30 ans qui ont changé la Suisse - Le Temps · de la souris, accessoire clé de la révolution...

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30 ans qui ont changé la Suisse En 1981, la Suisse était un pays envié, qui se voyait en modèle. Trois décennies plus tard, elle est désormais jalousée et semble naviguer dans le temps mondialisé des incertitudes. PLACE FÉDÉRALE En 1981 (en bas), c’était encore un parking banal. Un concours pour un nouvel aménagement fut lancé dès 1991, et c’est finalement une solution ludique et aquatique qui fut choisie, inaugurée en 2004, avec 26 jets d’eau symbolisant les cantons. La place y a beaucoup gagné en élégance et fait, en été, le bonheur des enfants. 1981 1982 1983 1989 1985 1984 1986 STEPHAN EICHER Né en 1960, le chanteur d’une génération: à la fois urbain et montagnard, bernois et gitan, venu des froideurs du punk pour aller, ensuite, vers la chaleur folk-rock. Des Filles du Limmatquai à Déjeuner en paix ou Hemmige, chaque Suisse a un refrain de lui dans le cœur. Il est le Dylan d’ici, rien de moins. CHRISTOPHE PASSER Q ue s’est-il passé? Qu’avons-nous appris, gagné, perdu peut-être? Un matin de septembre, au réveil de trente ans passés comme un seul jour, raconter l’aventure d’un pays est affaire de ressenti autant que de faits ou de statistiques. Il demeure, surtout, tellement plus rassurant de se dire que, au fond, rien n’a vraiment changé. La Suisse, ouf! serait donc toujours la Suisse. La nôtre. En tout cas, elle en a l’air. Elle garde bonne mine et joues plutôt rondes. Il existe encore par ici cet air d’enfantine maquette à certains paysages. Mais le mot fameux de Lampedusa érode tout de même l’es- prit et angoisse un peu: «Il faut que tout change pour que rien ne change.» C’est là une pensée italienne, sans doute. Elle a l’élégance de la tragédie et du mouvement. Et ce n’est pas son genre, le mouvement, à la Suisse. Elle préfère le quant-à-soi, un attentisme adaptable, une manière d’inertie génialement capable d’accrocher l’époque au bon instant, quitte à sauter sur le marchepied d’un train démarré sans elle. Le pays enchanté de Furgler En 1981, hier ou autrefois, c’est affaire de nostalgie ou de vitesse, Kurt Furgler préside la Confédération. Les photos de lui sont souvent en noir et blanc. C’est tant mieux. Elles disent dès lors formidablement les contrastes, les duretés encravatées, les éblouisse- ments, de celui qui était le 83 e conseiller fédéral. Si l’on voulait être piquant, on dirait que c’était aussi le dernier. Depuis, il y a surtout eu des gestionnai- res de poste. Car Furgler est un monu- ment politique. On se plaint des LOLITA MORENA La Miss Suisse (1982) la plus connue des Romands a parfaitement su gérer son après- élection. Un talent d’animatrice, un contact heureux avec le public, elle a travaillé pour la RAI, ARD, puis la TSR, et est devenue l’une des rares «people» romandes, pasionaria des animaux. DANIEL BOREL Frais diplômé de l’EPFL, Daniel Borel crée la société Logitech en 1981, avec deux partenaires. Il reste l’emblème d’une Suisse qui ose l’innovation et le risque entrepreneurial. Depuis, le Neuchâtelois, né en 1950, s’est imposé comme le pape mondial de la souris, accessoire clé de la révolution informatique. PIRMIN ZURBRIGGEN Le Haut- Valaisan incarne, à lui seul, l’âge d’or du ski suisse. Né en 1963, actif sur le circuit jusqu’en 1990, il possède le plus vertigineux des palmarès: pas moins de quatre Coupes du monde, autant de titres de champion du monde et neuf Globes de cristal. ELISABETH KOPP Attendue telle Vénus sortant des eaux, la radicale Elisabeth Kopp (née en 1936) fut la première femme élue au Conseil fédéral en 1984. Mais ce qui aurait pu demeurer un symbole féministe vira à la tragédie politique. Elle en ressortit quasiment lapidée, parce que trop dévouée à son affairiste de mari. Une vraie parabole. MICHAEL VON GRAFFENRIED Le Bernois, né en 1957, a développé l’insolence photographique et renouvelé l’imagerie helvétique: parlementaires fatigués, lutteurs sur des civières, soldats suisses qui s’entraînent à se rendre… Un indispensable contrepoint à l’imagerie patriotique. CHRISTOPH BLOCHER Entrepreneur milliardaire (né en 1940) ayant séduit les plus pauvres à la tête de l’ASIN et de l’UDC. Il incarne aussi le durcissement des rapports de force politiques. Mais ses victoires ont souvent été suivies de défaites, comme son élection et, après, son éviction du Conseil fédéral. DR BRUNO TORICELLI RDB DR BRUNO TORICELLI RDB GIORGIO KELLER KEYSTONE SIEGFRIED KUHN SI|RDB VERA ISLER-LEINER RDB LUKAS LEHMANN KEYSTONE ALESSANDRO DELLA VALLE KEYSTONE 29 SEPTEMBRE 2011 L’HEBDO 29 28 L’HEBDO 29 SEPTEMBRE 2011

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Page 1: 30 ans qui ont changé la Suisse - Le Temps · de la souris, accessoire clé de la révolution informatique. pirMin ZurBriggEn Le Haut-Valaisan incarne, à lui seul, l’âge d’or

30 ans qui ont changé la Suisse En 1981, la Suisse était un pays envié, qui se voyait en modèle. Trois décennies plus tard, elle est désormais jalousée et semble naviguer dans le temps mondialisé des incertitudes.

Place fédérale En 1981 (en bas), c’était

encore un parking banal. Un concours pour un nouvel

aménagement fut lancé dès 1991, et c’est finalement

une solution ludique et aquatique qui fut choisie,

inaugurée en 2004, avec 26 jets d’eau

symbolisant les cantons. La place y a beaucoup gagné

en élégance et fait, en été, le bonheur des enfants.

1981 1982 1983 198919851984 1986

StEphan EichEr Né en 1960, le chanteur d’une génération: à la fois urbain et montagnard, bernois et gitan, venu des froideurs du punk pour aller, ensuite, vers la chaleur folk-rock. Des Filles du Limmatquai à Déjeuner en paix ou Hemmige, chaque Suisse a un refrain de lui dans le cœur. Il est le Dylan d’ici, rien de moins.

chriStophE paSSEr

Que s’est-il passé? Qu’avons-nous appris, gagné, perdu peut-être?

Un matin de septembre, au réveil de trente ans passés comme un seul jour, raconter l’aventure d’un pays est affaire de ressenti autant que de faits ou de statistiques. Il demeure, surtout, tellement plus rassurant de se dire que, au fond, rien n’a vraiment changé. La Suisse, ouf! serait donc toujours la Suisse. La nôtre. En tout cas, elle en a l’air. Elle garde bonne mine et joues plutôt rondes. Il existe encore par ici

cet air d’enfantine maquette à certains paysages. Mais le mot fameux de Lampedusa érode tout de même l’es-prit et angoisse un peu: «Il faut que tout change pour que rien ne change.» C’est là une pensée italienne, sans doute. Elle a l’élégance de la tragédie et du mouvement. Et ce n’est pas son genre, le mouvement, à la Suisse. Elle préfère le quant-à-soi, un attentisme adaptable, une manière d’inertie génialement capable d’accrocher l’époque au bon instant, quitte à sauter sur le marchepied d’un train démarré sans elle.

Le pays enchantéde FurglerEn 1981, hier ou autrefois, c’est affaire de nostalgie ou de vitesse, Kurt Furgler préside la Confédération. Les photos de lui sont souvent en noir et blanc. C’est tant mieux. Elles disent dès lors formidablement les contrastes, les duretés encravatées, les éblouisse-ments, de celui qui était le 83e conseiller fédéral. Si l’on voulait être piquant, on dirait que c’était aussi le dernier. Depuis, il y a surtout eu des gestionnai-res de poste. Car Furgler est un monu-ment politique. On se plaint des

LoLita MorEna La Miss Suisse (1982) la plus connue des

Romands a parfaitement su gérer son après-élection. Un talent d’animatrice, un contact heureux avec le public, elle a travaillé pour la RAI, ARD, puis la TSR, et est devenue l’une des rares «people» romandes, pasionaria des animaux.

DaniEL BorEL Frais diplômé de l’EPFL, Daniel Borel crée la société Logitech en 1981, avec deux partenaires. Il reste l’emblème d’une Suisse qui ose l’innovation et le risque entrepreneurial. Depuis, le Neuchâtelois, né en 1950, s’est imposé comme le pape mondial de la souris, accessoire clé de la révolution informatique.

pirMin ZurBriggEn Le Haut-Valaisan incarne,

à lui seul, l’âge d’or du ski suisse. Né en 1963, actif sur le circuit jusqu’en 1990, il possède le plus vertigineux des palmarès: pas moins de quatre Coupes du monde, autant de titres de champion du monde et neuf Globes de cristal.

ELiSaBEth Kopp Attendue telle Vénus sortant des eaux, la radicale Elisabeth Kopp (née en 1936) fut la première femme élue au Conseil fédéral en 1984. Mais ce qui aurait pu demeurer un symbole féministe vira à la tragédie politique. Elle en ressortit quasiment lapidée, parce que trop dévouée à son affairiste de mari. Une vraie parabole.

MichaEL von graffEnriED Le Bernois, né en 1957,

a développé l’insolence photographique et renouvelé l’imagerie helvétique: parlementaires fatigués, lutteurs sur des civières, soldats suisses qui s’entraînent à se rendre… Un indispensable contrepoint à l’imagerie patriotique.

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ayant séduit les plus pauvres à la tête de l’ASIN et de l’UDC. Il incarne aussi le durcissement des rapports de force politiques. Mais ses victoires ont souvent été suivies de défaites, comme son élection et, après, son éviction du Conseil fédéral.DR

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1990 1991 1992 1993

ministres élus par le Parlement selon la formule, si peu magique, du plus petit dénominateur commun. S’il y a eu, durant la période, une seule exception à cette règle, et de quelle hauteur, alors ce doit être lui.Sa tête déplumée de hibou saint-gal-lois fut pourtant détestée. Kurt Furgler était un chef. Le pays n’aime pas les chefs. Il les trouve aussitôt limite auto-crates, en tout cas autoritaires. Furgler avait une idée de la Suisse. Il entendait l’appliquer avec une rigueur moins chrétienne que fédérale. L’article constitutionnel sur l’égalité hommes-femmes, un de ses succès législatifs importants, date par exemple de 1981.

Mais le malaise et la mauvaise réputa-tion sont déjà à l’œuvre, à l’époque. Pour avoir voulu, et s’être vu refuser par le peuple, une police fédérale de sécu-rité – elle serait si utile aujourd’hui –, il passe à jamais pour un obsédé du contrôle. Furgler en grand fliqueur national. Plus tard, d’ailleurs, la dou-

loureuse affaire des fiches l’éclabous-sera. Pour avoir rêvé d’une révision totale de la Constitution – elle serait si indispensable aujourd’hui –, Furgler apparaît en ennemi du fédéralisme. Les provinciaux heureux qui sont nés quelque part, dans les cantons, ne le lui pardonnent toujours pas.

Les mémoires de Zorn. C’est un temps de la Suisse qui semble alors à la fois lourd et peu soucieux. Plombé mais sûr de lui. Jean Tinguely, cependant, construit partout des machines bruyantes et bouleversantes, parce qu’elles disent l’épuisement et la mort, le mouvement et l’arrêt du mouve-ment. Un récit, Mars, paru en français en 1979, a aussi lézardé l’image pieuse que le pays se fait de lui-même. L’auteur est un type qui s’appelle Fritz Angst, ce qui veut dire «peur». Mais il l’a changé pour Fritz Zorn, ce qui signi-fie «colère». Issu de la bourgeoisie zurichoise, il raconte ses mémoires de jeune homme atteint du cancer. Zorn est persuadé que la maladie est due à son angoisse, à son ennui, à son impos-sibilité de communiquer l’amour, au cynisme général: à la Suisse, en fin de compte. «Je suis jeune et riche et cultivé; et je suis malheureux, névrosé et seul...» C’est un livre terrible. Mais, bon, quand il paraît, Zorn est déjà mort de sa tumeur, à 32 ans, en 1976. On ne va pas en faire un plat, tout de même, de ce déprimé fils à papa. Pourtant, à Zurich, puis à Lausanne ou à Bâle, des jeunes gens énervés bougent, vont dans la rue, revendiquent autre chose, en ce temps-là. Il y aussi ce chanteur qui perce. Stephan Eicher est, avec son frère Martin, le lea-der d’un groupe qui s’appelle Grauzone. Une froideur du son de fin du punk et de coldwave, des machines et des dis-quettes. Ce type, père jenisch, mère

alsacienne, est beau comme un gitan urbain qui aurait croisé Elvis et Dylan. Eicher n’est pas un chanteur ordinaire. Il a un talent incroyable de mélodiste, un goût pour le questionnement mélancolique, un érotisme de mauvais coucheur intransigeant, un agacement contrôlé. Un sens des racines aussi, un goût de la montagne belle alentour. On pourrait fredonner l’histoire de ces 30 ans en écoutant ses chansons. Grauzone pond un tube, en 1981. C’est Eisbär, éructé en allemand, mais qui dit des isolements universels: «J’aimerais être un ours blanc / Dans le froid polaire / Alors je ne devrais plus crier / Tout serait si clair.» L’écologie, ce sera cepen-dant plus tard, et on enviera moins le sort des ours blancs.Et puis l’armée. Il faut prendre une grande respiration pour ressentir ce qu’elle représente en ce début des années 80. Elle est alors encore capable de mobiliser environ un demi-million de soldats. A cette aune, les discussions actuelles chipotant sur une armée entre 80 000 et 120 000 troufions, semblent complètement irréelles.

un Mur en poussière. Tout a l’air clair, alors: l’ennemi, la mission, la méthode, l’armement. L’ennemi, c’est les Rouges, les hordes communistes nous atta-quent (ce n’est jamais nous qui atta-quons) par l’Est dans tous les exercices. En 89, la chute du Mur, à Berlin, désin-tégrera bien plus que des briques ou du béton: tout cet imaginaire si commode tombe en une poussière dont le nuage opaque a perduré jusqu’à nous. La mis-sion, ensuite: nous devons nous défen-dre tout seul, mètre par mètre, réduit par réduit. Les autres, les Européens, les voisins, cela ne compte pas. La méthode: un art du commandement vertical et raidi dans la nuque qui a formé des générations de managers.

Car pour espérer grimper dans les entreprises ou l’administration publi-que, on explique aux jeunes gens que l’école d’officiers est un must, un sésame, un diplôme de savoir-faire. Enfin, l’armement: en 1981, l’armée suisse est fin prête pour la guerre de 40. Vert-de-gris des uniformes, canons des années 30, pesanteur du fonctionne-ment. On peut ricaner, certes, mais aujourd’hui: pour quelle guerre l’armée suisse est-elle prête?L’armée a en plus un autre ennemi, intérieur, décrit à droite de l’échiquier politique en quasi cinquième colonne. Ce Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), rassemblant une bande d’exci-tés antimilitaristes, commence à faire parler de lui. Dès 1989, il parvient même à faire voter une initiative demandant purement et simplement la suppres-sion de l’armée; 35,6% des votants approuvent. Ça fait quand même beau-coup de monde. Le choc a des consé-quences: les réformes commencent et vident avec les ans l’édifice militaire de sa substance. En 2001, une seconde initiative du GSsA fera d’ailleurs beau-coup moins bien. Il est tentant de se demander s’il y avait encore un enjeu, au stade de mythologie folklorique où l’armée s’est, faute de vision et d’ambi-tion, peu à peu enlisée. La vie d’Ueli Maurer aurait été tellement plus heu-reuse dans les années 80.

Le talent des entrepreneurs. Au début des eighties florissantes, l’économie du pays, elle, se porte presque à merveille. Mais elle est en plein bouleversement, devinant que la matière grise et la valeur ajoutée technologique sont le futur. D’un côté, on trouve évidemment les grandes banques, au cynisme aussi sidérant qu’aujourd’hui. Le conseiller aux Etats Dick Marty, qui est à l’époque un courageux procureur tessinois,

raconte volontiers les délires de ce qu’on appelait la Lebanon Connection: les valises remplies de petites coupures gagnées sur le marché de la drogue pas-saient les douanes sans encombre et se déversaient par liasses aux guichets des banquiers. La provenance de ces billets? Le fait qu’on y trouvait toujours un fort pour-centage de fausse monnaie? Aucune importance. La morgue des banquiers était assumée: «Ce n’est pas notre rôle de nous demander d’où vient l’argent.» C’était avant Marcel Ospel ou Oswald Grübel pataugeant dans les virtualités des hedge funds. Mais, même moins ostentatoire – on privilégie alors la dis-crétion au bling-bling – c’est la même incroyable arrogance aux manettes.D’un autre côté, les entrepreneurs. Ce sont eux qui tiennent la baraque en révolutionnant les PME, en prenant des risques, en osant être pionniers et inventifs. Il y a Nicolas Hayek, bien sûr, qui sauve l’horlogerie helvétique, s’ac-croche à une montre en plastique et fait de la planète un Swatch World. C’est ce triomphe qui permettra de conserver, puis de développer une horlogerie de luxe qui est d’abord et surtout un savoir-faire régional absolument unique.Autre exemple: André Kudelski. Il reprend la société de Cheseaux, dont le fait d’armes – celui de son père Stefan – était alors un magnétophone à bande professionnel (le fabuleux Nagra), pour la transformer en une multinationale numérique et informatique, spécialisée dans les systèmes et les appareils de codage.Et puis, il y a ce jeune type, Daniel Borel. Un ingénieur, Jean-Daniel Nicoud, a eu l’idée géniale de la souris à boule, qui réinvente un concept d’uti-litaire informatique datant des années 60. Avec cette souris, Borel lance Logi-tech, une aventure entrepreneu-

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nicoLaS g. hayEK Faire de l’horlogerie suisse en piteux état, au début des années 80, le symbole planétaire de la montre de luxe comme de la montre économique avec la Swatch, ce fut le trait de génie de l’entrepreneur et roi du marketing Nicolas G. Hayek (1928-2010). Si l’entrepreneuriat suisse a eu un héros en 30 ans, alors, c’est lui.

JEan ZiEgLEr Parfois agaçant, toujours généreux,

indigné perpétuel avant que cela ne devienne une mode: le sociologue genevois Jean Ziegler (né en 1943) est un des politiciens suisses les plus connus du monde, n’en déplaise à l’establishment, pour avoir dénoncé La Suisse qui lave plus blanc.

JEan-paScaL DELaMuraZ Animal politique hors norme

(né en 1936, élu au Conseil fédéral en 1983), il concentra chaleur humaine et vision ambitieuse de la Suisse au sein de l’Union européenne. Une incarnation du radicalisme triomphant, hélas sans héritier politique.

chriStianE BrunnEr Listes femmes aux élections, grève des

femmes le 14 juin 1991, Christiane Brunner (née en 1947) a utilisé tous les leviers politiques et syndicaux pour que ce pays fasse plus de place au deuxième sexe. Une Genevoise grande gueule, dans le meilleur sens de l’acception.

BErtranD piccarD Né en 1958, le descendant d’Auguste et de Jacques Piccard est parvenu à se faire un prénom en réalisant, en 1999, le premier tour du monde en ballon sans escale. Un culot, une manière de croire tout possible, une foi dans le meilleur de l’homme. Il est aujourd’hui le moteur de l’aventure Solar Impulse.

DaviD DE pury Un des grands diplomates que la Suisse

a connus. Mais qui étonna aussi en passant au secteur privé et en signant un fameux Livre blanc néo-libéral. David de Pury (né en 1943, mort en 2000) avait autant foi dans son pays que dans les effets positifs de la globalisation. Une rareté.

Mario Botta L’architecte tessinois, né en 1943, inventa une

esthétique forte, aux géométries toujours au service de la lumière. De la maison de Stabio, au début des années 80, à la cathédrale d’Evry ou au Musée Tinguely de Bâle, il demeure immédiatement reconnaissable: l’homme a du style.

pipiLotti riSt Figure clé du renouveau de la vidéo

en Suisse, passionnée de musique, Pipilotti Rist (1962) entraîne le spectateur dans une exploration pleine d’humour et sans tabou du corps et de la féminité. Son passage éclair dans l’équipe d’Expo.02 marqua l’époque.

cff Grands projets (Rail 2000, nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes), modernisation des rames et des locomotives: la compagnie nationale transporte désormais plus de 300 millions de voyageurs par an.

∆∆c’est un temps lourd mais peu soucieux. Jean tinguely construit cependant des machines qui disent l’épuise-ment et la mort.

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1999 2000 2001 2002

carLa DEL pontE Procureure du Tessin, de la Confé-

dération, procureure du Tribunal pénal international pour l’ex-yougoslavie (TPIy), Carla del Ponte (1947) porta très haut son opiniâtreté au service de la justice. Elle fut ensuite diplomate en poste à Buenos Aires.

ruth DrEifuSS Centième élue au gouvernement en 1993, mais seulement première femme à devenir présidente de la Confédération, en 1999, juste avant le troisième millénaire, Ruth Dreifuss (née en 1940) est la plus historique de nos ministres d’après-guerre. Bien plus qu’un symbole du combat des femmes: une grande dame.

phiLippE BruggiSSEr Après avoir été considéré comme le

«héros du management», Philippe Bruggisser est devenu «le fossoyeur de Swissair» dont «la stratégie du chasseur» a conduit à la faillite de la compagnie aérienne en 2001. Blanchi par la justice, l’Argovien (63 ans) est aujourd’hui consultant.

nELLy WEngEr D’Expo.02 dirigée avec fermeté par

Nelly Wenger (1955), il ne devait rien rester. Tout était conçu pour s’évanouir dans les lacs de Bienne, de Neuchâtel et de Morat. Et dans nos souvenirs. Mais, grâce à elle, la Suisse s’est convaincue qu’elle existait bel et bien. Cela n’est pas si éphémère.

riale extraordinaire, qui s’étend ensuite vers toutes sortes de périphé-riques: claviers d’ordinateurs, haut-parleurs, webcams, etc. En 1996, la société a déjà écoulé 100 millions de souris.

L’irruption de l’aSin. C’est une autre Suisse qui naît, plus culottée, beaucoup plus technologique, et tellement plus ouverte au monde. Le développement étonnant de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne vient sans doute aussi de cette énergie. Patrick Aebi-scher, son si célébré président, qui tient l’affaire depuis onze ans, a été toubib en Suisse, chercheur aux Etats-Unis, lanceur de start-up. Il aime la compé-tition quand elle est un moteur de la science et de l’excellence. Il n’a pas peur de la confrontation avec les meilleures écoles internationales. Cette Suisse-là gagne.Il en demeure cependant une autre, qui entend se protéger de tout. C’est

d’ailleurs un industriel, Christoph Blo-cher, qui en lance la base idéologique, dans une relative indifférence, dès 1986, alors que la population suisse vient de refuser d’entrer dans l’ONU: l’Association pour une Suisse indépen-dante et neutre, l’ASIN. Il faut s’arrêter un instant sur ce que cette officine postule. D’abord que nous sommes les meilleurs. Tous les autres nous envient ce succès, une démocratie parfaite, une économie si florissante. Nous méritons tout cela par notre travail et nos frontières sûres. Mais sommes désormais gangrenés de l’intérieur par la vanité de ceux qui s’intéressent à autrui, aux institutions internationales, à l’ONU, à l’Europe ou plus loin. Ceux-là ne comprennent pas que l’égoïste placidité du hérisson nous sert de politique générale: elle ne doit fonctionner que mue par nos intérêts économiques immédiats.Le monde politique, alors, ne comprend pas ce qui se passe. Ce Blocher est un

paysan qui a réussi dans la chimie, c’est un gueulard de cantine qui ne durera pas, croient-ils. Ils le méprisent. Ils ont bien tort. Car Blocher a du talent, de la gouaille, du raccourci dans la formule. Et, surtout, il est bien moins tribun (sa verve est trop simpliste) que tribal: sens de l’organisation, de la discipline des troupes, de la fédération par la pro-vocation, de la conquête par les tripes.

Le basculement de 1992En 1992, il y a donc basculement et stupeur légère. La campagne du réfé-rendum, voulue par le Conseil fédéral, pour l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) est dure, acharnée. René Felber et Jean-Pascal Delamuraz, ministres en charge, mènent une affaire que l’on croit au début plutôt bien engagée. La plupart des médias, L’Hebdo plus que les autres, ont fait campagne pour le oui. L’ambition est encore sans doute trop neuve, l’horizon fleure l’utopie, mais, depuis peu, le souffle européen parti-cipe de la jeunesse, d’une idée de l’ave-nir, de l’envie d’insertion dans l’aven-ture continentale. L’Europe qui se construit depuis l’après-guerre, en devenant un marché avec ses interdé-pendances, a été d’abord garante d’une paix inédite. L’explosion yougoslave se fait justement en dehors d’elle, et en justifie d’autant plus la pertinence poli-tique.Mais quelque chose se met à grincer, durant l’été 1992. Un clivage plus fort que prévu apparaît entre des Romands, habitués à être minoritaires, et des Alé-maniques, apeurés de le devenir dans un grand ensemble. Et puis, Blocher fait de ce vote un combat sans précé-dent, exhumant d’anciennes nuits troubles les ficelles rancies du nationa-lisme et les noirceurs du charbon-

son A gauche, un magnétophone Revox: les formidables chaînes hi-fi de la marque suisse représentèrent longtemps la référence absolue – à posséder dans son salon. Aujourd’hui, la révolution numérique (à droite, un iPod d’Apple) a fait d’appareils minuscules d’indispensables compagnons à prendre avec soi tous les jours.

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2003 2004 2005 2006

thoMaS hirSchhorn Ses installations précaires

ont beau reposer sur des valeurs pérennes (la justice, l’égalité), elles suscitèrent, comme au Centre culturel suisse de Paris en 2005, l’hostilité des gardiens de la tradition. L’artiste bernois, né en 1957, est célébré dans le monde entier.

haKan yaKin Hakan l’ombrageux, Hakan le technicien

caresseur de ballon, Hakan l’imprévisible (né en 1977): au FC Bâle, puis au sein de l’équipe nationale suisse, il restera, au côté du formidable buteur Stéphane Chapuisat, comme l’un des plus talentueux footballeurs de sa génération.

franZ WEBEr L’écologiste le plus connu de Suisse. Né

à Bâle en 1927, fondateur d’Helvetia Nostra et de la Cour internationale de justice des droits de l’animal, il a tout tenté de sauver: les bébés phoques, Lavaux, Delphes, les Baux-de-Provence ou les éléphants du Togo. Souvent, il a réussi.

rogEr fEDErEr Le Bâlois (né en 1981) est d’abord une certaine idée de la perfection helvétique. Bien plus que le tennis, bien mieux que le sport, il est l’élégance du mouvement, la créativité du coup juste. Seize titres de Grand Chelem: la seule superstar mondiale de Suisse, qui colle le pays devant sa télé à chaque finale.

Provocation A la fin des années 80, le Retable de l’Abondance occidentale (en bas), de Tinguely, interroge les consciences. En 2005, à Paris, Hirschhorn provoque un scandale en attaquant Blocher avec Swiss-Swiss Democratie (ci-dessus).

en creux, tant de trouilles non dites. L’insécurité, qui fut longtemps ressen-tie comme extérieure au pays, devient intérieure dans les débats nauséabonds où la Suisse est entraînée: les étran-gers, les méchants profiteurs, les délin-quants d’ailleurs, les mendiants, les musulmans, tout y passe. Ce sont tou-jours les autres.

Le fantôme du Letten. En attendant, la croissance helvétique s’arrête net. Les conséquences n’en sont pas immédia-tes, cette stagnation a plutôt des moro-sités et des signaux de malaise. Comme à Zurich, où le kiosque à musique de la «Platzspitz», puis la gare du Letten, deviennent des supermarchés des dro-gues dures, en pleine ville. Les images des toxicomanes qu’elles génèrent ne sont pas seulement cruelles pour le public. Elles questionnent sur le pays, elles soulignent des angoisses et des mal-être inhabituels. Ah bon? Tout le monde n’est pas complètement heu-reux, dans le plus formidable pays du monde? Le fantôme de Fritz Zorn, par-fois, surgit comme une ombre. Mais pas trop d’inquiétude. De brillants économistes et d’instituts viennent en rang d’oignons expliquer à l’opinion que cela est évidemment tout à fait normal. Nous sommes si haut, voyez-vous. Nous sommes si loin devant les autres. Il est donc normal que parfois, nous ralentissions un peu. Toujours le même rêve mythologique. Pendant ce temps, l’UDC, de plus en plus alignée sur les positions bloché-riennes, progresse électoralement. Les autres partis n’en peuvent mais. S’ils dénoncent les dérapages xénophobes, ils sont accusés d’exagérer, de peindre le diable sur la muraille, voire de victi-miser un adversaire qui n’attend que ça. S’ils s’accommodent, on les sus-pecte de collaboration. S’ils cher-

nier maître chez lui. Au soir du 6 décembre, 50,3% des Suisses met-tent un non dans l’urne.

Dimanche noir. L’occasion est man-quée. Pour longtemps. La Suisse rate plus qu’un ticket dans le wagon euro-péen de seconde classe: elle loupe son entrée dans la mondialisation qui com-mence. Jean-Pascal Delamuraz a des mots que l’on croit, à tort, être ceux du mauvais perdant. Ce furent ceux de la lucidité d’un homme d’Etat. Il dit: «C’est un dimanche noir pour l’écono-mie suisse, pour le futur des emplois dans notre pays, (...) pour la jeunesse de ce pays.» Christoph Blocher ricane, c’est un réflexe. Pour lui, ce ne sont là

que fariboles. Il imagine peut-être, cette nuit d’hiver, un destin personnel s’ouvrant pour lui. Qui sait? Et s’il deve-nait conseiller fédéral, un jour? Et s’il prenait Berne? Et la Suisse? C’est un basculement. Le nationalisme devient un truc trendy dans la Weltwo-che, le populisme un style. Derrière les numéros de politiciens qu’on dit «décomplexés» se lisent au contraire,

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Page 5: 30 ans qui ont changé la Suisse - Le Temps · de la souris, accessoire clé de la révolution informatique. pirMin ZurBriggEn Le Haut-Valaisan incarne, à lui seul, l’âge d’or

2007 2008 201120102009

Martin SutEr Fils de pub zurichois, 63 ans, le romancier prouve, depuis Small World en 1997, qu’on peut avoir des maisons à Ibiza et au Guatemala, parler l’allemand et écrire des best-sellers sans frontières, moult fois adaptés au cinéma, qui plongent le monde entier dans les petits secrets de la grande bourgeoisie helvétique.

MarcEL oSpEL Dans la mémoire collective des

Helvètes, il incarne l’image du grand banquier arrogant dont l’appât du gain spéculatif a précipité son établissement au bord de l’abîme. L’ancien président d’UBS, âgé de 61 ans, se fait très discret depuis sa retraite anticipée forcée en 2008.

pEtEr BraBEcK-LEtMathE En prenant la direction de Nestlé en 1997, Peter Brabeck a fait entrer l’entreprise de Vevey dans une ère nouvelle, où le message prend le pas sur le produit. La preuve: à 66 ans, désormais président du groupe, il passe son temps à promouvoir le concept de développement durable cher à Nestlé: «Creating shared value».

DicK Marty Une des bêtes noires des puissants de ce monde. Né en 1945, il agace, car il finit toujours par avoir raison. Procureur du Tessin, puis figure majeure du Conseil aux Etats depuis 1995, membre du Conseil de l’Europe, il s’est attaqué aux dossiers brûlants des prisons secrètes de la CIA en Europe et au trafic d’organes au Kosovo.

phiLipp hiLDEBranD Il a vu venir la crise des subprimes

à l’origine du krach de l’automne 2008. Visionnaire. Philipp Hildebrand (48 ans), président de la direction générale de la BNS depuis 2010, gère aujourd’hui la crise du franc fort avec détermination. Et un certain succès.

patricK aEBiSchEr Au tournant du millénaire, le Fribour-

geois (né en 1954) a pris la présidence de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Focus sur les sciences de la vie, construction de l’étonnant Rolex Learning Center, il en a fait un lieu scientifique qui compte sur la carte du monde.

StrESS Arrivé enfant de Tallinn, en Estonie (où il est né

en 1977), le rappeur lausannois, énorme vendeur de disques dans tout le pays, fait du rap qui agresse le monde politique, particulièrement l’UDC blochérienne, et dit des mélancolies émouvantes: une jeunesse s’accroche à ses rimes.

chent des solutions sur les thèmes chers à l’UDC, en tête desquels l’im-migration étrangère, on souligne leur opportunisme. Les insultes percent. Les affiches agressent. La boussole du bien commun et du compromis tombe au sol: personne n’a de mode d’emploi pour la reconstruire.La réalité est plus prosaïque. Les par-tis traditionnels sont sur la défensive. Ils sont beaucoup moins bien organi-sés, plus dissipés, fatigués par la ges-tion courante de leurs rentes de situa-tion. Et tellement moins riches, au moment de s’exhiber dans les cam-pagnes et les villes. Alors, les années passent, des signes alarmants ne sont pas reconnus comme alarmants: c’est, par exemple, le pénible feuilleton des fonds juifs en déshérence.En 1995, moment du 50e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mon-diale, les journaux israéliens et des organisations juives exigent la resti-tution des fonds demeurant sur des comptes suisses ayant appartenu à

des Juifs. Ils estiment alors la somme à environ 50 millions de francs suis-ses.

peanuts. La réaction des autorités bancaire et politique suisses est inap-propriée. Clairement dit, elle est même particulièrement imbécile. Plu-tôt que d’aller simplement voir dans leurs coffres et de faire la lumière sur ces histoires douloureuses, les ban-quiers, comme les politiciens, se bra-quent et font les malins. Le pompon, c’est Robert Studer, l’un des dirigeants d’UBS, qui qualifie les montants concernés de «peanuts». A partir de là, tout part en cacahuète. Plus tard, Jean-Pascal Delamuraz, dans une interview, lâche les mots «rançon» et «chantage». Il crée polémique inter-nationale.On découvre qu’UBS a voulu nuitam-ment brûler des livres de comptes. Que des banques ont été ignobles après-guerre, exigeant des certificats de décès de la part d’héritiers juifs de

clients morts dans les camps. Tout ça sent mauvais, la tension s’accentue. Finalement, les banques suisses, paniquées, paieront 1,25 milliard de francs. Sans doute au moins le triple de ce qui était réellement concerné: le prix de l’arrogance, encore. La Suisse dut nommer aussi une com-mission historique pour éclairer son attitude durant la Seconde Guerre mondiale. Elle sera présidée par Jean-François Bergier. Elle a rendu ses conclusions finales en 2001. C’est un travail extraordinaire et minutieux, dont la Suisse n’a sûrement pas, aujourd’hui encore, retenu toutes les utiles leçons.L’affaire des fonds, alors, semble exceptionnelle. Elle n’entache pas encore la crédibilité économique du pays, la certitude qu’il a de demeurer formidablement bien géré, honnête et solide. Lorsque des Cassandre sou-lignent les essoufflements dus à notre isolement européen, ils ne sont pas écoutés.

Et puis, c’est l’affaire Swissair. Elle est intéressante et historique, car la consé-quence directe de l’échec de 1992. C’est précisément pour avoir accès à l’open sky européen que la «banque volante» s’est lancée dans une politique effrénée de rachats de compagnies aériennes en difficulté. Le phénomène d’autisme est toujours le même: la croyance en l’idée que, une fois dirigées excellemment par des Suisses, ces sociétés vont triompher. C’est l’inverse qui arrive: Swissair se ruine dans ces folies. Au milieu des années 90, la compagnie laisse aussi tomber Cointrin pour se concentrer sur Unique Airport à Zurich. Plus qu’une vexation régionale ou une faute politique, c’est un ratage économique de plus, dont le patron de Swissair, le sévère Philippe Bruggisser, n’envisage pas les conséquences funestes. Le 11 septembre 2001, les attentats de New York plombent d’un coup tout le secteur aérien. Swissair n’a plus de marge. Le 2 octobre, c’est le grounding, les avions au sol. Swissair meurt. Le mythe de notre génie mana-geurial est groggy, mais il s’agit d’abord d’incompétence. Il faudra attendre Marcel Ospel et la catastrophe des spéculations d’UBS, en 2008, pour lui porter les coups fatals du déshonneur et de la malhonnêteté.

Les désarrois de StressOù en sommes-nous, alors? Qu’est-ce qui a vraiment changé? Expo.02, étrange affaire qui semblait placée d’abord, avec Pipilotti Rist, sous l’aus-pice de la folie colorée, s’est ensuite rétablie in extremis dans une certaine raideur, sauvée par Nelly Wenger. Mais il n’en reste qu’un concept, une expé-rience sponsorisée, un souvenir de car-ton-pâte et la belle poésie d’un nuage: ce fut tout de même très éphémère.

La place des femmes dans la société demeure un combat. Mais il a évolué dans le bon sens. Elisabeth Kopp fut un scandale, Ruth Dreifuss une mère Helvetia, Micheline Calmy-Rey une combattante. La banalisation des conseillères fédérales est en cours, c’est tant mieux. Beaucoup reste cependant à faire dans l’administra-tion et l’économie privée. Une généra-tion au moins sera encore nécessaire à une égalité dans les faits. Christoph Blocher a fait un passage au Conseil fédéral. Cela s’est mal passé. Mépris des lois, mépris de la sépara-tion des pouvoirs, mépris du Parle-ment, mépris du peuple. Ça n’a pas duré. Il en fut vexé et rêve d’un come-back. Mais l’histoire ne repasse guère les plats, ils sont trop réchauffés pour qu’on les goûte de nouveau.La population étrangère est en aug-mentation. Environ 15% au tout début des années 80. Aujourd’hui, 25% des habitants ont vu le jour ailleurs qu’en Suisse. La difficulté à se naturaliser n’enlève rien à la réalité des chiffres: la Suisse reste une accueillante et for-midable terre d’immigration. Et quand un étranger ou une étrangère se marie, c’est une fois sur deux avec une Suis-sesse ou un Suisse: le pays est une terre d’intégration. Ce qui a changé, ce sont les origines de cette immigration. Moins d’Italiens, d’Espagnols, plus de Kosovars ou de balkaniques. Beaucoup d’étrangers très qualifiés, aussi. Il faut apprendre à se connaître, à se respec-ter, à s’admirer peut-être: Xherdan Shaqiri, gamin de 19 ans marquant trois buts sublimes avec l’équipe de Suisse, est encore une exception. Mais elle est heureuse et magnifique, comme une main tendue. Elle n’a pas la perfection lisse de Roger Federer. Federer l’Hallucinant, ses victoires, ressemble à l’idée que la Suisse aime-

rait avoir d’elle-même, encore. Mais la geste d’un peuple ne ressemble pas à un match de tennis.

ouvrir les bras. Ce qui a changé, c’est la dureté et l’incertitude au lieu de l’autosatisfaction. La confrontation et la peur, plutôt que l’insolence en dogme. L’Europe fut, si bêtement, une ennemie tenue à distance, elle est deve-nue notre partenaire obligé. En 1992 s’est incrusté le sentiment qu’il était possible ici d’évacuer l’histoire, de n’être jamais un pays politique, mais seule-ment une nation économique. C’est un leurre: les crises, la porosité de leurs causes et symptômes, tout nous rat-trape et les solutions à la carte ne sont qu’un Sonderfall échoué de plus. Il fau-dra bien nous décider, un jour, en nos péripéties continentales, à ouvrir les bras. Thomas Hirschhorn, l’art contempo-rain, en sa version violemment critique, raconte cela. Herzog & de Meuron, Devanthéry et Lamunière, d’autres encore, dessinant des architectures où l’élégance est le contraire du spectacle, mettent en scène une modestie ouverte. Il y a de plus en plus de ques-tions. Et plus aucune réponse toute faite, en kit, digérée. Il y a du cri et de la bataille, à la façon des rimes de Stress, rappeur ruant et généreux. C’est si court, trente ans, à peine l’invention d’un magazine. Le battement de pau-pières d’une époque, et la lumière change. L’angoisse et la peur ont beau passer le nez à la porte, elles sont tou-jours aussi mauvaises conseillères. La Suisse ne va pas si mal, même si elle a passé du statut de modèle envié, à celui d’une fébrilité jalousée. Il y a des idées partout, des énergies heureuses. Un peu de désarroi, parfois, ce peut être aussi l’antichambre du courage. Nous en sommes là.√

haute école L’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne est en 1981 (à gauche) encore dans l’ombre de sa grande sœur zurichoise. Depuis, elle a connu un développement extraordinaire (à droite), dont l’architecture formidable du Rolex Learning Center (au centre de l’image) est désormais l’emblème.

∆∆un peu de désarroi, parfois, ce peut être aussi l’anti-chambre du courage.

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