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Décervelage et perversion dans les institutions 2ème conférence du cycle « Perversions et Société » Lausanne le 6 avril 1995 par le Prof. Paul-Claude Racamier La conférence qui suit faisait partie d'un cycle de conférences consacrées au sujet de la perversion et la société, que nous avions organisé à Lausanne, en 1995. En effet, les mécanismes spécifiques de la perversion, et particulièrement de la perversion narcissique, nous étaient apparus déborder largement le territoire du cabinet médical. Il n’était même pas question d’« extension » ou d’« homonymie » : c’était bien à lidentique que nous retrouvions les mécanismes à l’œuvre dans les familles et dans notre société contemporaine. Ceci à l’inverse du fonctionnement névrotique décrit jusque-là par la psychanalyse et qui, lui, se montrait (relativement) indépendant du contexte social. Cette jonction entre des mécanismes intrapsychiques et des dysfonctionnements sociaux s’avérait pourtant tout sauf aisée à présenter. Évidente pour nous, elle suscitait beaucoup de réticences chez les confrères calfeutrés dans leur cure-type sans parler de l'opposition véhémente de tous les pervers ordinaires qui avaient, jusque-là, pu œuvrer dans une certaine impunité, les outils scientifiques et psychologiques pour les appréhender manquant. C’est ainsi que nous en sommes venus à faire appel à certaines grandes figures ayant abordé le thème de la perversion (Janine Chasseguet-Smirgel, Paul Claude Racamier, Maurice Berger, Jean-Pierre Caillot). Tous avaient effectivement déjà été sensibles à cette très grande proximité entre la pathologie perverse individuelle et sociale. Parmi les travaux de Racamier, ceux qui portaient sur l’existence d’éventuels « noyaux pervers » au sein d'institutions nous ont beaucoup intéressés. Autant lui que nous-mêmes y avions été confrontés, sous des angles divers. Nos échanges sur ce sujet furent particulièrement fructueux. Ils préfiguraient d’ailleurs le succès de cette conférence qui fut considérable. Le concept de noyaux pervers, les mots spécifiques qu’il apportait à l'auditoire firent mouche. Parmi les auditeurs captivés, de nombreux identifièrent des institutions qu’ils connaissaient ou supervisaient et Paul Claude Racamier nous confia par la suite que plusieurs d’entre eux l’avaient contacté pour lui demander conseil, se trouvant dans telle ou telle position délicate à ce sujet. De toute évidence, ce concept rencontre effectivement une réalité sociale patente et assez courante. Pour autant, bien des aspects méritent encore d’en être explorés (existe-t-il des « noyaux névrotiques » au sein d’institutions perverses ? par exemple). Ce pourrait être là lun des nombreux legs que nous a laissés Racamier en héritage… Maurice Hurni et Giovanna Stoll Source : http://www.cpgf.fr/articles/Items/4.htm (site du Collège de psychanalyse groupale et familiale)

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Décervelage et perversion dans les institutions

– 2ème conférence du cycle « Perversions et Société » Lausanne le 6 avril 1995 – par le Prof. Paul-Claude Racamier

La conférence qui suit faisait partie d'un cycle de conférences consacrées au sujet de la perversion et

la société, que nous avions organisé à Lausanne, en 1995. En effet, les mécanismes spécifiques de la

perversion, et particulièrement de la perversion narcissique, nous étaient apparus déborder largement

le territoire du cabinet médical. Il n’était même pas question d’« extension » ou d’« homonymie » :

c’était bien à l’identique que nous retrouvions les mécanismes à l’œuvre dans les familles et dans notre

société contemporaine. Ceci à l’inverse du fonctionnement névrotique décrit jusque-là par la

psychanalyse et qui, lui, se montrait (relativement) indépendant du contexte social.

Cette jonction entre des mécanismes intrapsychiques et des dysfonctionnements sociaux s’avérait

pourtant tout sauf aisée à présenter. Évidente pour nous, elle suscitait beaucoup de réticences chez les

confrères calfeutrés dans leur cure-type – sans parler de l'opposition véhémente de tous les pervers

ordinaires qui avaient, jusque-là, pu œuvrer dans une certaine impunité, les outils scientifiques et

psychologiques pour les appréhender manquant.

C’est ainsi que nous en sommes venus à faire appel à certaines grandes figures ayant abordé le thème

de la perversion (Janine Chasseguet-Smirgel, Paul Claude Racamier, Maurice Berger, Jean-Pierre

Caillot). Tous avaient effectivement déjà été sensibles à cette très grande proximité entre la pathologie

perverse individuelle et sociale. Parmi les travaux de Racamier, ceux qui portaient sur l’existence

d’éventuels « noyaux pervers » au sein d'institutions nous ont beaucoup intéressés. Autant lui que

nous-mêmes y avions été confrontés, sous des angles divers. Nos échanges sur ce sujet furent

particulièrement fructueux. Ils préfiguraient d’ailleurs le succès de cette conférence qui fut

considérable. Le concept de noyaux pervers, les mots spécifiques qu’il apportait à l'auditoire firent

mouche. Parmi les auditeurs captivés, de nombreux identifièrent des institutions qu’ils connaissaient

ou supervisaient et Paul Claude Racamier nous confia par la suite que plusieurs d’entre eux l’avaient

contacté pour lui demander conseil, se trouvant dans telle ou telle position délicate à ce sujet.

De toute évidence, ce concept rencontre effectivement une réalité sociale patente et assez courante.

Pour autant, bien des aspects méritent encore d’en être explorés (existe-t-il des « noyaux névrotiques »

au sein d’institutions perverses ? par exemple). Ce pourrait être là l’un des nombreux legs que nous a

laissés Racamier en héritage…

Maurice Hurni et Giovanna Stoll Source : http://www.cpgf.fr/articles/Items/4.htm (site du Collège de psychanalyse groupale et familiale)

INTRODUCTION

Je vous remercie de cette aimable présentation. Vous connaissez sans doute mes très fortes

attaches helvétiques et mes relations très intimes avec le pays de Vaud en particulier, où j’ai

vécu, où j’ai travaillé et où j’ai même eu le bonheur d’enseigner. Si bien que, lorsque

Monsieur Hurni et Madame Stoll m’ont invité à venir faire un exposé sur cette question, je

n’ai pas hésité. Je n’ai pas hésité à cause de vous, je n’ai pas hésité aussi à cause du sujet.

C’est un sujet difficile et plutôt ingrat. Comment ai-je été amené à m’y intéresser ? J’aimerais

vous en dire quelques mots. Vous connaissez certainement ma formation psychanalytique et

vous connaissez aussi mon intérêt pour les psychotiques, qui n’est pas exclusif mais qui m’a

amené à circuler en compagnie de mon ami Christian Muller dans des régions de la psyché

qui sont généralement assez peu fréquentées, en tout cas, peu fréquentées par les

psychanalystes. Je me suis intéressé également aux familles de patients psychotiques et j’ai

rencontré des familles douloureuses et des familles parfois difficiles. En plus de tout cela, tout

en poursuivant mon activité de psychanalyste, heureusement. (Je dis heureusement parce que

c’est une activité tout-à-fait essentielle [3] et que je trouve relativement reposante au regard

de ce que l’on côtoie avec les psychotiques, avec leur famille et avec les pervers). J’ai

travaillé dans les institutions pour pouvoir soigner des patients psychotiques. J’en ai même

fondé une. Au demeurant, je me suis occupé d’institutions de formation comme l’Institut de

Psychanalyse de Paris et l’Institut de Psychanalyse familiale et groupale. Cela m’a donné une

certaine expérience et une expérience parfois tout-à-fait fascinante et une expérience parfois

un petit peu pesante. C’est donc à partir de ce parcours personnel que j’ai été amené à

m’intéresser à cette question que je vous invite à parcourir avec moi.

Nous sommes donc dans un confluent ou dans un carrefour : confluent entre des individus et

des familles. Je vous parlerai des uns et des autres. Non seulement des familles mais

également des groupes et des sociétés. Ces groupes, comme les familles d’ailleurs,

fonctionnent comme des organismes en eux-mêmes. Ce qui est une notion assez particulière

mais qu’il est important, je crois, d’avoir à l’esprit. Autre carrefour : entre l’intrapsychique et

l’interpsychique. L’intrapsychique, c’est le lieu de départ, c’est le royaume où circule le

psychanalyste, c’est là que règne la psychanalyse, c’est là qu’elle est enracinée. Mais nous

avons été amené à nous occuper également de l’interpsychique, c’est-à-dire les relations

interpsychiques entre les individus ; la mère et le bébé, bien sûr, mais aussi les relations

interpsychiques qui sont particulièrement sensibles avec les psychotiques et aussi avec les

sujets qui présentent des traits de perversion narcissique. Ce carrefour se situe entre le

fantasme d’un côté et d’un autre les conduites, entre les rêves d’un côté et d’un autre les

mœurs. Et nous avançons là, j’y insiste, sur une corniche étroite et délicate, justement entre

l’intrapsychique et l’interpsychique. Il n’est pas mauvais d’être très prudent dans sa démarche

pour ne pas vaciller d’un côté ou d’un autre, pour ne pas tomber dans un psychanalysme

verbeux ou bien dans un comportementalisme plat. Il y a encore un carrefour que je voudrais

évoquer en introduction, entre la clinique et l’éthique. Je crois [4] que cette question n’est pas

évacuable. Lorsque l’on parle de perversion et surtout de perversion narcissique, qui

s’apparente à la perversité, on ne peut pas se départir complètement d’une nuance de

jugement et c’est un des aspects qui rend cette approche si difficile. Je crois mais j’y

reviendrai peut-être à la fin que la psychanalyse n’est pas du tout dans le moralisme mais ne

peut pas se départir d’une certaine éthique et d’une certaine morale. Ici les lois de la vie

psychique et des valeurs se rejoignent au niveau d’une chose qui pour nous est essentielle, qui

est banale, bête à dire : la vie de la psyché. Je ne parlerai pas beaucoup de mes sources. Quand

on s’occupe de perversion, vous avez eu l’exposé certainement remarquable de Mme Janine

Chasseguet-Smirgel ; il y a beaucoup de travaux que je pourrais citer mais je ne veux pas

vous accabler avec ces citations. Je vais surtout vous parler de ma recherche et de mon

expérience personnelle. Je peux dire une chose, c’est que depuis je me suis aventuré à parler

de perversion narcissique, à écrire à ce sujet-là, à parler des noyautages pervers dans ses

institutions, je pensais m’avancer dans un terrain peu connu et un peu « casse-gueule ». Je ne

déteste pas les choses un peu aventureuses en ce qui concerne la vie psychique. J’en ai donné

des preuves. Mais j’ai été très surpris et assez content, je dois le dire, des réactions que j’ai

reçues souvent à la suite de mes publications et de mon dernier livre, de personnes qui se sont

montrées, non seulement avec des expériences concordantes mais une certaine reconnaissance

que leurs propres expériences que ces personnes pensaient exceptionnelles, anormales, un peu

douteuses, aient été décrites et reconnues. En effet, on peut se demander si les gens qui se

mettent à parler de perversion narcissique n’ont pas une inclination particulière, quelques

cordes personnelles mal réglées qui les incitent à se tourner dans cette direction. Je parlerai

d’après plusieurs expériences, y compris la mienne. Alors je peux passer pour naïf d’avoir

encouru quelque chose de ce genre. Mais on peut se réconforter facilement et en se glorifiant

un petit peu, modestement, en se disant et en se rappelant que Freud, au [5] début, lorsqu’il a

parlé de sexualité, n’a pas été regardé d’un bon œil, en général. Et peu, à cette époque, ont été

ceux qui l’ont écouté et qui ont compris l’importance de ce qu’il exposait.

LA PERVERSION NARCISSIQUE

Je voudrais maintenant aborder la première partie de mon exposé en vous parlant de la

perversion narcissique. Qu’est-ce que c’est d’abord? Ce n’est pas la perversion sexuelle. Ce

ne sont pas les perversions érogènes que nous connaissons, même si parfois il y a coïncidence

(une association) entre une perversion sexuelle proprement dite et la perversion narcissique.

Au fond, la perversion narcissique pourrait s’apparenter à ce que l’on appelle la perversité.

Elle est particulièrement dans les conduites et elle a un rapport absolument étroit avec le

narcissisme. On pourrait la considérer comme une façon particulière de se mettre à l’abri des

conflits internes, des déceptions narcissiques, des souffrances personnelles, tout en se faisant

valoir aux dépens de l’entourage. On peut décrire, évoquer un mouvement pervers, toujours

pervers narcissique. Maintenant quand je dirai perversion ou pervers, vous saurez qu’il faut

ajouter l’adjectif narcissique au moins dans notre esprit. D’une façon plus précise, le

mouvement pervers est une façon organisée de se défendre des douleurs et des contradictions

internes, de les expulser hors de soi, de les faire couver par autrui, par l’entourage, tout cela

aux dépens de cet entourage et non seulement en évitant la peine mais en y trouvant une

certaine jouissance. Tel est le mouvement pervers comme je pense pouvoir le définir. Il est

important d’insister sur le fait que la perversion narcissique nécessite le concours

involontaire, de la participation à leurs dépens, et souvent à leur insu de personnes

extérieures. Cela ne se fait pas tout seul. Le narcissisme peut se faire tout seul, peut-être, ce

n’est pas sûr. Mais en tout cas pas la perversion, ni le mouvement pervers. [6]

Cela ne peut se faire qu’aux dépens, comme je vous l’ai dit, du narcissisme d’autrui mais

aussi aux dépens de certains plaisirs que la psychanalyse nous a permis de mieux comprendre

et mieux apprécier : les plaisirs de la rencontre, les plaisirs de la pensée. Donc, le mouvement

pervers narcissique va s’exercer à l'encontre du mouvement objectal, de l’objectalité mais il

va s’exercer aussi à rencontre de l’autoérotisme. C’est donc un plaisir spécifique qui est un

plaisir de domination, d’emprise, de surestimation personnelle aux dépens d’autrui, qui n’est

pas érogène, qui ne comporte donc pas de possibilités orgastiques, mais c’est durable. Il est

essentiellement dans l’action, dans l’agissement, plus d’ailleurs que dans l’agir, que nous

définissons en psychanalyse comme des passages plutôt momentanés, des éclipses ou des

écarts hors de la réalité interne, mais dans l’agir quasiment constant et organisé. Et non pas

dans le fantasme. Ce qu’il faut dire aussi quant à cette perversion narcissique, c’est que,

comme tout ce que nous décrivons à partir de l'observation psychanalytique et de la théorie

psychanalytique, il y a naturellement des sources infantiles et il y a une part universelle. Des

sources infantiles, j’en parlerai dans un instant, la part universelle, je crois qu’il y a un

quotient pervers qui existe chez tout le monde, c’est un potentiel et qui est probablement vital,

sans lequel nous risquerions gros dans les relations sociales en particulier. Il y a les

mouvements pervers que j’ai évoqués tout à l’heure. Dans certaines situations difficiles de la

vie, il y a ce que j’appellerai des sursauts pervers, face à des douleurs, face à des désillusions

graves, face à des difficultés lourdes, un sursaut pervers peut avoir une fonction vitale. Et puis

il y a l’organisation perverse, il y a la perversion partagée dans un couple, et il y a enfin la

perversion étendue au niveau social ou bien à échelle moindre, au niveau collectif, groupal ou

institutionnel.

Les sources ordinaires de cette perversion, c’est ce que j’ai appelé la séduction narcissique,

qui est empreinte de grande mégalomanie et qui s’exerce dans la relation primitive,

initialement dans la relation primitive de la mère et de l’enfant, [7] on a généralement parlé de

symbiose. La symbiose est un état de fait pour autant que je sache. Je parle ici de séduction

narcissique parce qu’il me semble que le bébé et la mère exercent chacun envers l’autre une

forme de séduction formidable et qui est mutuelle. La mère séduit le bébé, le bébé séduit sa

mère. C’est le mouvement de séduction narcissique qui est absolument indispensable, qui est

vital, qui dans les conditions habituelles, au bout d’un certain temps et en particulier à partir

du seuil du deuil originaire, dont je ne vais pas trop vous parler ce soir. A partir de là, cette

séduction narcissique s’apaise et elle laisse en dépôt dans le fond de la psyché comme un

limon, un sentiment de connivence avec l’objet initial. Mais il y a des cas dans lesquels cette

séduction narcissique qui s’organise dans ce que j'ai appelé « l’antœdipe » mais là aussi je ne

vais pas trop m’étendre. Il y a des cas dans lesquels cette séduction narcissique tourne mal.

Elle tourne mal grosso modo de deux façons : ou bien elle ne s’éteint jamais et reste active

indéfiniment. Cela probablement de la part de l’enfant et de la part de la mère. On peut

toujours dire que la mère a une action prévalente dans cette affaire, c’est possible. Elle se

perpétue, je crois que lorsqu’elle se perpétue, elle n’est pas heureuse pour autant. Elle est une

distorsion de la séduction narcissique. C’est une séduction qui se perpétue mais qui se distord.

Dans certains cas elle peut donner l’essor justement à une organisation perverse, dans d’autres

cas elle est douloureuse, elle est souffrante et elle se trouve à la racine des évolutions

psychotiques. Il est important de remarquer que cette séduction narcissique, lorsqu’elle

s’indure, lorsqu’elle se perpétue, lorsqu’elle se distord, exerce une force d’évitement

formidable, elle permet l’évitement de l’œdipe, du deuil, de la castration, de tous les deuils,

vous voyez que ce n’est pas mince. Et le pervers narcissique n’oubliera jamais que ce

mouvement de séduction invétérée qu’il exercera à son profit essentiellement lui permet de

faire l’économie de passages qui sont enrichissants comme l’œdipe et qui sont douloureux

comme les deuils. [8]

Quelques mots pour vous tracer le portrait du pervers narcissique. Il est narcissique en ce qu’il

est autosuffisant. Il se veut autosuffisant. Et ce n’est pas un paradoxe proprement dit, il est

pervers en ce que cela s’exerce aux dépens d’autrui. Il est autosuffisant aux dépens d’autrui.

Apparemment il y a un paradoxe, je crois que cela décrit à la fois le côté narcissique et le côté

pervers. Il ne doit rien à personne. Il n’est le fils de personne. Il est à l’origine d’une

génération. Les psychotiques aussi, mais les psychotiques sur un mode absolument tragique ;

le pervers sur un mode glorieux. Il ne reconnaît de supériorité à personne et cela peut aller

jusqu’à des positions critiquement délirantes. Certains sujets qui ont des positions

intellectuelles, sociales, fonctionnelles très modestes sont intimement persuadés d’être

nettement supérieurs à des gens qui leur sont évidemment supérieurs. Il y a là quelque chose

de quasiment délirant mais qui n’est pas évident et qui est pourtant enraciné très fortement

dans l’esprit de ces sujets. Cela fait un peu penser aux anorexiques mentales qui sont

intimement convaincues qu’elles peuvent dominer les besoins de leur organisme, qu’elles sont

plus fortes que leur organisme. Le pervers narcissique est plus fort que les gens qui lui sont

évidemment supérieurs (je dis évidemment parce que je ne veux pas faire de préjugés).

Naturellement, le pervers n’est pas au courant de sa perversion et il n’y tient pas du tout. En

revanche, il est parfaitement avisé, il est parfaitement clair et organisé dans son évaluation des

situations dans lesquelles il évolue et les possibilités que ces situations lui offrent. Il y a là à

l’inverse de cet irréalisme que j’évoquais tout à l’heure une sorte d’adaptation parfaite précise

et une adaptation aux situations qui fait que souvent le pervers narcissique est plein de succès.

Il réussit parce qu’il sait parfaitement où il va, où il faut poser ses pions, il est super adapté.

Dans mes notes, j’ai signalé l’exemple du coucou que je cite quelque part dans mon livre. Je

vais vous en dire quelques mots. Si vous le connaissez déjà cela vous distraira et si vous ne le

connaissez pas cela vous instruira. Vous savez très bien que la maman coucou pond son œuf

dans un nid d'un oiseau qui [9] est souvent celui de la bergeronnette. On a très bien observé le

manège de la maman coucou. Vous savez aussi que l’œuf de coucou est quatre à six fois plus

gros que l'œuf de bergeronnette, que le bébé coucou est quatre à six fois plus gros que le bébé

bergeronnette. Mais la mère bergeronnette qui trouve un œuf dans son nid, elle le couve. La

maman coucou sait parfaitement à quel moment elle va pouvoir profiter d’une infime

distraction de la bergeronnette pour venir poser son œuf et pousser dehors les œufs (naturels)

qui sont déjà pondus. Elle va le faire avec une précision d’horloge. Et bien, les pervers

narcissiques qui souvent sont un peu des prédateurs du même ordre, sont très habiles à

discerner le moment et la manière dont ils vont pouvoir placer leurs pions. Cela va toujours se

faire dans l’ombre et discrètement, ceci est un aspect très important. Je voudrais maintenant

évoquer trois traits absolument essentiels de la perversion narcissique. Je vous ai dit que le

pervers a un but qui est de ne jamais dépendre d’un objet, il a horreur de la dépendance, c’est-

à-dire qu’il a horreur de l’attraction de l’objet (l’attraction objectale qui nous gouverne tous,

qui nous fait plaisir et parfois nous vaut quelques coups). Le psychotique le déteste aussi mais

y succombe. Le pervers déteste mais il l’évite, il ne peut quand même pas éviter de se servir

des objets et sa façon d’éviter l’attraction objectale et de ne pas vivre dans l’autisme, c’est de

se servir des objets comme objet (au sens des ustensiles). L’un des moyens importants

qu’utilise le pervers pour combattre cette attraction objectale consiste à disqualifier l’autre. La

disqualification est un des moyens absolument essentiels de toute activité perverse de type

narcissique. Cette disqualification déconsidère ce que l’autre ou ce que les autres ressentent,

souhaitent, désirent, peuvent faire et vivent. Les méthodes de disqualification sont

innombrables, je ne vais pas entrer dans le détail car cela serait beaucoup trop long mais,

croyez-moi, les pervers narcissiques et parfois les parents pervers, qui se comportent de façon

perverse envers leurs enfants, s’y connaissent très bien dans toutes les méthodes de

disqualification qui sont plus ou moins complexes. [10]

Le dilemme en est une, le paradoxe en est une beaucoup plus savante ; la disqualification peut

être extrêmement élémentaire : Didier Anzieu cite le cas d’une petite fille que sa mère

plongeait dans un bain très chaud et l’enfant disait : « Oh, ça brûle, c'est chaud ! » et la mère

lui disait tranquillement : « Mais non, tu te trompes. » C’est cela une disqualification. Se

tromper, c’est une erreur mais une disqualification, c’est quelque chose de très actif et de très

précis. Les paradoxes dont je ne vais pas trop parler ce soir – parce que cela m’amènerait

beaucoup trop loin et beaucoup trop tard – peuvent être des méthodes de disqualification très

subtiles.

Le pervers a quand même besoin d’objets, je vous l’ai dit, mais il doit s’assurer ce que

j’appelle l’immunité conflictuelle, se mettre à l’abri des conflits internes et aussi des conflits

avec l’entourage ; pour cela il doit dominer l’entourage et il doit expulser ses conflits internes.

L’expulsion va se traduire par le fait que c’est l’entourage qui sera chargé de les porter, de les

supporter. J’ai décrit, mais je ne voudrais pas y insister, les méthodes de Klein qui sont très

utilisées par les pervers narcissiques, qui n’éprouvent jamais de deuil, de perte. Ils ont trouvé

le moyen de ne pas s’endeuiller mais les deuils qu’ils risqueraient d’encourir et qui ont dû les

effleurer quand même, ils les font porter à leur entourage et souvent d’ailleurs aux enfants.

Ceux-ci sont des porteurs de deuil expulsé, très complaisants ou plutôt nécessairement

complaisants envers leurs parents. Dans ces conditions, l’objet est utilisé, il n’est pas pris en

considération dans sa valeur propre. C’est ce que j’appelle un déni de valeur, un déni

d’autonomie. Il est utilisé comme moyen, il est donc interchangeable, c’est un ustensile. Si

vous avez une casserole qui vous fait défaut, vous changez de casserole, ce n’est pas plus

compliqué. De même, les pervers narcissiques, lorsqu’un objet qu’ils utilisaient se dérobe, en

trouvent immédiatement un autre qui le remplace et c’est sans problème. C’est une question,

comme je le disais, d’ustensile. [11]

Un autre aspect que nous retrouverons tout à l’heure, c’est la façon dont le pervers narcissique

traite la vérité. La vérité, c’est probablement l’un des objets les plus chers au cœur du

psychanalyste. La vérité psychique, la vérité interne. La vérité, cela ne court pas les rues. La

réalité, on la trouve à chaque instant. La vérité, elle, se cherche, se gagne mais elle est

considérée comme un bien précieux pour qui elle compte. Pour les pervers, elle ne compte

pas, elle n’a aucune importance. Non seulement, cette vérité-ci, l’une ou l’autre, mais toute

vérité est dénuée d’importance. C’est une chose que nous avons du mal, nous autres, je dis

bien nous autres, c’est une chose que nous avons du mal à nous mettre dans la tête parce que

nous avons l’habitude de chercher la vérité. On ne la trouve pas toujours, c’est évident, mais

pour nous c’est une valeur, c’est quelque chose d’important. Nous avons appris à mentir, nous

avons appris aussi le prix de la vérité. Pour un pervers narcissique, la vérité n’a vraiment pas

d’importance. Il n’a pas le sentiment de mentir, il n’a pas le sentiment de tricher, c’est sans

importance. Quelqu’un, vous l’avez peut-être entendu, quelqu’un qui est certainement une

assez belle illustration de ce que je suis en train de décrire, en France, a dit il n’y a pas

tellement longtemps, dans une Cour de Justice, s’il vous plaît : « J’ai menti de bonne foi ». Il

avait menti longtemps, il avait menti beaucoup, il avait fait mentir aussi. Vraiment je pense

que c’est quelqu’un pour qui la vérité n’a aucune importance. Va de pair avec ce trait négatif

en quelque sorte, un autre trait qui est le surinvestissement de la parole. La parole en soi,

« puisque je l’ai dit et je vais vous le dire de façon que vous le croirez, puisque je l’ai dit, ça

suffit ». Ce surinvestissement de la parole, en soi, est quelque chose de très particulier.

Qu’est ce que l’on peut dire de la pensée perverse ? Je crois avoir écrit, probablement dans

mon bouquin, que les pervers ne sont pas très intelligents, que la pensée n’est pas très subtile.

Je ne le crois pas. Je crois que j’ai raison, bien sûr. [12]

Je crois que leur pensée ne va pas très loin mais ils ne sont pas si bêtes que cela parce qu’ils

réussissent très bien. Ils sont rusés, ce n’est pas ce que j’appelle de l’intelligence. La pensée

est peu valorisée en soi dans le registre de la perversion. Ce qui est intéressant pour ces sujets-

là, c’est le but à atteindre, c’est les moyens de l’atteindre. La pensée en elle-même n’est pas

une source de plaisir, n’est pas une source de valeur en soi. Penser, cela fait plaisir quand-

même, c’est un auto-érotisme des plus importants qui soient. Et bien non, pas dans la

perversion narcissique.

Je serai rapide sur les rapports de la perversion narcissique avec la psychose. Freud disait que

la névrose est l’envers de la perversion infantile, il parlait des perversions infantiles, pas de la

perversion narcissique. Il me semble avoir dit en écho que la psychose était un peu l’envers de

la perversion narcissique. Je crois que cela se vérifie sur le plan clinique. Nous voyons

quelquefois des parents, plutôt pervers ou qui ont un comportement pervers envers leur

enfant, je ne suis pas du genre à tomber à bras raccourcis sur les parents d’une façon

systématique mais c’est vrai quand même que l’on découvre que dans certains cas, des

parents, les deux, ou le père ou la mère, se sont comportés d’une façon franchement perverse

et très déroutante pour l’enfant, qui court de grands risques à devenir psychotique, soit dans

son enfance, soit plus tard. Inversement, nous voyons quelquefois des patients psychotiques

qui en s’améliorant grâce à nos soins passent par une phase où ils sont un tantinet pervers et

eux qui avaient tellement peur de l’objet en soi, ils se mettent à nous exploiter. Parfois ce sera

durable, parfois c’est une phase que nous devons accepter dans l’évolution positive des

patients psychotiques. Ce n’est pas tellement facile de l’accepter.

LA PERVERSION DANS LES INSTITUTIONS

J’en arrive au noyautage pervers, c’est-à-dire à la perversion [13] dans les institutions. En

quoi cela consiste ? Le noyau pervers, ce n’est pas l’acception du noyau pervers individuel.

C’est un noyau qui s’installe dans un groupe ou dans une institution et cela, je crois, que c’est

très important à connaître. C’est une configuration dynamique qui est organisée d’une façon

durable, au sein d’un groupe, d’une famille, d’une institution ou de la société toute entière et

dont le mode de fonctionnement, dont les visées, dont les moyens et dont les effets présentent

des traits pervers tels que ceux que je viens de décrire. Ces traits sont parasites et corrupteurs

et toujours à l’avantage des prédateurs, car il s’agit de prédation et aux détriments des

parasités. Alors, puisqu’il s’agit des institutions, institutions de soins, institutions de toutes

sortes. N’importe quelle institution peut être l’objet d'une prédation perverse. En réalité, pas

tout à fait n’importe laquelle, mais quels que soient ses visées et ses buts. Il me semble que les

institutions les plus susceptibles d’être attaquées sont celles qui sont les plus prodigieuses, les

plus créatives, je dirais les plus juteuses. En effet, pourquoi exercer une prédation sur une

institution si elle n’a pas grand intérêt, il faut qu’il y ait quelque chose dans le fruit pour

s’installer à l'intérieur du fruit. Il ya donc cela qui est un peu rassurant si vous vous occupez

d’une institution et que vous voyez qu’elle est l’objet d’un rapt d’un pervers, vous pouvez

vous dire pour vous rassurer un peu que c’est donc qu’elle avait de la qualité. Mais pas

seulement cela. Je crois que le rapt pervers s’exerce surtout si cette institution est dans un état

de sous-immunité, si le groupe qui la constitue, ou bien se trouve dans un état de faiblesse,

cela arrive, ou bien se trouve sous-immunisé par rapport à ces dangers, à ces risques. Par

conséquent, ce sont non seulement les plus juteuses mais probablement les institutions les

plus sensibles qui sont les plus vulnérables. En tout cas dans le domaine des institutions de

soins psychiatriques, les institutions « dures », de type asilaire ne risquent rien, elles ne

courent aucun risque. Ce sont les institutions où il n’y a pas de « perversage » possible car

elles sont déjà congénitalement ou depuis très longtemps, chroniquement organisées sur un

mode [14] pervers, où la personnalité humaine n’a pas grande importance, où la vérité ne

compte absolument pas et où seulement comptent le salaire et l’index des hiérarchies. Non

pas que cela ne compte pas mais il n’y a que cela qui est important.

Qui exerce ? Les noyaux pervers sont constitués d’après mon expérience – mais mon

expérience n’est pas universelle et probablement pas complète non plus – ils sont constitués

par un groupe de deux ou trois personnes souvent qui sont ligués et qui s’associent pour

exercer ce rapt, cette prédation. Ils ont des liens, ils les avaient avant et les renforcent pendant

et c’est à plusieurs que s’effectue le noyautage. Le noyautage qui va essayer de gagner

l’entourage, comme je vais vous le dire dans un instant. Pourquoi faire ? Alors naturellement,

c’est inutile de vous dire que les acteurs majeurs du noyautage ont des tendances perverses,

sinon cela n’aurait pas de sens. Et je souligne que la perversion narcissique ne se fait pas à

une personne seule, elle nécessite un entourage, elle nécessite un milieu social, c’est

absolument nécessaire.

De quoi s’agit-il, quel est le but ? C’est d’obtenir des gains narcissiques et matériels. D’après

mon expérience, c’est l’association de gains narcissiques (se sentir plus fort que les autres) et

matériels (des avantages, des sous). L’association joue semble-t-il un rôle important, je

croyais que c’était contingent mais je me suis aperçu, d’après ce qui m’a été relaté de

plusieurs parts que c’était pas contingent du tout. Il ya là une sorte d’alliance, d’amalgame

peut-être pour reprendre cette notion qui est importante. Il s’agit aussi de mettre en œuvre un

fantasme qui n’est pas fantasmé à proprement dit, mais qui est mis en œuvre. Un fantasme

d’inviolabilité, d’invulnérabilité et d’unisson. Alors souvent d’ailleurs les noyautages pervers

s’effectuent autour d’un couple qui trouve le moyen de renforcer son unité menacée en se

coalisant contre l’institution qui est perversifiée. [15]

Contre quoi s’exerce ce noyautage ? Et bien comme l’a fortement montré un

psychosociologue de formation psychanalytique qui m’a communiqué ses travaux – il

s’appelle Sirota – l’un des adversaires des noyautages, qui est visé par les noyautages, c’est le

plaisir en commun des personnes qui travaillent dans l’institution. C’est ce plaisir partagé, ce

plaisir d’échanger, ce plaisir de réaliser, ce plaisir de penser qui est attaqué en premier lieu et

essentiellement. Je crois qu’il a raison. Le plaisir de la pensée est attaqué du même coup. Je

crois aussi que l’on peut dire que les valeurs des personnes sont elles mêmes entamées ainsi

que les valeurs supérieures de l’institution en question. Il est évident qu’une institution de

soins, à partir dû moment où elle est noyautée, est attaquée dans sa capacité soignante. Sa

capacité soignante va inévitablement diminuer. Sa valeur va diminuer. Le plaisir qui y

trouvent les personnes qui travaillent va s’éteindre petit à petit. L’agilité de leurs pensées va

être attaquée. C’est quelque chose de très très dévastateur, les noyautages. Alors il s’exerce

une coalition entre les noyauteurs, cette coalition qui est toujours souterraine, pas évidente.

Elle ne va se révéler que lorsqu’elle est sûre d’elle. Je suis en train de penser à un noyautage

d’un type un peu différent, enfin d’une ampleur différente, le noyautage qui a été exercé sur

l'Allemagne par Hitler et par les nazis. Cela s’est fait à un moment où le pays en question était

en état de sous-immunité, de faiblesse comme vous le savez, et pendant longtemps les

noyauteurs qui savaient très bien ce qu’ils faisaient, qui l’avaient prévu, qui l’avaient

programmé, qui l’avaient écrit ne se sont pas manifesté au grand jour. Il y a eu tout un travail

souterrain qui a échappé à une grande partie de la population, y compris la population

intelligente. Si vous n’êtes pas averti des procédures, des manœuvres, des visées perverses,

vous avez beau être intelligent vous pouvez quand même être piégé. Et là c’était une preuve.

Le noyau sous Hitler ne s’est manifesté au grand jour qu'à partir du moment où il avait acquis

une certaine force motrice personnelle qui lui permettait d’émerger, de faire surface. C’est le

principe des [16] sous-marins. Alors naturellement, le noyau va se servir hautement de la

disqualification. Il va mettre en œuvre deux mécanismes que nous connaissons très bien, nous

psychanalystes, qui sont le déni et le clivage. Nous les connaissons dans des organisations

individuelles souffrantes, en particulier psychotiques. Ici ce n’est pas de psychose qu’il s’agit

sauf chez les victimes éventuelles, il s’agit d’une mise en œuvre du déni, déni de la valeur, de

l’autonomie d’autrui, déni de toutes vérités ; ce sont des dénis fragmentaires mais très

puissants. Clivage, il s’agit de couper les communications entre les personnes qui travaillent

dans l’institution. Il s’agit de diviser l’institution ou les personnes en deux camps : ceux qui

sont pour et ceux contre ; ceux qui sont contre et ceux qui ne sont pas pour sont mis en

marche. Il ya donc un processus d’agrégation par le noyau et un processus de rejet de tout ce

qui n’est pas en état de complicité car par rapport au noyautage pervers, ou bien vous êtes

complice ou bien vous êtes rejeté, il n’y a pas de compromis possible, il n’y a pas

d’intermédiaire possible. C’est l’un ou l’autre. C’est là que s’exerce le clivage, c’est pas un

mécanisme seulement interne, c’est un mécanisme de mise en œuvre dans le milieu social.

Alors il y a des procédés d’intimidation qui sont très connus ; j’ai connu un pervers qui

essayait comme cela de rapter une institution d’enseignement et il a fait beaucoup de dégâts

d’ailleurs. Pendant longtemps, il se promenait avec un dossier sous le bras qu’il montrait

comme cela volontiers à droite et à gauche, c’était un dossier judiciaire, il préparait un dossier

judiciaire. Alors il le montrait comme cela, il le laissait apercevoir, de manière à intimider les

gens et de leur montrer que la menace existait.

Voyons un autre élément utilisé par les noyaux pervers. Je vous disais tout à l’heure que les

institutions les plus visées sont celles qui ne sont pas immunisées, qui sont sous immunisées.

Une institution dans laquelle règne la confiance, dans laquelle la confiance est un principe de

coexistence (on fait confiance) est une institution en danger. [17]

C’est une bonne institution mais elle est en danger parce que si un pervers s’y met, il va

utiliser cette confiance pour avancer ses pions et jusqu’à ce que l’on réussisse à perdre

confiance, il aura gagné des points. Je peux vous dire que j’ai vécu cela et je trouve cela assez

horrible à vivre quand on est de l’autre côté de la perversion. Il me semble moi que l’un des

principes de ce que je fais, que ce soit avec les patients, que ce soit en analyse ou que ce soit

dans les institutions, c’est faire confiance. C’est de qualifier les intentions, les capacités, les

possibilités des personnes. Faire confiance, je crois, enfin je n’y renonce pas du tout, je n’y ai

jamais renoncé, mais on s’expose de cette manière, car si jamais on se « goure », on risque

gros.

Il va y avoir, du fait du noyautage pervers, des effets de toutes sortes : les uns sont manifestes,

ils vont venir au grand jour ; les autres sont beaucoup plus cachés. Par exemple, un effet

discret d’un noyautage pervers, c’est que les personnes qui font partie de l’institution ont une

tendance à accentuer leurs traits de caractère et pas les meilleurs, les plus faibles. Ils vont

devenir plus vifs, et ils vont d’ailleurs contribuer à disqualifier plus ou moins ce qu’ils font, ce

qu’ils pensent. C’est un effet, un effet indirect, il n’est encore que bénin. Il y a des effets

beaucoup plus importants, il y a une diminution de capacité de l’institution. Dans les

institutions de soins, on peut observer que la capacité d’écoute des patients a tendance à

baisser légèrement. Il y a certaines habilités collectives qui se perdent, ou alors de qui est

empêché, qui est du registre de l’efficacité. Il ya ce qui est provoqué, une baisse de la

confiance mutuelle, les gens les mieux intentionnés se mettent à se méfier les uns des autres.

Cela est un effet des clivages qui sont instillés dans l’institution. Et à la place de la confiance

va s’installer petit à petit une espèce de méfiance diffuse qui est collective, chacun se méfie,

se met à se méfier de l’autre, c’est quelque chose d’insidieux et d’assez dramatique.

Naturellement il y a une diminution de confiance dans le leader qui est [18] souterrainement

mais puissamment attaqué par le noyau pervers. Et puis, une baisse de la cohésion, du plaisir

à travailler ensemble, comme je vous le disais tout à l’heure, une baisse de l’élan, les gens

commencent à se sentir moins engagés, moins enthousiastes, moins heureux. Il y a une baisse

au fond de la libido et l’auto-érotisme de certains. Ce qui montre bien d’ailleurs que l’on ne

peut pas opposer radicalement la libido narcissique et la libido d’objet. Là, la perversion

montre clairement que les deux sont attaqués simultanément, et cela est tout à fait naturel

ainsi.

Il y a des institutions qui meurent, on n’en parle pas beaucoup. Il y a des institutions qui

souffrent et j’en ai entendu parler de plusieurs depuis que j’ai parlé de ces questions. Et qui

souffrent en silence et même avec un sentiment de honte, qui se surajoute à la diminution de

potentiel. Il y a des institutions qui meurent, qui s’arrêtent ou bien qui se dessèchent.

Je voulais vous parler de la paranoïa mais il est vraiment un peu tard, peut être dans la

discussion, on en parlera.

LES ISSUES

Je voudrais tout de même terminer sur quelque chose d’un peu moins douloureux, d’un peu

moins sombre. Y a-t-il la possibilité de traiter ces noyautages ? Je vais vous dire tout net que

je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’espoir que les sujets à tendance perverse, qui se

coalisent, qui se liguent pour effectuer des noyautages changent beaucoup. Je ne crois pas

qu’ils puissent radicalement changer. Tout ce que l’on peut espérer, c’est ou bien qu’ils

libèrent le terrain ou bien qu'ils renoncent et dans ce cas-là, ils vont un jour ou l'autre quitter

le terrain, pour en trouver un autre. Je crois, je vous disais tout à l’heure qu’il y a quelque

chose qui est très puissant dans les noyautages : ce sont les processus de clivage, les micro-

clivages qui coupent l’information à tous les niveaux : plus [19] personne ne sait ce qui se

passe, plus personne ne peut se fier à une vérité quelconque. Ça, c’est l'effet du noyautage

pervers et les micro-sections des informations qui sont coupées sans arrêt et de plus en plus, et

de plus en plus largement. Il est évident si quelqu’un ou plusieurs personnes arrivent à repérer

ce qui se passe et à reconstituer un tissu d’informations fiable et cohérent, alors à ce moment,

c’est quelque chose qui permet d’améliorer la situation énormément. Et probablement est-ce

la base même de tout traitement des noyautages pervers. C’est ce dévoilement qui est tout à

fait essentiel, qui dans certains cas peut suffire. Encore faut-il que vis-à-vis de la coalition

perverse plusieurs personnes puissent parler pour opérer ce dévoilement. Et je crois que c’est

là la façon essentielle de parer au noyautage pervers des institutions.

Alors, que dire en conclusion ? Je n’ai pas eu le temps de vous donner beaucoup d’exemples

mais je pense que tout ce que je vous ai exposé est tiré d’expériences nombreuses parmi

lesquelles il y a des expériences personnelles (mais pas seulement, cela n’aurait pas suffit bien

entendu), mais aussi des expériences collectives. Et comme vous avez vu, il est possible,

comme nous l’exposait tout à l’heure le Dr Humi, il est possible d’extrapoler. Avec

précaution, mais on ne peut quand même pas s’empêcher d’opérer ces extrapolations à la

dimension sociale. Et vous trouverez quantité d’exemples. Je vous ai cité l’exemple, la façon

dont les nazis ont réussi à s’emparer d’un pays entier et à tromper bien des gens qui étaient

des gens intelligents, avisés. Un autre exemple, au niveau social et collectif, de la

disqualification de la vérité : combien de temps a-t-il fallu à bien des intellectuels vertueux de

nos pays occidentaux pour arriver à comprendre et à réaliser que le régime soviétique était un

régime extraordinairement tyrannique et que ce que l’on avait raconté à son sujet était

radicalement faux. Combien de temps a-t-il fallu ? On avait, par exemple, à une certaine

période en France, deux amis intimes, Sartre et Camus. Camus était très réservé vis-à-vis de la

propagande [20] soviétique. Sartre a foncé dedans à toute vapeur et il a mis très très

longtemps, je ne sais même pas s’il s’en est remis. Toujours est-il que comme Camus émettait

des réserves, Sartre qui était persuadé de la vertu soviétique, s’est brouillé avec Camus et l’a

traîné dans la boue. Vous voyez que cela peut aller très loin une distorsion de la vérité. Cela a

été montré récemment par un historien assez pertinent, Furet, en France. Alors vous voyez

que tout cela peut aller très loin, à petite ou à grande échelle.

S’il y a une conclusion à tirer, parce qu’il faut tout de même que je m’arrête, je parlais au

début des rapports entre la clinique, en particulier la clinique psychanalytique ou la clinique à

racine psychanalytique ; je ne me suis pas référé constamment à des notions psychanalytiques

mais je les ai constamment en tête, c’est une de mes façons de faire. Je vous parlais donc des

rapports entre la clinique et l’éthique. Je crois qu’il y a une éthique qui est spécifiquement

psychanalytique, mais peut-être pas seulement psychanalytique, qui plaide en faveur des

vertus de la vie psychique, des complexités de la vie psychique, qui plaide en faveur que

chacun est maître de sa vie psychique et devrait s’occuper de sa vie psychique ; s’occuper de

ses douleurs et s’occuper de ses plaisirs sans pour autant les faire subir aux autres, ses

douleurs, ou les empêcher ou en empêcher les autres de leurs plaisirs. Je crois que si quelque

chose peut nous confirmer les valeurs que la psychanalyse ne prône pas mais sur lesquelles

elle travaille, peut nous les prouver par la négative, c’est bien la perversion narcissique

individuelle ou institutionnelle. Merci de votre attention.

QUESTIONS ET COMMENTAIRES

QUESTION 1 :

J’aimerais vous poser une question par rapport à ce qui me semblait intéressant lorsque que

vous disiez « la résolution de la [21] perversion narcissique institutionnalisée est dans le

phénomène du dévoilement ». Ce que moi j’ai observé, ce qui me semblait intéressant, c’est

que j’ai l’impression que pour que ce dévoilement marche, en effet, il faut un groupe, qu’une

personne seule ne suffit pas. Et je voyais moi-même et ce que j’ai pu constater encore

récemment, c’est qu’une personne seule dévoile et après c’est recouvert. On arrive

difficilement à passer au groupe qui dévoile. Je voulais vous demander comment vous

comprenez cela, quelles forces sont à l’œuvre dans ce système-là?

P. C. Racamier :

Oui, je n’ai pas une affection toute particulière pour la perversion ni la perversion

institutionnelle. Je ne l’apprécie pas et je ne trouve pas que ce soit appréciable à aucun égard.

Je n’y vois même pas de qualité intrinsèque puisque, comme je le disais, je crois que la

pensée n’y est pas très agile, c’est une pensée très opérante, très opérationnelle, mais pas une

pensée pour le plaisir de la pensée, comme je vous l’ai dit. Alors, il me vient parfois une

comparaison, une image qui est celle des virus. Des virus s’emparent d’un organisme, et

s’installent dans les cellules et finissent par imprimer leur identité et leur fonction aux cellules

elles-mêmes. Et je vous parlais d’immunité tout à l’heure, c’était aussi dans cette perspective-

là. Si bien que vous avez raison de dire qu’une seule personne ne va pas suffire d’un coup

pour dévoiler la vérité et pour nettoyer la situation. Je crois effectivement que ça doit se faire

petit à petit. Alors il y a plusieurs cas possibles, il y a par exemple, Sirota que j’ai cité et dont

je n’ai pas eu le temps de développer les exemples. Sirota donne des exemples qui sont très

ponctuels, très précis et qui sont des exemples de manœuvres perverses qui n’atteignent pas

de grande ampleur et qui peuvent être amorties par des interventions discrètes, de dévoilement

justement, discrètes et non agressives, non offensives mais de dévoilement de vérité. Mais là,

je le répète, il s’agit de cas très [22] discrets. Le même auteur, lorsqu’il s’agit de perversion

institutionnelle organisée n’hésite pas à dire, et cela va entrer en concordance avec votre

remarque, que selon lui dès que l’on aperçoit le début d’un mouvement pervers de la part d’un

individu dans une institution, il faut s’en débarrasser. Je trouve que c’est un petit peu

expéditif, peut être, mais je crois qu’il n’a pas tort que si le mouvement a le temps de se

déployer, il va être très difficile à décrocher. C’est pour cela je pense qu’il est amené à dire

qu’il faudrait pouvoir procéder à des excisions très rapidement. Cela paraît plus facile à dire

qu’à faire. Donc je crois que vous avez raison de dire qu’il faut qu’un travail soit fait, petit à

petit, de même que le mouvement de noyautage s’est fait par agrégation progressive, par

insémination progressive, de même le dévoilement ne peut se faire que petit à petit et une

personne qui s’aperçoit de ce qui se passe et qui peut l’expliquer. Ce que je n’ai pas dit, c’est

qu’à partir du moment où dans une institution qui a été pervertie ou qui a été raptée, qui a été

colonisée, à partir du moment où le dévoilement du noyautage s’est effectué, à partir du

moment où le mouvement s’inverse, où l’ensemble de l’institution, au lieu de suivre le

mouvement se reprend, alors il y a quelque chose de tout à fait extraordinaire qui se produit et

que j’ai pu constater mais dont j’ai aussi entendu parler dans d’autres cas : c’est une sorte de

soulagement énorme et de réminiscences très nombreuses qui font penser à la levée du

refoulement. C’est-à-dire, ce n’était pas du refoulement ; des informations que tout le monde

savait mais ne pouvait pas cataloguer, ne pouvait pas organiser, ne pouvait pas concevoir, ne

pouvait pas réunir, ne pouvait pas agréger, relier. C’est le travail de liaison qui se fait là. A

partir de ce moment-là, des quantités d’informations viennent à la surface dans une espèce

de… dilatation serait un bien grand mot, mais une ouverture formidable. C’est la levée du

noyautage. Et cela me fait penser à la levée du refoulement bien qu’il ne s’agisse pas du

même processus car je le répète les informations qui viennent au jour à ce moment-là

n’étaient pas refoulées, elles étaient mises au rancart, elles étaient mises de côté mais pas [23]

refoulées. Et le fait de la remise en circulation provoque une émulation extraordinaire et un

soulagement parce que tout le monde se met à comprendre.

QUESTION 2 :

Que pensez-vous du dévoilement qui probablement est fait par la maladie paranoïaque comme

tentative avortée de dévoilement avec fuite dans la psychose?

P. C. Racamier :

Oui. Je ne crois pas que je pense comme vous. Mais j’ai peut-être une acception de la

paranoïa un peu différente. Je suis en train de travailler là-dessus, pour moi la paranoïa, c’est

l’exemple parfait du passage du registre psychotique au registre pervers. Pour moi le but de la

paranoïa, c’est une perversion narcissique très accomplie, très armée en même temps. Car les

paranoïaques sont des pervers armés, ils ont un armement puissant qui s’effectue par la voie

des projections, comme vous le savez, mais qui ne sont pas seulement des projections

d’attribution ou des projections qui s’effectuent insidieusement dans l’esprit de l’entourage,

dans la psyché de l’autre. C’est un mécanisme bien décrit par les kleiniens, l’identification

projective qui s’effectue avec une puissance remarquable. Mais alors que l’identification

projective du schizophrène est une identification projective douloureuse, parfois fascinante je

dirais que celle des paranoïaques est très puissante, très active et qu’elle vise à paralyser

l’entourage, j’allais dire l’adversaire. Pour un paranoïaque accompli, toute autre personne qui

n’est pas complice est un adversaire qui doit être soit paralysé, soit (j’allais dire contaminé)

convaincu. Alors j’ai donc de la paranoïa une acception un peu particulière peut-être. Je ne dis

pas que tous les paranoïaques arrivent à ce degré de perfection mais on n’est pas obligé d’aller

jusqu’au bout, il y a des trajectoires psycho-pathologiques que certains [24] sujets arrivent à

parcourir jusqu’au bout et d’autres n’arrivent pas jusqu’au bout. Il y a des paranoïaques

imparfaits ! Cela existe. Mais la visée de la paranoïa, c’est la perfection dans l’armement

défensif.

QUESTION 3 :

Je vais essayer de reprendre le choix du terme perversion. Je connais mal vos théories sur la

perversion narcissique. Si on admet comme point de départ, la théorie freudienne : la

perversion est une défense, un déni partiel, une certaine lutte contre l’angoisse suscitée par la

différence des sexes, une castration… En quoi est-ce qu’il y a une parenté chez le pervers

narcissique ou autrement dit contre quelle partie de la vérité se défend le pervers narcissique.

Il ne semble pas que ce soit la différence des sexes mais quelque chose de plus profond et

pourquoi alors utiliser le terme perversion ?

P. C. Racamier :

Et bien parce qu’un déni de la part du pervers narcissique est bien là et je l’ai signalé en

passant dans cet exposé en montrant que le pervers narcissique dénie à l’objet d’avoir des

désirs propres, d’avoir une individualité propre, d’avoir une valeur propre. Si vous accordez à

l’objet une valeur propre et des désirs propres, vous tenez compte de lui, vous lui consacrez

de votre libido, aussi de votre narcissisme et vous en attendez aussi de sa part. Le pervers

narcissique parvient à peu près à effectuer ce déni. Mais lorsque Freud montre que les

perversions sexuelles sont des défenses, il montre aussi que ce sont des plaisirs, pas seulement

des défenses. Il y a un amalgame de plaisirs, qui sont des plaisirs libidinaux, des plaisirs

sexuels et de défense. Même chose chez le pervers narcissique qui d’une part se défend contre

l’altérité de l’autre et contre sa faillibilité possible. On est tous faillibles et il est un peu

douloureux de le savoir. Et qui en même temps éprouve un [25] plaisir d’emprise, de

supériorité, de suprématie sur autrui, qui est un plaisir issu de la mégalomanie infantile. Donc

ce n’est pas dans le même registre mais c’est un peu construit selon les mêmes modes

essentiels.

QUESTION 4 :

Vous avez parlé des pervers dans des collectifs de différentes dimensions. Vous avez parlé

des perversions narcissiques au niveau des mouvements historiques et vous avez parlé aussi

d’immunisation. Est-ce que finalement ce côté pervers n’est pas utile, parce que si il n’y a pas

de pervers, est-ce que cela aurait été vraiment mieux, est-ce que l’homme ne serait pas

immunisé contre tout ce qui est du côté négatif de sa personnalité?

P. C. Racamier :

Oui, dans un sens je crois que vous avez raison. Moi ce que je crois c’est que nous avons tous

un quotient de perversion narcissique que nous avons hérité de cette phase de séduction

narcissique que j’ai évoqué tout à l’heure, au début et qui nous permet (qui a une valeur de

protection vitale dans la vie sociale) de nous défendre. De là à dire que… Enfin, je crois que

c’est une sorte de nécessité. Elle est plus ou moins adaptée, elle est plus ou moins juste, elle

est plus ou moins organisée mais j’y vois donc la conviction d’une certaine possibilité

d’immunité. Je ne suis pas sûr que ce soit un ferment très fécond. Je ne suis pas sûr. Autant la

séduction narcissique me paraît un ferment extraordinairement fécond et absolument

indispensable, autant la perversion narcissique me paraît une immunité mais je ne suis pas

certain que ce soit très fécond. C’est comme cela que je le vois. [26]

QUESTION 5 :

J'ai été amenée à m’occuper – en fait de l’extérieur, dans une fonction de politique –, d’une

institution et j’ai été fascinée par votre description parce que je retrouvais point par point la

description de cette institution. J’ai été fascinée aussi par les moyens dont vous parliez pour

en sortir : au fond, l’essai de reconstituer un tissu social et de reconstituer la vérité, de

dépasser les clivages. Et cela m’a frappée aussi, la première question qui était posée, de dire

« pourquoi une personne seule n’arrive pas, pourquoi il faut un groupe? ». Moi, ce que je

pourrais dire, c’est que cela provoque des choses tellement fortes chez les gens, ce type

d’institutions, un investissement émotionnel tellement fort, qu’effectivement une personne

seule, elle passe pour folle, en fait, quand elle décrit cela ; et je crois qu’effectivement il en

faut plusieurs pour commencer de pouvoir être crédible ailleurs, outre la reconstitution du

tissu dans l’institution.

Il y a peut-être un point que j’aimerais vous entendre développer qui manquait, me semble-t-

il, c’est en plus dans la perversion des institutions, c’est la confusion des rôles. Dans cet

exemple-là, il y a une confusion absolument permanente, avec par exemple un pouvoir

administratif sur le médical et sur le soignant, la confusion des fonctions, la confusion des

formations, ou c’est par exemple, l’infirmière assistante qui dit au médecin-chef le dosage

d’un médicament.

P. C. Racamier :

Je voudrais dire tout d’abord que je suis très content que vous ayez reconnu tout ce que je

vous ai décrit parce que cela me confirme que ma description est pertinente. Et puis cela

contribue à donner une justification complémentaire au travail que j’ai fait pour faire cette

description. Parce que ce n’est pas [27] rigolo de faire cela. Ce n’est pas un sujet tellement

rigolo. Moi par exemple, la vie délirante ou non délirante du schizophrène me paraît beaucoup

plus intéressante. Comme j’ai observé ça et que quand je m’aventure et si je découvre quelque

chose, j’y vais alors j’y suis allé tout en me disant « si je ne le décris pas, qui va le faire? »

Parce que en général on n’aime pas beaucoup en parler, pour les raisons que vous avez dit que

l’on passe pour fou, ou pour tordu, ou pour je ne sais pas quoi, ou pour incapable aussi. Votre

confirmation me paraît tout à fait appréciable.

La confusion des rôles me parait en effet très importante. En vérité, j’avais prévu d’en parler,

j’ai dû couper un petit peu court à certains endroits, j’ai pris des raccourcis. De même qu’il y

a une question qui est très intéressante et très importante, c’est que la perversion narcissique

pervertit beaucoup de choses et elle pervertit non pas seulement la valeur ou l’intérêt du

travail, le plaisir des gens, etc. Elle pervertit aussi les rôles, vous venez de le rappeler, c’est

juste. Elle pervertit aussi la nécessaire différenciation que nous faisons tous entre le conscient

et l’inconscient. Je m’explique. Je ne pense pas tous toujours à l’affût de la différence entre le

conscient et l’inconscient et je ne fais pas non plus de clivage entre les deux, bien entendu. Et

je crois aussi que si nous, psychanalystes, nous travaillons essentiellement là-dessus, sur cette

jonction, sur cette possibilité de jonction, je crois aussi que tout le monde, enfin la plupart des

gens, a quand même ça dans la tête ; c’est-à-dire qu’ils sont organisés de façon que, sans que

tout le monde sache exactement ce qui est conscient et inconscient, la différenciation est

inscrite dans notre fonctionnement, au fond de la psyché. C’est ce que Freud a dit et cela me

paraît tout à fait essentiel. Je crois que c’est une notion – ce n’est même pas une notion, c’est

une sorte de base que tout le monde possède. Si bien que lorsque nous, psychanalystes, nous

entrons plus avant dans ces liaisons ou déliaisons, en même temps nous pouvons choquer un

petit peu, surprendre mais en même [28] temps, je crois que nous ne surprenons pas vraiment

notre patient, notre famille ou les groupes ou les personnes. Mais je crois que la perversion

narcissique réussit à opérer une espèce de confusion entre les deux. Souvent d’ailleurs vous

avez des pervers narcissiques qui vous donnent des interprétations sauvages comme ça, qui

sont très désarmantes et très déstabilisantes. C’est là aussi cette espèce de non-respect, je

dirais, de cette perspective ; ce n’est pas une différenciation, entre le conscient et

l’inconscient. Alors cela va encore beaucoup plus loin que les questions de rôles.

QUESTION 6 :

J’étais en train de penser à ce que devenaient les pervers narcissiques sans institutions et j’ai

le sentiment qu’ils doivent beaucoup chercher les institutions quand ce sont les institutions

vivantes En pensant au fait que probablement on ne rencontre dans les situations de soins les

pervers narcissiques que quand ils sont déprimés et pas autrement. J’en viens à me dire que

probablement leur talon d’Achille est quand même la solitude, c’est-à-dire que probablement

du point de vue de leur vie psychique interne, elle n’est pas supportable seule. La question

que je voulais poser : est-ce que la difficulté que l’on a à se débarrasser des pervers

narcissiques n’est pas la crainte (en faisant une projection sur le pervers narcissique ?)

objective « mais il ne va pas supporter d’être seul » et que ceci nous retient, alors même que

ces personnes peuvent être repérées, de faire des coupures ou des excisions.

P. C. Racamier :

Oui, vous avez tout à fait raison mais je crois que nous prêchons là par identification. C’est-à-

dire que nous projetons sur ces sujets une capacité de se déprimer, que nous connaissons,

nous, parce que nous l’avons vécue, si ce n’est de la dépression, je préfère parler de deuils,

nous avons vécu des [29] deuils : deuils de personnes, deuils d’illusions, deuils d’espérance,

etc. et nous savons que ce n’est pas particulièrement plaisant et que si on rate un deuil on va

se déprimer. Si on évite un deuil, on va déprimer les autres. Alors je crois que vous avez

raison de penser que nous essayons de nous mettre à la place, de nous mettre gentiment,

comme on le dit en pays de Vaud, dans la peau de l’autre comme nous avons l’habitude de le

faire. Mais l’autre, s’il est pervers, sait que nous allons nous mettre dans sa peau et lui ne se

met pas à la nôtre, c’est la grande différence. C’est la grande différence entre le vrai

paranoïaque et le faux paranoïaque. Nous sommes tous des faux paranoïaques. Le vrai

paranoïaque n’introjecte rien, il ne s’identifie pas, il projecte. Ce que vous dites me fait penser

à ces mères de famille (on tombe toujours sur les mères mais pourquoi pas les pères aussi,

enfin bref) qui font comprendre à leur enfant « si tu ne me crois pas, si tu ne me soutiens pas,

je meurs ». Et je n’ai pas encore vu tellement d’enfants qui résistent à cette proposition-là. Et

cela, je crois que c’est quand même l’essentiel de la manœuvre perverse. Cela m’amène à dire

une chose que je n’ai pas dite – il ya beaucoup de choses que je n’ai pas dites. C’est que je

crois que dans nos économies, le spectre de la mort est présent, bien sûr. Mais ce qui

gouverne nos économies c’est quand même le plaisir, je crois. Mais il me semble que dans la

perversion narcissique c’est plutôt la mort qui est très très présente et insidieusement. Dans

les psychoses elle est présente d’une façon catastrophique, cataclysmique, tragique, comme

cela, en effigie, en image, mais parfois en acte. Dans la perversion narcissique c’est un peu

différent, c’est assez mortifère. Alors l’argument, « si tu ne fais pas comme cela, je meurs »,

c’est vraiment énorme. Alors les pervers narcissiques font comme cela. Ils s’efforcent que

vous vous mettiez à leur place, que vous mettiez vos sentiments à vous à leur place, mais eux

pas tellement à la vôtre. La partie n'est pas égale. C’est pour cela que l’on se fait

« couillonner ».