lui tait n Philippeville dans la rgion du constantinois, pour une raison simple, cest que mes grands-parents qui taient corses, venant dAjaccio, dans la rgion dAjaccio, staient installs dans la rgion de Philippeville-Constantine.

Dans le cas de la famille de Robert L., il sagit de Franais qui font le choix de rester en France, quand leur rgion dorigine, en loccurrence lAlsace-Lorraine, est en train de sortir du territoire mtropolitain et de la souverainet de la France:

Du ct de mon pre, ils sont partiellement alsaciens. () a cest la partie grand-mre paternelle. Grand-pre paternel je sais quil est du Gers, parce que le nom que je porte est un nom du Gers on na pas on na rien, on na pas dattache, sinon que le nom est trs courant dans le Gers, dans la Haute-Garonne etcetera.

Michle Fo. raconte:

Les parents de mon pre venaient de Savoie. Ctait la fin du XIXme sicle les parents de ma grand-mre paternelle venaient du Berry, toujours peu prs la mme poque, et ils se sont rencontrs en Algrie.

Les propos de Marc G. permettent de mettre en avant une origine mtropolitaine, pourtant diffrente de celles que nous avons cites jusque-l. La diversit caractristique du groupe des Franais dAlgrie ne repose ainsi pas uniquement sur lapport des pays mditerranens la constitution de la population franaise dAlgrie, mais galement sur celui de la mtropole elle-mme, et de ses diffrentes rgions, chacune porteuse dimportantes diffrences:

Cest mon arrire grand-pre arrire grand-pre, languedocien, de lHrault famille de lHrault, agriculteurs de lHrault, les G. sont natifs depuis plusieurs gnrations

Dans cette priode de peuplement incertain, peut-tre est-il possible dapercevoir lorigine de la perception de lAlgrie en tant que paradis, dcouvrir puis perdu, dans limaginaire des gnrations de Franais dAlgrie qui sy seront succdes. Au dbut de lmigration europenne, lAlgrie apparat comme une rcompense ceux qui y cherchent une vie meilleure. Pour ceux qui navaient pas su taire leurs opinions, elle prendra la forme dune punition. Elle est enfin promise comme un avenir tous ceux qui veulent tout recommencer et faire table rase de leur pass.

Depuis la conqute, elle naura jamais t traite comme une terre comme les autres, et cest dans les discours mme de ceux qui doivent encourager et faciliter le peuplement et la transformation de lAlgrie en une vritable province franaise, que lon peut trouver les racines de la vision, idalise, de lAlgrie par ceux qui en constitueront la population jusquau dbut des annes 60. Ainsi que le prcise Raphal Delpard, le gouvernement demande aux prfets de faire preuve dimagination. Pour vanter les avantages proposs, ceux-ci ont lide rvolutionnaire pour lpoque, dapposer des affiches publicitaires dans les mairies et sur les places o se tient un march. On y voque dans des termes au lyrisme grotesque la proximit dune rivire, la fertilit des terres, la construction prochaine dune ligne de chemin de fer. Il suffit presque de fermer les yeux pour sentir le souffle du paradis vous glisser sur les paupires. En effet, le rve des colonistes de crer une seconde France vivant lunisson de la mtropole, un nouveau Canada sur les rives mridionales de la Mditerrane, connat de srieuses difficults. Partir? Mais pour quoi faire? Et avec quels moyens? LAlgrie na rien pour sduire (). Les responsables politiques sentent que sils ne font pas preuve dimagination, sils ne mettent pas tout en uvre, le peuplement de cette terre dAfrique ne se ralisera pas. Par ailleurs, la tentative de certains groupes de rserver lAfrique aux seuls Franais est carte assez rapidement. Lopinion qui prvaut parmi les politiques est de faire de lAlgrie un pays cosmopolite et, selon lexpression en usage lpoque, une colonie europenne.

2) Une politique migratoire?

Si peu de Franais mtropolitains semblent attirs par ce paradis promis, en revanche, de nombreux Europens vont faire le choix, plus ou moins forc, de cette nouvelle destination qui leur propose une nouvelle vie. Ainsi, pousse par une misre plus grande encore, apparat () tout au long de la fin du XIXme sicle, la vague dmigrants des rivages mditerranens. Dailleurs, personne ne cache son origine europenne. Cette provenance trangre est une des composantes de lidentit. () Il nest pas question de la nier mais on sattache, au contraire, la souligner avec dautant plus de vigueur quon est fier de ses origines. () Elles attestent que les prdcesseurs vcurent en pionniers courageux et durs la tche. Cest pourquoi, si les ouvriers et paysans franais tardent venir simplanter sur le sol algrien, en revanche, les Mahonnais et les Espagnols y voient () leur avenir assur. Suivis par les Italiens et les Maltais, puis par des migrations secondaires, telles que les Polonais, les Allemands ou les Suisses, ils montrent tous bien comment, ds lorigine, cest la dimension europenne qui prdomine au sein de cette population en pleine formation, une dimension qui sera, nous le verrons plus tard au cours de ce travail, rinvestie quelques annes plus tard, en France mtropolitaine cette fois, par certains descendants des Franais dAlgrie lorsquils chercheront assurer la prennit dune identit particulire. La plupart du temps, pour les Europens qui choisissent dmigrer, lexil apparat comme la solution extrme. Il ny a pas, par exemple, lattraction des richesses fabuleuses qui a anim, au XVI sicle, les grands explorateurs latins. Il ny a pas non plus cette exaltation qui, la mme poque, a drain les populations anglo-saxonnes vers les terres gnreuses de lAmrique du nord. Les motivations des partants pour lAlgrie sont plus prosaques. Cest de survie quil sagit. Ainsi, sans doute, lafflux le plus spontan est celui des ventres creux, populations trs forte natalit, vivant sur des terres surpeuples, incapables de rassasier tous leurs enfants. Ces migrants de la faim viennent de Campanie, de Sicile, de Malte et de Gozo, de Corse, des Balares (), du Levant espagnol: Valence, Alicante, Carthagne. Pour eux, lAlgrie est un eldorado, relatif et prosaque: un pays o on peut subsister normalement, en travaillant dur. Dailleurs, Jean C. rappelle:

Le coin tait peupl principalement de gens de lIsre, des Hautes Alpes, du confins Isre, Hautes Alpes avec des noms quon retrouve aujourdhui tels Ripert, Garcin il y avait aussi pas mal dItaliens, tous les Italiens qui taient pauvres et qui ne trouvaient pas de dbouchs chez eux venaient en Algrie il y avait des Maltais, beaucoup de Maltais dans mon coin, par contre en Oranais, ctait des gens des Balares, dEspagne, de lEspagne du sud qui tait pauvre aussi qui navaient pas de ressources

Toute lhtrognit des populations europennes qui dbarquent sur le sol algrien en esprant pouvoir y construire une vie meilleure, pour eux et pour leurs descendants, se fait jour de faon tout fait vidente au travers des propos recueillis dans le cadre de ce travail de recherche. Cest dailleurs souvent avec une grande spontanit que les Franais dAlgrie que nous avons eu loccasion dinterroger ici mettent en avant la diversit de leurs origines, comme pour montrer que, malgr des diffrences culturelles, gographiques, voire mme religieuses, qui auraient pu, lpoque, paratre insurmontables, cest pourtant en une mme identit franaise que leurs aeux finiront par se regrouper. Cest aussi une identit de destin quils devront faire face, une mme histoire et son mme traitement, pour enfin dboucher sur un mme drame. Ainsi, aucune diffrence, pourtant systmatiquement mise en avant, ne savrera suffisamment incompatible avec lautre pour empcher lmergence dun groupe, vritable melting pot europen.

Jean-Marc L., responsable dune revue bnficiant dune large audience au sein mme du groupe des Franais dAlgrie, essaie, par ses propos, de rsumer en quelques mots la trs forte htrognit originelle:

On nous appelait les Europens, par rapport aux Musulmans. Et, les Europens, cest vrai que nous ltions, avant lheure. Les Europens, parce que nous sommes des gens qui venions de tous les espaces gopolitiques jentends lEspagne, lItalie, Malte la Suisse, la France, lAlsace-Lorraine, avec ses Allemands, etcetera ce matin, jai quelquun jai eu quelquun dAzerbadjan, originaire dAzerbadjan, descendants de grognards de Napolon, qui est revenu (il rit) son anctre est revenu en Alsace-Lorraine, avec larme de Napolon, et il y est rest. Et puis, naturellement, il a pas voulu devenir allemand, il est parti en Algrie parce que je mtonnais sur ce nom vraiment bizarre. Et donc, on a on tait une foule de gens qui avons rpondu un appel de la France pour construire un pays, et donc cest vrai que je mappelle L., donc par mon pre, je descends dEspagnols, mais ma mre est ne B., et donc je descends dItaliens. Donc, je suis vraiment mditerranen, et italo-espagnol franco italo-espagnol.

Au travers des diffrents discours recueillis, cest donc toute la diversit des migrations vers lAlgrie qui apparat, avec, au premire rang desquelles, lmigration espagnole. En effet, ce sont dabord les Espagnols qui, pousss par la misre dans laquelle ils se trouvent dans le courant du XIXme sicle, gagnent lAlgrie et rejoignent leurs 35 000 compatriotes dj prsents. Ds 1886, ils sont dj 160 000 avoir quitt leur patrie. Les individus venant de pays mditerranens vont constituer de vritables fiefs. En 1911, dans toute lOranie, on compte 95 000 Franais dorigine; 92 000 Espagnols naturaliss Franais; 93 000 Espagnols rests trangers. Dabord fruit de dcisions individuelles, le dplacement dEspagnols vers lAlgrie devient rapidement un phnomne de masse. RolandA. raconte ainsi :

On tait dans la rgion dOran, donc dorigine espagnole, comme la plupart des Oranais, des Oraniens voire dans dautres points dAfrique du nord, Alger, il y avait beaucoup despagnols dorigine des Balares.

Pour Jean-Pierre R.:

Donc, du ct de ma maman, mes arrire grands-parents sont arrivs dans les annes 1870 ils venaient de la rgion dAlmria, en Espagne.

Jean-Pierre Z. raconte aussi de quelle faon il constitue, en tant que personne, le point de rencontre dune multitude dorigines europennes ayant converg vers le sol algrien:

Du ct de ma maman, mes origines sont suisses, italiennes, espagnoles. Du ct de papa, mon arrire grand-pre tait maltais. Donc, comme beaucoup de Pieds-Noirs enfin, comme beaucoup, les gens de Malte sont arrivs en Algrie. Et, du ct de ma grand-mre paternelle, ctait italien. Donc, cest un patchwork de pays mditerranens, en loccurrence, sauf la Suisse peut-tre, mais enfin, la Suisse italienne, a se rapproche un peu.

Quant Christian E., il raconte:

Apparemment () du ct de mon pre, chez les E., nous sommes originaires dune province dEspagne, la province dAlicante dun petit dun petit village, prs de (incomprhensible), dans la province dAlicante, et il semblerait que alors, a date des annes 1860 peu prs il semblerait que, dans une branche de la famille, il y ait eu un accident, que le pre soit mort, et donc quil y ait deux enfants qui soient partis avec les cousins en Algrie, orphelins.

Mme numriquement suprieure aux autres, lmigration espagnole repose tout de mme sur la prsence des premiers colons, mtropolitains, qui ont jou, comme laffirme Jean-Jacques Jordi, leur rle daccueil.

Aux cts de lmigration massive depuis lEspagne, dautres pays dEurope vont galement voir une part souvent importante de leurs habitants aller chercher eux aussi une vie meilleure sur le sol algrien. Maltaise, allemande, suisses, italienne, grecque, aucune dentre elles ne connatra la vigueur et lessor de la communaut espagnole. () En 1841, la migration spontane espagnole touche 9 748 Espagnols et celle franaise atteint 11 500 mes. () En 1891, les chiffres montrent une nette prpondrance espagnole en Oranie face aux autres ethnies europennes.

Pourtant, en 1886, 35 000 Italiens, certains pour chapper la mafia sicilienne, sy ajouteront. Une migration italienne qui fait son apparition au cur des propos de nos interviews, comme Alain G., dont le tmoignage rend clairement compte de la grande diversit des origines des migrants arrivant sur le sol algrien:

Du ct paternel, on remonte cinq gnrations. Du ct maternel, alors l cest dorigine italienne italienne et corse je reviens quand mme sur le paternel le paternel ctait basque et espagnol

Pour Danielle R.:

Du ct de ma mre je commence par elle parce que cest un peu plus compliqu. Ctait des Grecs qui ont t chasss. Il y avait la guerre entre la Turquie et la Grce. Donc, plutt que de se convertir lislam, un beau jour, ils ont dit bon, il ny a plus moyen. On sen va. Ils ont demand asile Gnes, qui occupait enfin, qui possdait la Corse lpoque. Donc, ces Grecs ont trouv asile Gnes, puis en Corse. Et puis, en Corse, ils ont rencontr des difficults. Il y avait bagarre entre les autochtones corses et puis ces Grecs arrivs. Donc, il ont t obligs enfin, ils ont choisi, on va dire, de partir pour avoir la paix. Et, le gouvernement franais leur a offert le voyage enfin des terres, l-bas en Algrie. Et, l-bas en Algrie, il y a un village qui tait vraiment donc construit par eux, qui sappelait Sidi Merouan. Cest l o ma mre est ne. Ils se sont rfugis l. Ils ont commenc, donc, coloniser, construire. Mais, toujours sous leur identit grecque. Voil, cest comme a quils sont arrivs en Algrie.

De mme, pour Pierre A.:

Lhistoire plus ancienne vient du ct de ma mre, puisque cette souche-l est une souche grecque qui est alle Gne, qui est alle ensuite en Corse, Cargse, et qui de Cargse est arrive la fin du XIXe en Algrie donc, cest une vieille histoire. Ce sont des gens dailleurs dont les noms ont t corciss, mais qui ont une consonance grecque assez forte, puisque le nom de ma mre cest Regazaksi Stephanopoli a a bien une consonance grecque. Donc, ils se sont installs la fin du XIXe et, essentiellement, en effet, pour cultiver la terre et sans doute parce quils taient ltroit en Corse parce que cette petite communaut, dorigine grecque orthodoxe lorigine avait compris qu Cargse, il ny avait pas beaucoup despoir, entre la mer et la montagne, de se dvelopper

Souvent dailleurs, les Franais dAlgrie que nous avons interviews ici montrent quel point leur propre histoire familiale se trouve traverse par plusieurs migrations europennes, qui finiront, nous le verrons, par se rejoindre au sein de lidentit franaise.

Ainsi, Jean-Pierre Marc. raconte:

Du ct de mon pre, cest plus loin et a remonte et cest plus difficile, parce que je mappelle M.. Bon alors, on pense que a vient de Murciano, des habitants de Murcie, qui, au temps des alors, ma mre tait catholique et mon pre tait juif. Au temps de linquisition, les habitants de Murcie seraient partis en Afrique du nord. On en trouve beaucoup dans la rgion dOran, voire vers le Maroc. Bon et ma grand-mre tait institutrice, du ct dOran, Mascara, et mon grand-pre est mort des suites de ses blessures la guerre de 14, et l, ma grand-mre, pour une raison que je connais peu peut-tre pour suivre un de ses frres, a t institutrice Alger.

Chez Alain G. galement, llment espagnol est particulirement prsent. Ainsi affirme-t-il:

Alors, de ce que je sais, du ct de mon pre, du ct paternel, mon grand-pre est arriv dAlsace en passant par lEspagne en 1870. Et du ct de ma mre, mon grand-pre maternel tait n lui-mme en Espagne. Cest--dire quen fait jai beaucoup dantcdent espagnols.

Le choix de la France est dailleurs mis en avant par Xavier P., qui nhsite pas considrer comme plus mritant, et presque comme plus franais, ceux qui, dorigines diverses, ont fait le choix de la France alors quils ny avaient aucune attache:

Pour nous, la France, ctait vraiment notre pays. On navait pas on ne remettait pas en cause notre origine. Je vais plus loin nous ntions pas mritants, parce que par filiation directe, nous tions franais, et nous avions encore quelques contacts avec la mtropole, alors que une grande partie de la population de France et dAlgrie tait dorigine trs trs diffrente. Et donc, je crois que ils avaient encore plus dadmiration et de rve vis--vis de ce pays, alors que nous ctait de tradition. Nous tions franais de tradition. Tandis que les autres ont souvent, soit par intrt, soit simplement par idal, opt pour la nationalit franaise. Et en ce sens, je leur donne beaucoup plus de mrite que nous-mmes, beaucoup plus. Cest certain. Parce que ils ont opt. Ils ont fait un choix un moment donn, alors que nous moi, je nai jamais eu faire de choix. Jtais franais de naissance et de filiation

La France () na gure russi implanter dans sa colonie dAlgrie un peuplement venu de la mtropole. Dune certaine faon, ils taient bien peu franais, ces Europens dAlgrie qui se dsignaient eux-mmes au XIXe sicle comme Algriens ou Africains et au XXe sicle comme Europens.

Franaises ou europennes, ce que montrent ces premires arrives, cest avant tout la diversit des raisons qui ont amen de nombreux Franais traverser la mer. Cette diversit demeure un lment important et quil convient, ds maintenant, de prendre en compte.

3) Pourquoi lAlgrie?

Cette diversit apparat comme lun des fondements de la constitution du groupe des Franais dAlgrie. Cest sur cette base que des individus se sont trouvsrassembls autour dun vcu commun, dune identit commune. Sans leur pope algrienne, ils seraient sans doute demeurs difficilement assimilables. Le paradoxe rside en ce que la varit va apparatre la fois comme un frein et comme un creuset du groupe des Franais dAlgrie.

De toutes les rives de la Mditerrane, cest la misre qui a pouss, sur une priode qui couvre plusieurs dizaines dannes, paysans, ouvriers et pcheurs abandonner leur pays pour trouver semployer en Algrie. Davantage que la proximit des rives algriennes et la possibilit de revenir au pays, ce furent surtout les conditions de vie conomiques et sociales, ajoutes la forte croissance dmographique, qui incitrent les migrants mditerranens sexiler (). Pour les Espagnols, les Maltais ou les Italiens, lAlgrie reprsentait () sinon laccession une certaine richesse, du moins lespoir dune vie meilleure. () Mais lAlgrie symbolisait encore autre chose quun exutoire la misre. Elle tait aussi une terre d asile pour tous ceux qui taient chasss de leur pays natal par lexclusion sociale ou loppression politique. Ainsi, lmigration vers lAlgrie se voyait motive tant par la recherche dun certain Eldorado et laccession la fortune que, bien plus souvent encore, par le besoin de survivre dans des situations de crise conomique et de pauprisation collective.

Roland A.rappelle ainsi :

Il faut savoir quau XIXme sicle il faut connatre un petit peu la situation en Europe trs complexe, avec les guerres,des problmes politiques, aussi bien en Espagne, quen Italie, quen France. Ctait le XIXme sicle en Europe tait trs troubl des guerres, des famines avec une monte de des sentiments la fois nationalistes, patriotiques mais aussi, les gens voulaient, disons, davantage de libert. Les ides de dmocraties commenaient avancer, et donc, lEurope noffrait plus un cadre suffisant. Donc, les gens quittaient lEurope, parce quils voulaient construire quelque chose de neuf.

Pour Adrien L.:

Je suis dorigine italienne par mes parents. Papa, donc, tait du nord de lItalie une famille assez nombreuse. Une famille assez modeste. Et, Papa voulait donc changer de situation, et donc sexpatrier. Il est venu en Algrie, car on lui avait dit quen Algrie, ctait le pays de Cocagne, et on navait pas tort, parce queffectivement, ctait le pays o on vivait bien.

Une raison politique, comme le rappelle Frdrique D. :

Ils sont arrivs en 1830, sous le rgime de Napolon III, et ils taient dports politiques.

Quant la famille de Moni