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Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui Volume 5 Septembre 2014 3900.ca En une Markita Boies et Jean-Robert Bonneau par Julie Artacho 43 acteurs de Trois par Ulysse del Drago et les interprètes Encore des histoires par Daniel Canty Portrait d’artiste Félix-Antoine Boutin par Marie-Claude Verdier Quiz Quel auteur dramatique québécois contemporain êtes-vous ? ISBN 2291-8035

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En une Markita Boies et Jean-Robert Bonneau par Julie Artacho Table des matières Le goût du bouleversement par Sylvain Bélanger — p 3 Fabriquer l’histoire par Xavier Inchauspé — p 4 43 acteurs de Trois par Ulysse del Drago et les interprètes de Trois —p 6 Classe de maitre : Markita Boies et Jean-Robert Bonneau par Marion Barbier — p 13 Demande spéciale : Damnatio memoriae par Vincent Patel — p 17 Encore des histoires par Daniel Canty — p 21 Portrait d’artiste : Félix-Antoine Boutin par Marie-Claude Verdier — p 24 Quiz : Quel auteur dramatique québécois contemporain êtes-vous ? — p 26 Soeurs par Sarah Beauvais — p 28

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Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’huiVolume 5 Septembre 2014 3900.ca

En uneMarkita Boies et Jean-Robert Bonneaupar Julie Artacho

43 acteurs de Trois par Ulysse del Drago et les interprètes

Encore des histoires par Daniel Canty

Portrait d’artiste Félix-Antoine Boutinpar Marie-Claude Verdier

Quiz Quel auteur dramatique québécois contemporain êtes-vous ?IS

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2 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

3900 : Rédacteur en chef Sylvain Bélanger Directeur de la publication Philippe U. Drago Comité éditorial Sylvain Bélanger, Philippe U. Drago, Émilie Fortin-Bélanger, Xavier Inchauspé et Marion Barbier Coordinatrice Émilie Fortin-Bélanger Conception graphique Maxime David — leseisme.com Correction Liz Fortin Impression Imprimerie Dumaine Contact [email protected] Relations de presse Karine Cousineau Communications — 514 382-4844 [email protected] Tiré à 10 000 exemplaires LE CENTRE Du ThéâTRE D’AuJouRD’huI : Codirecteur général et directeur artistique Sylvain Bélanger Codirecteur général et directeur administratif Etienne Langlois Directrice de production Annie Lalande Directeur des communications Philippe U. Drago Adjointe aux communications et responsable du développement des publics Émilie Fortin-Bélanger Gérant André Morissette Responsable de la comptabilité Gisèle Morneau Adjointe aux directions et réceptionniste Marion Barbier Adjointe à la direction artistique par intérim Johanne Haberlin Directeurs techniques Jean-Philippe Charbonneau et Éric William Quinn Responsable du service aux abonnés Luc Brien Entretien du bâtiment Alain Thériault LE CoMITé ARTISTIQuE : Alexia Bürger, Xavier Inchauspé et Olivier Kemeid LE CoNSEIL D’ADMINISTRATIoN : Stella Leney, Miguel A. Baz, Gladys Caron, Jean Bard, Sylvain Bélanger, Olivier Kemeid, Nathalie Ladouceur, Etienne Langlois, Lucie Leclerc, Sylvie Léonard, Marie-Chantale Lortie et Roger Renaud.

Encore des histoires par Daniel Canty— p 21

Portrait d’artiste : Félix-Antoine Boutinpar Marie-Claude Verdier— p 24

Quiz : Quel auteur dramatique québécois contemporain êtes-vous ?— p 26

Soeurspar Sarah Beauvais— p 28

Le goût du bouleversement par Sylvain Bélanger — p 3

Fabriquer l’histoirepar Xavier Inchauspé— p 4

43 acteurs de Troispar Ulysse del Drago et les interprètes de Trois— p 6

Classe de maitre : Markita Boies et Jean-Robert Bonneaupar Marion Barbier — p 13

Demande spéciale : Damnatio memoriaepar Vincent Patel— p 17

Table des matières

Cet été, en vue d’une diffusion en podcast pour le site de la revue Nouveau Projet, j’étais invité à échanger avec Miriam Fahmy de L’Institut du Nouveau Monde sur le thème des régénérations. Au cours de l’entretien, nous avons été confrontés elle et moi à cette idée du temps nécessaire à une génération pour changer profondément une société.

Nous étions tiraillés entre notre impatience face à la lenteur et notre relative inertie, mais conscients aussi que le temps finit par arranger certaines choses. Je me suis alors dit que nous étions collectivement ainsi faits : actifs et passifs selon l’humeur et le temps disponible, pris de soubresauts associés à l’urgence d’agir et en même temps complètement assis, prêts à attendre que les autres le fassent pour nous, à attendre que la génération suivante, par exemple, se charge des changements profonds ou de la gestion des catastrophes.

Je me suis prêté au jeu de l’autopsie de ce paradoxe en nous, ce paradoxe qui fait de nous des êtres à la fois conservateurs et progressistes, apathiques et proactifs. Et je me disais qu’il s’agissait là de notre rapport aux idées : les nouvelles et les anciennes.

********* Car on change assez aisément ce qui nous ennuie. On change ce qui nous insupporte. On change ce qui nous est trop difficile, ce qui est usé ou malade. On change ce qui ne nous procure aucun plaisir. On change ce qui ne nous renvoie plus une belle idée de nous-mêmes, ce qui n’est plus beau, ce qui est incon-

Par Sylvain BélangerRédacteur en chef du 3900, directeur artistique et codirecteur général du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Le goût dubouLeversement

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3Volume 5 Septembre 2014 éditorial Sylvain Bélanger

fortable ou douloureux. On change aussi ce qui n’est plus en accord avec la publicité ou la tendance. Mais on change très peu ce que nous sommes. On change rarement d’idée, en fait.

Nous sommes pourtant pleins de courage lorsque ça nous concerne. Nous sommes pleins de courage lorsqu’on n’a plus le choix. Nous sommes pleins de courage sous la menace de perdre ou lorsqu’on a des bouches à nourrir. Nous sommes pleins de courage lorsque quelqu’un l’a fait avant nous. Nous sommes pleins de courage lorsqu’on se sent aimé ou qu’on ne connaît pas le danger. Nous sommes pleins de courage aussi, lorsque l’idée est assumée par quelqu’un d’autre.

Et bien qu’elle soit bien relative, cette idée de progressisme (ou de modernité), que nous soyons tous le moderne ou le réactionnaire de quelqu’un d’autre, nous avons néanmoins, et ce quotidiennement, un rendez-vous avec nous-mêmes : mesurer en soi, notre participation dans la marche du progrès.Et dans cette valse-hésitation, où l’honneur et la lâcheté coha- bitent, on est en droit de se poser une question essentielle : avons-nous envie du bouleversement ? Avons-nous réellement le goût de la nouveauté ou de ce qu’implique le progrès ?

Alors que nous reconduisons (malgré nous la plupart du temps) les choses apprises et répétées. Alors que nous reconduisons les modèles, les trucs simples. Alors que nous reconduisons les refrains de la majorité ou la loi du plus fort. Alors que nous reconduisons les contrats obscurs, les habitudes ou les tics de la famille. Mais comment nous dépasser lorsque nous recon-duisons que ce que l’on comprend seulement ? Lorsque nous reconduisons ce en quoi on nous a dit de croire. Nous recon-duisons peut-être en fait, ce que nous avons déjà été. Nous reconduisons peut-être trop souvent de vieilles idées.

Au-delà de ce que nous connaissons, nous avons pourtant une certaine curiosité pour le nomade. Nous avons une certaine curiosité pour l’insolite. Nous avons une certaine curiosité pour l’odieux, le ridicule, le scabreux. Nous avons une certaine curiosité pour les catastrophes, l’humanitaire, le guerrier. Nous avons une certaine curiosité pour le comique et le por-nographique. Mais nous avons aussi une certaine curiosité pour la beauté, pour les gestes généreux et gratuits. Nous avons, envers et contre tout, une certaine curiosité pour la moder-nité. Nous avons suffisamment de curiosité pour accueillir les nouvelles idées.

« - Nous sommes trop vieux pour des temps nouveaux.- Crois-tu ? Nous sommes trop jeunes pour des temps trop vieux. »- Yves Sauvageau, Wouf Wouf

Et j’ose croire qu’il est encore temps de changer d’idée sur sa génération. Et il est encore temps de changer d’idée sur son pouvoir d’indignation. Qu’il est encore temps de s’ajuster à l’austérité ou aux défis de l’immigration. Il est encore temps de s’intéresser à nos richesses naturelles. Il est encore temps de s’intéresser à Gaza. Il est encore temps de s’intéresser à l’Afrique. Il est encore temps de changer cette architecture aléatoire de nos villes. Malgré ce qu’en pense une majorité, il est encore temps de changer l’Assemblée nationale. Il est encore temps de dire à Stephen Harper que son projet de société axé sur la Défense n’est peut-être pas la meilleure idée. Il est encore temps de dire aux politiciens québécois qu’un projet de société axé sur la Santé à tout prix c’est bien, mais que ce n’est pas suffisant pour mieux faire vieillir le Québec. Il est encore temps d’avoir des idées à soi, des idées nouvelles. Il est encore temps d’investir tout notre temps sur ces bonnes idées.

********* Et le théâtre dans tout ça ? Son rôle à jouer dans la marche au progrès ? Eh bien, je crois que le théâtre peut être un lieu d’idées nouvelles. Du moins, il les suggère.

Le théâtre, avec ses nuances, sa complexité, sa poésie, son ironie ou son manque de solutions claires, cherche justementle bouleversement des idées. Les pouvoirs publics ont pourtant horreur de ces bouleversements. Au mieux : ils les fuient, au pire : ils doivent les gérer en solutions claires, à coups de pro-jets de lois, de guerres de religion ou de messages publicisés.

Alors ce goût du théâtre, ce goût du bouleversement nécessaire à l’émergence des nouvelles idées, appartient-il alors seulement à la durée d’un spectacle ? Est-il à ce point inadéquat avec la sphère publique ?

J’ose croire que non. Le goût du bouleversement n’appartient pas qu’aux artistes ou aux révolutionnaires de ce monde. Ce n’est pas que la responsabilité des dissidents ou de quelques « originaux ». Le goût du bouleversement, nécessaire à l’émer- gence des nouvelles idées, nécessaire à la modernité, il est partout. Le rêve nous en rapproche. La paresse nous en éloigne.

Et pendant ce temps qui fuit et qui s’accumule tout à la fois, le théâtre édifie ce goût du bouleversement et peine à le rendre public, et on dirait que le temps pourrait nous manquer.

Ça aurait pourtant été une bien bonne idée.

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4 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Toute la bande du Théâtre de la Banquette arrière débarque au CTD’A pour présenter sa dernière création écrite et mise en scène par l’un d’eux, Sébastien Dodge. Dans la foulée de son plus récent spectacle Dominion, mais aussi de La guerre et La genèse de la rage qu’il avait créés ici, Dodge se joue encore de l’Histoire avec un grand H. Il nous plonge cette fois-ci au cœur de la Rome antique où les barbares ne sont pas ceux qu’il reste à civiliser aux confins de l’empire, mais plutôt ceux qui festoient au palais de l’empereur Commode.

Mais Damnatio memoriae a pourtant failli être autre chose. En fait, la première intention de Sébastien Dodge était de situer l’action de sa pièce dans les mines d’argent du Laurion dans l’Antiquité alors qu’une masse d’esclaves devait extraire le précieux minerai dans des conditions que l’on imagine effroyables. Ce spectacle devait donc porter sur les damnés de la terre, ces éternels oubliés de l’Histoire. Il portera finale- ment sur les puissants du monde qui, jusqu’à Marx, étaient considérés comme les seuls acteurs de l’Histoire en marche. D’un bout à l’autre de l’échelle sociale, leur histoire est pourtant liée, alors que la soif des uns n’a d’égal que la sueur des autres.

Réflexion sur l’Histoire qui peut encore nous donner des leçons et ceux qui veulent l’utiliser comme un instrument politique.

********* Le tribunal de l’Histoire n’a toujours connu qu’un seul juge  le vainqueur. C’est un lieu commun, mais peu de choses l’illus- trent aussi clairement que la damnatio memoriae. C’était par cette procédure exceptionnelle que le sénat romain condamnait à l’oubli un empereur ou un grand une fois décédé. On cassait alors les statues de lui, détruisait les pièces à son effigie, effaçait son nom des monuments.

Difficile d’imaginer pire châtiment pour un citoyen romain; difficile d’imaginer pire châtiment pour un puissant néces-sairement désireux de laisser une trace, obsédé par son héritage. Pourtant, cette punition ne visait pas réellement à effacer la mémoire de cet homme. Les sénateurs qui la prononçaient n’avaient pas cette prétention. D’ailleurs, Marc Antoine, Caligula, Néron et Commode ont tous subi cette condamnation et ils demeurent avec César ou Cicéron les personnages les plus célèbres de l’histoire romaine. D’ailleurs, on allait parfois jusqu’à décréter une journée du souvenir au nom de l’empereur déshonoré. Plutôt paradoxal, si l’objectif était l’oubli. Commémorer et oublier sont toujours des anto-nymes. En fait, la damnatio memoriae ne servait que les fins politiques à court terme du nouvel empereur ou du sénat.

Y a-t-il une meilleure manière pour regagner le soutien de sénateurs trop longtemps humiliés par son prédécesseur ? Une façon plus simple d’instaurer sa lignée au pouvoir qu’en déshonorant celle que l’on cherche à remplacer ? Un moyen plus efficace pour gagner le titre de « libérateur » et perdre celui d’« usurpateur » ? C’est pour laver son crime que Caracallafait retirer le nom de son frère Géta de tous les documents publics : il a tué ce frère avec lequel il devait partager le pou- voir. C’est ainsi que Commode est d’abord honni par Pertinax, pour être ensuite réhabilité par Septime Sévère qui lui suc-cède. En divinisant Commode dont il serait le frère, Septime se magnifie lui-même. Sébastien Dodge l’a bien compris :

- Y faudrait savoir une chose.- Est-ce que c’est légitime ?- C’est la question.- C’est quelle lignée ?- C’est une bonne question.- Faut que ce soit légitime !- Donc, nous avons eu Commode.- Commode ?- Commode, c’était légitime.- Ah oui, Commode, très légitime.- Après, on a eu deux usurpateurs.- Ça, c’est illégitime !?!- oui.- Là, y’a eu une petite guerre civile.- oui, une guerre civile, c’est vrai.- Et puis donc, Septime Sévère.- Qui était le frère de Commode.- Son frère... oui, bon, on a avalé ça.- C’était son frère ou non ?- Bon, on se dit que c’était son frère ?- oui, ce sera plus simple.- Fac, c’était son frère ???- Son frère.

Tout est dit. Cette condamnation à l’oubli est toujours un moyen d’asseoir son pouvoir. En un mot, c’est toujours un enjeu de légitimité.

Nos démocraties contemporaines ont toujours essayé de se tenir à distance de ce genre de légitimité. C’est plutôt là la marque des États totalitaires et dictatoriaux : réduire la légitimité d’une loi, d’une décision, d’un programme à des qualités présupposées, jamais débattues ou discutées. Cette décision est juste, car elle émane de notre souverain qui est le divin sur terre. Cette loi est bonne, car elle est l’écho de notre vérité politique, religieuse ou sociale.

Par Xavier InchauspéDocteur en philosophie, directeur général adjoint de Sibyllines et membre du comité artistique du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Fabriquer L’histoire

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5Volume 5 Septembre 2014

De telles conceptions du légitime sont par définition incom-patibles avec la démocratie, car elles visent précisément l’exclusion du peuple du processus de prise de décision. Aujourd’hui, la légitimité démocratique ne peut que rejeter un carcan comme celui qui pouvait prédominer sous Com-mode. C’est le refus du « daddy knows best » dans nos sociétés que l’on voudrait horizontales plutôt que verticalement hiérarchiques. C’est le refus du « voici LA vérité » dans nos sociétés que l’on souhaite plurielles. Mais voilà, la tentation d’appuyer sur les vieux ressorts de la légitimité est toujours aussi forte. Et les deux principales tactiques utilisées aujour- d’hui par nos gouvernements ne sont que des déclinaisons à peine édulcorées de celles qu’employaient déjà les empereurs romains.

La première est la plus simple et donc la plus répandue. Elle est toute contenue dans cette affirmation : je suis légitime, donc mes décisions sont forcément légitimes. Elle allait d’ail-leurs trouver son expression la plus aboutie durant la dernière grève étudiante. Le ministre Clément Gignac, épuisé par la contestation, avait alors eu recours à cet ultime argument : « Si vous voulez gouverner le Québec, mettez votre face sur le poteau et faites-vous élire ». Une manière de dire, on ne débattra pas du bien-fondé de la hausse des frais de scolarité, vous n’aurez qu’à nous remplacer aux prochaines élections. Bien sûr, cette légitimité ne s’appuie plus sur le sang ou la lignée. Mais aujourd’hui, comme dans l’Antiquité, l’idée est bien la même : se draper dans une légitimité alléguée pour éviter que l’on remette en question nos actions. C’est encore et toujours une manière d’écarter le peuple du pouvoir.

La seconde n’est pas neuve non plus. Elle a toujours été employée ici comme ailleurs. Il s’agit alors de jouer avec la mémoire collective. L’objectif est de déployer une certaine conception de l’histoire, du patrimoine et de la culture qui correspond à ce que notre parti politique incarne de manière générale au quotidien. C’est de cette adéquation entre cette « histoire passée » et nos « actions présentes » que va pouvoir naître quelque chose comme une aura de légitimité autour de notre gouvernement. En d’autres termes, nos décisions sont légitimes, car elles s’inscrivent dans une longue tradition; nos mesures sont légitimes, car elles correspondent à l’identité nationale ainsi forgée.

Les efforts consacrés aux commémorations de la guerre de 1812 en sont le meilleur exemple. Ces actions s’inscrivent

Fabriquer l’histoire Xavier Inchauspé

dans cette volonté de mettre de l’avant une certaine histoire que seul le Parti conservateur parvient à réellement incarner. Rien d’étonnant donc à ce que les plus virulentes critiques à l’égard du remplacement des prix Thérèse-Casgrain (que Trudeau avait nommée au Sénat) par les Prix du premier ministre pour le bénévolat soient venues des rangs libéraux : Stéphane Dion et Mylène Freeman en tête. Ce sont eux qui ont le plus à perdre dans cette refonte de l’histoire. C’est l’héritage libéral qui est ainsi mis à mal. C’est leur trame historique qui est menacée, celle qu’ils avaient pendant des années exaltée autour de leurs réalisations : le rapatriement de la Constitution, la Charte des droits et libertés, la Cour suprême, etc. D’ailleurs, l’amour inconsidéré du gouvernement Harper pour les por-traits de la Reine ne peut s’expliquer que comme un pied de nez à Trudeau virevoltant dans le dos de celle-ci à Buckingham Palace.

On peut bien sûr s’insurger contre cette trame historique que les conservateurs mettent aujourd’hui de l’avant. On peut refuser de s’y reconnaître. On peut se désoler qu’en 2014, on en soit encore à louer des héros guerriers pour renforcer l’identité canadienne. On peut même taxer ce gouvernement conservateur « d’idéologique » comme on l’entend très souvent au Québec. Mais on ne peut les mettre seuls dans ce panier. On ne peut s’arrêter là. Il reste à dénoncer cette tactique en général. En effet, il faut voir ces manœuvres pour ce qu’elles sont. Un truc vieux comme le monde, aussi vieux que la Rome antique, qui vise encore et toujours à se forger une légitimité supposée et non discutée; quelque chose comme une « légiti-mité qui va de soi ». L’objectif n’a pas changé : avoir moins de comptes à rendre à la plèbe.

À partir de là, il nous faut choisir : être démocrate ou pas. On ne peut l’être à moitié ou seulement lorsque ça nous arrange. En d’autres termes, s’il faut attaquer ce gouvernement pour ces manœuvres, il faudra critiquer avec la même véhémence ceux qui mettront de l’avant une autre histoire, même si elle nous sied mieux. Il n’y a pas de pire gardien de la mémoire que celui qui est au pouvoir. Quel qu’il soit.

Damnatio memoriae _ Salle principaleDu 11 au 30 novembre 2014theatredaujourdhui.qc.ca/damnatio

Le tribunal de l’histoire n’a toujours connu qu’un seul juge : le vainqueur. C’est un lieu commun, mais peu de choses l’illustrent aussi clairement que la damnatio memoriae. C’était par cette procédure exceptionnelle que le sénat romain condamnait à l’oubli un empereur ou un grand une fois décédé. on cassait alors les statues de lui, détruisait les pièces à son effigie, effaçait son nom des monuments.

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6 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

43 comédiens et collaborateurs au texte sur une scène pour Trois de Mani Soleymanlou, ce n’est pas rien. Pour vous les présenter, nous avons demandé au photographe Ulysse del Drago de passer quelques minutes avec chacun d’entre eux pour nous offrir une belle collection d’instantanés. Au moment de l’écriture de Trois, Mani avait demandé à chacun d’écrire quelques mots sur ses souhaits, ses désirs et sa génération. Nous vous en offrons quelques extraits dans ces pages avant de vous les faire découvrir sur scène.

43 aCteursde trois

Je fais partie d'un peuple qui doit se réapproprier le souffle, la voix et le verbe.

je souhait que la langue Francais sois juste un peu plus facile

Je nous souhaite quelque chose de grandiose, de rassembleur, de big.

Je n’ai aucun questionnement face à mon identité. Je suis québécoise, point final.

Par ulysse del Drago et les interprètes de Trois

Jean-Moïse Martin

Mani Soleymanlou

Maxime Isabelle

Jonathan Fortin

Jérémie Brassard

Charles-Aubey Houde

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7Volume 5 Septembre 2014 43 acteurs de Trois

- Je souhaite pouvoir dire à ceux et celles qui pensent qu’être québécois, c’est d’être blanc, de manger des bleuets et de s’appeler m. tremblay. ben non. Je suis métisse, je mange de la poutine, pis mon nom de famille, c’est Philogène-Pitt. mais moi aussi, j’ai l’inconfort d’être canadien-français.- Je souhaite aussi que ma petite soeur autiste puisse prononcer une phrase. que ma mère puisse enfin faire ce qu’elle veut, malgré ses 9 enfants.- Je souhaite faire du théâtre toute ma vie... et de pouvoir en vivre et de toujours aimer ça.

nous autres = nosotros

Je souhaite qu’ils construisent des condosen forme de vieux appartements propres.

Je souhaite que mon petit-fils métissé grandisseen santé. Je souhaite qu’il soit accepté et non toléré. Je souhaite qu’il soit fier de ses origines.

Je souhaite à cet homme qui comme mon père verra son fils naître dans un pays qui n’est pas celui de sa naissance, de trouver chez nous une terre fertile où son enfant pourra connaître un destin insoupçonné. Je nous trouve chanceux de pouvoir nous demandersi le pays qui nous a vus naître est celui où nous souhaitons vivre.

Je sais que l’on se perd, continuons. C’est une belle façon de se retrouver ailleurs.

Dominique Leclerc

Cynthia Wu-Maheux

Marie-Laurence Moreau

Ève-Chems de Brouwer

Alexis Lefebvre

Christophe Rapin

Elkahna Talbi

Marcelo Arroyo

Audrey Lachapelle Larivée

Andréanne Daigle

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8 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

À mon fils qui va naître,rappelle-toi que l’autre, c’est toi, mais né ailleurs.

Cher autochtone,Je ne serai jamais comme toi.Je n’ai pas une terre à moi.

Je souhaite qu’on comprenne que même en faisant un bon deal sur 5 électros pas chers ou sur un nouveau set de casseroles de luxe en spécial, on se fait fourrer pareil.

Je souhaite que la curiosité devienne une loi étatisée, obligatoire pour tous.

il y a de cela plusieurs années, ma mère était en train de préparer des baklavas, quand elle a réalisé au milieu de sa recette qu’elle n’avait plus de miel.Ce jour-là, elle a décidé de prendre du sirop d’érable en se disant que ça devrait faire l’affaire.eh ben ces baklavas se sont avérés un méga succès. surtout auprès de ses filles !!!!Car contrairement au miel qui est plus lourd et collant, le sirop d’érable s’évapore, mais garde sa qualité adhérente pour que les feuilles de pâte filo restent collées.Je souhaite qu’on me laisse bouffer mes baklavas avec du sirop d’érable pis ma poutine avec de la harissa…

nipakusheliten tshetshi kassinu mamu nutam pamuteik

Je souhaite continuer à me déstabiliser pourme sentir en vie.

Jean-Robert Bonneau

Sounia Balha

Adrien Bletton

Denis Lavalou

Joanie Guérin

Geoffrey Gaquère

Leyli Machouf

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9Volume 5 Septembre 2014

Je souhaite que mon sein soit comme un transformer et qu'il puisse se métamorphoser en une fontaine infinie de smoothie aux fruits bios protéinés et équitables pour nourrir tous mes amis, les enfants du tiers monde, et les orphelins du Proche, du moyen et de l'extrême-orient.

Je souhaite pouvoir tenir la main de mon chum sur la rue sans me faire dire que je me suis trompé de quartier.Je veux encore pouvoir aller jouer dans la rivière moisie avec les enfants de maliotenam, cuire une ouananiche sur la plage avec les montagnais de métabetchouan et me jeter dans les vagues dans la baie de natashquan…

Je souhaiterais que la terre de mon père, là où j'ai marché dans les sentiers enneigés sous un silence de raquette, là où j'ai souvent siroté le « encore un dernier verre » de vin devant l'feu d'camp, là où j'ai vu mon père redevenir le p'tit cul qu'il avait été, là où un soir, sous un ciel étoilé, j'ai réfléchi avec lui sur la grandeur de la vie, là où je verrai mon fils courir cet été, là où je me suis quelquefois effondrée sous le poids qui tombait de mes épaules au moment même où, en arrivant, je fermais la porte de la voiture, comme une délivrance dans ce lieu où je pouvais être moi, simplement, complètement. sans jugement, sans attente.

qu’il soit possible de n’appartenir à rien d’autre qu’à soi et rien qu’à soi.

rire c’est vivre, j’ai besoin de savoir si rire jaune c’est mourir.

il n’est jamais trop tôt pour développer un peu sa conscience sociale. ma mère,elle, faisait la révolution en iran quand elle avait mon âge.

Talia Hallmona

Marco Collin

Ines Talbi

Iannicko N’Doua-Légaré

Bruno Piccolo

Gabrielle Poulin

Rashel Bessette

Mohsen El Gharbi

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10 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Je souhaite que le confort indifférent généralisé envers les scandales qui nous sont rapportés reste dans notre mémoire un peu plus longtemps qu’un seul printemps. Je souhaite dire fièrement « je me souviens ».

Je souhaite devenir quelqu’unne pas être oubliée, ne pas m’enfouir, me cacher, me perdreJe souhaite de ne plus vivre dans une société basée sur la peur et la soif d’argentJe souhaite être plus grande, plus forte. ne plus me perdre dans mon infinie recherche d’approbation et mon obsession de la beautéCelle qu’on attend de moi, de la femme. La fantasque et l’impossible perfection d’un logiciel 2.0Je souhaite me souvenir ne plus être en tabarnac contre toute et de ne plus me jugerne plus me sentir « imposteur » ou inférieure.vivre de mon métier avec fierté. La mienne, celle de mon gouvernement et celle de mon peupleJe souhaite ne plus avoir honte de moi, du nous.que le “nous” ne soit pas seulement qu’un slogan pour notre conscience.que l’inertie et l’abrutissement collectif soient taxables.que les gens aient encore soif de connaissances et d’espoirs.Je souhaite rire jusqu’à ma mortJe souhaite que les gens dansent ma disparition plutôt que de la pleurerJe souhaite mourir avant ma soeur.

Je suis de ceux qui souhaitent ne plus jamais se faire quitter.

Mireille Métellus

Emmanuel Schwartz

Matthieu Girard

Leïla Thibeault Louchem

Mazyar Shahcheraghi

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11Volume 5 Septembre 2014

Je souhaite qu’on reconnaisse le globe terrestre comme le seul territoire auquel nous devons tous revendiquer d’appartenir. Je souhaite qu’on cesse de déplorer, qu’on réapprenne. Cesser de croire. il faut absolument cesser de croire en tout et n’importe quoi.

Je suis de cette génération qui n’est pas de celles qui résistent, qui pense mal parfois mais qui pense fort au moins.

J’aimerais quitter un pays comme on quitte une femme,par désir pour une autremais en blâmant la guerre.Par soif de liberté,tout en évoquant les frontières,que j’ai moi-même tracées.Je voudrais quitter mon pays comme on quitte une femme,avec dans ma bouche le miel de son âme.

Je suis de ceux qui se retrouvent chaque matin déchirés entre ouvrir l’œil sur les absurdités et la souffrance du monde et me sentir impuissante, ou simplement débuter ma matinée en m’emplissant les oreilles de tounessans conséquence, en me foutant de tout le reste, en me concentrant sur mon propre bonheur, voire même sur des choses futiles.« surtout, ne rate pas ton eye-liner dominique », et ainsi de me préserver du cynisme parce que j’aurai fermé les yeux.

Simon-Xavier Lefebvre

Karine Gonthier-Hyndman

Mathieu Gosselin

Gabriel Favreau

Justin Laramée

Lucie M. Constantineau

Rodley Philogène-Pitt

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12 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Nous nous rencontrons au restaurant par un dimanche matin ensoleillé. Nous nous entre-tenons au-dessus de deux assiettes symétriques : deux œufs, deux viandes et pain. Félix-Antoine me raconte, avec humilité et précision, son désir de faire un théâtre qui aborde l’intime comme politique et qui est véritablement accessible : c’est-à-dire qu’il amène un contact authentique entre l’interprète et le spectateur. Le jeune auteur, acteur et metteur en scène me décrit avec déter-mination sa recherche des formes dramatiques nouvelles afin de remettre la poésie et le sacré au cœur de la rencontre qu’est le théâtre.

Je comprends plus tard qu’Antonin Artaud nous épiait dans un coin du restaurant. Son esprit résonne dans cette proposition artistique. Il n’en a pas été question lors de nos discussions, mais lorsque j’ouvre le Théâtre de la Cruauté pour vérifier une intuition, les mots sautent pour signifier leur profond acquiescement à cette proposition : et le public croira aux rêves du théâtre à condition qu’il les prenne vraiment pour des rêves et non pour un calque de la réalité; à condition qu’ils lui permettent de libérer en lui cette liberté magique du songe…

On ne pourrait se méprendre entre la réalité et les spectacles de Félix-Antoine Boutin. Ses œuvres sont des songes, au sens où elles élargissent notre horizon imaginaire. Personne dans la salle n’est dupe de la fiction : les interprètes nous rappellent leur présence et leur fonction, mais c’est justement parce qu’ils sont présents et parce que la poésie s’infiltre avec eux que la représentation fonctionne avec autant de justesse.

Les mots parlent peu à l’esprit; l’étendue et les objets parlent; les images nouvelles parlent; même faites avec des mots. Mais l’espace tonnant d’images, gorgé de sons, parle aussi, si l’on sait de temps en temps ménager des étendues suffisantes d’espaces meublées de silence et d’immobilité.

Félix-Antoine souhaite s’éloigner du processus traditionnel de création théâtrale et il accueille son équipe complète

dès le début du processus. Cela permet à tous d’être partie prenante du projet créatif. Il se réclame de l’écriture scénique, où l’œuvre est la somme de toutes ses composantes et forme un écosystème scénique : paroles, actions, lumière, costumes, décors, accessoires, musique, etc.

Cet écosystème se nourrit des préoccupations du créateur. Que cherche-t-il ? Le réenchantement du monde. Le sacré. On se rapproche ici du théâtre comme lieu de communion d’une foule. Comme rassemblement festif. Nous allons au théâtre pour voir quelque chose arriver sur la scène et dans nos têtes. Cela présuppose un certain danger, un risque autant pour les artistes que pour les spectateurs. Un risque comme dans un sport, comme dans un jeu. L’aspect ludique de la création est primordial. Félix-Antoine édicte toujours de strictes règles avec lesquelles tous les interprètes doivent composer tout au long du processus de création d’un nouveau spectacle.

Ce processus peut s’étendre sur de nombreuses années. Par exemple, le spectacle Koalas qui sera présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui sera la troisième incarnation de cette œuvre. La naissance de Koalas a eu lieu au festival Zone Homa. Félix-Antoine avait imaginé un dispositif complexe pour ses acteurs. À la manière d’une histoire dont vous êtes le héros, chaque acteur commençait le spectacle devant un lutrin précis où se trouvaient les premières pages du texte. Lorsqu’il avait terminé de lire sa page, on lui indiquait, au bas de celle-ci, de se déplacer vers un autre lutrin. Arrivé au lutrin suivant, l’acteur lisait le texte, accomplissait les actions demandées sur la feuille, disait les paroles et poursuivait son chemin vers le prochain lutrin et ainsi de suite jusqu’à la fin de son parcours. Il en était ainsi pour tous les interprètes du spectacle qui effectuaient cet étrange ballet. Le jeu était alors autant pour les spectateurs qui assistaient à une fiction que pour les acteurs qui découvraient le spectacle en même temps que celui-ci se déroulait. Cette mise en danger et cette disponibilité sont essentielles pour le metteur en scène. Les acteurs doivent être totalement présents à ce qu’ils accom-plissent. Ils sont conscients de la présence des spectateurs et ils ont un échange direct avec eux. Félix-Antoine en scène souhaite conserver l’authenticité de ce rapport. Il veut assumer les failles, les faiblesses et la maladresse de certains moments.

Au lieu d’en revenir à des textes considérés comme définitifs et comme sacrés, il importe avant tout de rompre l’assujettisse-ment du théâtre au texte et de retrouver la notion d’une sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée.

Lorsqu’il fonde sa compagnie, Créations dans la chambre, Félix-Antoine fouille les œuvres du répertoire mondial qui abordent l’intime. Cette quête le mènera jusqu’au Edward II de Christopher Marlowe. La pièce aborde la délicate question d’un souverain dévoré par une passion qui lui fait oublier son devoir et le mène à sa perte. Ce point de départ a permis au metteur en scène d’explorer les extrêmes de la passion et de ses conclusions violentes pour la création de Koalas. Cela a été un processus dans la durée : l’œuvre l’a habité durant deux ans avant qu’il se lance et écrive une première version du texte en un court mois. Là encore, il fait preuve de singu-larité : le texte ici n’est pas une pièce traditionnelle : il s’agit d’une longue didascalie. Ne s’avouant pas tout de suite auteur, Félix-Antoine l’a écrite au conditionnel. Il a ensuite divisé le texte pour créer les personnages qui expliquent, racontent, se construisent et se scénarisent pour séduire l’autre, toujours dans l’espoir et l’attente que la conjugaison au conditionnel leur permettait. Edward II s’est mis en retrait pour laisser

Par Marie-Claude VerdierIllustration de Thaïla Kampo

L’intime Comme terrain de Jeu (aveC Cruauté)

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13Volume 5 Septembre 2014 Portrait d’artiste Félix-Antoine Boutin

place à un pentagone des personnages amoureux cherchant à savoir comment exister. Ils expriment ce doute avec vulné- rabilité, maladresse et humanité aux spectateurs devant eux.

Nous supprimons la scène et la salle qui sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action. Une commu-nication directe sera rétablie entre l’acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l’action est enveloppé et sillonné par elle.

Assister à un spectacle de Félix-Antoine Boutin, c’est accepter d’en faire partie. Il ne s’agit pas de monter sur la scène pour devenir durant un moment l’assistant d’un magicien ou le faire-valoir d’un humoriste. Non, ici le spectateur est dans un risque beaucoup plus intime, car il doit accepter d’être présent et surtout d’être complice de l’action, de l’histoire et des personnages. Félix-Antoine a exploré de nombreuses stratégies afin d’aller à la rencontre des spectateurs de manière inusitée. Par exemple, les passants se dirigeant vers leur travail au centre-ville furent surpris, en marchant sur la Place des festivals, de rencontrer une fiction mythique sur leur chemin. Le rituel exotique du Sacre du printemps montrait une image sacrée et étrangère dans ce lieu urbain et faisait irruption dans la normalité du matin. Lors des représentations de Message personnel, les spectateurs étaient conviés dans le confort et la proximité d’un appartement où les acteurs s’adressaient à eux et les nommaient par leur prénom. Le rapport d’intimité se transformera aussi pour Dévoilements (striptease) dans lequel Félix-Antoine poursuit sa recherche sur l’intime en allant cette fois-ci vers la nudité des corps selon les Variations Goldberg. Bien au-delà de l’aspect sexuel du striptease, la représentation nous amène rapidement à réfléchir sur notre relation au corps de l’autre, à la nudité publique tout en appré-ciant la poésie physique qui se dégage de l’ensemble. Mais là encore, le spectateur gardait une distance face à la fiction. Félix-Antoine a augmenté le niveau d’implication du spec-tateur à celui de participant lors du pyjama party organisé au théâtre Espace Go. Les cinquante spectateurs devinrent les acteurs de leur propre soirée. Des jeux existentialistes leur furent proposés, dont une partie de vérité / conséquence, où chacun devait dévoiler une parcelle d’intimité devant les autres. Le spectacle, c’était eux.

En d’autres termes, le théâtre doit poursuivre, par tous les moyens, une remise en cause non seulement de tous les aspects du monde objectif et descriptif externe, mais du monde internet, c’est-à-dire de l’homme, considéré métaphysiquement.

Félix-Antoine continue sa démarche avec vigueur et passion. Il reste à espérer que la rencontre, avec tout ce qu’elle a de fragile et d’humain, ait lieu avec les spectateurs de Koalas. Le metteur en scène aura cet automne la possibilité de poursuivre ses recherches théâtrales à L’L, un lieu bruxellois d’accompagnement et de recherche dédié aux jeunes artistes.

Koalas _ Salle Jean-Claude-GermainDu 7 au 25 octobre 2014theatredaujourdhui.qc.ca/koalas

on ne pourrait se méprendre entre la réalité et les spectacles de Félix-Antoine Boutin. Ses œuvres sont des songes, au sens où elles élargissent notre horizon imaginaire. Personne dans la salle n’est dupe de la fiction.

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14 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

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15Demande spéciale : Damnatio memoriae Vincent PatelVolume 5 Septembre 2014

demande sPéCiaLe : damnatio memoriaePar vinCent PateL

Pour donner un avant-goût de l’ambiance créée avec Damnatio memoriae, soulignons qu’on a fait entrer en scène l’illustrateur Vincent Patel. La commande était simple : mettre en situation la distribution de la pièce selon les principes fondamentaux de celle-ci, à savoir l’absurde,le gore et l’irrévérence. À grand renfort d’ana- chronismes, de sang et d’humour, l’illustrateur a livré un résultat plutôt éloquent…

À partir du 11 novembre, cette joyeuse équipe débarque au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui pour y présenter sa dernière création : Damnatio memoriae. Une pièce plus qu’intrigante que son auteur et metteur en scène Sébastien Dodge qualifie d’historico-gore-burlesque et qui raconte la longue chute de Rome. Intrigues de palais, corruption, assassinats, traîtrises nous font plonger au coeur d’une Rome barbare et païenne qui s’évertue à assassiner ses meilleurs éléments avec une constance et un acharnement surnaturels. Damnatio memoriae, c’est l’histoire de la grande spirale infernale de l’humanité.

Composé des comédiennes et comédiens Amélie Bonenfant, Sophie Cadieux, Sébastien Dodge, Rose Maïté Erkoreka, Mathieu Gosselin, Renaud Lacelle Bourdon, Anne Marie Levasseur, Lise Martin, Éric Paulhus et Simon Rousseau, le Théâtre de la Banquette arrière occupe les planches mon-tréalaises depuis plus de 10 ans.

Le Théâtre de la Banquette arrière est une troupe d’interprètes dont la démarche donne naissance à des créations contem-poraines et à une écriture d’acteurs où se côtoient ludisme et engagement. Par l’entremise de metteurs en scène invités, les membres veulent poursuivre leurs recherches et réflexions autour du jeu d’acteur en développant un vocabulaire scénique commun, en mettant de l’avant cette unicité dans le jeu qui les distingue et en poussant plus loin cette force de frappe du collectif.

vinCent PateLdiplômé en graphisme et illustrateur autodidacte, vincent Partel a enchainé tour à tour les tabliers de tatoueur, cocréateur de la revue black mamba, designer, illustrateur, bédéiste, coloriste, des postes de directeur artistique et celui de coscénographe à l’occasion... musique, histoire et littérature : il a illustré des poèmes de victor hugo, les biographies des doors et d’indochine ainsi que les mystères et secrets du titanic (scénario de g. Petit). il vient de finir Les légendes d’un peuple, une bande dessinée à paraitre en octobre aux éditions du septentrion (scénario de g. Laporte) et prépare son adaptation de la Légende de la Corriveau pour 2015.

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18 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

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« UN RÉCIT ÉPIQUE » VOIR, À PROPOS DE UN

« UNE ŒUVRE COUP DE POING, MAGNIFIQUEMENT ÉCRITE ET INTERPRÉTÉE » LA PRESSE, À PROPOS DE DEUX

« TOUTES LES QUALITÉS NÉCESSAIRES POUR PASSER À L’HISTOIRE » LE DEVOIR, À PROPOS DE TROIS

CENTRE DU THÉÂTRE D’AUJOURD’HUI — 3900 RUE ST-DENIS MTL QC H2W2M2 514 282-3900

THEATREDAUJOURDHUI.QC.CA

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Volume 5 Septembre 2014 Classe de maître Markita Boies et Jean-Robert Bonneau

Markita Boies et Jean-Robert Bonneau font tous les deux partie de spectacle collectif mettant en avant la multiplicité de la parole. Alors que la première assure la mise en scène de Je ne suis jamais en retard, le second partage la scène avec 42 autres comédiens dans Trois de Mani Soleymanlou. En plus de ce point commun, ces deux-là ne sont pas étrangers l’un à l’autre puisque Markita était très récemment la pro- fesseure de Jean-Robert lors de sa première année à l’École nationale de théâtre. Quoi de plus logique alors que de leur confier la classe de maitre de ce nouveau numéro ? Ensemble, avec Sylvain Bélanger et au vu du parcours de Markita depuis sa sortie de l’école, ils s’interro-gent sur la transmission entre maitre et élève et de génération en génération.

s.b. [sylvain bélanger]Le thème de la transmission est quelque chose qui m’habite.J’ai donc envie de commencer par te demander ce que tu asreçu de la génération qui t’a précédée ?

m.b. [markita boies]J’ai eu des professeurs comme Claude Jutras et Gilbert Sicotte qui m’ont fait comprendre que c’était un apprentissage, que j’avais du talent et qu’ils allaient me former. Mes années de formation, je dois dire que je trouvais ça dur. À ce moment-là, la durée de la formation était de trois ans et je considère que la 4e année qui existe maintenant on la faisait en pratique. On s’en allait en artisan avec beaucoup d’humilité et on décrochait un petit rôle chez Jean-Luc Bastien (Théâtre du Même Nom, Huitième Étage, Nouvelle Compagnie théâtrale), Denise-Pelletier ou au Théâtre du Nouveau Monde. On était dans le fond, mais on avait du fun et on continuait à apprendre. Ensuite j’ai été très chanceuse, j’ai beaucoup travaillé au théâtre à l’époque où c’était très multigénérationnel. J’ai fait des spectacles avec ma gang : Marc Béland, Normand Brathwaite, Hélène Mercier. Je suis rentrée dans la troupe permanente du Théâtre du Nouveau Monde où les ainés avaient les plus gros rôles, mais où il y avait toujours une flopée de jeunes

Propos assemblés par Marion Barbier

acteurs qui arrivaient sur scène. J’ai eu la chance de côtoyer toutes les générations sans qu’il y ait d’écart entre nous, ou même de compétition. On se disait tous tu, on fonctionnait comme une tribu qui se reconnaît, avec un véritable esprit de troupe. C’était des passionnés qui avaient beaucoup de talent, mais qui travaillaient aussi considérablement. Ils étaient marqués par la modestie et l’humilité. Même s’ils étaient des vedettes de télévision, ils étaient toujours à l’heure, textes sus, et travaillaient avec beaucoup de rigueur en respectant la hiérarchie avec le metteur en scène. J’ai aussi rencontré des metteurs en scène formidables. L’idéal c’est la rencontre entre le metteur en scène, le personnage et l’impulsion du moment où tu joues la pièce, et des souvenirs comme ça j’en ai beaucoup.

Même après ma sortie de l’Option-Théâtre du Collège Lionel-Groulx, j’ai toujours cherché à me perfectionner en faisant beaucoup d’ateliers avec des acteurs ou des metteurs en scène que j’admirais. J’ai fait un atelier avec André Brassard où je travaillais Racine et le rôle d’Hermione. J’étais jeune, émotive et je n’en pouvais plus parce que c’était vraiment difficile. Et André m’a dit « Pars tes petits pois. Regarde où tu en es. Structure tes affaires. Là ça commence, doucement, pars tes petits pois. Écoute bien ce qu’il te dit et là ça va bouillir ». C’est quelque chose que je garde, que j’utilise et je pense que ça marche parce que c’est concret. Avec Brassard, j’ai appris à incarner quelque chose qui était de l’ordre du monument. J’ai aussi fait un stage avec Eugene Lion sur les techniques d’authenticité. Ça faisait 10 ans que j’étais actrice déjà, mais j’ai fait ça pour me nettoyer un peu. Il nous a fait faire des exercices physiques pour nous préparer en tant qu’acteur, préparer la répétition, ce que je n’avais pas vraiment fait avant. J’arrivais en répétition, si le metteur en scène me disait d’arrêter de bouger mes mains, j’arrêtais de bouger mes mains.

s.b.Dirais-tu que tu as amorcé un virage et que tu es passée d’un enseignement où l’on te disait exactement comment jouerun personnage à une concentration sur l’enjeu et la psy-chologie du personnage ? Il y a quelque chose d’américainlà-dedans.

m.b.J’ai lu évidemment Warren Robertson et Eugene Lion qui sont des héritiers de l’Actor Studio et de Stanislavski. Mais j’ai aussi travaillé avec le groupe Manhattan Project d’André Gregory (My diner with Andre) qui a tourné avec Louis Malle

markita boies et Jean-robert bonneau

J’ai toujours cherché à me perfec-tionner avec des acteurs ou des metteurs en scène que j’admirais.

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dans Vania on 42nd Street. Gregory est venu animer un stage à Montréal alors que je sortais de Sainte-Thérèse et je me suis retrouvée à travailler avec des acteurs confirmés. J’étais en âge de recevoir cet enseignement, car j’avais métabolisé ce que j’avais appris à l’école. Il nous a fait faire des exercices holly-woodiens très ludiques et très structurés qui ont influencé ma façon d’enseigner aujourd’hui. J’ai gardé beaucoup de tous ces stages, ce ne sont pas trucs, c’est du matériel concret pour les acteurs.

s.b.Est-ce que tu savais que tu allais enseigner plus tard ?Comment as-tu construit ta façon d’enseigner ?

m.b.Je ne pensais pas enseigner un jour, j’ai commencé à enseigner par hasard. Pour préparer mon cours, je me suis demandé : « Quels profs tu as aimés ? Pourquoi tu les as aimés ? Qu’est-ce qu’ils t’ont appris et que tu utilises encore aujourd’hui ? ». Les apprentis acteurs en formation sont tous différents : certains vont faire les choses très rapidement quand d’autres vont buter, d’autres encore vont s’épanouir en début de répé- tition, mais vont revenir en arrière par la suite. Il faut alors trouver un moyen, sans les tenir par la main et en s’adaptant à chacun, de faire sortir leur talent. C’est un plaisir d’observer cela. J’enseigne ce que j’ai retenu d’essentiel pour faire grandir ce talent qu’ils possèdent déjà.

J.r.b. [Jean-robert bonneau]Tout ce que tu as vécu dans ta formation, dans tes stages, ce sont des choses que tu réutilises. C’est tout le temps ludique et concret, avec un lien à l’imaginaire. Tu nous fais faire le lien entre la psyché et le corps.

m.b.Il y a une partie de mon enseignement qui me vient de ma formation, mais il y a aussi des choses que j’ai développées personnellement. L’espace et la structuration sont deux obsessions : je dessine systématiquement l’espace dans lequel évoluent les étudiants. Je leur fais faire des jeux muets dans l’espace, je les fais travailler sur la somatisation, l’expression physique de la psyché de leur personnage. Je les fais travailler aussi en mettant de côté la psychologie pour se concentrer sur les rapports de force et les jeux de dominance. Ils travaillent en oscillant entre deux versions de leur personnage : la version la plus vulnérable et la version la plus forte. Bien souvent on se rend compte que c’est entre ces deux versions que le per-son- nage est le plus vivant. Je leur demande aussi de me faire des emblèmes de leur personnage, c’est-à-dire de construire quelque chose dans l’espace qui appartient à leur fantaisie du personnage. Même si le résultat est cliché, passer par là nous permet de l’exprimer et de le casser.

s.b.Dirais-tu qu’il y a moins de méthodes ou d’écoles différentes et définies aujourd’hui comme on pouvait en avoir avecl’Actor Studio et d’autres ?

m.b.J’avais proposé à l’École nationale que les étudiants aient un cours sur la méthode Meisner 1 pour qu’ils la connaissent et puissent poursuivre dans cette voie s’ils le souhaitaient. Mais ça n’est pas passé parce qu’on a peur des dogmes, des maitres. La direction artistique des écoles de théâtre lors de leur création, c’était une tradition orale et de mimétisme par rapport au texte, surtout dans les conservatoires. Il y avait des professeurs, surtout en répertoire français, qui disaient

exactement comment faire, qui enseignaient des codes sur la façon de faire une révérence, de s’asseoir, etc. Mais ça ne se joue plus comme ça. On ne peut pas enseigner cela en première année puis dire à un étudiant qu’il doit oublier tout ce qu’il a appris et travailler en improvisation.

J.r.b.En tant qu’étudiant je trouve ça intéressant qu’il n’y ait pas qu’une seule méthode dans notre enseignement. Même si ce n’est pas théorisé et approfondi dans un livre, chaque professeur a sa méthode. Parfois on résiste et on se demande pourquoi on résiste à cette méthode d’enseignement, ce qui nous fait évoluer aussi. Je pense que c’est intéressant d’avoir une pluralité d’enseignement.

s.b.Tu sembles avoir une éthique de travail que tu mets beau-coup de l’avant. On sent un sens de la rigueur très important dans ton discours.

m.b.J’ai développé une éthique et des règles sur lesquelles je suis très sévère. Bien sûr il y a le brouillon sur lequel on travaille, mais les acteurs qui sauvent le spectacle le soir de la première en n’ayant jamais rien donné en répétition, je trouve ça très choquant. Je suis une fille de salle de répétition. Dans la salle de répétition, le boss c’est le metteur en scène. Il faut que les acteurs développent des antennes pour savoir en permanence dans quelle direction il s’en va. Ils peuvent donner beaucoup plus que ce que l’on pense, ils peuvent aider le metteur en scène. Quand je travaille comme metteure en scène ou comme enseignante, je suis fascinée par le talent qui se met en marche, par l’acteur qui, un jour, va lancer la machine, exploser et faire perdre son texte aux autres. C’est ça la salle de répétition, c’est cette dynamique passionnante.

s.b.À ton avis, qu’a mis de l’avant ta génération ?

m.b.Je pense que ma génération a permis une ouverture ailleurs que sur la France. Dans les années 50-60, le modèle pour tous était le modèle français. Mais quand tu as 15 ans en 1967, que tu as le Grand Cirque ordinaire à Montréal2, que tu peux aller à New York facilement, tu as l’opportunité de t’ouvrir sur le monde. Ma génération a dit : « Ouvre-toi et va voir des choses, permets-toi de tout. ». On peut être très révolutionnaire dans une pièce de Shakespeare et très bourgeois dans une création. Toutes les dramaturgies du monde sont là et l’acteur est un canal qui peut tout faire.

s.b.Qu’est ce que tu vois des générations qui t’ont suivie, que tutrouves complètement neuf ? Est-ce qu’il y a des choses quetu ne comprends pas ?

m.b.Je vois des audaces dans les nouvelles dramaturgies qui vien-nent me chercher même si j’ai l’âge d’être la mère de l’auteur. Ça m’émerveille quand je vois un projet avec un nouvel auteur et de jeunes comédiens qui me touchent autant. Il y a aussi des choses, souvent dans l’écriture, que je ne comprends pas et qui me font me questionner sur la pertinence des sujets abordés. J’ai été 5 ans au Conseil des arts, donc j’en ai consommé beau-coup. Souvent je me dis que je vois des choses que j’ai déjà vues il y a dix ou vingt ans. Mais c’est normal qu’un jeune auteur le fasse, parce que lui ne l’a pas vu à New York en 1978.

Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

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Volume 5 Septembre 2014 Classe de maître Markita Boies et Jean-Robert Bonneau

Je crois beaucoup à l’artisanat, j’aime les textes, l’imagination et surtout les acteurs donc je suis moins à l’aise avec un théâtre qui comporte beaucoup d’effets. L’acteur a du talent, il peut faire passer beaucoup d’émotions sans qu’une musique intense le souligne et me dise quoi ressentir. Je suis très exigeante aussi sur la vidéo. C’est mieux d’être très pertinent et de démon- trer un vrai point de vue du metteur en scène pour que je tolère qu’une image domine l’acteur. Pour moi, c’est une tendance, un courant comme beaucoup d’autres qui va peut-être dispa- raître. Dave Saint-Pierre par exemple est un artiste qui soulève beaucoup de questions chez moi. Je suis très hitch-cockienne et très mystérieuse, je me situe plus du côté d’un érotisme caché. L’érotisme trop ouvert, fait comme tel en vue de choquer, me choque paradoxalement beaucoup moins. Je pense que c’est un créateur avec un ADN bien particulier. Je suis curieuse de voir ce qu’il fera dans 10 ans. Peut-être qu’à ce moment-là, je verrai un spectacle qui me fera comprendre où l’a mené toute sa démarche. Mais je ne condamne pas ça, je ne suis pas bigote. Ça m’a simplement questionné.

s.b.Et pour finir, quelles sont les réalisations dont tu es laplus fière ?

m.b.J’ai quelques spectacles qui sont pour moi des A+ même si ce n’était pas des succès populaires. Il y a eu L’échange de Claudel que j’ai joué deux fois, Marthe la première fois (1990, m.e.s. Daniel Roussel, Café de la place) et Lechy Elbernon la seconde fois (2002, m.e.s. Martin Faucher, Théâtre du Nouveau Monde). En 1988 il y a eu Le songe d’une nuit d’été monté par Robert Lepage au Théâtre du Nouveau Monde et pour lequel j’ai reçu le prix Gaston-Roux. Il y a eu égale-ment Othello en 1985 mis en scène par Olivier Reichenbach au Théâtre du Nouveau Monde avec Raymond Bouchard. C’était mon premier Shakespeare, j’étais peut-être trop fascinée par son écriture et je n’ai pas transcendé la scène. Mais c’était vraiment un beau spectacle. Et enfin il y a eu La fille de Chris-tophe Colomb de Réjean Ducharme adapté et mis en scène par Martin Faucher dans la salle Jean-Claude-Germain (1994).

********* Vous faites partie tous les deux de spectacles collectifs, oùle nombre fait la force. On parle ensemble, il y a un Nousfrappant. À être plusieurs, enlève-t-on la singularité oul’authenticité de la prise de parole ? Il y a toujours un risquede se perdre dans le bruit et dans la masse.

J.r.b.Ce que je trouve intéressant pour Trois c’est que le fait que notre parole soit diluée dans la masse montre que personne n’a la vérité absolue. Nous apportons tous des fragments d’une vérité collective, chacun a sa vision des choses et n’impose rien à un public. Nous lançons des idées qui font travailler l’intelligence du spectateur qui écoute, retient ce qu’il veut, est d’accord ou non.

m.b.On a créé Je ne suis jamais en retard parce que j’ai dirigé La nef des sorcières à la Grande Bibliothèque et que quelqu’un dans la salle a demandé pourquoi il n’y avait plus de projets engagés comme celui-ci. Lise Roy a proposé que nous nous rassemblions pour parler de la condition féminine. Je pense que le spectateur va être obligé de mettre en ordre ses vœux et sa sensibilité au féminin, son rapport au féminin. On lui demande d’être actif.

notes

1. Technique d’authenticité, méthode Meisner et Actor Studio : Ces trois expressions renvoient à des techniques de jeu découlant des théories de Constantin Stanislavski sur le jeu et l’interprétation. La Méthode est souvent montrée comme une technique de jeu particulièrement naturaliste, en opposition à un jeu plus figuratif. Il est demandé aux acteurs de s’éloigner de l’imitation d’un comportement et de se plonger dans la psychologie du personnage et dans le contexte de l’action pour pouvoir ressentir et exprimer ses émotions avec le plus de justesse possible. 2. Le Grand Cirque Ordinaire : Durant les décennies 60 et 70, émerge au Québec une forme de dramaturgie, la création collective, qui s’inscrit dans un mouvement qui se veut con testataire, égalitaire et populaire. Le Grand Cirque Ordinaire en est la figure emblématique à Montréal. La montée du mouvement féministe explique également la présence accrue des femmes dans ce nouveau modèle de productions théâ- trales. [source : bilan.usherbrooke.ca]

rePères ChronoLogiques de markita boies

1977 : Diplôme de l’Option-Théâtre du Collège Lionel-Groulx1983-1990 : Membre de la troupe permanente du Théâtre du Nouveau Monde1988 : Prix Gaston-Roux pour La serva amorosa de Goldoni et pour Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare monté par Robert Lepage1997 : Début de carrière en enseignement à l’Option-Théâtre du Collège Lionel-Groulx, puis à l’École nationale de théâtre du Canada et au département théâtre de l’UQÀM2005-2010 : Membre puis présidente du comité sectoriel Théâtre au Conseil des arts de Montréal

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Trois _ Salle principaleDu 30 septembre au 17 octobre 2014theatredaujourdhui.qc.ca/trois Je ne suis jamais en retard Salle Jean-Claude-GermainDu 4 au 22 novembre 2014theatredaujourdhui.qc.ca/retard

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22 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

AVEC Sylvie Drapeau accompagnée de Pascal Robitaille

DE JENNIFER TREMBLAY

MISE EN SCÈNE Patrice Dubois

COLLABORATEURS Marie-Hélène Dufort, Guillaume Lord, Elen Ewing, Alexandre Pilon-Guay, Pascal Robitaille, Sylvie Rolland Provost, Julie Measroch,

Louis Héon, Francis Laporte AGENT DE TOURNÉE Summum communications

theatredaujourdhui.qc.ca/carrousel

« Sylvie Drapeau est puissamment habitée. »

Voir

« La comédienne rayonne. » Le Devoir

« La Drapeau est encore une fois excellente ! »

La Presse

EN TOURNÉE AU QUÉBEC

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23Volume 5 Septembre 2014 Encore des histoires Daniel Canty

Lorsqu’on me demande de parler des écritures scéniques, mon premier réflexe est de détourner la question, ou au moins d’en distendre les termes. Si le monde, comme le veut la vieille formule, est un théâtre, le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, lui, est un ancien cinéma1. Quelque part dans sa noirceur, les lumières de la salle qu’il a depuis longtemps absorbées continuent de briller à demi-jour.

Magie technique, loisir populaire, puis nouvelle écriture, on a d’abord cru que le cinéma allait à jamais recouvrir de son ombre le théâtre et la littérature. Mais les disparitions qu’annonçait son avènement n’en sont pas venues à passer, bien qu’il ait modifié en profondeur l’idée que l’on se fait de raconter, et de le voir. Disparitions, apparitions. Il y a maintenant un demi-siècle, les critiques ont réglé le pro-blème commun de l’écriture en attribuant aux metteurs en images les plus indépendants d’esprit le statut d’auteur. Ils réfractaient ainsi, dans un geste propriétaire, un travail collaboratif à travers le prisme d’une conscience directrice. Cela ne semble pas si lointain de la vérité des plateaux. Mais la nouvelle critique – on le sait, de nombreux d’entre ses fondateurs allaient s’affirmer cinéastes – s’octroyait du même coup le privilège de déterminer qui écrit. L’écriture, comme la prestidigitation, est une forme de pouvoir qui ne peut tout à fait s’affirmer qu’une fois qu’on élit de la reconnaître. Si vous doutez de ce truisme, les avocats, qui sont eux aussi des arti-sans du langage, vous en diront quelque chose.

Cette anecdote tend à démonter que si c’est bien cela que l’on cherche, on peut retrouver n’importe où le fil de l’histoire – il s’agit, après tout, d’une métaphore et les écritures scéniques partagent cette prérogative avec les auteurs, de pouvoir évoquer des réalités sans avoir à tout à fait s’y confondre. La notion d’auteur a profondément pris racine dans notre inconscient, si bien qu’on en oublie parfois les distinctions fines du langage, qui devraient pourtant être si chères au cœur du principal intéressé. Écrire implique une sensibilité spécifique, souvent accessoire au récit, au discours, et, puis- que c’est de cela qu’on cherche à parler, à la dramaturgie. La matière première de l’écriture est le langage, cette substance énigmatique, à la charnière du ressenti et de

la pensée, qui résonne en nous et autour de nous. Le théâtre d’aujourd’hui, lorsqu’il cède au plateau la place qui revenait à la page, reprend à son compte la plus vieille de toutes les histoires : celle de la relation de nos vies aux images qu’on s’en fait, ces doubles impénétrables de la réalité, qui se glissent en nous à défaut qu’on puisse passer en elles. Car l’auteur n’est pas l’écriture, mais plutôt un de ses personnages.

********* Les métaphores ont le corps qu’on leur prête. Orson Welles est la figure toute désignée pour rouvrir le passage vers le théâtre du monde. Il a commencé sa carrière de metteur en scène sur les planches, et l’a finie errant à travers l’Europe, en repérage perpétuel pour des projets de films inachevés. Il tournait ici et là, recollant les scènes d’un Don Quichotte2, ou les fragments de The Other Side of the Wind, picaresque semi-autobiographique, où il prêta le rôle d’un cinéaste déçu – et déchu – à John Huston, le plus littéraire des réalisateurs hollywoodiens, qui n’a filmé que des adaptations.

On aime à raconter l’ascension et la chute de Citizen Welles. Mais les histoires véritables ont une vie propre et résistent aux fins qu’on cherche à leur imposer. Le dernier long-métrage de fiction achevé par Welles, The Immortal Story, date de 1968. Il ne dure qu’une heure. C’est un de ses plus beaux films. Welles y adapte pour la télévision française un conte de Karen Blixen3. Il suffit de trouver quelques Chinois en costumes d’orient – il y a partout des buanderies et des bouis-bouis fiables, dont les employés accueillent les moyens les plus improbables de gagner leur vie – de draper des oriflammes rouges ornées d’idéogrammes aux balcons d’un village espagnol et d’allumer des feux de paille dans ses cours, pour pouvoir indiquer, en surimpression Macao, 19e siècle. Welles n’arrive plus trop à convaincre les producteurs de financer ses aventures à la hauteur de ses ambitions. Il tourne les scènes d’intérieur dans sa maison près de Madrid. Il se donne, aussi, le rôle d’un richis-sime importateur-exportateur, Charles Clay – il porte le même prénom que Kane –, alité, immobilisé dans ses chairs. À la fin de chaque jour, le majordome en redingote kafkaïenne qui lui a consacré sa vie ouvre le grand livre noir de sa fortune et lui fait la lecture de ses actes comptables.

Un soir, ce comptable à la voix d’insecte égaré – qui ne sait rien de l’art conceptuel – accepte de détourner le propos, et de raconter une histoire – forme dont son maitre ignore jusqu’à l’existence. Il l’a entendue jadis, à bord du navire qui allait le mener au pied de Clay. Un vieil homme riche offre à un pauvre marin cinq guinées pour qu’il imprègne sa femme. Je crois qu’ils tombent amoureux. Ce récit suscite l’incrédulité, puis la rage du maitre. À défaut d’en retrouver les termes exacts, j’évoque ici la teneur du dialogue qui s’ensuit.

LE MAITRE — Quand et où cela est-il arrivé ?SON MAJORDOME — Je ne sais pas si cela est arrivé, mon maitre. C’est une histoire que les marins racontent depuis toujours.LE MAITRE ( furieux) — Si cette histoire existe, alors c’est qu’elle est arrivée quelque part ! Et si elle n’est arrivée nulle part, elle arrivera ici !

Par Daniel CantyÉcrivain et auteur

« La vérité, ce sont des histoires auxquelles nous croyons. »- Robert Wilson

enCore des histoires

Page 24: 3900 volume 5

26 LETTRES : ABÉCÉDAIRE DES MOTS EN PERTE DE SENS10 ET 11 DÉCEMBRE 2014

Idée originale et mise en scène : Olivier ChoinièreDirection de production, régie et éclairage : Marie-Aube Saint-Amant-Duplessis Daxophoniste : Éric ForgetEspace et environnement : Julie Vallée-Léger

Une coproduction du Jamais Lu et de L’ACTIVITÉ en collaboration avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

UNE REFONDATION DE LA PAROLE

ET DU SENS DES MOTS PAR 26 AUTEURS

SARAH BERTHIAUMEMICHEL-MARC BOUCHARD

DANY BOUDREAULTDOMINIC CHAMPAGNE

OLIVIER CHOINIÈREFABIEN CLOUTIER

GUILLAUME CORBEILSTÉPHANE CRÊTESÉBASTIEN DAVIDRÉBECCA DÉRASPEPHILIPPE DUCROS

CAROLE FRÉCHETTEJEAN-CLAUDE GERMAIN

GUILLAUME GIRARDJEAN-MICHEL GIROUARD

CHRISTIAN LAPOINTEJUSTIN LARAMÉE

MARIE-HÉLÈNE LAROSE-TRUCHONANNICK LEFEBVRECATHERINE LÉGER

JEAN-FRÉDÉRIC MESSIERANNE-MARIE OLIVIER

DAVID PAQUETCAMILLE ROY

LARRY TREMBLAYLISE VAILLANCOURT

TARI

F RÉ

GULIER - TARIF ABONNÉS -

25$20$

26 LETTRES : ABÉCÉDAIRE DES MOTS EN PERTE DE SENS10 ET 11 DÉCEMBRE 2014

Idée originale et mise en scène : Olivier ChoinièreDirection de production, régie et éclairage : Marie-Aube Saint-Amant-Duplessis Daxophoniste : Éric ForgetEspace et environnement : Julie Vallée-Léger

Une coproduction du Jamais Lu et de L’ACTIVITÉ en collaboration avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

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Idée originale et mise en scène : Olivier ChoinièreDirection de production, régie et éclairage : Marie-Aube Saint-Amant-Duplessis Daxophoniste : Éric ForgetEspace et environnement : Julie Vallée-Léger

Une coproduction du Jamais Lu et de L’ACTIVITÉ en collaboration avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

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SARAH BERTHIAUMEMICHEL-MARC BOUCHARD

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LARRY TREMBLAYLISE VAILLANCOURT

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Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Le majordome croit avec ferveur en la volonté de son maitre qui l’a sauvé de la pauvreté. Il rescape des rues du port une splendide et pauvre jeune femme, incarnée par Jeanne Moreau, dont le père a été ruiné par l’instinct affairiste de Clay, et un marin bellâtre, pour qu’ils tiennent, dans la chambre du maitre, les rôles de L’histoire immortelle. Clay les épiera par le trou de la serrure. On pouvait le deviner : les évènements échap-peront à leur contrôle à tous. Ici comme ailleurs, la loi du drame prévaut. Sinon il n’y aurait pas d’histoire.

********* Mais il y a toujours une autre histoire. Peu importe les détails de l’intrigue. Le film qui m’habite est, je le sais, un autre film que celui que j’ai vu, et dont je n’ai retenu que quelques images – la couleur d’un costume, une posture, un timbre de voix, la lenteur sous-marine des amants obligés, un feu pâle dans une cour poussiéreuse, une impression de flou à la serrure, le visage immense, suintant, de Clay, emplissant l’écran… J’admire, surtout, le vertige philosophique de la proposition : un homme qui ne connaît qu’une catégorie des faits découvre, au seuil de la mort, la réalité de la fiction. Il en devient obsédé, meurt en comprenant qu’il ne comprend pas. Puisque je connais la suite de l’histoire, je m’étonne de constater à quel point L’histoire immortelle fait écho à la vie, aux désirs et aux frustrations d’Orson Welles, rageant encore de voir exister ses fictions, et résistant de tout son être à son rôle de prodige en déchéance. Il convoque dans L’histoire immortelle toute sa démesure pour nous faire, d’avance, la morale sur sa propre histoire. Je vois cela et je me souviens que Welles était, par-dessus tout, un grand acteur, qui a infléchi le cours de la fiction : il a même pu me convaincre, momentanément, de l’existence de Clay, homme impossible, parce qu’il ne croyait pas aux histoires, alors même qu’elles lui donnaient naissance.

********* J’ai souvent l’impression, à cette époque qui se réclame d’une grande fatigue culturelle et de temps à autre des plus violentes nouveautés, que nous sommes devenus, chacun à notre façon, les enfants de Charles Clay. Il y a des choses qui ne nous semblent pas ou plus possibles. Une certaine théorie contem-poraine raffole des semi-négations – post-x, anti-y, non-z, la fin d’a, b ou c... L’esprit de contradiction, le plus souvent, n’est pas critique, il est contradictoire. La pensée, constamment tiraillée par la tautologie, et les insuffisances proclamées du langage, cultive l’art du reste. L’expérience m’a appris, comme à vous sans doute, qu’il ne survit de la plupart des histoires qui se racontent à travers nous qu’un chapelet de détails, qu’une constellation de sensations, un sentiment diffus de ce que cela voulait dire – et je compte ici, au nombre des histoires, ce que l’on nomme le discours, les lacunes de l’anecdote, ainsi que la parade des images et des évènements qui se déploient dans le théâtre du monde.

Il est parfois difficile de se dire écrivain à une époque où tous les arts se réclament de l’écriture, ou s’opposent à son règne. Comme si l’écriture menaçait, par quelque ancestrale préten-tion, l’empire de la nouveauté et la libération esthétique. Elle ne demande pourtant qu’une chose, qui est de retrouver sa place dans l’obscurité qui nous rassemble. Je me permettrais, en guise de résistance, une sorte de négation qui contient également le germe d’une tautologie. Bien qu’il soit impossible de nier leur parenté, l’écriture scénique n’est pas l’écriture. Elle lui emprunte son nom, parfois même ses moyens, pour désigner quelque chose qui lui ressemble, mais qui ne saurait

Page 25: 3900 volume 5

25Encore des histoires Daniel Canty

s’y confondre. Écrire, comme toute chose, n’est pas tout. C’est dans la reconnaissance des matières qui nous habitent, des formes de vie qu’elles suscitent en nous et autour de nous, qu’est à trouver l’enfance de l’art. Peu importe les noms qu’on lui donnera.

********* J’enseigne depuis quelques années aux dramaturges de l’École nationale de théâtre un cours que j’ai choisi d’intituler – pour honorer la logique de la contradiction – L’Inclasse. Son but avoué est de stimuler la confusion créative chez les étudiants, en les exposant à des formes tout aussi structurées, ou émou-vantes, que celles du drame, ou de la comédie, mais qui leur semblent résolument étrangères. Poésie de pointe, livres sans comparables, études de cas neurologiques, thèses sur l’intel-ligence des cétacés ou la communication extra-terrestre... J’entame l’échange en leur rappelant que l’auteur de la plus vieille fiction connue, L’Épopée de Gilgamesh, n’écrivait sans doute pas seul, et était selon toute probabilité fonctionnaire : un comptable Akkadien, obscur ancêtre du majordome de L’histoire immortelle, employé dans les bureaux de Nabucho-donosor. Son descendant direct, l’homme de main de Monsieur Clay, en refermant le livre des comptes, nous rappelle que si L’histoire immortelle se laisse emporter par son drame, elle recèle d’autres possibilités.

L’écriture emprunte des voies détournées pour retrouver le fil de son histoire. J’ai découvert le « théâtre des images », ascendant proche de l’écriture scénique, bien avant d’en voir, à travers les dessins de Robert Wilson et le silence de Samuel Beckett. Je conserve, des croquis au fusain qui ornaient la pochette blanche de l’album de David Byrne, The Civil Wars, A Tree is Best Measured When It Is Down, l’impression d’un diagramme. Je le savais lié à quelque chose qui avait eu lieu et dont l’énigme exerçait une fascination irrationnelle sur moi. Je savais, aussi, que les images de ce spectacle appartenaient au passé, aussi proche soit-il, que cela en était venu à être, et qu’il me serait impossible de le voir. Je n’étais d’ailleurs pas le seul : The Civil Wars, opéra en six parties, composé pour les Jeux olympiques d’été de 1984 à Los Angeles, ne serait jamais présenté dans son entièreté.

À peu près à la même époque, j’avais entrepris de lire, en ordre chronologique, l’œuvre théâtrale complète de Samuel Beckett. Le dépouillement de ses propositions scénographiques m’in-terpellait autant que ses mots, compacts comme des cailloux. De texte en texte, ses phrases se trouaient, se décomposaient, sur d’improbables arrière-fonds, à un doigt du vide, jusqu’à céder le pas à de fantomatiques partitions gestuelles. Mais je n’oubliais pas que pour arriver à disparaître, les mots de Beckett avaient dû être là, que c’était eux qui avaient fait arriver ça.

One, two, three, four. Ritournelle d’écolier, art d’avant-garde. Parfois, il devait m’arriver de lire Beckett en écoutant ma cassette d’Einstein on the Beach. Les chœurs de l’opéra, réduits à la simple expression d’une mesure, répondent au langage d’un jeune homme autiste, Christopher Knowles, pris sous son aile par Wilson qui en ferait son partenaire d’écriture et un

de ses principaux interprètes. Celui-ci, dans l’idée que je me faisais de la pièce à partir de mes lectures, des dessins et des images glanées en bibliothèque, y retrouvait une façon d’être là. Il se libérait des forces qui le retenaient en lui-même pour entrer dans un univers qui lui ressemblait et dont il pouvait enfin partager la réalité. Feelin’ good.

Le dépouillement géométrique des décors, les aplats de cou- leur saturée, l’étrangeté quasi-robotique des mouvements nous conviaient dans une zone émotive inédite, un monde possible, qui fait partie intégrante du nôtre4.

Ces images lacunaires d’un certain théâtre, déjà invisibles à l’époque où je les découvrais, ont conditionné mes attentes de spectateur, et mon imagination d’auteur. Il n’y a rien de plus émouvant, pour moi, que d’être confronté à l’apparition de réalités que je ne m’explique pas, ou pas tout à fait, mais dont je ressens profondément l’appel. Une chose qui ne semble pas possible, qui pourtant existe. Je veux simplement pouvoir dire, en sortant des salles sombres, quelque chose est arrivé, et reprendre à mon compte la formule, belle comme une image, de l’artiste Robert Irwin, voir une chose, c’est oublier son nom5.

Beckett est arrivé, par l’écriture, tout près du monde de Knowles et de celui de Wilson et de mon sous-sol de la banlieue québé- coise. Les sentiments nous mènent en terrain inconnu. Ils ne s’expliquent pas, ou si peu. Et pourtant ils sont, ils sont. L’écriture est un mot en trop, un mot en moins. Elle a le pou- voir de désigner ce pour quoi on ne trouvera pas les mots. Et elle est la plus belle, et la plus libre, quand on cesse de nier ce qu’elle est, ou d’affirmer ce qu’elle n’est pas, ou qu’elle n’est plus. Encore là, dans l’obscurité du théâtre, mal à l’aise entre Charles Clay et son comptable, à cultiver sa disparition.

Merci à Sylvain Bélanger, Line Nault et Jessie Mill pour leurs lectures.

Volume 5 Septembre 2014

Bien qu’il soit impossible de nier leur parenté, l’écriture scénique n’est pas l’écriture. Elle lui emprunte son nom, parfois même ses moyens, pour désigner quelque chose qui lui ressemble, mais qui ne saurait ni s’y confondre. écrire, comme toute chose, n’est pas tout.

notes1 Le complexe actuel du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, inauguré en 1991, intègre deux maisons, avec leurs scènes domestiques perdues, et le Carré Saint-Louis, un cinéma de quartier.

2 J’ai un jour lu qu’un des monteurs de Welles le suivait dans ses pérégrinations, en brave Sancho et que l’équipée transportait partout une grosse malle contenant une table de montage – une de ces Steenbeck verticales, qui contraignent à tra- vailler debout. Elle aurait bien pu être baptisée Rossinante. Mais je me raconte encore des histoires.

3 J’étais convaincu, avant de reprendre mes recherches, qu’il s’agissait d’un des Sept contes gothiques de Blixen. The Immortal Story se retrouve plutôt dans Anecdotes of Destiny and Ehrengard (1958), le dernier recueil de Blixen, publié à titre posthume.

4 Mon interprétation comporte plusieurs approximations fécondes, auxquelles le lecteur intéressé pourra remédier en lisant le portrait de Hilton Als, Slow Man , dans The New Yorker (17 septembre 2012, p. 78-83). Ma version de Christopher Knowles condense en elle deux garçons : Wilson assiste au dia logue de sourds d’un petit garçon noir avec des policiers. Il intervient en la faveur du jeune homme, Raymond Andrews, qui s’avère être véritablement sourd. Wilson en deviendra le gardien légal et se mettra en scène avec lui dans un spectacle silencieux, Deafman Glance (1970), construit autour de son regard. Christopher Knowles, lui, avait des parents, ce qui n’empêche en rien d’entrer dans la famille d’un autre.

5 Lawrence Weschler et Irwin intitulent leur longue conversation, reprise sur trente années, Seeing is Forgetting the Name of the Thing One Sees (University of California Press, 2009 (1982).

Page 26: 3900 volume 5

26

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queL auteur dramatique québéCois Contemporain êtes-Vous ?

aVeC pas moins de 20 auteurs dans La saison réGuLiÈre, auxqueLs s’aJoutent Les 26 auteurs de L’éVÈnement spéCiaL

26 Lettres : abéCédaire des mots en perte de sens d’oLiVier ChoiniÈre, Cette saison

est La saison de La muLtipLiCité des prises de paroLes. pour CéLébrer tous Ces représentants de La dramaturGie québéCoise et pour essayer de mieux

se repérer dans Cette FouLe de taLents, nous Vous proposons de répondre

trÈs (peu) sérieusement à La question suiVante :

Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

queL auteur québéCois

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27Volume 5 Septembre 2014 Quiz : Quel auteur dramatique québécois contemporain êtes-vous ?

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Votre Jeu d’enFant

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Par Sarah BeauvaisPhoto de Philippe u. Drago

N : Je n’ai pas hésité, car justement c’est mon frère. Son autre rôle ne m’appartient pas. Je ne regarde pas l’acteur, je ne regarde pas l’artiste. De vouloir donner sa propre histoire à quelqu’un d’inconnu, de nos jours ce n’est pas si facile. J’espère que je ne serai pas déçue, sinon je vais l’étriper ! [ Elle se met à rire ]. Mais ça il le sait.

A : Je pense aussi que Wajdi n’avait pas tant envie d’écrire SUR Nayla qu’À PARTIR de Nayla, ce qu’elle lui évoque, ce qu’elle suscite comme souvenirs en lui, comme sentiments. Je pense qu’il avait besoin de moi comme d’un intermédiaire bienveillant. Parce que le geste d’écrire, c’est quand même piller les gens. Mais on ne peut pas utiliser les gens que comme des matériaux. Le filtre de l’auteur, au travers duquel passe la réalité, est vraiment primordial.

Mais Annick nous fait remarquer que Wajdi n’a pas attenduSœurs pour écrire sur Nayla.

A : Tu es un personnage féminin qui se retrouve à peu près dans toutes les pièces de Wajdi. Il t’amène différemment, il te fait dire autre chose, il te place dans une autre époque. Et il ne sait peut-être pas lui-même que c’est toi qu’il met en scène.

N : Souvent, les gens font le lien entre les prénoms des person-nages et le mien : ils commencent tous par N.

A : Wajdi dit souvent : on écrit avec ce qu’on a. Et ce qu’on a, ce sont les gens qui nous entourent et nous ont tricotés. Je pense

28 Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Après Seuls, spectacle créé en 2008, Wajdi Mouawad prend conscience qu’il vient d’en-tamer un nouveau cycle : le Cycle domestique. Il ouvre la voie à un second solo, Sœurs, visible au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en janvier 2015, qui devrait lui-même être suivi de Frères, puis Père et Mère.

Au cœur de la nouvelle pièce de Wajdi Mouawad se trouveune rencontre. Celle d’Annick Bergeron, interprète de ce nouveau projet, et de Nayla Mouawad, sœur de l’artistequébécois. Deux intimités croisées qui ont posé les premièrespierres de cette création en cours de construction, et quenous avons eu à notre tour envie de rencontrer.

Cette entrevue doit bien commencer quelque part et lanouvelle pièce de Wajdi Mouawad aussi. Alors tout bête-ment, une première question s’impose. Comment le projeta-t-il fait surface ?

N : Je pense que ça a commencé quand Annick a vu Seuls.

A : J’avais adoré les scènes qui se déroulaient à l’hôpital. Ton personnage était représenté par une ombre et on entendait le texte que Wajdi t’avait fait enregistrer. Je trouvais que tu avais une voix extraordinaire, que la sensibilité que tu dégageais dans le texte était magnifique. J’ai dit à Wajdi après la pièce : « Tu sais, tu devrais écrire quelque chose à partir de ce person-nage ». Il m’a répondu « Ah oui ? Mais c’est ma sœur  ».

Annick explique ensuite que si Wajdi lui a proposé derencontrer sa sœur, c’est avant tout pour travailler surla relation entre le personnage et l’interprète.

A : On s’est donc vues, on est allées au théâtre ensemble, je suis allée chez elle… Nayla m’a permis de fouiller dans ses albums de famille.

Quand on leur demande si créer des connexions n’a pasété difficile, la réponse est unanime.

N + A : Non, ça a été simple.

A : Il n’y avait pas d’obligation. L’idée c’était juste qu’on soit nous-mêmes. Je pense que si Wajdi m’a demandé de travailler sur Sœurs, c’est parce que Nayla et moi avons beaucoup de points communs.

Et comment se sent-on lorsque l’on se retrouve au cœurd’une création ?

sŒurssŒurs

Page 29: 3900 volume 5

29Volume 5 Septembre 2014 Entrevue Annick Bergeron + Naila Mouawad

que tu fais partie de façon très importante des gens qui ont tricoté Wajdi, qui l’ont fait. Tu l’as mouché.

N : Depuis sa naissance je m’en suis occupé. C’était tout un cadeau. Un bébé à bercer, à jouer avec, à voir grandir, à faire parler… Quand il pleurait, c’est moi qu’il venait voir. À l’école,il était toujours dans mes jupes.

A : C’est comme moi au fond, avec ma sœur quand elle est arrivée, j’étais tellement contente ! Je n’étais plus toute seule dans l`équipe des enfants, et puis surtout j’avais mon bébé.

N : C’est très particulier, c’est très fort comme lien. Moi je pense

que ce sont les enfants qu’on n’a jamais eus.

A : C’est peut-être pour ça qu’on n’en a pas eu besoin.

N : C’est vrai que ça joue. Même si je n’ai jamais voulu jouer le rôle de ma mère. Mais inconsciemment, c’était ce qui se produisait.

A : Oui et puis on a eu toutes les deux une mère qui était malade. Ça conditionne aussi beaucoup le rôle de la fille aînée.

Cette discussion sur la fratrie et sur le rôle de l’aînée nousmène petit à petit à parler de l’exil.

A : Dans le cas de Nayla, il y a aussi le fait d’être l’aînée d’une famille qui s’exile, qui part à l’autre bout du monde.

N : C’est beaucoup plus dur, tu arrives à un endroit où il faut tout recommencer. J’avais une responsabilité à prendre, je l’ai prise. Tu ne penses pas, car si tu te mets à penser tu ne fais rien. Tu arrêtes. Il faut vivre. Il faut travailler, manger, s’habiller… Tu es sur le tapis roulant et tu roules.

A : Tu n’as pas le temps de te demander, alors que tu es toute jeune, « qu’est-ce que je rêve de faire ». Ça, c’est un luxe.

N : Si tu rêves, ou si tu dis « j’aimerais », c’est très douloureux parce que tu sais que tu ne pourras jamais l’avoir.

A : Oui, parce qu’il fallait qu’elle travaille tout de suite.

N : Quand je suis arrivée au Québec, j’avais 21 ans. On a quitté le Liban pendant la guerre pour aller en France, où nous sommes restés 5 ans. Puis on a déménagé au Canada, où nous avions de la famille et où l’on pouvait parler français. J’ai dû trouver rapidement du travail, le temps que tout le monde s’organise ici. Les garçons étaient aux études… c’est ça être la fille aînée.

Les échanges continuent, et la complicité qui s’est forméeau fil du temps entre Nayla et Annick se fait de plus en plusévidente. Elles semblent avoir déjà longuement parlé de cessujets, qui les constituent chacune d’une manière ou d’uneautre. La notion d’exil laisse place à la question de la languematernelle.

A : Il y a beaucoup de choses qui se transmettent avec la langue maternelle.

N : Moi, quand je prie en arabe, je n’ai pas le même sentiment que lorsque je vais à une messe latine en français. Lorsque tu souffres, tu le ressens dans ta langue maternelle. Quand j’engueule Wajdi, j’ai une file de mots qui sortent en arabe, et quand je m’arrête il me dit : « Est-ce que tu peux traduire ? ». Car il comprend, mais pas tous les mots.

A : Dans le tissu humain, la langue maternelle est plus qu’un idiome, c’est une composante biologique. C’est pour ça qu’ici au Canada, où il y a cette mutualité linguistique importante, on a des hôpitaux francophones et des hôpitaux anglophones. Quand on est malade et vulnérable, ça peut être extrêmement violent de ne pas être soigné dans sa langue maternelle.

Nayla nous parle aussi de la brutalité insidieuse contenuedans le terme « intégration ».

N : Intégration. Ce mot ne devrait pas être utilisé. Parce que si tu t’intègres, toi tu te désintègres. Ce qu’on fait réellement, c’est qu’on s’acclimate. Je me sens comme une plante sans racines, ou plutôt qui les porte en elle.

Wajdi dit souvent : on écrit avec ce qu’on a. Et ce qu’on a, ce sont les gens qui nous entourent et nous ont tricotés.

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Le magazine du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

une création présentée à la salle Jean-Claude-Germain du CENTRE DU THÉÂTRE D’AUJOURD’HUI05-22 novembre 2014

mise en scènetexte, interprétationtextetextetexte

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A : J’aime bien l’image de la plante avec ses racines aériennes. Ça ne démontre pas une hostilité face à la culture d’accueil, il y a même de l’affection, une relation, des liens. Mais des liens et des racines ce n’est pas la même chose.

N : On est comme n’importe quelle plante qu’on importe d’ailleurs. Tu essayes de la planter, mais si tu ne lui donnes pas l’eau et l’engrais dont elle a besoin, elle ne vivra pas. Elle ne pourra pas prendre racine.

A : Parfois il y a des plantes pour lesquelles le choc a été trop gros quand elles ont été transplantées. Ça ne reprend pas.

N : Tu ne peux pas oublier d’où tu viens.

La quête de l’identité et la filiation sont autant de sujetsrécurrents dans l’œuvre de Wajdi. Mais revenons-en àSœurs. Si l’on suit le cours de choses, après vos rencontres,que s’est-il passé ?

A : J’ai travaillé en solitaire pendant trois semaines à Guérande, en France. Les choses se sont décantées, et puis j’ai laissé monter ce que les rencontres avec Nayla me révélaient, pas tant d’elle, mais de moi. Des notions comme l’exil, ou avoir deux langues maternelles, qu’est-ce que ça représentait pour moi ? La filiation : qu’est-ce que c’est d’être une sœur aînée, d’avoir des parents qui commencent à devenir vulnérables ? Qu’est-ce que c’est de ne pas avoir d’enfants, de travailler, de s’assumer ? À partir de là, j’ai créé un petit scénario, un squelette, des tableaux. Et c’est dans cette nouvelle matière que Wajdi va piger pour écrire la pièce.

Mais la participation d’Annick ne s’arrête pas là. C’est à ellequ’incombe la mission de monter sur les planches pourlivrer le solo à venir.

A : Ça m’a pris beaucoup d’années pour imaginer concevoir qu’une interaction pouvait arriver, même en étant seule sur scène. Je ne voyais pas trop l’intérêt de n’avoir aucun partenaire avec qui interagir, jouer, échanger. Mais là, je me suis dit, peut-être que cette interaction est possible avec les publics, avec soi-même.

Elle nous parle aussi du travail de Wajdi, et de son écriture, faite de multiples formes d’expression artistique et scénique.

A : Le langage au théâtre ce n’est pas juste la parole. C’est aussi le corps de l’acteur, le rapport avec l’espace, c’est le son, c’est la lumière. Et Wajdi aime écrire avec tout ça, pas juste avec un crayon. Parce que les mots, c’est une chose, mais au théâtre les mots prennent une autre dimension, ils s’incarnent autrement. Sinon autant écrire un roman.

Nayla en profite pour nous raconter une anecdote surson frère.

N : À la radio, j’ai entendu une émission qui parlait du verlan, ça m’a fait remonter dans le temps. J’ai revu les deux frères assis, Najdi apprenant à Wajdi à dire des mots à l’envers.

A : Ah ! mais il fait encore ça ! C’est épuisant. Sur les cartes de restaurant quand on va manger ensemble pendant les breaks de lunch de répétition, il nous les lit tous à l’envers, et puis il trouve ça hilarant.

N : C’est de là que viennent les mots de Wajdi.

A : Les mots comme un matériau avec lequel on peut jouer.

Nul doute qu’avec les mots de Wajdi, l’histoire de Nayla et letalent d’Annick, un spectacle saisissant est en marche.

une création présentée à la salle Jean-Claude-Germain du CENTRE DU THÉÂTRE D’AUJOURD’HUI05-22 novembre 2014

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PARTENAIRE DEPuIS 17 ANS

PARTENAIRES DE LA SAISoN 2014-2015 Du CENTRE Du ThéâTRE D’AuJouRD’huI

FouRNISSEuRS oFFICIELS

MERCI à NoS GRANDS PARTENAIRES DES SPECTACLES-BéNéFICEBell, Banque Nationale du Canada, Financière Sun Life, Hydro-Québec, SAQ, Fondation de la famille Alvin Segal, Vêtements Peerless, Air Canada, Via Rail, State Street Global Markets, Fonds de solidarité FTQ, Radiologie Varad, Groupe Germain, Banque Laurentienne, Ernst & Young, Pierre Anctil, Fondation Huguette & Jean-Louis Fontaine, Diane Fontaine, Paul Lamarre MD Inc., Ghislain Leclerc

BMO Groupe financier s’associe au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui pour décerner ce prix annuel – doté d’une bourse de 10 000 $ – à un auteur dont la pièce est la plus acclamée par le public. Le Prix auteur dramatique a été créé pour encourager la création québécoise. Les feux de la rampe sont réorientés, les auteurs sont mis en lumière !

À la fin du spectacle, déposez le coupon de vote accolé à votre billets dans l’urne prévue à cet effet dans le hall du théâtre.

Félix-Antoine Boutinpour Koalas

olivier Choinière pour Ennemi public

Philippe Cyr, Sarah Berthiaume et édith Patenaude pour Selfie

Sébastien Dodge pour Damnatio memoriae

Annick Lefebvre pour J’accuse

Les auteurs en lice pour la saison 2014-2015 sont :

olivier Morin et Guillaume Tremblay pour Épopée Nord

Jean-François Nadeau pour Tungstène de bile

Mani Soleymanlou pour Trois

Le collectif d’auteures de Je ne suis jamais en retard

Le Prix BMO Groupe financier pour la saison 2014-2015 sera remis à la rentrée culturelle 2015.

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TEXTE ET MISE EN SCÈNEFÉLIX-ANTOINE BOUTIN

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ION

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07 – 25OCTOBRE 2014

AVEC MARIE-LINE ARCHAMBAULT, PHILIPPE BOUTIN, SÉBASTIEN DAVID, DANIEL DESPUTEAU ET JULIANE DESROSIERS LAVOIE

COLLABORATEURS ODILE GAMACHE, ÉMILIE MARTEL, JULIE BASSE ET NANS BORTUZZO

THEATREDAUJOURDHUI.QC.CA/KOALAS

UNE CRÉATION DE CRÉATION DANS LA CHAMBRE EN RÉSIDENCE À LA SALLE JEAN-CLAUDE-GERMAIN DU THÉÂTRE D’AUJOURD’HUI