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255 CHAPITRE XVI COUTANCES ET LISIEUX Le baptême. - A Paris pendant la Fronde. Liens avec Jean-Jacques Olier. Naissance du séminaire de Lisieux. (1651-1655) Le baptême, trésor oublié C'est une chose déplorable à larmes de sang, de voir que, d'un si grand nombre d'hommes dont la terre est peuplée, qui ont été baptisés, et par conséquent admis au rang des enfants de Dieu [ ... ], il y en a néanmoins beaucoup plus qui vivent en bêtes, en païens et même en démons, qu'il n'y en a qui se comportent en véritables chrétiens (1). Depuis longtemps, Jean Eudes était hanté par la pensée du baptême, cette réalité somptueuse dont la connaissance et la considération est presque entièremen t éteinte aujourd'hui ( 2). Il y pensa davantage en ces années 50, et le fruit de cette méditation allait être un petit livre, Le Contrat de l'homme avec Dieu par le sain t baptême (1654), dont je viens de citer les premières lignes. Dans Le Royaume de Jésus, il avait déjà souligné la grandeur du sacrement qui nous fait vivre de la vie de Jésus Christ, et il avertissait tous les baptisés que la sainteté est leur affaire, et non pas seulement celle des religieux; quand il parlait de renoncement « au monde », il précisait bien : Je ne veux Pas dire qu'il soit nécessaire que vous quittiez le monde pour vous renfermer entre quatre murailles! Non, il s'agit de renoncer à l'esprit du monde egoi . ste pour s'ouvrir à l'esprit de l'Évangile ; et il est très 1. Contrat de l'homme avec Dieu par le saint Baptême, avec plusieurs protestations qui contiennent les dispositions requises pour mourir chrétiennement, OC 11204-270. - Sur la doctrine baptismale de JE, voir N. BERMUDEZ v., El bautismo en la doctrina de san Juàn Eudes, Madrid, Publicaciones claretianas, 1978. 2. Mémorial de la vie ecclésiastique, OC 111 76.

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255CHAPITRE XVI

COUTANCES ET LISIEUX

Le baptême. - A Paris pendant la Fronde.Liens avec Jean-Jacques Olier.

Naissance du séminaire de Lisieux.

( 1 6 5 1 - 1 6 5 5 )

Le baptême, trésor oublié

C'est une chose déplorable à larmes de sang, de voir que, d'un si grand nombred'hommes dont la terre est peuplée, qui ont été baptisés, et par conséquent admis aurang des enfants de Dieu [ ... ], il y en a néanmoins beaucoup plus qui vivent en bêtes,en païens et même en démons, qu'il n'y en a qui se comportent en véritables chrétiens(1).

Depuis longtemps, Jean Eudes était hanté par la pensée du baptême, ce t teréalité somptueuse dont la connaissance et la considération est presque entièrementéteinte aujourd'hui (2). Il y pensa davantage en ces années 50, et le fruit de ce t teméditation allait être un petit livre, Le Contrat de l'homme avec Dieu par le saintbaptême (1654), dont je viens de citer les premières lignes.

Dans Le Royaume de Jésus, il avait déjà souligné la grandeur du sacrement quinous fait vivre de la vie de Jésus Christ, et il avertissait tous les baptisés que lasainteté est leur affaire, et non pas seulement celle des religieux; quand il parlait derenoncement « au monde », il précisait bien : Je ne veux Pas dire qu'il soit nécessaireque vous quittiez le monde pour vous renfermer entre quatre murailles! Non, il s'agitde renoncer à l'esprit du monde egoi . ste pour s'ouvrir à l'esprit de l'Évangile ; et ilest très

1. Contrat de l'homme avec Dieu par le saint Baptême, avec plusieurs protestationsqui contiennent les dispositions requises pour mourir chrétiennement, OC 11204-270.- Sur la doctrine baptismale de JE, voir N. BERMUDEZ v., El bautismo en la doctrina desan Juàn Eudes, Madrid, Publicaciones claretianas, 1978.2. Mémorial de la vie ecclésiastique, OC 111 76.

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CÉLÉBRATION DU BAPTÊME AU TEMPS DU P. EUDES.(Photo B.N.)

256important que tout le monde sache que tous les chrétiens, de quelque état oucondition qu'ils soient, sont obligés, en qualité de chrétiens et de membres de Jésus

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Christ, de vivre de la vie de leur chef [= Tête], c'est-à-dire [ ... ] saintement e tdivinement (3).

De fait, nous avons vu le P. Eudes reconnaître, dans sa façon d'agir, la pleineresponsabilité des laïcs et leur vocation à la

3. RJ 11 7: OC 1 180; VI I: OC 1 441.

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sainteté. Il a collaboré étroitement avec Jean de Bernières, qui a peut-être eu lapremière initiative dans la création du Refuge ; il a partagé la responsabilité de ce t temaison avec un groupe de laïcs, en particulier Jacques et Anne Blouet de Camilly, dontil accueillait les conseils ou les décisions. Pendant sept ans, Gaston de Renty a étépour lui un ami très proche, qui l'a stimulé, encouragé, peut-être même aidé àdiscerner le chemin de Dieu; et Jean Eudes a accepté le soutien de ce jeune laïc, dont iladmirait l'exceptionnelle familiarité avec Dieu(4). Il s'est laissé évangéliser par lui, parMadeleine Lamy, par bien d'autres.

C'est d'ailleurs toujours au milieu d'une vie très active et pleine de combats queJean Eudes poursuivait sa méditation et l'approfondissement de sa foi au sacrementdu baptême.

En pleine Fronde, une mission à Paris

A la fin de janvier 1651, il quitta Coutances pour aller prêcher sa premièremission à Paris. Jean-Jacques Olier, curé de Saint-Sulpice, l'y avait invité depuislongtemps déjà. En dépit des désordres causés par la Fronde, le moment était venu deréaliser ce projet. Le début de la mission était prévu pour le 2 février; mais l'hiverétait pluvieux, et les inondations avaient coupé les routes : les missionnaires nepurent arriver au jour dit. On nous rapporte que c'est M. Olier qui, le jour de laChandeleur, fit l'ouverture de la mission : «J'aurais besoin, dit-il, de la lumière de cegrand serviteur de Dieu, dont j'occupe la place, pour vous parler dignement de JésusChrist, notre véritable lumière (5)... » Dès l'année précédente, Olier avait invité sescollaborateurs à être sur pied pour cette « grande mission... où nous aurons besoin detous nos ouvriers ». De son côté, Jean Eudes avait groupé tout

4. On pourrait ici poser une question : quand il s'agit de personnages commeBernières, Blouet de Camilly, Renty, cadres de la société d'alors, le mot laïc a-t-il lemême sens au xvie et au xx' siècles ? Puisque tout le royaume chrétien, intérieur àl'Église, est marqué d'un certain caractère sacré, ses responsables y exercent desfonctions qui ont peut-être quelque chose de « clérical »... Reste que le P. Eudes pose

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vigoureusement les fondements théologiques d'une pleine responsabilité des laïcs.5. E.M. FAILLON, Vie de M. Olier, fondateur du Séminaire de Saint-Sulpice, 4' éd., Paris,1873, 3 vol., t. 11, p. 501.

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ce qu.'il pouvait de « bons ouvriers », pris dans sa congrégation et parmi ses associésordinaires. Le curé tint à loger les missionnaires dans sa communauté(6). On achevaitalors la construction du nouveau séminaire (aujourd'hui détruit) ; Saint-Sulpice éta i tencore une petite église de campagne, trop petite pour cette immense paroisse. Lapremière Fronde, les inondations avaient multiplié les difficultés de ravitaillement,provoqué un afflux de réfugiés, et Paris était écrasé de misères; ce qui n'empêchaitpas les privilégiés de s'amuser beaucoup, jusqu'en plein Carême : La Muse historique,sorte de journal en vers, évoque les divertissements, ballets et collations de ce t tepériode(7).

Les désordres causés par l'agitation politique n'étaient pas la seule difficulté àlaquelle devait s'affronter le curé du vaste faubourg Saint-Germain. Il y avait là desgens turbulents : il en avait fait l'expérience au printemps de 1645 lorsque desémeutiers avaient saccagé son presbytère et qu'il avait eu tout juste le temps des'enfuir et de se mettre à l'abri; ou encore, vers le même temps, lorsque desprostituées qu'il avait fait éloigner avaient organisé une manifestation contre lui... Unpeu plus tard, un ciboire avait été volé dans l'église ; le coupable avait été arrêté, e tOlier avait pu l'assister avant son exécution capitale... Sans parler des premiersaffrontements avec les jansénistes(8).

C'était aussi le temps de l'Assemblée générale du clergé (1650-1651), et M.Olier, qui accueillait le P. Eudes, y était très attentif : précisément pendant la mission,le 13 mars, le supérieur de Saint-Sulpice présenta à l'Assemblée le Projet et idée desséminaires de messeigneurs les Évêques pour leur clergé, texte rédigé un peuhâtivement par Olier et ses confrères. Le P. Eudes avait fait une démarche analoguecinq ans plus tôt : comment n'en auraient-ils pas parlé ensemble pendant cessemaines d'effort commun (9)?

6. J.-J. OLIER, Lettres, éd. Levesque, Paris, 1935, t. 1, p. 477-478. - MARTINE IV 52 :17 /284 .7. S. DE DONCOURT, Remarques historiques sur l'église et la paroisse Saint-Sulpice,Paris, 1773, p. 222, et Supplément, p. 136. J. LORET, La Muse historique, p.p. Ch.L.LIVET, Paris, 1878, t. III, p. 222. - Voir NV VI 298-300. La Muse historique fut rédigée,treize années durant (1652-1665), pour un public restreint ; elle paraissait chaquesamedi, manuscrite dans les premiers temps, puis imprimée en peu d'exemplaires.8. Voir 1. NOYE, Chronologie de J.J. Oiier, p. 25, 31-32.9. 1. NOYE, Chronologie de J. J. Olier, à la date indiquée. - Texte du Projet dans Latradition sacerdotale, Le Puy, 1959, p. 192 ss. - Peut-être ont-ils aussi

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Tel fut le contexte de cette prédication parisienne, dont nous ne connaissonspar ailleurs aucun détail.

Si la paix pouvait sembler, en ce mois de février 1651, à peu près rétablie, ellerestait bien fragile. Les princes de Condé et de Conti, et leur beau-frère Longueville,arrêtés un an plus tôt, étaient toujours prisonniers. Mazarin était détesté - M.Vincent lui-même désirait vivement son départ - et le coadjuteur (Paul de Gondi, f u t u rcardinal de Retz) ne cessait d'intriguer contre lui. De nouvelles violences allaient sedéchaîner peu après, et, quand l'apaisement se ferait en octobre 1652, le paysdemeurerait pour longtemps exsangue, épuisé par les combats, par les passagesd'armées avec les épidémies et désordres qui s'ensuivaient; on a estimé au chi f f reénorme de deux millions la «surmortalité» due à ces quatre années de luttes. A Paris,on pense qu'il y eut jusqu'à cent mille mendiants, quarante mille sans-abri (10) ... Aelles seules, les Filles de la Charité distribuaient à certains jours seize mille soupesaux indigents. Pendant que quinze cents chevaux morts pourrissaient à Villeneuve-SaintGeorges, l'organisation des secours mise sur pied par M. Vincent répartissaitchaque semaine, à Paris, deux à trois mille ceufs, cinq à six mille livres de viande (11)...

Tout cela pour une guerre civile pleine d'« événements confus et dérisoires »,sans véritable projet politique 12 . En observant cette agitation et ces violences, JeanEudes méditait sur ses propres choix. Il écrivit un jour à ses frères :

Tout le monde est dans la peine et la combustion, excepté nous. Le roi, la reine,le Parlement, les princes, les juges, les capitaines, les peuples, les villes, lesprovinces, les villages, tout est en alarmes : et cependant nous sommes à l'abri deces mouvements des hommes...

Il percevait là un appel :

parlé ensemble de la lettre que Olier adressa alors à la reine, Chronologie citée, p. 37.

10. Sur une population de 400 000 hab. environ : voir P. GOUBERT, La Vie quotidienne,p. 25.11. A. CORMIER, Louis XIV..., p. 125, 128. - A. DODIN, Saint Vincent de Paul et laCharité, Paris, 1960, p. 52 ss. R. TAVENEAUX, Le Catholicisme..., t. 1, p. 224-225.12. G. DE BERTIER DE SAUVIGNY, Histoire de France, p. 191.

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Ah! que nous serions coupables et ingrats, si nous ne servions bien un si bonmaître et une si bonne maîtresse, Jésus et Marie (13) !

La mission de Paris terminée, Jean Eudes et ses compagnons, quittant lacapitale par la route d'Italie, allèrent missionner à quelques lieues de là, à Corbeil ouplus précisément à Saint-Pierre du Péray, qu'on appelait le « vieil Corbeil », et où lafamille Tronson avait son château. Car MTronson, veuve et dirigée par M. Olier,constatant les bons fruits de la mission de Saint- Sulpice, les avait appelés là-bas,dans son fief (14). Simultanément, une mission fut donnée à Corbeil même par uneautre équipe que dirigeait le jeune Louis Tronson, l'un des fils de MTronson, disciple e tfutur successeur d'Olier (15).

La prédication au Péray ne fut pas facile, comme en témoigne ce passage d'unelettre du P. Eudes à Simon Mannoury, demeuré à Coutances :

Tous nos frères de Corbeil embrassent leurs frères de Coutances. Notre f rè reM. Jourdan a la fièvre. Nous sommes ici parmi un peuple durae cervicis [à la nuqueraide], mais la mission ne laissera pas d'en gagner plusieurs (16).

Ils repartirent ensuite vers la Normandie. Ils allaient y faire une autre mission, àBernay, au diocèse de Lisieux. Là encore il fallut se battre contre la maladie : Le P.Eudes demanda à Mannoury de lui envoyer du renfort, car notre très cher frère M. deMontaigu est malade [ ... ] d'une fièvre continue, et M. Jourdan est tout occupé auprèsde lui (17)...

Un peu plus tard, Mannoury gagna Paris pour y poursuivre des démarches aunom de son supérieur. le P. Eudes lui écrivit son désir de faire une mission àCoutances, car il y a quantité de personnes qui le désirent et il serait bien convenablequ'au

13. OC XII 151.14. Mme Tronson est la mère de Louis Tronson (1622-1700) qui fut le troisièmesupérieur général de Saint-Sulpice. Voir DU CHESNAY, M, p. 366 et n. 1.15. J.-J. OLIER, Lettres, t. 1, p. 542-543, lettre de Olier à Tronson et commentaire. 1 .NOYF, Chronologie, année 1651.16. Lettre du 18 mai 1651 : OC X 395.17. OC X 396.

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commencement de notre entrée à Coutances, nous rendissions ce service à Dieu et aupublic. Mannoury devait donc en parler à l'évêque, Claude Auvry. Il devait aussireprendre des démarches auprès d'Édouard Molé, l'évêque nommé de Bayeux; il fallaittout faire pour le gagner, lui et monsieur son Père; on pouvait lui accorder tout cequ'il voudrait, excepté qu'il Pie mette point le supérieur du séminaire, mais qu'iltrouvera bon [sic] qu'il soit élu par la communauté (18).

A la fin de l'été, sans changer de diocèse ils gagnèrent le bourg de Marolles. Lamission avait été demandée cette fois non pas seulement par un laïc (ici, le marquisde CrévecceurRabodanges), mais aussi par les curés du canton (19). Il y avait là desgentilshommes qui aimaient le duel. Mais il accueillirent les paroles que le P. Eudes leuradressa, soit dans les sermons communs, soit en des entretiens faits pour eux.

Le missionnaire avait d'ailleurs reçu peu de temps auparavant une lettre d'uncertain comte de Fénelon (20); ce jeune gentilhomme (1630-v.1715), récemmentconverti, s'était confié à M. Olier; avec son appui, il avait adhéré aux «Confrères de laPassion» (21) qui militaient contre le duel; dans sa province du Périgord, il en était leprésident. Mais son zèle ne se limitait pas aux frontières d'une province : il s'étendaità tout le royaume. Il demanda donc au P. Eudes de lui envoyer des listes d'hommes desa connaissance qui avaient fait serment de ne plus se battre.

Tout cela incitait notre missionnaire à agir fortement. Ainsi naquit à Marolles,sous la conduite de M. de Crèvecœur, un

18. OC X 397. Monsieur son Père : le président Molé, personnage fort important; voirci-dessus, p. 244. - Élu par la communauté : usage des premiers débuts de lacongrégation; voir ci-dessous, p. 270 et n. 42.19. Annales IV 16 : 27/410. Voir DU CHESNAY, M, p. 168-169, citant saint VINCENTDE PAUL, Corr., t. V, p. 618-620; R. RAPIN, Mémoires, p.p. L. AUBINEAU, Paris, 1865,t. 1, p. 294.- MARTINEIV 57 : 17/290; Fleurs, JE 127 : 31/163.20. François Il de la Mothe-Fénelon, demi-frère du futur archevêque de Cambrai (quiallait naître quelques jours plus tard, en cette même année 1651), avait été unduelliste acharné. Sur son histoire, sa conversion et son action contre le duel, voirCorrespondance de FÉNELON, P.P. J. ORCIBAL, t. 1, Paris, 1972, p. 24, 63-64 (et nu.15, 16, 17, 19), 90.21. Les «Confrères de la Passion», ou la «Compagnie de la Passion» groupement fondépar J.-J. Olier en 1646 en vue de supprimer l'usage du duel (Voir DS, a r t .«Congrégations secrètes», col. 1505).

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groupe de vingt-cinq gentilshommes, presque tous jeunes : ils prirent l'engagementsolennel d'éviter le duel, en utilisant peut-être une formule de serment rédigée t ou trécemment par M. Olier, précisément à l'intention des confrères de la Passion (22).L'annaliste ajoute : « On garde dans les archives du séminaire de Caen une liste d'ungrand nombre de personnes de condition qui ont signé un pareil accord. »

Coutances, terre de bénédiction

De là les missionnaires regagnèrent Coutances pour y commencer, au début del'Avent., une grande mission à la cathédrale. Elle devait se poursuivre jusqu'au seuil duCarême( 23). Elle fut très suivie. Une chrétienne de la région qui y participait a noté :« Les sermons touchants joints aux grands exemples de ferveur et de vertu qu'ilsdonnent sont comme un torrent impétueux qui entraîne tous les esprits et tous lescœurs à accomplir tout ce que Dieu demande d'eux (24). »

Marie des Vallées, évidemment, y participait très intensément. C'est vers la f inde la mission, lorsqu'on célébra, le 8 février, la fête du Cœur de Marie, que le Seigneurmontra son propre cœur à la vieille paysanne, et lui déclara que c'était son cœur àelle, qu'elle n'avait qu'un même cœur avec lui et avec sa Mère (voir ci-dessus, p. 156).Quelques jours plus tard, lorsqu'à la veille du mercredi des Cendres (14 février) lesmissionnaires voulurent faire les « quarante heures », cette longue exposition duSaintSacrement, Marie des Vallées insista auprès du P. Eudes, de la part du Seigneurlui-même, pour que cette adoration se fasse « avec tout l'honneur et la révérence quel'on peut » (25).

La mission contribua à attirer sympathies et subsides au séminaire naissant.Créé par l'évêque le 8 décembre 1650,

22. C'est le 28 mai 1651 qu'Olier avait rédigé, cette formule. Voir M. Dupuy, Se laisserà l'Esprit, p. 396.23. Annales IV 16 : 27/412. Le mercredi des Cendres tombait cette année-là le 1 4février. MARTINE IV 58 : 17/291 parle du 2 février.24. Manuscrit de M"' Leconte, aujourd'hui disparu, cité par E. LELIÈVRE, Me deBoisdavid, p. 205.25. Vie ad. IV 10 20 : Q, f. 165 v' ss, complété par BN, F. fr. 11950, copie Lelièvre, p.55. Et Vie ad. VI 12 3 : 0, f. 264-265.

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approuvé par les « notables et bourgeois » de Coutances en janvier 1651, celui-cis'était organisé provisoirement dans une maison de louage( 26) sur le flanc oriental dela colline au sommet de laquelle se dresse la cathédrale. Installation rudimentaire, oul'on passa l'année 1651, en vivant d'aumônes.

Au cours de cette année, Jean-Baptiste de Montaigu, ce chanoine d'Autun quiavait suivi Jean Eudes après la mission de 1648, fit un voyage dans sa Bourgognenatale : il allait y réaliser son patrimoine, avec l'intention d'en consacrer une bonnepart au séminaire de Coutances. L'annaliste évoque ce voyage, qui ne fut pas sanspéril : « Le pays était rempli de soldats, et les chemins de voleurs, qui volaient jusquedans les faubourgs d'Autun »; or M. de Montaigu, au retour, était « chargé d7une t r èsgrosse somme d'argent ». Il se confia à la Vierge Marie, qui avait promis (sans doutepar Marie des Vallées) « qu'elle le conserverait comme la prunelle de ses yeux » ; et ilrevint sain et sauf (27).

Le 6 décembre, au début de la mission, on fit l'acquisition d'une vieille auberge, «la Pomme d'or », et de son terrain en pente, non loin de l'installation provisoire; il yavait là quelques bâtiments branlants, bons à abattre. On n'avait guère d'argent, et onse fiait aux dons de Dieu. Le P. Eudes pensait que cette maison qui commençaitjouissait d'une protection spéciale de notre Dame : celle-ci en était la vraie«fondatrice», si bien qu'aucun de ceux qui, par la suite, devaient doter le séminaire nevoulut prendre le titre de «fondateur» (28).

L'annaliste a transmis des espèces de fioretti dont l'authenticité n'est pasgarantie! Ils suggèrent l'idée d'une protection particulière accordée à ceux quiexécutaient ces travaux. De sérieux accidents les laissaient indemnes; l'un reçut unmoellon, un autre tomba d'un échafaudage, et ils n'en ressentirent pas de mal! Deuxnavires apportaient de l'ardoise de Bretagne; l'un fut

26. Annales IV 5 : 27/370. - D'après J. BLOUET, Les Séminaires de Coutances e tdAvranches, Coutances et Paris, 1936, p. 43, cette maison, située Basse-rue (à peuprès la rue actuelle du Palais de Justice), se trouvait derrière l'église Saint-Nicolas, «tout près de la demeure de Marie des Vallées ».27. Fleurs, J.B. de Montaigu : 31/822. Costil ajoute : « C'est le P. Eudes qui rapportece trait ».28. Annales IV4: 27/362.

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capturé par des corsaires, mais celui dont le chargement était destiné au séminairearriva à bon port (29)...

Le donateur le plus généreux fut M. de Montaigu. Marie des Vallées donna lestreize cents livres que M. Potier lui avait léguées. Parmi bien d'autres bienfaiteurs,signalons M. de Bretonvilliers, qui venait de remplacer Jean- Jacques Olier comme curéde Saint-Sulpice (30); il s'intéressa lui aussi au séminaire de Coutances, et fit un donde mille livres pour l'ameublement de la chapelle. (Des liens se tissaient peu à peuentre la petite société du P. Eudes et celle de M. Olier; elles étaient différentes parleur aire géographique et le niveau social de leur recrutement, mais bien proches parleur esprit et leur objectif.)

On nous rapporte que Jean Eudes refusa un don généreux de six ou sept millelivres, parce que la famille du donateur murmurait contre ce don : il préféra ne pas lamécontente (31).

On ne voit pas qu'il y ait eu, à l'origine du séminaire de Coutances, la constitutiond'un revenu fixe. Pourtant, Jean Eudes en avait le souci. C'est dans cet esprit qu'ilaccepta, le 2 juillet, une fondation de mission dans le Cotentin, voulue par un prêtre deValognes, M. Bertin Bertaut. Un peu plus tard, après la mort de Bertaut, et en accordavec ses exécuteurs testamentaires, Jean Eudes fit reconnaître qu'il satisferait àcette fondation par les missions qui se feraient dans le diocèse de Coutances, « soi tque nous les fassions à nos dépens ou autrement ». La fondation de mission devenaitainsi fondation en faveur du séminaire (32).

Des interventions plus officielles eurent aussi leur utilité. Ainsi le duc deLongueville, lorsqu'il eut repris, après sa captivité, le gouvernement de la province deNormandie, accorda au

29. Annales IV 8 : 27/376-377. - De tels signes de « protection spéciale » seretrouvent en d'autres récits hagiographiques de la même époque.30. Olier démissionna en juin 1652. Voir M. Dupuy, op. cit, p. 396. - Bretonvilliersdevait être aussi supérieur général de Saint-Sulpice.31. Annales IV 33 : 27/472-473.32. Du CHESNAY, M, p. 48-49 et notes, citant des pièces d'archives du séminaire deCoutances, 0 13. - Sur Bertin Bertaut, voir aussi N.-J. CHALINE, Histoire religieuse dela Normandie, éd. CLD, 1981, p. 182 ss.

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P. Eudes l'autorisation de « prendre dans la forêt de Bricquebec une bonne partie dubois nécessaire pour la construction de l'église et du premier bâtiment du séminaire »(33).

On entreprit en effet la construction d'un « petit bâtiment » pour loger au moinssommairement la communauté et les pensionnaires. Puis, le 3 juillet 1652, on posa lapremière pierre de la chapelle, qui devait être dédiée au Cœur de Marie. Cet édifice, àla fois gracieux et dépouillé, au plan presque carré, existe encore (34). Libre de t ou timpératif d'urbanisme, il traduit mieux peut-être que le bâtiment plus majestueux deCaen, qui fut édifié par la suite, l'idéal architectural du P. Eudes. Les autresconstructions, plus importantes, qui devaient constituer le séminaire de Coutances,furent élevées plus tard.

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CHAPELLE DU SÉMINAIREDE COUTANCES,

(aujourd'hui dans le lycéede Coutances.)

Elle fut construite sous la conduite duP. Eudes entre 1652 et 1655.

(Photo Abbé Lechat.)

Les travaux de la chapelle furent bien menés. Elle devait être achevée à la fin del'été 1655. Jean Eudes vint à Coutances pour la circonstance, et il s'y déroula alorsdes solennités mémorables. Le 4 septembre, le supérieur inaugura le nouveausanctuaire en y célébrant la messe pour la première fois. Et ce jour-là fut

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33. Annales V 22 : 27/585.34. Cette chapelle, restaurée après les destructions de 1944, fait partie aujourd'huidu lycée de Coutances. Sur l'histoire de la construction, v. MARTINE IV 49 : 17/282.

COUTANCES ET LISIEUX 267

«baptisée» une des cloches, que possède encore aujourd'hui le diocèse de Coutances -précieux souvenir : l'inscription moulée dans le bronze rappelle que son parrain f u tJean de Bernières et sa marraine, Marie des Vallées.

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UNE CLOCHE DE LA CHAPELLE DU SÉMINAIRE DE COUTANCES.Payée par Pierre Lambert de la Motte, elle fut bénite le 4 septembre 1655 ;l'inscription qu'on peut lire au-dessus des armoiries de la congrégation du P. Eudesrappelle le nom de ses « parrain et marraine » : † 1655 IAY ESTE NOMMEE MARIE PARMARIE DES VALLEES ET M. IEAN DE BERNIERE.(Photo Abbé Lechat.)

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Une grande action de grâce emplissait le cœur du P. Eudes. Il remerciait Dieupour l'heureuse réalisation, en trois ans de temps, de cette chapelle, la première quiait été bâtie et dédiée en l'honneur du très saint Cœur de la bienheureuse Vierge, quin'a qu'un même Cœur avec son Fils bien-aimé (35).

Un troisième séminaire.... et un collège en prime

Mais revenons à l'année 1653. Au printemps, Jean Eudes quitta Caen pourreprendre les missions. Il allait à Pontoise, où l'avait invité, on s'en souvient, lacarmélité Jeanne de Jésus Séguier. Il y passa le Carême. Puis, de nouveau au diocèsede Coutances, il évangélisa Périers et Quibou.

De là, au mois d'octobre, il gagna Lisieux.

L'évêque, successeur de Cospéan, était Léonor de Matignon, passé du siège deCoutances à celui de Lisieux; son fidèle vicaire

35.MBD 57: OC XII 118.

268 SAINT JEAN EUDES

général Raoul Le Pileur, ami de Jean Eudes, l'y avait suivi. Découvrant avec un regardneuf leur nouveau diocèse, ils en avaient inventorié les besoins, qui étaient grands. Enparticulier, ils avaient été frappés par la situation lamentable du collège de Lisieux :les ressources lui manquaient, et le désordre y régnait.

Ils envisageaient aussi de créer un séminaire et Le Pileur, en 1651, était allé àCoutances pour y observer, sans rien dire au P. Eudes, la marche du séminairerécemment créé. Il était mort peu après, léguant pour la mission de Lisieux la sommede trois cents livres, et pour le séminaire de Coutances, quatre cents livres et toutesa bibliothèque. Contribuèrent aussi à la mission de Lisieux le marquis de Crèvecœurque nous connaissons déjà, et un jeune laïc, conseiller à la Cour des aides de Rouen,plein de foi et promis à un grand avenir dans l'Église : Pierre Lambert de la Motte(1624-1679). Disciple de Bernières, il vénérait le P. Eudes. Précédemment, il avaitoffert cinq cents livres pour la fonte des trois cloches du séminaire de Coutances, e til devait donner encore trois cents livres pour la fondation de Coutances en attendantla création du séminaire de Rouen.

Pendant la mission se déroulèrent des pourparlers délicats entre le P. Eudes,assisté de Thomas Manchon, et l'évêque, Léonor de Matignon. Celui-ci proposait aumissionnaire de lui confier la création de son séminaire - offre alléchante ! - mais il yjoignait la demande inattendue de prendre en charge aussi le collège, nécessaire à la

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formation solide de cadres laïcs et aux premières études des futurs prêtres. Questionembarrassante ! Jean Eudes hésita : se charger d'un collège n'était nullement dans sesperspectives. Mais l'évêque insistait ; et de fait, dans cette petite ville, un collège liéau séminaire avait sa raison d'être. Une considération détermina le supérieur : cecollège pourrait être un terrain d'entraînement et d'épreuve pour les nouveauxmembres de la congrégation; ils y passeraient quelques années avant de s'engagerdans les responsabilités du séminaire et des missions. Mais il était clair que ce seraitl'unique collège ; cette précision figure dans le chapitre des constitutions qui lui es tconsacré : la congrégation accepte la charge du collège de Lisieux sans nulle intentiond'en prendre aucun autre par la suite (36).

36. Annales IV 28 : 27/448 ss. NIARnNE, IV 68 : 17/306.

COUTANCES ET LISIEUX 269

Donc l'affaire fut conclue. Et le 25 octobre 1653, l'évêque signa une lettre parlaquelle il conférait à maître Jean Eudes, Thomas Manchon et leurs associés e tsuccesseurs le pouvoir d'ériger en sa ville « une compagnie ou congrégationd'ecclésiastiques sous le nom et titre de prêtres de la congrégation du séminaire deJésus et Marie» (37): la petite société portait donc toujours le nom qui lui avait é tédonné dix ans plus tôt à Caen, bien qu'elle eût maintenant la charge de t ro isséminaires. La ville promit une certaine rémunération, qui ne fut pas versée ; d'autrepart, la communauté, après la mort du principal (qui prenait sa retraite), devraittoucher sa pension de cinq cents livres. Malgré l'opposition de deux prêtres de la ville,et la mauvaise volonté du « haut doyen en l'église cathédrale de Lisieux » quiprétendait ignorer le pouvoir de l'évêque, le chapitre donna son consentement; puismessieurs du Corps de ville donnèrent le leur, sous la présidence du gouverneur, Césard'Oraison, marquis de Livarot (2 et 13 novembre 1653). Celui-ci serait d'ailleurs undes bienfaiteurs de la nouvelle maison (38).

La naissance de cette communauté à l'issue de la mission fut une joie pour leshabitants de Lisieux, qui se montrèrent fort généreux. Les ursulines, qui avaient là uncollège, furent particulièrement heureuses et demandèrent au P. Eudes d'être leur «visiteur » (39). Il aima beaucoup cette communauté, qui a été pour lui un lieu de grâce(voir p. 421).

Le ler janvier 1654, sous la conduite de M. Le Duc, récemment entré dans lacongrégation, le collège put ouvrir ses quatre classes : rhétorique et seconde réunies,troisième, quatrième, et les deux petites classes en une seule; pendant assezlongtemps, deux de ces classes furent confiées à des régents extérieurs à lacongrégation. La philosophie serait ajoutée plus tard. Songea-ton aussi à des classesde théologie ? Le bruit en courut, en tout cas, puisque l'université de Caen,

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sourcilleuse, crut devoir prendre une délibération à ce sujet dès le 16 décembre 1653,et décida de s'y opposer (40) ! Nous savons ce détail par les archives : Jean Eudes nel'a peut-être jamais connu, heureusement! Mais cela nous montre que ses adversairesdemeuraient aux aguets.

37. Constitutions IX 1 : OC IX 380.38. Annales IV 29 ss : 27/452 ss. Voir DU CHESNAY, M, p. 271.39. ?&R11NE IV 70: 17/310.40. AD Calvados, D 67, f. 66 r.

270 SAINT JEAN EUDES

Pendant les premières années, la maison ne reçut aucun subside régulier : elle vivaitde dons. Mais ces dons, substantiels, permirent l'acquisition de maisons et deterrains.

Il semble que la nouvelle équipe rencontra au début quelques difficultés : « Oneut d'abord de la peine à accoutumer la jeunesse de Lisieux à la règle, à la piété et à lafréquentation des sacrements. Mais peu à peu, ajoute l'annaliste, elle prit goût à cessaintes pratiques... » Dès 1654, on érigea, pour les aînés qui le voulaient, unecongrégation de la sainte Vierge, « sur le modèle e celle des pères jésuites » (41).

Le 8 mai 1654, la communauté de Lisieux - collège et séminaire - s'assemblaconformément aux lettres d'institution de l'évêque, «afin d'élire un supérieur, e ttoutes les voix se réunirent en faveur de M. Manchon, qui avait eu tant de part àl'établissement de cette maison ». Il devait la gouverner pendant quatre ans. L'usaged'élire le supérieur local fut donc pratiqué dans la congrégation à ses débuts ; par lasuite, les constitutions devaient en disposer autrement(42).

L'année suivante (1er mai 1655), un mandement épiscopal recommanda lenouveau séminaire au clergé du diocèse. Il prescrivait que tous ceux qui devaient ê t reordonnés au sous-diaconat « s'y retirent pendant quelques jours »; et il déclarait quepersonne ne serait admis aux bénéfices comportant charge d'âmes, « qu'en faisantune retraite d'un mois dans notre dit séminaire ». Le séjour des candidats au diaconatet au presbytérat devait être déterminé par la suite. On invitait aussi tous les curés,vicaires et autres prêtres à faire au séminaire, dès qu'ils en auraient le loisir, uneretraite de dix jours pour se renouveeer; ils pourraient alors être remplacés par l'unou l'autre des prêtres du séminaire.

Ainsi, peu à peu, grâce à l'effort tenace du P. Eudes et de quelques autrespionniers (43), grâce aussi à la collaboration active et intelligente de certains laïcsresponsables, se mettait en place, en Normandie et dans toute la France, un dispositif

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propre à promouvoir l'urgent renouveau du clergé.

41. Annales IV 33 : 27/273 ss. - Même source pour le passage suivant.42. Voir ci-dessus, p. 262 et ri. 18. - Constitutions XI 4 : OC IX 459.43. D'autres séminaires étaient nés dans la région même : ainsi celui de la Délivrandeprès de Caen, dès 1643; celui de Valognes, créé par l'abbé de la Luthumière avec l'aidede Claude Auvry en1654.-VoirAnnalesV1:27/487.

COUTANCES ET LISIEUX 271

Un livre sur le baptême

Entre novembre 1653 et mars 1656, Jean Eudes n'a prêché qu'une mission : aubourg de Cisai, dans le diocèse de Lisieux, de la mi-septembre au 1er novembre 1654.Elle avait été demandée par le président d'Amfreville, de Rouen, que nous connaissonsdéjà, et qui était patron de Cisai. « Ce seigneur, raconte Costil, y voulut être présent»pour entraîner «ses vassaux». «Mais comme il n'ignorait pas que quelques-uns desmissionnaires pourraient avoir quelque appréhension de confesser un homme [ ... ] quiavait quelquefois rempli la place de premier président, il eut la précaution de faire direà la compagnie qu'il ne donnait aucune sentence sans avoir consulté auparavantquatre avocats, ce qui rassura les plus timides (44). » Ce trait fait ressort i rl'attention que le P. Eudes et ses amis portaient aux responsabilités humaines despénitents qui s'adressaient à eux.

En dehors de cette mission, Jean Eudes s'est occupé de la publication de t ro isouvrages. D'abord un recueil d'Offices (1653) formant le « propre » liturgique de sacongrégation. Certains étaient empruntés à d'autres propres, par exemple la fête dumariage de la sainte Vierge avec saint Joseph, provenant du diocèse de Nantes;d'autres venaient de l'Oratoire, tel l'office de saint Gabriel composé par Bérulle enl'honneur de l'ange servant de Marie; d'autres enfin avaient été créés par lui-même,comme la liturgie en l'honneur de l'apparition de Jésus ressuscité à Marie et, bien sûr,la fête liturgique du Cœur de Marie (45).

L'année suivante (1654) parut le petit Contrat de l'homme avec Dieu Par le saintbaptême, dont nous avons cité le début. Jean Eudes y présente sous l'image originale(mais déjà exprimée dans la tradition) d'un « contrat », l'alliance entre Dieu et l'homme: le don prodigieux que Dieu nous fait de sa propre vie, et l'engagement que nousprenons de vivre dans l'Esprit de Jésus Christ (46).

Enfin, il mit la dernière main à un autre petit ouvrage purement pratique, laManière de bien servir à la sainte messe (qui

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44. Annales IV 36 : 27/480. - Cisai : aujourd'hui Cisai-Saint-Aubin (Orne).45. OC XI 204 ss. - Le recueil sera élagué et complété par la suite ; l'édition de 1672est considérée comme définitive.46. OC Il 207 ss.

272 SAINT JEAN EUDES

n'a été imprimé qu'en 1660). Une remarque au sujet de ce livret : un des docteurs quil'ont approuvé (1655) est un oratorien de Caen, le P. Thomas Navet de Folleville (47).Ce contact avec un de ses anciens confrères valait d'être souligné.

Au mois de juillet 1655, le P. Eudes se trouvait à Paris lorsque survint le décèsd'un prêtre que nous avons déjà plusieurs fois nommé : Adrien Bourdoise, ce pionnierentre les pionniers qui, depuis le début du siècle, avait rudement bataillé pour larestauration du clergé et créé, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, un séminaire avant lalettre. C'est là que son corps fut exposé et que le P. Eudes vint, le premier, lui baiserles pieds (48). Bourdoise pouvait mourir en paix : désormais, à Lisieux, à Coutances, àParis, et en bien d'autres lieux, des séminaires existaient, bien vivants, et ils allaientpeu à peu donner un tout autre visage à l'Église de France.

Jean Eudes, qui s'était engagé dans cette tâche douze ans plus tôt, l'avait f a i ten missionnaire, convaincu que la restauration du ministère presbytéral était unenécessité pour permettre aux baptisés de vivre en vérité le sacrement qui les avaitliés à Dieu. Terminons donc ce chapitre, comme nous l'avions ouvert, en parlant dubaptême.

Mais cette fois, je laisserai la parole à une grande religieuse amie du P. Eudes,que le prochain chapitre va nous faire connaître : la Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Sur le baptême comme sur d'autres points, elle exprime admirablement lapensée du P. Eudes. Elle exhorta un jour en ces termes ses sœurs du premiermonastère de Paris : « Je ne trouve rien de plus important que de nous acquitter duvœu que nous avons fait au baptême : vœu de Jésus Christ, et qui renferme tous lesautres vœux : vivre de la vie de Jésus Christ. Et les vœux que nous avons professésne sont que des moyens pour parvenir à celui que nous avons fait au baptême, auquelon ne pense point (49). »

47. OC IV 407 ss, et DU CHESNAY, M, p. 272.48. Adrien Bourdoise (1584-1655) avait formé la communauté paroissiale de Saint-Nicolas-du-Chardonnet dès 1611. Peu à peu il en avait fait une sorte de « séminaire »où les futurs prêtres se formaient en coopérant au travail pastoral. Lorsque, en1644, l'archevêque de Paris reconnaît officiellement cette maison comme séminaire, ildéclare qu'entre 1631 et 1644 plus de 500 prêtres s'y sont formés : DEGERT, 1, P.

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175. - Sur sa mort et l'initiative de Jean Eudes qui, le premier, va lui baiser les pieds,voir J. DARCHE, Le Saint Abbé Bourdoise, 21 éd., Paris, 1884, t. II, p. 809.49. Cité dans Fondation de Rouen, Rouen, 1977, p. 10.

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273CHAPITRE XVII

LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRESDE JÉSUS ET MARIE

Joie à Caen. - Mectilde du Saint-Sacrement.Jean-Jacques Blouet de Camilly.

le Séminaire de Caen devient diocésain.Trois cent cinquante ordinands.

( 1 6 5 2 - 1 6 5 8 )

C'est en 1654 que le P. Eudes a noué une relation profonde avec la Mère Mectildedu Saint-Sacrement. Cette Lorraine, née Catherine de Bar (1614-1698), était entréeen religion dans son pays natal ravagé par la guerre. A deux ou trois reprises, elle dutfuir avec ses compagnes le danger des armées. Elle trouva refuge en divers couventsde Normandie et de Paris. Pendant son séjour normand, elle entendit parler du P.Eudes et souhaita le connaître - mais il garda longtemps à son égard une certainedéfiance et éluda la rencontre. Peut-être désapprouvait- il qu'elle ait choisit le laïcJean de Bernières comme directeur, à la mort de leur commun guide spirituel, le P.Chrysostome de Saint-Lô (1). Diverses circonstances et un appel intérieur amenèrentla Mère Mectilde à créer à Paris une nouvelle famille monastique vouée à l'Eucharistie :les bénédictines de l'Adoration perpétuelle du Saint- Sacrement ; leur premiermonastère se fixa rue Cassette au faubourg Saint-Germain en 1652.

Grâce à la publication récente de ses lettres et de documents la concernant(2)on commence à mieux connaître aujourd'hui cette1. Mlle DE VIENVILLE, La Vie de la vénérable Mère Catherine Mectilde, ms, aux archivesdes Bénédictines du Saint-Sacrement, Monastère de Rouen. Extraits publiés pigr DUCHESNAY dans NV IV 112 ss, avec une substantielle introduction, 97 ss. On connaîtpar cette biographie 7 lettres de saint Jean Eudes qui ne figurent pas dans OC : tex tedans NV IV 103 ss, et dans Leh, p. 168 ss.2. On peut trouver les écrits de Catherine de Bar (Mectilde du St-Sacr.) dans- Catherine de Bar (1614-1698). Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Documentsbiographiques, écrits spirituels, 1640-1670, Rouen, 1973;- Catherine de Bar ... Lettres inédites, Rouen, 1976;- Catherine de Bar ... Fondation de Rouen, Rouen, 1977;- Catherine de Bar ... à l'écoute de saint Benoît, Rouen, 1979;J. DAOUST, Le Message eucharistique de Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Paris,Téqui, 1980.

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274 SAINT JEAN EUDES

femme intelligente, chaleureuse, qui vécut une expérience de Dieu intense e tdépouillée ; elle a livré dans ses écrits une pensée spirituelle forte, proche desintuitions bérulliennes, en une belle langue vive et drue.

«Nous sommes les missionnaires de la Miséricorde!»

Avant de rencontrer la Mère Mectilde, il nous faut retrouver le P. Eudes auprintemps de 1652, et partager les soucis et les espoirs que lui causait alors le destinde sa congrégation.

Ce fut d'abord un deuil, qu'il ressentit vivement : la mort de son cher compagnonJacques Finel, âgé de cinquante-quatre ans (16 mars 1652). Ce n'était pas le premierdécès dans la nouvelle congrégation : un an plus tôt, à Caen, Thomas Vigeon avaitquitté ce monde à quarante et un an (16 mars 165 1) (3). Ainsi des êtres aimés, e taussi des forces vives de sa petite société, s'en allaient prématurément. Maisc'étaient en même temps pour lui des intercesseurs auprès de Dieu. Un jour, verscette époque, « il parlait des saints amis qu'il avait dans l'autre monde » - Finel,Vigeon, Gaston de Renty... Hélas, dit-il, j'ai vécu plus qu'eux, et cependant je n'ai rienfait encore; c'est tout de bon qu'il me faut convertir (4)...

Trois semaines après la mort de Finel, un autre décès tout à fait inattenduapporta au P. Eudes, il faut le dire, un immense soulagement : le 6 avril 1652, ÉdouardMolé mourut prématurément à Paris. Dès qu'il l'apprit, laissant ses confrères prêchertrois missions successives dans le diocèse de Coutances, le supérieur regagna Caen; ilallait y revenir souvent pendant les mois suivants. Quand on connut le nom dusuccesseur d'Édouard Molé - son propre frère François, appelé M. de

3. Annales IV 20 27/423; IV 16 : 27,1410; Fleurs J. Finel, R. Le Mesle et Th. Vigeon :31/715 et 720.4. Fleurs, JE Il 24 31/547. - N.B. Finel (1598-1652) était un peu plus âgé que lui. -Ouand Jean Eudes fit cette réflexion, note Costil, « il avait alors cinquante ans ».

LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRES... 275

Sainte-Croix (5) , Jean Eudes entreprit des démarches auprès de lui. Deux religieusesde Paris intervinrent efficacement en sa faveur : la fondatrice d'une congrégationparisienne dédiée à la Miséricorde (6) et la propre sœur de François Molé, carmélite auPetit Couvent de Paris. Si bien que M. de Sainte-Croix, à son tour, agit auprès del'official de Caen ; et celui-ci, après de longues tergiversations, finit par donner unesentence de main levée, le 10 mai 1653. C'était le jour où l'on fêtait l'apparition de

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Jésus ressuscité à sa Mère ; Jean Eudes, unissant la joie de cette fête et celle del'heureuse nouvelle, écrivit à ses confrères une lettre exultante sur la miséricorde duSeigneur : Notre chapelle est ouverte, et nous y célébrons la messe. Alléluia, alléluia,alléluia! Du coup, il les invitait à ajouter à la prière Ave Cor la louange au « Cœur pleinde miséricorde », et le titre « Mère de miséricorde » à la salutation Ave Maria Filia DeiPatris. Il demandait aussi qu'on célèbre la messe en action de grâce, et en priantspécialement pour tous ceux qui nous ont été contraires... Et il donnait de sacongrégation cette étonnante définition, fruit de la récente détresse :

Nous sommes les missionnaires de la divine Miséricorde, envoyés par le Père desmiséricordes pour distribuer les trésors de sa Miséricorde [ ... ] aux pécheurs, et pourtraiter avec eux avec un esprit de miséricorde, de compassion et de douceur (7).

Et Jean Eudes a consigné dans son journal : ce fut un jour de grande consolationet dejoie extraordinaire pour nous etpour tous nos amis (8).

Raison de plus pour se tourner hardiment vers l'avenir et mettre en place laformation des nouveaux membres qui s'offraient pour la mission. Car de jeuneshommes se présentaient, et demandaient à entrer dans la communauté.

5. François Molé, conseiller-clerc au Parlement de Paris, était titulaire de six abbayes,dont l'abbaye bénédictine de Sainte-Croix de Bordeaux : il en portait le nom. Voir DUCHESNAY, M, p. 270, n. 5.6. Mère Marie de la Trinité, fondatrice des religieuses de la Miséricorde de Paris, quiaccueillaient des « filles de qualité » privées de dot. Elle aida de nouveau Jean Eudesquelques années plus tard, et il lui a consacré un article dans le Livre des bienfaiteurs,OC XII 196. Voir OC X 398.7. Sur tout ce passage, voir : Annales IV 18-19 : 27/412-422; OC X 400.8. MBD 56: OC XII 118.276 SAINT JEAN EUDES

C'est à Coutances, au séminaire même, que se prépareraient les prêtres de lacongrégation. M. de Montaigu en aurait la responsabilité (9). Et Simon Mannourycollaborerait avec lui. A Mannoury justement, Jean Eudes avait écrit, de Corbeil, en luirecommandant un postulant : Surtout, demandez à Dieu qu'il vous donne l'esprit dedouceur, et veillez sur vous particulièrement en ce point. Conseils que le Père sedonnait peut-être aussi à lui- même ! Dans une autre circonstance, nous le voyonsécrire à un de ses frères : Envoyez à Coutances le jeune homme dont vous m'avezécrit, pourvu qu'il soit bien résolu à renoncer entièrement à sa propre volonté, à ê t reaverti de ses défauts, et à vivre et mourir dans la congrégation. Ce dont on avaitbesoin, c'était d'hommes disposés à se donner totalement au service de l'Évangile,sans esprit de retour (10).

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François Servien

Sur ces entrefaites, une nouvelle parvint à Caen : M. de Sainte-Croix, qui n'avaitpas été ordonné évêque, renonçait à son siège de Bayeux. A qui échoirait enfin ce tévêché ? Nouvelles inquiétudes.

La décision dépendait de Mazarin et d'Anne d'Autriche. Une nouvelle fois, le biendu séminaire et le bien du diocèse donnèrent à Jean Eudes le courage - c'est son mot -de s'adresser à la reine. Il lui écrivit donc, en lui rappelant la gravité des raisons quidemandent à Votre Majesté, disait-il, un saint pour évêque de ce diocèse. Nommer unévêque, c'était toujours, pour la reine, un devoir sacré, mais à plus forte raison pourun diocèse aussi désolé que celui-là. La connaissance que j'en ai, ajoutait-il, par lesfréquents exercices des missions que j'ai eu le bonheur d'y faire m'invitent à voussupplier au nom de tous les peuples de ce diocèse (11).

Peut-être savait-il par quelqu'un de la cour que la reine lui était maintenantfavorable, et qu'il pouvait parler avec assurance ; on

9. Annales IV 21 : 27/425. Mais Selon MARTINE IV 60 : 17/293, c'est Simon Mannouryqui fut directeur de la probation. - Coutances demeura le lieu de formation jusqu'en1671.10. OC X 394-395; et 393.11. OC XI 64 ss.

LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRES... 277

nout dit même que parfois elle prenait d'elle-même des initiatives « sur les affaires quiregardaient l'établissement ou l'avancement de sa congrégation (12) »...

Quoi qu'il en soit, la reine nomma un bon évêque, François Servien (1601-1659) -dont le frère Abel était, en compagnie de Nicolas Fouquet, surintendant desfinances(13). Encore fallait-il que le bon évêque fût bien informé. Le P. Eudes seprécipita à Paris pour le rencontrer, ou rencontrer des personnalités proches de lui.Pendant deux mois, tandis que ses frères de Coutances et de Lisieux missionnaientdans leurs diocèses respectifs, il arpenta les rues de la capitale, l'inquiétude au cœur :il se rendait compte chaque jour davantage qu'il avait été devancé auprès du prélat, e tque M. Servien avait à son égard des intâtions hostiles, On avait fait croire au nouvelévêque que l'archevêque de Rouen - qui s'appelait comme son oncle et prédécesseurFrançois de Harlay de Champvallon - était opposé au P. Eudes; celui-ci écrivit donc àl'archevêque pour lui demander de détromper lui-même l'évêque de Bayeux, eninsistant sur la profession extraordinaire que faisait la nouvelle congrégation d'êtreabsolument à la disposition des évêques. Le jeune archevêque, qui devait se montrer

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toujours favorable au P. Eudes, écrivit peut- être à Servien. Mais un homme exerçaitsur ce dernier une influence redoutable : c'était l'oratorien Rebigeois, qui détestaitJean Eudes celui-ci prit l'habitude de l'appeler malicieusement Rabageois 14 Ainsiinformé, le nouvel évêque envisageait de fermer a nouveau la chapelle du séminaire, e tde confier l'établissement aux oratoriens. Notre annaliste ajoute que le P. Eudes,quand il l'apprit, « en pensa tomber malade ». Il écrivit alors à son confrère e tconfident Richard Le Mesle : Je remercie de tout mon cœur notre très adorable Jésuset sa très aimable Mère de la croix qu'il leur plaît de nous donner... Je parle selonl'esprit, et non selon les sens (14)... Dans sa sensibilité, il souffrait. Tellement, qu'il enfut effectivement malade.

C'est ici qu'intervint dans la vie du P. Eudes la Mère Mectilde

12. HÉPAMBOURG 1 20 : 52/288.13. François Servien était aussi l'oncle de Hugues de Lionne, le grand diplomate quidevint en 1663 secrétaire d'État aux Relations extérieures.14. Annales IV 27 : 27/447-448.15. OC X 401.

278 SAINT JEAN EUDES

du Saint-Sacrement (c'est d'ailleurs sa biographie qui nous apprend qu'il tomba maladeà Paris). Le sachant seul et souffrant, « elle lui envoya tous les secours qu'elle put, e tlui en procura de très considérables par ses amis ». Il en fut si touché qu'il contractaavec elle « une étroite liaison, qui a duré jusqu'à sa mort (16) ».

Cette auxiliaire précieuse avait le don de susciter des amitiés, et savait créerdes liens entre ses amis. C'est ainsi qu'elle mit le P. Eudes, semble-t-il, en relationavec une grande dame qu'elle connaissait bien, la duchesse de Bouillon (17). Il pourraitla soutenir, car elle vivait alors la grande peine d'un récent veuvage ; et elle pourraitlui apporter, par sa haute situation, un appui utile, et en Normandie même puisqu'ellepossédait un domaine à Evreux. De fait, le P. Eudes s'y arrêta pour la rencontrer enregagnant la Normandie, dès qu'il fut guéri, au début d'août 1654 (18).

Par la suite, la supérieure des Bénédictines du Saint-Sacrement se montra f o r tgénéreuse pour le séminaire de Coutances, qui restait bien démuni : il n'y a point, luiécrivait le P. Eudes, de prêtres plus pauvres que nous sommes en cette maison, ounous ne vivons et ne bâtissons que de ce que la divine Providence nous donne. Etquand la divine Providence prenait les traits de la bonne Mère Mectilde, il lui avouait :Mon cœur en est tout ravi! Il la recommandait à Marie des Vallées - qu'elle connaissaitdepuis longtemps par Bernières, et qu'elle vénérait. La seule vue des lettres de lamoniale, quand la poste les apportait à Coutances, lui donnait de la joie (19)! Elle le lui

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rendait bien, d'ailleurs, puisqu'elle écrivait à une de ses correspondantes : « Je seraisravie que vous connaissiez ce grand serviteur de Dieu, qui est un des plus éminents ensainteté que je connaisse, et à qui Dieu a donné le salut et la conversion de plusieurs(20). »

Monseigneur Servien ne prit pas les décisions redoutées ; mais il demeura, deuxannées durant, méfiant à l'égard du P. Eudes -

16. NV IV 113.17. NV IV 106-107, et n. 12.18. Du CHESNAY, M, p. 276, et NV IV 106-107.19. NV IV 111 ; les lettres citées se trouvent dans NV IV 103-111.20. NV IV 118.

LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRES... 279

jusqu'à ce qu'il ait pu le voir à l'œuvre. Comme il voulait avoir personnellement lecontrôle de la situation dans son diocèse, il prit en juin 1655 une mesure radicale : ilsupprima tout pouvoir de confesser et de prêcher aux prêtres qui n'avaient pas debénéfice. Le P. Eudes et ses frères se trouvaient ainsi directement touchés : nouvelleet rude épreuve! Elle devait durer trois Mois (21).

C'est encore une grande dame qui vint au secours du P. Eudes : la duchesse deLongueville, sœur du grand Condé, épouse du gouverneur de Normandie. Elle lui fit unevisite en sa maison de Caen, le 29 septembre 1655. Sur sa demande, elle intervint ensa faveur auprès de M. de Bayeux, qui accepta d'accorder aux prêtres du séminaireles pouvoirs de confesser et de prêcher. Et le P. Eudes, reconnaissant, prêcha devantla duchesse. Nous connaissons ces détails par deux lettres d'un oratorien conservéesaux archives nationales : il reproche à l'un de ses confrères de Rouen, directeur de M-,de Longueville, de n'avoir pas mis en garde son illustre pénitente contre le P. Eudea(22) !

«Nos trois maisons qui n'en font qu'une seule»

Pendant ces mêmes années, le fondateur s'est occupé de sa congrégation, quicommençait à grandir : Nous sommes un bon nombre de prêtres, écrivait-il en janvier1655 à la Mère Mectilde, dans nos trois maisons qui n'en font qu'une seule (23). Il enétait, pour longtemps encore, le supérieur - mais il n'a jamais voulu être désignécomme le « supérieur général » (24) ; il gardait seulement le titre de Père, puisqueaussi bien tout le monde l'appelait, depuis 1625, « le Père Eudes » - tandis que sesfrères se faisaient appeler Monsieur (25).»

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21. Annales IV 27 : 27/445.22. Du CHESNAY, M, p. 106-107 et n. 21, se référant à AN, M 237, et à Registre desdélibérations de l'Hôtel de ville de Caen, AM Caen, BB 55, f. 111 r'; f. 113 vl; BB 56, f .39 r', f. 40. - N'oublions pas que Anne-Geneviève de Condé, duchesse de Longueville,était fille de la princesse de Condé, et donc petite-nièce de Mme de Budos. Voirtableau généal., ANNEXE, p. 551.23. Lettre du 27 janvier 1655, NV IV 110.24. Annales IV 22 : 27/428.25. Constitutions IV 4 : OC IX 224.

280 SAINT JEAN EUDES

Lors d'un séjour à Paris, à la fin de 1652, il est probablement allé voir le nonce,qui a sollicité le renouvellement des pouvoirs quinquennaux accordés à Rome, par laPropagande, en 1648. Plusieurs personnages de ses amis, à Caen, Rouen, Coutances,Paris, lui accordèrent, à cette fin, des attestations élogieuses (26).

Pendant l'hiver 1654-1655 (après la mission de Cisai), Jean Eudes s'enferma auséminaire de Caen; là, il se consacra à la rédaction « du corps de nos constitutions,dont on ne pouvait plus se passer » (27). Il en résulta un écrit assez volumineux - quin'aurait sa forme définitive que bien plus tard. Après avoir situé la société dansl'Église - purement « sacerdotale », elle veut demeurer perpétuellement dans l'ordrehiérarchique que le Saint- Esprit a établi dans l'Eglise (28), après avoir précisé saraison d'être, que nous connaissons déjà, il indique le cadre général de la vie pourchaque journée, chaque semaine, chaque année. Un ample exposé est consacré aux «vertus » qui doivent s'y pratiquer, et qui sont celles de la « sainte communauté deJésus, Marie et Joseph » (29) ; il est déclaré que la règle des règles, c'est la charité.Ce doit être l'âme de la congrégation, qui anime, conduise et règle tout ce qui s'ypasse (30). On suggère des pratiques très concrètes, par exemple de se priver enchaque repas de quelque peu de chose, en l'honneur de la Passion de notreSeigneur(31). La référence de foi est souvent explicite : si l'on est invité à pratiquerla netteté et propreté, c'est pour l'amour de Jésus et Marie, et pour honorer lanetteté et propreté qui se voyaient dans leur maison (32)... Les prescriptions entrentdans les détails : on précise le type de casaque, de bottes et d'éperons dont ilconvient d'user quand on va par le chemin (33) ; et, dans la partie consacrée

26. Du CHESNAY, M, p. 270. B. 111, p. 5, se référant à archives de la Propagande,111 Gallia, vol. CC, f. 110. - Voir Sacrae Congregationis de propaganda Fide mernoriarerurn, t. 1/2, p. 135-136.27. Annales IV 36 : 27/480 ss.28. Constitutions 12 et 3 : OC IX 142-143.29. Constitutions 111 : OC IX 174; 111 1 : OC IX 177. Regula SS. Virginis M. 3 : OC IX

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114. - La congrégation avait été consacrée à la Sainte Famille dès le 22 janvier 1644,fête du mariage de Marie et de Joseph.30. Const. IV 1 OC IX 210.31. Const. V 7 OC IX 277.32. Const. V 11 OC IX 288.33. Const. IV 3OC IX 221-222.

LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRES... 281

aux différentes fonctions, l'on indique au dépensier comment mettre les tonneaux decidre sur de gros bois carrés, assez haut, avec des billets sur chaque tonneau (34)...Au collège on sait à. quel moment il faut balayer les classes, après les avoiraspergées d'eau; et que la chaire de chaque régent comporte un coffre fermant à clé,où l'on range la férule ainsi que les chandelles pour l'hiver... D'ailleurs la férule devaitpeu servir, car on trouvera toujours, sinon dans les fautes noires, qu'une correctiondouce de parole en particulier - ou en public si la faute est publique - prof i teraincomparablement plus que le châtiment (35). Autre notation délicate, cueillie auhasard : l'infirmier aura un extrême soin que les chambres soient nettes, propres e tbien ornées d'images, de feuillages, de bouquets selon que la saison le permettra (36).Le souci des pauvres s'exprime souvent. Depuis longtemps, chaque vendredi « ienvoyait deux prêtres ou deux clercs de sa communauté à l'hôpital ou à la prison » : ivoulut que cette règle s'inscrive dans la législation de sa Société (37).

Jean-Jacques Blouet de Camilly

Puisque nous parlons du développement de la congrégation, il faut mentionner icil'arrivée d'une recrue qui dut remplir de joie, à plus d'un titre, le cœur du P. Eudes : lejeune homme qui frappa à la porte du séminaire de Coutances le 8 février 1654, « enhabit de cavalier », pour se donner au service de l'Evangile s'appelait Jean-JacquesBlouet de Camilly; c'était le fils des amis très chers du P. Eudes, l'ancien élève duprécepteur Mannoury. Il avait alors vingt-trois ans, mais sa vocation ne s'était pasmanifestée d'emblée. Bien fait, séduisant, il avait servi dans l'armée pendant t ro isans: il ne montrait alors nul souci de l'Évangile... Il avait une sœur très aimée,Françoise, qu'on appelait familièrement Fanfan (Marie des Vallées avait prié pour elle); elle se fit visitandine. Furieux, Jean-Jacques se rendit au couvent, menaça lasupérieure, enfonça la grille, et prit un ton si

34. Const. XIII 11 OC IX 553.35. Const. IX 1 et 6 : OC IX 382, 398.36. Const. XIII 10 OC IX 549.37. HÉRAMBOURG Il 23 : 53/222. Const. 11 3 : OC IX 163.

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impérieux qu'on lui céda : il ramena sa sœur à la maison, où elle accepta de rester. Ilsparlaient beaucoup ensemble, et peu à peu il se mit à prier avec elle. Elle en vint à luiparler de vie religieuse, et il la laissa repartir - mais cette fois chez les bénédictines ;elle devait y mourir promptement. Quant à lui, il décida de l'imiter et de se donner àDieu; et le jeune gentilhomme partit comme il était : l'épée au côté, « sans changerd'équipage, il alla aussitôt trouver le P. Eudes » et lui confia son désir de servir leChrist... Il allait devenir, vingt-cinq ans plus tard, son successeur (38).

Où l'on voit un évêque changer de regard

Au début de l'année 1656, Jean Eudes restait soucieux pour sa maison de Caen :le difficile problème que lui posait la méfiance de Mgr Servien demeurait entier.

Et l'évêque, de son côté, devait se rendre compte que l'affaire Eudes n'était pasdéfinitivement réglée. Il s'en tourmentait. Une nuit, dit-on, il dormit mal, et se mit àprier le matin; la pensée du P. Eudes l'obsédait. Il en parla à son secrétaire, M.Larderat - qui était grand ami du P. Eudes. On peut imaginer que cet homme en prof i tapour mettre en valeur l'attitude humble et pacifique du Père, ses grands talents demissionnaire, son action prodigieusement efficace... Servien l'écouta, et dit qu'ilsouhaitait le voir à l'œuvre : qu'on lui demande une mission! (Rappelons-nous qu'il n'enavait pas donné dans le diocèse de Bayeux depuis neuf années (39).)

Justement, une petite paroisse proche de Bayeux, Lingèvres, en avait bienbesoin : elle avait longtemps souffert de la présence d'un curé scandaleux... En outre,une abbaye féminine voisine du bourg, Saint-Laurent de Cordillon, pourrait tirer p ro f i tde ses instructions : la réforme y avait suscité quelques tensions (40). Vite

38, Annales V 2 : 27/490 ss.39. Pour tout ce passage, voir Annales V 5 : 27/505.40. DHGE, sv Cordillon : la clôture y avait été rétablie en 1641 par une abbesse, MarieMalon de Bercy, sœur de M" de Matignon. Marie Le Prévost avait poursuivi la mêmeaction réformatrice, faisant face à des oppositions. L'une et l'autre venaient deMontmartre. Marie Le Prévost prit pour coadjutrice Marie-Catherine de Matignon, filledu lieutenant général de Normandie, et donc nièce de Marie Malon de Bercy, et aussi del'évêque Léonor de Matignon; la coadjutrice devint abbesse en 1658. C'est donc à cesdeux religieuses que le P. Eudes eut affaire en 1656. - Sur Marie Le Prevost e tCharlotte de Matignon (sœur de Marie-Catherine), voir Annales IV 27 : 27/445. Il yavait alors à Cordillon une douzaine de religieuses de chœur. - Voir en ANNEXE, letableau généalogique de la famille de Matignon, p. 553.

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LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRES... 283

le secrétaire écrivit au P. Eudes et, le même jours, à un ami commun, M. de la Vigne ( 2mars 1956). A celui-ci il confiait:

« C'est un coup du ciel, et le plus favorable qui lui pût arriver [ ...] Monseigneur a prisfeu à la chose, et désire que, sans tarder, l'ouverture de la mission se fasse dimancheaprès-midi (le 6]. Le P. Eudes la pourra commencer ce jour, et petit à petit y fairevenir son monde [ ... ]. Il faut de nécessité que l'on commence le dimanche pour desconsidérations que je sais, et qui seront très avantageuses au P. Eudes. »

Celui-ci aurait eu besoin d'un délai pour faire venir ses collaborateurs et aussipour rassembler un peu d'argent... On repère ici l'efficacité de ses amis - c'est-à-dire,presque sûrement, de la Compagnie du Saint- Sacrement. La lettre de l'évêque, écritele matin à Bayeux, lui avait été remise à Caen l'après-midi. Le lendemain 3 mars, lesmembres de la Compagnie se réunirent à l'Ermitage; le P. Eudes était avec eux. Lesdifficultés furent résolues immédiatement : la mission se ferait grace à MM. deBernières, de Camilly, du Buisson, et « d'autres dont les noms ne sont pas marqués »(41) . Le 6 mars, premier dimanche de Carême, la mission put s'ouvrir à Lingèvres. Etle 9, Monseigneur y vint pour être le parrain d'un petit enfant, François du Fresne,baptisé ce jour- là : voilà le secret que connaissait le vigilant secrétaire. L'évêque v i tet entendit le P. Eudes; il demeura ensuite attentif au déroulement de la mission et àses fruits, tant à l'abbaye que dans la paroisse.

Il fut définitivement conquis. Quelques jours après Pâques, il gagna Caen dansson carrosse à six chevaux, qu'il fit pénétrer dans la petite cour du séminaire; ildemanda le P. Eudes avec empressement, l'embrassa et eut avec lui une longueconversation cordiale. Il lui donna permissions et pouvoirs pour les missions dans sondiocèse. Et il fut, depuis ce jour-là, son ami.

Le bon RebigeoislRabageois, l'oratorien ami de l'évêque, eut beau lui dire ce qu'ilpensait du « triomphe du P. Eudes et de ses

41. MARTINE IV 79 : 17/318 ss. Du CHESNAY, M, p. 54 et n. 55 ; p. 134 et nn. 9et 10,

284 SAINT JEAN EUDES

adhérents », qui vont en profiter « pour nous écraser... », rien n'y fit : FrançoisServien demeura fidèle (42).

Pendant l'année qui suivit cet heureux accord, Jean Eudes séjourna longtemps àCoutances, puis à Paris. S'y trouvait-il encore le lundi de Pâques, 2 avril 1657, quand

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mourut, à quarante-neuf ans, Jean-Jacques Olier ? En tout cas cette nouvelle, oùqu'elle l'ait atteint, l'a sûrement ému, tant il y avait de parenté, sinon entre leurspersonnalités, du moins entre leurs projets au service de l'Église. Il garda toujours unsouvenir admiratif de M. Olier; et il voulut que ses livres (43) figurent en bonne placedans la bibliothèque des nouveaux membres de la congrégation, entre les Lettres du P.de Condren et le Royaume de Jésus (44)...

La maison de Caen devient « séminaire diocésain »

A la fin de mai 1657, le P. Eudes et ses compagnons repartirent en mission. Ilsétaient appelés à Létanville, dans le diocèse de Bayeux. M. de Langrie en éta i tseigneur, et c'est lui qui assuma les frais de la mission. Mgr Servien, alors à Paris, neput y venir, mais s'en tint informé, et en fut heureux. Une longue lettre de Larderat(28 juillet 1657) l'annonce au P. Eudes : « C'est avec une joie toute particulière que j'aiappris le succès de votre mission de Létanville. Mais c'est avec l'excès de cette mêmejoie que j'ai vu la satisfaction de Monseigneur. J'ai reçu l'ordre d'achever vos affaire(45) ... »

Ces « affaires » - encore secrètes - c'étaient celles du

42. OC X 415, n. 1. - Sur les fruits de la mission à l'abbaye de Cordillon, voir ADCalvados, H, Abb. St-Laurent de Cordillon, en-tête d'un livre liturgique rus, desantiennes de la fête du Cœur de Marie.43. Les ouvrages d'Olier auxquels Jean Eudes pouvait songer sont : La Journéechrétienne (1655) ; Catéchisme chrétien pour la vie intérieure (1656) ; Explication descérémonies de la grand-messe de paroisse (1657) ; Introduction à la vie et aux vertuschrétiennes (1657).44. Constitutions VI 3 : OC IX 302.45. MARTINE V 1 : 17/324. - Létanville : aujourd'hui dans la commune de Grandcamp-les-Bains (Calvados).

LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRES... 285

séminaire de Caen. Servien avait décidé non seulement de le confirmer, mais d'en faireson séminaire diocésain (46).

L'évêque obtint d'abord des lettres patentes royales, en octobre 1657 : pourdonner plus de solidité à l'établissement, le roi approuvait le désir de « se servir d'unecompagnie de prêtres vivant en communauté... » Elles furent approuvées par leParlement de Rouen dès le mois de novembre.

Puis il donna lui-même des lettres d'institution à « cette maison et famille ou

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communauté de prêtres établie à Caen », qu'il érigeait en «séminaire diocésain deBayeux». Il nommait supérieur le P. Eudes et stipulait qu'après sa mort, un nouveausupérieur serait élu par vote secret, et confirmé par l'évêque. Il devait y avoir douzeprêtres dans la maison, qui travailleraient aux exercices des séminaires et desmissions. En outre, douze autres prêtres iraient travailler dans les paroisses aumoment des déports (périodes où la paroisse est privée de pasteur). La lettre, signéele 2 décembre 1657, contenait plusieurs clauses très prudentes de contrôle, commesi l'évêque craignait qu'un jour quelque chose n'échappe tant soit peu à son autorité.Mais le P. Eudes ne s'en inquiéta pas; il était tout à la joie de voir consacrer par ce tacte épiscopal quinze années d'efforts persévérants.

En réalité, il n'y avait alors que dix prêtres attachés au séminaire, et il n'y eneut jamais davantage.

Jean Eudes voulut faire partager sa joie à ses confrères alors en mission àHonfleur; il leur raconta que l'évêque avait chargé M. Le Grand - que nous allonsretrouver au chapitre suivant - de faire connaître sa décision à tous les diocésains,spécialement aux curés et. aux prédicateurs; que le même M. Le Grand, conjointementavec M. Larderat, avait joué un grand rôle dans cette heureuse évolution des choses,sans en avoir été prié de personne; et qu'il y avait eu au séminaire une messesolennelle d'inauguration, où avait prêché le supérieur des jésuites (47) .

Il invitait ses confrères à l'action de grâce, et leur rappelait les

46. Pour tout ce passage : Annales V 5-8 : 27/505-522.47. C'était alors le P. François Pinthereau (1655-1658), bien connu du P. Eudes (voirAnnales 1 19 : 27/70) ; cf. P. DELATrRE, Les Établissements des jésuites en Francedepuis quatre siècles, 5 vol., Enghien, 1940-1957, sv Caen. - La lettre du P. Eudes :OC X 414.

286 SAINT JEAN EUDES

grandes exigences de leur vocation, et en particulier celle-ci - dont nous sommes,disait-il, infiniment indignes : Jésus-Christ a voulu mettre entre nos mains ce qu'il a deplus précieux [ ... ], ce qui lui est plus cher que la prunelle de ses yeux, le cœur de sonCorps mystique, c'est-à-dire les ecclésiastiques.

Il signait : Votre très indigne serviteur Jean Eudes, prêtre missionnaire de lacongrégation des séminaires de Jésus et Marie (48). C'est sans doute la première foisqu'on trouve ce pluriel : des séminaires.

Et Costil ajoute : « Dès lors, on fit régulièrement les exercices, durant l'espace

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d'un mois, selon le projet de M. Godefroy [ ... ] , pour préparer les jeunesecclésiastiques à la réception des ordres sacrés ».

En trois villes de Normandie, la petite société du P. Eudes travaillait maintenantà la formation des prêtres. Le temps approchait où elle allait se mettre à l'œuvredans une quatrième cité : Rouen, siège de l'archevêché.

Jean Eudes était toujours, en principe, supérieur du séminaire de Caen. Mais il enétait souvent absent, et c'est Simon Mannoury qui assurait alors la responsabilité dela maison. C'est à lui que M. Larderat, à la fin de mai 1658, écrivit de la part del'évêque : celui-ci, retenu à Paris, avait la «douleur» de ne pas pouvoir faire lui-mêmel'ordination des quatre-temps de Pentecôte (8 juin 1658), et s'en excusait. Lesecrétaire ajoutait : « Monseigneur vous prie d'exclure généreusement trois ou quatrequi ne vous satisfont pas ; car, pour lui, il est résolu qu'on ne leur donne point lesordres. » L'évêque prenait donc ses responsabilités de pasteur, et suivait de près lapréparation des candidats à la prêtrise. « Il dépose entre vos mains, poursuivait lalettre, toute cette jeunesse, afin que vous lui en rendiez un compte fidèle. Il veutavoir de bons prêtres, et il n'a point la pensée d'en favoriser aucun (49)... » On saisitici sur le vif le grand mouvement de renouveau du clergé, tant attendu depuis le débutdu siècle, et qui s'accomplit par l'effort conjoint d'un évêque et de son séminaire.

Servien fit lui-même l'ordination de septembre, dans l'église Saint-Jean. Lesordinands, au nombre de trois cent cinquante, s'y

48. OC X 414-419.49. MARTINE V 7 : 17/331.

LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRES... 287

rendirent en procession : on admira leur recueillement. « Tous donnaient millebénédictions aux missionnaires qui les avaient si bien préparés (50). » L'évêque en f u ttrès heureux. Et les protestants eux-mêmes, note l'annaliste, en furentimpressionnés...

Trois cent cinquante ordinands!... Jean Eudes aimait les chiffres, il aimaitcompter son bien : c'est un trait de son caractère. Il y avait chez lui du collectionneurqui amasse, classe et contemple ses trésors. Cela apparaît souvent dans ses écr i tsoù il additionne et compte les arguments, les « manières » de faire telle ou telle prière;c'est une caractéristique de sa forme de pensée, qui embrasse et énumère tous lesaspects de la réalité sans en omettre aucun, « tous les hommes qui ont été, sont e tseront » (51), « tous les battements de mon cœur et de mes veines... » (52). Il acollectionné les reliques de saints, et il note amoureusement sur l'attestation de l'une

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d'elles : J'ai encore telle autre relique (53) ... Il aurait pu, comme ses compatriotesd'Honfleur ou de Dieppe, partir au-delà des mers, s'enrichir en Nouvelle-France ou enCochinchine, amasser là de riches collections pour la joie de sa vieillesse (54)... Maisnon : en dépit de son tempérament, il renonce à toute possession. Il compte enpassant les ordinands que le séminaire a préparés, mais il repart aussitôt versd'autres terres, vers d'autres rencontres, non pour conquérir, mais pour donner; ilrepart les mains vides, conduit par l'amour du Christ qui l'envoie ailleurs.

Sa seule richesse, ce sont les frères - et les sœurs - que Dieu lui a donnés :fragile trésor, que la mort défait souvent. Du moins est-il sûr d'eux - plus que de lui-même! Pour lui, il se sait faible et ne compte que sur la miséricorde de son Seigneur.Un jour « on parlait devant lui des infidélités qui se trouvent quelquefois dans lescommunautés; une dame lui dit alors : "Pour votre communauté, mon Père, il n'y en apas!" Il lui répondit simplement : Non, si ce n'est moi (55)... »

50. HÉRAMBOURG Il 32 : 53/317.51. RJ VI 20 : OC 1 455 et bien d'autres lieux.52. Manuel 1 7 : OC 111 323.53. « J'ai encore un petit morceau de la peau et de la chair tout ensemble du doigtindex de la même sainte Anne... » : V. BOURRIENNE, Documents.... dans Baiocana I, p.170.54. P. MILCENT, «Le dévot Eudes», dans Les Vertus chrétiennes selon saint Jean Eudeset ses disciples, Cahiers eudistes, Paris, 1960.55. Fleurs, JE Il 24 : 31/547.

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289CHAPITRE XVIII

NOTRE-DAME DE CHARITE

Approbation épiscopale. - Retour de la Mère Patin.M. Le Grand, supérieur. -

M-, de Boisdavid et M", Heurtaut.

( 1 6 4 7 - 1 6 6 0 )

«Creuser la terre bien avant... »

Pour ne pas disperser l'attention du lecteur, je n'ai guère parlé, au cours deschapitres précédents, de l'humble maison de Notre-Dame de Charité, que nous avionslaissée en 1647 ép~ouvée par le départ de la Mère Patin.

Elue supérieure de la Visitation, celle-ci avait nommé, pour conduire Notre-Damede Charité, une de ses sœurs. Mais cette personne n'avait pas sa force ni sonintelligence : elle et ses compagnes trouvèrent la mission trop lourde et demandèrentà regagner leur couvent.

A cette époque, il était prévu de transférer la communauté dans de nouveauxlocaux : les visitandines acceptèrent de demeurer jusqu'au déménagement, qui se f i ten 1649. Toute la maisonnée quitta la construction en colombages de M. de Montfort,et se transporta dans une demeure plus vaste et plus solide offerte par M. de Langrie(1595-1663), président au Parlement de Normandie (1) et grand ami de lacommunauté. Située Neuve-Rue, elle était plus proche du centre, entre l'évêché et lamaison de ville.

L'installation faite, les trois religieuses prêtées par la Visitation s'en allèrent.Quelques postulantes aussi s'étaient découragées. Une nouvelle fois la maisonreposait sur les épaules de Renée de

1. Jean Le Roux de Langrie (1595-1663), conseiller à la Cour des aides de Normandie,puis président-semestre au Parlement de Rouen en 1647. Cette fonction f u tsupprimée en 1649, mais il en garda le titre. - Pour tout ce chapitre, voir Annales IV10-14 : 27/381 ss.

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Taillefer - Soeur Marie de l'Assomption - et de Marie Herson, aidées par les quelquesaspirantes qui persévéraient contre vents et marées.

A vrai dire, il leur fallait courage et foi, et beaucoup d'amour pour les jeunesfemmes qui leur étaient confiées. Car, depuis la mort de Mgr d'Angennes, la positiondu P. Eudes à Caen était bien fragile; et nous avons vu qu'à la fin de 1650, il f u tpratiquement chassé de Caen. Édouard Molé étendit à la maison de la Charitél'animosité qu'il nourrissait contre le fondateur.

Mais ce dernier veillait dans la prière. Et il savait que Marie des Vallées, àCoutances, ne cessait de confier à Dieu l'œuvre de Caen qui était aussi un peu sonaffaire. A plusieurs reprises elle fut chargée, pour le père ou pour les filles, demessages de réconfort, qui leur rendaient courage. Ainsi, en 1649, au départ desvisitandines, le Seigneur lui dit pour le P. Eudes :

« Qu'il se réjouisse, car nous lui avons donné, ma sainte Mère et moi, deux bellespalmes [palmiers] à planter dans le jardin de l'Église; il est nécessaire pour les bienplanter, de creuser la terre bien avant, et d'en couvrir les racines de terre fraîche e tde bon engrais. Nous aurons soin de les arroser et de les faire fructifier. »

Plusieurs fois, et en particulier aux heures les plus sombres de 1650, notreDame déclara : « C'est ma maison (2) ! »

Aussi Jean Eudes garda-t-il l'espoir, et même la joie. Il écrivit à la communautééprouvée, le 5 juillet 1650 - alors qu'il se débattait à Paris pour obtenir que Molé lareconnaisse officiellement -, une belle lettre sur la fête des Joies de Marie : Jésus, letrès saint Cœur de Marie, soit la vie et la joie de nos cœurs pour jamais ! Au cas où lesmeurs n'auraient pas songé à célébrer cette fête des Joies de Marie, il leur demandaitde le faire un autre jour; et d'y inviter aussi leurs frères du séminaire (3) !

2. Ann. NDC 1 15: Chev/39; 1 17: Chev/41; 11 2: Chev/59.3. OC X 493-495. - Jean Eudes aimait beaucoup cette fête. Il a composé pour elle unoffice propre, qui figure dans l'édition de 1652-1653, et qui se célébrait le 8 juillet.Auparavant, il utilisait l'office qui figurait dans le propre de certains diocèses à ladate du 5 juillet : cette lettre en témoigne. - Sa datation est conjecturale : ellerepose, d'une part, précisément sur ce fait que la fête est encore fixée au 5 juillet, e td'autre part sur la présence du P. Eudes à Paris au mois de juillet. - Si la lettre es tcorrectement datée en 1650, la « Mère » dont il est question ne peut être que Renéede Taillefer, toujours novice, sur qui reposait la maison. Voir OC Xi 167, 168.

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Le P. Eudes, à Paris, harcelait donc M. Molé pour obtenir de lui l'approbation queson prédécesseur n'avait pas eu le temps de donner. Une des objections queprésentait l'évêque était l'insuffisance des ressources de la maison.

Alors M. de Langrie fit un don généreux : il offrit une dotation de dix mille livres,plus une rente de deux cents livres pour sa fille, qui était postulante (elle se ret i rapeu après). Comme Molé ne voulait même pas voir Jean Eudes, Mannoury fut chargé denégocier l'affaire. Il se présenta chez l'évêque en compagnie de M. et Mme de Langrie,de M- de la Porte, d'un conseiller au Parlement. Mais Molé insulta le représentant du P.Eudes, qui dut se retirer. A M. de Langrie, il opposa un refus : il fallait au moins, dit-il,quatorze mille livres.

Qu'à cela ne tienne. Un jeune homme appelé M. de la Boissière (4) venait d'entrerdans la congrégation du P. Eudes, en apportant son patrimoine : quatre mille livres -juste la somme qui manquait. Le Père en conféra avec ses confrères qui donnèrentleur accord, et on proposa d'avancer cette somme en l'ajoutant au don de Langrie (5).L'évêque chercha encore des échappatoires. Mais on redoubla de prières et, le 8février 1651, il finit par céder : il accorda enfin les lettres d'institution. Ainsi, noteCostil, fut terminée cette grande affaire, après dix années entières de contradictionset de croix. On ne peut dire la joie qu'en éprouva le P. Eudes « ni la reconnaissance qu'ilen témoigna à la divine bonté ».

Quelques jours plus tard il écrivit à la communauté, en soulignant que ce t tegrâce avait été accordée le jour de la fête du Cœur de Marie : Si bien que vous êtes lesfilles du Cœur de la Reine du ciel... Vous êtes obligées, ajoutait-il, à n'avoir qu'un cœuravec elle et les unes avec les autres, et à vous conformer à l'amour qui règne en soncœur (6).

Puisque l'approbation épiscopale faisait de la maison une communauté religieuse,la vaillante Renée de Taillefer pourrait enfin faire profession. Elle en exprima le v i fdésir. Jean Eudes

4. Son nom de famille était Jean : Jacques Jean, sieur de la Boissière. Ne pasconfondre avec Pierre Lambert de la Motte, qu'on appelait aussi M. de la Boissière.5. Bien plus tard, en 1679, le P. Eudes fit remise de cette avance à la communauté deN.-D. de Charité : OC XII 181; voir ci-dessous, p. 520.6. Lettre du 11 février 1651 : OC X 496-498.

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dut lui répondre qu'elle aurait à attendre encore un peu : il fallait qu'il y eût unesupérieure religieuse pour recevoir ses Vœux (7)! On comprend sa hâte. Elle a racontéplus tard que, parfois, elle avait été tentée, elle aussi, d'abandonner. Un jour, même,elle avait pris une échelle pour franchir le mur, et elle l'avait gravie; mais « une maininvisible » l'avait rejetée dans le jardin : elle avait reconnu là l'intervention de la ViergeMarie (8).

Retour de la Mère Patin

Il fallait une supérieure religieuse : le P. Eudes espérait bien l'obtenir en lapersonne de la Mère Patin, qui avait terminé son triennat à la Visitation, et n'avait pasété réélue. Mais elle y sentait une grande répugnance et, d'ailleurs, sa supérieure s'yopposait. Elle a raconté elle-même comment, pendant son supériorat à la Visitation e tdans les mois qui suivirent, elle avait été souvent malade et triste ; elle pleuraitbeaucoup et n'y trouvait nul remède. Une nuit où elle avait peu dormi, « sur les t ro isou quatre heures du matin », elle supplia notre Seigneur de la délivrer; alors, écrit-elle,je vis

« saint François de Sales, accompagné de deux de nos sœurs de la Visitation, qui medit d'une voix douce : "Oui, vous aurez la santé du corps et la paix de l'esprit que vousdésirez, non pour vous, mais pour rendre service à Notre-Dame de Charité", e tdisparut aussitôt. »

De fait, elle se remit, et retrouva la joie - mais ne dit rien de sa vision. Denouveau, elle tomba malade, et gravement; sa supérieure fit vœu de ne plus s'opposerà son départ. M. de Bernesq, le supérieur, l'encouragea. Elle guérit, et regagna laCharité accompagnée de trois sœurs (14 juin 1651). Elle allait y passer le reste de savie (tl668), et c'est grâce à elle que la fragile communauté a pu enfin prendre sonessor (9).

7. Lettre du 11 mars 1651 : OC X 498-499.8. Ann. NDC Il 34 : Chev/156.9. Annales IV 12 :27/391 ss. Voir aussi : Mère DE CHAUGY, La Mère FrançoiseMarguerite Patin, dans NV V 136. - La lettre où la Mère Patin raconte elle-même cet tevision de saint François de Sales est citée intégralement dans sa biographie : [Marie-AngéliqUe DE BALDE], La Vie de la vén. Mère Fr. -M. Patin, déjà citée, p. 72.

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Sans tarder, le 8 septembre 1651, la nièce du P. Eudes prit l'habit sous le nomde sœur Marie de la Nativité. Ouelques jours avant, son oncle lui avait écrit qu'il nepourrait pas être là; l'évêque ne lui permettait pas de venir à la communauté, ni de semêler, en aucune façon, de ses affaires (10) : C'est une mortification, pour vous e tpour moi, que je ne sois pas à la cérémonie de votre vêture... Et l'année suivante, le 2juin 1652, Renée de Taillefer put enfin faire profession. Cette fois encore, malgré lamort récente d'Édouard Molé, le P. Eudes ne se montra pas : sans doute veillait-ilsoigneusement à n'indisposer personne pendant la vacance du siège épiscopal.

Plusieurs postulantes allaient se présenter dans les années suivantes; bienformées sous la conduite de la Mère Patin, elles assureraient un avenir à lacommunauté.

On a gardé de cette période quelques lettres de Jean Eudes à la Mère Patin. Sansdoute lui demandait-elle conseil pour sa vie spirituelle, et il lui répondait volontiers. Iltenait, aussi, pour le bien de la maison, à entretenir de bonnes relations avec elle ; ona le sentiment qu'il éprouvait à son égard non seulement une profonde estime, mais dela sympathie, et qu'il ne manquait pas une occasion de le lui dire : Ce m'est toujours ungrand sujet de joie quand je reçois de vos lettres... Ou bien : Ma très chère Mère, quej'aime très cordialement... Y avait-il réciprocité de sympathie ? Jean Eudes le désirait,mais il en doutait, semble-t-il. Pourtant il est certain qu'elle avait confiance en sasagesse spirituelle, et qu'elle accueillait ses conseils : Demeurons dans notre néant, luidisait-il, c'est notre maison... Attendons dans la patience et l'humilité Celui qui ne veutpoint d'autre étoffe, pour faire ce qui lui plaît, que le néant (11).

Le nombre des pénitentes augmentait plus vite que les ressources.Heureusement, la maison avait des amis. Surtout, le bon M. de Langrie veillait. Il venaitsouvent à la communauté, et si la supérieure lui avouait son inquiétude, il l'invitait à laconfiance et lui disait : « Si vous alliez voir à la chapelle, dans le tronc ?... » On letrouvait généralement bien rempli; mais on

10. MARTINE VI 43 : 17 bis,/ 1 13. - Lettre à Marie Herson, 3 sept. 1651, OC 499-502.11. OC X 502-507.294 SAINT JEAN EUDES

savait bien que le bienfaiteur avait prié là avant sa visite (12)... Il possédait undomaine aux portes de Caen, à Hérouville : une sœur tourière y allait chaque semaine,« et en rapportait sa charge de toutes sortes de racines et légumes, qui faisaientalors la nourriture ordinaire » de la communauté (13).

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Le P. Eudes aussi veillait discrètement au bien-être de sa chère maison; mêmependant les périodes où il dut prendre de la distance, il ne cessa pas de s'enpréoccuper. Jusqu'en 1660, c'est la communauté du séminaire qui fournit aux sœursla boisson : on partageait fraternellement le bon cidre normand. Il veillait aussi, deloin, au progrès spirituel de la communauté. Un été, il lui adressa une longue lettre surl'Assomption de la Vierge Marie. Il y insistait beaucoup sur l'esprit apostolique : C'estpar ce moyen, disait-il aux sœurs, que vous pouvez être les filles de son Cœur et quevous serez associées avec elle dans une même vocation. Ne redoutez pas de voussouiller dans ce service : il est impossible que notre Seigneur laisse tomber ceux qui,pour l'amour de lui, aident aux autres à se relever. Quel bonheur pour vous d'êtreappelées à un institut vraiment apostolique (14) !

Le statut civil de la maison restait fragile : il y avait bien les lettres patentesroyales de novembre 1642, mais elles n'avaient pas été enregistrées par leParlement, et depuis bien longtemps elles se trouvaient, comme on disait alors,surannées (= périmées). Comment remédier à cette situation ?...

Ce souci n'empêchait d'ailleurs pas de préparer l'avenir. Dès ce moment, on créadans la maison un pensionnat, qu'on appela le petit noviciat, car on y faisait très t ô t ,selon l'usage de l'époque, l'apprentissage de la vie religieuse. « Plusieurs dames dequalité, raconte Costil, se firent un mérite d'y envoyer leurs filles. »

En octobre 1654, allait y entrer une petite fille de sept ans et demi : Suzanne deBoisdavid, sixième enfant de cette jeune marquise dont le P. Eudes et sesmissionnaires avaient fait la connaissance à la mission de Saint- Sauveur-le-Vicomteen 1643

12. Annales V 35 : 27/634.13. Ann. NDC Il 5 : Chev/65.14. OC X 507-515. D'autres formules importantes de cette lettre ont déjà été citées,p. 167.

NOTRE-DAME DE CHARITE 295

(voir p. 134). A la suite de cette mission, Marie de Soulebieu de Boisdavid avait,pendant quelque temps, recouru aux conseils du P. Eudes; puis elle avait cessé de luiécrire et s'était adressé à un prêtre plus proche. C'est ce prêtre qui dut l'aider à bienvivre son veuvage lorsque le marquis de Boisdavid mourut des suites de ses blessures: à la bataille de Lens (1648), à la tête d'un bataillon de Gardes français, il s 'étaitbattu en héros.

Chez Mme de Boisdavid vivait une jeune cousine, Anne Le Conte de Launay :

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orpheline, elle avait pour tuteur M. de Soulebieu. Au temps de la mission de Saint-Sauveur-le-Vicomte, Anne n'avait encore que dix-huit ans; gaie et légère, elle avaitalors commencé à se « convertir », et Marie des Vallées lui avait même dit qu'elleserait religieuse; la jeune fille en avait bien ri! Mais onze ans plus tard elle avait mûri,acquis sagesse et profondeur. Elle demanda à entrer à la Charité. Elle amenait uneservante plus âgée, Catherine Le Lieupaul, qu'elle aimait beaucoup et qui désirait aussiêtre religieuse ; elle lui constitua une dot. Elle-même apportait une somme importanterésultant de la vente de sa terre de Launay au semmaire de Coutances. Toutes deuxarrivèrent en octobre 1654. La petite Suzanne de Boisdavid les accompagnait.

Mme de Boisdavid sa mère fréquentait depuis quelques années l'Ermitage deJean de Bernières, et elle avait trouvé là une grande libération : son désir d'une «oraison de simple foi » avait pu s'y épanouir. Et elle s'était remise sous la conduite duP. Eudes. C'est probablement d'elle et du P. Eudes que le P. Louis-François d'Argentan,capucin, a voulu parler lorsqu'il notait, au cours d'une mission à Carentan (7 mars1653) : « Dieu m'a fait aujourd'hui beaucoup de grâces dans la visite de Mad... que j'aicommencé de connaître. Oh! qu'une âme d'oraison est heureuse! On a parlé d'unmissionnaire d'oraison qui est tout embrasé quand il sort d'avec Dieu et qui met t ou ten feu. C'est assez d'être auprès de lui pour avoir un don d'oraison (15). »

Alors âgée de trente-quatre ans, intelligente, sensible, pleine de vie et decharme, la marquise de Boisdavid cherchait sa voie.

15. Du CHESNAY, NV VIII 357, citant BM Rouen, ms A 396, p. 354. - Sur Mme deBoisdavid, voir E. LELIÈVRE, Mme de Boisdavid, déjà cité. C'est seulement à travers celivre que nous pouvons connaître le manuscrit, détruit en 1944, de Mlle Le Conte sursa cousine Marie de Soulebieu de Boisdavid.

296 SAINT JEAN EUDES

«J'aurais grand sujet d'abandonner cette maison!... »

Les religieuses poursuivaient donc avec une ardeur renouvelée leur mission demiséricorde, accompagnées de loin par leur fondateur. Elles apprirent un jour la mor tprématurée de l'évêque Edouard Molé; plus tard, la nomination puis la démission de sonfrère, M. de Sainte-Croix, enfin la désignation au siège de Bayeux de Mgr Servien.Lorsque celui-ci fut installé, on ne tarda pas à savoir qu'il entendait prendre leschoses en main et être vraiment le pasteur de son diocèse. Et l'on se rendit comptequ'il n'aimait guère le P. Eudes...

Dès lors que la communauté était devenue une maison religieuse, il lui fallait unsupérieur ecclésiastique. Plusieurs sœurs de la maison écrivirent à Mgr Servien pour

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demander que ce supérieur soit le fondateur lui- même. La Mère Patin, de son côté,demanda un autre prêtre qu'elle connaissait, soit qu'elle redoutât l'autorité du P.Eudes, soit qu'elle préférât un supérieur en bons termes avec l'évêque. Celui-ci, pourfinir, désigna un troisième homme, alors curé de Saint-Julien de Caen, Claude Le Grand(vers 1610-1676). C'était un homme de valeur. Longtemps secrétaire général(greffier) de l'université, il en fut même, à deux reprises, le recteur (1654- 1655 ;1662-1664). Lorsque l'université, on s'en souvient, avait formulé une plainte contre lecollège de Lisieux et le P. Eudes en 1653, il en avait été co-signataire, et s 'étaitchargé de la transmettre au Conseil privé du roi et au Parlement (voir p. 269). C'étaitaussi un homme de foi : bien plus tard, un jour de 1676, on devait le trouver mort, àgenoux, au pied de son crucifix. De 1656 à sa mort, pendant vingt ans, M. de Saint-Julien allait donc être le supérieur de Notre-Dame de Charité (16).

Sa nomination peina le P. Eudes, qui n'avait pas été consulté. Il l'écrivit à SimonMannoury le 29 juillet 1656. Faisant allusion au mécontentement de M. de Langrie, ilpoursuivait : Si je me laissais aller à mes sentiments, j'aurais aussi grand sujetd'abandonner cette maison... Et il ajoutait cette réflexion, où perce une pointed'amertume : Il est bien certain qu'il y a

16. B. D'YMOUVILLE, Claude Le Grand, dans NV VI 142 ss.

NOTRE-DAME DE CHARITÉ 297

longtemps que la bonne Mère ne veut point de nous. Mais il consentait à s'oublier : ilfaut marcher notre grand chemin et servir la maison en ce que nous pouvons, pourl'amour de notre Seigneur et de sa très sainte Mère (17).

Un mois plus tard, il écrivit à la sœur Marie de l'Assomption de Taillefer, en échoà une parole de saint Paul (Rm 8,35 et ss) : Qui est-ce qui séparera mon cœur de ladilection sainte que je dois avoir pour la très chère maison d'une si bonne Mère (18)!Qui me séparera ?... La sœur comprit bien entre les lignes que même la récendésignation du supérieur ne séparerait pas le P. Eudes de la maison qu'il avait fondet conduite à travers tant d'écueils.

En réalité, la foi et le désintéressement du P. Eudes eurent leur récompense. le Grand était un homme droit et délicat : il reconnut le mérite du fondateur respectait, en acceptant de s'effacer, sa récente nomination. Si bien qu'il fut, dales mois qui suivirent, son avocat auprès de l'évêque et l'un des artisans de confirmation du séminaire de Caen nous l'avons constaté au chapitre précédent.

La maison de la Neuve-Rue, troisième local occupé par Notre-Dame de Charitdevenait à son tour trop petite. Il fallait chercher autre chose. La Mère Patin s'

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préoccupait. Une nuit, elle vit en songe un terrain et des bâtiments qu'elle neconnaissait pas. Quelque temps après, un entrepôt, proche du quai où les naviresdébarquaient leurs marchandises, fut mis en vente quand elle le visita, elle reconnutla demeure de son rêve!

Elle en fit l'acquisition, discrètement, vers la fin de 1656. Mais elle craignit, aumoment d'en prendre possession, l'opposition des échevins de Caen. Elle consulta le P.Eudes, qui séjournait alors à Paris; il lui répondit le 7 mars 1657 : ... Ne craignez rien,ma chère Mère, car Dieu est avec vous et pour vous [ ... ] . Vous avez tant et tant defois expérimenté les effets de sa protection sur la petite maison de Notre-Dame deCharité... Il envisageait trois démarches entre lesquelles il faudrait choisir : lapremière, aller si secrètement que vous fussiez logées avant qu'on le sût; la seconde,faire intervenir Mme de Longueville auprès des échevins; la

17. OC X 407-409.18. OC X 515-517. - L'original de cette lettre est conservé à la communauté de N.-D.de Charité de La Rochelle.19. OC X 416.

298 SAINT JEAN EUDES

troisième, en parler à MM. les Échevins et les gens du roi, et les prier d'agréer quevous alliez Prendre possession de cette maison. Cette voie étant de soumission e td'humilité, Dieu la bénirait... Il ajoutait d'ailleurs, comme en se reprenant et pour éviterune attitude autoritaire : Ne vous arrêtez point à mes pensées; mais priez les amis dela maison, M. de Bernières, MM. et Mlle de Camilly, de s'assembler pour voir et aviserce qu'il est bon de faire, car notre Seigneur leur inspirera sa sainte volonté (20)... Ceparti pris de concertation avait d'ailleurs toujours été sa démarche, depuis les débuts: cette maison n'était pas son œuvre, mais une œuvre commune. Les amiss'assemblèrent, optèrent pour la troisième voie, et elle réussit. Le dimanche desRameaux 1657, la communauté tout entière se transporta avec ses meubles dans lanouvelle maison. M. le Grand présida à l'installation.

Les locaux étaient vastes, mais bien peu adaptés aux besoins. On se mit doncaussitôt au travail pour réaliser les aménagements les plus urgents. Les sœurstransportaient elles-mêmes les pierres et les madriers. On vit la sœur Marie del'Assomption de Taillefer élever un mur de ses propres mains, aussi bien qu'un maçon.Et chaque groupe put trouver sa place, la communauté, les pénitentes, le noviciat, lepetit pensionnat - autour de la maison de Dieu.

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Mme de Boisdavid et Mlle Heurtaut

Au cours de cette année 1657, entrèrent au noviciat deux personnesremarquables. La première fut la marquise de Boisdavid, qui vint rejoindre sa fille e tsa cousine. Son arrivée fut une heure mémorable pour la communauté et ses amis : onsavait son rang, sa fortune, la mort glorieuse de son mari, le courage et la foi de lajeune veuve, seule à vingt-neuf ans avec ses six petits enfants... Le temps avaitpassé, et lorsqu'elle entra à trente-huit ans pour ne plus ressortir, une escorteamicale lui faisait fête ; il y avait là, outre le P. Eudes et M. Manchon, M. de Bernières,M. et Mme de Mémont, M. et Mme de Camilly, d'autres encore (21). Et elle fut accueilliepar la communauté comme un don

20. OC X 517-519. - Au milieu du xviie, on employait souvent le titre de mademoisellepour désigner les femmes mariées; Messieurs de Camilly père et fils.21. HÉRAMBOURG 1 16 : 52/227.

NOTRE-DAME DE CHARITÉ 299

de Dieu et une précieuse promesse. Elle prit l'habit le 29 avril 1657 et s'appela sœurMarie de l'Enfant-Jésus.

Humble et efficace, elle aimait servir les pénitentes : elle allumait elle-même lefeu, balayait, servait à table ; l'effort physique ne l'effrayait pas : elle portait du bois,tirait l'eau du puits, participait aux travaux de maçonnerie - et «cela si gaiement qu'ilsemblait qu'elle y eût de l'inclination (22) ». En 1658, elle allait avoir la joie departiciper à la première communion de sa petite Suzanne : c'est le P. Eudes qui la luifit faire.

L'autre postulante notoire de ce temps s'appelait Marie Heurtaut. D'une famillepauvre de Ouistreham, elle vivait, depuis son enfance, en grande familiarité avec Dieu.Elle avait même connu des moments d'expérience très intense de rencontre avec DieuTrinité qui se renouvelèrent, plus fréquents, lorsqu'elle fut entrée dans lacommunauté ; parfois, pendant de longs moments, au milieu même de son travail, elleétait saisie par la présence de Dieu - ce qui n'était pas sans effrayer un peu lesautres sceurs. D'ailleurs elle faisait merveille auprès des pénitentes. Mais elle ne putfournir la dot requise : elle devint sœur converse, et refit un noviciat. On l'employa àla cuisine, mais ses extases nuisaient à l'efficacité de son travail... : un vote de lacommunauté décida son renvoi (1663), malgré l'avis de la Mère Patin; celle-ciprophétisa que Marie Heurtaut deviendrait professe dans une autre maison de l'Ordre- dont nul alors ne pouvait prévoir l'existence.

Le P. Eudes, de loin, restait attentif à ses sœurs, et se réjouissait des progrès

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de la communauté. Mais un jour, à Rouen, une nouvelle horrible vint le déchirer : lasœur Marie de l'Enfant-Jésus de Boisdavid, professe depuis moins d'un an, éta i tdécédée. Une mauvaise chute sur le verglas, quelques jours de souffrance, et ce f u tfini (30 janvier 1660). Quel coup! Tant d'espoirs brisés soudain! On ne peut pas ne pasêtre ému devant la destinée de cette brillante jeune femme, si parfaitement entréedans ce service de miséricorde et dans la vie de cette pauvre maison, et sibrutalement enlevée... Le P. Eudes en fut bouleversé! Mais il retrouva la paix dans laprière. Il écrivit à la Mère Patin :

22. Ann. NDC Il 21 : Chev/1W. E. LELIÈVRE, Op. cit., p. 309.

300 SAINT JEAN EUDES

Le décès de notre chère sœur Marie de l'Enfant-Jésus m'a un peu surpris [= prisau dépourvu] d'abord; mais ayant jeté aussitôt les yeux sur cette très adorableVolonté [ ... ], mon cœur est demeuré en paix.

Et il ouvrait cette perspective de lumière :

Elle est allée prendre possession du ciel au nom de toutes les sœurs et ycommencer un établissement éternel de la communauté de Notre-Dame de Charité(23).

23. OC X 524.

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301CHAPITRE XIX

ROUEN

Mort de deux grands spirituels : Marie des Vallées et Bernières. Lejansénisme à Rouen. - Naissance du séminaire de Rouen. L'affaire de

l'Ermitage. - L'appel à la contemplation.

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Mort d'une grande priante

Au petit matin, le lundi 4 décembre 1656, des ombres se glissaient en silencedans les rues encore sombres de Coutances ; venus de plusieurs maisons où ilsavaient passé la nuit, une quarantaine d'homme se rassemblèrent près d'une porte del'église Saint-Nicolas, au moment même où la femme chargée de sonner l'angélusvenait de l'ouvrir. Ils entrèrent avec elle, l'empêchèrent de sonner et la retinrent.Plusieurs, munis de pioches, ouvrirent le sol de l'église et en retirèrent le cercueil oùle corps de Marie des Vallées avait été déposé dix mois plus tôt; il était intact : lecercueil neuf qu'ils avaient apporté fut donc inutile. Lorsqu'on découvrit le corps, on letrouva également intact; et un parfum, dit-on, emplit l'église. M. de Langrie et sonfrère, qui menaient ce commando, attribuèrent cette senteur « aux essences de leursperruques ou à l'odeur de leurs gants, et les quittèrent aussitôt »... Mais elle émanaitdu corps, et certains ont raconté qu'elle se répandit ensuite dans les rues tandis quele cortège silencieux portait le cercueil refermé depuis l'église Saint-Nicolas jusqu'àcelle du séminaire, où tout était prêt pour l'accueillir. On sonna aussitôt toutes lescloches, et on célébra un office solennel. Dès lors, la communauté du séminaireposséda les précieux restes de Marie des Vallées - que convoitaient aussi leschanoines de la cathédrale et les jacobins du couvent voisin (1).

1. Annales V 4 : 27/501-502, Ann. NDC Il 11 : Chev/80. E. DERMENGHEM, La Vieadmirable et les révélations de Marie des Vallées, déjà cité, p. 3 ss., citant BN,F.fr.11945, ff.18-27; et 11949, p. 1-31. - Des histoires de parfums se retrouvent end'autres récits analogues, du même type de littérature ; il faut les prendre avecréserves.

302 SAINT JEAN EUDES

Voici l'explication de cette histoire. La « sœur Marie » était morte le 25 févr ierprécédent. Les deux dernières années de sa vie avaient été, enfin, paisibles : elles'était trouvée délivrée de sa « possession ». A plusieurs reprises, elle avait dit : « Je

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veux aller dans ma maison. » Elle avait annoncé à Jean de Bernières qu'il mourraitbientôt, lui aussi (2). Le 8 février 1656, elle avait communié pour la dernière fois.Puis, longuement assistée par le P. Eudes, elle s'était éteinte dans la paix. Son corpsavait été inhumé dans l'église de sa paroisse, Saint-Nicolas.

Mais quelques jours plus tard, le P. Eudes avait exprimé devant un groupe d'amisson grand regret d'être privé de ce trésor (3). Alors M. de Langrie, qui se trouvaitprésent, lui avait dit : « Mais mon Père, le voulez-vous tout de bon ?... Laissez-moifaire! » Il avait ensuite obtenu du Parlement de Rouen, où il était président-semestre,un arrêt accordant le corps de Marie des Vallées au séminaire. Et il avait décidé del'exécuter lui-même avec des amis sûrs... C'était chose faite.

Marie des Vallées avait été une grande priante. Toute son existence était un cri ,elle témoignait de la réalité de Dieu, de la bonté de Dieu, de son action salvatrice; elleappelait à la prière. Elle avait d'ailleurs, sur la prière, un enseignement parfoissaisissant - par exemple lorsqu'elle commentait les paroles de l'Évangile sur la prièrede demande (Mt 7,7) : «Les désirs cherchent, les larmes frappent et la nécessitédemande [ ... ]. Hélas, nous n'avons ni désirs pour chercher, ni larmes pour frapper, e tnous n'avons pas seulement connaissance de notre nécessité (4) ... »

Sans aucun doute, Jean Eudes admirait cette sagesse, dont il nous a transmisl'écho et même, souvent, les expressions originales. Et il y confrontait sa propreexpérience de la prière.

2. B. de la TOUR, Mémoires sur la vie de M. de Laval, premier évêque de Québec,Cologne, 1761, t. 1, p. 30. - Voir Annales V 3 : 27/497- 498.3. Lettre du 2 mars 1656 : OC X 403-406.4. Vie ad. IX, 11,5 : 0, f. 383. -Voir ci-dessus, p. 158-159, ce qu'elle disait de l'A veMaria.

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Au fait, que savons-nous du chemin de prière que suivait le P. Eudes lui-même ence milieu de sa vie ? Il nous en dit peu de choses.

Son journal nous laisse entrevoir, cependant, quelque chose de ses épreuvesintérieures et de ses expériences de libération. Parlant de ses tribulations, il ajoutecette brève notation : elles m'ont été très utiles, et Dieu m'en a toujours délivré; ilsuggère aussi qu'il a eu à soutenir, à cette époque, de graves tentations, dont nousignorons la nature : M'étant trouvé plusieurs fois en de grands périls de perdre lagrâce de mon Dieu [ ... ] il m'en a préservé, par l'entremise de ma très honoréeMaîtresse et très bonne Mère, la Vierge Marie (5).

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Les élévations enthousiastes que nous livrent ses ouvrages peuvent suggérerquelque chose du climat admiratif et heureux de sa contemplation. Pourtant, lestémoins de sa vie nous assurent qu'il a été de longues années «dans de si grandsdélaissements intérieurs qu'il était presque toujours distrait, sans pouvoir s'appliquer,quelque violence qu'il se pût faire... » Il eut alors recours « à une personne favoriséedu ciel » - sans doute Marie des Vallées - « qui l'assura qu'il n'était point coupable, quela voie par laquelle il devait marcher était une voie de croix (6)... »

Sans doute redisait-il alors volontiers la belle prière qu'il avait reçue jadis du P.de Condren, et qu'il avait souvent recommandée à d'autres :

Viens, Seigneur Jésus, viens en moi, avec la plénitude de ta puissance, avec lasainteté de ton Esprit, avec la perfection de tes mystères et la pureté de tes voies.Viens, SeigneurJésus (7) !

5. MBD 58: OC XII 119.6. Annales VI 5 : 27/660.7. Fleurs, JE Il 21 : 31/529. - Voir RJ V 11 : OC 1 440. - Condren avait donné ce t temême prière aussi à Olier, qui l'a ensuite complétée : « 0 Jésus vivant en Marie, vienset vis... ». Sur l'histoire de cette prière, voir I. NoYE, Bull. du Comité des études, n' 7(oct. 1954), p. 8-17; M. Dupuy, Se laisser à l'Esprit, P. 181-182.

304 SAINT JEAN EUDES

Le belliqueux Charles du Four

Dans sa propre recherche de Dieu, comme dans son ministère de guide spirituel,Jean Eudes se sentait proche de Jean de Bernières - très lié lui-même avec Marie desVallées - et de cette école fervente de contemplation qu'abritait l'Ermitage.

Bien des membres stables ou passagers de cette maison lui furent familiers, e tsouvent eux-mêmes le vénéraient. Ce fut le cas, par exemple, de ce jeune homme quenous avons déjà rencontré au moment de la création du séminaire de Lisieux: PierreLambert de la Motte (1624-1679) (8).

Disciple de Bernières, lié à la Compagnie du Saint-Sacrement, en contact avecune Aa (association secrète d'entraide spirituelle animée par les jésuites), Lambert dela Motte envisagea peut-être d'entrer dans la congrégation du P. Eudes. En tout cas, ildemanda et reçut, en 1655, l'ordination presbytérale. Et il se détermina à partir pourles missions lointaines. Au cours d'un voyage à Rome, il fut choisi comme vicaireapostolique pour l'Extrême-Orient ; il reçut l'ordination épiscopale, et le titre d'évêquede Béryte (Beyrouth). Il voulut alors disposer de sa fortune, qui était importante : elle

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pourrait servir à créer un séminaire à Rouen (9).

8. Voir Jean-Charles de BRISACIER. Mgr P. Lambert de la Motte, p.p. du CHESNAY dansNV 111 319 ss; DHGE, sv Bagot; DS, sv Lambert de la Motte. Annales V 12 ss :27/538 ss. - P. Lambert de la Motte était appelé aussi M. de la Boissière; ne pasconfondre avec un membre de la Congr. de J. et M. qui portait aussi ce nom. -Précisions de dates dans NV 111 324, n. 3.9. Il y avait alors à Rouen deux séminaires et des classes de théologie - mais aucunséminaire d'ordinands à proprement parler : 1. Le « séminaire de Joyeuse », quiaccueillait à douze ans de jeunes nobles ; il forma effectivement des prêtres, ycompris pour le diocèse de Rouen, plus que ne le disait M. Vincent : chiffres dansDELATTRE, Les établissements des Jésuites, sv Rouen; et dans M. VENARD, « Lesséminaires en France avant S. Vincent de Paul », dans Vincent de Paul, Colloque déjàcité, p. 15-17. - 2. Le séminaire Saint-Patrice, communauté paroissiale à la manièrede Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et qui forma aussi des prêtres; cf. A. FÉRON,Contribution à l'histoire du jansénisme en Normandie. L'attitude du clergé dans lediocèse de Rouen sous l'épiscopat des deux archevêques de Harlay (1630-1671),Rouen, Lestringant, 1913, p. 106 et ri. 2. - 3. Les classes de théologie du collège desjésuites ; plus tard, les séminaristes de Saint-Vivien allèrent suivre ces cours.

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Dès 1657, avant son voyage à Rome, il avait senti que le moment était venu defonder enfin à Rouen un séminaire d'ordinands durable - après l'essai avorté desoratoriens en 1642. Soutenu par la Compagnie du Saint-Sacrement et la duchessed'Aiguillon, il avait pris contact avec le jeune archevêque qui s'appelait, nous l'avonsvu, François de Harlay de Champvallon, deuxième du nom (1625-1695). Celui-ci,intelligent et réalisateur, ne ménageait pas sa peine ; on s'accorde à le reconnaîtreambitieux mais, quels que fussent ses motifs, il soutint efficacement le projet deLambert de la Motte. Peut-être réussirait-il là où son oncle avait échoué... Dès cemoment, il fut entendu que l'on confierait au P. Eudes la mission d'établir ce nouveauséminaire.

Les jésuites y apportèrent une aide discrète : Jean Eudes a noté que le P.Honoré Nicquet, supérieur de leur maison du troisième an, contribua de tout sonpouvoir à l'établissement de cette maison(10). Un autre personnage fut aussi t r èsefficace : Charles Mallet, membre de la Compagnie du Saint-Sacrement et ami du P.Eudes, qui était grand vicaire de l'archevêque (11).

Il fallait procéder avec une double prudence. D'une part le clergé de Rouen - e ttout spécialement le chapitre de la cathédrale - était jaloux de son autonomie ; d'autrepart le parti janséniste était assez puissant et bataillerait sans doute pour mettre la

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main sur le séminaire.

Le caractère combatif du clergé de Rouen avait éclaté l'année récédente dansl'affaire des casuistes. 1656, c'est l'année où le jeune et génial Blaise Pascal publiases Provinciales, lettres à l'ironie corrosive où il pourfendait, pour défendre ses amisjansénistes et leur morale austère, le laxisme des bons pères, c'est-à-dire desjésuites : il prétendait qu'ils étaient passés Maîtres en casuistique, autrement dit ,dans l'art de satisfaire à la fois l'Evangile et le monde. Il leur suffisait pour cela,expliquait-il dans la VIP Provinciale, d'apprendre à leurs pénitents à « diriger l'intention» ; pour légitimer le duel, par exemple, « il n'y a qu'à détourner son intention du désirde vengeance, qui est criminel,

10. Arch. des Eudistes, ms AA 4 : Bienfaiteurs du séminaire de Rouen.11. FIÉRON, L'attitude.... p. 68 ss. - Nous suivons, dans cet exposé, cette étudeprécise, documentée et critique.

306 SAINT JEAN EUDES

pour le porter au désir de défendre son honneur, qui est permis selon nos pères.. - »C'était une caricature - mais qui se fondait sur des faits observés : à côté de jésuitestémoins d'un christianisme profondément spirituel et exigeant, d'autres savaienttrouver des accommodements avec le monde...

Or il y avait à Rouen, à l'époque où Lambert de la Motte incitait l'archevêque àcréer un séminaire, un homme qui n'aimait pas du tout les jésuites : il s'appelaitCharles du Four (1611-1679). Il était curé de Saint-Maclou et trésorier du chapitre.C'était un neveu de cet évêque admirateur du P. Eudes que nous connaissons bien :Jean- Pierre Camus, abbé commenditaire d'Aunay. A la mort de Camus (1652), duFour avait hérité de son abbaye d'Aunay - au grand dam des moines, si l'on en cro i tleur chronique : le nouvel abbé exigeait âprement plus que son dû (12). Mais surtout,c'était un homme fougueux, batailleur, excessif : dès 1641, le roi Louis XIII l'avaitsignalé à l'archevêque de Rouen : il « déclamait » déjà « contre les jésuites et contreles autres ordres » ; le roi invitait le chef du diocèse à « réprimer sa chaleur » et à «étouffer les semences de division dans le clergé » (13)... Quinze ans avaient passé,mais du Four n'était pas tout à fait assagi! La VIP Provinciale réveilla son humeurbelliqueuse contre les jésuites. Il groupa les curés de Rouen, qui publièrent unedéclaration contre les casuistes et la morale relâchée, et chargèrent du Four d'écrireen leur nom aux curés de Paris - ce qu'il fit. Les curés parisiens firent chorus avec lesNormands. A leur manifeste, un jésuite opposa une réponse mordante : L'Apologiepour les casuistes contre les calomnies des

12. AD Calvados, H 60 Histoire de l'abbaye de Notre-Dame d'Aunay de l'Ordre de

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Cîteaux, p. 214 «Les religieux d'Aunay goûtaient la paix [ ... ] et voyaient avec joieréparer les ruines du sanctuaire. L'homme ennemi leur envia cette innocentesatisfaction : Dieu avait retiré du monde M. Camus 1 ... 1 et M. l'abbé du Four lui avaitsuccédé [ ... ]. Il s'appliqua aussitôt à revendiquer, s'il eût pu, la portion du tiers lo tque l'arrêt du 13 juin 1651 avait adjugée aux religieux pour leurs charges ordinaires...»13. A. FÉRON, P. 19-20 ; et, pour la suite, p. 42 ss. - L'action de du Four n'est pasdirectement inspirée par le jansénisme : car on pouvait lutter contre le laxisme e tcontre les jésuites sans être janséniste. Il y avait des jansénistes à Rouen mais, en1658 encore, Harlay considère qu'ils ne sèment pas la division : v. Féron, p. 105 ; e t ,p. 108, une critique des « historiens eudistes » pour qui « une opposition, quelle qu'ellesoit, ne pouvait venir que des jansénistes » : « Il serait pourtant juste de se demandersi cette suspicion même, primitivement jetée sur le clergé normand, n'est pas aucontraire la cause de son opposition. »

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jansénistes (1657). Il faut dire que certains de ces bons pères, quand on lesprovoquait, traitaient de jansénistes, indistinctement, tous leurs adversaires. Ce quine simplifie pas notre travail d'interprétation des querelles de ce temps !

C'est donc dans ce climat effervescent et confus que les compagnons du P.Eudes allaient venir s'établir à Rouen.

Le P. Eudes, artisan de paix

Les démarches, au début, restèrent cachées. En 1658, le jour de l'Ascension, unaccord fut signé secrètement entre l'archevêque et le P. Eudes (14). Mais assez vite,du Four et ses amis durent se douter de quelque chose, et ils vinrent parlerséminaires avec M. de Harlay. Celui-ci ne dévoila rien, mais il fit écrire au P. Eudes parLambert de la Motte : il fallait, disait-il, veiller soigneusement au secret. Et il expédiaitun modèle de lettre d'approbation qu'il faudrait au plus tôt faire rédiger et sceller,avec la signature d'un secrétaire d'État. Détail intéressant : l'archevêque et Lambertde la Motte demandaient au P. Eudes de passer par son frère Mézeray pour atteindresûrement et discrètement le chancelier Séguier (15). (Il faut dire que Mézeray, t r èslié avec Séguier, eut un logement (16) dans son hôtel jusqu'à la mort du chancelier, en1672). Heureuse surprise, donc : voici que le libertin Mézeray prête la main, de bonnegrâce, à une initiative secrète en vue de fonder un séminaire d'ordinands! Pouratteindre discrètement Mézeray, on conseillait à son frère de passer par le jeuneJean-Jacques Blouet de Camilly, qu'on avait envoyé étudier à Paris. Lambert de laMotte ajoutait : « Si je ne

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14. MBD 54 : OC XII 117 : « A Rouen l'établissement d'une maison fut arrêté et signépar Mgr l'archevêque au jour de l'Ascension de l'année 1658, et notre église f u touverte en l'année 1659, et le tout par les soins et la charité de M. de la Motte-Lambert, de M. Mallet, grand vicaire, de M. d'Omonville, de M. de Fermanel, prêtre, f i lsde M. de Fermanel le Receveur, et de M. Cornier. »15. Un moment écarté, Séguier était de nouveau chancelier depuis 1656 ; il devait lerester jusqu'à sa mort (1672). Il fut pour Mézeray un protecteur fidèle.16. Mézeray possédait une maison rue Montorgueil, paroisse Saint-Eustache, et unemaison de campagne au « village de Chaillot » (voir son Testament, déjà cité) ; mais illogea, semble-t-il, jusqu'en 1672 dans son appartement de l'Hôtel Séguier, rue duBouloi. Il y reçut Jean Eudes. Cf. J. CHAPPELAIN, Lettre, p.p. Ph. THAMIZEY deLARROQUE, Paris, 1883, t. 11, p. 35, n. 2.

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me trompe bien, il va y avoir du beau bruit. Ne perdez point, s'il vous plaît, de temps àvous rendre à Paris, et vous disposez à venir combattre ici dans peu. Je m'offre àvous servir de second (17) ... »

De fait, le projet s'ébruita. Des curés du diocèse - les mêmes, semble-t-il, quis'étaient élevés contre les casuistes - écrivirent à l'archevêque; ils incriminaient M.Mallet, coupable de l'avoir abusé en l'inclinant vers le P. Eudes, «un homme pleind'orgueil », « un homme inquiet et qui brouillait partout un visionnaire qui a desmaximes extravagantes... » (18).

L'archevêque louvoya de son mieux. Il vint expliquer au chapitre, le 30 décembre1658, qu'il aurait aimé ouvrir un « séminaire diocésain », mais que cette charge auraitété lourde pour son clergé ; il se contentait donc, pour l'instant, de faire un «séminaire particulier », sous son entière juridiction, grâce à la générosité de plusieurspersonnes, en attendant l'établissement d'un séminaire diocésain. Il nommeraitd'ailleurs deux personnes chargées de veiller à ce que tout s'y passe bien. Il nomma,effectivement, non pas deux mais trois «directeurs» - dont Charles Mallet - pourcontrôler le séminaire.

C'est M. Lambert de la Motte qui paya en partie l'achat de la maison - une maisonnaguère occupée par les Annonciades et située sur la paroisse Saint-Vivien -; onpourrait y loger cinquante personnes. Il s'engageait en outre, avec son frère, àassurer la subsistance de dix prêtres jusqu'à ce qu'on eût des revenus suffisants. Il yeut d'ailleurs d'autres « fondateurs » dont un certain M. d'Omonville, qui fit don de dixmille livres. Nous le retrouverons un peu plus loin.

L'évêque publia les lettres d'institution, qu'il avait signées dès le 30 mars 1658;

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elles confiaient le séminaire à « une communauté d'ecclésiastiques qui soit unie e tagrégée à celles de ladite congrégation, établie dans lesdites villes de Caen, Coutanceset Lisieux ». Le supérieur serait désigné par le chef de la congrégation, et confirmépar l'évêque. Les lettres patentes royales, obtenues en 1658, furent enregistrées auParlement le 14 janvier 1659. Et le séminaire ouvrit enfin ses portes vers la

17. MARTINE V 8 : 17/333-334.18. MARTINE V 8-10 : 17/332 ss.

ROUEN 309

mi-février. Le premier supérieur fut Thomas Manchon, un des premiers compagnonsdu P. Eudes.

Dès lors, les querelles s'apaisèrent.

Il est vrai que l'archevêque, quelques jours après son intervention au chapitre,avait adressé à ses diocésains un vigoureux appel à la concorde, une « ordonnancepour la paix », comme on l'a appelé. Il vaut la peine d'en dire quelques mots, car ilsemble que le P. Eudes ait joué un rôle dans cette initiative; ce sera aussi l'occasion decamper ici le « parti » janséniste. L'archevêque écrivait donc :

« Nous apprenons avec douleur que depuis quelque temps il s'est élevé entrequelques-uns de nos diocésains un esprit de division et de discorde qui, se trouvantnourri et entretenu par un prétexte de zèle pour la conservation de la foi, en détrui tnéanmoins le fondement [ ... ] puisqu'elle étouffe la charité [ ... ]. Pour empêcher quele mal n'aille plus avant [ ... ], d'une part nous renouvelons [ ... ] nos ordonnancesprécédentes sur l'exécution des bulles des Saints Pères Innocent X et Alexandre VII[... ] ; d'autre part nous défendons très expressément et sous peined'excommunication à tous nos diocésains de se donner ces noms de jansénistes et desemi-Pélagiens (19) ... ».

Un mot d'explication est nécessaire. Depuis 1640, les idées de Janséniuss'étaient largement diffusées, soutenues ou combattues souvent avec passion. Uncertain nombre de spirituels, pressentant leur nocivité, s'y étaient opposés : ainsi M.Vincent et Jean-Jacques Olier. En 1649, un docteur en Sorbonne avait dégagé del'Augustinus six propositions (réduites ensuite à cinq) qui lui paraissaientparticulièrement condamnables; par la suite, M. Vincent et le P. Dinet, un jésuite bienconnu du P. Eudes, avaient obtenu des signatures d'évêques demandant à Rome lacondamnation des cinq propositions attribuées à Jansénius. Innocent X, puis AlexandreVII, les avaient effectivement condamnées (Voir ANNEXE, p. 555).

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19. A. FÉRON, Op. cit., p. 118. - Les «semi-pélagiens», nous le verrons, étaientsoupçonnés de valoriser tellement la liberté de l'homme qu'ils risquaient deméconnaître le rôle de la grâce.

310 SAINT JEAN EUDES

Comment se situait Jean Eudes face à ces réalités ? D'un côté, comme Olier, ilrejetait franchement la doctrine condamnée par le pape. Nous l'avions vu d'ailleurs,dès le temps des premiers clivages qui séparèrent en deux courants les tenants de laréforme catholique, opter pour la miséricorde face à une tendance plus rigoriste quise référait à Saint-Cyran et à Jansénius. De plus, il était lié aux jésuites et les jésuitesétaient unanimes à rejeter la nouvelle doctrine. D'un autre côté, il voyait bien, face augroupe janséniste, un autre « parti », souvent passionné, acharné contre Jansénius :les antijansénistes (ceux-ci se faisaient traiter par leurs adversaires de « semi-pélagiens », du nom de l'ancienne hérésie de Pélage qui rejetait la nécessité de laGrâce). Et Jean Eudes ne voulait pas être du parti antijanséniste, même si ce derniercomptait des jésuites dans ses rangs; il ne voulait pas être homme de parti.

Un jansénisant bien connu, le P. Desmares, avait rencontré le P. Eudes vers lafin de l'année 1658 ; il l'avait trouvé, comme il l'a raconté lui-même (20), accueillantet sans parti pris. Il avait affirmé au missionnaire qu'il ne soutenait pas les cinqpropositions condamnées; et le P. Eudes, heureux de l'apprendre, s'était montré p rê tà « le défendre et s'entremettre de paix ». De fait, Eudes était allé un peu plus ta rdtrouver l'archevêque de Rouen et lui avait parlé en faveur de Desmares. Très heureux,l'archevêque s'était déclaré bienveillant à l'égard de tous et désireux de paix. Etquelques semaines plus tard, il publiait son « ordonnance pour la paix ».

On le voit par cet épisode, Jean Eudes, homme de paix et de dialogue, avait choisiune ligne délicate à tenir, éloignée à la fois de la pensée janséniste et du sectarismeantijanséniste. Dans le contexte rouennais de l'époque, il n'était pas facile d'échapperaux passions! Mais cela lui semblait urgent.

C'est d'ailleurs la même ligne qu'il chercha à tracer, un peu plus tard, ausupérieur Thomas Manchon dans les premiers temps du séminaire de Rouen. Il luiécrivit qu'il avait reçu de Paris deux lettres émanant de deux personnalités amies.

L'une m'écrit qu'il s'est trouvé dans une compagnie très célèbre, où deuxhommes de qualité ont dit que c'était à notre occasion que Mgr de Rouen a fait publierson ordonnance pour la paix, comme voulant dire

20. BN, Ffr. 24998 : Journaux de M. des Lions, p. 176 ss.

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que nous nous emportions dans des ardeurs trop violentes contre le parti janséniste.L'autre m'écrit ainsi : « Je vous dirai avec simplicité que, metrouvantdans une maisonfort célèbre de Paris, on s'estplaintà moide ce que, depuis quelque temps, on aremarqué à Rouen une facilité extraordinaire dans la communication de quelques-unsdes vôtres avec ceux qui ne sont que trop raisonnablement convaincus d'engagementau parti... ».

Il est piquant de trouver dans une lettre du P. Eudes cet écho des papotages dessalons parisiens ; mais pour lui, ces jugements, d'ailleurs contradictoires, n'étaientpas amusants du tout. Il invitait donc son très cher frère à la plus extrême prudence :marchons notre grand chemin, lui disait-il, à l'écard de toutes les controverses. Mais ilajoutait : Je vous conjure : 1. de fuir, autant que vous pourrez, la communication detous ceux qui sont dans la mauvaise doctrine; 2. de témoigner toujours aux RR. PP.jésuites et à tous les religieux toute la charité et amitié possibles. Le premier point deréférence, ce sont les chers jésuites (21).

Les choix idéologiques peuvent avoir des répercussions économiques... C'estainsi que le généreux M. d'Omonville en vint à s'inquiéter de savoir le séminairecontrôlé par des « directeurs » dont il n'était pas sûr. Et il déclara qu'il renonçait à sadotation, car il ne voulait pas financer un séminaire janséniste ! Consternation!... Le P.Eudes lui écrivit une longue lettre assez émue : Mon très cher Monsieur, je vous avoueque ce m'est une douleur bien amère que vous vous sépariez de nous. Il est vrai qu'ilvaudrait mieux qu'il n'y eût point de séminaire que de le voir conduit et dirigé par desjansénistes. Mais, grâce à Dieu, le séminaire de Rouen n'est point en cet état... Et il luimontre que s'il retire ses fonds, le séminaire ne pourra subsister tel qu'il est conçu -et c'est alors qu'il tombera aux mains des jansénistes! Je supplie [Dieu] autant que jele puis de parler lui-même à votre coeur (22(...

Le P. Eudes fut exaucé, et M. d'Omonville, dépassant son inquiétude, accepta demaintenir ses subsides.

21. OC X 425.22. OC XI 71-73.

312 SAINT JEAN EUDES

Le séminaire Saint-Vivien de Rouen

M. Mallet avait soutenu le séminaire par ses interventions auprès de l'évêque ; ill'aida aussi de ses dons. Il fit davantage : il vint faire partie de la communauté qui

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l'animait, et accepta d'y donner des leçons de théologie et conférences spirituelles(23) .

La petite équipe du début était un peu fragile pour suffire à la demande, qui f u timportante. Aussi le P. Eudes fit-il lui-même de longs séjours au séminaire de Rouen,pendant les périodes préparatoires aux ordinations : il y donnait les entretiens auxordinands (24). Ceux-ci demeuraient là deux mois avant le sous-diaconat, et un tempsplus court avant les autres ordres. Outre les ordinands, beaucoup de prêtres venaientau séminaire pour y « apprendre la pratique des fonctions pastorales » - soi tspontanément, soit par ordre de l'archevêque.

Jean Eudes connut là de grandes joies. Pendant l'Avent de 1659, il écrivit aujeune Jean-Jacques Blouet, qui se formait à Paris, son action de grâce pourl'assistance donnée par Dieu, dit-il, à notre petite congrégation : nous voici près decent personnes en cette maison, entre lesquelles il y a beaucoup d'ordinands, e tplusieurs pensionnaires ou séminaristes, dont nous avons grande satisfaction [ ... ] .Les ordinands s'en iront demain, je leur ai fait une exhortation tous les jours.

Et trois mois plus tard, aux quatre-temps de Carême 1660, il évoque avecenthousiasme la procession des cent vingt ordinands entre le séminaire et lacathédrale : leur recueillement a suscité une admiration générale. Et l'archevêquen'arrête pas de le dire et redire à tout le monde et partout où il va, et de publier la joiequ'il a de son séminaire (25).

Les premières années du séminaire de Rouen furent très dures, faute deressources suffisantes. Plusieurs lettres du P. Eudes au supérieur ou à l'économe deRouen sont des réponses à des appels angoissés. Le fondateur accueillait leurangoisse : je pense sans cesse aux besoins de votre maison. Il les invitait à la

23. Annales V 14 : 27/548.24. MARTINE V 14 : 17/343.25. OC X 435-436; MBD 63 : OC XIII 120. - Pendant ce Carême, Jean Eudes prêchaaussi dans les deux monastères de la Visitation de Rouen, comme il l'avait fait l'annéeprécédente : du CHESNAY, M, p. 277 et 279.

ROUEN 313

confiance : le Seigneur Jésus et sa Mère ne l'abandonneront pas : non, non, non, montrès cher frère, ils n'abandonneront pas leurs pauvres enfants, quoique très indigneset très infidèles... Et il invitait à prier davantage : Dieu ne manque jamais au besoin,mais il veut qu'on le prie avec constance et persévérance... Au demeurant, ilpromettait de multiplier ses efforts pour obtenir des secours, et invitait ses

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correspondants à en faire autant de leur Côté (26).

Jean de Bernières, maître spirituel

Mais revenons à Caen, au printemps de 1659; nous n'allons pas tarder, d'ailleurs,à y retrouver Charles du Four.

Le 3 mai, un événement frappa les esprits dans la ville de Caen : la mort subitede Jean de Bernières, âgé de cinquantesept ans. Voici comment la Mère Mectilderaconte le décès de ce laïc qui était à la fois son frère et son père spirituel :

« Apres avoir soupé, sans être aucunement malade, il s'entretint à sonaccoutumée avec ces messieurs, et après, s'étant retiré et fait ses prières pour allercoucher, il s'en est allé dormir au Seigneur, de sorte que sa maladie et sa mort n'ontpas duré le temps d'un demi-quart d'heure. Voilà comme notre Seigneur l'a anéanti.Jen suis touchée en joie et en douleur, mais la joie l'emporte de beaucoup, d'autant queje le vois ré-abîmé dans son centre divin, où il a tant respiré durant sa vie (27). »

Il s'était affaissé en priant. Ceux qui connaissaient Marie des Vallées sesouvinrent que, trois ans plus tôt, elle avait annoncé à Bernières qu'il mourraitbientôt.

A Caen, tout le monde connaissait ce personnage austère, actif et bienfaisant :riche, il vivait pauvre dans le vaste Ermitage qu'il avait fait construire ; présent à demultiples initiatives, il était avide de solitude et de contemplation ; humble et retiré, ilexerçait un rayonnement dans tout le royaume et jusqu'en Nouvelle-France... Le P.Eudes, qu'il avait puissamment aidé et qui avait partagé avec lui tant de pensées,d'espoirs et de peines, ressentit vivement son départ.

26. OC X 427-429.27. C. DE BAR, Lettres inédites, p. 182,

314 SAINT JEAN EUDES

La mort de Bernières affecta en particulier ceux qu'il guidait sur le chemin de lavie spirituelle. Nous en avons rencontré plusieurs : Mectilde du Saint-Sacrement,Henri-Marie Boudon, Pierre Lambert de la Motte... Comment ne pas nommer, parmitant d'autres, un jeune prêtre appelé lui aussi à l'épiscopat, également lié au P. Eudeset à Marie des Vallées, François de Montmorency-Laval (1623-1708) ? Celui-ci,précisément en ce mois de mai, voguait vers Québec, où il arriva le 17 juin,accompagné d'un jeune clerc «modeste à ravir», Henri de Bernières, propre neveu deJean, et qui deviendrait curé de Québec et supérieur du séminaire; François de Laval,

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lui, venait de passer quatre ans à l'Ermitage, s'y préparant dans la prière à sonministère d'évêque. Il emportait sans doute dans ses bagages un manuscrit précieuxpour lui- et aujourd'hui pour nous - : la copie partielle du gros écrit de Jean Eudes surMarie des Vallées (28). Il devait y garder très vivant le souvenir et le culte de la«sainte de Coutances ». D'autres apôtres, prêtres ou laïcs, formés à l'oraison parBernières devaient gagner par la suite les rives du Saint-Laurent : tels un Augustin deMézy, gouverneur de la Nouvelle-France, un Jean Dudouyt, prêtre dont le f rè reJacques entra dans la congrégation du P. Eudes.

Mais quelques autres disciples, qui vivaient en communauté à l'Ermitage, nesurent pas faire fructifier aussi bien les leçons de ce maître de prière. Désemparéspar sa mort, ils se livrèrent à des actes excessifs. Ils commencèrent par lancer unlibelle venimeux contre les pères de l'Oratoire, qui provoqua de gros remous (29). Ilsdéveloppèrent une sorte de psychose antijanséniste.

28. Le « manuscrit de Québec » a été retrouvé en 1894, et donné par la bibliothèquede l'université Laval de Québec aux archives des Eudistes, où il porte le n, 46. - AQuébec, Mgr de Montmorency-Laval trouva la jeune sœur Catherine de Saint-Augustin(Catherine de Longpré), dont nous avons parlé p. 134, et qui vivait une sorte defamiliarité spirituelle avec Marie des Vallées. - En 1660, il obtint par l'intercession deMarie des Vallées la guérison miraculeuse de Barbe Halley : Ann. NDC Il 11 : Chev/84-85. - Sur Bernières et ses disciples, voir R. HEURTEVENT, L'OEuvre spirituelle de Jeande Bernières, Paris, Beauchesne, 1938; DU CHESNAY, Jean de Bernières... un laïcdirecteur d'àmes, La Croix, mai 1959; ID., Tricentenaire de l'arrivée au Canada de Mgrde Laval, La Croix, 11 août 1959 ; B. DE LA TOUR, Mémoires sur la vie de M. de Laval,cité ci-dessus, t. 1, p. 8 et 30. - François de Montmorency-Laval, évêque en 1658 (=M. de Pétrée), fut vicaire apostolique au Canada (1659), puis évêque de Québec(1674-1688). L'Église l'a proclamé bienheureux le 22 juin 1980. Sur ses liens avecJean Eudes, voir NV VII 267 ss.29. R. ALLIER, La Cabale des dévots (1627-1666), Paris, 1902, p. 352.

ROUEN 315

Dans ce contexte survint un épisode minuscule qui eut de lourdes conséquencespour Jean Eudes.

Un jour, Charles du Four, lors d'un séjour qu'il faisait à Caen, se présenta pourcélébrer la messe chez les ursulines. On fit difficulté pour l'accueillir; comme il s'enétonnait, le père visiteur, qui était présent, lui expliqua que la communauté avait pourconsigne de refuser les prêtres jansénistes, mais que cela ne le concernait pas ; il putdonc célébrer. Il revint quelques jours plus tard, s'habilla et monta à l'autel, mais on luirefusa « le pain, le vin et la chandelle » : il dut repartir, furieux (30 juillet 1659) (30). Il

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fit intervenir le procureur du roi, intenta un procès, et fit tant et si bien qu'on fermal'église du couvent.

Derrière les ursulines, il devinait l'influence de leurs voisins et amis de l'Ermitage(la fondatrice des ursulines de Caen, rappelons-le, était Jourdaine de Bernières, soeurde Jean) ; et, derrière l'Ermitage, le P. Eudes. Il lui déclara la guerre. Une guerre sansmerci, qui aurait son paroxysme quatorze ans plus tard.

Dans les derniers mois de 1659, cette affa;,re fit beaucoup de bruit à Caen. LeP. Eudes, à Rouen, en eut des échos. Il écrivit alors à Jean-Jacques Blouet ce billet mi-humoristique, mi-attendri sur lui-même :

Les grands chiens de ce pays [Rouen] n'ont ni mordu ni aboyé, que je sache, lepetit chien blanc aux oreilles noires. Mais à Caen, on le mord, on le déchire et on le meten pièces, pour le sujet que vous savez. Il appartient à un Maître qui saura bien ledéfendre (31) ...

Un peu plus tard, en 1660, du Four fit imprimer un Mémoire pourfaire connaîtrel'esprit et la conduite de la compagnie établie dans la ville de Caen, appeléel'Ermitage(32). Le P. Eudes y était présenté comme le pire adversaire des Pères del'Oratoire de Caen, entraînant dans son animosité contre eux les membres de laCompagnie du Saint- Sacrement, jusqu'à considérer ses anciens confrères comme deshérétiques déclarés.

Après coup, Jean Eudes a noté dans son Journal : Sur la fin de l'année 1659 e tsur le commencement de l'année 1660, Dieu permit

30. Costil se trompe d'une année : 1659 au lieu de 1660; voir A. FÉRON, L'attitude_, p.123, IL 1 ; cf. Journaux de Des Lions, déjà cité, p. 201-203.31. Lettre du 17 déc. 1659, OC X 435.32. Publié sans indication de lieu en 1660 (in-4', 37 pp.); à la BN, D 4523.

316 SAINT JEAN EUDES

que je fusse méprisé, déchiré et calomnié extraordinairement, ce qui m'affligeanéanmoins fort peu, par une grâce spéciale de sa divine bonté (33) ...

En réalité, au fil des jours, il avait connu des moments bien angoissés. Il l'aconfié un jour à son jeune confrère M. Dupont : Mon cherfrère, les croix me viennentde tous côtés : si le bon Dieu ne me soutenait, j'en serais accablé. Car j'en ai, depuispeu, des plus pesantes et des plus sensibles que j'aie jamais eues (4 mars 1660)(34).

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L'appel à la contemplation

Les choses, d'ailleurs, s'étaient compliquées d'une nouvelle péripétie : un matin,quelques jeunes exaltés de l'Ermitage se mirent à parcourir les rues de Caen d'un paslent et solennel, en tenue négligée, et en clamant à tous les carrefours, d'une voixinspirée, que tous les curés de Caen, sauf deux, étaient jansénistes (4 février 1660)(35). Cette manifestation fit scandale. La police intervint, et on les expulsa. Ilsrenouvelèrent des scènes d'extravagance dans les rues de Falaise et d'Argentan.

Un peu plus tard, deux ou trois d'entre eux se présentèrent au séminaire deCoutances, et n'y furent pas accueillis. Jean Eudes l'apprit et approuva M. Dupont, lesupérieur de cette maison :

Vous avez très bien fait de ne pas les recevoir chez vous; car nos bienfaiteursfont courir ici, secrètement, un imprimé qui porte malicieusement [= malignement]que j'étais le directeur de l'Ermitage; et d'autres disent que ceux qui ont fait cesfolies dans les rues de Caen et ailleurs étaient des nôtres.

Il ajoutait :

La source de semblables tromperies est la vanité. C'est ce que la sœur Marie (36)avait dit plusieurs fois à M. de Bernières que, autant d'âmes

33. MBD 64: OC XII 120.34. OC X 436.35. MARTINE V 33 : 17/373 ss. - M. Le Grand était l'un des deux curés qui trouvaientgrâce à leurs yeux, NV VI 149.36. Le texte des OC X 439 dit : « une personne de piété » ; d'après Annales V 31 e tMARTINE V 34, il s'agit de Marie des Vallées.

ROUEN 317

qu'il mettait dans la voie de l'oraison passive (car c'est à Dieu à les y mettre), il lesmettait sur le chemin de l'enfer.

Jean Eudes et Marie des Vallées avaient une profonde estime pour Bernières,maître de prière; mais on imagine assez bien la servante de Coutances rudoyant detemps en temps son ami, et le mettant en garde contre les manques possibles dediscernement.

C'est à Dieu de les y mettre. Il y a là toute une sagesse de Jean Eudes. Il l'avaitdéjà apprise en constatant les polémiques soulevées par les vœux de servitude, de

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Bérulle, « initiateur mystique» (37); la pratique de Bernières et ses suites leconfirmaient dans cette prudence.

Il croyait, certes, à la vie mystique ou, comme il disait, à l'oraison passive enlaquelle c'est l'Esprit-Saint qui a toute l'initiative et introduit le croyant à uneconnaissance personnelle, profonde, vivante de Dieu caché. Il parlait volontiers ausside la contemplation, qui est, disait-il, un très unique regard et une très simple vue deDieu, sans discours ni raisonnement ni multiplicité de pensées, et qui s'accomplit dansle secret du cœur (38).

Mais il enseignait que tout le monde n'est pas appelé à la contemplation, et queceux qui en sont favorisés n'en jouissent pas toujours.

Aussi donnait-il, pour la prière silencieuse, trois grands conseils : le premierétait de tenir l'esprit en éveil, de soutenir l'âme dans sa vigueur par un minimumd'activité, par des aspirations et des cris intérieurs - tels que : 0 sainteté de monDieu! ... 0 Jésus, je vous adore et je me donne à vous pour entrer dans toutes lessaintes dispositions et intentions que vous avez eues et que vous avez voulu que nouseussions tous (39)... Le second conseil était de purifier souvent son intention, sondésir : renoncer à Dieu même, comme il disait, c'est-à-dire à toute avidité dans ledésir des dons de Dieu; accueillir humblement et sans inquiétude les périodes plusdésertiques ou plus troublées,

37. P. COCHOIS, Bérulle et l'École française, Paris, 1963, p. 30, 110.38. CA 1 2 et 4 : OC VI 35 et 87.39. Fleurs, JE Il 21 : 31/528. - A propos de semblables formules d'union à la prière duChrist, il se référait volontiers à l'enseignement du P. de Condren.

318 SAINT JEAN EUDES

et, dans les moments plus heureux ou comblés, renoncer à toute possessivité, setenir dans une humble action de grâce. Enfin, ne s'enfermer dans aucune démarcherigide, et se tenir avant tout le cœur libre et disponible aux invitations de l'Esprit-Saint : lui-même vous enseignera mieux que tous les livres et les doctrines du mondesi vous allez vous jeter à ses pieds avec humilité, confiance et pureté de cœur (40)...

Telle était la sagesse qu'il avait acquise en réfléchissant sur sa propreexpérience et sur celle des grands priants que furent ses amis Jean de Bernières e tMarie des Vallées. Tel était le chemin de prière qui s'ouvrait à lui, jour après jour, aucœur même des grands combats qu'il menait, à Rouen et ailleurs, pour la cause desséminaires et le renouvellement du peuple chrétien.40. RJ 11 12: OC1 194

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319CHAPITRE XX

JEAN EUDESSUPERIEUR DE CONGREGATION

Difficultés à Lisieux. - M. Dupont supérieur de Coutances.L'affaire Bazire. - Missions.

( 1 6 5 6 - 1 6 6 0 )

Jean Eudes et les malades

Dans les premières années de la congrégation, M. Jourdan se trouvait économede la maison de Caen. Il supportait parfois avec peine l'autorité de son supérieur. Unjour, excédé, il vint le trouver, mit les clés sur la table et lui dit qu'il quittait lacongrégation. Le P. Eudes essaya de le raisonner, en vain. Soudain le supérieurchangea d'attitude : il tomba à genoux devant son frère ; il lui demanda pardon del'avoir ainsi mécontenté. Pierre Jourdan, bouleversé, demanda pardon à son tour, et laconfiance fut rétablie (1).

Au sein de la première équipe, peu nombreuse et soudée par les «tempshéroïques», les conflits pouvaient se résoudre simplement de frère à frère : il n'yavait pas vraiment de problèmes d'autorité. Ils se sont présentés par la suite, dansune communauté devenue plus nombreuse et face à une génération de plus jeunes quin'avaient pas participé aux combats des premières années. Nous allons, au cours dece chapitre, le toucher du doigt.

Mais d'abord, retrouvons le P. Eudes à Coutances pendant l'été, 1656. Il yprenait part aux activités du séminaire, et donnait aussi du temps aux jeunes qui seformaient là pour entrer dans la congrégation. Or voici que son cher compagnonThomas Manchon tomba malade, gravement. Il fallut le soigner puis, quand il fut mieux,l'envoyer refaire ses forces au Grosley, près

1. Annales IV 24 : 27/436; Fleurs, JE Il 5 : 31/ 3 9 4 .

320 SAINT JEAN EUDES

de Valognes, chez Mme de Mémont (la belle-sœur de Mme de Boisdavid). Il sembled'ailleurs que la santé du P. Eudes ne fût pas excellente à cette époque : il devait lui-même prendre des remèdes et du repos (2).

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Offrir aux malades toutes les attentions délicates dont ils avaient besoin f u ttoujours un souci pour Jean Eudes - qui avait fait lui-même l'expérience de la maladie.Et d'abord, ne pas attendre d'eux plus qu'ils ne peuvent faire : Dieu ne veut pas qu'onobserve des règles quand on ne peut pas les garder par maladie ou par infirmité,écrivait-il à un supérieur trop exigeant (3). Et puis, ne rien épargner pour qu'ils soientbien soignés : Mon frère, disait-il, ne vous inquiétez pas, s'il faut vendre les calicespour vous guérir, on le fera! Pour ne pas les laisser à leur angoisse, il fallait, disait-il,les divertir et les récréer. Ouand il se trouvait au loin, il tenait à ce qu'on « lui mandede poste en poste leur état ». Il parlait toujours d'eux « avec une tendresseextraordinaire (4) ». Et lorsqu'il se trouva lui-même à la dernière extrémité, e td'ailleurs entouré de soins très attentifs par ses frères les plus proches, maisvulnérable et fragile, il envoya dire aux supérieures de la Charité et du Carmel de sebien prendre garde de contrister ou de laisser contrister par quelque autre lesmalades de leur communauté (5)...

La communauté de Lisieux

A l'automne 1656, ce supérieur attentif aux siens gagna Paris. Il y demeurajusqu'à mars 1657. Il y rencontra Claude Auvry, l'évêque de Coutances ; celui-ci,partagé entre le désir de présence à ses diocésains et son engagement à l'égard deMazarin, séjournait souvent à Paris, dans un appartement qui lui était réservé aupalais même du ministre. Auvry donna pour le séminaire de Coutances, le 8 décembre1656, une lettre qui complétait et précisait celle de 1650 : il faisait allusion cette fois

2. OC X 516; XI 67.3. OC X 485.4. Fleurs, JE Il 5 : 31/387-388. Voir aussi le passage des Constitutions citéchap. XVII, p. 281; et Ann. NDC 111 3 : Chev/278.5. MARTINEVII 86: 17bis/278.

JEAN EUDES, SUPÉRIEUR DE CONGRÉGATION 321

- on pouvait maintenant parler plus librement - à l'existence de la congrégation en t an tque telle. D'ailleurs, le 14 janvier 1657, il approuva - le premier - les Constitutions dela congrégration( 6).

Pendant ce temps les séminaires de Caen, de Coutances et de Lisieuxcontinuaient sans bruit leur activité. Peut- être Jean Eudes prêtait-il une attention unpeu plus inquiète au collège de Lisieux, lié au séminaire : c'était une expérience neuvepour la jeune congrégation ; et ses nouveaux membres s'y exerçaient à la vieapostolique : double motif de veiller à ce que les choses s'y passent bien. C'estprobablement ce souci qui inspira au fondateur une belle lettre aux régents de Lisieux,

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toute frémissante d'esprit missionnaire. Il leur parlait de l'emploi bien important quiétait le leur :

C'est une mission de très grande conséquence à laquelle le Fils de Dieu,souverain Missionnaire, vous envoie, et vous dit : « Comme le Père m'a envoyé, moiaussi je vous envoie » (Jn 20, 21). C'est à des enfants que vous allez faire ce t temission, dans laquelle vous avez à jeter les fondements du règne de Dieu, et où il y abeaucoup moins d'obstacles, pour l'ordinaire, aux grâces divines, que dans lespersonnes plus âgées. C'est à des enfants, qui le sont de Dieu par le baptême, qui ontcoûté le sang du Fils de Dieu, et qui sont créés pour voir la face de Dieu...

Il leur rappelait ensuite, de façon précise et concrète, quelques-unes desexigences de leur vie apostolique au collège de Lisieux. Un souci dominant était que laprière y soit vivace ; les prêtres du collège devaient aussi garder contact direct avecles pauvres, et laver eux-mêmes la vaisselle une fois par semaine(7)... Par ce t teorientation et ces conseils, il faisait en sorte d'assurer la cohésion missionnaire detoute la famille, quelles que fussent les tâches des uns et des autres.

C'est précisément à Lisieux qu'il rencontra, pour la première fois peut-être, uneopposition à son autorité de supérieur. En 1659, la congrégation avait grandi - Rouenvenait de commencer - et elle totalisait bien, en ses quatre maisons, deux douzainesde membres. Le plus grand nombre d'entre eux étaient

6. Annales V 5 : 27/368.7. OC X 409-413.

322 SAINT JEAN EUDES

entrés assez récemment, et ne possédaient pas, avec le P. Eudes, les mêmes liensque ses premiers compagnons. Certains, parmi ces jeunes, avaient une personnalitébien campée et ne craignaient pas de l'exprimer.

Lorsque le supérieur eut besoin de Thomas Manchon pour prendre laresponsabilité de la nouvelle équipe de Rouen, il dut l'enlever à Lisieux, en janvier oufévrier 1659. Il désigna, pour lui succéder à la tête de cette communauté, M. Bernard,cet ancien curé du diocèse de Coutances, un vieux compagnon de mission, fidèle entreles fidèles. Peut-être ce curé de campagne avait-il la main un peu rude... Toujours est -il que la communauté de Lisieux - composée des plus jeunes de la congrégation -refusa ce nouveau supérieur. On ne sait pas exactement le déroulement des fa i ts ,mais on connaît la réaction fort vive du P. Eudes. Voici quelques extraits de sa lettre :

Je vous ai envoyé un homme qui est un des plus anciens de notre congrégation,

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fort sage, fort vertueux et fort charitable; et vous le méprisez, vous le rebutez, e tpar conséquent vous condamnez le supéri . eur de la congrégation dans le choix qu'ilen a fait, et vous préférez votre jugement au sien. Mais, ce qui est pire, l'un d'entrevous m'écrit de la part des autres que c'est pousser les gens à bout, qu'il quittel'économie et que les autres menacent d'abandonner et de sortir de la congrégation.Quel langage est cela ? Est-ce parler en prêtres, et en prêtres missionnaires ? Où es tl'humilité, l'obéissance, l'abnégation de soi-même, de son propre sens et de sa proprevolonté ? [ ... ]. Vous avez contristé et affligé votre pauvre père, qui vous aime plusque ses entrailles [ ... ] . Vous avez méprisé votre frère, et lui avez fait une injuretrès notable (8)...

Les rebelles accueillirent cet appel à la fois sévère et affectueux; ils sesoumirent, et M. Bernard demeura une année supérieur de Lisieux. Mannoury devait leremplacer en 1659.

M. Dupont avait du caractère...

A Coutances, c'est avec le jeune supérieur, M. Dupont - il avait eu cette chargeavant même d'être incorpore - que le P. Eudes eut maille à partir. Il reconnaissait saprudence, sa

8. OC X422-425.

JEAN EUDES, SUPÉRIEUR DE CONGRÉGATION 323

sincérité, la droiture de ses intentions; mais M. Dupont avait du caractère et desidées, et il disait franchement ce qu'il avait à dire ; le P. Eudes, lui, n'aimait pas qu'onlui résiste ! Il acceptait bien, pourtant, que les supérieurs lui disent avec sincérité e tsoumission leurs désaccords ; mais ils doivent, écrivait-il au supérieur de Coutances,se rendre à la seconde prière que je leur fais [ ... ] sans se prendre ni à celui-ci ni àcelui-là (9).

Un peu plus tard, il lui donna en exemple l'obéissance d'une visitandine venue deToulouse à Caen - deux cent cinquante lieues! - malgré toutes les Peines et diff icultésd'un si long voyage, alors que lui, Dupont, acceptait mal que M. Bernard ait été appeléà Lisieux. La correspondance avec lui est souvent ainsi l'écho de conflits plus ou moinsvifs jusqu'au jour (1661) où le jeune supérieur écrivit au P. Eudes que la volonté deDieu était qu'il ne reste pas dans cette fonction. Jean Eudes lui répondit : Oh ! quec'est une grande tromperie de dire qu'on est très certain que Dieu ne veutPas de nousune chose que l'obéissance veut!... Il l'exhortait ensuite à se convertir à la parfaitesoumission de Jésus au vouloir du Père; puis il ajoutait, non sans ironie : Cependant,puisque vous m'y contraignez, je vous déchargerai bientôt, Dieu aidant, à quelque prix

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que ce soit (10) ! De fait, un peu plus tard, M. Dupont fut remplacé par Louis Faucon,dit de Sainte-Marie.

On peut penser qu'à travers ces tensions, les membres de la congrégationapprenaient à vivre, ensemble, leur engagement inconditionnel au service de l'Évangile,tandis que leur supérieur, pour sa part, dépassant les premiers mouvements d'unenature assez dominatrice, se laissait inviter à l'accueil et au respect de ses frères.

C'est sans doute à partir d'expériences de ce genre que le P. Eudes condensa,pour les membres de sa société (mais d'abord, peut-être, pour lui-même), quelquesrègles de sagesse à l'usage d'un supérieur de communauté; en voici des extraits :

3 . Que la charité soit l'âme de son gouvernement, qu'il agisse avec ses frères parprière plutôt que par commandement, préférant la douceur à la rigueur, l'exemple auxparoles et l'esprit de mansuétude à l'esprit de domination.

9. 2 nov. 1658: OC X 421.10. OC X 440-444.

324 SAINT JEAN EUDES

4. Qu'il prie notre Seigneur de disposer celui qui a manqué à faire bon usage dece qu'il lui doit dire, et qu'en le reprenant, il conserve la vue de sa propre faiblesse.

5. Qu'il ne reprenne personne pendant qu'il sentira en soi quelque emotion pourpetite qu'elle soit. [ . ]

8. Qu'il traite ses frères avec cordialité, et que l'affection qu'il leur porte soit larègle de celle qu'ils doivent avoir les uns pour les autres; comme la charité dont notreSeigneur aimait ses apôtres était le modèle de l'amour qu'ils devaient se porterréciproquement.

9. Qu'il ne soit rustique ni sauvage, mais qu'il donne libre accès à tous ceux quiauront affaire à lui (11) ...

« Les fonctions épiscopales, qui sont si belles... »

C'est ainsi que le P. Eudes faisait peu à peu son apprentissage de supérieur.

Mais d'autres que ses frères de communauté l'exerçaient à la patience, et bienplus rudement. Ce fut le cas d'un certain Abraham Bazire, qui vivait à Coutances.Ancien précepteur de Claude Auvry, il était devenu son vicaire général. Il avait d'abord

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partagé la bienveillance de son évêque à l'égard du missionnaire. Mais un acte du P.Eudes l'avait indigné : le rapt du corps de Marie des Vallées à la fin de 1656 (et onpeut se demander, de fait, si ce ne fut pas une action regrettable ... ). Du coup,Bazire était devenu franchement hostile à l'égard du P. Eudes et s'obstinait à luichercher noise à propos de Marie des Vallées. Il réexamina avec un regardsoupçonneux tous les documents la concernant, et essaya d'entraîner Auvry dans sonjugement sévère. Celui-ci se réserva d'en décider lui-même et intima à son vieuxvicaire général l'ordre de ne plus s'occuper de cette affaire. Il eut beau parler t r èsfermement, rien n'y fit.

Alors Auvry convoqua à Paris Bazire, Eudes et Montaigu « qui avait dirigé lasœur Marie en l'absence du P. Eudes (12) », et

11. Ann. NDC 111 3 : Chev/277 ss.12. Fleurs, J. -13. de Montaigu : 31/828. « Outre la direction des jeunes que le P.Eudes lui avait confiée, il eut encore celle de Marie des Vallées qu'il conduisit durantquelques années, c'est-à-dire jusqu'à sa mort, pour soulager notre saint insti tuteurque Mgr Auvry en avait chargé, et lui tenir place en son absence. » Il en fut ainsi,probablement, après la mort de Raoul Le Pileur (1651).

JEAN EUDES, SUPÉRIEUR DE CONGRÉGATION 325

constitua une sorte de tribunal ; il y avait là trois docteurs en Sorbonne, un abbé e tdeux jésuites - Claude Boucher et Julien Hayneufve - « consommés en la science de lathéologie mystique » - Il y eut de longs débats, où chacun put s'exprimer. Les deuxjésuites se montrèrent particulièrement favorables à la cause de la voyante.Finalement, le 14 septembre 1658, Auvry rendit son jugement : il n'y avait en Mariedes Vallées rien de répréhensible ; elle offrait « toutes les marques d'une excellentevertu et rare piété, et tout sujet de croire qu'elle [avait] été prévenue des grâcesextraordinaires de Dieu (13)».

Auvry se montra, à l'égard du P. Eudes, plus amical que jamais. Témoin ce billetcharmant qu'il lui écrivit peu après son départ de Paris :

« Monsieur mon cher ami, en vérité je m'oubliai bien la dernière fois que je vousvis, de ne pas vous demander si vous aviez besoin de quelque chose qui dépendît demoi. Je vous puis assurer que le matin de votre départ j'eus la pensée de vous allerembrasser encore une fois au lieu où était le cocher; mais le malin esprit me suscitaquelques obstacles, qui me privèrent de cette consolation... »

Il ajoutait - chose assez inattendue : « Je vous envoie la commission de grandvicaire, que je vous prie d'accepter, et d'en user comme vous l'aurez agréable (14). »

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Jean Eudes vicaire général de l'évêque de Coutances! En réalité, il n'exerça pas ce t techarge, et elle fut éphémère puisque, quelques semaines plus tard, Auvrydémissionnait de son évêché de Coutances. Il en était titulaire depuis plus de dix ans;mais Marazin, son ami de jeunesse, l'employait de plus en plus aux affaires du royaumeet le retenait souvent à Paris. D'ailleurs, il faut bien dire que ses liens avec l'Eglise deCoutances s'étaient détériorés depuis la Fronde : il avait évidemment pris parti pourMazarin, tandis que le chapitre et bien des Contançais optaient pour les Frondeurs...On gardait de ce temps, à Coutances, des souvenirs pénibles : on avait vu l'évêque,armé de pied en cap, parcourir à cheval les rues grimpantes de la ville « pours'opposer aux séditieux qui

13. Annales V 24 ss : 27/591 ss.14. Lettre du 7 déc. 1658 : MARTINE V 22 : 17/351-352.

326 SAINT JEAN EUDES

voulaient enlever les deniers de la recette ». Il eut avec son chapitre d'interminablesprocès (15). Depuis 1653 déjà il avait une charge à Paris : Mazarin l'avait nommétrésorier de la SainteChapelle; lorsqu'en 1658 il laissa l'évêché de Coutances, ilassuma en outre à Paris une importante responsabilité qui était en partie d'ordrepastoral : celle de vicaire général du grand aumônier de France (16) - lequel était àcette époque le cardinal Antoine Barberini, grand ami de Mazarin.

Jean Eudes regretta ce départ : Auvry avait été pour lui, à Coutances, un ami e tun soutien très fidèle. Il est vrai qu'il devait le rester aussi à Paris, comme nous leverrons.

Pour Coutances, un nouvel évêque fut nommé sans tarder Eustache Le Clerc deLesseville. Auvry tint à lui présenter, avant même qu'il gagne son diocèse, le P. Eudeset son jeune disciple Jean-Jacques Blouet. Lorsque le nouveau pasteur arriva àCoutances en mai 1659, Bazire essaya, lui, de l'entraîner dans son hostilité à l'égardde Marie des Vallées et du P. Eudes; mais Lesseville répondit « qu'il avait bien d'autresaffaires à traiter que celle-là! ».

Et lorsqu'il célébra sa première ordination dans le diocèse, aux quatre-temps deseptembre 1659, il fut très favorablement impressionné par le travail accompli auséminaire (17).

Entre-temps, une nouvelle consternante était parvenue de Bayeux : MonseigneurServien, après quatre années d'un épiscopat plein de promesses, était mo r t

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subitement (2 février 1659).

C'était d'autant plus inattendu pour le P. Eudes qu'il l'avait vu peu de joursauparavant, lorsque l'évêque avait accordé la permission de célébrer solennellementdans son séminaire la fête du Cœur de Marie. En fait, on préféra cette année-là, pourne pas provoquer de réactions défavorables, ne pas la célébrer publiquement justeaprès ce décès brutal : ce fut remis à l'année suivante (18).

15. DHGE, sv Aubry (2) (sic) et sv Coutances.16. Le grand amônier de France était l'évêque de toutes les personnes et institutionsdépendant de la maison du roi, et c'était considérable ; il se déchargeait largement decette responsabilité pastorale sur son vicaire général.17. MARTINE V 24 17/357; et V 27 : 17/363.18. Annales V 27 27/605.

EAN EUDES, SUPÉRIEUR DE CONGREGATION 327

Une fois de plus, le malheureux diocèse de Bayeux se trouvait privé de pasteur.Mais le P. Eudes eut vent d'un projet : on parlait à Paris de Claude Auvry poursuccéder à François Servien, et la décision dépendait, disait-on, de son acceptation.Aussitôt il lui adressa une lettre confiante et chaleureuse :

J'ai appris, lui disait-il, une chose qui me comblerait de joie si elle réussissait...

Et il le pressait d'accepter

Puisqu'il a plu à la divine bonté de vous faire évêque dans son Église, ne négligezpoint, s'il vous plaît, l'occasion qu'elle vous présente de vous employer dans lesfonctions épiscopales qui sont si belles, si nobles, si saintes et si divines... La fonctiond'évêque, disait-il, a été instituée de notre Seigneur Jésus Christ pour le même objetque la fonction d'apôtre : continuer l'œuvre du salut des âmes, que « le grand Évêquede nos âmes » (1 P 2,25) [ ... ] a commencé en la terre. Votre vie, votre temps, votreesprit, Monseigneur, peut-il être employé plus dignement et plus avantageusement ?[... ] . Vous pouvez faire quelque bien à la cour; mais vous en feriez infinimentdavantage au gouvernement d'un grand diocèse comme celui-ci [ ... ]. Pensez-y donc,mon très cher Seigneur...

Puis à la fin d'un long post-scriptum :

Ô la grande joie si j'apprenais que Mgr Auvry est nommé à l'évêché de Bayeux(19) !

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Mais Auvry choisit de rester à Paris, au service de M. le Cardinal.

En réalité, c’est un prêtre encore jeune qui fut désigné pour le siège deBayeux:François de Nesmond. et il devait , lui, y accomplir une service très long e ttrès fécond., mais il ne serait ordonné évêque qu’en 1662.

Les missions, un creuset pour la congrégation.

Vers le milieu de l’année 1659, Jean Eudes revint è l’activité qui lui était chèreentre toutes: il prêcha deux missions rurales dans le diocèse de Coutances.

19. Lettre du 11, juin 1659 : OC XI 74-76. - C'est un des seuls lieux où s'exprime -sommairement! - la pensée du P. Eudes sur l'épiscopat.

328 SAINT JEAN EUDES

La première eut lieu à Vasteville, gros bourg d'une région assez âpre qu'onappelle la Hague. Replongé dans ce labeur apostolique, Jean Eudes retrouva tout sonenthousiasme. Le 23 juillet, en pleine mission, il prit le temps d'écrire au jeune Jean-Jacques Blouet de Camilly, toujours à Paris, une lettre longue et vibrante :

Je ne saurais vous dire les bénédictions que Dieu donne à cette missioncertainement, cela est prodigieux. Il y a longtemps que je ne prêche plus dans l'églisecar, quoi qu'elle soit bien grande, elle est néanmoins trop petite en cette occasion. Jepeux vous dire avec vérité qu'aux dimanches, nous avons plus de quinze millepersonnes.

Il y a douze confesseurs, mais, sans hyperbole, cinquante y seraient bienemployés. On y vient de huit à dix lieues [trente à quarante kilomètres], et les cœursy sont si touchés qu'on ne voit que pleurs, on n'entend que gémissements des pauvrespénitents et pénitentes. Les fruits que les confesseurs voient dans le tribunal sontmerveilleux. Mais ce qui nous afflige, c'est qu'on ne pourra pas en confesser le quart.On est accablé. Les missionnaires en voient qui sont huit jours à attendre sans sepouvoir confesser, et qui se jettent à leurs genoux partout où ils les rencontrent, lessuppliant avec larmes et à mains jointes de les entendre. Cependant, voilà déjà lasixième semaine que nous y sommes.

Oh! que c'est un grand bien que les missions! [ ... ].

Que font à Paris tant de docteurs et tant de bacheliers, pendant que les âmespérissent à milliers, faute de personnes qui leur tendent la main ? [ ... ] .Certainement, si je me croyais, je m'en irais à Paris crier dans la Sorbonne et dans les

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autres collèges : au feu, au feu, au feu de l'enfer qui embrase tout l'univers ! Venez,messieurs les docteurs, venez, messieurs les bacheliers, venez, messieurs les abbés,venez tous, messieurs les ecclésiastiques, pour aider à l'éteindre»(20) !

De Vasteville, les missionnaires gagnèrent Villedieu, et y ouvrirent une secondemission, avec les pouvoirs conférés non seulement par l'évêque, mais aussi par lecommandeur de l'Ordre de Malte qui avait juridiction sur cette paroisse. Écoutonsencore Jean Eudes lui-même :

20. Lettres du 9 et du 23 juillet 1659 : OC X 430-432. - Il est possible qu'il y ait à lafin de la lettre citée une réminiscence d'une lettre de saint FRANÇOIS-XAVIER, dont onavait récemment publié la correspondance (Flores sanctorum, p.p. L. ABELLY, 1659,p. 26- 27). En tout cas, il y a sûrement là une tirade de sermon, qui a conservé sonrythme !'

JEAN EUDES, SUPÉRIEUR DE CONGRÉGATION 329

Nous voici encore plus pressés de monde qu'à Vasteville Nous avons quatorzeconfesseurs, mais il est certain que cinquante ne suffiraient pas. C'est une chose quivous crève le cœur de pitié, de voir une grande quantité de pauvres gens qui viennentde trois et quatre lieues, nonobstant les mauvais chemins [ ... ] et qui couchent la nuitsous le portail ou sous les halles, au temps qu'il fait...

Au temps qu'il fait : la Normandie est souvent pluvieuse, et c'était déjàl'automne (21). Mais rien ne refroidissait la passion missionnaire de Jean Eudes : aucontraire, elle semblait le saisir et le faire vibrer de plus en plus. Il notait dans uneautre lettre écrite aussi en pleine activité :

Je n'ai jamais goûté de consolations plus sensibles qu'ici, où je vois une multitudeprodigieuse de peuples qui viennent au sermon et qui assiègent nos confessionnaux(22)...

Et sans doute le supérieur de congrégation comptait-il sur ces temps de f o r t eexpérience apostolique pour compléter la formation des nouveaux membres de sasociété et resserrer entre eux les liens de communion : le temps qu'il sacrifiait, alorsque le travail surabondait, pour associer au moins par lettre à ce labeur commun celuiqui se formait à Paris, Jean-Jacques Blouet, montre l'importance vitale qu'il yattachait. Après tout, c'est dans les travaux de la mission que s'étaient forgéesamitié et confiance entre ses premiers frères et lui, et qu'était né entre eux lepremier projet de leur communauté. N'était-ce pas encore là que s'affermirait e t

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s'affinerait, entre eux et les nouveaux venus, ce qui faisait le tissu même de leurcongrégation : la fraternité missionnaire ?

21. OC X 433. - Villedieu : aujourd'hui Villedieu-les-Poëles (Manche). 22. OC X 433.331

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331Paris au temps du P.Eudes

CHAPITRE XXI 331

DEUX ANNÉES A PARIS (1)

Les Ouinze-Vingts et Saint-Germain-des-Prés.Les Missions étrangères. - Mort de M. Vincent.

Contexte politique. - Un envoyé à Rome.

( 1 6 6 0 - 1 6 6 1 )

On en parla jusqu'à Varsovie

Les lecteurs qui auraient conservé quelques souvenirs de la l i t tératurefrançaise du grand siècle se rappellent peut- être ce jeune prélat douillet qui,

« ... muni d'un déjeuner,

Dormant d'un léger somme attendait le dîner;

Son menton sur son sein descend à double étage(1)... »

L'histoire se passe à la Sainte-Chapelle, autour d'un lutrin où se cachait unhorrible hibou descendu de la Tour de Montlhéry... Oui, le Lutrin de Boileau avait unfond de vérité : il y eut bien un proces entre le trésorier de la Sainte-Chapelle et l'undes chantres... et ce trésorier s'appelait Claude Auvry ; c'était l'ami de Jean Eudes e tl'ancien évêque de Coutances. Mais le poème n'est qu'une fantaisie burlesque qui nenous dit rien du vrai Auvry : il n'était alors ni jeune ni gras!

En 1660, il était depuis deux ans vicaire général du grand aumônier de France, lecardinal Antoine Barberini; à ce titre, il avait la responsabilité du grand hôpitald'aveugles fondé par saint Louis tout près du Louvre, et qu'on appelait les Ouinze-Vingts.

Au printemps de cette année 1660, le P. Eudes vint à Paris après avoir prechéle Carême à Rouen. Auvry l'invita à

1. Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX, Le Lutrin (1671-1683), chant 1. En 1660, Boileau(1636-1711) n'avait que 24 ans.

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332 CLAUDE AUVRY (1606-1687),

évêque de Coutances, puis vicaire général du grand aumônier de France, trésorier dela Sainte-Chapelle, soutien efficace du P. Eudes.

(Portrait exécuté d'après nature par R. Nanteuil en 1660.) (Photo B.N.)

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DEUX ANNÉES À PARIS (1) 333

brûle-pourpoint à donner une mission aux Quinze-Vingts)(3). Le prédicateur ne s'yattendait pas. Mais il était relativement libre puisqu'il venait de désigner M. Le Meslepour lui succéder comme supérieur de Caen. Il accepta donc. Et il dut, en hâte, parcourrier, convoquer les ouvriers dont il avait besoin.

Cette mission, qui dura sept semaines, eut un assez grand retentissement : onen parla jusqu'à Varsovie ! On a gardé, en effet, deux lettres de M. Vincent quil'évoquent, adressées à des lazaristes qui se trouvaient l'un en Pologne et l'autre enItalie :

PLAN DU QUARTIER DES OUINZE-VINGTS,établi par le P.C. Berthelot du Chesnay.

(Document Archives des Eudistes.)

2. MBD 65, OC XII 120. -Archives des Quinze-Vingts, Registre capitulaire (1660-1668),rus 5870, f.10 v, et Il r'. Grâce à ce registre, nous connaissons les dates exactes dela mission : 25 avril-13 juin. Voir MARTINE : V 26 : 17 bis/5. Pour l'ensemble de ce

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récit, nous suivons généralement Annales V 32 27/623. - Il ne reste rien des anciensbâtiments de l'hôpital des Quinze-Vingts ils ont été détruits pour laisser place à uneaile du Louvre. Chose curieuse : au lieu même où se trouvait l'hôpital, on peut voiraujourd'hui, parmi les statues qui ornent cette aile, celle de Mézeray. Voir le plan.

334 SAINT JEAN EUDES

«Quelques prêtres de Normandie, raconte-t-il, conduits par le P. Eudes, de qui jepense vous avez ouï parler, sont venus faire une mission dans Paris avec unebénédiction admirable. La cour des Quinze-Vingts est bien grande, mais elle était t roppetite pour contenir le monde qui venait aux prédications (3) ... »

En effet, à partir de la troisième semaine, on dut prêcher en plein air, dans lacour de l'hôpital. Il faut dire qu'habituellement l'église des Quinze-Vingts n'était pasfréquentée seulement par les trois cents frères et sœurs aveugles, mais aussi partout le beau monde qui gravitait autour de l'hôtel de Rambouillet, du Palais-Royal et duLouvre. Jean Eudes prêcha donc devant « une multitude de personnes de toutessortes de conditions ». On nous rapporte qu'il y avait parfois dans l'auditoire plusieursprélats. C'est sans doute après l'avoir écouté là que deux jeunes abbés, échangeantavec d'autres leurs impressions, disaient : « C'est ainsi que nous devrions tousprêcher! » L'un d'eux, archidiacre de Metz et qui venait de prêcher le Carême chez lesMinimes de la Place Royale, s'appelait Bossuet )4)...

Que la mission ait fait quelque bruit même dans le grand public de Paris, on entrouve une trace dans ces vers de mirliton de la Muse historique de Jean Loret :

«Certains prêtres missionnaires,Savants, pieux et débonnairesEt qui prêchent aux Quinze-VingtsFont, dit-on, des fruits admirablesLes ennemis quittent leurs haines,Les charnels leurs trompeuses chaînes,Les cœurs tièdes sont T'enflammés,Les usuriers sont alarmés [ ... ].On ne sent plus tant de parfums,Les charmes sont quasi défunts,Mouches et fards sur le visageNe sont plus si fort en usage!»

3. Du CHESNAY, NV VIII 135 ss; 163 ss. - Voir VINCENT DE PAUL, Corr., t. VIII, p. 308-310.4. L'autre s'appelait Guillaume de la Brunetière, et devint évêque de Saintes :

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HÉRAMBOURG 18 : 52/107-108. Du CHESNAY, M, P. 144 et n. 36 ; p. 279. - Dates deBossuet : 1627-1704.5. Jean LORET, La Muse historique, p.p. Ch. L. LIVET, t. 111, Paris, 1878, p. 209-210.Voir NV IV 372. - Sur la Muse historique, voir ci-dessus, chap.XVI, n.6.

DEUX ANNÉES À PARIS (1) 335

Une des suites de cette mission fut un projet d'établissement de la société du P.Eudes à l'hôpital des Quinze- Vingts, pour y accomplir un ministère pastoral et prendresoin de la chapelle et de la sacristie, « qui était dans un grand désordre... ». Il eût étéintéressant pour la congrégation d'avoir un pied-à-terre dans la capitale. Le P. Eudesle souhaitait certainement. Le contrat était rédigé... mais les « anciens amis » du P.Eudes - c'est son mot - s'y opposèrent, et les démarches entreprises à l'initiatived'Auvry et appuyées, semble-t-il, par la reine, échouèrent finalement (6).

« La plus fameuse des missions du P. Eudes »

Pendant que les missionnaires prêchaient et confessaient aux Quinze-Vingts, ilsfurent sollicités pour une autre mission, également parisienne : le curé de Saint-Sulpice, Antoine Raguier de Poussé (1617-1680), les invitait à évangéliser, comme en1651, cette immense paroisse.

Jean Eudes connaissait M. de Poussé. On raconte même qu'un jour où le discipled'Olier se trouvait gravement malade, le missionnaire s'était trouvé à son chevet,avec d'autres personnes. Il lui aurait dit tout haut : On dit, Monsieur, que vous enfaites trop, et que c'est ce qui vous a rendu malade... Puis, se penchant, il lui auraitglissé à l'oreille : Et moi, Monsieur, je vous assure que vous n'en faites pas encoreassez et que, si Dieu vous rend la santé, vous devez en faire encore davantage7). Onimagine le sourire encourageant qui devait accompagner cet aparté... Et M. de Pousséavait guéri. Quoi qu'il en soit, le P. Eudes accepta son invitation et, comme tous lesmissionnaires présents ne pouvaient pas demeurer à Paris, il dut en convoquerd'autres.

Le début de la mission fut fixé au dimanche 4 juillet. Celle des Quinze-Vingts setermina le 13 juin. Il restait donc près de trois semaines, qui auraient pu être untemps de repos. Mais non : le P. Eudes et quelques compagnons firent une brèvemission de

6. Du CHESNAY, dans NV VIII 165 ss. Annales V 32 : 27/625.7. J. GRANDET, pss, Les Saints Prêtres français du X-VIIe siècle, p.p. J. LETOURNEAU,Angers-Paris, 1897, t. 11, p. 348-349, cité par NV V 424. - Joseph Grandet : 1646-1724.

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336 L'Église des Quinze-Vingt

DEUX ANNÉES À PARIS (1) 337

dix jours à Mauregard, dans le diocèse de Meaux(8), sur la demande du curé de ce t tepetite paroisse.

C'était la première fois que Jean Eudes prêchait dans ce diocèse. Mais l'annéeprécédente, il avait eu des contacts avec l'évêque, Dominique Séguier, frère duchancelier, qui envisageait de lui confier son séminaire ; Mézeray - proche de Séguier,on s'en souvient - avait d'ailleurs été mêlé à ces démarches, comme à celles quipréparèrent la fondation de Rouen, presque à la même époque. Mais le projet n'avaitpas eu de suite (9). De même, un peu plus tard, Claude Auvry, qui était abbécommendataire d'une abbaye presque vide, Saint-Crépin-enChaye, à Soissons, proposaau P. Eudes de la lui donner pour y établir un séminaire. L'évêque de Soissons, Charlesde Bourlon, était d'accord. Cette fois ce fut Jean Eudes qui refusa, peut-être parceque cette fondation était incompatible avec l'effort entrepris à Rouen (10).

Donc, au début de juillet, une solide équipe de missionnaires se retrouva à Paris,

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au faubourg Saint-Germain. En réalité, la mission n'allait pas se dérouler, comme en1651, dans l'église paroissiale, certainement trop petite. C'est en l'église monastiquede Saint-Germain-des-Prés que fut donnée « la plus fameuse des missions » du P.Eudes, avec l'accord des responsables de l'abbaye (11). Elle dura deux mois (4 juillet-2septembre).

Jean-Jacques Blouet de Camilly faisait partie du groupe c'était la première foisqu'il prenait part, comme prêtre, à une

8. MARTINE V 27 : 17 bis/6; mais les dates qu'il indique sont inexactes.9. Dominique Séguier, frère du chancelier, de la Mère Jeanne de Jésus et de Charlotte,qui épousa Jean de Ligny. Son neveu Dominique de Ligny lui succéda en 1659. Voirtableau généalogique, ANNEXE, p. 554. - Voir Du CHESNAY, M., p. 352. Voir aussi, selonAnnales V 33 : 27/626, la lettre de Jean Eudes à Jean-Jacques Blouet, en date du 2 0juin 1658.10. M. MARTINE V 24 : 17/358; Annales V 33 : 27/625. - La lettre d'Auvry éta i tdatée du 21 mars 1659. - Bourlon fut coadjuteur puis évêque de Soissons, de 1652 à1685. - Saint-Crépin-en-Chaye, à ne pas confondre avec Saint-Crépin-leGrand, f u tfinalement remis aux Génovéfains en 1660 : L.-H. COTTINEAU, Répertoire bio-bibliographique.... sv Soissons.11. Rappelons que la paroisse Saint-Sulpice relevait de la juridiction de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, et non de l'archevêque de Paris. - « La plus fameuse des missions...» : Annales V 32 : 27/626.

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338 Saint Germain-Des -Prés DEUX ANNÉES À PARIS (1)

339

mission. Sa mère lui écrivit la joie qu'elle éprouvait à le voir participer « aux travaux denotre père » et à connaître les bénédictions que Dieu donnait à ce travail.

De fait, la mission était très suivie et très fructueuse, au point que même lesmissionnaires chevronnés, Pierre Jourdan, Thomas Manchon, en étaient éblouis. Celui-ci écrivit à Richard Le Mesle, qui gardait la maison de Caen :

«Nous voici dans une mission prodigieuse et en monde et en approbation ; cartout le monde y accourt avec un applaudissement général. Il y avait dimanche dernier[à l'ouverture] tant de peuple au sermon, et l'abbaye de Saint- Germain en était sipleine, quoique très vaste, qu'il s'en retourna plus de trois mille personnes sans ypouvoir entrer. Et hier après-midi [lundi], il y avait plus de cinquante ou soixantecarrosses devant l'église pendant le sermon. Jugez de là si nous avons ici bien à

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travailler et si vous ne devez pas bien prier le bon Dieu pour nous... »

Et il lui rappelait de proposer à un curé de Caen de venir « voir le grand monde deParis » pour renforcer un peu leur groupe (12).

Détail amusant : on a retrouvé, bien plus tard, les feuillets où deux moines del'abbaye ont noté, chacun de son côté, leurs impressions sur la mission - qui lesdérangeait fort! L'un, qui était sacristain, soulignait les irrévérences et bagarres desserviteurs qui venaient retenir les places pour leurs maîtres ; il mentionnait que « lesmurailles et les autels étaient ordinairement couverts d'un doigt de poussière... » e tque « notre église était une Babylone de confusion avant que le prédicateur montât enchaire ». L'autre, un érudit, a été frappé par l'affluence :

« Soit que Dieu donnât bénédiction à leur parole, soit que la nouveauté quicharme opérât cet effet dans les esprits, il y accourut tant de monde que, le lieun'étant pas capable de le recevoir, un des prédicateurs osa bien demander au seigneurabbé (13) le grand jeu de paume [ ... ] : à quoi la religion et la bienséance s'étantopposées, il résolut de prêcher dans la grande cour du monastère sur un théâtreavantageux, qui y fut dressé pour cet effet; mais après deux ou trois sermons, ce torateur mobile [ ...], à cause de la chaleur qui était excessive, fut contraint de revenirdans la nef de l'église... »12. MARTINE V 38 : 17 bis/7-8.13. L'abbé de ce temps n'était pas un moine, mais un laïc tonsuré, d'ailleurs Peuédifiant, le duc de Verneuil, fils naturel d'Henri IV.

340 SAINT JEAN EUDES

Le premier donne des indications précises :

« Il y avait régulièrement deux prédications par jour, une à huit heures le matinet l'autre à cinq heures du soir ; de plus, le catéchisme se faisait à une heure del'après-midi. Dix ou douze prêtres étaient destinés pour les confessions ; ilscommençaient à confesser à six heures du matin, et continuaient jusqu'à sept ou huitheures du soir, hormis le temps qu'ils passaient pour dire la messe et prendre leurréfection... »

L'un et l'autre, assez dédaigneux pour cette troupe de « prêtres séculiers »venus de Normandie, notent qu'au sermon de clôture assista la reine mère. Elle avaitannoncé sa venue et « fut accueillie par le Révérend Père général et autres supérieurs» , entourée de princesses et de dames, elle écouta le sermon du P. Eudes « assezfavorablement, quoi qu'il lui eût dit ses pensées sur les affaires de l'Eglise et de lEtatavec assez de liberté » ; puis on lui offrit, près de son carrosse, « une pyramide de

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beaux fruits dans un plat (14) ... » , Costil a résumé la dernière prédication : lemissionnaire y parla de « l'extirpation des hérésies anciennes et de la nouvelle » (lejansénisme), de la destruction de l'athéïsme, du retranchement du luxe, dusoulagement des pauvres et de l'attribution des « bénéfices » ecclésiastiques. Ilinsista sur ce dernier point, « jusqu'à conjurer la reine de sauver l'âme du roi ».

Ensuite, on conduisit Anne d'Autriche à Saint-Sulpice, dans la cour du séminaire,où l'on porta en procession le SaintSacrement. Nous connaissons ce qui se passaalors, à la fois par le récit de l'annaliste et par les notes, tout à fait parallèles, d'unhomme peu favorable au P. Eudes, le janséniste Godefroi Hermant (15). Pour biencomprendre les faits il faut se souvenir que, juste huit jours avant, le jeudi 26 août, lejeune roi Louis XIV avait fait une entrée solennelle dans Paris, accompagné de lanouvelle reine de France, Marie-Thérèse, qu'il venait d'épouser; entrés par la porteSaint-Antoine, ils avaient été accueillis avec magnificence par une foule compacte et

14. Du CHESNAY, M, p. 226-240, publie et commente ces deux textes.15. G. HERMANT, Mémoires... déjà cité, t. IV, p. 481. - Hermant (qui avait été recteurde l'université de Paris) a retenu du sermon de clôture à Saint-Germain-des-Prés quele P. Eudes avait exhorté la reine à extirper l'hérésie « avec toute la fureur d'unhomme qui ne respire que la mort et le sang de ses propres frères »,

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341 Louis X1V et Marie-Thérèse

342 SAINT JEAN EUDES

enthousiaste (16). Jean Eudes allait, dans son ultime allocution, ressaisir ce tenthousiasme.

On avait en effet dressé pour le Saint-Sacrement un somptueux reposoir, ornéavec « toutes les pierreries et l'argenterie de M-, la duchesse d'Aiguillon, de M- lacomtesse de Brienne et des autres grandes dames du faubourg ». Là, le P. Eudes,entouré de cinq cents ecclésiastiques, prenant en mains l'ostensoir, f it uneexhortation vibrante.

«Leur proposant pour modèle, dit Hermant, ce qu'ils venaient de faire eux-mêmes dans la pompe magnifique de l'entrée du roi dans Paris, où l'on avait crié t an tde fois Vive le roi ! il leur fit crier Vive Jésus ! Et M. de Rennes (17) grand aumônier dela reine mère, joignit sa voix avec celle du peuple pour crier comme les autres : ViveJésus ! et la plupart des assistants reçurent le cri de cet évêque comme la marqued'une rare piété... »

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Et notre annaliste ajoute que la reine elle-même pleura beaucoup et cria, elleaussi, Vive Jésus ! « C'est ce que M. Manchon, qui en était tout proche, se faisait unplaisir de rapporter. »

Costil a noté un détail savoureux. Dans son ultime sermon devant la reine, le P.Eudes fustigea « les sangsues ou, comme il les appelait, les mangeards du peuple, avecleurs superbes maisons, leurs dorures, etc. ». Or le mot mangeard était un mot vieilli,conservé dans le patois normand, qui signifiait « grand mangeur, glouton, dépensier »(18). Le paysan Eudes avait appris à Paris, dans sa jeunesse, le beau langage, mais illui échappait de temps en temps un mot de son pays - a moins qu'il ne l'employât àdessein, pour sa force expressive !

On dit qu'après ce fameux sermon de clôture des commentaires dédaigneuxs'échangeaient entre gens de cour. Les jansénistes - Hermant en témoigne -trouvaient que cette

16. Voir Baron DE MONTBAS, Au Service du roi. Mémoires inédits d'un officier de LouisXIV, Paris, 1926, p. 141.17, Henri de la Mothe-Houdancourt avait récemment démissionné de l'évêché deRennes (1642-1659) et en portait toujours le titre ; il était par ailleurs premieraumônier de la reine Anne d'Autriche.18. Du CHESNAY, M, p. 240, n. 71. J.Fr. DuBois, Glossaire du patois normand, p.p. J.TRAVERS, Caen, 1856, p. 221. F. GODEFROY, Dictionnaire de l'ancienne languefrançaise, Paris, 1888.DEUX ANNÉES À PARIS (1) 343

« dévotion moderne » n'était pas « du goût des plus éclairés ». Et surtout, quelleaudace de parler ainsi à la reine ! Le bruit courut même que la reine avait fait ar rê terle P. Eudes pour le mettre à la Bastille. Le marquis d'Urfé rapporta cette rumeur àAnne d'Autriche. Alors elle se fâcha, en présence du marquis et de M- de Brienne : «Est- il possible qu'on ait une si mauvaise opinion de moi? » Puis, s'adressant à M.d'Urfé : « Marquis, je vous prie d'aller présentement le trouver de ma part et de luidire que je n'en ai jamais eu la moindre pensée et que je conserve au contrairebeaucoup d'estime pour sa vertu. » Il s'exécuta; comme le P. Eudes était sorti, lemessager « raconta à un de ses ouvriers l'entretien qu'il venait d'avoir avec la reine(19)... ». C'est ainsi que l'écho de cette conversation a pu parvenir jusqu'à nous.

Contexte politique de 1660

Nous venons de faire allusion à la reine mère, au jeune roi Louis XIV, à la reineMarie-Thérèse... Ouclle était donc, en 1660, la situation politique et religieuse duroyaume ?

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Depuis sept ans, après les cinq années terribles de la Fronde, Mazarin avait peuà peu imposé son autorité. Sûr du soutien inconditionnel de la reine, il avait su prof i terde l'écœurement causé par tant de ruines inutiles et de la nostalgie de l'ordre pourreprendre en main, avec beaucoup d'habileté, d'intelligence et de ténacité, l'ensembledes forces vives du royaume. Prévoyant, il avait depuis longtemps associé à sontravail le roi encore adolescent; il lui préparait une bonne équipe de conseillers : PierreSéguier, Hugues de Lionne, Michel Le Tellier, Colbert... Il avait méthodiquementconcentré entre ses mains tous les pouvoirs, et se trouvait, en cette dernière annéede sa vie, plus puissant que ne l'avait été Richelieu. La France était en train de

19. HÉRAMBOURG 1 20 : 52/288; MARFESE V 42 : 17 bis/14. - Charles-Emmanuel deLascaris, marquis d'Urfé (1604-1683), maréchal des camps et armées du roi. Louisede Béon (†1667), épouse de Henri-Auguste de Loménie, comte de Brienne; dame de laCharité, très proche d'Anne d'Autriche, elle était auprès de la reine la voix despauvres et des gens d'Église; son fils devint évêque de Coutances. Voir P. COSTE,Saint Vincent de Paul et les Dames de la Charité, Paris, 1917, p. 17.

344 SAINT JEAN EUDES

prendre en Europe une place qu'elle n'avait encore jamais atteinte (20).

Tout n'était pas parfait, pourtant. On parlait d'un développement du banditismedans certaines provinces ; il se produisait encore des révoltes populaires ; et leministre savait par sa police qu'il y avait ici ou là, par exemple en Normandie, desassemblées secrètes de nobles. Il cherchait à y remédier, et à réduire peu à peu ce quipouvait échapper à son contrôle.

C'est ainsi que, cette année-là précisément, il allait porter un coup fatal à laCompagnie du Saint-Sacrement : il ne pouvait admettre l'existence de cette puissanteorganisation secrète. Le 13 décembre 1660, le Parlement de Paris interdit à « toutespersonnes, de quelque qualité et condition qu'elles soient, de faire aucunesassemblées illicites ni confréries, congrégations et communautés en cette ville e tpartout ailleurs sans l'expresse permission du roi et lettres patentes vérifiées enladite Cour (21) ... ». C'était, sans la nommer, faire tomber un couperet sur laCompagnie; elle ne subsista plus, dès lors, que sous une forme clandestine. Elle devaitêtre officiellement dissoute par Louis XIV en 1665.

Mort de M. Vincent

M. Vincent, qui en était un des premiers membres, ne connut pas cette décision: il était mort trois mois plus tôt. A l'été 1660, il approchait de ses quatre-vingts ans

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et ses jambes malades le faisaient cruellement souffrir. Or, dans ses derniers jours, ileut affaire aux disciples du P. Eudes; voici comment. Il connaissait et estimait lemissionnaire normand : nous l'avons constaté à l'occasion de la mission des Quinze-Vingts. Bien avant, en 1651, on avait fait allusion au P. Eudes, avec éloges, dans uneassemblée de la Mission; et en 1656, M. de Paul avait loué les missions du même P.Eudes(22).

Pourtant, juste avant sa mort, il eut un jugement un peu plus réservé. Un jour,en effet, peu après la clôture de la mission de

20. A. CORVISIER, La France de Louis XIV, déjà cité, p. 215-216.21. A. FÉRON, L'attitude du clergé.... p. 137; P. GOUBERT, Louis XIV.... p. 8.22. Du CHESNAY, dans NV VIII 135-136.

DEUX ANNÉES À PARIS (1) 345

Saint-Germain-des-Prés, le 16 septembre, le prêtre qui assistait M. Vincent vint luidire : « Voilà en bas M. Manchon, le second prédicateur du P. Eudes, qui viennent [s ic]de finir cette fameuse et éclatante mission du faubourg Saint-Germain, qui dit queMonsieur le prince de Conti l'envoie vous demander des missionnaires pour travaillerau diocèse de Narbonne avec eux et quelques autres que M. le prince y mène... »Narbonne, encore Narbonne! Quatre jours plus tôt, sur les instances répétées del'archevêque François Fouquet, M. Vincent a envoyé à Narbonne trois prêtres et t ro isfilles de la Charité... Pourquoi M. le prince insiste-t-il encore, et pourquoi ce messager,qui n'a rien à voir avec les États du Languedoc, vient-il s'en mêler ?... M. Vincentrépondit :

« Dites que je suis bien fâché, que je ne suis pas en état de lui parler et que,pour la proposition de M. le Prince, demain j'enverrai M. Berthe lui rendre compte de ceque nous pouvons[ ... ] et l'informer qu'il trouvera à Narbonne des missionnaires quenous avons envoyés à M" l'évêque. »

Et il ajouta

« J'avoue que les esprits de ces bons messieurs me semblent empressés e tanimés. Dieu soit notre tout, et nous garde de tels esprits dans la Compagnie (23) ! »

Le naturel de ces propos, notés scrupuleusement par M. Gicquel, es timpressionnant. Ils nous livrent une image des compagnons du P. Eudes, empressés e tanimés, qui peut s'expliquer par la douleur des « pauvres jambes » malades, mais quipeut aussi correspondre à un aspect objectif de la personnalité du missionnairenormand : sa tendance à pousser à l'extrême la iogique de ses démarches. Il ne semble

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pas, d'ailleurs, que les disciples du P. Eudes soient réellement allés jusqu'à Narbonne!

23. Journal de M. Gicquel, dans VINCENT DE PAUL, Corr., t. XIII, p. 183-184. Le nom duP, Eudes, raturé dans le ms, a été rétabli; voir NV VIII 167 ss. - François Fouquet,frère du surintendant, était aussi abbé commendataire de Saint-Sever : nous l'avonsdéjà rencontré à ce titre (p. 246). Rappelons que le prince de Conti était le frère deCondé et de la duchesse de Longueville, et le petit-neveu de Mme de Budos.

346 SAINT JEAN EUDES

Quant à M. Vincent, il mourut dix jours plus tard et il est bien probable que le P.Eudes, rentré à Paris après un aller et retour à Coutances, ait assisté à sesfunérailles le 28 septembre. Le prince de Conti devait s'y trouver aussi...

«Allez jusque dans la Chine... »

Puisque nous sommes à parler de la vie de l'Église en France dans ces années60, signalons l'événement important que représente la création, à Paris, du séminairedes Missions étrangères. C'était le fruit de la campagne faite quelques années plus t ô tpar le jésuite Alexandre de Rhodes, à la recherche de missionnaires pour les ter reslointaines. Nous en avions déjà perçu les résultats lorsque nous avons parlé de PierreLambert de la Motte, choisi comme vicaire apostolique pour l'ExtrêmeOrient et deFrançois de Montmorency-Laval comme vicaire apostolique au Canada. Un compagnonde jeunesse de ce dernier s'appelait François Pallu (1626-1684). Lui aussi fut ordonnéévêque en 1658, ainsi qu'un curé du midi appelé Ignace Cotolendi.

Pallu demeura quelque temps à Paris : il voulait y créer, avant de partir, unséminaire destiné à former des missionnaires, et plus précisément des formateurs duclergé indigène : il le réalisa avec l'aide de la Compagnie du Saint-Sacrement, et ce f u tle séminaire des Missions étrangères.

C'est vers cette époque que Jean Eudes le rencontra et lui demanda, ainsi qu'àson ami Cotolendi, une approbation pour La Dévotion au Cœur de Marie, le petit livred'Autun qu'il voulait rééditer. Ils la lui accordèrent volontiers.

En réalité, Eudes et Pallu avaient eu l'année précédente un bref différend. Eneffet, le nouvel évêque cherchait des collaborateurs pour la mission lointaine. Il avaitdiffusé une note imprimée où il exposait les besoins de l'Église en Orient. Or t ro isjeunes hommes qui, chacun de son côté, songeaient à entrer dans la congrégation deJésus et Marie, furent séduits par l'appel de l'Orient : Barthelémy Meunier, PierreSesseval-Danville, René Brunel. Sesseval était veuf, et père d'un jeune garçon; Brunelétait déjà prêtre. Jean Eudes, apprenant avec quelque peine leur projet de départ,

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écrivit à Pallu, de Villedieu, en octobre 1659. Celui-ci lui répondit qu'il n'avait exercéaucune pression, et que

DEUX ANNÉES À PARIS (1) 347

M. Sesseval était venu le trouver de son propre mouvement; il invitait le P. Eudes àfaire généreusement ce sacrifice, fier du projet courageux de ses enfants (24).

Finalement le Père accepta et il devait, un peu plus tard, adresser à M. Sessevalune lettre d'obédience solennelle, dont voici quelques extraits :

Jean Eudes, prêtre missionnaire, supérieur de la congrégation de Jésus et Marie,à tous ceux qui ces lettres verront, salut [ ... ].

Nous, après avoir soigneusement recommandé la chose à Dieu avons consenti e tconsentons très volontiers par ces présentes que ledit Sesseval accomplisse sonpieux et louable désir [ ... ].

Oui, mon très cherfrère, c'est de tout notre cœur, que nous approuvons lasainte entreprise que vous faites pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.

Allez au nom de la sainte Trinité pour la faire connaître et adorer dans les lieuxoù elle n'est ni connue ni adorée.

Allez au nom de Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, pour appliquer aux âmes lefruit du précieux Sang qu'il a répandu pour elles.

Allez sous la protection et la sauvegarde de la divine Marie

Allez au nom et de la part de notre petite congrégation pour faire dans la Chineet les autres lieux où la Providence vous conduira ce qu'elle voudrait faire par t ou tl'univers avec l'effusion de son sang jusques à la dernière goutte, pour y détruire latyrannie de Satan et y établir le Royaume de Dieu.

Mais souvenez-vous que cet œuvre étant tout apostolique, vous avez besoind'une intention très pure pour n'y chercher que la gloire de Dieu [ ... ], d'une entièresoumission à la très adorable volonté de Dieu et à celle des prélats qui vous tiendrontsa place, [ ... ] et d'une très sincère cordialité pour les autres ecclésiastiques e tspécialement pour les religieux de la sainte Compagnie de Jésus, avec lesquels nousvous prions très instamment de vivre toujours dans une parfaite union et intelligence(25).

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Les trois nouveaux missionnaires, après avoir été incorporés dans lacongrégation (26), partirent donc. Mais aucun n'arriva au

24. MARTINE V 29-30 : 17/366 ss; Annales VI 17 : 27/716 ss; Fleurs, JE Il 27 :31/576 ss. Jean GUENNOU, Les Missions étrangères de Paris et les-Eudistes, dans NVX 165 ss. Voir aussi NV XI 18.25. OC X 448-450.26. Ils avaient donc une triple appartenance : leur diocèse, la congrégation de Jésus e tMarie et la société des Missions étrangères. - M. Sesseval écrivit au P. Eudes, lorsd'une étape à Alep (Syrie), qu'il le considérait toujours comme son

348 SAINT JEAN EUDES

pays de leur mission : Meunier mourut à Paris même, le 10 août 1661 - premier décèsdans le corps des Missions étrangères; Sesseval, qui avait confié son fils à des amisde Rouen, et Brunel s'embarquèrent avec Pallu, à Marseille, en janvier 1662; le premierdevait mourir en Iran, le 8 décembre 1662, et le second en Inde, le 7 août 1663.

Où l'on retrouve la «sainte Compagnie de Jésus»

On aura remarqué l'insistance de Jean Eudes sur l'union avec la Compagnie deJésus : en Chine comme à Rouen, c'est la référence la plus solide. Il savait que lesjésuites l'avaient souvent aidé et soutenu - par exemple, en 1656, en Bourgogne, enproclamant bien haut la sainteté de Marie des Vallées qui venait de mourir, face àd'autres religieux, les frères de ceux qui l'ont persécutée en Normandie (27)...

Il était sûr de leur fidélité à l'Eglise. C'est pourquoi, dans les Constitutions de sasociété, il recommande à ses disciples d'avoir entre toutes les communautés del'Église une vénération et une affection particulières pour la sainte Compagnie deJésus et pour tous ses enfants, en n'oubliant jamais les témoignages particuliers debonté et de charité que la congrégation en a reçus; et même aux séminaristes desdiocèses, on devra inculquer à l'égard des jésuites un respect particulie(28) ...

En 1659, le P. Eudes avait demandé au provincial de Paris qu'il lui soit accordécommunication des mérites de la Compagnie. Après des retards dus à des problèmesde santé, le P. Jean-Paul Oliva, nommé vicaire du Père général, accorda la faveurdemandée par le P. Eudes, qui le remercia (28 octobre 1661). Et le P. Oliva adressa denouveau au P. Eudes une « protestation de courtoisie » particulièrement chaleureuse(12 décembre 1661) : « Si l'occasion se présentait de vous rendre service, je ne lalaisserais pas passer (29)... »

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« très cher et très honoré Père », et qu'il gardait précieusement les reliques desmartyrs de Montmartre que le Père lui avait données; il faisait part de sonsaisissement admiratif au spectacle de la prière musulmane. - B. Meunier fut enterrédans l'église Saint-Jacques-du- Haut-Pas.

27. Lettre à Mmc de Camilly, OC XI 68.28. OC IX 235, 450.29. D'après une note aimablement communiquée par le P. Bottereau, des archivesromaines de la Compagnie de Jésus (ARSI); références : ARSI, Franc.7, 93; Gallia, 46,445. - En réalité, le P. Eudes s'était adressé au P. Renault, provincial de Paris, quitransmit la demande au P. Nickel, général. Celui-ci sollicita des informations. Mais le P.Renault, malade, avait été remplacé par le P.C. Boucher. Celui-ci se rendit à la XIecongrégation générale, à Rome, début 1661 ; là le P. Oliva fut élu vicaire du P. Nickel,devenu incapable de gouverner; et le P. Boucher devint son assistant pour la France.C'est alors qu'il traita l'affaire, oralement.

DEUX ANNÉES À PARIS (1) 349

De fait, si le P. Eudes tenait à nouer une union spirituelle avec le Père généraldes jésuites, c'est assurément parce qu'il comptait sur les prières de la Compagnie ;mais c'est aussi, sans aucun doute, parce qu'il avait bien besoin de son appui. En e f f e til songeait de nouveau à entreprendre une action auprès du Saint-Siège pour assurerl'avenir de ses deux instituts, la congrégation de Jésus et Marie et la communauté deNotreDame de Charité.Un messager auprès du Saint-Siège

Justement, à l'occasion des deux missions qu'il venait de prêcher à Paris, il avaitfait la connaissance d'un jeune prêtre flamand plein d'allant et d'initiative, LouisBoniface. Celui-ci avait jadis fait un essai à l'Oratoire - premier point de contact entreeux - et se dévouait à aider des jeunes femmes en difficulté - autre point de contact.Il avait été touché par la prédication du P. Eudes, et était venu le trouwr. Le Pèreapprit qu'il avait séjourné à Rome et connaissait bien l'italien. A Paris il vivait depuisquelque temps dans la communauté génovéfaine de Saint- Étienne-du-Mont (30).

Le projet naquit bien vite chez Jean Eudes de recourir à ses services pour unedémarche en cour de Rome. L'objet principal de ce voyage serait l'approbation deNotre-Dame de Charité, sans doute plus facile à envisager; l'envoyé devrait aussi «sonder les esprits » au sujet de la congrégation sacerdotale et, en tout cas, obtenir «la continuation et l'extension des pouvoirs apostoliques » déjà accordés. Peut-êtrepourrait-il gagner Rome en compagnie de l'évêque du Puy, Mgr de Maupas du Tour, quise préparait à aller, au nom de l'épiscopat français, promouvoir la béatification deMgr. François de Sales. Nous retrouverons

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30. Pour tout ce passage : Annales VI 12 : 27/692 ss.

350 SAINT JEAN EUDES

Boniface un peu plus loin. Ajoutons seulement ici qu'on n'est pas étonné d'apprendrequ'une de ses démarches à Rome, en juillet 1661, fut d'aller voir au Gesù un jésuiteconnu du P. Eudes, le P. Castillon, à qui « notre affaire avait été recommandée ».Boniface le trouva, il est vrai, épuisé par « les chaleurs » ; mais un autre jésuite de saconnaissance lui promit l'aide de la Compagnie (31).

Dès l'automne de l'année 1660, Jean Eudes avait commencé à solliciter deslettres de recommandation. Ce fut d'ailleurs l'objet de son rapide voyage à Coutances,en septembre. Me' de Lesseville lui accorda volontiers une lettre pour Alexandre VII,où il louait la société missionnaire et son chef, 'attaché au Souverain Pontife, ennemides « hérétiques et des jansénistes ». De même, Claude Auvry écrivit une le t t reélogieuse, où il évoquait avec détails la mission des Quinze-Vingts (32).

Par la suite, Jean Eudes devait obtenir beaucoup d'autres témoignagesfavorables : de la part des évêques d'abord : François de Harlay, à Rouen (8 avril1661) et Léonor de Matignon, à Lisieux (8 avril 1661). Puis de la part du roi, quiécrivit deux lettres à Alexandre VII pour lui recommander le P. Eudes (6 novembre1660 et 16 septembre 1661). Le roi écrivit aussi au cardinal d'Este., protecteur desaffaires de France à la cour pontificale. La reine mère, de son côté, écrivit au pape le19 février 1661. D'autres personnages encore écrivirent à Rome en sa faveur : Renéde Voyer d'Argenson (28 mars 1661), la duchesse de Longueville (28 avril 1662)(33)...

31. Lettre de Boniface au P. Eudes, citée intégralement par B 111, App., p. 60-62,éclairée par une lettre du P. Bottereau (4 nov. 1983) : André Castillon, préposé à laMaison professe de Paris, vint à Rome pour la XII congrégation générale (9 mai-27juillet 1661). L'autre jésuite nommé par Boniface est Bernardin Bauguil ; il appartenaitdepuis 1646 au secrétariat général de la Compagnie, et y resta jusqu'à sa mor t(1681). il était aussi procureur des provinces françaises.32. B Ill 361, citant Arch. Vat., Vesc., 46, f. 8.33. B 111424, citant Arch. Vat. sans référence ; et Annales VI 10 : 27/682. Lapremière lettre de Louis XIV, plus circonstancielle, fait allusion aux missionsparisiennes et envisage un établissement à Paris; la seconde, plus générale, envisagele bien de tout le royaume. - R. DE VOYER D'ARGENSON avait été ambassadeur àVenise (1651-1656). C'est lui qui rédigea les Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement, p.p.H.BEAUCHET-FILLEAU, Marseille, 1900.

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DEUX ANNÉES À PARIS (1) 351

Par les «mauvais chemins de Paris»

De telles démarches occupèrent la fin de l'année 1660 et le début de 1661. Ellesétaient entrecoupées de rencontres qui devaient apporter quelques rayons de soleil àcet hiver parisien.

C'est ainsi que Jean Eudes allait, de temps en temps, revoir un ami très cher :Augustin Le Haguais, le frère de Mme de Camilly (34). Le missionnaire était pour lui unconseiller et un ami - « mon plus intime ami », dira Le Haguais dans son testament.Depuis trois ou quatre ans, Jean Eudes le soutenait dans une épreuve cruelle : safemme l'avait quitté, emmenant leur fils aîné, et il était resté seul avec les quatreautres enfants. Le Père venait donc le voir quand il pouvait; malheureusement, ilfallait aller, par les mauvais chemins Il de Paris, jusqu'à sa maison située rue deGrenelle, près de la rue du Bac; quand le P. Eudes résidait au séminaire Saint-Sulpice,comme il le fit longtemps ces années-là, ce n'était pas encore trop loin; mais quand ilfallait venir depuis l'appartement de Mgr Auvry au palais Mazarin (aujourd'huiincorporé à la bibliothèque nationale), quel trajet, surtout en hiver!

«Je saute vingt ruisseaux, j'esquive, je me pousse;Guénaud sur son cheval en passant m'éclabousse [ ... ].Tandis que, dans un coin, en grondant je m'essuie,Souvent, pour m'achever il sur-vient une pluiePour traverser la rue au milieu de l'orage,Un ais sur deux pavés forme un étroit passage ... »

C'est Boileau qui, précisément en 1660, évoque ainsi le charme discret des ruesde Paris (3) !

34. Sur Augustin Le Haguais, très sensible, d'un « génie heureux, propre aux lettrés e taux affaires » (Huet), Voir DU CHESNAY, Lch, p. 119, ri. 193, 194; p. 124-126 et n.202. OC XI 69-71.35. OC XI 92. Un acte notarié (copie aux arch. des Eudistes) atteste que le 22 août1661 JE résidait au séminaire Saint-Sulpice. Une lettre (OC X 543) montre qu'il v intensuite chez Auvry, au palais Mazarin, « pour y prendre des remèdes en repos ». Unautre acte notarié (AD Calvados, H Eudistes, relevé de la liasse 9') montre que le 3 0mars 1662 il était encore (ou de nouveau ?) au palais Mazarin.36. Satire VI, Les Embarras de Paris. - Guénaud était le médecin de la reine, célèbrepour son inséparable cheval.

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352 SAINT JEAN EUDES

CRIS ET ODEURS DE PARIS, au temps du P. Eudes.(Photo B.N.)

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DEUX ANNÉES À PARIS (1) 353

Le P. Eudes aimait aussi se rendre à Montmartre, au monastère desbénédictines (37); s'il allait y voir l'abbesse, il lui fallait grimper jusqu'à la vieilleabbaye, au sommet de la butte; s'il voulait prier saint Denis et les autres martyrs, ils'arrêtait à mi-côte, à l'église du Martyrium, récemment reconstruite, et flanquéed'un prieuré tout neuf, où vivaient une dizaine de bénédictines. En 1660, il connaissaitdéjà assez bien cette abbesse, Françoise-Renée de Lorraine, et ses liens avec elleallaient se renforcer. Il avait pu être mis en contact avec elle par la Mère Mectilde duSaint-Sacrement, ou encore par les religieuses de Cordillon qui provenaient deMontmartre. A cette communauté monastique, il donnait volontiers des entretiensspirituels. Plusieurs fois, l'abbesse lui offrit des reliques de saints, ce qui avaitbeaucoup de prix à ses yeux. Un jour, le 25 mars 1661, il conclut avec elle, au nom desa congrégation, une alliance de prière et de grâce entre sa propre communauté e tcelle de Montmartre (38).

Le 15 octobre 1660, le P. Eudes alla célébrer la messe en l'honneur de sainteThérèse chez les carmes du faubourg Saint-Germain19, qui s'étaient unis à la récentemission. Il y rencontra un certain P. Ignace-Joseph de Jésus-Maria, à qui il fit

37. La très ancienne abbaye de Montmartre (1133) se trouvait au sommet de labutte; il nous en reste l'église Saint-Pierre. En 1611, après les guerres qui avaienttout bouleversé, on redécouvrit la vieille crypte aménagée à mi-côte, au lieu supposédu martyre de saint Denis; on construisit là une église et un prieuré. En 1644, unelongue galerie couverte relia le prieuré à l'abbaye. Plus tard, les nouveaux bâtimentsfurent agrandis et en 1686, l'abbaye tout entière devait s'y transporter; lesbâtiments d'en-haut furent alors vendus. - Aujourd'hui, il ne reste rien de ce t teabbaye d'en-bas ; mais, au lieu où se trouvait la crypte des Martyrs, une cryptemoderne a été aménagée : voir au 9, rue Yvonne Le Tacq. J. HILLAIRET, Dictionnairehistorique des rues de Paris, t. 1, sv Antoinette (rue) et t. II, sv Mont-Cenis (rue du). -Voir gravure, p. 468.

38. NIARTINE V 48 : 17 bis/25.39. L'ancien couvent des Carmes est aujourd'hui incorporé à l’Institut catholique deParis. On peut reconnaître, dans l'église, l'autel de Notre-Dame où Jean Eudes acélébré la messe. - C'est dans cette même église que, cent trente ans plus tard,furent détenus deux cents prêtres, dont deux eudistes ; ceux-ci, massacrés pour lafoi le 2 septembre 1792, sont les bienheureux François-Louis Hébert et FrançoisLefranc. - La lettre du P. Ignace : HÉRAMBOURG 1 19 : 52/273-274.

354 SAINT JEAN EUDES

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présent de son petit livre, Le Contrat de l'homme avec Dieu par le saint baptême.Quelques jours plus tard, le P. Ignace lui écrivit une lettre enthousiaste : il avait lul'ouvrage pendant sa retraite, « deux fois tout entier à genoux, en esprit d'oraison,fort posément et attentivement » ; et il lui disait :

« Mon cœur est tout en jubilation quand je prends la plume pour vous remerciertrès humblement de l'excellent livre, ou plutôt du précieux trésor spirituel, que vousme donnâtes [ ... 1. Je vous avoue sincèrement que c'est le livre le plus rempli del'onction du Saint Esprit qu'aucun de notre siècle [ ... ]. Je n'ai pu me tenir de vous direintérieurement : Ô prêtre béni de Jésus, ô l'ami fidèle de Marie, prenez courage!... »

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355CHAPITRE XXII

DEUX ANNÉES A PARIS (11)

La divine Volonté. - L'incendie du Louvre.L'oblation d'Ableiges.

Mort de Mazarin et règne personnel de Louis XIV.

( 1 6 6 1 - 1 6 6 2 )

«La très adorable Volonté de mon Dieu »

Quand les affaires de la congrégation appelaient le P. Eudes à vivre seul, loin deses frères, loin du travail missionnaire, il lui en coûtait. Et plus encore s'il devaitséjourner à Paris. Ces temps d'épreuve nous valent quelques belles méditations, qu'illivre dans ses lettres, sur la volonté de Dieu. Déjà en 1650, dix ans avant la périodequi nous occupe, il avait écrit de Paris à ses frères en mission :

C'est la très adorable Volonté de Dieu, qui est notre bonne mère, qui a ordonnécette séparation : qu'elle en soit bénie à jamais ! Je l'appelle notre bonne mère, carc'est d'elle que nous avons reçu l'être et la vie [ ... ]. C'est elle qui nous doitgouverner, et nous devons lui obéir et nous abandonner à sa conduite avec grandeconfiance, puisqu'elle a un amour véritablement maternel au regard de nous ! [ ... ]. Aureste, cela n'empêche pas que la très sacrée Vierge ne soit aussi notre mère; car ladivine Volonté la remplit, la possède et l'anime tellement qu'elle est comme son âme,son esprit, son cœur et sa vie (1)...

Tout au début de l'année 1660, avant même de gagner Paris, il avait repriscette méditation dans une lettre à sa nièce - et cette prière est comme un porche àl'entrée de ces longs mois pendant lesquels il va devoir, souvent seul, courir les ruesde Paris (2) :

Il est vrai que mes mois sont quelquefois bien longs, et plus longs que je nepense, mais non pas que je ne veux; car, par la miséricorde de mon

1. OC X 390-391. 2. OC X 537.

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356 SAINT JEAN EUDES

Seigneur, il me semble que je ne veux rien qu'une seule chose, qui est de me laisserentièrement entre les douces mains de la très adorable Volonté de mon Dieu [ ... ] . Jene puis vous dire encore quand je retournerai à Caen; je sais bien que ce sera [ ... ]quand je voudrai, mais je ne sais pas encore quand je le voudrai, c'est-à-dire [ ... ]quand Dieu le voudra (3).

Il allait se passer deux ans et demi avant que la douce volonté de Dieu le ramèneà son cher Caen. Cela lui pesait et parfois il le confiait simplement :

Je songe bien à m'en retourner, je prie Dieu instamment qu'il me tire d'ici; là, ilm'ennuie beaucoup (4)...

Mais non, il devait rester : bien des démarches étaient nécessaires pour assurerl'avenir de sa congrégation, donc des séminaires; c'était bien encore la Mission quiexigeait de lui cette sorte d'exil et ce dépouillement de lui- même. Alors il redisait sonoui au vouloir aimant du Père - et c'est là comme le climat de tout ce long séjourparisien :

C'est la divine Volonté qui m'y retient, et je n'ai ni pieds ni mains pour medéfendre contre elle. Au contraire, je me laisse lier à ses très douces mains (5)...

Vers un établissement à Paris ?

A Paris, Jean Eudes n'était pas oisif. Outre la correspondance avec Boniface,son envoyé à Rome, avec ses communautés, avec ses dirigés, avec ses bienfaiteurs, ilpoursuivait son travail de publication. Nous voyons qu'il obtint, en janvier 1662, unenouvelle approbation pour Le Royaume de Jésus « augmenté d'une huitième partie » -comprenant Les méditations sur l'Humilité et cet écrit original intitulé Entretiensintérieurs de l'âme chrétienne avec son Dieu, dont nous citerons plus loin un passage';puis, en mars, un permis d'imprimer pour rééditer huit

3. OC X 439-440; 522. Sur le même thème : OC X 528, 537, 545; XI 92.4. OC XI 92. - Il m'ennuie ne signifie pas exactement je m'ennuie, mais : il m'en coûte -cela m'éprouve et mefait souffrir... - du bas latin in-odiare, inspirer de la haine.5. OC X 440.6. OC Il 71-194.

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DEUX ANNÉES À PARIS 11) 357

de ses livres déjà parus (7) ; et encore, le 28 juin, un « privilège royal » pour un livre àparaître (qui ne sortira qu'en 1666) : Le Bon Confesseur.

En outre, il y eut toute une série de démarches en vue de préparer unétablissement de sa société à Paris.

On a vu que le projet des Quinze-Vingts avait échoué. Un peu plus tard, il menades pourparlers avec le diocèse de Paris; et le cardinal de Retz, en exil mais toujoursarchevêque, envoya de Rome une lettre permettant au P. Eudes de s'établir dans laville ou les faubourgs de Paris. En 1662, après la démission du cardinal, son éphémèresuccesseur, Pierre de Marca, confirma cette autorisation, mais mourut peu après.Les moyens économiques avaient même été prévus : le 30 mars 1662, M. de Langriefit don de quinze cents livres de rentes, dont le versement commencerait dès quel'établissement aurait pris naissance - ce qui n'arriva jamais (8).

Plus tard encore, en 1668, le nouvel archevêque de Paris, Mgr de Péréfixe,devait reprendre le projet, cette fois sous la forme d'un séminaire diocésain (ce quen'était pas Saint-Sulpice) - mais cela non plus ne se réalisa pas (9).

Une des formes que prit ce rêve d'une maison parisienne fut le service d'unpèlerinage au Mont-Valérien, « lieu tout consacré aux mystères de la Passion duSauveur ». La reine aurait souhaité que la congrégation du P. Eudes s'y établisse; lestatut des prêtres du lieu comportait leur rattachement direct à l'autorité del'archevêque, ce qui, dans l'écheveau confus des diverses juridictions qui s'exerçaientalors, convenait bien à la société « toute épiscopale » - c'était l'expression employéepour exprimer sa dépendance à l'égard des évêques - fondée par le P. Eudes. Onoffrait une rente de deux mille livres. Tout était prêt... mais les bienfaiteurs habituelsfirent tout échouer (10).

7. Ces ouvrages sont : Exercice de piété; La Vie et le Royaume de Jésus dans lesâmes; Le Testament de Jésus; le Catéchisme de la Mission; les Avertissements auxconfesseurs missionnaires; La Dévotion au Cœur de Marie; le Contrat de l'homme avecDieu par le saint baptême; La Manière de bien servir à la sainte messe. - Le P. Eudesavait publié en outre un volume d'Offices et un volume de Messes propres à sacongrégation.

8. Annales V 34-35 : 27/629 ss. AD Calvados, H Eudistes, liasse 91.9. Annales V 34 27/631-632. Fleurs, JE Il 16 : 31/489.10. Annales V 34 27/630. - Hardouin de Péréfixe de Beaumont est celui-là même qui,en novembre 1642, alors qu'il était précepteur du dauphin, prépara les le t t res

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patentes du séminaire de Caen sur la demande de Richelieu. Il connaissait donc bienl'itinéraire du P. Eudes.

358 SAINT JEAN EUDES

L'incendie du Louvre

L'été 1660 avait offert au P. Eudes l'occasion de parler fortement à la reinemère. En février 1661, il l'exhorta plus fermement encore. Tout partit d'un f a i tdivers. Au petit matin du 6 février, un incendie se déclara au Louvre, dans la galeriedes peintures; après bien des efforts, on finit par le maîtriser. Les dégâts avaient étéimportants, et quelques portraits de rois ou de princes avaient été détruits (11).

Or le surlendemain, fête du Cœur de Marie, le P. Eudes, invité par la chère MèreMectilde, prêcha chez les bénédictines du Saint-Sacrement, rue Cassette. Et la reinevint au sermon ; ou plutôt, elle arriva vers la fin du sermon. Le P. Eudes s'arrêta, e tlorsqu'elle se fut assise ainsi que sa suite, il se mit à lui parler « longtemps et avecune grande liberté ». Il a lui-même rapporté, presque mot à mot, ce qu'il lui dit :

Madame, je n'ai rien à dire à Votre Majesté, sinon de la supplier très humblement[ ... ] de n'oublierjamais la puissante prédication que Dieu lui a faite, et au roi, par lefeu qui a brûlé une partie du Louvre.

Ce feu [ ... ] veut dire qu'il était permis aux rois de bâtir des Louvres; mais queDieu leur commandait de soulager leurs sujets, d'avoir compassion [ ... ] de tant depeuples accablés de misères; [ ... ] que, si ce feu matériel n'avait pas eu de respectpour les portraits et les figures des rois [ ... ], le feu de l'ire de Dieu n'épargnerait pasles originaux s'ils n'employaient leur autorité pour détruire la tyrannie du diable et dupéché et pour établir le règne de Dieu dans les âmes de leur sujets : [ ... ] que c'étaitune grande pitié de voir que les grands de ce monde étaient assiégés d'une troupe deflatteurs [ ... ] en sorte qu'on ne leur disait presque jamais la vérité; [ ... ] qu'au lieuoù j'étais [ ... ] je pouvais dire, après saint Paul [ ... ] : Je fais l'office d'ambassadeurde Jésus Christ pour porter la parole du Roi des rois à une grande reine...

Le P. Eudes ajoutait à son récit

11. La Gazette, 1661, n, 21, p. 155-156. MARTINE V 45 :1711/18-19. Annales VI 13 :27/700. - Il semble, d'après une lettre citée par Martine, que l'incendie ait é téprovoqué par une chandelle qu'avaient laissée des ouvriers après avoir travaillé ta rddans la nuit pour préparer un théâtre en vue du ballet du roi.

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DEUX ANNÉES À PARIS (11) 359

J'ai su depuis [ ... ] qu'elle l'a fort bien pris, et que quelques flatteurs lui avaientvoulu dire quelque chose, mais qu'elle leur avait fermé la bouche de la bonne manière. [... ] Mgr de Coutances [Auvry], qui est à la cour et qui sait ce qui s'y passe, m'en atémoigné grande satisfaction; et quantité d'autres personnes de condition me sontvenues trouver pour me marquer les sentiments de joie qu'ils en avaient (12)...

C'est peut-être à cette occasion que la reine aurait dit : « Il y a longtemps que jen'avais entendu de prédication, mais j'en ai entendu aujourd'hui. Voilà comment il f au tprêcher, et non pas dire des fleurettes, comme les autres me disent (13). » Onrapporta au P. Eudes - est-ce en cette circonstance ? - que la reine voulait fairechâtier ceux qui critiquaient le prédicateur. (14) « fut aussitôt au-devant, poursupplier Sa Majesté de leur pardonner. Ce qui fit dire à cette grande Princesse que leP. Eudes et les siens étaient des saints 14 ». Cela s'est-il passé ainsi ? En tout cas,c'est bien joli, et notre très honnête annaliste est visiblement heureux que la traditionait porté jusqu'à lui des choses aussi édifiantes.

Louis XIV

Un mois plus tard, le 9 mars 1661, mourut au château de Vincennes le cardinalMazarin. Un bourgeois de Rennes consigna l'événement dans son journal personnel parces mots : « La nuit d'entre les 8e et 9'emars 1661, le cardinal Mazarin est décédé àParis d'une apoplexie de l'or et de l'argent de la France qui l'a étouffé (15) ... » CeBreton avait bien mauvais esprit; mais il n'était sans doute pas le seul à penser deschoses semblables dans le royaume de France !

Ce ne fut pas le cas de Claude Auvry, l'évêque que nous connaissons bien :Mazarin était son ami, et il s'était engagé à son service. Par ricochet, ce décèsatteignit aussi le P. Eudes, bien qu'il ait su, par ailleurs, se concilier la faveur ducardinal de Retz, naguère le grand ennemi de Mazarin...

12. OC X 441-444.13. Annales VI 13 : 27/704.14. Annales VI 6 : 27/666.15. R. DU CHEMIN, Journal d'un bourgeois de Rennes au XVII, siècle (1650-1680), p.p.P. DELABIGNE-VILLENEUVE, dans Mélanges d'histoire et d'archéologie bretonne, t. 1 ,1855.

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360 SAINT JEAN EUDES

La mort du ministre fut aussi un passage important pour tout le pays. Louis XIV,âgé de vingt-deux ans, prit en main lui-même la conduite du royaume. Mazarin l'avaitpréparé à gouverner sans premier ministre, et cela répondait, semble-t-il, à « uneattente quasi messianique du peuple français (16) ».

Le jeune roi ne tarda pas à marquer qu'il gouvernerait avec autorité. Comme lelui avait conseillé Mazarin, il appela Colbert au conseil. Sans attendre, il fit la lumièresur les malhonnêtetés du surintendant des Finances, Nicolas Fouquet - dont le fas tel'irritait. A l'improviste, il le fit arrêter, juger et condamner à la détention. Fouquetétait le neveu d'une grande visitandine bien connue du P. Eudes, et que nousretrouverons d'ici peu, la Mère de Maupeou; il était aussi le frère d'un évêque, FrançoisFouquet, que nous avons déjà rencontré : celui-ci, qui était alors archevêque deNarbonne, dut quitter son siège... On sut, dès lors, qu'il faudrait obéir. Un peu plustard, Bossuet exprimerait ainsi la conception du roi que se faisait Louis XIV : « Toutl'État est en lui; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne (17). »

Il y eut, dès cette époque, des tensions entre le roi de France et la cour deRome. En face du pape aussi, le roi entendait affirmer son autorité. Son ambassadeur,le duc de Créquy, se comporta d'une manière arrogante et maladroite. Il entretenaitune escorte fortement armée, et prétendit étendre l'immunité diplomatique dontjouissait l'ambassade de France, le palais Farnèse, à tout le quartier environnant(c'est ce qu'on appela la « franchise de quartier »). Un territoire aussi vaste devaitconstituer une cachette idéale et un lieu d'asile pour les criminels... C'étaitdifficilement acceptable pour l'administration pontificale. De temps en tempséclataient des bagarres entre les gens de l'ambassadeur et la police romaine. Un jour,des gardes corses du pape tirèrent sur le carrosse de l'ambassadeur : il quitta Rome,et le nonce à Paris fut expulsé. Le pape dut ensuite faire à Louis XIV des excuseshumiliantes, et même des concessions politiques (18). Tout cela ne fut pas sansconséquences pour les affaires du P. Eudes, comme nous le verrons au chapitresuivant.

16. A. CORVISIER, La France de Louis XIV, p. 216.17. P. GOUBERT, Louis XIV.... p. 47.18. Nouvelle Histoire de l'Église, Paris, Seuil, 1968, t. III, p. 385-386. DBF, sv Créquy.

DEUX ANNÉES À PARIS (11) 361

Les faits et gestes des grands avaient leur importance. Mais Jean Eudes éta i tattentif aux gens simples qui l'entouraient, et à la souffrance des pauvres. Or l'année1662 leur fut particulièrement cruelle. Au cours des deux années précédentes - l 'été

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pourri de 1661 est resté tristement célèbre - les récoltes avaient étécatastrophiques ; il s'ensuivit, dans toute la moitié nord du royaume, une effroyablefamine. A Caen, on vendit la livre de pain six sols quatre deniers (soit la moitié d'unejournée de maçon; dans les bonnes années le pain valait moins d'un sol) (19). Beaucoupde manouvriers, de vignerons, d'artisans ruraux moururent de faim et de misère; deshordes de mendiants affamés se pressaient aux portes des villes. A Paris, le jeuneroi, rêvant de gloire, fit donner, au début de juin 1662, un carrousel éblouissant; il v intlui-même caracoler, entre le Louvre et les Tuileries, vêtu d'un costume étincelant depierreries, devant quinze mille personnes de qualité accourues de toute l'Europe. Maisaussitôt après ces fêtes, à l'endroit précis où elles avaient eu lieu, il fallut installerdes fours de fortune et cuire du pain pour les pauvres gens, avec du blé acheté dansle midi ou à l'étranger( 20).

M. Vincent n'était plus là pour susciter un grand mouvement d'entraide. LesDames de la Charité cherchèrent un prédicateur dont la parole soit assez puissantepour mettre en question la conscience des possédants. Puisque le P. Eudes était àParis, elles firent appel à lui. Avec sa force coutumière, il donna plusieurs sermons ; ilsut toucher les cœurs et les inviter à une solidarité qui se traduise en actes concrets(21).

19. Les Ann. NDC il 23 : Chev./115, font allusion à cette grande disette, que ressentitla communauté de Caen. Les sœurs devaient se rappeler longtemps que, « les jours defête étaient quelquefois distingués par des pâtés de cerfeuil, qui leur semblaient desmets délicieux... »20. Voir le Journal d'un bourgeois de Caen déjà cité, p. 27 (8 juin 1662) ; P. GOUBERT,Louis XIV..,, p. 52, 60, 69, 243; P. GoUBERT, La Vie quotidienne... p. 129 ss; G. DUBY,Histoire de la France rurale, Paris, Seuil, 1975, t. II, L'Âge classique, p. 207 ss; R.MOUSNIER, Paris au XVIP s., fascicule Il, La fonction économique, Paris, Centre dedocument. Paris., 1961.21. HÉRAMBOURG Il 23 : 53/223. - Ce souvenir non daté se situe ici avecvraisemblance, après la mort de M. Vincent, pendant un grand séjour du P. Eudes àParis et lors de la dernière grande famine qui ait eu lieu de son vivant.

362 SAINT JEAN EUDES

L'oblation d’Ableiges

Lorsque Jean Eudes était trop las de ses démarches et saturé des miasmes deParis, que l'été devait accentuer, il lui arriva d'aller se reposer à la campagne, accueillisans doute par les proches d'une religieuse qu'il connaissait bien : notre très chèreMère de Maupeou, comme il disait(22). Supérieure du premier monastère de laVisitation, au faubourg Saint-Antoine, elle appartenait à une grande famille

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parlementaire, les Maupeou d'Ableiges (liés aux Fouquet, nous l'avons vu). C'est donc àAbleiges, près de Pontoise, que le P. Eudes, à l'été 1661, s'en était allé prendrequelques vacances.

Or, le 6 juillet, tandis qu'il célébrait la messe dans l'église de ce village,

il est arrivé après la consécration plusieurs grands coups de tonnerre qui faisaienttrembler toute l'église... Alors, note-t- il, j'ai premièrement supplié notre Seigneur deme faire la grâce d'être plutôt écrasé par l'un de ces foudres [sic] que de l 'offenserjamais en quelque façon que ce soit de façon délibérée. Ensuite, je lui ai fait uneoblation de moi-même...

Il s'est offert pour que Dieu se serve de lui pour anéantir le péché dans lemonde, et y établir le règne de son amour; après cela, peu importait qu'il fût anéantilui-même... Le thème d'un grand combat mystérieux contre le péché, qui offense Dieuen contrecarrant son projet sur l'homme, lui était familier : le péché, disait-il dans lesEntretiens intérieurs, démembre Jésus Christ, il lui arrache un de ses membres poule faire membre de Satan (23)... Mais sa prière d'offrande se poursuivait ainsi :

Je vous supplie seulement de m'accorder une grâce : que le désir que j'ai de vouslouer et aimer éternellement ne soit point anéanti, mais qu'il [ ... ] demeure toujoursdevant vous [ ... ] pour vous protester que je vous aime de tout mon grand cœur, quin'est autre que le vôtre que vous m'avez donné en vous donnant vous-même à moitant et tant de fois...

22. OC X 530.23. OC Il 171.

DEUX ANNÉES À PARIS (11) 363

Sous deux formes un peu différentes, le 6 et le 22 juillet, il nota cet acted'offrande à la justice et à l'amour de Dieu. On a retrouvé ces papiers chez lui aprèssa mort (24). On en reconnaît aussi l'écho voilé dans un de ses livres, Le BonConfesseur; il explicite là ce qui était l'âme de cette offrande de lui-même : uneimmense compassion pour ceux qui risquent de se perdre, faute d'hommesapostoliques qui leur prêtent la main (25) ...

Cette offrande de lui-même le préparait à vivre plusieurs peines bien cruelles. Lamort allait en effet le séparer coup sur coup de deux de ses plus chers et solidescompagnons.

Ce fut d'abord Richard Le Mesle (21 octobre 1661), l'un des nos meilleurs

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frères, des plus utiles et des plus affectionnés à notre congrégation 26 ; lui parti, iln'aurait plus le confident qui avait accueilli plusieurs fois, très fraternellement,l'excès de sa peine. Il faudrait aussi lui donner un successeur comme supérieur deCaen : ce fut Simon Mannoury.

Et puis, deux mois plus tard, Pierre Jourdan (27 décembre 1661) âgé, comme LeMesle, de cinquante-trois ans :

La divine Volonté soit notre conduite en toutes choses, et notre uniqueconsolation dans nos afflictions ! En voici une qui m'est très sensible et qui m'a causéune douleur extraordinaire : c'est le décès de notre très bon et très aimable frère M.Jourdan ... 1. Si je suivais mes sentiments, je crierais avec douleur et avec larmes «Est-ce ainsi que nous sépare la mort amère ? » (1 Samuel 15, 32). Mais, regardant latrès sainte, très sage et très bonne Volonté de Dieu, je crie du plus profond de moncœur : « Oui Père juste; oui, Père très bon, puisque telle est ta Volonté (27)».

A la même époque, d'autres décès l'atteignirent, et l'un d'entre eux au moins luifut très sensible : celui de son ami, son « frère du cœur », Jacques Blouet de Camilly ;nous allons le voir au chapitre suivant. Il perdit aussi un des premiers frères laïcs dela congrégation, Jean Moreau, qui était tailleur; et un laïc associé, « oblat », CharlesGuesnetot, qui servait les malades

24. Annales VI 14 :27/704; HÉRAMBOURG Il 26 :53/254; OC XII 154-157. Voir DUCHESNAY NV VI 354.25. BC il : OC IV 179.26. OC X 447.27. OC X 447.

364 SAINT JEAN EUDES

comme infirmier et chirurgien, donnant gratuitement des remèdes aux pauvres, « caril avait du bien » (28)...

Jean Eudes souffrit aussi, pendant toute cette période, d'une persécution plusou moins continuelle, qui prolongeait la campagne de Du Four; et d'incompréhension dela part de certains de ses proches, comme il nous le confie sans nous faire clairementconnaître la nature de ces peines :

En l'année 1661 et 1662, Dieu me fit la grâce de me donner plusieurs grandesafflictions, partie par les médisances et calomnies du monde, partie de la part dequelques personnes qui m'étaient fort chères et qui me causèrent, durant plusieursmois, des douleurs et des angoisses les plus sensibles que j'aie jamais souffertes en

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toute ma vie (29).

Heureusement, d'autres circonstances lui causaient parfois joie et réconfort.C'est ainsi qu'à la fin de l'hiver 1661-1662, il participa à une ordination qui se célébraità Pontoise ; l'archevêque de Rouen ordonnait là des jeunes gens qui s'étaient préparésdans son séminaire, car Pontoise appartenait alors à cet immense diocèse. Le 1 0mars 1662, Jean Eudes écrivit à l'un de ses confrères :

M. l'archevêque publie partout les fruits du séminaire de Rouen, et lasatisfaction qu'il a eue de la grande modestie et piété qui paraissait visiblement surles visages de ceux à qui il a conféré les saints ordres à Pontoise. Cela me donne biende la joie, voyant la bénédiction qu'il plaît à Dieu de donner aux travaux de mes t r èsaimés frères (30)...

Et puis, à l'automne de 1662, de retour à Caen, il tomba malade, gravement. Dela mi-septembre à la fin octobre, il demeura alité. Mais pendant cette épreuve desanté, Dieu, confie-t-il, m'a fait de grandes grâces (31).

Épreuves, joies, travaux : ces longues années à Paris s'éclairent en profondeurpar son désir de plus en plus pur de coopérer de tout son être, à travers tout ce qu'illui était donné de vivre,

28. Annales VI 15 : 27/706 ss.29. MBD 68 : OC XII 121.30. OC X 450.31. MBD 71 : OC XII 122.

DEUX ANNÉES À PARIS (11) 365

avec le projet de Dieu : Dieu nous garde, écrivait-il, de faire jamais notre volonté e tnous fasse la grâce de reconnaître que nous n'avons point d'autre affaire en ce mondeque de faire en tout et partout la sienne, corde magno et animo volenti, avec un grandcœur et un grand amour (32).

32. OC X 537. - Cette formule Corde magno et animo volenti (2 Mart. d'Israël 1,3)était très chère à Jean Eudes. Il en a lui-même proposé des traductions, dont celle quenous donnons ici (OC VI 263) ; voir encore OC V 418 ; VI 213. Rappelons que son «grand cœur » n'était pas seulement le sien, mais celui du Christ vivant en lui - et, dumême coup, celui de Marie et de tous ses frères.

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367CHAPITRE XXIII

LORSQUE JEAN EUDESÉCRIT AUX FEMMES

Mère Patin. - Madame de Camilly.Mort de Jacques Blouet de Camilly. - M. Boniface à Rome.

( 1 6 6 0 - 1 6 6 2 )

Les lettres de la poste...

Les lettres de la poste ne se perdent jamais (1)... Cette affirmation catégoriquede Jean Eudes est un bel hommage au service royal de la « poste aux lettres », ouvertau public sous Henri IV et perfectionné sans cesse sous les règnes suivants. Grâce àdes relais bien répartis offrant des chevaux de rechange, un réseau serré decourriers desservait assez rapidement tout le royaume. Cette organisation officielleétait d'ailleurs complétée par quelques autres initiatives, telles les messageriesd'universités ; et celles de l'université de Caen étaient au milieu du XVIIe siècleparticulièrement prospères.

Il fallait deux jours, à la belle saison, pour acheminer une lettre de Paris à Caenen passant nécessairement par Rouen (mais trois ou quatre jours d'octobre à mars) ;et il y avait des départs fixes, deux ou trois fois par semaine (2).

Les tarifs du port des lettres étaient déterminés par décision royale.L'expéditeur écrivait sur la lettre cachetée le prix requis, et le destinataire payait àl'arrivée lorsqu'il retirait sa lettre à l'hôtel des postes. Par exemple, sur une le t t requ'il envoyait de Coutances à Caen le 12 août 1656, le P. Eudes a inscrit : Port, deuxsols (3).

1. Lettre du 19 janvier 1670, OC X 564.2. Voir, p. ex., dans les lettres de Jean Eudes, OC XI 79 : « Samedi, après que la postefut partie [de Paris pour Caen] »; OC X 553 : « Par la poste de jeudi ou de vendredi auplus tard [de Caen vers Paris] »...3. Lettre conservée à la maison de Notre-Dame de Charité de La Rochelle. - Lesrenseignements ci-dessus sont pris à E. VAILLÉ, Histoire générale des postesfrançaises, Paris, PUF, 2 vol., 1949.

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368 SAINT JEAN EUDES

Jean Eudes pouvait bien parler de la poste aux lettres, car il en était unutilisateur assidu : nous l'avons constaté au cours des chapitres précédents.

Une petite partie de cette correspondance est parvenue jusqu'à nous : environdeux cent cinquante lettres. Elles ont été publiées (4).

Il terminait souvent ses lettres en tournant à sa mode les formules un peusolennelles de son époque ; il écrivait, par exemple :

Tout vôtre, Jean Eudes, prêtre missionnaire;

ou bien :

Plus vôtre que mien, Jean Eudes;

ou encore, parfois, dans les missives familières

Le petit ver de terre, Jean Eudes.

En tête de ses lettres il inscrivait volontiers des formules de ce type :

La divine Volonté soit notre conduite en toutes choses;

ou :Jésus, le très saint Cœur de Marie, soit le nôtre pour jamais;

ou d'autres vœux de ce genre inspirés par les circonstances'. Au cours de ce bre fchapitre, nous relirons deux séries de lettres, écrites de Paris dans les années 1660-1662, à deux femmes, à peu près ses contemporaines, qui ont, chacune à sa façon,tenu dans sa vie une place assez importante : FrançoiseMarguerite Patin (1600-1668), religieuse de la Visitation; et Anne Le Haguais, dame de Camilly (vers 1605-1680). Nous les avons déjà rencontrées.

4. Lettres aux prêtres de sa congrégation (livre 1) et Lettres aux religieuses de N.-D.de Charité (livre Il), dans OC X 383 ss ; Lettres à diverses personnes (livre 111), dansOC X 7 ss. Deux autres lettres dans Och, Lettres et opuscules, p. 10 et 383 -1 et 1 0autres encore dans Lch, p. 168 et ss. Voir introduction de ce dernier ouvrage, par DUCHESNAY. - Un choix de cinquante lettres a été récemment publié par C. GuiLLON, Entout la volonté de Dieu, Paris, Cerf, 1981.5. Annales IV 22 : 27/426 ss.

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LORSQUE JEAN EUDES ÉCRIT AUX FEMMES 369

Françoise-Marguerite Patin

La Mère Patin a laissé un grand souvenir tant à Notre-Dame de Charité queparmi ses sœurs de la Visitation. « Douée d'une grande vivacité d'esprit et d'uneparfaite beauté (5) », elle était animée d'une foi forte et profonde. Mais les relationsentre elle et le P. Eudes ne furent pas faciles : lui, plein d'estime et de sympathie pourelle, souffrait souvent de ses attitudes réservées. Elle, tout en faisant pleineconfiance à la sûreté du conseiller spirituel, restait circonspecte à l'égard de sesorientations pratiques. Nous n'avons plus, hélas, ses lettres à elle ; elles ne devaientpas être banales, et il eût été instructif d'entrevoir à travers ces missives quelleimage elle se faisait de lui, et quels aspects de sa personnalité à lui éveillaient chezelle inquiétude ou agacement...

La correspondance de ces années-là tourne précisément surtout autour d'unedes questions qui les opposèrent : fallait-il envoyer un représentant à Rome pour ysolliciter l'approbation de Notre-Dame de Charité par le Saint- Siège ? Elle n'y était pasfavorable. Jean Eudes lui en avait parlé dès 1656, et lui avait écrit à ce sujet; maiselle ne me répond rien là-dessus, notait-il décontenancé (6).

Au début de 1660, elle lui a écrit que ses affaires étaient « en bon état à Rome» ; c'est donc qu'elle pensait pouvoir agir auprès du Saint-Siège sans envoyer là-bas unhomme de confiance. Mais le Père s'inquiétait : n'allait-on pas obliger la communautécaennaise à s'unir aux « religieuses d'Avignon », c'est-à-dire à l'institut de Notre-Damedu Refuge fondé par Élisabeth de Ranfaing (voir ci-dessus p. 166) ? Cela, jamais il n'yconsentirait (probablement parce que, dans cet institut, on admettait parmi lesreligieuses d'anciennes pénitentes, et que cela ne lui paraissait pas réaliste) (7).

Un peu plus tard, nouvelle inquiétude venue de Rome : on y avait attribué auxreligieuses de Caen le nom fantaisiste de « Filles du Cœur de la sainte Vierge », et celaavait déplu au

6. NV V 131, citant la Mère Françoise-Madeleine DE CHAUGY, Histoire des fondations,bibl. Mazarine, Ms 2439.7. OC X 408.8. OC X 530.

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cardinal Francesco Barberini. Mais qui avait donc pu faire courir ce faux titre? Lefondateur qui rapportait cela à la Mère en profitait pour insister une fois de plus :

Je vous ai toujours dit, ma très chère Mère, et je vous le dis encore, qu'il es tnécessaire d'envoyer un homme exprès à Rome... Prendre pour messager l'évêque duPuy, Mgr de Maupas du Tour, délégué par l'épiscopat français pour aller préparer labéatification du fondateur des visitandines ? Oui, c'est bon; mais cela ne sauraitsuffire : il faut un ecclésiastique qui séjourne à Rome pour solliciter l'affaire. Or,justement, ajoute Jean Eudes, j'en connais un à Paris qui y serait bien propre, et jepense qu'il ne refusera pas. Il s'agissait, bien entendu, de Louis Boniface, que lesgrandes missions parisiennes lui avaient fait renconter - dans un climat de mutuelenthousiasme. « Savant, intelligent, d'un air prévenant, zélé avec cela, et ardent danstout ce qu'il entreprenait (9)... », ce jeune prêtre avait de quoi séduire. Peut-être JeanEudes ne devina-t-il pas ce qu'il y avait de fragile dans cette personnalité, quelquechose d'un peu exalté, un manque de soumission au réel... Bien plus tard, Jean-JacquesBlouet de Camilly - qui le connut personnellement et le revit même après avoirsuccédé au P. Eudes - le décrivait « homme de bien, mais chaud et ardent, véhémenten paroles, mais fort imprudent dans sa conduite (10)... ».

Toujours est-il que le P. Eudes souhaitait le voir partir pour Rome en compagniede Mgr du Puy. Au cas où lui-même serait disposé à marcher, que la Mère déjà préparel'argent nécessaire et les documents à lui confier (11).

Quelque temps après (21 septembre 1660), il insista de nouveau : visiblement,la très chère et bonne Mère n'était pas décidée. Le Père s'était renseigné sur le coûtde l'entreprise : environ six cents livres, pensait-il (en réalité, ce serait beaucoup plus!). La supérieure en connaissait un autre qui, disait-elle, prendrait moins cher ?... Cen'était pas possible. Celui-ci, en tout cas, s'offre d'aller par pure charité et sansaucun intérêt. Et Jean Eudes détaillait ses qualités. D'ailleurs le temps pressait.

9. Annales VI 12 : 27/692. OC X 533.10. Note de J.-J. Blouet de Camilly, 15 septembre 1698, dans B III, App., p. 58-60, N.B.Cette note contient plusieurs dates approximatives.11. OC X 534.

LORSQUE JEAN EUDES ÉCRIT AUX FEMMES 371

Mandez-moi au plus tôt votre dernière résolution, et au nom de Dieu ayezquelque croyance à une personne qui aime, comme je fais, la maison de la bonneVierge, et qui vous parle avec tant de vérité et de sincérité. C'est celui qui est de t ou t

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son cœur, ma très chère Mère, tout vôtre (12)...

Des mois ont passé. La Mère a fini par céder, et l'envoyé est parti ; il est arrivéà Rome au milieu de mai 1661, et il a écrit ses premières impressions au P. Eudes.Nouvelle lettre un peu plus tard : il était sûr de réussir. Il envisageait, si lesintermédiaires ne suffisaient pas, de s'adresser directement au pape! De Paris, JeanEudes tenait au courant la Mère Patin. Il notait que ce qui faisait difficulté à Rome,c'était le péril couru, croyait-on, par les religieuses qui s'occuperaient des femmespénitentes ; pour rassurer, Boniface avait décrit, avec beaucoup d'imagination, toutessortes de précautions : une muraille sépare les religieuses des pénitentes; durant lanuit on les veille par un treillis, etc. Il faudra vous conformer, mandait le Père à lasupérieure, autant qu'il vous sera possible, à ces clauses (sauf pourtant le treillis ! )(13).

Le 10 septembre 1661, le P. Eudes écrivit de nouveau à la Mère Patin : Voilà unelettre de M. Boniface que je reçus hier et que je vous envoie... Il faudrait expédier àRome un plan de la maison et une copie des principales règles concernant lespénitentes, dûment conformes aux exigences romaines (14)...

Trois mois plus tard : J'ai reçu une lettre cette semaine de M : Boniface, quim'écrit que vos affaires vont de mieux en mieux... Il fallait seulement redoubler deprière, car voilà les grands coups, ce dit-il, qui se vont donner (15).

M. Boniface était sûrement sincère. Mais en réalité, il était encore beaucoup plusloin du but qu'il ne le pensait. Et il réclamait beaucoup d'argent. Le P. Eudes, écrivant àla Mère Patin, détaillait ses besoins - encore accrus par une dégradation du change decinq pour cent, précisait le Père ; la chambre coûtait chaque mois trois écus [neuflivres], sans compter le blanchissage,

12. OC X 534-536~13. OC X 538-540.14. OC X 541-543. - On connaît le texte intégral de trois lettres de Boniface, quiétaient conservées aux arch. de N.D. de Charité de Caen, aujourd'hui détruites; on lestrouve dans B III, App., p. 62 ss.15. OC X 545.

372 SAINT JEAN EUDES

le bois et la chandelle, etc. Et sans oublier l'argent nécessaire aux présents qu'il es tobligé de faire à diverses personnes, sans quoi on ne fait rien en ce pays-là (16) ...

Jean Eudes avait déjà précédemment avancé lui-même une somme de cinq cents

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livres, et portait toujours sur son envoyé un regard aussi admiratif. Il ne se doutaitpas que, quelques mois plus tard, Boniface allait accomplir un acte qui devaitentraîner, dix ou onze ans après, des répercussions catastrophiques pour lui-même e tpour sa congrégation.

La supérieure, elle, n'était pas optimiste du tout : tout cet argent qu'on luidemandait, alors que nul résultat ne se laissait entrevoir, cela ne lui disait rien quivaille. Plus tard, elle fera ses comptes : on y aura englouti deux mille six centcinquante-six livres (17) : le chiffre est parvenu jusqu'à nous dans toute son horreur!C'est seulement en 1665 qu'on pourra découvrir enfin que ces dépenses n'auront pasété consenties en pure perte.

Lorsque, dans les premiers mois de 1662, la Mère Patin réfléchissait à ce t teaffaire avec ses conseillers de Caen, ceux-ci la pressaient de ne plus rien envoyer. Ellel'écrivit au P. Eudes, et cela nous vaut, de la part de son correspondant, une le t t repassionnée et spirituelle, qu'il faudrait pouvoir citer toute entière :

Mais mon Dieu, ma chère Mère, quel sujet avez-vous de m'écrire ce que vousm'écrivez?...

Une fois de plus, le voici qui vante les qualités du mandataire

Est-ce que vous me prenez pour un menteur et un trompeur, et que vous croyezqu'il dépense votre argent, ou plutôt le mien, mal à propos ?... Mais vos intimes amis,dites-vous, s'étonnent qu'un homme soit si longtemps à Rome pour vos affaires [ ... ] .Plût à Dieu que ces amis intimes voulussent allerprendre la place de M. Boniface; ilsverraient comme l'on fait à Rome...

En quatre pages pleines de verve, le P. Eudes prend à partie ces amis intimesqu'il désigne ainsi à sept reprises

16. OC X 545-547.17. Annales VI 28 : 27/760.

LORSQUE JEAN EUDES ÉCRIT AUX FEMMES 373

Dites, s'il-vous-plaît, toutes ces choses à vos intimes amis, et ils changeront desentiment, ou ils ne seront pas les intimes amis de votre maison(18)...

La Mère ne fut pas encore convaincue, et elle écrivit qu'elle n'enverrait d'argentque si on lui donnait assurance que la chose réussirait. Nouvelle insistance du P. Eudes:

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Est-il possible que la Mère Patin, qui est si vertueuse et si raisonnable, fasseune telle proposition ? [ ... ] Et qui est- ce qui répondra à notre Seigneur et à sa t r èssainte Mère d'avoir ainsi abandonné leur affaire (19) .?

Mais la Mère Patin était de plus en plus persuadée que l'envoyé n'obtiendrait rien.Cela se disait d'ailleurs en ville. Il semblait, ont noté les sœurs, « que chacun pr î tplaisir à rapporter à nos grilles qu'on ne parlait que de l'entière destruction de ce t temaison ». Pourtant, les sept novices et les deux postulantes qu'il y avait alors dans lamaison exprimèrent leur ferme intention de rester. On redoubla de prière. La MèrePatin fit « peindre un démon » qu'elle plaça sous les pieds de Notre-Dame de Charité, lajolie statue de bois doré, « afin d'engager cette Mère de bonté à terrasser ce monstreinfernal » (21).

«H n'est pas temps de remuer cette pierre... »

En réalité, les efforts déployés à Rome depuis près d'un an par Louis Bonifaceétaient moins vains qu'on ne le pensait à Caen. La Congrégation des Évêques e tRéguliers à laquelle il avait affaire, en sa séance du 23 mars 1662, prit connaissancedu Mémoire déposé par lui (21) . Elle décida de l'envoyer au nonce à Paris pour obtenirune meilleure information. Ce qui fut fait. Dès lors, il faudrait attendre plusieurs moisavant que l'affaire soit reprise à Rome.

18. OC X 548-552.19. OC X 552-554.20. Ann. NDC 11 27 : Chev/128.21. Ce Mémoire est conservé aux archives secrètes du Vatican, SCER, dossierSezione Monache, juin-septembre 1665, liasse « Réunion du 4 sept. 1665 ». Il porte, ensurcharge, la mention « 23 mars 1662. Nuntio pro informatione ».

374 SAINT JEAN EUDES

Boniface, lui, ignorait la décision de la Congrégation romaine, et il ne voyait rienvenir. Pressé par le P. Eudes - lui-même talonné par la Mère Patin - il décida de tenterune démarche en faveur de la Congrégation de Jésus et Marie. Il avait soumis ce projetau P. Eudes et celui-ci, conscient des obstacles, lui avait répondu qu'il n'était pastemps de remuer cette pierre. Mais, comme le note Costil, il « n'eut point la force deréprimer la vivacité qui causa tant d'affliction depuis au P. Eudes » (22). Il passa outreau refus qu'il avait reçu et risqua le tout pour le tout en présentant au pape unesupplique où, au nom du fondateur, il promettait que la Congrégation soutiendraitl'autorité du Souverain Pontife « même en matière douteuse » et s'y engagerait « parvœu irrévocable ». Cette demande d'approbation fut rejetée par le Saint-Siège (31mai-2 juin 1662) ; mais l'écrit qui la présentait fut soigneusement classé dans les

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cartons d'où une main mal intentionnée devait venir, hélas, le soutirer un jour (23) ...

Boniface n'en resta pas là. En août 1662, il se tourna vers la Congrégation Depropaganda Fide ; mais celle-ci ne voulut même pas renouveler les pouvoirstemporaires qu'elle avait accordés en 1648 et reconduits jusqu'en 1659 : elle seplaignait que le P. Eudes ne la tînt pas au courant de ses travaux... Les instances deBoniface n'aboutirent qu'à des promesses du secrétaire de cette Congrégation (24).

Entre-temps, la décision prise le 23 mars par la Congrégation des Évêques e tRéguliers avait été exécutée. Alerté dès les

22. Annales VI 12 bis : 27/700.23. Annales VI 12 bis : 27/699; et VIII 5 : 27/979 ss. - La demande d'approbation f u trejetée par le pape le 31 mai, et cette décision fut enregistrée par le SCER le 2 juin :arch. secr. Vat., SCER, registre des Réguliers, no 70 (année 1662), au 2 juin 1662 infine. Le 5 juin, une lettre de la Secrétairerie d'Etat fit connaître cette décision aunonce (cf. B 111432), probablement pour qu'il en informe le roi, dont il fallait ménagerla susceptibilité.24. Sur ces démarches auprès de la Propagande, voir B 111420 ss; et S. Congr. depropaganda Fide memoria rerum, déjà cité, t. 1/2, p. 134 ss. Les pouvoirs accordésen 1648 ont été renouvelés en 1653 et 1656, mais probablement pas en 1659, quoiqu'en disent Annales VI 11 : 2 7/691, repris d'ailleurs par Memoria rerum, 1/2, p. 136.- Le titre «praefectus missionum sacerdotunt saecularium in Gallia » n'a sans doutejamais été attribué à Jean Eudes : le texte lu par Costil devait être plutôt un projetqu'une copie de document officiel! -- Quant aux pouvoirs de la Propagande, il faudraattendre l'année suivante, 1663, pour qu'ils soient renouvelés.

LORSQUE JEAN EUDES ÉCRIT AUX FEMMES 375

semaines suivantes, le nonce Piccolomini avait demandé l'avis du nouvel évêque deBayeux, Mgr de Nesmond; le 14 juillet 1662, il était en mesure de renvoyer à Romel'attestation de l'évêque confirmant pour l'essentiel le Mémoire Boniface qui y éta i tjoint, et demandant au pape d'approuver dès que possible la communauté de Notre-Dame de Charité (25).

La congrégation, dans sa séance du ler septembre, décida de confier le dossierau cardinal Franciotti « afin qu'il l'étudie et fasse un rapport » (26). L'affaire deNotre-Dame de Charité avançait donc lentement, certes, mais elle avançait. Que sepassa-t-il alors ? C'est à partir de là qu'elle semble s'être enlisée, pour longtemps. Lecardinal Franciotti laissa dormir le dossier dont on l'avait chargé. Quelle fut la causede cette « négligence » ? Les adversaires du P. Eudes y furent-ils pour quelque chose? Ou la Congrégation s'aperçut-elle que le mandataire de Notre-Dame de Charité éta i t

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celui-là même qui, peu de mois avant, avait tenté une démarche si maladroite enfaveur de la Congrégation de Jésus et Marie ? Ou bien encore le contexte politique del'affaire Créquy, dont nous avons parlé au chapitre précédent, invitait-il les bureauxromains à ne pas favoriser le royaume de France?

Ce malaise politique, en tout cas, fut ressenti par notre Boniface, qui écrivit unpeu plus tard (17 juillet 1663) : « C'est pitié d'être à présent Français à Rome. Chacunleur fait le pis qu'il peut pour gagner la grâce de ceux qui gouvernent. Il n'y a que lepauvre peuple qui aspire après le jour auquel ils espèrent être délivrés de tant demaux par les armes de la France (27)... »

Quoi qu'il en soit, en septembre 1662, l'espoir de faire approuver à Rome Notre-Dame de Charité avait cessé d'être le thème de la correspondance entre le P. Eudeset la Mère Patin, car l'un et l'autre ignoraient le développement réel de l'affaire

25. L'attestation de Mgr de Nesmond et le « bordereau d'envoi » du nonce sontconservés aux arch. secr . Vat. dans la même liasse que le Mémoire de Boniface, ci-dessus, n. 21.26. Ces mots « qui audiat et referat », ainsi que la date du 11, septembre 1662,apparaissent en surcharge sur le « bordereau d'envoi » du nonce. - Ces donnéesrésultent des recherches faites en 1983 aux archives du Vatican par le P.C. Guillon.27. Annales VII 12 bi~ : 27/700 et B III, App., p. 63.

376 SAINT JEAN EUDES

(que les archives nous révèlent aujourd'hui) ; ils la croyaient depuis longtemps bloquée.

En jetant un regard en arrière, spécialement sur les lettres qu'ils ont échangéesen 1660-1662, on devine chez eux, derrière une volonté commune de bienveillance e tde collaboration efficace au service d'une ceuvre très aimée, derrière une profondecommunion dans la foi, la souffrance de ne pas trouver le chemin d'une vraierencontre, et un désir de convaincre souvent déçu de part et d'autre. Ce sont deuxsensibilités riches et frémissantes qui se recherchent, voudraient pouvoir s'aimer, e tne le peuvent qu'en dépassant des tensions douloureuses, toujours renaissantes.

Anne Blouet de Camilly

Avec Anne Blouet de Camilly, au contraire, l'accord a été spontané, et uneamitié harmonieuse, greffée sur la foi, a pu se développer au fil de très longuesannées. C'est en effet dès l'âge de vingt-deux ans, nous dit-on, tout au début de sonmariage, qu'elle aurait, pour la première fois, entendu prêcher le P. Eudes : « touchéede Dieu », elle« le prit pour son directeur [ ... ] et commença de se confesser à lui ».

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En ce début de leur relation, le jeune directeur s'était montré exigeant : il « lui f i tquitter la soie, note joliment Hérambourg, et tout cet extérieur mondain qu'elle avait,conformément à sa condition » (28).

Elle et son mari devinrent vite, pour le P. Eudes, des collaborateurs intimes e tfidèles, et une amitié se noua entre eux trois : Jacques de Camilly fut le frère ducœur, et Anne, une amie très proche et très respectée. Cette amitié s'étendit, ons'en souvient, au jeune précepteur de leurs quatre enfants, Simon Mannoury, quidevint prêtre et se lia au P. Eudes comme membre de sa société ; et aussi au frère deMme de Camilly, Augustin Le Haguais. Les Blouet de Camilly furent le ferme

28. HÉRAMBOURG 1 13 : 52/185. - L'âge indiqué, vingt-deux ans, ne peut être exactque si elle s'est mariée fort jeune on ne connaît pas sa date de naissance, mais lecontrat de mariage est de 1623 or le P. Eudes n'a pas commencé son ministère àCaen avant 1628 : si elle avait alors vingt-deux ans, c'est qu'elle s'était mariée vers17 ans. - Elle ne devait survivre que trois mois au P. Eudes.

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appui de la maison du Refuge, spécialement pendant les années difficiles du début ;elle, surtout, exerça une responsabilité très importante à l'égard de cette maison : lePère était absolument sûr d'elle et s'en remettait souvent à ses décisions.

Cette collaboration entraîna très tôt une correspondance suivie. Dès 1644, JeanEudes, quand il était absent de Caen, aimait recevoir les lettres de Mme de Camilly :

J'ai reçu votre dernière toute pleine; mais elle n'est pas de la dernière poste, quine m'en a point apporté, dont je suis en peine, parce qu'en la précédente, vous memarquiez que vous vous portiez mal (29)...

On devine parfois dans ces lettres qu'il lui reconnaît un rôle quasi maternel àl'égard de la congrégation dont il est, lui, le père : en 1656, il lui écrivit de Coutances -où Jean-Jacques Blouet de Camilly venait d'entrer à la probation - : Tous vos enfantsde Coutances vous saluent très humblement et très affectueusement(30). Et quinzeans plus tard, il rédigerait ainsi un codicille à son testament (1er mai 1672) : Dieu lui adonné un cœur de mère au regard de toute la congrégation [ ... ] . Je supplie mes t r èschers frères de la regarder et honorer en cette qualité (31).

Mais voilà qu'à l'automne 1661, Jacques de Camilly 'tomba malade, gravement.Jean Eudes l'apprit à Paris. Le 18 octobre, il écrivit à Mme de Camilly pour laréconforter tout en l'aidant à accepter une mort possible ; ce faisant, il s'exhortaitaussi lui-même :

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Il n'empêche pourtant pas, ajoutait-il, que mon cœur ne soit très affligé desavoir notre pauvre et cher frère du cœur, M. de Camilly, en cet état, et vous, machèrefille, avec tous les vôtres, dans l'angoisse où vous êtes et dans le péril detomber malade de ces dangereuses maladies. Je supplie mon Jésus de tout mon cœurde vous conserver...

Il lui suggérait d'utiliser, si elle devait préparer son mari à la

29. OC XI 47-48.30. OC XI 68. - Dans la même lettre, p. 67-68, à propos d'une maladie de M. Manchon, ilreprend avec gravité une plaisanterie de sa correspondante, afin, dit-il, que l'on ne mefasse passer pour un faux prophète. Cette remarque inattendue s'expliquerait-elle parle souvenir amer de ses encouragements à la duchesse d'Aiguillon, juste avant la mor tde Richelieu ?Voir ci-dessus, p. 121,n. 37.31. OC XII 176.

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mort, les actes qui se trouvent dans Le Contrat de l'homme avec Dieu et Le Royaumede Jésus (32).

Cette lettre arriva trop tard : le jour même où Jean Eudes l'écrivait, le mardi 1 8octobre, M. de Camilly était mort. La nouvelle n'en parvint à Paris que le samedi, avecle courrier de Caen. La mort de ce très sincère et très fidèle ami causa, selon lessens, beaucoup de douleur au P. Eudes (33). Mais il ne put écrire à son tour que lemardi 25, jour de la poste :

Je n'ai pu vous écrire qu'aujourd'hui, ce qui m'a été un surcroît de peine d'être silongtemps sans vous donner quelque petite consolation. Mon Dieu, ma chère fille, quemon affliction et mon angoisse est grande, de ce que je ne suis point maintenantauprès de vous, pourpleurer avec vous et vous assister en l'état où vous êtes.

Car elle était non seulement désolée, mais malade à son tour. Alors il l ' invitaitlonguement, longuement, à faire un bon usage de sa peine et de sa maladie : près decinq grandes pages de conseils - peut-être un peu massifs si elle eût été mourante! Siloin d'elle, il était anxieux de la savoir malade et menacée; et il ne se décidait pas àclore sa lettre... Il demandait au Seigneur, dans sa prière, de donner à Mme de Camillytoutes les richesses spirituelles dont il l'avait lui-même comblé, toutes les missionsqu'il lui avait fait la grâce de prêcher, toutes les âmes qu'il lui avait données et luidonnerait à l'avenir; que tout cela soit à elle aussi, afin que notre Seigneur soit autantglorifié en vous pour jamais qu'il désire y être glorifié... N'acceptez-vous pas ce don,ma très chère fille, pour cette même intention ? Ce partage total de toute grâce

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reçue et de toute fécondité spirituelle est impressionnant. A la fin de cette longuemissive, il lui confie, si elle doit mourir, diverses intentions touchant notreCongrégation et la Maison de Notre-Dame de Charité : elle sera au Paradis laprocureuse et la solliciteuse de toutes les affaires où il se trouve engagé (34)...L'accord affectif et spirituel de ces deux êtres s'épanouissait en une véritable e tprofonde alliance.

Elle ne mourut pas. La lettre où elle lui donnait de meilleures nouvelles croisacelle qu'il venait d'envoyer, et il put lui écrire, dès le mardi suivant, combien il en éta i theureux

32. OC XI 77-79.33. OC X 446.34. OCXI79-85.

LORSQUE JEAN EUDES ÉCRIT AUX FEMMES 379

Oui, ma très chère et unique fille, ce sera de bon cœur, je vous en assure, que jevous écrirai souvent; car, comme vos lettres me consolent toujours, ce m'est aussiune consolation de vous écrire.

il méditait avec elle, dans cette lettre, sur la Volonté de Dieu, qui ne peut ê t reque bienfaisante pour nous. Il est bon de pleurer, lui disait-il ; mais qu'elle ne se laissepas accabler par la tristesse (35)!

Dans les mêmes jours, il avait écrit à ses confrères de Caen ; il leur parlait deJacques Blouet de Camilly, dont le décès lui faisait si mal :

Nous ne perdons pas nos amis quand Dieu les tire près de soi; au contraire, nousles possédons mieux, et ils nous sont plus utiles au ciel qu'en la terre. Mais, ajoutait-il,il faut leur aider à y aller bientôt, car il arrive souvent qu'on demeure longtemps enchemin (36)...

Jean Eudes avait donc écrit le 1" novembre à Mme de Camilly. Huit jours sepassèrent, pendant lesquels il ne reçut d'elle aucune missive nouvelle. Il s'en inquiétaet, de nouveau, le mardi 8 novembre, lui écrivit :

Quefaites-vous, mapauvre chère affligée, quefaites-vous ? En quelétat êtes-vous maintenant? [ ... ] Il me semble qu'il y a longtemps que ne n'ai reçu de vos chèreslettres [il y avait une dizaine de jours ... ]. Je pense à toute heure à vous, ma t r èsunique fille...

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Il l'invitait à prier, à faire siennes les paroles qui sont sorties du Cœur t ou taimable de Jésus : Oui, mon très bon Père [ ... ], je veux tout ce que vous voulez... Etde son côté, il priait Dieu pour elle :

Je le supplie d'employer sa toute-puissante bonté pour vous possédertotalement et sans réserve. Je suis, en l'amour sacré du très saint Cœur de Jésus e tde Marie, ma très chère et bonne fille, tout vôtre, Jean Eudes, prêtre missionnaire(37).

La formule finale garde quelque chose de cérémonieux, comme il se devait. Maisles confidences, pour être réservées,35. OC XI 86-88.36. OC X 446. - « On demeure longtemps en chemin » : cette formule lui é ta i tfamilière.37. OC XI 89-91.

380 SAINT JEAN EUDES

n'en sont pas moins intenses : une amitié très forte et un accord profond unissaientces deux cœurs. Jean Eudes sexagénaire dévoile ici, plus simplement sans doute qu'ilne l'eût fait vingt ans plus tôt, quelque chose de la tendresse qui l'habitait.

Ces quelques lettres nous laissent entrevoir la façon dont Jean Eudes a t ra i téavec les femmes, nombreuses, que lui a fait rencontrer sa vie de missionnaire. Dansla plupart des cas, nous le devinons à l'aise, et dès le début de son ministère : laqualité de sa présence, la finesse de son intuition, une secrète tendresse qu'ellespressentaient en lui les amenaient à lui vouer une confiance mêlée de déférenteaffection. Même si l'on met un peu à part l'amitié privilégiée qui l'unissait à Mme deCamilly, on est frappé de le voir établir des liens profonds avec les grandes abbessesque furent Laurence de Budos et Françoise-Renée de Lorraine, nouer une relationchaleureuse avec la Mère Mectilde du Saint-Sacrement, admirer sans réserve l'œuvrede la grâce aussi bien en Marie des Vallées que chez Marie de Boisdavid, inviter à unecoopération confiante l'humble Madeleine Lamy et cette jeune princesse que nousrencontrerons bientôt, Mme de Guise. Mais parfois, avec d'autres, l'accord nes'établissait pas : on pense à Marguerite Morin, à Françoise-Marguerite Patin... ; il enrestait déconcerté, n'en prenait pas son parti, et cherchait le chemin... Il semble queces demi-échecs aient été des exceptions. N'oublions pas toutes celles qui lui ontouvert leur cœur dans les missions, spécialement ces jeunes femmes blessées par lavie pour qui son regard attentif, amical, plein de respect et d'encouragement, atraduit quelque chose de la tendresse de Dieu.

C'est grâce à la poste royale qu'un écho de ces amitiés a pu traverser les tempset parvenir jusqu'à nous sans rien perdre de sa fraîcheur.

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381CHAPITRE XXIV

VERS L'APPROBATION ROMAINE DENOTRE-DAME DE CHARITÉ

François de Nesmond. - L'église du séminaire de Caen.Missions. - Châlons-sur-Marne. - Clairvaux.

Le cardinal de Retz à Rome. - L'approbation.

( 1 6 6 2 - 1 6 6 6 )

Je quitterais sans peine le ciel, si j'y étais, pour revenir sur la terre afin d'aiderau salut d'une pauvre âme (1)... Cette boutade de Jean Eudes que la tradition a portéejusqu'à nous, traduit sa ferveur apostolique. L'âge ne l'usait pas : à soixante ans, il sedonnait au travail missionnaire avec autant de genérosité - et de joie - qu'aux débutsde son ministère. Nous allons voir au cours de ce chapitre comment la mission l'aconduit, sans qu'il s'y attende, à l'heureuse réalisation d'un de ses grands désirs :l'approbation par le Saint-Siège de la communauté de NotreDame de Charité.

François de Nesmond, évêque de Bayeux

Reprenons l'itinéraire du P. Eudes au moment où, après un long séjour à Paris, ils'apprêtait à regagner la Normandie. Il voulut assister dans la capitale à l'ordination -on disait alors le « sacre » - du jeune évêque nommé à Bayeux en remplacement deFrançois Servien : François de Nesmond (1629-1715) (2). Celui-ci, élève des jésuites,s'était formé au ministère auprès de Bourdoise, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet; ilavait fréquenté les « mardis » de M. Vincent. Il était un pur produit de l'énorme

1. Fleurs, JE Il 22: 31/529.2. Annales VI 19 ss : 27/725 ss. Ce chapitre se référera souvent à cette partie desAnnales.

382 SAINT JEAN EUDES

effort de renouveau de l'Église entrepris au début du siècle, et il allait, cinquante ansdurant, régir le diocèse de Bayeux ; fidèle à y résider, apostolique et désintéressé, ilallait à son tour promouvoir efficacement la restauration de l'Église dans cette régionde Basse-Normandie.

Il fut heureux de trouver dans son diocèse un séminaire bien vivant, fondédepuis près de vingt ans déjà, devenu diocésain depuis cinq ans, où bon nombre de

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prêtres, au cours des années précédentes, avaient pu se former ou se renouveler. Ilne tarda pas à y venir, et il aimait à le visiter, tout jeune qu'il fût, « comme un bonpère de famille (3) ».

Une visite particulièrement importante eut lieu le 8 février 1663. On fêtait cejour-là le Cœur de Marie; il présida les célébrations. Le sermon fut donné par unbénédictin de Saint-Étienne, ami et soutien du P. Eudes, cousin des Camilly: JeanBlouet de Than (4).

Hélas, au cours de cette même fête, le P. Eudes reçut de Rouen une informationbien cruelle : Thomas Manchon venait d'y mourir âgé de quarante-six ans. Compagnondes premiers jours, c'était « le meilleur de tous ses missionnaires et le plus fort pourparler en chaire ». En mission il se dépensait sans compter, et si on l'invitait à seménager, il répondait parfois : « Bonne vie est courte! » Il était mort en quelquesjours, et avec les dispositions les plus saintes qui se puissent désirer. Mgr Auvry,ancien évêque de Coutances, écrivit de Paris au P. Eudes, pour le réconforter, unelettre pleine de cœur; il devinait bien que c'était, pour son ami, une grande croix àporter (5).

Ferveur missionnaire

En 1663, le P. Eudes et ses compagnons reprirent une intense activitémissionnaire.

3. On précise que, probablement pour ne pas compliquer le service, Mgr de Nesmond«faisait apporter de l'évêché de quoi dîner, qu'il prenait dans le réfectoire avec lacommunauté ».4. Voir ANNEXE, Tableau généalogique, p. 550.5. MBD 71 : OC XII 122. - A la tête du séminaire de Rouen, il fallait un nouveausupérieur : Jean Eudes désigna M. Faucon dit de Sainte-Marie (1663-1665).

VERS L'APPROBATION ROMAINE 383

Il y eut d'abord trois missions en Normandie. Ils prêchèrent à Saint- Germain-la-Campagne, au diocèse de Lisieux, vers le mois de mai. L'évêque, Léonor de Matignon,fut si satisfait qu'il donna, le 8 juin, en faveur des compagnons du P. Eudes, une le t t requi élargissait leurs pouvoirs de prêcher, d'absoudre, de dispenser, de bénir, et ausside suppléer temporairement les curés absents (6).

Non loin de là, mais dans le diocèse de Bayeux, ils évangélisèrent Létanville, unfief de M. de Langrie, qu'ils connaissaient déjà. Mgr de Nesmond y vint pendant t ro isjours, à la fin de la mission; il prêcha en plein air, dans le cimetière ; et il donna le

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sacrement de confirmation (7).

Un peu plus tard, du 7 octobre au 2 décembre, les missionnaires prêchèrent àSaint-Lô, au diocèse de Coutances. La situation y était délicate : on y avait entendu àplusieurs reprises un prédicateur jansénisant, un certain Charles, Rouennais ami de DuFour. Habile prédicateur, soutenu par les Génovéfains de l'abbaye de Saint- Lô(8), ilavait jeté le trouble dans les esprits. L'évêque, M. de Lesseville, éclaira l'abbécommendataire, André Merlet. Celui-ci, finalement, favorisa et paya lui-même lamission, et la mission apporta la paix.

Jean Eudes a noté, dans son journal, à propos de cette mission : Dieu y a donnédes bénédictions merveilleuses; nous y avions vingt-cinq confesseurs, mais à peinecinquante auraient été suffisants (9)... On y convertit quelques protestants, bien queles pasteurs leur eussent interdit d'assister aux prédications ; de même, à Létanville,on avait enregistré dix-sept conversions de huguenots (10).

Un mois plus tard, en plein hiver, le P. Eudes et ses

6. Annales VI 21 : 27/734. - Le supérieur de la communauté de Lisieux (séminaire e tcollège) était alors M. de Longueval (1662-1666).7. Annales VI 20 : 27/729. - Registres des baptêmes, mariages et sépultures, aux AMGrandcamp (Calvados), Registre de Létanville, 1650-1664, f. 48-49. - MBD 73 : OC XII: 123. - Rappelons que Létanville appartient aujourd'hui à Grandcamp-les-Bains(Calvados).8. André Merlet, prêtre, abbé commendataire, avait contribué en 1659 à larenaissance de l'abbaye de Saint-Lô, en la confiant aux Génovéfains : DU CHESNAY, M,p. 355. - De cette ancienne abbaye il nous reste l'église Notre-Dame de Saint-Lô.9. MBD 74: OC XII 123.10. Lettre au card. Grimaldi citée dans Memoria rerum, t. 1/2, p. 138.

384 SAINT JEAN EUDES

compagnons commencèrent une mission à Meaux; elle dura du 11, janvier au 12 mars1664. Elle avait été demandée par l'évêque, Dominique de Ligny - neveu et successeurde Dominique Séguier, et cousin germain de l'évêque de Châlons, Félix Vialart (11).

Au printemps de 1664, Jean Eudes revint en Normandie, et donna une missionrurale à Ravenoville; quelques mois plus tard, dans le même diocèse de Coutances, ilprêcha à Cretteville. Il en a fait le récit à son jeune confrère Jacques de Bonnefond(12) :

Voici une mission [ ... ] sur laquelle Dieu verse des bénédictions t ou t

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extraordinaires. Car, quoiqu'il ait plu presque continuellement depuis dix semaines quenous sommes ici et que les eaux soient fort grandes de tous les côtés et les cheminstrès mauvais, nous avons pourtant beaucoup de monde aux prédications [ ... ] et unesi grande presse aux confessionnaux, que les pénitents attendent parfois plusieursjours (13)...

L'émerveillement du missionnaire de soixante-trois ans n'a rien perdu de safaîcheur! Nous le voyons toujours aussi ébloui devant l'action de Dieu qui s'accomplitpar ses mains.

Sans changer de diocèse, le P. Eudes et ses compagnons entreprirent ensuiteune mission moins campagnarde : cela convenait mieux à la saison. Ils prêchèrent àGranville en j anvier-février 1665. Cette mission, défrayée d'un grand cœur par leshabitants de la ville, produisit des fruits innombrables (14).

Pendant qu'il prêchait à Granville, le P. Eudes tomba malade, une fois encore. Ilsemble que cet accident de santé, qu'il nomme une pleurésie, fut grave ; mais il enguérit rapidement. Il considéra cette guérison d'une grande maladie qui n'a duré quehuit Jours (15) comme un don de la divine Bonté.

On observe qu'en quittant Granville le missionnaire y laissa une confrérie duCœur de Marie qu'il avait pu y organiser.

11. Voir tableau généalogique, ANNEXE, p. 554. - Nous retrouverons Félix Vialartquelques pages plus loin.12. Qui allait succéder à M. de Sainte-Marie en 1665 comme supérieur de Rouen.13. Lettre à Jacques de Bonnefond, OC X 452-453.14. MBD 79: OC XII 125.15. Lettres, OC X 453.

VERS L'APPROBATION ROMAINE 385

A Caen, une église dédiée au Cœur de Marie

Il revint à Caen. Des soucis d'argent l'y attendaient : on n'avait pas un denier encaisse pour travailler à la construction de la nouvelle église du séminaire, et pourtantle temps pressait! Mais pour comprendre cette affaire, il nous faut remonter dixannées en arrière.

Depuis longtemps en effet on voyait bien que les bâtiments de la Mission,achetés ou loués pour y faire vivre le seminaire, étaient trop étroits. Mgr Servien enavait parlé au P. Eudes dès 1658, au sortir d'une ordination; bien plus récemment, Mgr

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de Nesmond avait loué de ses deniers des locaux supplémentaires (16).

EMPLACEMENT DU FUTUR SÉMINAIRE DE CAEN, PLACE ROYALE.Détail du plan de Bignon (1672).

A l'époque, les travaux de la chapelle sont commencés, mais traînent enlongueur; le reste, comme l'indique le cartographe, n'est qu'un projet.

(Photo Bibliothèque municipale de Caen.)

16. Annales VI 16 : 27/716 ss.

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Or il y avait, juste devant la maison, un vaste terrain herbu qu'on appelait laplace des Petits Prés (ou de la Chaussée). On avait commencé à y construire desmaisons sur trois côtés, et les échevins avaient même imposé des normesarchitecturales précises, de façon à réaliser là, un jour, un ensemble majestueux : ceserait la place royale de Caen. Jean Eudes rêvait depuis longtemps d'occuper lequatrième côté de cette place. Il avait même fait un vœu : dès le 25 septembre 1655,pendant une messe, il avait promis de bâtir, si un jour cet emplacement lui é ta i taccordé, une église dédiée au cœur de Marie, une grande église où l'on pourrait faire lamission de temps en temps et travailler au salut des âmes - le tout, ajoutait-il, selonl'avis de nos confrères et de nos amis (17).

Il paraît que les jésuites, dont le collège était tout proche, avaient aussi desvues sur ce terrain ; pour une fois, Jean Eudes se trouvait en rivalité avec eux!Comme il y allait de l'intérêt du séminaire, il ne s'arrêta pas aux sentiments... et ildécida d'agir discrètement.

On prit contact, en secret, avec le duc de Longueville, gouverneur de Normandieet bailli de Caen, et avec M. de la Croisette, lieutenant-gouverneur de la ville de Caen -en passant d'ailleurs par son épouse, « qui avait beaucoup de confiance aux avis du P.Eudes » et l'avait naguère consolé dans ses afflictions (18). M. de la Croisette avait ducrédit auprès de Son Altesse le duc de Longueville, car il s'était moins engagé que luidans la Fronde et avait pu ensuite négocier sa réconciliation avec Mazarin.

A l'initiative du duc de Longueville, il y eut au château de Caen une assembléedes échevins avec l'évêque, M. de la Croisette et le due lui-même. Celui-ci proposa à laville un « contrat de fieffe » (sorte de location-vente) pour le terrain souhaité, et lecontrat put être signé le 30 novembre 1658 (19). Les bâtiments devaient ê t reconstruits dans les six années à venir, et harmonisés avec les maisons déjà édifiées.Le contrat était conclu entre la ville et l'évêque, mais celui-ci, le 12 décembre,rétrocéda

17. Annales V 22 : 27/584 ss; MARIINE V 15 : 17/345. - La suite de notre récit suitCostil.18. OC XI 66. - Sur Anne Le Blanc de la Croisette, voir DU CHESNAY, M, 344-347, e tNV X 110 ss. Cf. MBD 59: OC XII 119.19. BM Caen, Délibérations, Carton 66, ff. 108, 112; 67, f.150; ras 570, t. IV, p. 365,407.

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au P. Eudes ses droits sur le terrain. Le séminaire devait verser une rente annuelle;mais deux ans plus tard, un donateur inconnu - un homme de Paris qui ne veut pointêtre connu ni en sa vie ni après sa mort - offrit une somme de dix mille livres, quipermit d'amortir la rente.

Tout cela avait été source de grand bonheur pour le P. Eudes; il a noté :

Ensuite de quoi j'ai dédié et consacré cette place en l'honneur du très saint Cœurde la bienheureuse Vierge, et j'ai fait vœu de la choisir pour fondatrice de l'église [ ... ]et des maisons [ ... 1 et de n'y admettre jamais aucune personne quelle qu'elle soit enqualité de fondateur ou fondatrice. Béni soit pour toujours ton Cœur très aimant 'Marie, toi notre vie, notre espérance, toi la joie de notre cœur (20)...

Sans tarder, on s'était mis à parler plans. Simon Mannoury fut chargé depréparer un projet. Jean Eudes, qui n'avait pas encore vu ce projet, écrivit à M. Blouet: Si M. Mannoury a mis quelque chose, dans son dessin, de superflu et contre lasimplicité, je le retrancherai bien, Dieu aidant : car je suis ennemi juré de tout ce quiest contraire à cette vertu, et je n'y souffrirai rien que ce qui sera nécessaire, e tsans ornements (21)... On ne connaît pas les plans de Mannoury, mais la réalisationdevait être, bien plus tard, une construction d'une sobre majesté, beaucoup plusimposante que la modeste chapelle de Coutances.

Quant au délai de six années, le manque de crédits empêcha bien de le respecter: à l'époque où tout aurait dû être achevé, en 1664, on n'avait pas posé la premièrepierre!

Il fallait s'y mettre. Mais l'argent manquait toujours. Les amis du P. Eudes luidéconseillaient de rien entreprendre. Il leur répondait :

Il y a longtemps que je compte sur la divine Providence, en laquelle j'ai mis toutema confiance. Elle ne me manquera pas, non plus que la protection de ma très bonneMaîtresse la très sainte Vierge...

20. MBD 69: OC XII, 121-122.21. OC X 434.

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Il décida de commencer, et de commencer par l'église.

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Le 20 mai 1664, en présence de l'évêque, la première pierre fut posée par Mmede la Croisette - épouse du gouverneur de la ville - au nom de notre Dame, l'uniquefondatrice de la maison. La messe fut célébrée en plein air, en l'honneur du Cœur deMarie, avec la participation d'une foule nombreuse. Mais la construction, plusieurs foisinterrompue, ne devait s'achever que vingt-trois ans plus tard, après la mort du P.Eudes : malgré la générosité des donateurs - dont le supérieur a soigneusementconsigné les noms - l'argent avait souvent fait défaut (22) ...

La vie continue

Pendant ce temps-là, le séminaire continuait sa vie. On y accueillait, en seserrant, des groupes toujours plus nombreux.

Les séjours prescrits avant les ordinations duraient alors un mois ; un peu plustard, en 1679, ils devaient être portés à deux ou trois mois. Parmi les prêtres quidonnaient les leçons de théologie et les « conférences de piété », on trouve, aux côtésdes membres de la congrégation, des hommes que nous connaissons déjà ou que nousrencontrerons par la suite : le bénédictin Blouet de Than, des curés de Caen, MM. deGuerville et de la Vigne; M. de Launay-Hüe qui fut vicaire général et devait, un peu plustard, s'engager fermement pour la cause du P. Eudes(23).

Celui-ci veillait donc sur le séminaire; il donnait aussi à la communauté de laCharité une attention vigilante, mais de plus loin, puisqu'il n'en était pas le «supérieur». Il était lié aussi, depuis longtemps, avec d'autres communautésreligieuses, en particulier avec le Carmel. Or les carmels de France, au terme de longsdémêlés entre leurs responsables ecclésiastiques, avaient obtenu le pouvoir de choisireux-mêmes, tous les trois ans, le prêtre qui serait leur « supérieur » ; ils demandaientensuite la confirmation de ce choix au nonce ou à l'évêque diocésain. Le premiersupérieur que choisirent ainsi, en 1662, les carmélites de Caen, fut le P. Eudes. Cettecharge lui fut ensuite renouvelée de

22. Annales VI 22 27/739 ss.23. Annales V 1027/530.

VERS L'APPROBATION ROMAINE 389

trois ans en trois ans, jusqu'à sa mort (24). Il aimait le Carmel et sa recherchepassionnée de Dieu seul ; ce lui fut une joie.

On se rappelle que Notre-Dame de Charité avait été aidée, des années durant,par un précieux ami et bienfaiteur : M. de Langrie. Celui-ci n'avait cessé de soutenir lapetite société longtemps bien fragile; symboliquement, en 1655, il s'était engagé à lui

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fournir, sa vie durant, « tout le pain et le vin qui seront à jamais convertis au Corps e tau Sang précieux de notre Sauveur Jésus-Christ ». Or, le 13 décembre 1663, M. deLangrie mourut.

Il avait d'abord souhaité être inhumé dans sa chère maison de la Charité.Finalement il avait demandé dans son testament qu'on enterre son corps dans l'églisedu séminaire de Coutances, là même où il avait transporté en 1656 le cercueil deMarie des Vallées (25). Ce fut exécuté selon son désir.

Le séminaire de Caen n'était alors qu'une des quatre maisons de la société; lesupérieur avait souci de l'ensemble. Si son institut ne pouvait pas être approuvé par lepape, du moins il importait que les pouvoirs accordés par la Congrégation romaine dela Propagande lui soient renouvelés : or ils avaient expiré en 1659. Louis Boniface,nous l'avons vu, n'avait rien obtenu au terme de ses démarches de 1662 (p. 374) -sinon des promesses. Il continua à -batailler et, avant de quitter Rome à l'automne de1663, il avait au moins obtenu des indulgences pour les missions (26). Restaient lespouvoirs. La Congrégation De propaganda Fide voulut en référer au cardinal Grimaldi,archevêque d'Aix et ancien nonce. C'était un homme apostolique et un grand ami du P.Eudes.

Chaleureusement appuyé par lui, Jean Eudes renouvela donc sa demande; laCongrégation ne refusa pas, mais fit remarquer

24. Annales VI 16 : 27/710. - Il arriva au moins une fois à JE d'aider une jeune femmeà s'orienter vers le carmel, vers 1668-1670 : ce fut Sœur Marie de Sainte-AnneLotard, 361 professe, t 1684. Voir arch. du Carmel de Caen, copie d'une notice due àSœur Jeanne de Jésus-Maria.25. Annales VI 20 : 27/729 ss; V 35 : 27/635-636. - Voir ci-dessus, p. 301. - Sur laprière du P. Eudes pour le repos de l'âme de M. de Langrie, voir Annales V 35 : 2 7 / 6 3 7; Ann. NDC Il 24 : Chev/1 16 ss.26. Lettre de L. Boniface, 20 aoùt 1663 : B III, App., p. 64.

390 SAINT JEAN EUDES

au cardinal que « durant un aussi long laps de temps, ils n'ont jamais envoyé le pluspetit mot, comme si le but de la Sacrée Congrégation n'était autre que de dispenserdes pouvoirs, pour ne plus s'en inquiéter... ». Que le P. Eudes et ses associés donnentdonc d'abord de leurs nouvelles (27) !

Le 24 novembre 1663, de Saint-Lô, le P. Eudes répondit au cardinal Grimaldi enlui résumant le travail de sa congrégation, et en donnant quelques chiffres deconversion de protestants, ce qui était essentiel aux yeux de la Propagande. Grimaldi

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transmit à Rome ces renseignements (28).

Un peu plus tard, nouvelle lettre du P. Eudes ajoutant quelques précisions. Ildétaillait les ressources :

Nous n'avons de fonds [= revenu fixe] que pour la subsistance des nôtres [ ... ] .Les séminaristes paient leur pension qui est, à Coutances, de 200 livres; à Caen et àLisieux où l'on ne vit pas à si bon marché, de 250 livres; et à Rouen, où les vivres sontencore plus chers, de 300 livres.

Il montrait aussi les échanges entre communautés :

leurs membres passent d'une maison à une autre, et on en prend dans toutes lesmaisons pour travailler aux missions [ ... ] car plusieurs s'ennuient d'être toujours enun même lieu; on se dégoûte d'entendre toujours les mêmes; quelques-uns font desattaches dangereuses, et souvent l'antipathie des humeurs oblige à faire ceschangements...

Ces considérations bien réalistes pesaient dans le sens d'une organisationd'ensemble, de manière que les séminaires soient unis et sous une même conduite(29).

Malgré l'opposition d'un autre cardinal, le nonce Piccolomini, qui voyait en lasociété du P. Eudes une rivale possible pour la Mission de M. Vincent (les lazaristes), laCongrégation romaine finit par renouveler les pouvoirs accordés jadis pour lesmissions en Normandie. Mais elle refusait, du moins pour l'instant, de les accroître oude les étendre à tout le royaume (30).

27. Memoria rerum, t. 1/2, p. 137.28. Annales VI 23 : 27/741-742.29. Lettre au card. Grimaldi, OC XI 93-95.30. Memoria rerum, t. 1/2, p. 137-138. Voir OC XI 93.

VERS L'APPROBATION ROMAINE 391

La grande mission de Châlons en Champagne

Dès la fin de 1663, le P. Eudes avait reçu un appel de Félix Vialart de Herse(1613-1680), évêque de Châlons- sur-Marne, celui-là même dont il avait proposé lenom à Richelieu vingt-trois ans plus tôt (voir p. 90). Vialart aurait voulu l'avoir dansson diocèse pour octobre 1664 (31) : cet évêque réformateur, exigeant d'abord pourlui- même, avait organisé une vaste mission, étalée sur plusieurs mois, pour tout son

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diocèse; quatre-vingts missionnaires de diverses familles y participèrent. L'évêque yprit part aussi souvent qu'il le put. Pour en couvrir les frais, qui furent très élevés, ildut vendre sa vaisselle d'argent, et tendre la main à des amis. Il avait fait réimprimerle petit livre du P. Eudes, Avertissements aux confesseurs missionnaires, et le faisaitlire à table à ses missionnaires. Austère, il avait des sympathies du côté de Port-Royal; mais ni lui ni Jean Eudes n'étaient sectaires (32) !

Ce dernier aurait passionnément aimé être présent à tout cet immense travailde renouvellement. Mais il ne le pouvait pas : les premiers temps de la mission, dansles divers cantons du diocèse, furent donc menés sans lui. Il put arriver à Châlons à lami-mai 1665, pour le dernier acte de ce formidable effort apostolique : il fut aussitôtdésigné comme chef des quarante missionnaires chargés d'évangéliser la villeépiscopale. On pouvait voir parmi eux quelques oratoriens.

Des témoins ont noté les « changements étonnants » qui se produisirent « danstous les états, dans toutes les conditions ». Et Jean Eudes lui-même évoquait ce t teferveur dans une lettre à Jacques de Bonnefond; il ajoutait :

Grâce à Dieu, j'ai autant de force pour la prédication que j'aie jamais eue; jusqu'àprésent, j'ai prêché presque tous les jours. Nos deux frères, M. Blouet et M. Yon,commencent à me soulager aux jours que je fais les conférences à un grand nombred'ecclésiastiques et de religieux.

En effet, l'évêque conviait tous les Ordres à ces conférences: Augustins,Bénédictins, Dominicains, Franciscains, Jésuites s'y

31. Lettre au card. Grimaldi, OC XI 95.32. Du CHESNAY, M, 368-369. - Cf. B. PLONGERON et R. PANNET, Le Christianismepopulaire, Paris, 1976, p. 149.

392 SAINT JEAN EUDES

coudoyaient à l'écoute du missionnaire normand (33) . Au dernier jour, Jean Eudesprononça un « discours pathétique » devant un «magnifique reposoir» dressé en pleinair sur une place de la ville.

La mission terminée, l'évêque, heureux, voulut garder quelque temps auprès delui le chef des missionnaires, et lui offrir un peu de repos. Il mit son carrosse à sadisposition, et lui permit ainsi de gagner l'abbaye de Clairvaux (34). C'était lacommunauté fondée par saint Bernard lui-même. Au début du siècle, elle avait été lepoint de départ de la réforme en cours chez les Cisterciens, a laquelle on donnait lenom d'« étroite observance » ; mais l'abbé Pierre Henry, qui la régissait en 1665, éta i t

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moins ardent que d'autres à la promouvoir. Le prieur de l'abbaye, Laurent Gorillon,était déjà connu du P. Eudes. Peut-être l'avait-il rencontré en Normandie, par exempleà l'abbaye du Val-Richer, qu'il fréquentait volontiers.

Jean Eudes demeura là quinze jours et fit aux moines « plusieurs exhortations auchœur ». On lui fit voir le « trésor » de l'abbaye, et il fut captivé par une des pièces decette collection : la coule (habit de chœur) de saint Bernard. Il obtint la faveur depouvoir la revêtir pendant quelques instants. Et il put même en emporter un fragmentavec une attestation en bonne et due forme (35) !

Notre-Dame de Charité approuvée par le pape

C'est à Clairvaux, semble-t-il, que germa une initiative qui devait avoir des suitesheureuses. Voici le déroulement probable des faits.

Il faut savoir d'abord que Félix Vialart avait eu pour compagnons dans sajeunesse deux jeunes hommes qui menaient

33. Annales VI 25 : 27/748 ss. Lettre à J. de Bonnefond, OC X 455. - Cf. CI.P.GOUGET, La Vie de messire Félix Vialart, Nancy, 1735, p. 154-155.34. Clairvaux : dans la commune de Ville-sous-la-Ferté (Aube). Saint Bernard y fondala première abbaye « cistercienne » en 1115. Les bàtiments de l'abbaye serventaujourd'hui de prison.35. AnnalesVI 25: 27/749-750.

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DOMINIQUE GEORGE (1613-1693),moine cistercien, abbé réformateur du Val-Richer, grand ami du P. Eudes.

(Gravé après sa mort, par Trouvain.)(Photo B.N.)

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alors une vie très dissipée : Jean-François-Paul de Gondi et Armand-Jean Le Bouthillierde Rancé; depuis, l'un était devenu le cardinal de Retz : démissionnaire de l'archevêchéde Paris, assagi, il séjournait alors à Rome ; l'autre, converti de fraîche date,s'attelait à la réforme de son abbaye normande de la Trappe (36), et était déjà un desplus ardents à promouvoir l'étroite observance. Il était très lié avec l'abbé du Val-Richer, Dominique George, grand ami du P. Eudes. A Clairvaux, on parla sans doute decette réforme monastique, d'une assemblée d'abbés qui avait eu lieu l'annéeprécédente à Paris, et du voyage à Rome de deux de ces abbés délégués par leurspairs pour aller plaider la cause de l'étroite observance contre l'abbé de Cîteaux quin'en voulait pas. Ces deux abbés envoyésà Rome étaient précisément les plus désireuxde promouvoir la réforme : Rancé et George.

Jean Eudes, qui avait su le départ de Dominique George pour Rome en septembre1664, lui avait sans doute demandé de reprendre à Rome l'affaire de Notre-Dame deCharité, d'entrer en contact avec les personnalités qui pouvaient exercer une actionfavorable. Il avait dû envoyer à son ami cistercien tout un dossier lui rappelant lesdonnées de la question.

Et sans doute, en cet été 1665, George avait-il déjà pu prendre contact à cesujet avec le cardinal Franciotti, à qui, nous l'avons vu (p. 375), la Congrégation pourles Évêques et Réguliers avait confié l'affaire le 1" septembre 1662, et qui l'avaitlaissée dormir depuis... Il se trouve en effet que le même Franciotti était le «cardinalprotecteur» de l'ordre des Cisterciens.

A Clairvaux, on parla donc, probablement, du séjour romain des deux abbés, e tplus précisément de leur résidence auprès du cardinal de Retz, qui les avait invités àloger avec lui chez le prince Camillo Pamphili. Rancé converti était resté ami ducardinal de Retz (37) ; celui-ci n'oubliait pas que, dix ans plus tôt,

36. La Trappe est le nom d'une très ancienne abbaye, devenue à partir de 1662, sousla conduite de l'abbé de Rancé, un foyer très actif de la réforme cistercienne, Ce n'estque beaucoup plus tard, en 1794, que le nom de « trappistes » fut officiellementétendu à l'ensemble des Cisterciens réformés (voir Catholicisme, art. « Cisterciens »).- Sur l'action de l'abbé de Rancé, voir L. DuBois, Histoire de l'abbé de Rancé et de saRéforme, Paris, 1866, 2 vol., spécialement t. I, p. 255-325.37. En 1664, avant de gagner Rome, Rancé était allé rendre visite au cardinal, qui setrouvait alors à Commercy.

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après la Fronde, Rancé l'avait vigoureusement défendu devant l'Assemblée du clergéde 1655 contre Mazarin qui voulait le faire condamner (38).

Voilà donc, à Clairvaux, auprès de ses amis cisterciens, Jean Eudes, ami deDominique George (tandis que Félix Vialart, auprès de qui il venait de vivre pendantdeux mois, était ami de Rancé et de Retz) ; ils évoquent ensemble le trio rassemblé àRome : Retz, Rancé et George. C'est alors que dut jaillir l'idée : pourquoi ne pas met t reà profit cette double et heureuse rencontre, pourquoi ne pas utiliser la prodigieusehabileté diplomatique du cardinal de Retz au service de la cause, à Rome, de Notre-Dame de Charité ? Aussitôt une lettre dut être écrite, pour communiquer cette idée àDom George, avec l'appui de l'abbé de Clairvaux et de l'évêque de Châlons.

Le cardinal de Retz accepta d'intervenir. Il est fort probable qu'il s'adressadirectement au pape. Mais il sut aussi, sans doute, dire à d'autres personnages, aubon moment, les paroles utiles... Peut-être rencontra-t-il le cardinal Franciotti. Ce quiest certain c'est que, le 4 septembre, la congrégation pour les Évêques et Réguliersconsacra une partie de sa séance hebdomadaire à l'étude du dossier de Notre-Dame deCharité. C'est Franciotti qui le présenta; les deux pièces maîtresses en étaient leMémoire de Boniface et l'attestation de Mgr de Nesmond; le cardinal y joignit sonpropre rapport, tout à fait favorable. Le registre des délibérations indique, dans unlatin laconique, la décision qui devait remplir d'allégresse le P. Eudes et ses amis : « LaCongrégation a approuvé et confirmé [la communauté de Notre-Dame de Charité] avectous les privilèges selon la demande présentée (39). »

38. Voir F. LEBRUN, Histoire des catholiques de France, p. 97. - A propos de ce t teAss. du clergé de 1655, le Génovéfain Beurrier, curé de Saint-Étienne-duMont e tconfesseur de Pascal, évoque dans sa correspondance des « débauches episcopales »notoires qui eurent lieu pendant cette assemblée : même au-delà du milieu du siècle!Le « rétablissement des pauvres Eglises » n'avançait pas partout au même rythme...Voir F. LEBRUN, ibid., p. 114.39. «S. Congregatio... approbavit et confirmavit cum omnibus privilegiis juxta petita »: Arch. secr. Vat., SCER, Registre des moniales, no 14 (année 1665), 4 sept., in fine.On peut également lire en surcharge, sur le « bordereau d'envoi » du nonce à Paris : «expediatur decretum approbationis » (que soit établi le décret d'approbation), avecmention de la date du 4 septembre 1665. - Toute cette page repose d'une part sur DUCHESNAY, NV XI 100-104; et d'autre part sur les résultats des recherches faites en1983 aux arch. vat. par le P.C. Guillon.

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396 SAINT JEAN EUDES

L'action du cardinal de Retz avait donc obtenu plein succès. Cela ne doit pasnous faire méconnaître le rôle de M. Boniface : sans le Mémoire qu'il avait rédigé e tdéposé trois ans et demi plus tôt, rien n'aurait été possible.

La Mère Patin fut rapidement informée de la décision romaine, et c'est elle qui lafit connaître au P. Eudes. Elle était alors malade, mais elle avait eu tant de joie decette nouvelle que, oubliant ses maux, elle se fit porter au chœur et y entonna elle-même le Te Deum...

Le P. Eudes lui répondit, de Paris, le 11 octobre 1665

Je vous remercie de tout cœur, ma très chère Mère, des heureuses nouvellesque vous m'écrivez [ ... ]. Que ces faveurs du ciel nous animent à aimer plusardemment et à servir plus fidèlement notre très bon Jésus et notre très aimableMère par la pratique [ ... ] de l'humilité, de l'obéissance, de la charité et surtout,surtout, surtout, du zèle du salut des âmes perdues et abandonnées (40)...

Le 2 janvier 1666, la bulle d'approbation fut délivrée à Rome, et l'évêque deBayeux la reçut quelques semaines plus tard. Il se rendit chez les religieuses et dit àla sœur portière : « J'ai là dans ma poche de quoi vous faire plaisir... » Il avait vouluvenir lui-même rencontrer la communauté «pour lui marquer d'une manière plussensible la part qu'il prenait à sa joie » : il lui remit le précieux document signé de lamain d'Alexandre VII (41).

Quelques mois plus tard, le jour de l'Ascension, seize professes renouvelèrentleurs vœux en présence de Mgr de Nesmond. Le P. Eudes était là aussi; c'est lui qui f i tl'homélie. On lisait dans l'évangile du jour : « Ils imposeront les mains sur les malades,et ceux-ci seront guéris. » Il parla de la vocation des sœurs de Notre-Dame de Charité,appelées à guérir en les aimant celles vers qui Dieu les envoyait (42).

Après quoi, note l'annaliste, « il avoua publiquement que ses vœux étaientaccomplis, qu'il était prêt de sortir de ce monde

40. OC X 555-556.41. Annales VI 28 : 27/763. Ann. NDC Il 28 : Chev/130-131.42. Ann. NDC 11 29: Chev/139-140.

VERS L'APPROBATION ROMAINE 397

quand il plairait à Dieu, puisqu'il lui avait fait la grâce de voir de ses yeux l'Ordre de la

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Charité si solidement établi dans l'Église... ».

En réalité, il avait encore un long chemin à parcourir avant de « sortir de cemonde » ! En revanche, deux religieuses de Notre-Dame de Charité n'allaient pas tarderà quitter cette terre.

Ce fut d'abord, le 30 mai 1668, l'héroïque et discrète Renée de Taillefer; sans saténacité au cours des dix premières années, la communauté n'aurait pas vu le jour. Etpuis, six mois plus tard, le 31 octobre, la Mère Patin; sa tâche achevée, elle mourutsaintement dans cette communauté à laquelle elle avait permis de grandir e td'affronter l'avenir (43).

43. Annales VI 27 : 27/754 ss; Ann. NDC Il 34-35 : Chev/157 ss.

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399CHAPITRE XXV

ÉVREUX

Activité missionnaire. - Naissance du séminaire d'ÉvreuxMission à Rouen

( 1 6 6 5 - 1 6 6 7 )

« Voilà un temps de Dieu ! »

Après la grande mission de Châlons-sur-Marne et le séjour béni à Clairvaux, le P.Eudes gagna Paris et il y séjourna quelque temps; puis il fit une halte à Rouen pourvisiter le séminaire ; et il revint à Caen.

Longs parcours sur les routes de France! Il nous est difficile aujourd'huid'imaginer l'importance des voyages dans la vie de ce temps-là, la longue patiencequ'ils exigeaient, leur caractère aventureux, mais aussi l'espace qu'ils offraient à larespiration, au silence, aux lentes méditations que rythme le pas des chevaux, à laprière... Les bénédictines de Caen ont longtemps gardé le souvenir d'un de cesvoyages, certainement en carrosse, que fit le P. Eudes en compagnie de leur abbesse,MI' de Budos; les religieuses qui l'accompagnaient ont raconté que « c'était une choseadmirable de le voir en voyage : sa piété et son bon soin à découvrir de loin les églisesafin d'adorer le Saint-Sacrement » (1) ... Ainsi, il guettait les clochers comme desrepères et des étapes où se ranimait la prière. Le plus souvent, il devait faire route àcheval. Il fallait alors compter avec les intempéries. Un jour de pluie, un curé de Caenchevauchait à ses côtés ; tout ruisselant, cet homme se mit à grogner contre lemauvais temps. Que dites-vous, mon frère ? répondit en souriant le P. Eudes. Il f au tdire : « Voilà un temps de Dieu (2) »

1. MARTINE VIII 9 : 17 bis/288.2. Annales VI 1 : 27/639-640.

400 SAINT JEAN EUDES

Une mission de trois mois

A l'automne de 1665, le cheval du P. Eudes retrouva la bonne écurie duséminaire de Caen, et son maître allait l'y laisser pendant plusieurs mois.

Au début de l'Avent s'ouvrit une grande et longue mission, pour toute la ville, à

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l'église Saint-Pierre ; elle allait durer trois mois, jusqu'au 7 mars 1666. Elle f u tdéfrayée en partie par Mgr de Nesmond lui-même(3).

Pendant qu'elle se déroulait, on apprit la mort de la reine mère, Anne d'Autriche(20 janvier 1666). Le 27 février, en l'église Saint-Pierre, le P.Eudes assistaévidemment au service célébré pour la reine et à l'oraison funèbre que prononça lerecteur des jésuites.

Au terme de ces grands travaux, le P. Eudes écrivit à son très aimé f rè reAugustin Le Haguais, frère de M- de Camilly, en évoquant cette mission et la grandeabondance de grâces qu'elle avait reçue. Vous avez grand sujet, mon très cherfrèrede vous en réjouir et de nous aider à en remercier la divine miséricorde, puisque noussommes en communauté de biens et de maux. Ses « maux » à lui, Le Haguais, on s'ensouvient, c'était la cruelle séparation d'avec son épouse ; Jean Eudes lui redisait, unefois encore, qu'il en était affligé lui-même beaucoup plus sensiblement, avouait-il, queje ne puis dire (4)...

D'autres missions suivirent celle de Caen. A la campagne d'abord : au Mesnil-Durand, au diocèse de Lisieux, en mai-juin; à Cerisy-Montpinchon (5), au diocèse deCoutances, en juillet.

Puis, en ville, ce fut une mission d'un genre nouveau, sur laquelle on aimeraitconnaître quelques détails : au château de Caen, pour les soldats. Comment se déroulacette rencontre entre le petit missionnaire à la tête déjà chenue et cette rude e tjeune population qui tenait garnison dans l'enceinte du château ? Nous n'enconnaissons que le cadre : la petite église Saint-Georges qui

3. MBD 81-86 : OC XII 126-127. Annales VII 2-7 : 27/805-830 (pour tout ce chapitre).4. OC XI 96 ss.5. Aujourd'hui Cerisy-la-Salle et Montpinchon (Manche).

ÉVREUX 401

subsiste encore aujourd'hui. Elle devait suffire largement pour accueillir le minceauditoire qui l'écoutait : on estime qu'à cette époque la garnison logée dans la vasteenceinte du château ne dépassait pas cinquante hommes(6).

L'automne et ses pluies étaient là de nouveau. Cela n'empêcha pas lesmissionnaires d'aller évangéliser un bourg rural du diocèse de Coutances, Sainteny.

Enfin, pour le début de l'Avent 1666, ils gagnèrent la ville d'Évreux.

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Évreux

Cette mission se fit par le zèle et aux frais de Mgr Henri de Maupas du Tour,évêque d'Évreux (7). Jean Eudes et lui s'étaient connus plusieurs années auparavant,alors même que Mgr de Maupas (1606-1680) était encore évêque du Puy - sans doutepar l'intermédiaire des visitandines, à moins que ce ne fût par la Compagnie du Saint-Sacrement, dont il était membre. Cet évêque, très lié à la Visitation et à M. Vincent,s'était consacré à la cause de béatification puis de canonisation de Mgr de Sales; ilavait fait pour cela deux longs séjours à Rome (1661- 1662, 1664) - et on se souvientque la Mère Patin compta sur lui comme messager auprès du Saint-Siège lors dupremier de ces voyages.

Au cours de ces semaines à Évreux, le missionnaire et l'évêque parlèrentensemble de la supérieure de la Charité. Quelque mois s'étaient écoulés depuis lesjoyeuses festivités qui suivirent l'approbation pontificale de Notre-Dame de Charité(voir chapitre précédent). Au cours même de la mission, le P. Eudes reçut de la MèrePatin, selon ses propres expressions, une belle et grande lettre, toute pleine decordialité, qui remplit son cœur d'une joie et d'une consolation toute particulière e traviva son affection et sa tendresse pour elle et toutes ses chères filles. En luirépondant, à la fin de la mission, il ajoutait : Monseigneur vous

6. MBD 82 : OC XII 126. - M. DE BOÜARD, Le Château de Caen, Caen, 1979, P. 25 : « En1650, la garnison comprend 4 sergents, 4 caporaux et 36 soldats, tous Normands. »7. Voir DS sv Maupas du Tour. Du CHESNAY, M, 354.

402 SAINT JEAN EUDES

reconnaît et vous aime comme une de ses plus chères filles et vous donne en ce t tequalité sa sainte bénédiction (8)...

La mission se termina à la mi-janvier, donc à l'approche de la fête du Cœur deMarie (8 février). Monseigneur de Maupas était tout imprégné de l'esprit de saintFrançois de Sales, qui avait dédié au Cœur de Marie son Traité de l'Amour de Dieu (9):il était donc tout prêt à accueillir cette fête. Aussi Jean Eudes a-t-il pu noter : Danscette mission, la fête du très saint Cœur de la Vierge fut établie et fondée enplusieurs églises d'Évreux, et mondit Seigneur permit de la faire par tout son diocèse.

Au feu de joie qui clôtura la mission, le P. Eudes, selon sa coutume, brûla les«mauvais livres». Il y avait là des ouvrages jansénistes. Un disciple de Jansénius - quiavait été très frappé par la prédication du P. Eudes - lui présenta alors L'Apologie descasuistes, cet ouvrage polémique antijanséniste, ceuvre d'un jésuite, dont nous avonsdéjà parlé (voir p. 306). «Mon Père, qu'en dites-vous, faut-il aussi le brûler?» - Qui en

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doute, monsieur? répondit le missionnaire. Oui, il faut le brûler comme les autres ! Et iljeta au feu ce livre partisan. Cet homme assura par la suite que la mission « avait f a i tdes biens infinis et qu'il avait été édifié du zèle que le P. Eudes avait fait paraître surla pureté de la morale ». C'est un des épisodes où l'on touche du doigt l'esprit pacifiquedu P. Eudes et son refus de tout sectarisme.

Mgr de Maupas, lui aussi, avait été très frappé par la prédication du P. Eudes. Onraconte que, dans les années suivantes, «il lisait quelquefois à genoux les lettres qu'ilen recevait » (10).

Toujours est-il qu'il décida de lui confier le séminaire qu'il voulait créer dans sondiocèse. Il avait depuis longtemps le souci des séminaires; dès 1652, il en avait fondéun au Puy, et en avait donné la direction au sulpicien Charles de Lantages. En 1666, ilavait obtenu des lettres patentes pour la fondation d'un séminaire à Évreux. Toutétait donc prêt. Aussi, note Jean Eudes, à la fin de la mission, mondit Seigneur établitnotre séminaire d'Évreux,

8. OC X 559-560.9. Voir CA VIII 3 : OC VII 404-408.10. Annales VII 3 : 27/814.

ÉVREUX 403

acheta, paya et meubla la maison et la fonda de deux mille livres de rentes. Leslettres d'institution sont datées du 14 janvier 1667.

On garde à la Bibliothèque nationale de Paris le texte d'une lettre touchante quel'évêque écrivit à sa propre sœur quelques semaines plus tard : «Je suis plus consoléd'avoir acheté une petite maison pour nos bons messieurs du séminaire que si j'avaisacheté le Louvre (11) ... »

Et nous constatons que, par la suite, il ne regretta rien. A un bienfaiteur, ilécrivit un jour en proclamant les mérites de « cette petite congrégation de t r èsvertueux ecclésiastiques qui sont sous la conduite du P. Eudes, lesquels, entre autresstatuts, ont celui-ci que si quelqu'un des sujets de ladite congrégation manque t an tsoit peu à l'exacte obéissance qu'ils doivent à l'évêque, à l'heure même ils sont excluspour toujours de ladite congrégation, mais cela n'arrive pas, par la grâce de notreSeigneur! Voici la sixième année qu'ils gouvernent notre petit séminaire d'Évreux, avectant d'exemples de vertu que tous les gens de bien en sont consolés. Nous avions cesjours passes plus de soixante jeunes hommes dans notre dit séminaire, que l'ondisposait pour recevoir les ordres sacrés, qui ont fait merveille durant leur retrai te,et qui en sont sortis avec une édification publique. Ceux qui désirent être sous-diacres

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sont six mois au séminaire, et pour les diacres et les prêtres, ils n'y sont que t ro isMois » (12)... On voit que, dès ces débuts, la durée des séjours était plus longue àÉvreux qu'à Caen et dans les autres séminaires (voir p. 286).

Le premier supérieur fut Simon Mannoury. L'ouverture du séminaire avait é téapprouvée par le duc de Bouillon, comte d'Évreux (13), et par les habitants de la ville.Il y eut de nombreux donateurs. L'un des plus généreux fut le « haut doyen » d'Évreux,

11. BN, F. fr. 20636, f. 125 r'.12. BN, F. fr. 20636, f. 141 r, et vl. On conserve aussi, F. fr. 20637, f. 1227 r-, 12Cr, une lettre de Mannoury à Maupas, du 4 février 1669. - Il est clair que l'expression «petit séminaire » n'a pas ici le sens qu'il a pris par la suite : Maupas veut direseulement que c'est une modeste maison.13. Godefroy-Maurice de La Tour d'Auvergne, troisième duc de Bouillon (1641-1721),fils de la duchesse qui avait accueilli Jean Eudes à Évreux en 1654, frère du f u t u rcardinal (que nous retrouverons en 1673) ; il devait faire construire près d'Évreux lechâteau de Navarre, où il résida à partir de 1686. Voir DBF, sv Bouillon.

404 SAINT JEAN EUDES

Jacques Le Doux de Melleville, qui donna sa maison et son jardin et le prieuré duDésert, dit de Sainte-Suzanne (14). Jean Eudes en fut quelque temps prieur, puis letransmit à un de ses confrères - le tout, évidemment, au bénéfice du séminairediocésain. Par ailleurs, Mgr de Maupas exhortait les curés du diocèse à subvenir auxbesoins des clercs pauvres qui désireraient séjourner au séminaire.

Les missions, toujours

D'Évreux, le P. Eudes gagna Rouen. Il devait y donner, à la cathédrale, une longuemission : du 6 février au 17 avril 1667.

Depuis près de deux ans, le supérieur du séminaire de Rouen était Jacques de laHaye de Bonnefond (1633- 1711). Ils étaient deux frères dans la congrégation,François et Jacques. Celui-ci, par son équilibre, son sens des relations, sonexpérience, sa foi, sa formation intellectuelle, inspirait au supérieur de lacongrégation une grande confiance; il l'avait dit d'ailleurs clairement en présentant àses frères de Rouen leur nouveau supérieur (15). Le séminaire, on l'a déjà vu, faisaitdu bon travail, à la satisfaction de l'archevêque François Il de Harlay de Champvallon.On a calculé que, de 1665 à 1670, il y eut dans le diocèse six cent cinquanteordinations, préparées au séminaire; et que, en 1672, 30 % du clergé rural du diocèsede Paris venait des diocèses de Rouen et de Coutances (16) : presque tous cesprêtres avaient été formés par les disciples de Jean Eudes.

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Pendant deux mois et demi c'est donc à la mission qu'allait s'appliquer, avec sonsupérieur, la communauté du séminaire Saint-Vivien. Cette mission était voulue e tpayée par plusieurs personnes, en particulier par un conseiller maître à la Cour descomptes, depuis longtemps favorable au P. Eudes, Robert le Cornier (17).

L'archevêque avait pris soin de prévenir son chapitre, fort susceptible. (On serappelle que Charles du Four en était

14. Au centre de la forêt de Breteuil; nous aurons à en reparler.15. OC X 454.16. Répertoire des visites pastorales, t. V : Rouen et Le Havre, p. 134.17. Du CHESNAY, M, 345-346.

ÉVREUX 405

trésorier). Le registre des délibérations nous montre qu'on avait minutieusementdéterminé les heures des sermons et catéchismes, de manière à ne changer en rienl'horaire de l'office capitulaire (ces bons chanoines ne semblent pas dévorés de zèlemissionnaire! ... ) ; moyennant quoi, le 5 février, deux membres de la compagniefurent désignés pour «présenter le pain du chapitre au sieur Eudes, missionnaire » - cequi était un rite d'accueil (18). Mais, dès le 7 mars, on voit que « M. Mallet est pried'avertir le sieur Eudes, missionnaire, qu'il ait à s'abstenir de faire une exhortation aupeuple lors et avant la communion qui se donnera aux fidèles dans cette église ; leditsieur Mallet est pareillement prié de tirer dudit sieur Eudes les noms, qualités e tdemeures ordinaires des confesseurs dont il se sert dans sa mission en cette église ».Mesures soupçonneuses qui révèlent un climat tendu et inamical. De fait, le P. Eudes aconsigné dans son journal que la mission souffrit beaucoup de traverses et decontradictions au commencement - et on voit que ce n'était pas terminé au bout d'unmois! - mais qu'elle produisit des fruits merveilleux.

Après la mission, le prédicateur séjourna quelque temps au séminaire dont il f i tla « visite » annuelle prévue par les constitutions (19).

Puis il reprit, en été et à l'automne, ses missions au diocèse de Coutances :Besneville, Percy, Brucheville, trois petits bourgs ruraux. A la fin de décembre, il encommença une autre au bourg de Marigny, dans le même diocèse. Elle prit fin au débutde février 1668, et fut suivie d'une autre, dans la cité de Carentan. Pendant l'été,toujours dans le même diocèse, il évangélisa Montfarville, puis Le Plessis. Nous neconnaissons pas le détail de ces travaux apostoliques, et leur énumération auraitquelque

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18. Du CHESNAY, NV XI 303-304, se référant à AD Seine-Maritime, G 2196, Registredes délibérations capitulaires, 14-15 déc. 1666, 31 janv., 5 fév., 7 mars 1667.19. On conserve aux arch. des Eud. le Registre des visites du séminaire de Rouen.Presque chaque année et souvent de sa main, le P. Eudes y a écrit quelques lignes. Ceregistre se poursuit après l'année 1680; le dernier compte rendu, en date du 12 juillet1789, est écrit et signé de la main du bienheureux François-Louis Hébert qui devait,trois ans plus tard, mourir en confessant la foi.

406 SAINT JEAN EUDES

chose de monotone, si nous ne devinions que le P. Eudes aborde chacun d'eux commeune aventure évangélique nouvelle, comme un nouveau combat spirituel, avec uneinépuisable réserve d'enthousiasme et d'émerveillement.

On a pu constater une fois de plus, au cours de ce chapitre, que c'est la missionqui a conduit le P. Eudes à ouvrir un séminaire. Décidément, c'est bien à la faveur desmissions que naissent et se confirment les deux instituts qu'il a fondés. Leur sensapparaît ainsi en clair : c'est toujours le missionnaire, soucieux du renouveauévangélique du peuple chrétien, qui veille à l'accueil des brebis blessées qu'il yrencontre et s'acharne jusqu'à ce que lui soient donnés enfin des pasteurs conscientsde leur très sainte mission.

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407CHAPITRE XXVI

CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCEAVEC LA SAINTE VIERGE

Le val-Richer. - Un étonnant contrat. - Union avec Marie.Deux ouvrages sur le mystère de Marie.

Chez les ursulines de Lisieux.

( 1 6 6 8 )

Chez les moines du Val-Richer

Le P. Eudes aimait l'abbaye cistercienne du Val-Richer (1). Une amitié de vieilledate le liait à son abbé, Dominique George (1613-1693). Ce lorrain, après avoir vécu àParis auprès de Bourdoise, à Saint- Nicolas-du-Chardonnet, fut attiré en Normandiepar l'abbé commendataire du Val-Richer, qui songeait à la réforme de son abbaye.D'abord curé du Pré-d'Auge (1650), il organisa à Cambremer des « conférencesecclésiastiques », autrement dit des réunions de travail et de réflexion entre prêtres,qui marquèrent la région; Bourdoise lui avait d'ailleurs conseillé de se mettre enrelation, pour cela, avec le P. Eudes, ce qu'il fit. C'est ainsi qu'ils devinrent amis. Puis ilse fit moine et devint abbé (1653). Il eut vite un grand rayonnement, et tout le milieuspirituel de Caen aima à venir se ressourcer au Val-Richer. Lui-même ne cessa jamaisde coopérer au renouveau pastoral de la région (2).

Jean Eudes l'aimait et admirait la force de sa parole apostolique(3). D'ailleurs lemissionnaire était lui-même aimé et

1. Située dans la commune de Saint-ouen-le-Pin, près de Cambremer (Calvados).2. G.A. SIMON, « Cambremer et ses environs », dans Le Pays d'Auge, no 9, p. 9-10.BUFFIER (le P.), La vie de M. l'abbé du Val- Richer, Paris, 1696. P. DESCOURAUX, Vie deM. Bourdoise, Paris, 1714, p. 445-448, 464-46&3. BUFFIER, Op. Cit., p. 204-205.

408 SAINT JEAN EUDES

admiré par les moines, qui gardèrent comme « une relique très précieuse » le tex ted'un sermon qu'il leur fit, en 1669, sur la grâce de leur vocation. « Il nous édifiait tous», ont-ils raconté, « surtout lorsqu'il était en prière devant le Saint-Sacrement, lesmains jointes, le visage serein et le corps immobile ». On raconte que certains novices,l'ayant vu avec émotion célébrer la messe, entrèrent furtivement à la sacristie, et « y

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coupèrent des boutons de sa casaque pour les garder comme des reliques(4). »

Or, lorsque Dom George et Dom de Rancé eurent terminé leurs affaires à Romeen 1665, le premier demeura ensuite quelque temps dans la ville des Apôtres. Il aimaitaller prier à l'antique basilique Sainte-Marie-Majeure, où l'ancienne icône de la Vierge àl'Enfant, que la tradition attribue à saint Luc, évangéliste et peintre de surcroît, lefascinait. « Et sa piété n'eut point de repos qu'il n'eût demandé au Souverain Pontife lapermission d'en faire tirer une copie. On lui accorda ce qu'il demandait, à conditionnéanmoins qu'il ne laisserait point tirer d'autres copies de cette Image. » Il rapportadonc au Val-Richer cette précieuse toile, et la fit placer au-dessus d'un autel dédié àMarie (5).

Elle était habituellement voilée par une courtine. Lorsque le P. Eudes venaitpasser quelques jours à l'abbaye, il demandait à célébrer la messe à cet autel, et «priait le sacristain de tirer le rideau ». Il alla plus loin. « L'amour qu'il avait pour ce t tepièce lui fit demander au Père abbé la permission d'en prendre une copie. » DomGeorge eut- il une faiblesse ? Estima-t-il qu'un tel amour pour Marie était au-dessus detoute loi ?... Il donna son accord. Le P. Eudes « voulut que le peintre se confessât et

4. Ces pages reposent en particulier sur Annales VI 25-26 : 27/750 ss.5. Cette peinture a été conservée et se trouve actuellement (1984) dans l'église deSaint-Aubin-sur-Algot, près de Cambremer (Calvados). Elle a été restaurée en 1974 :détails aimablement communiqués à ce sujet par M.J. Pougheol (18 nov. 1983) et parM.F. Rault (21 janv. 1984) - ainsi que par une note du peintre restaurateur, M. Dupont-Danican (23 oct. 1974). L'original, toujours vénéré à la «chapelle Pauline» de Sainte-Marie-Majeure, est une très ancienne icône grecque. - Est-ce la contemplation decette image - où les personnages ont une peau très brune - qui a conduit Jean Eudes àintroduire cette étonnante notation dans son « portrait » de Marie (CA 1 3 : OC VI 43):elle a « un teint blanc et vermeil tirant sur le brun... » ? A moins que ce ne soit unécho du cantique des cantiques : «Nigra sum, sed formosa...

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CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCE 409

COPIE DE L'ICÔNEDE LA BASILIQUE SAINTE-MARIE-MAJEURE,

exécutée à Rome pour Dom Dominique Georges, rapportée par lui à l'abbaye du Val-Richer en 1665, et conservée

aujourd'hui en l'église de Saint-Aubin-sur-Algot(Calvados).

(Photo Gillotin.)

communiât avant d'y travailler », un peu à la manière des peintres d'icônes en Orient.Et il eut son portrait de la Vierge Marie. Nous tenons ces détails d'une relation rédigéepar les Moines et transmise par les Annales de Costil.

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410 SAINT JEAN EUDES

Un étonnant contrat

Nous savions déjà combien le P. Eudes aimait la Vierge Marie. L'histoire de ceportrait en est une illustration. Le printemps de 1668 marqua un sommet dansl'histoire de sa relation avec Marie, la mère du Christ.

Il séjournait à Caen entre deux missions. Il y eut, à ce moment, du 14 au 2 2avril, de grandes fêtes pour solenniser la canonisation de saint François de Sales( 6) .Du fait de ses liens avec les visitandines, ainsi qu'avec les évêques de Nesmond et deMaupas, tous deux présents, il est presque certain que le P. Eudes y participa.

Quelques jours après, le samedi 28 avril, s'étant réservé un moment de prièreprolongé, il éprouva le besoin de mettre par écrit un long Contrat d'une sainte Allianceavec la très sacrée Vierge Marie, mère de Dieu (7). Au seuil de la vieillesse, il renouaitainsi avec le geste de l'adolescent qui, un jour, avait passé un anneau au doigt d'unestatue de notre Dame. Selon son caractère, il poussait à l'extrême la logique d'uneidée, détaillant les clauses d'un contrat de mariage où il est question d'autorité, dedot, de douaire, de maison et d'enfants. Mais tout cela est animé et transfiguré parune aura de tendresse, d'enthousiasme, de vénération éblouie pour l'admirable et t ou taimable Marie, mère de Dieu. En voici quelques extraits :

- Ce n'est pas merveille que vous vouliez bien être l'épouse du dernier de tousles hommes et du plus grand de tous les pécheurs, qui a bien osé vous choisir dès sesPlus tendres années pour sa très unique épouse, et

6. Béatifié en 1662, François de Sales avait été canonisé à Rome le 19 avr. 1665. -Voir J. de GUERVILLE, Relation de ce qui s'est passé en l'église de la Visitation Sainte-Marie de Caen à la cérémonie de la canonisation de saint François de Sales, Caen,1668. On y évoque la fastueuse procession où la ville de Caen put se contempler t ou tentière.7. OC XII 160-166. - Chose curieuse, treize ans plus tôt (fin 1655) le jésuite Jean-Joseph Surin avait exprimé sa prière par une série de « Contrats » ou pièces en formejuridique : Testament de l'âme, Contrat de mariage entre Jésus-Christ et l'âme, etc.Jean Eudes n'avait pas pu en connaître le manuscrit et c'était alors, note l'éditeur, «un genre nouveau » : il faut croire que l'air du temps y invitait... Voir J.J. SURIN,Poésies spirituelles suivies des Contrats spirituels, p.p. E. CAITA, Paris, Vrin, 1957.

CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCE... 411

vous consacrer entièrement son corps, son cœur et son âme. C'est que vous voulez

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imiter la bonté infinie de votre fils Jésus [ ... ].

Au lieu que l'épouse n'a pour son douaire, après le décès de son époux, qu'unepartie de son bien, mon intention est, ô ma très honorée Dame, que tout ce que jesuis, tout ce que je puis, tout ce que j'ai au corps et en l'âme [ ... ] et tout ce quej'espère [ ... ] soit à vous entièrement et sans aucune réserve, afin que vous enfassiez ce qui vous sera le plus agréable [ ... ].

Comme l'époux et l'épouse doivent demeurer dans une même maison, je souhaiteaussi de demeurer avec vous dans le très aimable cœur de Jésus, qui est votre Cœur[... ].

Comme l'époux et l'épouse doivent s'aimer réciproquement d'un amour sincère,constant et cordial, aussi ai-je toutes les preuves imaginables, ô ma toute aimable, devos incomparables bontés en mon endroit; et vous voyez pareillement les feux et lesflammes, les cordialités et les tendresses de mon cœur au regard de vous [ ... ].

Ce n'étaient pas là des mots. Ses compagnons ont raconté qu'une médaille éta i tattachée au chapelet qu'il portait à sa ceinture, et « qu'il l'avait toujours en mainpendant la conversation » et la baisait souvent avec une sorte de passion. Et, quand ilparlait de Marie, on pouvait observer « fort sensiblement le changement qui paraissaitsur son visage et dans son maintien (8) »... Mais reprenons la lecture du contrat.

Ô le très unique objet de mon cœur après Dieu, qu'est-ce que je nevoudraispasfaire etsouffrirpour votre amour? Je sais qu'il n'y a rien qui vous soit plusagréable à votre Fils et à vous que de travailler au salut des âmes [ ... ]

Comme l'époux et l'épouse sont obligés réciproquement de s'assister et consolerl'un l'autre dans leurs infirmités, maladies et afflictions, mon désir est de vous servir,aider et consoler [ ...] en la personne des pauvres, des malades et des affligés [ ... ] ,vous suppliant aussi, ma toute bénigne, de m'assister, protéger et soutenir dans tousmes besoins spirituels et corporels.

Comme l'époux et l'épouse ne doivent avoir qu'un cœur et qu'une âme, fai tesaussi, s'il vous plaît, ô la reine de mon cœur, que je n'aie qu'une âme, qu'un esprit,qu'une volonté et qu'un cœur avec vous [ .. ] . Que ce Cœur sacré de ma très chèreMarie soit l'âme de mon âme, et l'esprit de mon esprit; que ce Cœur aimable soit leprincipe de ma vie...

8. HÉRAMBOURG 11 13 et 12 : 53/123 et 113.

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412 SAINT JEAN EUDES

On a parlé d'« union mystique à la sainte Vierge (9) ». Il semble bien que le P.Eudes ait connu ce type d'expérience spirituelle. Ses propres confidences et lestémoignages de ceux qui l'ont côtoyé nous suggèrent qu'il vivait habituellement uni àelle, trouvait en sa compagnie un secret bonheur et expérimentait que sa propre vieprenait source en elle. On devinait, nous dit-on, « la joie intérieure qu'il ressentait enrécitant la salutation angélique Il ». Henri-Marie Boudon, archidiacre d'Évreux, qui s'yconnaissait en matière de « saint esclavage » à l'égard de Marie, reçut un jour unelettre d'un ami parisien; celui-ci lui racontait qu'il avait rencontré le P. Eudes et dînéen sa compagnie; ils avaient longuement parlé de la sainte Vierge, et « des avantagesqu'il y avait à la servir. Je vous assure, ajoutait le correspondant, que ce bon Pèrebrûle d'amour pour la servir, et il nous échauffa tous pour le même sujet (11)... »

Le contrat continue :

Comme l'épouse doit prendre soin des enfants que son époux lui a laissés aprèssa mort, je vous supplie aussi de tout mon cœur, Ô ma toute charitable, de prendre unsoin tout particulier de tous les enfants spirituels que Dieu m'a donnés, qui sont aussivos enfants, puisqu'il me les a donnés par vous. Je les mets tous, dès maintenant,entre vos mains, vous suppliant de les conserver afin que pas un ne périsse [ ...].

Mais surtout, surtout, je vous recommande très instamment, ô ma toute bonne,la petite congrégation de Jésus et Marie que votre Fils et vous m'avez donnée, vousconjurant, ô ma Reine [ ...], de suppléer à tous les manquements que j'y ai commis[...]. Faites donc en sorte, s'il vous plaît, que tous les enfants de cette congrégationsoient les vrais enfants de votre cœur...

9. E. NEUBERT, « L'union mystique à la sainte Vierge », dans Vie spirituelle, t. L (janvier1937), citant le P. Chaminade : « Il est un don de présence habituelle de la sainteVierge, comme il est un don de présence habituelle de Dieu, très rare il est vrai, e taccessible seulement à une grande fidélité. » Voir du CHESNAY, NV V 204 ss,Présence mariale de saint Jean Eudes. Et E. NEUBERT, La Vie d'union à Marie, Paris,1954, spécialement p. 238 (Pauteur y fait allusion au texte cité en 1937 dans la Viespirituelle).10. Fleurs, JE Il 20 : 31/514.11. Lettre de Ango des Maizerets à Boudon, 27 nov. 1652, aux arch. de l'évêchéd'Evreux. - Boudon a publié en 1668 (chez Lambert, à Paris), un livre intitulé LaDévotion de l'esclavage de l'admirable Mère de Dieu.CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCE... 413

Ce ne sont là que de brefs extraits de ce long texte, qu'il signa de son sang,A Caen, en la maison de la congrégation de Jésus et Marie, Jean Eudes, prêtre

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missionnaire de la congrégation de Jésus et Marie.

VIERGE MÈRE.Cette statue de bois polychrome était très aimée du

P. Eudes.(Récemment restaurée, à la Communauté de Notre

Dame-de-Charité de Caen.)(Photo N.-D. -de -Charité.)

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414 SAINT JEAN EUDES

« L'alliance spéciale qu'elle m'a fait la faveur d'avoir avec elle »

Comme on le voit, il avait conscience, en son travail apostolique, de coopéreravec celle qu'il appelait Mère de Jésus et de tous les membres de Jésus (12). C'est desa main - il en était bien convaincu - qu'il recevait les grâces de son Dieu ; à ses yeux,Marie était inséparablement associée à la bonté de Dieu pour l'humanité. C'est ainsiqu'en 1654, il avait reçu d'elle saint Jean l'évangéliste pour être le protecteur, lemodèle et le directeur de ses missionnaires, particulièrement en ce qui regarde lacharité mutuelle qui doit vivre et régner en eux, afin qu'ils regardent, honorent e timitent ce grand apôtre en sa vie et en ses , vertus, mais surtout en sa charité. Cesont les paroles mêmes avec lesquelles il a consigné cette grâce. Marie avait reJean de Jésus au Calvaire, c'est elle qui le donnait au P. Eudes et à sa congrégat(13).

L'attachement de Jean Eudes envers Marie s'exprimait par des signes. On gardprécieusement, aujourd'hui encore, une statue en bois peint : la Vierge assise allaital'Enfant Jésus; il l'avait habituellement auprès de lui (14). Il aimait plus encore uminuscule statuette de Marie; un codicille de son testament du 1" mai 1672 (voir 525), la légua en ces termes à Mme de Camilly :

Je lui donne une chose qui m'est très précieuse, et qui est une petite image de labienheureuse Vierge que je porte à mon cou [ ... ], laquelle image m'a été donnée de lapart de la même Vierge pour marque de l'alliance qu'elle m'a fait la faveur d'avoir avecelle (15).

A propos des images de Marie, Jean Eudes avait un principe - qui se rattache austrict christocentrisme dont nous avons déjà parlé (voir p. 138) : on ne devait jamaisreprésenter Marie sans son fils, Jésus, l'unique Seigneur. « Il estimait qu'ayanttoujours

12. Dévotion au très saint Cœur de Marie, 111 3 : OC VIII 462.13. Fleurs, JE Il 5 : 31/422-423.14. Elle est conservée, comme la statue dorée de N.-D. de Charité, à la communautéde la Charité de Caen. Elle vient de faire l'objet (1984) d'une excellente restauration.15. OC XII 176.

CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCE... 415

été si étroitement unis, c’était une faute de peindre l'une sans l'autre. Il croyait mêmeque la sainte Vierge ne l'approuvait pas. On lui a souvent ouï dire à ce sujet ce beau

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distique

Pingenti solam sine Nato Mater aiebat :

«Me sine me potius pinge; dolebo minus»(16).

Dans le même esprit, il avait été très heureux de trouver dans la liturgie del'Église cette formule de bénédiction : Nos cum Prole pia benedicat virgo Maria, qu'onpourrait traduire : « Que la bénédiction de Jésus nous soit donnée par Marie sa Mère! »il y recourait fréquemment (17).

On raconte qu'il fit placer des statues de Marie à toutes les portes de la ville deCaen et au Pont-Saint-Pierre, lors d'une des offensives de la peste. Et la ville f u tprotégée cette fois-là et par la suite (18). Et, pour retrouver le fil chronologique denotre histoire, c'est encore à elle qu'il s'adressa en cette année 1668 où fut rédigé leContrat d'Alliance, lorsqu'il apprit qu'une épidémie frappait la ville de Rouen e tmenaçait le séminaire. Il la fit prier pour ses confrères et pour le pauvre peuple. Et ilécrivit à M. de Bonnefond, le supérieur du séminaire :

J'attendais tous les jours de vos nouvelles, mon très cher frère, car je suis f o r ten soin de vous et de tous nos très chers frères, depuis le plus grand jusques au pluspetit. Nous faisons tous les jours des prières et disons des messes pour vous. Et j'aiécrit à toutes nos maisons afin qu'on fasse de même, pour vous mettre sous laprotection de la très sainte Vierge.

Il poursuivait en ajoutant divers conseils; en particulier il invitait ses frères

à se donner à l'amour immense par lequel notre très aimable Sauveur a pris sursoi tous les péchés du monde [ ... ], pour être immolés en qualité de victimes à ladivine justice pour les péchés de nos frères et de nos sœ urs et pour les nôtres, e tpour assister les pestiférés si tel était son bon plaisir (19)...

16. « A un peintre qui la représentait sans son Fils, la Mère disait : "Peins-moi plutôtsans moi, j'en souffrirai moins" ». Fleurs, JE Il 20 : 31/514.17. HÉRAMBOURG 11 13 : 53/123; Fleurs, JE Il 20 : 31/514.18. MARTINE VIII 36 : 17 bis/326. - C'est là un usage très répandu au xvil, s., enparticulier dans les pays germaniques (Remarque de M.J. Le Brun).19. OC X 455-457. HÉRAMBOURG 11 23 : 53/230.

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416 SAINT JEAN EUDES

Dans la bouche de Jean Eudes, ce n'étaient pas là des paroles en l'air!

Une sainte émulation

Il y avait alors comme une sorte d'émulation entre les amis de la Vierge Marie.Un jour de 1660, Jean Eudes avait reçu une longue lettre d'un jésuite du Canada,Joseph-Marie Chaumonot (qui devait mourir en 1693, vénéré «comme une merveille desainteté ») ; ils ne se connaissaient pas, mais un ami commun, qui allait regagner laFrance après un séjour à Québec, faisait le lien entre eux :

« J'ai été consolé d'entendre de M. Torcapel (20) la sainte ambition que vousavez de surpasser qui que ce soit à aimer notre Dame. Plût à Dieu que vous puissiezcommuniquer cet esprit à tous les ambitieux de la terre ! »

Il demandait au P. Eudes de l'associer à ce désir, et de lui en léguer une part s'ilvenait à mourir le premier. Puis :

« M. Torcapel vous dira de bouche le déplaisir que j'ai de ce que tant depersonnes reçoivent au Saint-Sacrement notre Seigneur avec les dons immenses qu'ilporte quant et lui [avec lui] sans en témoigner à celle qui nous le donne le moindresentiment de gratitude... »

Alors il lui propose d'organiser une sorte d'association dont les membress'engageraient à ne pas célébrer l'Eucharistie sans se tourner vers Marie avec actionde grâces,

« sans qu'on la remerciât de nous avoir donné un si amoureux pasteur de nos âmes. Jevous prie, mon révérend Père, de consulter notre bonne Maîtresse là-dessus... »

On ne sait pas quelles ont été les suites de cette consultation (21) !

20. Jean Torcapel, « premier curé » de Québec. Il ne put supporter le climat et dutrentrer en France; il entra en 1666 dans la congrégation du P. Eudes : voir NV VII 273.21. HÉRAMBOURG Il 12 : 53/116-118; la lettre est datée de «Kébec», 14 oct. 1660.MARTINE VIII 36 ss : 17 bis/330 ss mentionne une seconde lettre, du 27 sept. 1661.Voir E. de GUILHERMY, Ménologe de la Compagnie de Jésus, Assistance de France,Paris, 1892, p. 273-276.

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CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCE... 417

Mais Jean Eudes lui-même se voulait l'émule des jésuites amis de Marie. Il enprésente douze dans le Cœur admirable (22) , et surtout il évoque avec émotion saintIgnace lui-même qui, depuis le jour de sa conversion jusqu'au dernier de sa vie, ayantporté continuellement sur son cœur une image du sacré Cœur de la Mère de Dieu,assurait que par ce moyen il avait reçu un très grand nombre de grâces et de faveursde la divine Bonté (23)...

Un autre dévot de Marie était le capucin Louis-François d'Argentan (1615-1680), que nous avons déjà rencontré en mission à Carentan (voir p. 295). Cereligieux, qui avait publié un ouvrage sur la vie spirituelle d'après la pensée deBernières, et des Conférences théologiques sur la grandeur de Dieu et de Jésus-Christ(1674-1675), fit circuler d'autres conférences, manuscrites, sur Les Grandeurs de latrès sainte Vierge. Le P. Eudes qui achevait à ce moment la rédaction du Cœuradmirable apprécia ces textes, où il retrouvait d'ailleurs un type de considération quilui était familier, telle cette pensée : la virginité de Marie est « la virginité de Jésus enelle » (conférence 8, art. 3). Il écrivit donc au P. Louis-François pour l'exhorter à enfaire un livre, et c'est à sa prière, dit-on, que le capucin s'y résolut. L'ouvrage paruten 1678, et le supérieur du séminaire de Rouen l'envoya aussitôt au P. Eudes. Celui-ciécrivit à son émule pour le féliciter, dit-il, de ce livre admirable que vous avez fait surla bienheureuse Vierge... Je le prêche à tout le monde (24) !

Deux ouvrages sur le mystère de Marie

Le Cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu, un gros volume in-4', devaitparaître, posthume, en 1681 (25). C'était le fruit de longues années de recherches e tde méditation. Depuis

22. CA VII 3 : OC VII 300-336~23. CA Préface et VII 3 : OC VI 12 (avec la n. 1) et VII 336~24. OC XI 124; Annales VI 4 : 2 7/654; HÉRAMBOURG 1113 : 53/129. Voir DS, SvLouis-François d'Argentan. - Les Grandeurs de la Sainte Vierge ont dû paraître unepremière fois à Paris chez la veuve d'Étienne Martin en 1678 (voir OC XI 124, n. 1),bien que le catalogue de la BN et le DS ne mentionnent que l'édition de Rouen, 1680,chez Fr. Vaultier le jeune.25. OC VI, VII et VIII.

418 SAINT JEAN EUDES

longtemps Jean Eudes avait eu le souci d'enrichir la bibliothèque du séminaire de Caende tous les ouvrages qu'on pouvait trouver chez les libraires sur Marie, son mystère

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et son culte. L'annaliste, qui avait vu de ses yeux cette bibliothèque, note qu'il y avaitlà des livres très rares (26).

Lorsque le missionnaire avait quelques loisirs, il les employait à lire et annoterces ouvrages. C'était pour lui un repos (27). On dit qu'il mit à contribution un de sespremiers confrères, Nicolas Blouet de Than, dont la santé fragile s'accommodait biende ce genre de travail : il lui fit établir des fiches de lecture - plusieurs gros volumesmanuscrits (28) - qu'il utilisa ensuite pour la rédaction de son grand ouvrage. Celui-ciest une sorte de somme sur le Cœur de Marie, où il a rassemblé, avec ses propresméditations, tout ce qu'il a pu trouver chez les Pères de l'Eglise et les auteurspostérieurs.

Faut-il, en quelques mots, esquisser le plan de ce livre un peu massif ? JeanEudes y explique d'abord le mot cœur, et ce qu'il entend par le cœur de Marie :inséparablement son cœur de chair, son « cœur spirituel » - c'est-à- dire le centre leplus secret de sa liberté - et son « cœur divin » - qui est Jésus. Puis il présente douze« tableaux » où, par un jeu subtil de correspondances, il associe entre eux deux ordresde symboles que lui suggère l'Écriture : les uns se réfèrent à la nature : soleil, mer,harpe, buisson ardent... ; et les autres au corps humain : les multiples résonnances,bibliques et modernes, du mot cœur. Il donne la parole à de nombreux témoins :écrivains, pasteurs, religieux, qui s'accordent à situer le cœur de Marie au sein de lavie trinitaire ; elle y puise sa vie et reflète, en parfaite transparence, la multiplesplendeur de Dieu. Une longue méditation présente le Magnificat comme le chant ducœur de Marie. Enfin, un douzième et dernier livre présente le cœur de Jésus,fournaise d'amour à l'égard de Marie sa Mère, dont les flammes éclatent dans les donsmerveilleux qu'il a voulu lui faire (29).

Lisons, à titre d'exemple, quelques lignes de ce livre. Le cœur de Marie est unemer, une mer immense

26. Annales VI 4: 27/654.27. OC V 477.28. Lettre du 19 janv. 1673 : OC XI 105.29. CAXII 3: OCVIII 213.

CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCE... 419

Ô Cœur très charitable de ma Reine, dont la charité n'a point de bornes, qu'àvotre imitation mon cœur soit rempli d'une charité sans limites : qu'elle soi tcatholique, c'est-à-dire universelle; qu'elle s'étende d'une extrémité du monde àl'autre; qu'elle me fasse aimer tout ce que Dieu aime et en la manière qu'il l'aime; e tque je ne hai~se rien que ce qu'il liait, c'est-à-dire le péché. 0 Cœur tout aimable de ma

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très honorée Mère, que le divin amour a dilaté et étendu presque jusqu'à l'infini, quepar votre entremise ce même amourprenne une pleine et absolue possession de moncœur : qu'il le dilate de telle sorte que je coure avec allégresse dans la voie descommandements de mon Dieu; qu'il me le fasse aimer fortement, purement et uni .quement, en tout lieu, en tout temps, en toutes choses et par-dessus toutes choses,et si ardemment que je sois toujours disposé à toutfaire, à tout souffrir, à t ou tquitter pour son amour, et à lui donner et sacrifier toutes choses, afin que je luipuisse dire avec vérité : « Mon cœur est prêt, ô Dieu de mon cœur, mon cœur est p rê t» (Ps 56, 8, selon la Vulgate) (30).

Jean Eudes a travaillé à la préparation du Cœur admirable pendant vingt ans (31)a mis la dernière main à son manuscrit le 25 juillet 1680 (32) trois semaines avant demourir.

Chemin faisant, en 1676, il publia un autre livre, de dimensions plus modestes,L'Enfance admirable de la très sainte Mère de Dieu (33). Il le dédiait spécialement auxreligieuses éducatrices, bénédictines, ursulines, sœurs de Notre-Dame, visitandines...Son propos était d'apporter quelque lumière à leur tâche éducative en leur faisantregarder cette petite fille que fut Marie.

Il s'arrête d'abord aux douze « mystères » de cette Enfance - réalités humaineshabitées par la vie de Dieu : sa naissance, son nom, sa demeure chez ses parents... Ilregarde ensuite douze « excellences », reflets de lumière que discerne le regard

30. CA 11 7 : OC VI 218.31. Dès 1663 en effet, dans une réédition de la Dévotion au Cœur de Marie, il note « ...Vous serez bien aise de savoir que ce qui est écrit ci-après n'est qu'un échantillond'une plus grande pièce et une petite partie d'un livre beaucoup plus ample que celui-ci,que j'ai commencé depuis quelque temps et que j'ai grand désir d'achever, s'il plaît àDieu » (OC VI, p. IX) ; et dans la conclusion de L'Enfance admirable (OC V 477), en1676, il demande la grâce de pouvoir achever-un livre qu'il prépare sur le Coeur deMarie.32. MBD 105: OC XII 135.33. OC V.

420 SAINT JEAN EUDES

contemplatif dans cette enfance si simplement humaine. Enfin il présente plusbrièvement douze « vertus » de Marie enfant. Il mêle à cette méditation des réflexionspratiques sur le respect de la liberté des vocations, sur la richesse, sur la vanité destitres nobiliaires, etc. Telle évocation des usages mondains est pleine de réalisme :nous aurons à y revenir au prochain chapitre. Citons seulement ici un beau passage

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sur la foi en la Conception immaculée de Marie, dont la formulation s'estprogressivement développée dans l'Église.

Je ne m'étonne pas s'il y a eu quelques saints docteurs qui n'ont pas euautrefois les sentiments que l'Église a maintenant touchant la Conception immaculéede la bienheureuse Vierge, parce que la vérité de ce mystère n'était pas alors en sonjour comme elle l'est aujourd'hui, la lumière de la foi que Dieu a donnée à son Églisen'étant pas semblable à un soleil dans son midi, mais à une belle aurore qui s'avancepeu à peu sur l'horizon de la même Église (34).

Rappelons que la Normandie, après l'Angleterre, a joué un rôle dans lamaturation de la foi en l'Immaculée Conception; une fête liturgique y fut très t ô tcélébrée en l'honneur de ce mystère - la « fête aux Normands », disait-on. Unetradition assure que la cathédrale de Coutances, dès sa première construction (xi, s.),comporta une chapelle dédiée à la Conception de Marie; et l'un des premiers signes del'essor intellectuel de Caen fut la création, en 1527, d'un « Puy du Palinod » ouconcours de poésie pour célébrer cette fête (35). Jean Eudes s'inscrit dans ce t tetradition vivante.

« La bonne Vierge est-elle venue là? »

Parmi les religieuses éducatrices à qui le P. Eudes dédiait l'Enfance admirable, ilnommait les ursulines. Il connaissait bien

34. OC V 101.35. EA 1 8 : OC V 134-138 (en prenant avec réserve les données « historiques » !). J.DÉSERT, Histoire de Caen, p. 136 ; Jean FOURNÉE, « La place de Rouen et de laNormandie dans le développement du culte et de l'iconographie de l'ImmaculéeConception», dans Histoire religieuse de la Normandie, p. 125-141 ; Catholicisme, a r t .« Immaculée Conception », col. 1277 et .1278. Voir ci- dessus, chap. X n. 8.

CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCE... 421

celles de Caen, fondées et longtemps régies par Jourdaine de Bernières; et mieuxencore, sans doute, celles de Lisieux qui l'avaient choisi, on s'en souvient, en 1653,pour leur «visiteur» (voir p. 269).

Il admirait ces religieuses et, nous dit-on, « il ne cessait de faire J'éloge de leurferveur». Elles-mêmes avaient été frappées par son amour de la Vierge : ellesaimaient le voir s'agenouiller et prier devant son image.

C'est chez elles qu'il devait connaître la seule grâce mystique un peu hors du

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commun dont le souvenir soit parvenu jusqu'à nous. Ce fut une grâce mariale. Voici ceque nous en savons.

Un jour de 1670, il vint les voir. Il s'entretint avec la supérieure, Mère Renée deSainte-Agnès; il lui parlait précisément «des bontés de la sainte Vierge». Soudain ils'arrêta, et « demeura ravi durant un quart d'heure ». Quand il revint à lui, « elle prit laliberté de lui dire : Mon révérend Père, la bonne Vierge est venue là ? » Il lui avoua quec'était vrai et qu'aussitôt qu'elle approchait de lui, il perdait ainsi pendant quelquetemps l'usage de ses sens; qu'alors elle lui marquait beaucoup de tendresse par lesdifférents noms qu'elle voulait bien lui donner de fils, de serviteur, et quelquefois depère et d'époux; et qu'elle avait pour lui des bontés inexplicables... Après quoi,craignant de s'être trop ouvert à cette bonne religieuse, il lui recommanda de ne pointparler de ce qui s'était passé... ».

Tant qu'il vécut, elle se conforma à son désir. Mais ce fait l'avait beaucoupimpressionnée, et, bien des années plus tard, elle voulut en mettre par écrit lesouvenir émerveillé (36).

36. Annales IV 32 : 27/468 ; Fleurs, JE Il 8 : 31/415-416. - Vingt-deux ans plus tard,en 1692, elle en rédigea et signa une attestation dont l'annaliste a lu l'original dans lesarchives de la maison de Caen.

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423CHAPITRE XXVII

PASTEURS DANS LE CHRIST PASTEUR

Le Manuel. - Le Bon Confesseur. - Le prédicateur apostolique.Le Mémorial de la vie ecclésiastique.

Pendant les vingt dernières années de sa vie, Jean Eudes a consacré une partiede son temps à préparer des ouvrages destinés à ses frères prêtres. Il y reprenaitd'ailleurs la substance des entretiens si souvent donnés aux « ecclésiastiques » depuisles années quarante.

Quand il pensait aux prêtres, Jean Eudes envisageait inséparablement lesmembres de sa propre société, communauté de prêtres séculiers, et l'ensemble desprêtres qu'il souhaitait passionnément voir dignes de leur haute vocation. Même lemanuel de prières utilisé par ses communautés depuis leur naissance s'offrait à t ou tgroupe de prêtres qui eût voulu en faire usage. Jean Eudes le fit imprimer en 1668sous le titre : Manuel contenant plusieurs exercices de piété pour l'usage d'unecommunauté ecclésiastique.

Il travaillait aussi, dans ces mêmes années, à trois ouvrages plus importants.L'un est paru dès 1667 : c'est Le Bon Confesseur, reprise amplifiée du livret intituléAvertissements aux confesseurs missionnaires (1644). Les deux autres n'ont étéimprimés qu'après sa mort, mais il les avait mis en chantier bien des annéesauparavant, et peut-être avaient-ils déjà circulé, au moins partiellement, sous formemanuscrite, parmi ses disciples. Dès 1668, il semble faire allusion, dans la préface duManuel, au Mémorial de la vie ecclésiastique; et il obtint en 1673 un privilège royalpour la publication de ce même livre et du Prédicateur apostolique. Le premier devaitparaître en 1681, le second en 1685 (1).

1. Manuel: OC 111 235-292 : Le Bon Confesseur : OC IV 143-369; Le Prédicateurapostolique: OC IV 1-115; Le Mémorial de la vie ecclésiastique: OC, 1111-233. - RogerDaon, eudiste du xviii s., a publié, dans le même esprit, La Conduite des confesseursdans le tribunal de la pénitence, Rennes, 1738, « un des plus gros tirages du siècle,ouvrage-type du catholicisme tridentin » (J. DELUMEAU, Le Diocèse de Rennes, Paris,Beauchesne, 1979, p. 132-133).

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424 SAINT JEAN EUDES

Ouvrons quelques instants chacun de ces livres.

Un manuel de prière

Le Manuel pour l'usage d'une communauté ecclésiastique offre un ensemble deformules de prière commune. A cette époque, ce que nous appelons aujourd'hui la «liturgie des Heures » se récitait en latin à des heures inadéquates ; c'était une «fonction » dont on « s'acquittait » ; il fallait trouver ailleurs de quoi nourrir la prière.C'est le rôle du Manuel. Jean Eudes tenait à ce cadre de prières et de gestescommunautaires. On le voit par exemple, en 1660, proposer en modèle la communautéde Caen : elle ne comptait alors que quatre confrères présents, et pourtant ils nemanquaient jamais les exercices quotidiens ou hebdomadaires prévus par le Manuel(2).

Plusieurs de ces formules communautaires avaient pour objet de vivifier l 'espritsacerdotal. Par exemple, on disait chaque matin cette prière :

Seigneur Jésus, ravive en ton Église l'esprit qui animait les apôtres et lesprêtres saints, nos devanciers; Fais que, imprégnés du même esprit, nous aimions cequ'ils ont aimé et réalisions ce qu'ils ont enseigné.

Et tous les ans, après avoir célébré, le 12 novembre, la fête du divin sacerdocede notre Seigneur et de tous les saints prêtres et lévites, on était invité à s'ouvrir,dans la prière, à l'Esprit de Jésus souverain Prêtre, pendant toute la période quiprécédait la fête de la Présentation au Temple de la Vierge Marie; ce jour-là, le 2 1novembre, on renouvelait communautairement les engagements de la prêtrise (3).

2. Annales IV 23 : 27/435.3. OC111273;440-446.

PASTEURS DANS LE CHRIST PASTEUR 425

On trouve dans le Manuel une série de courts textes de méditations qui f igurentparmi les écrits les plus achevés de Jean Eudes et qui illustrent admirablement ladémarche de prière la plus typique de l'École française : une « prière de conversion »qui consiste à contempler le Christ, à demander pardon de ce qui nous sépare de lui, ànous donner à son Esprit. Voici, par exemple, la méditation pour le lundi de la troisièmesemaine :

Adorons Jésus comme Principe du Saint-Esprit avec son Père, et comme Celui

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qui nous l'a mérité par son sang, et qui nous l'a donné pour être en quelque manièrenotre esprit et notre cœur, notre lumière et notre amour, notre force et notreconsolation. Rendons-lui en grâce. Demandons-lui pardon du peu d'usage que nousavons fait d'un si grand don.

Donnons-nous à ce divin Esprit de Jésus, et le supplions d'étouffer en nousl'esprit du monde et du vieil homme, et de nous remplir, posséder et conduire entoutes choses selon sa très sainte volonté (4).

Le Manuel offre encore un choix très riche de litanies et d'autres formules deprière composées par le P. Eudes. Je ne citerai ici que la « Salutation à saint Joseph »organisée selon le même schéma que la prière Ave Maria filia Dei Patris. Joseph y es tregardé et prié dans son lien avec le mystère de l'Incarnation il a vu de ses yeux,touché de ses mains le Verbe fait chair (5).

Célébrer le sacrement de pénitence, prêcher la Parole

Le Bon Confesseur donne évidemment des conseils pratiques, précis et détaillés,à ceux qui exercent le ministère de la réconciliation, comme nous disons maintenant; illeur montre comment se comporter à l'égard des pénitents et à l'égard du Christ,source du pardon.

Il insiste sur l'accueil des pauvres, et l'on sait que c'était là, depuis longtemps,un souci dominant du P. Eudes. Il était heureux, nous dit-on, lorsqu'il constatait queses confrères accueillaient au confessionnal beaucoup de pauvres : Bon,

4. OC 111 291-292.5. OC 111310-311. - Sur JE et saint Joseph, voir C. PLOMET, « La Dévotion à saintJoseph dans la vie et l'œuvre de saint Jean Eudes», dans Cahiers de josephologie, vol.XXX (1982), p. 63-85, 253-279.

426 SAINT JEAN EUDES

disait-il alors avec joie : car les riches ne manquent jamais de confesseurs, mais lespauvres en manquent trop souvent (6)... Il dira de même, dans le Mémorial, que leprêtre selon le cœur de Dieu aime à servir les pauvres et à prendre leur cause enmain, à conserver leurs intérêts, et à les défendre contre ceux qui les foulent e toppriment. (N'oublions pas que la majorité d'entre eux étaient alors illettrés, et f o r tdémunis devant l'existence ... ). A propos de la présence aux malades, il conseille de lamême façon : Etre plus prompt et plus affectionné à rendre tous ces offices decharité aux petits qu'aux grands, et aux Pauvres qu'aux riches (7). Il faisait partagerce souci à ses frères, et il répétait volontiers que Dieu avait suscité sa congrégation

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dans ces derniers temps pour instruire, assister et consoler les pauvres (8).

Le livre du Bon Confesseur déborde largement le domaine de la confession : ilprésente avec feu toute une doctrine de l'apostolat, de l'amour pastoral, du servicesacramentel, de la communion avec le souverain Prêtre Jésus Christ. Il aide àdécouvrir que le sacrement du pardon est, pour les enfants de Dieu, semence derésurrection : par lui, Jésus-Christ reprend naissance en eux (9). C'était déjàl'enseignement du Catéchisme de la Mission; témoin ces quelques lignes si denses

- Quels sont les effets de la pénitence?

- Elle ressuscite les morts, les faisant passer de la mort du péché à la vie éternelle.(10).

Voici le P. Eudes, dans un beau mouvement de sermon, qui compare le ministèresacramentel aux œuvres humaines et naturelles les plus grandes qu'on puisseimaginer - et comment ne pas songer en l'écoutant à la gloire du jeune roi Louis XIV,qui entraînait parfois sa cour sur le terrain des opérations militaires pour lui donner lebeau spectacle d'une prise de ville, ou faisait faire à Versailles d'immenses travauxpour y créer un parc digne de lui?...

6. Annales VI 1 : 27/640; cf. OC IV 187.7. OC 111 25; 40.8. HÉRAMBOURG Il 25 : 53/220.9. OC IV 154 s; 161.10. OC Il 436.

PASTEURS DANS LE CHRIST PASTEUR 427

Bâtir des palais et des Louvres, faire des armées et marcher à la tête, donnerdes batailles, remporter des victoires, assiéger des villes, les prendre, les piller,conquérir des provinces et des royaumes, voilà les grandes actions des grandshommes. Mais qu'est-ce que tout cela ? Ce n'est que vent, quefumée et que vanité.Non seulement ce n'est que vanité, mais bien souvent ce n'est qu'abomination, parceque ces choses sont des effets de l'orgueil et de l'ambition des hommes. [ ... ] Maisapprendre à un enfant à bien faire le signe de la croix, donner au dernier de tous leshommes la moindre instruction pour son salut est chose plus grande devant Dieu quetoutes les choses susdites (11).

Apprendre à un enfant... Un jour, Jean Eudes se demandait comment faireremarquer à l'un des missionnaires qu'il faisait trop prestement le signe de la croix. Ilfit alors appel, lors d'une réunion, au cher et fidèle M. Paillot - ce prêtre « associé » à

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son travail missionnaire - et lui demanda de montrer à tous comment il apprenait auxenfants du catéchisme à bien se signer. M. Paillot s'exécuta et c'est ainsi que JeanEudes trouva moyen d'éclairer l'autre avec délicatesse, sans l'humilier (12).

Ce même souci d'aider les missionnaires à se former inspira au P. Eudes larédaction du Prédicateur apostolique (1685). Je parle principalement, note-t-il dans lapréface, aux prédicateurs et catéchistes missionnaires de la congrégation de Jésus e tMarie (13).

Il leur donne des conseils pratiques ; puis, là encore, il élargit la -réflexion,situant la prédication dans son véritable milieu qui est l'action salvifique de Dieu : Neprêchez pas sans vocation de Dieu, car la prédication n'est pas une œuvre humaine...Vous êtes les hérauts de Dieu, les ambassadeurs de Jésus, les dispensateurs de sesmystères (14)...

11. OC IV 189-190.12. Annales VI 1 : 27/640.13. OC IV 5. - Notons que le livre du P. Eudes, en certaines de ses pages, reproduitpresque intégralement un opuscule publié à Paris en 1657, dans un milieu proche deSaint-Nicolas-du-Chardonnet, chez le libraire Trichard; voir DU CHESNAY, M, 68-69 e tnn. 12, 13, 14.14. OC IV 80-81 ; 15. - Quand Jean Eudes parle de vocation, il dit presque toujours«vocation de Dieu » ; il donne ainsi au mot son véritable sens : appel de Dieu.

428 SAINT JEAN EUDES

Chaleureuse exhortation à tous les prêtres

Le Mémorial de la vie ecclésiastique (1681) présente une vue d'ensemble sur laprêtrise, son enracinement théologique, ses exigences pratiques, sa grandeurspirituelle. La valeur de ce livre ne réside pas dans la réflexion théologique : JeanEudes n'en avait ni le propos, ni, sans doute, les moyens. Elle est dans la foi vive quis'y exprime : foi en l'Église, foi en ce ministère pastoral absolument nécessaire à lavitalité de l'Église et dont le Christ pasteur est la source. Le Mémorial est uneexhortation passionnée, chaleureuse, que Jean Eudes adresse à tous ses f rèresprêtres. Certaines de ses formulations théologiques peuvent sembler approximatives,mais sa foi, son enthousiasme, sont communicatifs. Les pages les plus vibrantes sontcelles où il répond à la question :

Qu'est-ce qu'un pasteur et un prêtre selon le cœur de Dieu?

C'est un évangéliste et un apôtre, dont le principal exercice est d'annoncer sans

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cesse, en public et en particulier, par œuvre et par parole, l'Évangile de Jésus-ChristC'est un pasteur qui ne quitte point ses ouailles (15) ...

Si une conviction ferme se dégage de ce livre - comme d'ailleurs, des deuxprécédents - c'est que le ministère presbytéral est ordonné au pastorat ; certes, il ya des pasteurs par fonction propre : évêques, curés... ; mais tout prêtre, quel quesoit son office, porte en lui une grâce de pasteur, doit se sentir pressé de partageraux brebis du Christ la parole et toute la nourriture spirituelle dont elles ont besoinpour vivre, et ce par le moyen des prédications, des catéchismes et des instructionsfamilières, qu'il ne faut pas se contenter de faire en public et dans la chaire, maisaussi en particulier, dans les champs, dans les chemins, dans les maisons et en touteoccasion (16)...

On a dit parfois que l'École française voyait dans le prêtre l'homme du culte :c'est inexact. Il est bien vrai que, sur d'autres points, la pensée de Jean Eudes et deses contemporains concernant la prêtrise peut paraître insuffisante aux théologiens

15. OC 111 26, 28.16. OC 111 41.

PASTEURS DANS LE CHRIST PASTEUR 429

actuels; ils n'avaient pas encore l'outillage théologique nécessaire pour situer lesacerdoce des prêtres par rapport au sacerdoce commun du peuple de Dieu (17).Mais, à leurs yeux, il est parfaitement clair que la première et la plus grande obligationdes ecclésiastiques est de travailler au salut des âmes. C'est pour cette fin que le Filsde Dieu a établi le sacerdoce dans son Église. C'est pour cette fin qu'on doit entrerdans cet état... Le sacerdoce n'a été établi en la terre que pour ce sujet (18).

Une autre conviction domine notre ouvrage : il n'y a pas d'autre sacerdoce quecelui de Jésus : A proprement parler, il n'y a qu'un seul prêtre, [ ... ] Jésus-Christsouverain Prêtre, tous les autres prêtres n'étant qu'un, voire étant consommés enunité avec lui (19).

Aussi le prêtre est-il invité à contempler souvent la vie de notre Seigneur JésusChrist, le souverain Prêtre et le grand pasteur des âmes. Peu à peu il deviendra ainsi

une image vive de Jésus-Christ en ce monde, et de Jésus-Christ veillant, priant,prêchant, catéchisant, travaillant, suant, pleurant, allant de ville en ville et de villageen village, souffrant, agonisant, mourant et se sacrifiant soi . - même pour le salut detoutes les âmes créées à son image et semblance (20).

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C'est d'ailleurs là le chemin de l'ascèse propre au prêtre. Certes, il est d'abordun baptisé, un pécheur habité par la résurrection comme tous les baptisés. Mais il v i tsa vie baptismale en accomplissant des fonctions de pasteur qui le marquentprofondément, qui colorent et orientent sa prière et s'inscrivent dans « sa vie et sesmœurs », sa conversion et son renouvellement personnels. Il contemple Jésus pourdevenir un Évangile vivant. Il prie pour ses frères ; le confesseur, par exemple, es tinvité à porter ses pénitents dans la prière tout le reste de sa vie (21). - Surtout, ilse laisse saisir et transformer par l'amour pastoral de

17. Voir M. CANCOUËT, « Saint Jean Eudes : sacerdoce et prêtrise », dans Cahierseudistes n, 8 (1983).18. OC IV 156; 165; 182.19. OC 111 9; 14.20. OC 111 47; 31.21. OC 111 34; 83.

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Jésus pour ses brebis. En quelques commandements, extraits de textes bibliques qu'ilaffectionne et recommande aux prêtres (Ez 34 ; Jn 10; 2 Co 6, etc.), Jean Eudesconcentre la quintessence de la charité du prêtre :

4. Connaître les brebis et les appeler par leur nom; les conduire et marcher à leurtê te .5. Nourrir le troupeau de Dieu par la parole, l'exemple et la prière; et pour cela, ê t reassidu à la prière et au ministère de la Parole.6. La brebis fatiguée, la revigorer.7. Celle qui est malade, la soigner.8. Celle qui est blessée, la panser.9. Celle qui s'égare, la remettre sur le chemin. 10. Celle qui s'est perdue, la chercher, 11. Celle qui est grasse et forte, la garder. 12. Enfin, donner notre vie pour les brebis (22).

Voilà quelques-uns des thèmes que Jean Eudes développe dans les livres qu'il aécrits pour les prêtres.

Regard attentif à la vie concrète des hommes

On pourrait dégager de ces ouvrages adressés aux prêtres, et de quelquesautres, un certain nombre de traits observés, avec précision, parfois avecpittoresque, qui viendraient corroborer ou compléter le tableau que les historiens

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nous donnent de cette époque. En voici quelques exemples.

La simple énumération des titres d'examens de conscience fait déjà surgir t ou tun monde bien vivant... et bien différent du nôtre : gouverneurs et magistrats,officiers des finances, juges et conseillers, capitaines et soldats, sénéchaux desseigneuries, avocats et procureurs, greffiers, notaires et tabellions, huissiers e tsergents y côtoient les serviteurs et les servantes, les médecins, apothicaires e tchirurgiens, les marchands et les artisans, les taverniers, cabaretiers et bouchers...Pour chaque catégorie socio-professionnelle, une multitude de situations t r èsconcrètes sont envisagées (23).

22. OC 11145. - Sur l'ensemble de ces thèmes, voir P. MILCENT, « Le prêtre selonsaint Jean Eudes : pasteur dans le Christ pasteur », dans Vocation, no 240 (oct.1967).23. OC IV 340-359~

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Ainsi voit-on que les marchands étaient parfois tentés de faire des monopoles,en particulier des «amas de grains» aux temps des mauvaises récoltes, provoquantainsi une « cherté » catastrophique pour les pauvres (24) . Les seigneurs seculiers ouecclésiastiques pouvaient être tentés de bailler leurs moulins à ferme par un t rophaut prix, et cela entraînait par ricochet que les meuniers dérobent : cascaded'injustices (25)... Les notaires ou tabellions, beaucoup plus nombreux qu'aujourd'hui,jouaient un rôle important dans la société par les contrats, les testaments, lesquittances qu'ils enregistraient, les « constitutions de rentes » qu'ils favorisaient,l'argent qu'ils prêtaient ; il leur arrivait de pratiquer l'usure, de faire durer les procès,de falsifier les pièces... ou de travailler le dimanche (26) . Les huissiers et sergentsabusaient parfois de leur pouvoir, et Jean Eudes leur consacre un long chapitre; n'ont-ils pas, par exemple, été rigoureux aux pauvres gens, les intimidant Par paroles ou paractions de violence, comme de rompre les pièces [briser les tonneaux] ou autresustensiles et quelquefois de renverser le pot de dessus le feu (27)? Les capitaines e tsoldats, logés dans les villages, y exerçaient souvent des vexations, exigeaient del'argent, des chevaux, des harnais... ou escroquaient le bien d'une paroisse pour n'ypas loger ou pour aller loger en une autre (28). Certains taverniers et cabaretiersouvraient leurs maisons les dimanches et les fêtes, durant le divin service -redoutable concurrence, surtout si la taverne était située sur la place de l'église ;parfois ils tenaient brelan, c'est-à-dire offraient des jeux d'argent au public (29). Biend'autres pratiques apparaissent dans ces pages : mariages conclus sans liberté dechoix, par la volonté des parents ou des seigneurs. Usage de poisons pour détruire lebétail des voisins ou les voisins en personne, usage de charmes, poudres, potions...pour se faire aimer, usage de drogues pour empêcher la génération ou pour procurer

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l'avortement (30)...

24. OC IV 319, 358. Voir J.-P. GUTTON, La société.... p. 13.25. OC 11503. Le cas figurait dans le Catéchisme de la Mission, mais n'a pas étérepris dans BC.26. OC IV 348-349. Voir P. GOUBERT, La Vie quotidienne.... p. 161 ss.27. OC IV 351.28. OC IV 345-346.29. OC IV 237. Voir P. GOUBERT, Op. Cit., p. 184-185.30. OC IV 304; 340; 307; 313; 356.

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On trouverait aussi dans les écrits du P. Eudes un ensemble de t ra i t spittoresque pour évoquer les salons, les modes féminines, les usages mondains - et ilserait amusant de rapprocher ces observations de celles de Molière : le fard et lesmouches que la sotte vanité applique sur les visages des femmes mondaines, lescheveux frisés, crépelés, annelés..., la gorge et le sein découverts - « Ah! cachez-moice sein que je ne saurais voir! » (Tartuffe) ; le temps perdu par beaucoup de filles às'idolâtrer devant un miroir, à jouer de grosses sommes d'argent, à baler, à danser, àlire des romans, à cajoler [ ... ], à faire des visites mondaines où l'on fait métier derailler, de se moquer du prochain et de déchirer sa réputation... Alceste redit t ou tcela à Célimène (Le Misanthrope) et Mme Pernelle vitupère contre « ces visites, cesbals, ces conversations... » (Tartuf fe). Tandis que Sganarelle, dans L'Ecole des Maris,critique les «mouches» et les «visites muguettes » des jeunes damoiseaux, Jean Eudesdécrit celles que l'on voit assises au soir, dans les ténèbres, sur des boutiques [sic],avec de jeunes muguets (31)... Le mot monde, englobant toutes ces réalités, a lemême sens pour le prédicateur et pour le comédien : « Le monde, chère Agnès, es tune étrange chose! » (L'École des Femmes) ; mais Célimène, effrayée, s'écrie : « Moi,renoncer au monde! » (Le Misanthrope).

Ce qui aggrave ce péché aux yeux de Jean Eudes, c'est qu'il pèse sur les pauvres: les femmes mondaines font des aumônes, mais ne paient pas leurs dettes ni lesalaire qui est dû à leurs serviteurs et servantes et à des pauvres ouvriers; ni cequ'elles ont pris chez les bouchers, boulangers, confituriers [ ... ] et chez les drapiers,merci . ers, carrossiers [ ... ] et cela crie vengeance devant Dieu (32). Car ce mondedes pauvres, Jean Eudes le connaît bien : il l'accueille dans ses missions de campagneou de ville, il le fréquente directement en allant le voir dans les hôpitaux, dans lesprisons ou dans les maisons des pauvres malades, dans les petites écoles ou dans leslogements mal meublés où les petits enfants dorment dans le lit de leurs parents aurisque parfois d'y être étouffés (33) ...

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31. OC Il 30; V 283-285. Voir P. MILCENT, « La pratique du renoncement selon S. JeanEudes », dans Cahiers eudistes, Paris, 1956, p. 68 ss.32. OC V 291.33. OC 111 30; IV 186; 307.

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Il sait et il enseigne après saint Charles Borromée que le prêtre, en vrai pasteur,doit connaître toutes ses ouailles, avoir leur nom par ecrit, prendre connaissance deleur vie et de leurs mœurs (34).

Tous ces écrits du P. Eudes ont imprégné sa congrégation, ont cultivé en sesmembres un sens affiné de la prêtrise, et une vive conscience de leur lien avec lesautres prêtres. C'est ce qu'exprime avec force cette page de Pierre Hérambourg(1661-1720), qui n'a peut-être pas connu le fondateur mais s'est nourri de son esprit,à Coutances, auprès de son successeur Jean-Jacques Blouet de Camilly :

« Quiconque est de la famille du P. Eudes, au moins selon la pensée et lesdesseins de ce digne supérieur, doit être le père, le frère, l'ami et le serviteur de tousles prêtres et de tous ceux qui prétendent à la prêtrise, le prédicateur de tous lespécheurs, le catéchiste de tous les ignorants, et un missionnaire tout de zèle et defeu pour aller dans tous les lieux où il y aura des hommes à sauver et des ennemis deDieu à combattre (35).

34. OC IV 185. 35. HIÉRAMBOURG 1 4 : 52/49.

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435CHAPITRE XXVIIII

RENNES

Mère Marie du Saint-Sacrement Pierre.La grande mission de Rennes. - Naissance du séminaire.

Notre-Dame de Charité à Rennes?

( 1 6 6 9 - 1 6 7 0 )

Les années 1669-1670 vont marquer une extension notable de la congrégationdu P. Eudes. Cessant d'être un simple « institut provincial » au service des diocèsesnormands, elle va s'implanter en Bretagne. Parallèlement, on y préparera l'ouverture,à Rennes, d'une seconde maison de Notre-Dame de Charité.

Paris et quelques soucis

Au début de l'année 1669, nous trouvons Jean Eudes à Paris. Il y porte le soucide ses deux instituts.

Son désir d'affermir la congrégation de Jésus et Marie lui a fait commettre unpas de clerc. Enhardi par l'accueil bienveillant que lui a fait à Paris, pendant l'été 1668,le cardinal de Vendôme, cousin germain de Louis XIV et légat du pape (1), il a f a i tprésenter au nonce un mémoire « pour la lettre qu'il aura la bonté d'écrire à notreSaint- Père le pape ». Le nonce a purement et simplement

1. Louis de Bourbon, duc de Vendôme (1612-1669), veuf de Laure Mancini, f u tcardinal en 1667. Clément IX, ayant accepté d'être parrain du dauphin, envoya lecardinal de Vendôme à Paris en 1668 à titre de légat pour le représenter au baptême.Diverses sociétés religieuses eurent recours à ce légat pour avancer leurs affaires,entre autres les Bénédictines du Saint-Sacrement. Celles-ci firent approuver par luil'office du Cœur de Marie. Jean Eudes, peut-être alerté par la Mère Mectilde, en f i tautant; par la suite il attacha beaucoup d'importance à cette approbation d'un légat :voir OC VII 341 ss.

436 SAINT JEAN EUDES

expédié à Rome ce mémoire, lequel insistait un peu lourdement sur l'orthodoxie du P.Eudes et de ses disciples : ils s'éloignent, y lisait-on, « avec soin des nouveautés t r èsdangereuses de ce siècle », c'est-à-dire, évidemment, du jansénisme. Cela tombait

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mal! Juste au même moment, Louis XIV, soucieux d'améliorer ses relations avec leSaint-Siège, venait, avec l'accord du pape, de conclure une « paix de l'Église » : pendantun temps au moins, on ne parlerait plus en France des « cinq propositions » deJansénius ni des « nouveautés »... Le pape et le roi étaient très satisfaits l'un e tl'autre d'avoir obtenu cette trêve. Dans une telle conjoncture, le dossier Eudes éta i tplutôt gênant : on le rangea soigneusement dans un classeur (2).

Du côté de Notre-Dame de Charité, un souci : après la mort de la Mère Patin (31octobre 1668), il fallait élire une nouvelle supérieure. La communauté, assemblée sousla présidence de M. Le Grand, semblait unanime pour demander une autre visitandine;seule une jeune sœur de vingt-deux ans, MarieAngélique de Balde, plaidavigoureusement pour que la supérieure fût choisie parmi les religieuses de Notre-Dame de Charité. Du coup, c'est la sœur Marie du Saint-Sacrement Pierre qui fut élue,le 22 décembre 1668. C'était une personne de valeur, jeune encore. Entrée en 1656,après l'arrivée de Mgr Servien, elle n'avait pas connu les débuts héroïques et avait peufréquenté le fondateur; elle n'était pas portée à se référer à lui. Ce devait être unecause de souffrance pour les premières sœurs, spécialement Marie de la NativitéHerson, nièce du P. Eudes (3).

Néanmoins, la nouvelle supérieure avertit le P. Eudes de son élection. Il luirépondit, de Paris (9 janvier 1669), une lettre un peu froide peut-être, mais riched'enseignements : la véritable supérieure de la maison, c'est la très sainte Mère deDieu ; vous devez, conseillait-il à la jeune supérieure, vous mettre à ses pieds,renoncer à vous-même et vous donner à elle [ ... ] afin de conduire vos sœurs parl'Esprit de leur Époux et de leur Mère. Et le fondateur insistait une fois de plus surl'importance première de la vocation apostolique au service des pénitentes : car lamaison

2. Du CHESNAY, dans NV XII 130-131.3. Ann. NDC Ili 1 et 17 : Chev/167 ss; 223.

RENNES 437

étant établie pour cette fin, c'est de là que dépendent toutes les grâces que Dieu veuty donner.

Il ajoutait : Il ne faut pas tant se hâter d'écrire la vie d'une personne qui vient demourir [la Mère Patin], pour beaucoup de raisons (4).. En fait, la nouvelle supérieureallait faire publier sans délai une biographie de la grande visitandine, rédigée par lajeune Marie-Angélique de Balde; et elle allait soumettre à l'approbation de l'évêque lemanuscrit des Constitutions préalablement retouché par ses soins, et le faireimprimer, sans en parler au P. Eudes. Tout cela n'irait pas sans souffrances...

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Jean Eudes demeura à Paris jusqu'à Pâques de cette année 1669. En janvier, ilétait allé rencontrer, au séminaire des Missions étrangères, un jeune clerc de sacongrégation, régent de troisième au collège de Lisieux, qui s'était échappé sans cr iergare pour aller s'offrir aux missions lointaines. Le supérieur n'était pas content : il ledit sans ambages! Mais il se laissa apaiser et même convaincre par la calmerésolution, mûrie dans la foi, de ce garçon généreux; il le laissa suivre son chemin.Plus heureux que ses devanciers (voir p. 348), Pierre Langlois - c'était son nom -devait partir un peu plus tard pour le Siam, puis pour la Cochinchine. Arrêté à Hué en1700 au cours d'une persécution, il mourut en prison ; « ce fut un des missionnairesles plus remarquables de son temps » (5), lit-on dans les Annales des Missionsétrangères.

Puisqu'il était à Paris, le P. Eudes accepta de prêcher le Carême à la Sainte-Chapelle - dont Claude Auvry, l'ancien évêque de Coutances, était toujours letrésorier. Nous l'apprenons par le sulpicien Grandet, qui l'y écouta peut-être, et par laListe générale des prédicateurs parisiens. Il y parla «les dimanches et fêtes, à uneheure après midi» (6).

4. (C X 560-562.5. J. GUENNOU, Les missions étrangères de Paris et les Eudistes, dans NV X 165.Fleurs, Pierre Langlois : 31/754. Annales des Missions étrangères de Paris, I, n. IV, P.178, cité par B IV 43-45.6. J. GRANDET, Les Saint Prêtres.... t. 1, p. 186. BN, Liste générale et véritable detous les prédicateurs, recueil factice, t. 1, 2 vol., BN Rés. 41 LK 7.6743 ; voir DUCHESNAY, M, 24-26.

438 SAINT JEAN EUDES

Vers la riche Bretagne

C'est au cours de l'année 1670 que la congrégation sacerdotale du P. Eudes,dont l'effectif s'accroissait peu à peu malgré bien des décès prématurés, s'implantadans une sixième ville, et dans une province qui lui était encore peu connue.

La cité de Rennes, d'importance moyenne, était vivante et prospère. Elle avait àsa tête, autour d'un capitaine ou gouverneur, un conseil ou assemblée de la ville, où lesmagistrats et officiers de justice tenaient une place importante. D'ailleurs leParlement de Bretagne, qui siégeait à Rennes, y jouissait d'un grand prestige ; sonPremier président, dans les années 1660-1670, était François d'Argouges (1622-1695), un homme de bien, dont l'épouse, nous le verrons, soutint Notre-Dame deCharité. Le Parlement avait entrepris de se faire construire un somptueux hôtel, quiest encore aujourd'hui un des ornements de la ville. Il n'était pas achevé en 1670, mais

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sa construction et sa décoration avaient attiré à Rennes peintres, sculpteurs,tapissiers, et y avait suscité tout un mouvement de création artistique (7).

Il faut dire que la Bretagne était alors considérée comme une province riche.Ses ressources étaient très variées : pêche, diversité de cultures où le blé noirapportait une note originale, élevage du cheval pour l'exportation... On y travaillait lescuirs et les peaux, le métal - frappe de monnaies : à Rennes, un million de livres en1670 -, et surtout le lin et le chanvre : les grosses toiles écrues de la région rennaisese vendaient comme voiles de navire, et les toiles de lin appelées « bretagnes » étaientréputées pour leur finesse en bien des contrées... Cette économie très diversifiéeengendrait équilibre et prospérité.

Depuis trente ans, d'ailleurs, cette province avait été épargnée par lescalamités qui frappaient la plupart des autres : pas de mouvements d'armées, pas degrandes épidémies, pas de famine notable. La Fronde y avait eu peu de répercussions;et les rudes années 1660-1662 n'y avaient causé qu'un léger renchérissement desblés et un accroissement modéré de la mortalité, tandis que les autres provinces dunord de la Loire étaient ravagées par une

7. J. MEYER, Histoire de Rennes (collect.), Paris, Privat, 1972, p. 140, 144-145.

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disette extrême (8). La condition des pauvres y était donc moins lamentablequ'ailleurs.

Ajoutons que, depuis son rattachement au royaume de France en 1532, laBretagne jouissait d'un régime fiscal assez favorable - on n'y connaissait ni taille, niaides, ni gabelle - et d'une certaine autonomie. Mais, pour cette raison même, on yétait très ombrageux devant toute initiative autoritaire du pouvoir central. Or, depuisl'avènement de Louis XIV, diverses mesures avaient été prises dans le but derenforcer l'emprise de l'administration royale : Charles Colbert de Croissy, frère dugrand ministre, était venu sur place en 1663 et en 1665 mener des enquêtes précisessur les ressources du pays, sur la fiscalité, sur la noblesse, sur les divers aspects dela vie en Bretagne, et cela avait déplu. De même l'ordonnance royale de 1667 sur lesregistres paroissiaux : on n'aimait pas ces contrôles. Nul, sans doute, ne pouvaitprévoir la terrible révolte du papier timbré, ou des Bonnets rouges, qui allait éclater àRennes en 1675, puis ensanglanter Nantes et la Basse- Bretagne. Du moins pouvait-ondéjà percevoir des rumeurs inquiètes, que les femmes colportai-cnt : ne parlait- onpas de l'instauration de taxes de toutes sortes, y compris sur les naissances (9) ?...

Ces mécontentements n'empêchaient pas les Rennais de se divertir - et peut-

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être certains de ces amusements collectifs posèrent-ils des problèmes auxmissionnaires. Il y avait en particulier à Rennes une célèbre « confrérie du papegault »,du nom d'un oiseau de fer ou de bois, fixé au bout d'une longue perche qu'on piquaitsur une des tours de la ville; le jeu consistait à le viser et à l'abattre : le vainqueur ou« roi du papegault » jouissait pour un an de grands privilèges ; en particulier il é ta i texempt de droits sur les boissons... Dans la ville ou aux environs, bien d'autrescoutumes devaient faire froncer le sourcil aux missionnaires. En 1670, précisément,un recteur de la région se plaint que «la plupart de ses paroissiens [ ... ] faisaient des

8. J. MEYER, Op. Cit., P. 172. A. Croix, La Bretagne aux xvie et xviie s. : la vie, la mor t ,la foi, t. 1, Paris, Maloine, 1981, p. 34 ss, 53, 63, 323 ss, 337.9. Y. GARLAN et C. NiÈRES, Les Révoltes bretonnes de 1675, Paris, Éd. soc., 1975, p.18-28. J. MEYER, Op. Cit., p. 173. P. GOUBERT, La vie quotidienne_, p. 287-289.

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assemblées et danses, couraient la nuit aux filleries [veillées où l'on file et s'amuse],bals et danses, Haguillaneuf [fête du jour de l'an], déguisés et masqués [ ... ] ; sedéguisaient et allaient dans les églises travestis, contrefaisant les nouvelles mariées ;se rencontraient plusieurs dans la nuit précédant le premier jour de mai, qu'ilsappelaient Mazin Mazeille »... ; on devine là les fêtes plus ou moins débridées quimarquaient le jour de l'an, le carnaval et le mois de mai (10) ...

Pourtant, la foi des Bretons était, dans l'ensemble, solide et fidèle. Au seuil desmaisons, à Rennes, on* pouvait voir une multitude de statuettes de la Vierge. Leshuguenots n'y furent jamais nombreux; combatifs, les Rennais leur faisaient la viedure ; à trois reprises, une foule où se coudoyaient élèves des jésuites et « lye dupeuple » incendia leur temple (1654, 1661, 1675). Mais là encore, n'idéalisons pas : onsignale à Vitré en 1666 que « plusieurs personnes et la plupart de condition » perdentle respect dû à l'église, tournent le dos lors de la consécration, font des «conversations » et s'entretiennent de « railleries » pendant les office (11).

Oui, il y avait bien, en Haute-Bretagne vers 1670, du travail pour lesmissionnaires normands...

Une longue mission

Il est difficile de savoir quand l'évêque de Rennes, CharlesFrançois de la Vieuville(+ 1676), s'adressa au P. Eudes pour l'inviter à prêcher dans sa ville épiscopale. Dès1667, peu après son élection, le pape Clément IX avait accordé à cet évêque uneindulgence plénière pour chaque mission qu'il ferait faire dans son diocèse ; or l'originalde cet acte romain a été classé dans les

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10. J. MEYER, Op. Cit., p. 183. J. DFLUMEAU, Le Diocèse de Rennes, p. 127, 155.11. J. DELUMEAU, Op. Cit., p. 122-123. J. MEYER, Op. Cit., p. 198, 201, 204, 206. B.POCQUET, « La Compagnie du Saint-Sacrement à Rennes », dans Revue de Bretagne, t .XXXII (1904), p. 209-226; 308-330. B. POCQUET Du HAUT-JUSSÉ, « Vincent de Paul àRennes et les Filles de la Charité », dans Bulletin et Mémoires de la Sociétéarchéologique du département d'Ille-et-Vilaine, t. LXXIV (19621963), p. 69-74.

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archives du séminaire de Caen : on peut donc supposer qu'il avait été sollicité par le P.Eudes lui-même, en vue de cette mission (12).

En tout cas, l'évêque avait souhaité ensuite que la mission c6incide avec le jubiléde quinze jours accordé par le même pape à l'occasion de son élection et fixé, pourRennes, aux 16-30 mai 1669. Le P. Eudes, lui, s'y était fermement opposé parce quela mission, disait-il, devait durer beaucoup plus qu'une quinzaine de jours, et parce que,lors du jubilé, chacun pourrait choisir un confesseur accommodant, alors que lesconfesseurs missionnaires seraient plus exacts. Il est très important, ajoutait le P.Eudes, de bien choisir le temps de la mission, d'autant plus que nous la ferons, disait-ilà l'évêque, dans votre cathédrale et qu'elle est la première que nous ferons dansvotre diocèse (13).

On finit par s'entendre sur une date : la mission commencerait au début del'Avent, le 1er décembre 1669. Elle allait durer cent trente-quatre jours : la pluslongue des missions du P. Eudes. L'évêque lui-même en acquitterait les frais.

Elle rencontra sûrement la faveur de plusieurs communautés religieusesferventes; citons, pour ne parler que des sociétés les plus familières au P. Eudes, lescarmélites, les visitandines et, bien sûr, les jésuites, avec la « congrégation desmessieurs » et celle des « artisans et commerçants » qui prenaient appui sur leurcollège. Il y avait eu aussi à Rennes une Compagnie du Saint-Sacrement, qui semble yavoir été active, du moins dans les années cinquante : ceux qui avaient été sesmembres soutinrent évidemment leur confrère Jean Eudes. Un groupe de « Dames dela Charité de la Marmite du Pauvre », plein d'initiative, avait créé trois écoles decatéchisme pour les enfants pauvres, et secourait les « pauvres honteux ». Autant depoints d'appui pour la mission.

Le début fut difficile : l'hiver précoce était glacial, et plusieurs ouvriers que le P.Eudes avait mandés de Caen n'osèrent se mettre en chemin (14).

12. Y. BOURRIENNE, «Documents concernant le bienheureux Jean Eudes et son oeuvre»,dans Baiocana, t. Il (1910-1911), p. 160-161. Voir du CHESNAY, dans NV XI 305.

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13. OC XI 98-100; Lch 52 et n. 82.14. Parmi les « ouvriers » qui participèrent à la mission, y avait-il le bénédictin JeanBlouet de Than, frère de Nicolas et cousin de Jean-Jacques Blouet de Camiliy ? Lié auP. Eudes et collaborateur assidu de ses travaux, il s'en revint malade, nous dit-on,d'une mission prêchée à Rennes et, après « une année de langueur », mourut en août1673. Il est p~u probable qu'il y ait eu à Rennes d'autres missions dès 1671 et 1672...Voir Eloge de M. Blouet de Than, religieux bénédictin, BN, N.a.fr. 20218, f. 284 ss.

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On prêchait trois fois par jour, sans doute pour permettre aux familles et auxgens de métier de se relayer aux prédications. Cependant, « on fermait les boutiquespendant les sermons ».

Au demeurant, nous savons peu de choses sur le déroulement de la mission,sinon qu'elle reçut de Dieu, au dire de Jean Eudes, une bénédiction extraordinaire, e tqu'il s'y sentit animé d'un dynamisme qui l'étonnait lui-même :

Dieu m'a donné tant de force en cette mission que j'ai prêché presque tous lesjours, durant douze semaines, à un très grand auditoire dans la cathédrale, avecautant de vigueur qu'à l'âge de trente ans.

Ce sont les termes d'une lettre écrite quelques jours après la fin de la mission. Ilajoutait :

C'est pourquoi je suis bien résolu d'employer le reste de ma vie à ce travail (15).

Pendant le déroulement de la mission, eurent lieu quelques actes solennels quimarquèrent la mémoire collective : le 16 mars, toutes les processions des paroissesde la ville s'assemblèrent à l'église des Carmes pour fêter la canonisation de sainteMadeleine de Pazzi, la carmélite de Florence (1566-1607) ; et quelques jours plustard, on posa « les premières pierres » d'un grand bâtiment monastique qui se dresseencore aujourd'hui dans toute sa majesté : celui de l'abbaye féminine de Saint-Georges, qui jouait à Rennes un rôle important; elles furent scellées par l'évêque e tpar l'abbesse, « dame Magdeleine de la Fayette » (16).

C'est un bourgeois de Rennes qui raconte ces faits. Il note aussi que, le matin dePâques, l'évêque annonça la clôture de la mission pour le dimanche suivant; et que, cemême jour de Pâques, un jeune garçon de douze à treize ans « est tombé du haut dulambris de l'église cathédrale Saint-Pierre », alors qu'il

15. Annales VII 11 : 27/844 ss. OC XII 128; OC XI 100.

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16. Ce bâtiment, appelé aujourd'hui palais Saint-Georges, porte encore au fronton lenom de la grande abbesse.

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essayait de grimper dans l'horloge. On peut imaginer que le P. Eudes a su orchestrercet événement qui frappa les esprits.

Enfin, selon le même chroniqueur, «le dimanche de la (uasimodo, 13 avril 1670,au matin, le R.P. Eudes, le plus ancien des missionnaires, a fait une prédication qui aduré depuis huit heures jusqu'à dix heures pour dire son adieu, et le même jour on afait après vêpres une procession générale de Saint-Pierre à Bonne-Nouvelle; e tensuite, environ les cinq à six heures du soir, on a fait un feu dans la cour du manoirépiscopal, dans lequel feu ledit R.P. Eudes a brûlé plusieurs mauvais livres (17) ».

Le séminaire de Rennes

Deux séries de tractations importantes pour l'avenir s'étaient déroulées aucours de la mission. L'une concernait la fondation d'un séminaire, l'autre un projetd'implantation de Notre-Dame de Charité.

Rennes n'avait pas de véritable séminaire. Les futurs prêtres s'y formaientdans trois communautés liées à des paroisses. Mais on en parlait depuis longtemps,et, dès 1662, Mgr de la Vieuville avait obtenu et fait enregistrer des lettres patentesautorisant la création d'un séminaire pour son diocèse. Une maison et un jardin yétaient affectés. Restait à obtenir l'accord du P. Eudes : ce ne fut pas difficile. Lapremière équipe fut composée de six membres sous la direction du jeune Jean-JacquesBlouet de Camilly. Dès le 8 mars, elle demanda à quitter le palais épiscopal, où étaientlogés les missionnaires, pour aller habiter, sans plus attendre, dans sa nouvelledemeure. Le séminaire de Rennes était né.

L'évêque donna des lettres d'institution, datées précisément de ce 8 mars. Lesprêtres devaient être au moins au nombre de cinq, accompagnés de quatre f rèreslaïcs. L'équipe recevrait, pour sa subsistance, une rente de deux mille livres. L'évêquepermettait que cette maison soit unie avec les autres séminaires déjà établis

17. R. DU CHEMIN, « Journal d'un bourgeois de Rennes au xvii, s. (16501680) », p.p.P.DELABIGNE- VILLENEUVE, dans Mélanges d'Histoire et d’Archéologie bretonnes, t. 1 ,1855, p. 165-167. Voir du CHESNAY, M, 291 ; 70 et n. 20.

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par le P. Eudes, et ceux qui s'ouvriraient par la suite, « pour ne faire qu'un mêmecorps et une même congrégation qui soit régie et gouvernée par un même supérieur,et qui ait un même esprit et une même conduite, sans faire de vœux »...

Jean-Jacques Blouet ne devait rester qu'un an à Rennes. Dès 1671 il fut appelé àCoutances pour y remplir la fonction de « théologal » (18) : le titulaire de ce t techarge, promu à l'épiscopat, l'avait choisi pour lui succéder. Dès lors, M. Blouet allaitse consacrer au service de ce diocèse si cher au P. Eudes, et y jouer un rôleimportant. Il devait être remplacé à Rennes par Thomas Vaguel.

Les gens de Rennes furent heureux et fiers de posséder un séminaire. Ilsl'adoptèrent, et l'aidèrent généreusement de leurs dons. Ils fréquentaient volontierssa chapelle, « toute simple et toute pauvre qu'elle était d'abord [ ... ] parce qu'ils ytrouvaient de bons confesseurs et de zélés prédicateurs, qui traitaient avec respectla Parole de Dieu ».

Les exercices des ordinands devaient s'organiser à partir de 1672. L'évêquedemanda qu'ils y passent trois mois avant les ordres mineurs, et trois mois avantchacun des « ordres sacrés » -séjours presque aussi longs qu'au séminaired'Évreux(19).

Notre-Dame de Charité à Rennes ?

Pendant la mission, Jean Eudes apporta son concours à un autre projet : celui defaire naître à Rennes une deuxième maison de Notre-Dame de Charité.

Il n'en avait pas eu l'initiative.

Dès 1659, une « pauvre petite maison » avait été ouverte pour y recevoir lesfemmes en difficulté morale. Plusieurs personnes soucieuses d'entraide, et même lesÉtats de la province s'y étaient intéressés, avaient apporté de l'argent ou desmaisons; citons le nom de M" d'Argouges, première présidente.

Ces bienfaiteurs connaissaient la fondation caennaise, et avaient poussél'évêque, dès 1666, à demander des religieuses à

18. Théologal : chanoine du chapitre d'une cathédrale chargé d'enseigner la théologie.19. Annales VII 12: 27/847 ss. MBD 90: OC XII 128.

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Caen. Mère Patin aurait volontiers accédé à leur requête, mais Mgr de Nesmond s'yétait opposé. La supérieure avait alors conseillé de s'adresser à Marie Heurtaut,l'ancienne novice de Caen (voir ci-dessus p. 299). Ce qu'on s'empressa de faire.

Elle était malade. Elle guérit aussitôt et prit la direction de l'établissement. Elles'habilla de noir et établit la clôture.

En réalité, la maison qu'elle prenait en main ressemblait plutôt à une prison. Surles cinquante femmes qui y vivaient, beaucoup « avaient été renfermées de force, oupar ordre de la justice ». Par la volonté des administrateurs, certaines étaient «emmenottées tout le long du jour ou enchaînés au pied de leur couche » ; une quinzaineétaient dans des cachots ou des « basses-fosses ». L'annaliste qui nous le raconteajoute que « Mlle Heurtaut, ne pouvant souffrir ces rigueurs, fit tant auprès de cesmessieurs qu'elle obtint de les traiter avec plus d'humanité et fit aussi mieux nourrirces pauvres créatures ».

Des collaboratrices se présentèrent, et certaines menèrent avec elle, dès lors,une vie consacrée à Dieu au service de ces sœurs blessées. La maison était t r èspauvre, et on se fiait héroïquement à la providence de Dieu.

Mais le rayonnement de Marie Heurtaut lui attirait des sympathies et des aidesefficaces. On devinait en elle une rare intimité avec Dieu, et bien des gens seconfiaient à sa prière. Elle avait aussi une sagesse étonnante, une sorte de don dedivination. C'est ainsi qu'une nuit elle se sentit poussée à aller visiter une pénitente,qui se trouvait en réclusion dans une tour. Or celle-ci avait pris contact avec descomplices, lesquels, par une ouverture ménagée dans le toit, étaient en train de luitendre des cordes pour l'enlever. A la lueur des torches, Marie Heurtaut « s'aperçutque c'étaient des gens de considération et obligés par leur autorité de punir l'actionmême qu'ils entreprenaient » ; elle leur dit hardiment ce qu'elle en pensait ; ils « seretirèrent tout confus et laissèrent leur proie ».

Une telle personnalité suscitait aussi des oppositions : elle fut l'objet de faussesaccusations, de campagnes hostiles... Mais elle le supportait avec calme.

Vers 1669, les notables de Rennes qui veillaient sur la maison envisagèrentd'écrire à Rome pour établir Marie Heurtaut « supérieure perpétuelle ». Elle s'y opposa: elle voulait voir à Rennes une communauté de Notre-Dame de Charité.

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C'est alors qu'arriva la mission. D'emblée, le P. Eudes s'intéressa à l'œuvre despénitentes, et lui apporta tout son soutien. Il s'associa à l'évêque et aux bienfaiteurspour demander a nouveau la coopération de la communauté de Caen.

La nouvelle supérieure, Marie du Saint-Sacrement, se montra peu favorable. LeP. Eudes insista :

Je suis surpris de ce que vous m'écrivez, qu'on ne peut pas envoyer ici de nossœurs sitôt. D'où vient cela, ma chère fille ? Est-ce qu'il ne s'en trouve point quiveuillent venir? Je ne puis croire que les filles de la charité aient si peu d'amour pourDieu, et si peu de charité pour des âmes qui ont coûté le précieux sang de son Fils...

Il argumente, dit beaucoup de bien de Marie Heurtaut, promet qu'« uneprésidente » enverra son carrosse pour chercher les sœurs, que la maison de Caenn'aura rien à débourser, qu'elles pourront s'en retourner si elles ne se trouvent pasbien...

Mais pourquoi, ma chère fille, faites-vous la réservée avec moi? f

Que ne me dites-vous simplement à quoi il tient, afin que je tâche de lever ce tempêchement(20) ?

Il ne la convainquit pas. Du moins la communauté de Rennes obtint-elle une copiedes constitutions, et prit- elle dès cette époque l'habit de Notre-Dame de Charité.C'est seulement en 1673 que l'évêque de Bayeux et la communauté devaient consentirà une nouvelle demande de l'évêque de Rennes et envoyer deux religieuses : Marie deSaint-Julien Leblond et Marie-Angélique de Balde. La première allait être aussitôt éluesupérieure. Marie de la Trinité Heurtaut put alors faire profession et les sœursentrées après elles firent un noviciat pour compléter leur formation. Le 18 novembre1673, la nouvelle supérieure de Rennes put adresser à Caen une lettre enthousiastesur la deuxième communauté de Notre-Dame de Charité : après bien des craintes,disait-elle, tout s'était arrangé ; Mgr d'Argouges, longtemps réticente, s'étaitbrusquement ralliée au rattachement de la maison à l'Institut de Notre-Dame deCharité ; c'est d'ailleurs en entendant réciter la prière Monstra te esse matrem chèreau P. Eudes qu'elle s'était sentie « frappée au

20. OC X 562-564.

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cœur » ; un contrat en bonne et due forme avait été signé, et la maison - qui abritaitalors trente pénitentes - se trouvait enfin solidement établie (21).

Mais nous n'en sommes pas là. Revenons à ce printemps de 1670 où le P. Eudeset ses compagnons venaient d'achever leurs quatre mois de mission. S'ils n'avaientpas encore réussi à faire venir à Rennes des religieuses de la Charité de Caen, dumoins laissaient-ils une ville profondément renouvelée, et dotée d'un séminairediocésain.

Ils ne quittèrent pas aussitôt le diocèse de Rennes. Le P. Eudes et quelques-unsdes missionnaires y firent pendant l'été trois autres missions, dont une à Fougères(22). Par la suite, la communauté de Rennes devait assurer au moins deux missionschaque année dans le diocèse.

Le P. Eudes est-il allé, à l'automne, faire une mission à Clermont en Auvergne ?Nous apprenons par une de ses lettres qu'il s'y était engagé, mais il n'en reste aucunetrace, et l'annaliste croit savoir que cela ne s'est pas fait (23). Pourtant, deux ansplus tard (1672), devaient paraître à Clermont, dans une réédition des Maximes dePerfection du P. Jean-Baptiste Médaille, s.j. († 1669), quatre hymnes en versfrançais, traduction des hymnes latines de la fête du Cœur de Jésus, que Jean Eudesvenait de composer... On n'a pas encore expliqué ce fait (24).

21. Ann. NDC 1127, 32: Chev/127 ss. 1113 : Chev/171-172; 1115 : Chev/178 ss. -Monstra te esse matrem, prière à la Vierge : « Montre que tu es mère ».22. NIBD 91 : OC XII 128.23. OC XI 100. Arch. Eud., Lettre du directeur des services d'archives du Puy-de-Dôme, 17 déc. 1957.24. P. CAVALLÉRA, dans Revue d'ascétique et de mystique, t. XI (1930), p. 192-194.

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En tout cas, en quittant le diocèse de Rennes, le P. Eudes emportait dans sesbagages un document bien précieux à ses yeux : la première approbation épiscopale decette liturgie qu'il avait créée, précisément, en l'honneur du Cœur de Jésus. Déjà dansles lettres d'institution du séminaire, puis dans un acte particulier (20 avril), Mgr de laVieuville avait permis de célébrer cette fête nouvelle, fruit d'un long chemin de foi,dont il nous faut parler maintenant (25).

25. La date prévue alors pour la célébration était le 31 août; mais dès le mois dejuillet 1670, nous voyons l'évêque de Coutances approuver la même fête pour la datedu 20 octobre. Il semble qu'elle ait été célébrée pour la première fois, effectivement,le 20 oct. 1672. Voir OC XI 175 et n. 2, ainsi que le prochain chapitre.

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449CHAPITRE XXIX

LA FÊTE DU CŒUR DE JÉSUS

( 1 6 7 2 )

Il y a quelque chose de somptueux et d'exultant dans la fête liturgique du Cœurdu Christ que Jean Eudes a fait approuver par plusieurs évêques en 1670-1671, et quifut célébrée pour la première fois, semble-t-il, le 20 octobre 1672 )1). Elle marquedans son itinéraire un sommet et une plénitude. Les principales avenues de sa pensées'y rejoignent ; les grands thèmes qui lui sont familiers s'y expriment avec richesse.

Un cœur battant...

Le premier de ces thèmes, c'est l'attention au cœur de chair du Seigneur Jésus.Il y a là une expression de ce réalisme de l'Incarnation qui caractérise Bérulle et sesdisciples : la prise au sérieux, en Jésus, de l'humanité. Elle est, certes, assumée par leVerbe éternel, mais elle reste bien humaine et corporelle. Jésus avait, comme samère, un vrai cœur humain, que les émotions faisaient battre plus vite et plus fort.

Sans doute Jean Eudes a-t-il tendance à magnifier le rôle de l'organe cœur. Il es tencore pénétré de la doctrine d'Aristote qui voyait dans le cœur la source du sang, leprincipe de la vie, le « siège des passions de l'âme ». Mais il a peut-être lu quelquechose des études publiées par les médecins de son temps. Les conversations avec sonfrère Charles - lié lui-même à un milieu qui s'adonnait à la recherche médicale - ont pul'y inciter. Il

1. OC XI 175-176, n. 2.

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n'ignore pas que la connaissance du corps humain a progressé grâce à plusieursraisons et expériences, que, dans le coeur, il y a deux concavités et de petiteouvertures par où passe le sang (2)... C'est en 1628 que l'Anglais Harvey avaitdécouvert la « grande circulation » et ramené ainsi le cœur à son rôle prosaïque depompe ; mais ses théories ne s'étaient pas encore imposées, et bien des joutesopposèrent longtemps les « doctes circulistes» aux tenants de la tradition - lesDiafoirus, père et fils, du Malade imaginaire sont de 1673! -; et les savantsanatomistes eux-mêmes n'étaient pas unanimes. Jean Eudes avait pu lire les quatrainspubliés par l'un d'eux, « maître chirurgien juré de la ville de Lyon » ; Claude Bimet, t ou ten admettant la circulation, conserve au muscle cardiaque son ancien prestige

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«Le sang rempli d'esprits, de la vitale source,Coulant dans les vaisseaux, s'en va de tous côtésEt, parcourant du tronc les lieux plus écartés,Imite du soleil la circulaire course.

Ce sang, en s'éloignant de la source féconde,Perd quantité d'esprits, de chaleur, de vigueur;Pour réparer sa perte, il s'en retourne au cœur,Vivifiant ainsi l'âme du Petit Monde (3)... »

Chez Jean Eudes plus encore se mêlent les formules venues d'Aristote e tquelques bribes de la science expérimentale... Peu importe d'ailleurs, car son proposest d'exprimer fortement l'importance attachée au corps du Christ en sa partie laplus noble et la plus centrale ; et, d'autre part, de mettre en œuvre un symbolisme, unlangage, qui parle au cœur de ses contemporains (mais le mot « cœur » n'a-t-il pas, ennotre temps aussi, une grande résonance ? ... ) .

Tout contre ce Cœur, chante une antienne de l'office, le disciple bien-aimé areposé sa tête, et il y a bu à longs traits l'Évangile de l'Amour (4).

2. CA 1 2 et 3 : OC VI 33-34, 38, 71-73, 75.3. Claude BIMET, Quatrains anatomiques des os et des muscles du corps humain....Lyon, 1664, p. 82. Voir de même Jean RiOLAN, Manuel anatomique et pathologique....Nouv. éd., Paris, 1661, p. 712. Cf. l'étude de J. LE BRUN, La fête du Cœur de Jésus e tl'actualité de son temps, dans VE n' 3 (1972), p. 41-42.4. Office, Laudes, ant. 5 : OC XI 477.

LA FÉTE DU CŒUR DE JÉSUS 451

La mort de feu

Nous voici, par cette antienne, introduits déjà à un autre thème, largementdéveloppé : le cœur, signe d'intériorité. Dans le langage biblique lui-même, remarqueJean Eudes, le cœur désigne la mémoire, ou l'entendement, ou la liberté profonde, ou,plus intime encore, la pointe de l'esprit, par laquelle se fait la contemplation; ou bien,plus globalement, tout l'intérieur de l'homme (5). C'est au centre de son cœur queJésus vit la relation aimante avec le Père qui est tout le sens de sa vie ; c'est aussidans le secret de son cœur qu'il nous aime et nous attire à lui (6). Le cœur, «l'intérieur de Jésus », nous est donné pour être ce qu'il y a de plus intérieur e tpersonnel en nous, intimo meo intimior, dit Jean Eudes en citant Augustin (7). C'est ence sens que nous demandons au Père la grâce de n'avoir qu'un seul cœur avec Jésuset entre nous ; mais on peut entrevoir un sens plus profond à cette demande : il

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s'éclairera par la suite.

Troisième thème, éclatant dès l'ouverture : le cœur, c'est l'amour, c'est le feude l'amour. Une antienne, transposant saint Jean, déclare : Mon cœur est amour : quidemeure dans l'amour demeure en mon Cœur, et mon Cœur demeure en lui (8).L'évangile choisi pour la messe ne parle pas de cœur, mais seulement de l'amour :Demeurez dans mon amour, dit Jésus. Aimez-vous les uns les autres... (Jn 15, 9-17).L'amour est la loi de feu de notre vie commune (9).

Ce feu nous consume : et c'est le sacrifice. Les images multipliées de fournaise,de brasier, de flammes dévorantes disent à l'envi que l'offrande à laquelle Dieu nousinvite en Jésus, c'est d'aimer - d'aimer inséparablement Dieu et les autres. D'aimer enpardonnant comme Jésus lui-même. Telle est notre mort de feu, notre communion à lavie intense et lumineuse de Dieu (10).

5. CA 1 1 : OC VI 33 ss.6. Office, 1- V., ant. 1 et 2 : OC XI 466.7. CA XII 2: OC VIII 211. - « En moi plus moi-même que moi », traduisait Claudel.8. Off., 1" V., ant. 4 : OC XI 466; cf. 1 Jn 4, 16.9. Messe, prose : OC XI 509.10. Off., 1eres V., Hy.; matines, ant. 2, rép. 5 et 8; 21 V., Hy.; Messe, prose,Postcomm. : OC XI 467, 470, 473, 476, 480, 508, 511.

452 SAINT JEAN EUDES

Cœur nouveau, cœur immense, cœur transpercé...

Il n'y a qu'un seul sacrifice, en réalité : c'est celui de Jésus le Fils bien-aimé quinous englobe tous, nous ses membres, et tout l'univers qui est son corps, dans l'élande son oui filial. Nous retrouvons ici le thème du Corps mystique. Le Cœur de Jésusest le cœur, le grand cœur de tout son Corps (11). Il nous est donné, il nousappartient. Jean Eudes a été ébloui le jour où il a découvert le grand texte d'Ezéchiel36, qu'il cite souvent et qu'il a finalement choisi comme lecture de la messe :J'enlèverai votre cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur nouveau, un cœur dechair... Ce que Jean Eudes traduit aussitôt : Je mettrai en vous mon Esprit et monCœur pour que vous aimiez Dieu d'un grand cœur, avec beaucoup d'amour, « Cordemagno et animo volenti (12) ».

Quelques années plus tard, devenu bien âgé, il vint un jour, selon son habitude dece temps-là, parler avec ses chères filles de la Charité. Il demanda à une petite sœur «si elle aimait bien Dieu, et comment elle faisait un acte d'amour. A quoi elle réponditsimplement [ ... ] qu'elle l'aimait de tout son cœur. »

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Ma fille, reprit-il, savez-vous bien que vous avez deux cœurs, un grand et unpetit? Celui-ci est le vôtre, mais le grand est celui de notre bon Sauveur, qui es tencore le vôtre, puisque le Père éternel vous l'a donné et que lui-même s'est donné àvous. Or, c'est par cet adorable Cœur qu'il faut aimer Dieu, car que pouvez-vous faireavec votre petit cœur? Dorénavant, dites donc : « Mon Dieu, je vous aime, mais avecet de tout mon grand Cœur (13) ... »

11. Sur le thème du «grand Cceur», voir OC VI 264-265.12. Off., Mat., rép. 2 : OC XI 471. - SAINT-CYRAN avait écrit sur ce thème un pet i ttraité Du Cœur nouveau (Œuvres chrétiennes et spirituelles, Lyon, 1679, t. IV, p. 79).Notons à ce sujet que, si des jansénistes se sont opposés dès le début à la dévotion auCœur de Marie, en revanche on trouve chez eux à cette époque les thèmes liés auCœur de Jésus. C'est plus tard, au xvin' s., qu'ils se sont opposés à la prédication desjésuites sur le Sacré-Cœur. Voir L. COGNET, « Les jansénistes et le Sacré-Cœur »,dans Le Cœur, Études carmélitaines (1950), p. 234 ss.13. Ann. NDC 111 24: Chev/254.

LA FÊTE DU CŒUR DE JÉSUS 453

Si petits que nous soyons, le don que nous offrons est immense, aussi grand quel'univers, car le Cœur du Christ nous appartient, et, avec lui, le Père nous a tout donné- Jean Eudes, comme Thérèse de Lisieux, affectionne le mot tout, « omnia ». Tout cequi est à moi est à vous, tout est à VOUS (14). Avec un souffle teilhardien -rencontre inattendue - Jean Eudes contemple l'influence cosmique du Cœur du Christ ;elle atteint tous les êtres et les fait vivre : rien n'échappe à la chaleur de son amour.Oui, Cœur de feu, diffuse-toi par tout l'univers (15).

Le Cœur du Christ est plénitude, et il est centre : centre de la croix, lien de laterre et du ciel, icône d'unité (16) : en « revenant au cœur », nous allons droit àl'essentiel. Le langage du cœur est un langage de liberté; il nous délivre de ladispersion dans la multiplicité des exigences et des formules, et nous mène droit aucœur de toute réalité : l'amour fou de Dieu manifesté dans le cœur humain de son Filsbien-aimé.

Le centre de la croix nous a ramenés au cœur de chair; et le cœur que nouscontemplons là est brisé, percé par la lance. Car il y a encore ce thème, et il es tmême essentiel dans la méditation de Jean Eudes, en écho à la plus ancienne traditionde l'Église : c'est dans le drame de la croix et dans le cœur ouvert que s'est révélé lagloire de l'Amour, et sa victoire définitive sur la mort; c'est de la blessure du cœurque l'eau vivifiante a coulé sur le monde. Même si une femme oubliait son enfant, moije ne vous oublierai pas voyez, je vous ai gravés dans mes mains et dans mon Cœur(17)

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Comment Marie, la mère, ne serait-elle pas discrètement présente à ce t teliturgie ? C'est en elle, la première, que s'est accompli le mystère dont le cœur est lesigne et le langage. La première, elle a eu avec son Fils un seul et même cœur, et ellenous associe à cette communion; et puis c'est en elle que se sont

14. Off., Mat., rép. 4 : OC XI 473.15. Off., Mat., Hy. et ant. 1 : OC XI 469, 470. - Sur le rapprochement entre JeanEudes et Teilhard de Chardin, voir P. MILCENT, Le Cœur du Christ selon Teilhard deChardin et S. Jean Eudes, dans NV X 204-209.16. Off., 1" V., Hy.; Mat., ily.; Messe, prose : OC XI 467, 469, 508.17. Off., 1" V., Hy. ; Laudes, Hy. et ant. 3; 2V., ant. 3; Messe, comm. : OC XI 467,477, 478, 480, 510.

454 SAINT JEAN EUDES

formés ce corps et ce cœur en qui nous est donnée toute plénitude, et c'est elleencore qui nous le donne (18)...

Tous ces thèmes sont évoqués par de multiples jeux d'images et de notationsqui se répondent et s'enrichissent mutuellement, comme en un grand poèmeémerveillé, chaleureux, frémissant.

Une longue histoire d'amour partagé

Jean Eudes a cueilli ces pensées et leurs expressions variées dans l'Écriture ;mais il est aussi l'héritier d'une longue tradition, ou plutôt de plusieurs traditions qu'ila écoutées attentivement et qu'il marie entre elles. Nous avons fait écho auxméditations des Pères de l'Église sur le côté ouvert par la lance, et à celles plussensibles du Moyen Age contemplant les plaies du corps de Jésus. Il faut citer, avecJean Eudes, saint Bernard : ... « Son cœur est à moi. Je parle avec audace : si le Christest pour moi la Tête, comment ce qui est à ma Tête ne serait-il pas à moi

J'ai vraiment, moi, un seul cœur avec Jésus (19). »

Nous avions déjà mentionné au chapitre XlV (p. 221) !.'influence des Bénédictinesd'Helfta, Gertrude et Mechtilde : il semble bien en effet que la lecture de leurs écrits -très liés à la vie liturgique, très lumineux, vivifiés par un grand souffle théologal - a i tprovoqué chez Jean Eudes, dans les années quarante, la cristallisation de certainesintuitions qui se cherchaient en lui : c'est alors qu'il reconnut, dans le cœur corporelde Marie, tout animé par l'amour de son Fils, le lieu et le symbole d'une communiond'amour et de vie avec le Christ; et c'est de là qu'est née la fête du Coeur de Marie, ouplutôt la fête de Jésus vivant dans le cœur de sa Mère, ou encore : du Cœur de Jésus

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et de Marie. Dans les années suivantes, une lente maturation s'est poursuivie en lui, laréflexion théologique s'est approfondie et précisée; il a sans doute éprouvé aussi unbesoin de plus grande clarté... C'est vers 1668-1669, semble-t-il que Jean Eudes apris la décision de créer une fête du Cœur de Jésus contemplé en

18. Off., 1" V., Hy., ant. à Magn.; Mat., Hy.; Laudes, Hy.; 21 V., ant. à Magn. : OC XI467, 468, 469, 477, 481.19. S. BERNARD, Sermon sur la Passion du Seigneur, cité par Off., Mat. : OC XI 474.

LA FÊTE DU CŒUR DE JÉSUS 455

lui-même, comme le foyer premier de l'Amour nouveau, comme le centre et la sourced'où tout autre cœur, et celui de Marie elle-même, reçoit l'amour et la vie (20).

Jean Eudes était d'ailleurs stimulé dans cette audacieuse entreprise par te lmessage qu'il lisait dans sainte Gertrude : le Seigneur l'avait assurée que son Cœur -dont saint Jean, déjà, avait entendu les battements et deviné l'amour - deviendraitpour «le monde déjà vieilli et engourdi» le grand signe de l'Amour qui fait vivre(21).

Il cite encore d'autres témoins, d'autres devanciers. Contentons-nous d'indiquerici le franciscain Bonaventure, puis, beaucoup plus près du XVIle siècle, le chartreuxJean Gerecht de Landsberg (généralement appelé Lansperge; 1489-1539), qui avaitd'ailleurs publié les écrits de sainte Gertrude et s'en était imprégné. Et, bien entendu,François de Sales et Bérulle...

Mais Jean Eudes avait conscience d'enrichir cette tradition, d'y apporter quelquechose de neuf - et cette nouveauté c'est, entre autres, l'expression liturgique qu'il luioffrait pour la première fois. Il pensait d'ailleurs que cela lui était donné par Dieu, et ilen était à la fois confus et fier. Il l'a confié lui-même dans la lettre qu'il a écrite à sesconfrères le 29 juillet 1672 pour les inviter à célébrer, dans la joie, la première f ê t edu Cœur de Jésus2l

Mes très chers et très aimés frères,

C'est une grâce inexplicable que notre très aimable Sauveur nous a faite de nousavoir donné dans notre congrégation le Cœur admirable de sa très sainte Mère; maissa bonté, qui est sans bornes, ne s'arrêtant pas là, a passé bien plus outre en nousdonnant son propre Cœur [ ... ] . Il nous a fait ce grand don dès la naissance de notrecongrégation; car, quoique jusqu'ici nous n'ayons pas célébré une fête propre e tparticulière du Cœur adorable de Jésus, nous n'avons pourtant jamais eu intention deséparer deux choses que Dieu a unies si étroitement [ .. ] ; au contraire, notre desseina toujours été, dès les commencements de notre congrégation, de regarder e t

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honorer ces deux aimables Cœurs comme un même cœur en

20. Sur la genèse de cette fête, voir l'étude magistrale et rigoureuse de J. ARRAGAIN,« Évolution de la pensée de S. Jean Eudes sur le Cœur de Jésus », dans Le Cœur duSeigneur, Paris, La Colombe, 1955, p. 43-63.21. Saint GERTRUDE D'HELFTA, Œuvres spirituelles, t. IV, Le Héraut, Paris, « Sourceschrétiennes », 1978, p. 65-67.22. Lettres, OC X 459-463.

456 SAINT JEAN EUDES

unité d'esprit, de sentiments, de volonté et d'affection, comme il paraîtmanifestement en la salutation que nous disons tous les jours au divin Cœur de Jésuset de Marie [ ... ].

Mais la divine Providence [ .. ] a voulu faire marcher la fête du Cœur de la Mèreavant la fête du Cœur du Fils pour préparer les voies dans les cœurs des fidèles à lavénération de ce Cœur adorable...

Puis Jean Eudes éprouve le besoin de souligner, et de justifier, la nouveauté decette fête liturgique :

Si on objecte la nouveauté de cette dévotion, je répondrai que la nouveauté dansles choses de la foi est très pernicieuse, mais qu'elle est très bonne dans les chosesde la piété. Autrement, il faudrait réprouver toutes les fêtes qui se font dans l'Église,qui ont été nouvelles quand on a commencé à les célébrer...

Notons qu'il reprendra cette réflexion sur la nouveauté, quelques mois plus tard,dans une lettre à l'archevêque de Rouen (23). Et on peut rappeler encore que, presquetrente ans plus tôt, il avait de même invité ses anciens confrères de l'Oratoire àconsidérer avec respect la nouvelle société qu'il venait de fonder à Caen : C'est là eneffet ce que l'on doit faire [ ... ] lorsqu'on voit de nouveaux desseins de procurer lagloire de Dieu, dont on ne connaît pas encore la nécessité, se former dans l'Église(24)... La nouveauté dans l'Église : Jean Eudes avait un sens très fort de la tradition,mais il croyait de toute sa foi que Dieu ne cesse de créer du neuf et d'inventer unavenir inédit. Cette réflexion le confortait dans sa propre mission d'innovationliturgique.

Revenons à la lettre de juillet 1672 : Jean Eudes y invitait ses frères à célébrercette fête avec toute la splendeur possible :

Embrassons avec joie et jubilation la solennité du divin Cœur de notre t r ès

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aimable Jésus...

Il leur donnait ensuite quelques indications pratiques pour cette célébration. Ondevait, par exemple, la veille ou l'avantveille, inviter à déjeuner au réfectoire de lacommunauté douze pauvres. N'oublions pas que les pauvres, même mendiants (à

23. Lettres, OC XI 104-105.24. Opuscules, OC XII 141.

LA FÊTE DU CŒUR DE JÉSUS 457

bien distinguer des «gens sans aveu», d'ailleurs nombreux), faisaient vraiment partiede la société de ce temps en Europe occidentale (25) ; leur présence, en cette fête del'amour, était bien significative.

La fête fut donc célébrée le 20 octobre 1672 à Caen et presque sûrement àCoutances, à Lisieux, à Évreux, à Rennes, dans les séminaires fondés par le P. Eudes(26) . A Rouen, le nouvel archevêque Mgr de Médavy, s'y opposa d'abord : il fal lutinsister... Elle fut adoptée aussi, comme l'avait été celle du Cœur de Marie, parbeaucoup de communautés religieuses et par quelques autres églises. Un cas notableest celui des bénédictines du Saint-Sacrement, qui firent imprimer pour leurscommunautés les offices du P. Eudes adaptés au rite bénédictin, dès 1669 pour leCœur de Marie, et probablement en 1674 pour le Cœur du Seigneur. Rapidementinstallées à Varsovie et à Lwow, elles durent implanter ces fêtes aussi en Pologneavant la fin du xvii, siècle (27).

Dès 1674 aussi, les bénédictines de l'abbaye royale de Montmartre, où le P.Eudes était un peu chez lui, introduisirent également dans leur propre la fête du Cœurde Jésus : dès cette date, donc deux siècles avant l'érection de la célèbre basilique, lafête du Sacré-Cœur fut célébrée sur la butte qui domine Paris (28).25. J.-P. GUTTON, La Société et les pauvres.... P. 9.26. Mais à Notre-Dame de Charité de Caen, la communauté ne devait obtenirl'autorisation épiscopale que bien plus tard, en 1693. En revanche, les maisons deRennes, Guingamp et Hennebont célébrèrent la fête du Cœur de Jésus dès leurfondation (1673 et 1676). Voir OC XI 182, ri. 1.27. Mais le culte du Coeur du Christ était déjà vivant en Pologne avant cette date, enparticulier grâce à un jésuite polonais, Gaspard Druzbicki : voir H. RONDET, Note surTeilhard, Druzbicki et la dévotion au Sacré-Cœur, dans NV XIII 51 ss.28. OC XI 182, nn. 2 et 3. Voir P. MILCENT, 16'40-1765, de S. Jean Eudes àl'approbation romaine, dans NV X 262-265. - Sur la refonte de la liturgie eudiste selonles normes de Vatican 11, voir H. MAcÉ, L'Office et la Messe du Cœur de Jésus, 1672-1972, dans VE n' 2 (1972), p. 59.

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C'est pour reconnaître cette initiative du P. Eudes que les papes Pie X et Pie XI,bien plus tard, lors de la béatification (1909) et de la canonisation (1925), ont déclaréque Jean Eudes fut « le père, le docteur et l'apôtre du culte liturgique des Cœurs deJésus et de Marie. (29) »

29. Acta Ap. Sedis 17 (1925), p. 489-490, avec la rectification, p. 727. - Dans J.DELUMEAU, Le Diocèse de Rennes, p. 133, on lit ceci à propos de l'action des eudistesà Rennes : «Il y a là, dans l'emprise locale de cette congrégation normande, un facteurde continuité et de stabilité pastorale, sensible jusqu'au fronton des retablesbaroques, où la représentation des Cœurs de Jésus et Marie, dévotion promue parJean Eudes, tend à détrôner, à partir des années 1680, les symboles trinitaires et lesmonogrammes christiques employés jusqu'alors. Il est vrai que désormais à peu prèstous les prêtres sont passés par leurs mains. »

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459CHAPITRE XXX

MISSIONS A LA COUR

Versailles. - Saint-Germain-en-Laye.Grands espoirs. - L'évêché d'Évreux.M-1 de Guise. - Le tonnerre d'Elbeuf.

( 1 6 7 1 - 1 6 7 3 )

Pendant dix ans, de 1663 à 1673, le royaume de France connut une ère decalme et de relative prospérité. Après la terrible famine de 1661-1662, il y eut, en ceglacial xvir siècle, une série d'années au climat plus doux : les récoltes furentmeilleures, le prix du pain baissa et les autres prix avec lui ; les denrées furent même,en 1668 et en 1673, extraordinairement bon marché. On n'avait pas vu cela depuis lebon temps du roi Henri!

Les armées guerroyaient bien ici ou là, mais en dehors du royaume : plus depillages ni de violences. Les manufactures créées par Colbert donnaient davantage detravail aux pauvres manouvriers des villes et des campagnes. Le poids des impôtsétait modéré. Une certaine aisance dut régner dans le petit peuple après t an td'années de misère. Il y avait d'ailleurs des bras prêts au travail, car les générationsplus nombreuses nées avant la Fronde étaient arrivées à l'âge adulte ; le nombre desnaissances, à son tour, allait croissant.

Paris se transformait. C'est à cette époque que l'architecte Perrault a élevé lafameuse colonnade du Louvre, qu'on a décidé de créer l'Observatoire et commencé laconstruction de l'hôtel des Invalides. Sous la conduite énergique de La Reynie, la policeparisienne devenait plus efficace, et on avait même vu, en 1667, les premiers essaisd'éclairage nocturne dans les rues de la capitale. Pendant cette heureuse décennie,Racine et Molière firent jouer la plupart de leurs chefs-d'œuvre... C'est à partir de1674 qu'on devait revoir des temps plus difficiles'.

1. P. GOUBERT, Louis XIV et vingt millions..., p. 97-98, 132, 136.

460 SAINT JEAN EUDES

Curieusement, cette même période représente aussi, dans la vie et l'action deJean Eudes, un temps de croissance et d'affermissement. Après la grandepersécution des années 1660-1662, il avait pu cueillir les fruits des missions

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parisiennes de 1660. Sa position s'était consolidée ; tout le monde se félicitait enNormandie des cinq séminaires qu'il y avait créés, et celui de Rennes semblaitprometteur. La congrégation de Jésus et Marie était encore fragile, mais on pouvaitespérer qu'elle allait enfin pouvoir jouir d'une plus large reconnaissance.

Versail les

Or, en mars 1671, François de Harlay de Champvallon, le jeune et ambitieuxarchevêque de Rouen, fut nommé à l'archevêché de Paris.

Dans sa nouvelle dignité, un de ses tout premiers actes fut de proposer au roi leP. Eudes - qu'il avait fermement soutenu à Rouen - pour faire une mission à la Cour, auchâteau de Versailles. Pâques approchait, et il fallait aussi solenniser un jubilé que lepape Clément X avait accordé à son avènement(2). Prévenu à l'improviste, le P. Eudesréunit en hâte quelques compagnons et, trois jours après, le 22 mars 1671, ilsarrivèrent au lieu de leur mission.

N'imaginons pas Versailles d'après l'image que nous en avons aujourd'hui : c 'étaitun village autour d'une modeste église, et un pavillon de chasse aménagé par Louis XIIIau milieu des bois. Il est vrai que, depuis sept ou huit ans, des milliers d'ouvriers, sansdoute sommairement logés, s'affairaient sous la conduite de Le Nôtre pour créer dansces bois un immense parc; et que le petit château, selon les plans élaborés par LeVau, était en train de se transformer et de s'agrandir. Le jeune roi suivaitattentivement ces grands travaux; par exemple, il écrivait de Flandre à Colbert, en1670 : « Faites qu'on ne se relâche point, et parlez toujours aux ouvriers de monretour... » La nouvelle demeure ne serait

2. Bulle Inscrutabilis, 16 juin 1670. Le jubilé pouvait se célébrer, en chaque diocèse,pendant deux semaines, à la date fixée par l'évêque. - Voir MBD 93 : OC XII 128-129. -Le card. GRENTE Cite, sans référence, une parole de Bossuet qui aurait désigné le P.Eudes «comme le prêtre le plus capable de prêcher le jubilé» (Ces Français qui furentdes saints, Paris, 1956, p. 62).

MISSIONS À LA COUR 461

vraiment habitable qu'en 1672, et la cour ne s'y fixerait que dix ans plus tard. Elle n'yfaisait encore que des séjours passagers, s'entassant dans les locaux utilisables, aumilieu d'un vaste chantier.

C'est donc là qu'arrivèrent les missionnaires, le dimanche des Rameaux, pourcommencer une courte mission, que mentionne La Gazette (3). Le roi et la reine, quiétaient à Saint-Germain, vinrent à Versailles après le début des exercices. Quand le

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vieux missionnaire eut salué son souverain de trente-deux ans, celui-ci répondit : « Jesuis bien aise que Monseigneur vous a [sic] choisi pour cette mission; vous y ferezbeaucoup de bien; continuez comme vous avez commencé; vous ne convertirezpourtant pas tout le monde, mais vous ferez tout ce que vous pourrez... » Louis e tMarie-Thérèse assistèrent à une partie des prédications pendant trois jours. Lesmissionnaires exposaient volontiers le Saint-Sacrement. Le P. Eudes - il l'a raconté lui-même - fit devant la reine deux puissantes exhortations, ayant le soleil [= l'ostensoir]en la main; et une troisième, encore plus puissante, devant le roi : il lui parla « de laPassion du Fils de Dieu durant un gros quart d'heure ». Le roi l'écouta à genoux, e tparut impressionné; il demeura même à genoux « quelque temps après l'exhortation,ce qui donna une merveilleuse édification à toute la tour, et une nouvelle autorité au P.Eudes ».

C'est sans doute pendant ces journées - le dimanche ou le lundi de Pâques - qu'ilcélébra la messe devant le roi. Celui-ci, raconte l'annaliste, « l'entendait à genoux avecune piétié édifiante, pendant que tout le monde était debout ». A l'offertoire, lemissionnaire complimenta le roi sur le bel exemple qu'il donnait à ses peuple,? durespect et du culte qui est dû au Roi des rois, en la présence duquel les souverains dece monde ne sont qu'un peu de poussière... Et il ajouta : Mais ce qui m'étonne, Sire,c'est que, pendant que Votre Majesté s'acquitte si parfaitement des devoirs de sareligion et qu'elle rend à Dieu avec humilité ses plus

3. La Gazette, 1671, p. 363, indique l'ouverture seulement au 27 mars (vendredisaint) : c'est peut-être le jour où les souverains sont arrivés. L'information de LaGazette n'est d'ailleurs pas très à jour : elle parle du P. Eudes « de la congrégation del'Oratoire » 1 - Voir Fleurs, JE 1134 : 31/631 ss Annales VII 31 : 27/932 ss.

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Versailles en 1667-68Tableau de Pierre Patel(1620-1676) Salle du XV11es.Travaux non terminés en 1671 où j.Eudes prêche une mission.MISSIONS À LA COUR 463

profonds hommages, je vois une multitude de vos officiers et de vos autres sujets quifont tout le contraire! Le roi commença a tourner la tête vers ses courtisans, et « cefut pour eux un coup de tonnerre, qui les rangea à leur devoir en un instant » (4)... Laréalité fut-elle absolument conforme à ce touchant récit ? Je ne voudrais pasl'aff irmer...

Il ne faut d'ailleurs pas se faire une idée exagérée de la « piété édifiante » deLouis XIV. Il ne semble pas, surtout en cette première partie de sa vie, qu'il eût une fo itrès personnelle ; mais il tenait à accomplir avec sérieux les « devoirs de la religion ».Par ailleurs, on sait que sa vie privée était, pour longtemps encore, assezmouvementée...

Dans le Versailles de 1671, les prédications devaient se donner dans une simplesalle, qui fut la première des cinq chapelles successives du château de Louis XIV, e t

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que les transformations postérieures ont fait disparaître (5). Mais à la fin de lasemaine pascale, le 5 avril, l'archevêque « administra la confirmation, en l'église de laparoisse, à plus de douze cents personnes », en présence de la reine et d'une partie dela cour; et de nouveau, le lendemain, à trois mille paroissiens des villages voisins. Et cefut, avec une majestueuse procession « marchant en très bel ordre », la clôture de lamission. La reine y assistait encore.

Le groupe de missionnaires comptait un jeune auxiliaire, le frère Richard LeMoine (1642-1722), compagnon habituel du P. Eudes en ces années. Bien plus tard, il araconté que le roi, ayant entendu le supérieur des séminaires normands parler del'église qu'il faisait construire à Caen, « la première qu'on eût pensé à ériger enl'honneur du Cœur de la sainte Vierge », l'interrogea à ce sujet et voulut participer àcette construction ; il lui fit remettre par M. Bontemps, intendant de Versailles(6) undon de deux mille livres. Le frère ajoutait - le détail nous étonne, mais peut-on récuserun témoin direct ? - que la reine, très heureuse de la mission, «prenait tant de soin dece qui4. Fleurs, JE 112 : 31/54 - se référant à une lettre de Jean Eudes lui-même.5. P. DE NOLHAC, La Création de Versailles, Versailles, 1901, p. 23, 209-210, 221-226; Histoire du Château de Versailles, Paris, 1911, t. 1, p. 214, n. 17.6. Alexandre Bontemps (1626-1701), premier valet de chambre de Louis XIV, puisintendant de Versailles et de Marly, fut pendant cinquante ans un des personnagesimportants de la cour (DBF).464 SAINT JEAN EUDES

regardait les besoins de nos confrères qu'elle venait plusieurs fois à la cuisine pourvoir ce que l'on y préparait, et pour [lui] demander, avec une familiarité qu'il nepouvait comprendre, ce que l'on allait faire dans les diverses instructions à chaqueheure de la journée; et qu'enfin elle voulut elle-même fournir les récompenses ducatéchisme».

Ajoutons que le roi remarqua, paraît-il, le soin inhabituel avec lequel était paréela chapelle ; c'était l'œuvre d'un des compagnons du P. Eudes, Thomas Hubert, que lamauvaise tenue des choses du culte avait choqué, et qui y avait remédié de son mieux.Il fut présenté au roi, et celui-ci demanda à le garder. Le P. Eudes y consentit, peut-être avec le projet de former là une communauté. M. Hubert resta donc attaché à «lachapelle et oratoire du roy » ; à ce titre, il participa probablement à l'aménagement dela deuxième chapelle de Versailles, précisément au cours de cette année 1671. Ilconfessait volontiers, et « plusieurs dames de la cour goûtaient fort sa conduite ».L'une d'elles fut la duchesse de La Vallière, l'ancienne favorite du roi; M. Hubert l'aida,semble-t-il, à s'acheminer vers le carmel, où elle devait entrer en avril 1674 (7).

Un jour il obtint du roi la permission de chasser les chiens de la chapelle, et «

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poursuivit, le fouet à la main, le premier qui y entra ». Murmures des assistants ; maisle roi « prit le parti de son sacristain » et les courtisans durent « relever à leur tour lezèle de M. Hubert ». Son séjour à Versailles devait être de courte durée : trois ansplus tard, en mars 1674, une maladie allait l'emporter. Il a été inhumé dans l'égliseparoissiale(8).

En quittant Versailles, le P. Eudes savait qu'il pouvait compter

7. Fleurs, Thomas Hubert : 3 1/790. - Louise de La Vallière, depuis longtempsdélaissée par le roi, entra au carmel du Faubourg Saint- Jacques à Paris le 19 avril1674, quelques jours après la mort de M. Hubert.8. AM Versailles, Registre des inhumations de la paroisse Saint-Julien, n' 7, f. 69 r ,(31 mars 1674) : « Le même jour et an que dessus fut enterré dans l'église par nous,curé dudit lieu, messire Tomas Hubert, prestre, sacristin de la chapelle du roy àVersailles et missionnaire de la congrégation du révérend Père Eudes, chef de lacongrégation de Jésus et Marie, après avoir reçu tous ses sacrements ». L'ancienneéglise de Versailles se trouvait près du château, à l'emplacement de l'actuel hôpitalDominique-Larrey.

MISSIONS À LA COUR 465

sur l'appui du roi. L'archevêque, de son côté, lui donna, le 15 mai, de très largespouvoirs sur toute l'étendue du diocèse de Paris (9).

Chez les bénédictines de Valognes

Est-ce ce qui l'enhardit à agir, cette année-là, avec une autorité qui nousétonne? Cela se passa au fond de la Normandie, à Valognes, chez les bénédictines.L'abbesse, se sentant vieillir, désirait transmettre sa charge à une religieuse plusjeune. (ui choisir ? Et comment le faire assez discrètement pour ne pas laisser letemps aux familles trop empressées de solliciter du roi, pour leurs filles, cette placeenviable ? On consulta le P. Eudes, qui était bien connu à Valognes depuis f o r tlongtemps. Il demanda à rencontrer les deux religieuses auxquelles l'abbesse avaitsongé et, chose étonnante, il choisit sans hésiter une moniale de vingt-quatre ans,Charlotte de Bricqueville. « On reçut son avis comme un oracle et aussitôt, sans enparler à personne [ ... ], on en donna avis à Monsieur le Marquis son père, afin qu'il f î tles diligences nécessaires pour obtenir le brevet du roi. Ce qu'il fit... » On n'en avaitmême pas parlé à l'évêque, qui en eut quelque peine... mais fut désarmé par l'humilitéde la jeune abbesse désignée (10). Le choix s'avéra, par la suite, heureux. On saisit là,

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sur le vif, l'autorité exercée par le P. Eudes.

A Valognes comme à Versailles, il y avait donc bien des motifs humains deconfiance. Mais les causes d'inquiétude n'avaient pas disparu. A Valognesprécisément, le P. Eudes savait bien que le séminaire, jadis créé par Mgr Auvry maisdevenu jansénisant, était à son égard un foyer d'opposition et de dénigrement.D'ailleurs les succès mêmes qu'il obtenait devaient aviver les jalousies, réveiller lesvieilles peurs. Aussi le voyons-nous noter dans son journal, pour cette année 1671 :

Les croix m'ont toujours accompagné partout. Grâces éternelles en soientrendues au très aimable crucifié, et à sa très sainte Mère et la mienne (11).

9. Par mandement imprimé.10. Du CHESNAY, dans NV VIII 205-208, citant Nécrologe de N.-D. de Protection, P.109-111, aux arch. des Bénédictines de Valognes.11. MBD 93 : OC XII 129.

466 SAINT JEAN EUDES

Nous ne savons pas exactement la nature de ces « croix ». Mais certains détailsnon datés dont on a gardé le souvenir pourraient nous donner une idée deshumiliations qu'il avait parfois à subir. Un jour, il se présenta à la porte d'un grandseigneur à qui il avait affaire ; il entendit ces paroles outrageantes : « Dites à ce thomme que je ne veux point entendre parler de lui et que j'aimerais mieux le voirpendre à un gibet que de savoir qu'il est à ma porte! » - Une autre fois, il dut allersolliciter d'un magistrat une grâce pour sa congrégation ; ce personnage le prit par lamain et le promena devant les gens de sa maison « pour l'exposer à leurs mépris e tleur faire prendre part aux railleries qu'il faisait de sa simplicité » (12).

Projets d'installation à Paris

Ni ces difficultés ni le poids des années - soixante-dix ans, au xvii' siècle, c 'estdéjà un très grand âge - n'empêchaient le P. Eudes d'entreprendre. Il reprit en 1672 levieux projet d'installation à Paris qui avait failli réussir en 1662 : une résidence plusproche de la cour serait précieuse pour sa congrégation. Et le moment était sansdoute venu de réaliser ce rêve.

Justement, une des très actives Dames de la Charité de feu M. Vincent, Mme deTraversay (13), devenue veuve, avait fait en faveur du P. Eudes, en 1669, unedonation : les deux tiers d'une grande maison attenant à l'église Saint-Josse, rueQuicampoix, au centre de Paris; elle avait fait « insinuer » cet acte, pour la secondefois, au Chatelet, en 1671 (14) ; et Colbert, en 1672, avait signé des « le t t res

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patentes portant permission aux séminaires de Caen, Rouen, Coutances et autres dela même congrégation d'acheter une maison à Paris pour leur servir de retraite ».Harlay avait donné son autorisation pour l'établissement d'une communauté. Il f au tbien entendre les mots : « Pour leur servir de

12. Fleurs, JE Il 34 : 31/636-637; Annales VI 8 : 27/674.13. Voir P. COSTE, Le Grand Saint du grand siècle, M. Vincent, 3 vol., Paris, 1932, t .1, p. 372. - Notons qu'en janvier 1672, M. Hubert est venu à Caen pour chercher le P.Eudes et le ramener à Paris. Pourquoi ? Nous l'ignorons. Voir Lettres, OC X 568 et n.2 .14. Du CHESNAY, M, 293. - Voir BM Caen, coll. Mancel, 97, f. 256 ss.

MISSIONS À LA COUR 467

retraite » ; cela veut dire : pour leur permettre de faire venir et séjourner à Paris lesfuturs prêtres de Normandie « les plus capables », « pour y étudier en théologie enmenant toujours une vie réglée sous la conduite de quelqu'un des prêtres de la mêmecongrégation », tout en concourant au bien spirituel de la paroisse Saint-Josse, enaccord avec le curé (15).

Mais il fallait l'approbation du Parlement. Le P. Eudes écrivit à M. de Bonnefond,le supérieur de Caen :

Nous n'avons pas encore présenté nos lettres patentes au Parlement; nouspréparons les moyens d'en avoir un bon succès, que nous espérons d'en haut. Faitesprier Dieu, et lui recommandez bien cette affaire; je pense que nous l'embarquerons lasemaine prochaine.

Il n'était pas sans inquiétude ; il savait que ses adversaires étaient sur le qui-vive, redoutables chiens de garde : Circumdederunt me canes multi..., ajoutait-il avecle psaume.

De fait, par un arrêt du 9 juillet 1672, le Parlement différa l'enregistrement ; ilexigeait des pièces justificatives. Alors, chose rare, le P. Eudes connut un momentd'abattement; il fut tenté de renoncer :

... Les magistrats demandent tant de choses que cela décourage étrangement,et me porte quasi à abandonner cette affaire(16)...

Mais il se reprit. Comme un nouveau curé nommé à Saint-Josse s'opposait auprojet Traversay, et comme la donatrice, prévoyant le cas, avait offert de l'argent,en contre-partie de la maison, le supérieur envisagea l'achat d'une autre résidence. Làencore, Mgr de Harlay donna son accord (30 aoÛt) ; mais, à la fin de l'année, le Prévôt

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des marchands (c'est-à-dire le préfet) de Paris opposa un refus, longuement motivé,à l'établissement d'une communauté du P. Eudes dans la capitale (17).

Aussi le missionnaire pouvait-il écrire, après avoir passé presque toute l'année1672 dans ces démarches

15. Annales VII 32 : 27/936.16. Lettres, OC X 458, 459. 17. Lettre du Prévôt des Marchands : Caen, coll. Mancel,rus 97 (18), f. 254. DU CHESNAY, M, 294. - En réalité, le prix de la maison ne futjamais perçu: Fleurs, JE 11 34 : 31/634-635.

468 La Butte de Montmartre

MISSIONS À LA COUR 469

J'ai presque toujours été dans les croix...

Mais il poursuivait avec une sorte d'allégresse

... parmi . lesquelles la divine bonté m'a fait tant de grâces que je pourrais dire :je suis rempli de consolation, je surabonde de joie dans toutes mes épreuves (18)...

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Comme en 1660-1662, parfois il s'offrait une halte rafraîchissante en allantvisiter ses chères Bénédictines de Montmartre. Il leur faisait des conférences, oumême des retraites ; absent, il leur écrivait. Il fut même, trois mois durant, leurconfesseur ordinaire. Et elles le vénéraient. L'une d'elles a évoqué, bien plus tard, cessouvenirs ; elle ajoutait « Il paraissait un lion en chaire, mais au confessionnal, c 'étaitun agneau [ ... ]. Mme de Guise, notre abbesse, l'estimait beaucoup pour sa bonté e tsa simplicité. » De fait, une véritable amitié s'était établie entre cette grande dame e tle missionnaire normand : notre bonne Madame, écrit-il un jour à une des moniales, quej'honore en vérité au-delà de tout ce que je puis dire et pour laquelle je prie Dieusouvent avec une affection toute particulière (19)... Lors d'une visite, tout un groupede religieuses l'accompagna d'un point à l'autre du monastère; quelques-unestrouvèrent moyen de couper, comme reliques, un peu du cordon de ses souliers, dubas de son manteau et même de ses cheveux! Mais il s'en aperçut et se fâcha,déclarant qu'il n'était qu'un chien pourri... et que le manteau n'était pas à lui (20) !

Jean Eudes évêque?

Au milieu des croix, donc, Dieu lui faisait beaucoup de grâces. A ce chapitre desgrâces, il faut encore inscrire ses relations avec l'excellent évêque d'Évreux, Mgr deMaupas. Celui-ci aimait toujours l'entendre prêcher, comme cela arriva, par exemple,le

18. MBD 94: OC XII 129. - Vers la même époque, il confie à Mannoury Par la grâce demon Dieu, je n'ai point plié sous le fardeau (OC X 463).19. Lettres, oc xi lm; 106-107.20. Fleurs, JE 11 36: 31/649.

470 SAINT JEAN EUDES

29 octobre 1669, chez les bénédictines de sa ville (21). Il lui demanda, au cours del'année 1671, de donner une mission à une communauté de religieuses : situationétonnante, qui ne s'était encore jamais présentée à lui. Donc, de la fin de juin au débutd'août 1671, le P. Eudes fit une mission chez les sœurs de Notre-Dame de Vernon. Aquel titre en avaient-elles besoin? Nous l'ignorons. Mais il y fut, six semaines durant,bien occupé. Il leur fit faire à toutes, ou presque, une confession générale : Costil l'asu beaucoup plus tard, par l'une d'entre elles. Et il a plu à notre très bénin Sauveur e tà sa très bonne Mère y faire paraître leur puissance admirable, leur bontéincomparable (22) ...

Au cours de l'année suivante, Mgr de Maupas reprit un étrange projet qu'ilcaressait depuis au moins trois ans : faire du P. Eudes son coadjuteur, voire son

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successeur. Déjà vers 1669, Jean Eudes, mis au courant, l'avait conjuré de n'en rienfaire : il s'en disait infiniment, infiniment, infiniment et indigne et incapable (23)! Etvoilà que, de nouveau en septembre-octobre 1672, cinq lettres du missionnaire - t ro isà Simon Mannoury et deux à Jacques de Bonnefond 24 - ont trait à cette affaire.L'évêque voulait « quitter son évêché pour [le] lui remettre entre les mains (24) ». Ilsemble qu'au début, informé confidentiellement, il soit resté assez paisible :

21. Du CHESNAY, dans NV VIII 203-205.22. Lettres, OC X 567; XI 102. Annales VII 34 : 27/948.23. Lettre autographe, BN, F. fr. 20637, f. 92-93. Ne figure pas dans les OC; voir Lch176.24. OC X 463-465; XI 102-104. L'«inconnu» de OC XI 102-103 nous est dévoilé par le«brouillon » que constitue le ms 43 des Arch. End. : HÉRAMBOURG Y a raturé lamention « supérieur d'une de ses maisons » qu'il avait d'abord écrite ; il ne peut s'agirque de Mannoury. Il est vrai que dans la seconde lettre le titre de « Monsieur » paraîts'opposer à cette interprétation ; mais là encore les ratures nous éclairent: le tex teportait « mon très cher frère » puis « mon cher frère » ; par deux fois HÉRAMBOURG,a biffé et écrit « Mons~ ». La lettre 1 à J. de Bonnefond (OC X 464) donne uneprécieuse indication : le P. Eudes explique que dans un premier temps il n'a connuqu'une « nouvelle », qui l'a laissé assez tranquille; dans un second temps une «déclaration » de l'évêque l'a davantage inquiété. Cela permet de classer les t ro islettres à Mannoury : d'abord celle de OC X 463 : il ne connaît que la « nouvelle » ; puiscelles de OC XI, la première très bouleversée, la seconde plus décidée. La premièrelettre à Bonnefond pourrait être à peu près contemporaine de la troisième lettre àMannoury.25. HÉRAMBOURG Il 29 : 53/87.

MISSIONS À LA COUR 471

Cette nouvelle ne m'a pas causé la moindre altération, et parce que je suispersuadé que, quoi qu'on dise, il ne sera rien dit de tout ce qu'on projette, et parceque, si cela arrivait, ce serait assurément Dieu qui le voudrait ainsi. Dites-le bien à Mgrd'Évreux : je ne veux point d'autre bénéfice que celui que mon Seigneur Jésus-Christ achoisi pour lui-même, c'est-à- dire sa croix (26)...

Mais ensuite, il apprit que l'évêque avait fait une déclaration sans équivoque deses intentions et entreprenait des démarches aupres du P. Ferrier, jésuite,confesseur du roi : il connut alors un moment d'angoisse et même de désarroi, en lavue de l'effroyable péril - ce sont ses propres paroles - sur le bord duquel je me vois :je ne sais où j'en suis, j'ai comme perdu l'esprit et la parole (27). Il fit dire à l'évêque,d'abord qu'il ne désirait rien d'autre que la croix de Jésus, puis, plus nettement, qu'il

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demandait à ne pas avoir cette charge à moins que Dieu ne le veuille absolument (28 ).Nouvelles inquiétudes lorsqu'il sut que les démarches se poursuivaient et que,probablement, le fidèle Mannoury lui-même y prenait une part active (29 ) !

Jean Eudes demanda des prières, des neuvaines de messes pour l'affaire quevous savez, et qui me fait trembler; qu'on fasse prier, en particulier, nos carmélitesde Caen. Finalement, le P. Ferrier lui-même mit opposition à cet étonnant projet, e tcelui-ci fut abandonné (30).

26. OC X 463.27. OC X 464; XI 102-103.28. OC XI 104.29. MARTINE VII 26 : 17 bis/205-206. Mannoury aurait recouru à la prieure desCarmélites et à la sœur Thérèse, «qu'il connaissait très affectionnées au P. Eudes ;elles prirent feu là-dessus et se firent un mérite de s'y employer en tout ce qu'ellespourraient... » Nous retrouverons cette sœur Thérèse un peu plus loin, en royalecompagnie.30. MARIINE VII 27 : 17 bis/209 ss. - En fait, Henri de Maupas est mort une semaineavant le P. Eudes, le 12 aoùt 1680, des suites d'un « accident de la route » ; déjà en1675 il s'était cassé un bras dans un premier accident de carrosse (BN, F. fr. 20637,f. 130 r).

472 SAINT JEAN EUDES

Une seconde mission à la cour

Au début de l'année suivante, 1673, Jean Eudes était de retour à Caen depuisquelque temps lorsqu'il reçut une lettre de M. Hubert : le roi et la reine, en accordavec M. de Harlay, avaient ordonné à leur sacristain de Versailles d'écrire à sonsupérieur « qu'il eût à venir en diligence pour commencer une mission à Saint-Germain-en-Laye, au dimanche des Rameaux, avec le nombre d'ouvriers qu'il jugerait nécessaire»...

Il partit aussitôt, emmenant avec lui Jean-Jacques Blouet de Camilly, venu deCoutances, un jeune associé de Caen, M. de Launay-Hüe (qui devait, un peu plus tard,s'engager courageusement en sa faveur), M. Paillot, associé de longue date, e tquelques autres(31) !.

Il y avait encore, cette année-là, un jubilé (32), proposé pour susciter desprières face au danger turc, et La Gazette rapporte que le roi, du 27 mars au 1eravril, voulut faire, à pied, les « stations » de ce jubilé. De fait, c'était conforme à sesprincipes; il avait écrit trois ans plus tôt dans ses Mémoires, à l'intention du dauphin,

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qu'il convient à un prince de pratiquer avec « régularité » et publiquement les «exercices de la piété » ; et, en particulier, d'édifier les peuples en faisant « à pied avectoute [sa] maison les stations d'un jubilé » (33) . Démarche pascale qui fut, sansdoute, un bref entracte dans son attachement, plus passionné que jamais, pour lamarquise de Montespan... Le samedi saint, son jubilé accompli, le roi «toucha» (selon latradition des rois de France) plus de huit cents malades venus là pour se faire guérirdes « écrouelles » et qu'on avait groupés dans le jardin des récollets.

Le jour de Pâques, 2 avril, le P. Eudes racontait ainsi à M. de Bonnefond le débutde cette brève mission :

Sitôt que je fus arrivé, je saluai leurs Majestés, Monseigneur le Dauphin [âgé deonze ans, il avait Bossuet pour précepteur] et Monsieur, frère du roi, qui me reçurentfort bien[ ... ]. M. Blouet prêche à six heures du matin

31. Fleurs, JE Il 35 : 31/644.32. Bulle Inter gravissimas, 5 nov. 1672. Outre le péril turc, la Bulle d'indictionrecommande la réconciliation des Polonais entre eux. - Voir Gazette, 1673, no 2, p.31.33. Cité par P. GOUBERT, Louis XIV.... p. 57.

MISSIONS À LA COUR 473

avec M. de Launay, et M. Paillot fait le catéchisme à deux heures, où la reine a assistéune fois. Pour moi j'ai prêché presque tous les jours, au soir, avec autant deforcequejamais, des chosesfort touchantes [capables de changer les cœurs]. Grâce à Dieu,tout le monde témoigne en être fort content, et tous assurent que Leurs Majestéssont dans les mêmes sentiments, et la reine me dit hier que je continuasse de prêcherencore tous les jours de cette semaine (34)...

Comme à Versailles, il y eut une clôture de mission avec procession du Saint-Sacrement à l'église paroissiale. La reine, dont on avait noté « l'assistance ordinaire »aux prédications, fut présente aussi, avec une « dévotion merveilleuse », conte LaGazette.

Quinze jours plus tard, elle vint chez les carmélites de la rue du Bouloi, à Paris.Ce couvent, établi en 1664, accueillait souvent la reine. Il y avait là une religieusequ'elle connaissait depuis longtemps, sœur Thérèse de Jésus. Celle-ci s'appelait dansle monde M"' de Remenecourt et avait été fille d'honneur de la duchesse d'Orléans.Intelligente, vive, gracieuse, elle était très aimée de la reine (35_. Ce jour-là, donc, le20 avril, on parla du travail des prêtres normands. Et la reine, raconte Jean Eudes,témoigna tant et tant de satisfaction de la mission et des prédicateurs que cela ne se

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peut exprimer. Elle dit que les autres prédications n'étaient que des paroles... [ce quin'est pas très gentil pour Mgr Bossuet ni pour le P. Bourdaloue, qu'elle avait eunaguère l'occasion d'entendre ... ] mais que celles-là pénétraient jusqu'au fond ducœur, que tout le monde en était touché, et qu'elle voyait du changement dans laconduite du roi [ ... ] . Enfin, elle fit paraître tant et tant de bonté, tant et t an td'amitié (ce sont les termes de notre bonne sœur Thérèse, qui allumait le feu t an tqu'elle pouvait) envers le néant des néants, que cela n'est pas imaginable. Et ellerecommanda instamment à la sœur Thérèse de ne laisser point passer la journée sansme dire toutes ces choses...

34. Lettres, OC X 465-466. - Les prédications devaient avoir lieu à la chapelle duchâteau de Saint-Germain-en-Laye, qui existe encore. Dans cette même chapelle,Bossuet avait prêché en 1669 et 1672; il assista probablement, comme précepteur, àla mission du P. Eudes.35. Chronique de l'ordre des Carmélites de France, Troyes, 1885, t. V, p. 267-282.C'est Anne d'Autriche qui, très liée avec la sœur Thérèse, avait introduit sa belle-filledans ce couvent.

474 SAINT JEAN EUDES

Ce lui fut facile car le P. Eudes, après une station sur la butte de Montmartre,descendit visiter le carmel de la rue du Bouloi. Il ajoute d'ailleurs, après ce récit, enpassant d'une reine à l'autre

Bienheureux ceux qui sont aimés de la Reine du ciel(36).

Des appuis encourageants

La mission de Saint-Germain lui confirma donc la bienveillance du roi et, parcontrecoup, d'un certain nombre de grands personnages.

Dès le 17 avril, au lendemain de la mission, le roi lui-même fit remettre au P.Eudes trois lettres signées de lui, une pour le pape Clément X, une pour le ducd'Estrées, ambassadeur de France à Rome, et la troisième pour le cardinal VirginioOrsini, « protecteur » de la France, « qui avait beaucoup de crédit auprès du pape ». Lefondateur avait sollicité ces lettres de recommandation parce qu'il estimait lemoment venu de mener à bien des démarches pour obtenir enfin l'approbationpontificale de sa congrégation (37).

Dans le même temps, le P. Eudes entra en relations avec la jeune duchesse deGuise (1652-1696) (38), cousine germaine de Louis XIV, veuve depuis peu d'un jeunemari. Il avait pu lui être recommandé par la sœur Thérèse (39), dont nous venons de

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parler, ou bien par l'abbesse de Montmartre, qui était à la fois, pour elle, une cousineéloignée et sa tante par alliance... Mais peut-être aussi venait-elle de participer à lamission.

En tout cas, Son Altesse Royale madame de Guise s'intéressa à la constructionde l'église de Caen ; c'était d'ailleurs urgent, car les travaux étaient stoppés fauted'argent et les échevins

36. Lettres, OC X 466.37. Annales VIII 1 : 27/961 ss.38. Élisabeth d'Orléans, fille de Gaston d'Orléans et de Marguerite de Lorraine, avaitépousé Louis-Joseph de Lorraine, duc de Guise et de Joyeuse (1650-1671), qui f u tenlevé à vingt et un ans par la petite vérole. Le père de Louis-Joseph, Louis deLorraine (1622-1654), était le frère de l'abbesse de Montmartre. Voir en Annexe,Tableau généalogique, p. 552.39. Voir Chronique déjà citée, p. 349-350. cf. NV 118 et n. 6 .

MISSIONS A LA COUR 475

menaçaient de tout démolir... Donc, le P. Eudes, à l'invitation de la princesse, se rendità son palais (notre actuel Luxembourg) le 3 juin 1673, et signa avec elle un boncontrat de donation : elle offrait, pour le séminaire, la somme de douze mille livres àpercevoir en quatre annuités. Et dans le texte même du contrat elle faisait allusion àson « illustre mère » la duchesse d'Orléans, qui « révérait d'une façon particulière lesacré Cœur de la sainte Vierge » et « avait l'habitude de réciter souvent » les litaniescomposées en son honneur « par ledit Père Eudes » (40).

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40. AD Seine-Maritime, G 8972. Annales VII 35 : 27/955 ss. MBD 97 : OC XII 131.

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476 SAINT JEAN EUDES

Pour remercier la princesse, Jean Eudes devait, sept ans plus tard, lui dédiersolennellement son gros ouvrage du Cœuradmirable de la très sacrée Mère de Dieu (41).

Autre appui d'un grand personnage : celui du jeune et brillant Emmanuel-Théodose de la Tour d'Auvergne, cardinal de Bouillon (1643-1715), qui était depuisdeux ans grand aumônier de France. Neveu de Turenne, il était alors très proche du roiet vivait, raconte Saint-Simon, «dans la plus brillante et la plus magnifique splendeur».D'un fol orgueil familial, il n'était sûrement pas l'homme d'Église idéal aux yeux de JeanEudes... Mais peut-être le missionnaire l'avait-il rencontré âgé de neuf ans lorsqu'ils'était arrêté, en 1654, à Évreux, chez la duchesse de Bouillon sa mère, que lui avaitfait connaître la Mère Mectilde (voir p. 278). Peut-être aussi l'avait-il revu, t ou trécemment, à la cour, pendant la mission. Et puis, le cardinal était lié aux jésuites quifurent toujours « ses inaltérables amis (42) ». Enfin et surtout, le fidèle Claude Auvryétait son vicaire général (43 ). Donc le grand aumônier de France fit bon accueil aumissionnaire et accepta d'engager en sa faveur le poids de son propre prestige. Il m i tau point, avec doigté, un texte dont le P. Eudes lui avait proposé le brouillon ; puis ilenvoya ce texte, sans doute déjà traduit en italien, au nonce Francesco Nerli. Celui-cile transmit, à Rome, au « cardinal Patron » Altieri, cousin du pape et très influent.Mais le nonce accompagna, lui, ce mémoire très favorable au P. Eudes, de sa propre«dépêche», plutôt réservée... Il faut dire qu'il était ami personnel de M. Simon,lazariste et procureur de la Mission à Rome, lequel avait peu d'amitié pour cette petitesociété rivale de la sienne (44). Mais qui pouvait le savoir ?

41. Épître dédicatoire du CA : OC VI 1-3.42. SAINT-SIMON, Mémoires, Paris, 1914, t. XXVI, p. 142-152. On se souvient que leduc de Bouillon, frère du cardinal, avait approuvé, en 1667, la création du séminairedÉvreux (il était comte dÉvreux : voir p. 403). Le duc avait épousé une nièce deMazarin qui se comportait, dit Saint-Simon, en «reine de Paris».43. Auvry « a été plus de quarante ans grand vicaire des cardinaux Barberini et deBouillon en leur qualité de grand aumônier de France » (R. TOUSTAIN DE BILLY, Histoireecclésiastique du diocèse de Coutances, p.p. F. DOLBET et A. HÉRON, 3 vol., Rouen,1874-1886, t. 111, p. 294-295).44. Voir étude très minutieuse de Du CHESNAY sur le mémoire de 1673 dans SS CC LX(oct. 1939), p. 272 ss.

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MISSIONS À LA COUR 477

Il semble que, depuis un an ou deux, le P. Eudes avait déjà repris des démarchesen cour de Rome par l'intermédiaire d'un « expéditionnaire » (45) romain ; il avait sansdoute fait remettre à trois cardinaux un abrégé des constitutions de sa société, e tc'est auprès d'eux que, pensait-il, le cardinal Altieri pourrait agir (46).

Comme ces démarches traînaient en longueur, il avait résolu, par ailleurs,d'envoyer à Rome un nouveau messager, un des membres les plus solides de sacongrégation : Jacques de Bonnefond. Il l'enleva donc du séminaire de Caen, dont ilétait supérieur, en le remplaçant, pour le temps de son absence, par son f rè reFrançois.

Et M. de Bonnefond partit le 5 juin 1673, muni des lettres royales «par ladiligence de Lyon qui est une voiture de quatre jours »...

Il s'arrêta à Florence. En effet, la jeune duchesse de Guise qu'il avait sans doutevue le 3 au palais d'Orléans avec son supérieur - lui avait recommandé d'aller saluer desa part le grand-duc de Toscane, son beau-frère (47). Celui-ci l'accueillit avecbienveillance, et le mit entre les mains de son secrétaire d'Etat, qui le reçutlonguement, lui donna des orientations utiles pour ses contacts romains, et lerecommanda à son représentant à Rome; hélas, malgré l'aide de ce dernier, Bonnefondne devait pas trouver à Rome l'accueil cordial et encourageant qu'il eut à Florence...Après être allé prier, dès le jour de son arrivée, le 8 juillet, près de la tombe de Pierre,il se mit au travail. Nous le verrons au chapitre suivant s'adonner à d'ingratesdémarches.

45. Un « expéditionnaire » ou « banquier expéditionnaire » ou simplement « banquier »en cour de Rome, c'est, en France, un officier public chargé par l'administration royalede servir d'intermédiaire obligatoire entre les particuliers et la cour de Rome pour enobtenir les faveurs qui dépendent d'elle. A cette époque il y avait à Paris vingt de cesofficiers assermentés, dont la charge était héréditaire (Dictionn. de Droit canonique).46. Du CHESNAY, art. cité. Et BATTEREL Il 252.47. Cosme III de Médicis (1642-1723) avait épousé Marguerite-Louise d'Orléans( †1721), soeur d'Élisabeth.

478 SAINT JEAN EUDES

D'étranges coups de tonnerre

Pour l'instant, revenons en France, où le P. Eudes s'est rendu, à l'appel de Mgrde Maupas, à Elbeuf (car une des paroisses d'Elbeuf, Saint-Jean, appartenait à son

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diocèse et l'autre au diocèse de Rouen) (48) . Avec ses compagnons, il commença lamission, plein d'ardeur. Mais deux événements saisissants, qu'il a racontés longuementdans son journal, en marquèrent le déroulement. Dès le quatrième jour, le 11 juin, aumoment où le prédicateur allait monter en chaire, un orage éclata; la foudre tomba àl'intérieur même de l'église avec un fracas épouvantable ; il y eut beaucoup de dégâts,même au maître-autel; seul fut épargné, raconte le P. Eudes, l'autel de Notre-Dame,dédié à son Cœur au premier jour de la mission. Plusieurs personnes furent blesséeset un prêtre, foudroyé, mourut peu après. Puis, trois semaines plus tard, le jour de laVisitation, au cours d'un sermon sur la Vierge Marie, voilà que tout le mondecommence à entendre, sur la voûte de l'église, comme un tonnerre effroyable, e tquoique le temps fût fort serein et sans aucun nuage; ce grondement dura quelquesminutes et provoqua une terrible panique; on dit que les gens s'enfuirent en sebousculant, « au point que plusieurs furent étouffés ». Jean Eudes parle de cris, depleurs, de prostrations suppliantes, de demandes d'absolution... Enfin, ce bruit ayantcessé, chacun se retira plus mort que vif. Pour moi, je me mis à genoux dans la chairepour adorer la divine justice et faire ce que je devais pour mes auditeurs et pour moi.On ne trouva rien d'anormal sous la voûte. Tout le monde pourtant a 1 . ugé quec'était un effet de la rage du démon contre la mission. En tout cas, plus de cent ansaprès, on se le racontait encore à Elbeuf (49)...

Ce tonnerre dans un ciel serein semble présager les sombres événements quidevaient, immédiatement après, s'abattre sur le P. Eudes, et lui faire perdre, pourlongtemps, tous ses espoirs humains.

48. On peut noter que le duc d'Elbeuf, Charles 111 (1620-1692), appartenait à lafamille de Lorraine et que son épouse (en secondes noces) était la propre sœur ducardinal de Bouillon. Voir en ANNEXE, Tableau généal., p. 552.49. MBD 96: OC XII 129-131. Annales de Normandie, t. XI (1961), p. 236-239. H.M.SAINT-DENIS, Histoire d'Elbeuf, t. III, Elbeuf, 1896, p. 389394.

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479CHAPITRE XXXI

GRANDES ÉPREUVES

Jacques de Bonnefond à Rome. - 1 a disgrâce royale.La «lettre à un docteur de Sorbonne».

Dernières missions. - Le retour en grâce.

( 1 6 7 3 - 1 6 7 9 )

Couler à fond le bonhomme Père Eudes

Jacques de Bonnefond parcourait les rues de Rome, frappait courageusementaux portes des cardinaux - mais de jour en jour une évidence s'imposait à lui : il seheurtait à un mur infranchissable. Les uns avaient une réponse toute prête auxraisons qu'il avançait, les autres s'en tiraient avec des paroles aimables et vagues.Même le duc d'Estrées, ambassadeur de France, resta évasif en dépit des lettres duroi. Ce qui ressortait des diverses réponses, c'est qu'on ne reviendrait pas sur lerefus déjà opposé par le pape Alexandre VII en 1662, et que la société du P. Eudesfaisait double emploi avec celle de la Mission fondée par M. Vincent(1).

Face aux objections qu'on lui opposait, M. de Bonnefond chercha des arguments.Il essaya de montrer, non sans quelque maladresse, que la Mission n'était pas aussiapte que sa propre congrégation à animer des séminaires qui soient « comme lapropre maison et la famille de l'évêque »... (belle formule, et digne de M. Olier!). Mais onrépondait facilement à ses affirmations. Ce qu'il y avait de plus indiscutable dans sonargumentation, finalement, c'est que les Lazaristes n'avaient pas de seminaire enNormandie.

L'un des trois cardinaux chargés d'examiner l'affaire accepta tout au plus de seretirer de la commission « pour raison de santé », afin de ne pas faire peser sur ladécision son avis

1. Annales VIII 1-7 : 27/961 ss.

480 SAINT JEAN EUDES

défavorable... Mais il fut remplacé par trois autres, également prévenus (2).

M. de Bonnefond rencontra alors le cardinal Bona, cistercien réformé, qui avaitfailli, quatre ans plus tôt, devenir pape. Celui-ci l'accueillit avec bonté, mais était-ce

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un appui sûr ? Certes, il était très lié avec l'abbé du Val-Richer, et ce dernier, avert ipar son grand ami Jean Eudes, ne manqua pas de lui écrire en faveur de la petitesociété normande. Cependant, cet homme pacifique avait aussi des amis parmi lesadversaires du P. Eudes. On s'est même demandé s'il n'était pas janséniste! De fait ildisait parfois en riant qu'un janséniste c'est un catholique qui n'aime pas les jésuites(3)... ; et il a eu de bonnes relations avec Arnauld et Nicole; mais il était aussi l'ami dupape Alexandre VII et du cardinal jésuite Pallavicini, lesquels n'étaient pas précisémentpro-jansénistes. Ce qui est sûr, c'est qu'il prit auprès du pape la défense d'un pet i tlivre critique sur le culte marial que Jean Eudes, lui, trouva bon de brûler (4); e tsurtout, qu'il était grand ami des lazaristes de Rome... trop, sans doute, pour pouvoirsoutenir efficacement la cause du P. Eudes. Du moins eut-il la franchise de dire à sonvisiteur « qu'il ne croyait pas que MM. de Saint-Lazare eussent d'autres motifs dansl'opposition qu'ils faisaient à notre confirmation que leurs propres intérêts » (5).

De fait, M. de Bonnefond sentait bien qu'il avait été partout devancé, et que des« bienfaiteurs », selon le mot du P. Eudes, lui avaient méthodiquement fermé toutesles portes.

Cette opposition sourde et implacable, cette totale impuissance où il se trouvaitréduit par la volonté d'adversaires invisibles, finirent par lui faire perdre cœur, et iltraversa,

2. Annales VIII 3 : 27/976; lettre du P. Ami, 19 déc. 1673 : AN, M 237.3. Cf. A. GAZIER, Histoire générale du mouvement janséniste depuis son origine jusqu'ànos jours, 2 vol., Paris, 1922, t. 1, p. 255.4. Lettres, OC X 472. Sur Bona, voir DU CHESNAY, Saint Jean Eudes et dom AntoineDurban, SS CC mars 1939, p. 184-186. Le livret critique sur Marie est :[WIDENFELDT], Monita salutaria B.M. Virginis ad cultores suos indiscretos, 1673. - Surle « Jansénisme » de Bona, voir L. CEYSSENS, « Le cardinal Bona et le jansénisme »,dans Jansenistica minora, Malines, 1958, t. IV, passim, spécialement p. 82-83, p. 102.- Sur Bona, George et Eudes, J. HENRY, dans Art de Basse-Normandie n' 42, p. 34.5. Voir Annales VIII 4 : 27/979 ; le cardinal Nerli dit à peu près la même chose àBonnefond.

GRANDES ÉPREUVES 481

semble-t-il, un moment de dépression : il «en devint tout mélancolique» et «crut unjour qu'il allait mourir».

Ç'aurait été bien pire s'il avait su - ce que nous savons, nous, par une liasse delettres conservées aux Archives nationales de Paris (6) - combien il était épié danstoutes ses démarches, et comment quelques hommes déterminés étaient prêts à

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tout mettre en œuvre pour que « le bonhomme Père Eudes » échoue dans ses projetsà Paris et à Versailles - ne disait-on pas que le roi lui avait demandé, pour Versailles,une communauté de six prêtres ?... - et n'obtienne en aucun cas l'approbationpontificale. Trois oratoriens - à Rome, à Paris et à Caen - s'écrivaient de semaine ensemaine, parfois de jour en jour, pour mener à bien, de concert avec Charles du Four,abbé d'Aunay, leur dessein de le « couler à fond » - selon l'expression de l'oratorienBatterel. A Rome, ils se tenaient en contact avec M. Simon, supérieur de la Mission(7)(lazaristes).

Ce qui limitait leurs possibilités en cour de Rome, c'était la protection royaledont jouissait le P. Eudes. Il fallait donc avant tout ruiner son crédit à la cour deFrance. Or ces hommes avaient entendu dire que, plusieurs années auparavant, onavait écarté à Rome une offre exorbitante de la société du P. Eudes : celle de faire levœu de soutenir en tout l'autorité du pape, fût-ce en matière douteuse. S'il é ta i tpossible de prouver cela, on aurait là le moyen assuré de provoquer la colère du roicontre le fondateur des séminaires normands.

Il faut dire que les relations entre Louis XIV et le pape, après la brève « paix del'Église » de 1668, s'étaient de nouveau détériorées. En cette année 1673,précisément, le roi avait décidé d'étendre à la moitié sud du royaume le « droit derégale » dont il jouissait au nord : lorsqu'un siège épiscopal devenait vacant, le roipercevait les revenus de l'évêché et nommait aux bénéfices; le nouvel évêque devaitdemander la « mainlevée » de ce droit de régale pour pouvoir jouir de ses propresdroits. C'était, pour Louis XIV, une question de principe plus que d'intérêt : a f f i rmerson autorité sur l'ensemble de l'Église de France (8). Cette « affaire

6. AN, M 237.7. MARTINE VII 16 : 17 bis/190; lettre du P. de la Saudraye, 25 sept. 1673 AN, M 237;BATTEREL Il 253. 8. R. TAVENEAUX, Le Catholicisme.... p. 503-504.

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de la régale » rendait le roi extrêmement sourcilleux à l'égard de tous ce qui eûtsemblé si peu que ce soit mettre en cause ses droits souverains.

Quelle aubaine alors si l'on pouvait retrouver dans les archives des bureauxromains cette fameuse « supplique » compromettante, présentée jadis au nom du P.Eudes! Il faudrait sans doute pour l'« escroquer » - le mot est de Batterel - soudoyerun secrétaire : on s'y employa. Mais en vain. On nous rapporte que « trois personnesde considération partirent de France pour tâcher de découvrir dans les greffes deRome quelque chose qui pût traverser le dessein du P. Eudes » (9). En vain.

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Finalement, le cardinal d'Estrées en personne - le frère de l'ambassadeur - yparvint : il se rendit lui-même au secrétariat de la Congrégation des Évêques e tRéguliers, et obtint une copie certifiée de la supplique déposée - à l'insu du P. Eudes,on s'en souvient (voir p. 374) - par son envoyé Boniface en 1662. Comme le cardinalne voulait pas se compromettre (10), il envoya secrètement au marquis de Pomponne,secrétaire d'État aux Relations extérieures, le 8 août, cette copie authentique.

Un mois plus tard, le roi, informé, retira sa protection au missionnaire normand.

Angoisses

Le P. Eudes, lui, l'ignora quelque temps encore. Le 28 octobre, il écrivit à M. deBonnefond en lui parlant de la Bulle (d'approbation de la Congrégation) et en faisant lerêve que le pape pût y désigner comme supérieur M. de Bonnefond lui-même!

Il semble qu'il ait reçu la première information de cette disgrâce par une le t t rede son frère Mézeray, à qui l'archevêque de Paris l'avait fait savoir discrètement. Il necomprit pas bien ce

9. Annales VIII 5 : 27/980. Voici le passage litigieux de la supplique : Petit ulteriuslicentiam emittendi votum indispensabile de sequenda semper et sustinenda, etiam inrebus quae dubium movere possunt, summi Pontificis auctoritate. En réalité, il y eutdeux textes un peu différents; le second, remis au secrétaire de la SCER, ajoutait quemême les membres sortis de la société resteraient liés par ce vœu. Voir lettre du P.Chapuis, 24 janv. 1674, AN, M 237. Voir aussi BATTEREL 11253.10. Lettre du P. Ami, 21 fév. 1674 : AN, M 237.

GRANDES ÉPREUVES 483

qui était en cause. Mais quelques jours plus tard, le 25 novembre 1673 (11), leprocureur général du roi au Parlement de Paris lui notifia « qu'on avait présenté enson nom une supplique contraire aux intérêts du roi » ; il lui demandait courtoisementde s'expliquer.

Etonnement. De quoi pouvait-il s'agir ? Ce ne pouvait être une maladresse de M.de Bonnefond! En tout cas, le P. Eudes n'avait jamais eu connaissance d'un tel texte. Ilput, en toute bonne foi, déclarer officiellement devant le lieutenant général au baillageet présidial de Caen qu'il ne connaissait pas cette « vieille paperasse » (27 novembre1673) (12). Ce devait être là le motif de nouvelles attaques de la part de sesadversaires, qui l'accusèrent en lui faisant mettre sous les yeux le nom de sonmandataire qui avait signé la supplique : Louis Boniface.

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Auparavant, il avait écrit à M. de Bonnefond pour lui demander des explications :celui-ci découvrit alors seulement une affaire qu'il ignorait totalement. Il se procura luiaussi une copie de la supplique, mais il était trop tard.

Le fidèle envoyé du P. Eudes, après un moment d'abattement, s'était d'ailleursressaisi. Il avait écrit qu'il devrait seulement boire « tous les matins un grand verred'eau de patience ». Et il avait rédigé, avec l'aide d'un spécialiste romain, un amplemémoire en latin sur la congrégation ; il l'avait fait distribuer à différents cardinauxet notables. Cela ne les impressionna guère. D'autant moins que les oratoriens, de leurcôté, avaient fait circuler un rapport perfidement défavorable au P. Eudes : tout plein,comme il le dit lui-même, de calomnies et de faussetés contre nous (13).

Il obtint, pourtant, à force de démarches, que la commission des cinq cardinauxchargés d'examiner l'affaire s'assemble enfin le 17 décembre. Ils décidèrentprudemment... d'attendre, et de demander de plus amples informations au nonce àParis. Aussitôt

11. MBD 102 : OC XII 133. Sur la lettre de Mézeray, MARUNE VII 45 : 17 bis/234.12. Cette expression figure dans la lettre au roi, OC XI 118.13. MBD 98 : OC XII 131. C'est de ce mémoire, hélas, que Batterel s'est surtout servipour rédiger sa notice sur le P. Eudes. Voir aussi lettre du P. Ami, 19 déc. 1673 : AN,M 237.

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avertis, les oratoriens prirent leurs précautions pour que le nonce « ait desinformations qui soient bonnes »... de leur point de vue! Et de fait, le nonce laissadormir l'affaire (14).

Pendant ce temps, tout un échange de correspondance avait lieu entrePomponne et le cardinal d'Estrées. Celui- ci était d'ailleurs réservé à l'égard desoratoriens. Leur insistance devait l'agacer, comme elle importunait les monsignori desbureaux. Il refusa, malgré toutes leurs instances, de leur communiquer la copieauthentique du document (15). Sa correspondance par voie diplomatique avec leSecrétaire d'État resta ignorée et des oratoriens et du P. Eudes; nous la connaissons,nous, parce qu'elle est conservée, à Paris, aux archives des Affaires étrangères (16).

Le P. Eudes, lui, était plongé dans l'angoisse. Puisque pesaient sur lui de telssoupçons, néfastes à sa congrégation, il aurait voulu disparaître : pour ce qui est dema personne, écrivait-il à Bonnefond, qu'on en fasse ce qu'on voudra; qu'on me je t tedans la mer, afin que cette tempête cesse [ ... ]. Qu'est-ce que je veux, qu'est-ce queje cherche, sinon que mon Dieu soit glorifié (17)?

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Puis il réagit. Lorsqu'on eut appris que le texte exhumé des bureaux du Saint-Siège portait la signature de Boniface, il reprit contact avec son ancien émissaire.Celui-ci fut atterré. Il reconnut sans peine qu'il n'avait pas présenté ce texte parordre du P. Eudes, bien au contraire. Il répétait consterné : «Ah! je vous ai perdus!... »Il signa deux déclarations, l'une en mars et l'autre en avril 1674, pour dégagertotalement la responsabilité du P. Eudes : il reconnaîssait en effet que, lorsqu'il avaitenvisagé une intervention auprès du pape, le supérieur l'avait prié « de ne penser pointà cela ». Il proposa de verser, en dédommagement, une grosse somme d'argent (18) ...

14. Lettres du P. Ami, 19 déc. 1673 et 8 août 1674. Voir aussi Arch. Vat., Registrede la SCER, Réguliers 70 (année 1662), réunion du 15 déc. 1673, mentionnée ensurcharge à la date du 2 juin 1662.15. Lettre du P. Ami, 30 mai 1674 : AN, M 237.16. Du CHESNAY, M, 296-297, se référant à AÉ, Mémoires et documents de France,vol. 915 (années 1661-1679) et 1662 (affaires de Normandie, années 1520-1698).17. OC X 469-470.18. Annales VIII 6 : 27/986 ss.

GRANDES ÉPREUVES 485

Décontenancé, le P. Eudes examinait les moyens possibles pour sortir de cemauvais pas. La reine Marie- Thérèse, qui paraît bien avoir eu pour lui une vivesympathie, avait écrit, le 20 janvier 1674, pour le recommander au cardinal Altieri;mais sans doute, alors, ignorait-elle encore « l'affaire ». Un peu plus tard, le P. Eudessemble lui avoir demandé d'intercéder en sa faveur auprès du roi : en tout cas desoratoriens l'avaient entendu dire, et s'en inquiétaient (19).

De son côté, la Mère Mectilde du Saint-Sacrement, amie fidèle même au tempsde la disgrâce, fit intervenir quelques-uns de ses puissants amis en faveur du P.Eudes, et sa biographie nous assure que cette action discrète « réussit t r èsheureusement pour empêcher le dessein qu'on avait de le mettre à la Bastille » (20).

Jean Eudes essaya d'agir auprès des évêques qui le soutenaient. Cinq d'entre eux- ceux de Paris, Lisieux, Évreux, Rennes et, bien entendu, Mgr Auvry - rédigèrent unelettre en sa faveur pour le pape Clément X. Mais le cardinal d'Estrées veillait, biendécidé à bloquer toute tentative d'action à Rome. Il le dit d'ailleurs, dans une longueaudience, à M. de Bonnefond. La lettre des évêques ne fut peut-être même pasenvoyée (21).

A la fin de mars 1674, le P. Eudes eut un nouveau motif de tristesse : la mor tde son confrère Thomas Hubert, le sacristain de la chapelle royale. Il assistaprobablement à ses obsèques, à l'église paroissiale de Versailles (voir ci-dessus p.464).

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Mais quinze jours plus tard, un coup plus rude que les précédents allait encorel'atteindre : il reçut à Paris une «lettre de cachet» signée de Colbert, qui le bannissaitde la capitale. Il répondit le lendemain, 15 avril

Monseigneur,

Je reçus hier au soir une lettre de cachet qui me fut apportée de votre part ,m'ordonnant de me retirer au séminaire de Caen. Je me suis mis

19. Du CHESNAY, M, 296.20. Mlle DE VIENVILLE, Vie de la vénérable Mère Catherine-Mectilde, ms aux Arch. desBénédictines du St-Sacr. de Paris : NV IV 114.21. Annales VIII 7 : 27/992. - La nonciature avait transmis, le 12 janvier 1674, aucard. Altieri un mémoire d'Auvry sur la congrégation du P. Eudes, voir F. SPADA,Correspondance du Nonce en France (1674-1675), Rome, 1982, p. 110, ri. 1.

486 SAINT JEAN EUDES

aussitôt en état d'obéir, et je sors présentement de Paris pour aller attendre sur lechemin une chaise roulante qu'on me doit envoyer d'Évreux, n'ayant pu trouver deplace dans les coches et mon âge ne me permettant pas d'aller à cheval ni à pied. J'aicru, Monseigneur, être obligé de vous rendre compte de ma ponctuelle obéissance e tde vous protester que je suis, avec un profond respect, Monseigneur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Jean Eudes, prêtre (22).

Le vieillard Jean Eudes regagna donc la Normandie.

Il était accablé. Tous ses espoirs de mettre bien en selle, avant de mourir, sapetite société de prêtres, pour lui permettre un service durable de l'Église,s'effondraient. Plus aucune chance de fondation à Paris ni à Versailles - « où MM. deSaint-Lazare entrèrent vers le même temps » (23) (en 1674) ; et l'existence même desa société, menacée. Et puis, perdre la faveur du roi! Nous ne mesurons plus,aujourd'hui, ce que cela pouvait représenter au xvii, siècle. Mauriac le notait à proposde Racine : « Nous parlons de cet amour du roi comme des couleurs et des formes unaveugle-né... » « Dieu, écrivait Racine à Mme de Maintenon, Dieu m'a fait la grâce de nerougir jamais du roi ni de l'Évangile (24) ! » Le roi avant l'Évangile... Le roi pouvait ê t repécheur, et il l'était. Mais il était aussi « sacré », marqué par Dieu. Or Jean Eudes sevoyait, en ce mois d'avril 1674, rejeté, banni par son roi.

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Comble d'amertume : il découvrit qu'il avait été trahi par l'un des siens :

Ce qui m'a le plus affligé, c'est qu'un de mes propres enfants qui était ici, qui n'ajamais reçu de moi que tous les témoignages possibles d'amitié, a été mon plus cruelpersécuteur (25).

22. OC XI 107. - Lettre de cachet : Lettre marquée du sceau du roi, et portant le plussouvent peine d'emprisonnement ou d'exil. - Sur la réponse de Jean Eudes, OC XI 107,voir aussi E. GRISELLE, Documents d'Histoire. Recueil trimestriel, Paris, t. 1, 1910, p.473- 474; et F. RAVAISSON, Archives de la Bastille, Documents inédits, t. VIII, 1675-1686, Paris, 1876, p. 4-5.23. Annales VIII 6 : 27/981. - Sur le rôle des Lazaristes dans cette affaire, voir ladépêche que le Nonce adressa au card. Altieri le 19 juillet 1675, dans F. SPADA,Corresp. du Nonce en France, déjà cité, p. 802-803 et 831 ; p. 802, n. 1.24. F. MAURIAC, Vie de Jean Racine, Paris, 1928, p. 173-174.25. OC X 470.

GRANDES ÉPREUVES 487

Nous accueillons cette confidence sans pouvoir connaître exactement les fa i t sauxquels elle fait allusion.

Il en tomba malade. C'en était trop! Il avouait simplement à une religieuse deMontmartre :

Mes petites croix ne seraient rien à des épaules plus fortes que les miennes,dont la faiblesse plie souvent sous le fardeau(26).

Aveu de faiblesse, qui ne lui était pas, jusqu'ici, familier! Dans la même lettre, ildemandait à sa correspondante de continuer à prier pour ses très chers bienfaiteursafin qu'ils deviennent de grands saints...

M. de Bonnefond, lui, ne se décourageait pas. Il voyait bien qu'on ne pouvait plusrien dans l'immédiat, mais suggérait au P. Eudes de maintenir à Rome un représentantpermanent, «pour tenir toujours l'affaire en suspens et faire voir à la cour romainequ'on ne l'abandonne pas»... Quant à lui, au grand soulagement des oratoriens, il avaitquitté Rome au mois de mai pour un long pèlerinage à Lorette - il y visita « la chambreoù le Verbe divin s'est incarné » - à Tolentino, à Assise (27) ...

En France, toute cette histoire avait fait grand bruit. Huit ans plus tard, aprèsla mort du P. Eudes, nous voyons M. Tronson, supérieur général de Saint-Sulpice, la

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rappeler à un de ses confrères pour l'inviter à la prudence : « Vous savez la pièce quel'on fit au bon P. Eudes, et ce qu'on lui imputa ici, dans le temps qu'un de ses prêtresétait à Rome. L'affaire alla si loin que, quoiqu'il assurât qu'il n'avait nulle part en ce quis'était fait, le roi voulut que sa congrégation fût éteinte après sa mort, ce qui auraitété exécuté s'il n'eût trouvé de puissants protecteurs auprès de Sa Majesté (28) ... »

Il devait les trouver en effet, mais après des années de patience.

A la fin de l'année 1674 une nouvelle persécution, plus sanglante que toutes lesautres 19 allait encore le déchirer. Elle vint

26. OC XI 109. Voir MARTINE VII 40-41 : 17 bis/229-230.27. Annales VIII 12 : 27/1012. - Selon la légende, la maison de Nazareth aurait é tétransportée par les anges jusqu'à Lorette.28. Lettre à M. Tanoarn, 24 août 1682 : Correspondance, p.p. L. BERTRAND, Paris,1904, t. I, p. 464.29. OC X 472.

488 SAINT JEAN EUDES

de ce Charles du Four, abbé commendataire d'Aunay, qui l'avait déjà durement attaquéen 1660, au temps des troubles de l'Ermitage.

La «Lettre à un docteur de Sorbonne»

Depuis, du Four n'avait cessé de se tenir en contact avec les groupes hostiles auP. Eudes, et de collectionner les griefs contre lui. Il savait, par exemple, que l'équipejansénisante du séminaire de Valognes, créée par l'abbé de la Luthumière, était enlutte ouverte contre l'évêque de Coutances, parce que celui-ci n'approuvait pas t ou tce qu'on enseignait à Valognes, prétendait contrôler le choix des professeurs e texigeait que les ordinands, avant l'ordination, viennent faire retraite en son séminairede Coutances - le séminaire chéri du P. Eudes. Lorsque MM. du Pont et Blouet deCamilly firent construire un nouveau bâtiment pour agrandir le séminaire deCoutances et que celui-ci, à peine achevé, brûla, ceux de Valognes clamèrent bien hautque c'était un signe du ciel et une confirmation de leur bon droit (30). Ils furentindignés lorsqu'un des leurs les quitta et entra dans la société du P. Eudes (31), e tplus encore lorsque l'évêque, en 1673, nomma à Valognes, comme professeur, unancien élève de Coutances. Alors ils bravèrent l'autorité épiscopale, et remplacèrentce professeur par un disciple avoué de Jansénius; l'évêque interdit de suivre sesleçons, et presque tous les élèves quittèrent le séminaire. L'affaire fut portée jusqu'àla cour, et le roi s'en remit au jugement de l'archevêque de Paris...

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Du Four savait tout cela et le réprouvait. Il voyait derrière cette condamnationd'un séminaire fervent, d'un centre intellectuel de valeur, l'action néfaste et plus oumoins obscurantiste du P. Eudes. A ses yeux, le supérieur des séminaires normandsétait un homme borné, coiffé par la « béate » Marie des Vallées dont il cultivait lesouvenir. Il fallait à tout prix lui barrer la route.

Il partageait volontiers ces pensées avec les oratoriens, et ils s'encourageaientmutuellement dans leur zèle contre le P. Eudes et ses « folles doctrines ». Il fallaitdétruire cette « nouvelle

(30) Annales VII 18-19 : 27/876 et 885.(31). M. de Bauquemare, qui devait être envoyé à Rennes. Il y fut supérieur mais s'ymontra trop autoritaire. Finalement, il quitta la congrégation.

GRANDES ÉPREUVES 489

divinité » qu'il avait forgée en la personne de Marie des Vallées, son incroyableprétention - écrivait du Four - de substituer à Jésus Christ « une autre rédemptrice ».

« J'ai toujours bien jugé, écrivait-il encore à un oratorien de Paris, qu'il é ta i tnécessaire de battre le P. Eudes du côté de la doctrine et qu'autrement on n'enviendrait jamais à bout. C'est un homme qui ne démord jamais de ses entreprises e t ,fût-il une fois terrassé, il se relève toujours (32) »...

Pour réaliser cet objectif, il y avait un moyen : découper des phrases et desexpressions dans les écrits du P. Eudes sur Marie des Vallées, y amalgamer destextes écrits par d'autres (33), et montrer ainsi les erreurs épouvantables dumissionnaire. Du Four avait eu la bonne fortune d'acquérir un ample résumé d'unmanuscrit du P. Eudes qu'avait réalisé dix ans plus tôt, avec une curiositésoupçonneuse, un moine cistercien de Barbery (34). De plus, il avait soudoyé un jeunesecrétaire du P. Eudes, nomme Thomas Aude, originaire d'Aunay, qui lui avait livré destextes dictés par son supérieur (35). Restait à prouver que ces textes étaient bien duP. Eudes; mais il y avait pour cela un précieux document : M. Bazire, ce vieux prêtrecoutançais qui, depuis l'enlèvement du corps de Marie des Vallées (voir p. 301),s'acharnait lui aussi contre le missionnaire, avait livré aux oratoriens un abrégé de lavie de Marie des Vallées corrigé, semblait-il, de la main du P. Eudes... Avec tout cela,on pouvait faire merveille.

Et c'est ainsi qu'au mois de décembre 1674 commença à se répandre, par toutela France et dans toutes les communautés de Paris (36), un livre imprimé, anonyme,intitulé Lettre à un Docteur

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(32) Lettre de Du Four, 7 avril 1674 : AN, M 237.(33). OC XI 114.(34). Ce recueil, précieux pour nous aussi, se trouve à la BN, F. fr. 11942, 11943 e t11944..Voir lettre de Du Four, 1er mars 1674, AN M 237 (citée par B IV 326-328).Voir ci-dessus, p. 152, n. 12, et p. 304.(35). Il s'appelait Aude, et n'avait reçu que les ordres mineurs. Le 21 dée 1679, uncertain Thomas Aude fut incorporé à Caen, mais à titre de frère; c'est probablementlui; le P. Eudes, qui assistait à la cérémonie, n'a pas signé l'acte... : AD Calvados, HEudistes, Registre des Incorporations de frères à Caen (1660-1790). - Voir AnnalesVII 20 ss : 27/890 ss; lettres de Bazire, 29 janv 1674, et de Du Four, 1er mars et 7avril 1674, AN, M 237.(36). OC X 472.

490 SAINT JEAN EUDES

de Sorbonne... sur le sujet de plusieurs écrits composés de la vie et de l'état de Mariedes Vallées du diocèse de Coutances. Jean Eudes y était directement attaqué e tprésenté comme un visionnaire dangereux, coupable de «treize hérésies ». Confondantle souvenir de Marie des Vallées et la vénération du Cœur de Marie, on affirmait que leP. Eudes faisait rendre à la voyante de Coutances un culte liturgique comme à un «messie femelle »... « Elle est devenue une personne divine qu'on doit adorer [ ... ] e tqui aura ses apôtres, ses disciples, ses évangélistes... » Des accusations tellementdémesurées que l'on s'étonne des remous que provoquèrent ces énormités.

Même des amis du P. Eudes en furent bouleversés. La plupart, pourtant, seressaisirent et attribuèrent ces incroyables « calomnies » à la « passion furieuse » del'auteur.

L'évêque de Meaux, Dominique de Ligny, qui avait de l'estime pour le P. Eudes(voir ci-dessus, p. 384), fut, comme bien d'autres, pris au dépourvu par le libelle. Sanstarder, il fit écrire par son « aumônier» au supérieur du séminaire de Caen pourdemander des informations. Le P. Eudes, malgré le poids de sa peine, tint à répondrelui-même. Il remerciait son correspondant pour sa bienveillance et l'éclairait sur leprétendu culte rendu à Marie des Vallées :

Ne voit-on pas que toutes les paroles de la salutation, toutes les antiennes,répons, hymnes et les leçons de l'office et de la messe s'adressent au Cœur de lasainte Vierge?

Il ajoutait :

C'est une calomnie très fausse et très noire que cette bonne fille fût sorcière,

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et qu'elle ait été condamnée comme telle par arrêt du Parlement.

Et il montrait par quels procédés malhonnêtes le libelle avait réussi à le noircir(37).

Ceci fait, Jean Eudes garda le silence. Il choisit de ne faire aucune réponsepublique aux accusations publiquement portées contre lui. Un de ses confrères,supérieur du séminaire de Rouen, après en avoir conféré avec d'autres, lui écrivitpourtant qu'il devrait se justifier. Jean Eudes lui répondit

(37) OC XI 111- 112.

GRANDES ÉPREUVES 491

Je ne trouve point dans le saint Évangile que notre divin et adorable Maître a i temployé la voie et les moyens qui sont marqués dans votre lettre pour se défendre del'injustice et de la cruauté que les Juifs ont exercée contre lui... Je ne puis merésoudre de faire autre chose sinon de tâcher de l'imiter dans sa patience et dans sonsilence : « Jésus, lui, se taisait » (Mt 26, 63) (38).

Dans cette même lettre, il notait en passant : Peut-être que Dieu susciteraquelqu'un qui répondra au libelle. De fait, une réunion eut lieu au Val-Richer, autour del'abbé Dominique George, toujours fidèle. Là, Jean-Baptiste de Launay-Hüe, ce jeuneprêtre qui accompagnait Jean Eudes dans ses missions, décida de s'engager pour lui,et rédigea un long mémoire, de près d'une centaine de pages, où il montrait calmementcombien le libelle était contraire à la fois à la charité, à la justice - puisqu'il attaquaitpubliquement et d'ailleurs anonymement un texte qui n'était pas destiné à lapublication - et à la vérité (39).

Quant à Charles du Four, il publia d'autres écrits pour répondre à cette réponseet, croyant bien faire, continua à persécuter le P. Eudes.

Au mois de mai 1675, un groupe d'évêques se réunit à Meulan pour étudier ce t teaffaire; sur un rapport favorable de Mgr de Ligny, ils blanchirent le P. Eudes desaccusations portées contre lui (40).

Un peu plus tard, Jean Eudes prit l'initiative d'écrire à Mgr de Nesmond, sonévêque. Il tenait à lui adresser une déclaration officielle où il rejetait lesinterprétations sinistres et criminelles qu'on avait voulu faire de sa pensée. Il sedisait d'ailleurs prêt à rétracter ce qui, dans ses écrits à lui, aurait pu comporterquelque expression trop forte ou quelque proposition qui ne soit pas entièrement

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conforme à la doctrine commune de l'Église (25 juin 1675) (41). Cela ne lui fut pasdemandé.

Mais ses adversaires ne désarmaient pas. C'est ainsi qu'ils

(38). OC X 474.(39). Annales VI 23-29 : 27/899 ss. BN, F. fr. 14562. - Courageux, intelligent, plein defoi, J.-B. de Launay-Hüe est devenu, après la mort du P. Eudes, vicaire général del'évêque de Bayeux; il a exercé cette fonction pendant quarante ans; de 1682 à 1722.(40). Annales VII 20 : 27/891.(41). OC XI 113-114.

492 SAINT JEAN EUDES

réussirent à le déconsidérer auprès de M- de Guise, cette jeune princesse qui avait é tési généreuse pour l'église du séminaire de Caen. Si bien qu'elle suspendit, en 1675, leversement des annuités qui restaient à percevoir. Une fois de plus il faudrait doncarrêter la construction de cette malheureuse église et encourir les menaces deséchevins! Le P. Eudes se désolait... Heureusement, la tante de la duchesse, la bonneabbesse de

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GRANDES ÉPREUVES 493

Montmartre, montra une fois encore son amitié au vieux missionnaire; elle intervintauprès de sa nièce, qui revint à sa générosité première. Comme le dit joliment Costil,Madame de Lorraine, par cette intervention en faveur du P. Eudes, «le consola, et t ou tse dissipa » (42).

Le poids de ces contradictions devait éprouver rudement le vieillard. Il souf f ra i tplus que jamais, surtout par temps froid, d'une violente douleur entre les deuxépaules, qui le tourmentait depuis longtemps déjà (43) . Dès le début des annéessoixante-dix, ses mains avaient commencé à trembler: ses signatures aux pages desvieux registres trahissent ce tremblement (44). Les épreuves s'ajoutaient à l'âgepour le courber et l'amenuiser encore.

Guéri par les missions

Heureusement, des joies lui étaient parfois données, et il les accueillait avecémerveillement.

Ainsi, lorsqu'il apprit que Jacques de Bonnefond, à Rome, avait pu obtenir, àdéfaut de l'approbation rêvée, deux faveurs importantes.

D'abord, une bulle donnant pouvoir au P. Eudes et à sa congrégation de fairemission dans toute la France, avec une indulgence plénière attachée à ses missions. Adéfaut d'une reconnaissance formelle, il était intéressant que la congrégation reçoivecette marque d'estime du Saint-Siège. J’ai reçu vos deux paquets, écrivait le Père àBonnefond le 21 août 1674, avec les indulgences pour les missions, qui m'ont donnéune consolation indicible (45).

Et surtout, six brefs établissant en chacun des six séminaires déjà institués une« confrérie du Cœur de Jésus et de Marie ». Les églises de ces séminaires étaientappelées, dans le document romain, de la sainte bouche de notre Saint-Père, et parconséquent

(42). Annales VII 36 27/957.(43). Fleurs, JE Il 40 31/681.(44). C'est surtout à partir de 1673 que, sur les différents registres conservés auxArch. Eud. ou aux AD Calvados, s'accuse ce tremblement.45. OC X 470.

494 SAINT JEAN EUDES

de la bouche adorable de notre Seigneur, églises ou chapelles du divin Cœur de Jésuset Marie. Ce qui me donna, ajoute le P. Eudes, une consolation extraordinaire parmitoutes les tribulations susdites (46).

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Et puis, il y avait l'appel missionnaire.

Même à Rome (qu'il devait quitter seulement au printemps de 1675), Jacques deBonnefond se rendait compte, au fil des lettres échangées, que son vieux supérieur e tpère était soumis, depuis dix-huit mois, à une redoutable épreuve. Et il devina que leseul remède pour lui, ce serait de retrouver, une fois de plus, ce qui avait été leressort de toute sa vie : la prédication missionnaire. Il lui écrivit donc une longuelettre (20 mars 1675), où il lui expliquait qu'au milieu même des persécutions, ilcroyait à la joie. Il avait prié, fait prier...

« Et je me suis senti porté intérieurement à vous dire ma pensée, qui est que, nedoutant point que ce ne soit le démon qui emploie toutes sortes d'armes pour vousfaire la guerre, se servant non seulement de ses suppôts mais suscitant encorecontre vous de véritables serviteurs de Dieu, vous ne vous attachiez pas tant à parerles coups qu'il vous porte comme à l'obliger lui-même de parer ceux que vous luiporterez... »

Comment ? Eh bien par le travail missionnaire :

« Je vous ai déjà entendu dire plusieurs fois qu'étant déjà bien âgé et n'ayant passelon le cours de la nature bien des années à vivre, vous vouliez employer le peu quivous reste à convertir à Dieu le plus d'âmes que vous pourriez... »

Cette lettre nous fait connaître le père autant que le fils!

« Je crois donc, mon très cher Père [ ... ], que, laissant à notre très aimableSauveur et à sa très sainte Mère le soin de parer tous les coups de nos ennemis, e tabandonnant à leur divine protection et votre réputation et [celle] de la soeur Marie e tmême l'affaire de Paris, vous pourriez vous appliquer autant que jamais à fairequelques missions (47)... »

(46). OC X 471; MBD 100: OC XII 132.(47). Annales VIII 13 : 27/1019.

GRANDES ÉPREUVES 495

Bonnefond avait touché juste. Une fois de plus, le P. Eudes retrouva la force e tla vie dans le rude travail de la mission.

Nous savons qu'il en fit plusieurs au cours des années 1674-1676 sans pouvoirpréciser dans quelles localités (48).

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Pourtant, il en est une que nous connaissons bien : il accepta de donner à Saint-Lô, en plein hiver, une troisième mission (voir pp. 119 et 383). Il la commença, commebien d'autres, au début de l'Avent (1675).

Il gardait une voix puissante. Cette fois encore, quoiqu'il fit un gros vent et f o r tfroid, il prêcha en plein air, et il fut entendu de partout, sans être incommodé. Latradition veut qu'il ait utilisé pour cela une chaire de pierre scellée dans le murextérieur de l'église Notre-Dame. Il prêcha tous les jours, avec beaucoup de force; e ton venait l'entendre et se confesser, comme aux premiers temps de ses missions,depuis des villages situés à quatre, six et huit lieues - quoique les chemins fussenttrès difficiles. Comme jadis, les confesseurs - au nombre de vingt - ne suffisaientpas.

A Saint-Lô, il y avait toujours des huguenots : il fallait songer à eux. Trois foispar semaine, dehors aussi, le vieux missionnaire « prêchait la controverse ». On vintl'écouter. Et douze de ces protestants demandèrent à rentrer dans l'Église catholique.

L'annaliste a su ces détails par deux lettres du P. Eudes, aujourd'hui perdues;l'une est adressée à l'abbaye de Montmartre, et l'autre à Mgr de Harlay, avec qui iltenait à rester en contact.

L'évêque de Coutances, Loménie de Brienne, participa à la dernière semaine de lamission, qui se termina le 2 février 1676.

On raconte qu'à la clôture, la procession du Saint-Sacrement traversait unegrande place. Beaucoup de gens étaient venus et regardaient, debout, défiler lescorps constitués et les divers groupes de la ville. Le P. Eudes se tourna vers eux, e t ,d'une voix formidable, cria : A bas, vers de terre, qui n'êtes que de la boue, à la vue devotre Souverain! Et sur la place couverte de boue, tous se mirent à genoux (49).

(48). MBD 101 : OC XII 132.(49). Annales VIII 13 : 27/1020 ss, avec la note de Haudebourg, p. 1020; Fleurs, JE 112 : 31/53.

496 SAINT JEAN EUDES

Le retour en grâce

Si l'activité missionnaire, en 1675-1676, ragaillardit le vieux P. Eudes, elle ne luiôta pas le souci lancinant de sa disgrâce, ni la menace qui pesait, par le fait même,sur sa congrégation.

Il prit plusieurs initiatives pour obtenir son retour en grâce. D'abord, puisque lareine, il le sentait bien, lui était favorable, il osa dédier le livre sur Marie, l'Enfance

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admirable de la Mère de Dieu, qui parut en 1676, à l'épouse du plus grand roi de laterre :

Je supplie donc Votre Majesté, Madame, d'avoir agréable ce petit présent quej'ose me donner l'honneur de lui faire, pour lui marquer ma reconnaissance sur toutesles bontés dont il lui a plu de m'honorer (50)..

Puis, vers le même temps, il rédigea un mémoire succinct des faits leconcernant, qu'il envoya à tous ceux qui pouvaient parler au roi en sa faveur. Et ilécrivit au souverain lui-même :

Ne permettez pas, Sire, que la bonne foi d'un prêtre septuagénaire qui travailledepuis cinquante ans pour l'Église demeure suspecte, ni qu'une congrégation établiepar des lettres patentes du roi votre père de glorieuse mémoire soit annulée (51.)..

Ces démarches restèrent sans effet.

De nouveau, en novembre 1678, il écrivit au roi. Deux ans avaient passé depuisla tentative précédente. Qui sait ? L'affaire de la régale n'était pas terminée mais,depuis 1676, Louis XIV avait en face de lui un nouveau pape, très ferme, convaincu de« l'éminence dignité de sa fonction sacrée » : Innocent XI, qui lui tint tête sans faiblir.Au cours de l'année 1678, le pape adressa au roi de France deux brefs très secs, où illui donnait tort au sujet du droit de régale. D'autre part, le roi se rendait compte quele parti janséniste restait puissant et actif, qu'il avait une emprise profonde sur unnombre important de ses sujets, et parmi les plus cultivés et influents du royaume.Cela mettait en cause son propre pouvoir, et il avait avantage à donner son appui àtout ce qui pouvait contrebalancer le courant janséniste (52). Il n'est pas

(50). OC V 46-48.(51). OC XI 116-118.(52). P. GOUBERT, Louis XIV.... p. 116.

GRANDES ÉPREUVES 497

impossible que ces données aient créé les conditions favorables à un changement deson attitude à l'égard du P. Eudes.

Celui-ci écrivit donc à Mgr Auvry, sur qui il savait pouvoir compter absolument :il souhaitait, lui disait-il, rentrer en grâce pour faire en sorte que cette vieille calomniene portât aucun préjudice aux travaux de ses confrères. Il lui confia sa lettre destinéeau roi (53).

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Mais dès le lendemain, inquiet, il lui écrivit de nouveau : il le suppliait de bienexaminer sa lettre au roi, pour juger s'il était opportun ou non de la présenter (54)...

Il s'adressa encore à Mgr de Harlay, non sans une pointe de reproche : c'est quel'archevêque de Paris, soucieux avant tout de complaire au roi, se montrait f o r tréservé, en dépit de ses sentiments personnels qui n'avaient pas changé à l'égard dumissionnaire exclu de la faveur royale. Le P. Eudes lui disait :

Je gémis depuis six ans sous le poids de la disgrâce du roi, pour une faute dontje suis en vérité très innocent... Je m'étonne, ajoutait-il, après avoir si longtempsservi les évêques, qu'il ne s'en trouve pas un qui veuille faire un pas ni dire un mo tpour moi, excepté M. de Coutances [Claude Auvry]. Ils me renvoient tous à M. deParis, disant qu'il est tout puissant (55.)..

Mais surtout, le P. Eudes décida de s'adresser directement au confesseur du roi,le P. de la Chaise (1624-1709), que Louis XIV avait choisi depuis trois ou quatre ans,et dont l'influence allait croissant. Il lui écrivit, le 31 janvier 1679, qu'ayant toujourséprouvé la bienveillance de la Compagnie, il ne lui avait pourtant jusqu'alors demandéaucune assistance dans les affaires fâcheuses qu'on lui avait suscitées ; mais que lasituation exceptionnellement difficile où il se trouvait l'amenait à recourir à saprotection (56) ...

Fut-il secondé, dans cette démarche, par tel ou tel de ses amis jésuites? C'estfort possible. En tout cas on peut lire dans un dossier de procès de la fin du XVIIesiècle un rapport émanant de milieux oratoriens (probablement bien informés), selonlequel

(53). Annales VIII 25 : 27/1054 ss. Lettre au roi : OC XI 120-121.(54). MARTINE VII 65 : 17 bis/257.(55). OC XI 119-120.(56). Fleurs, JE Il 40 : 31/684.

498 SAINT JEAN EUDES

« sans le secours d'une société puissante qui les protégeait - il s'agit des disciples duP. Eudes - cette nouvelle congrégation aurait été détruite dès sa naissance... » Cette« société puissante », le contexte la fait connaître : c'est la Compagnie de Jésus (57).

Ce faisceau d'initiatives, joint à une conjoncture favorable et peut-être autravail du temps, obtint enfin le succès. Au mois de juin 1679,

ayant fait vœu, raconte-t-il, de dédier une des principales chapelles de notre

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église en l'honneur de [la] Conception immaculée de la sainte Vierge, trois jours aprèsj'ai reçu une lettre de Mgr Claude Auvry qui m'écrivait à Caen de la part de Mgrl'Archevêque de Paris, que le roi avait perdu la mauvaise impression qu'on lui avaitdonnée contre moi, et que je vinsse à Paris pour remercier Sa Majesté...

Il se rendit donc à Saint-Germain le 16 juin.

On me fit entrer dans la chambre du roi, où je me trouvai environné d'une grandetroupe d'évêques, de prêtres, de ducs, de comtes, de marquis, de maréchaux deFrance et de gardes du roi. Mgr de Paris m'ayant fait mettre en un coin de lachambre, lorsque le roi vint à y entrer, il passa entre tous ces grands seigneurs e ts'en vint droit à moi, avec un visage plein de bonté...

Le roi écouta attentivement les paroles émues du vieux missionnaire, qui leremerciait de l'accueillir, lui disait son désir de le servir loyalement et lui demandait saprotection. Il repondit :

« Je suis bien aise de vous voir. On m'a parlé de vous : je suis bien persuadé quevous faites beaucoup de bien dans mes États; continuez à travailler comme vousfaites. Je serai bien aise de vous voir encore, et je vous servirai et protégerai danstoutes les occasions qui s'en présenteront. »

(57). Et non la Compagnie du Saint-Sacrement. R. ALLIER, La Cabale des dévots, p.239-240, l'avait cru sur la foi d'un sommaire d'archives : voir AD Calvados, D 465, f. 4re. Il s'agit ici d'un procès intenté contre les Eudistes à l'université de Caen, lorsque M.Odet Lefebvre prétendit au poste de doyen de la faculté de théologie. Cf. DUCHESNAY, M, 53 et n. 53.

GRANDES ÉPREUVES 499

On devine la joie du vieillard. L'auditoire qui était témoin de ces paroles leurconférait une grande solennité.

Après cela j'allai dire la messe aux Récollets, puis on me mena dîner avec lesaumôniers, qui me reçurent avec grande bonté et charité (58 ).

Enfin, après six années de cauchemar, le P. Eudes pouvait respirer : sacongrégation était sauvée !

Notons, au moment de clore ce chapitre, que c'est au cours de ces annéesdifficiles qu'apparaît, pour désigner la société du P. Eudes, le mot « eudiste ». A vraidire, il se présente plutôt comme un sobriquet, employé par un des oratoriens qui

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s'acharnaient contre lui et ses confrères (59).

Jean Eudes lui-même le connut-il ? En tout cas il ne l'aurait pas aimé : il voulaittellement n'être qu'un prêtre parmi les autres, et que la société sacerdotale qu'ilcréait n'eût pas d'autre fondateur, supérieur et père que le souverain Prêtre JésusChrist... qui a institué le saint ordre sacerdotal (60)!

Plus que jamais, en tout cas, après ces années d'effroyable tempête, il savaitque ce qu'il avait pu réaliser au cours de sa longue vie n'était pas son ceuvre à lui,mais bien l'œuvre de la toute-puissante bonté de Dieu (61).

(58). OC X 477-478; MBD 102 : OC XII 133; Annales VIII 26 : 27/1056 ss.(59). Lettre du P. de la Saudraye, 16 mai 1674, AN, M 237.(60). Regula D.J., 1 : OC IX 69-70; Constitutions 13 : OC IX 143.(61). Constitutions XIII 25 : OC IX 582.

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501CHAPITRE XXXII

TANT DE RAISONS DE DIRE MERCI

Les six séminaires.La «Probation». - Notre-Dame de Charité

Caen, Rennes, Hennebont, Guingamp.

( 1 6 7 0 - 1 6 7 9 )

Les deux chapitres précédents ont concentré la lumière sur les grands espoirs,puis les cruelles épreuves, que connut Jean Eudes comme fondateur d'une sociétésacerdotale dans les années 1670-1679.

Les événements que nous avons racontés là n'épuisent pas le contenu de sonexistence pendant ces années. Il nous faut maintenant noter ce que vivaient, en ce t temême période, les communautés qu'il avait créées, puis laisser entrevoir quelquechose de sa propre vie profonde.

Six communautés missionnaires au centre de leurs six diocèses

On ne risque pas beaucoup de se tromper en imaginant que le vieux P. Eudes,souvent, songeait aux séminaires qu'il avait fait naître, et repassait en son esprit,l'une après l'autre, les six équipes de prêtres qui, chacune en son Église diocésaine,servaient activement l'Évangile. Il pouvait rendre grâce à leur sujet.

Le dernier-né était le séminaire de Rennes. Le fondateur n'y était guèreretourné depuis sa création en 1670. Mais il avait dû, en 1677, remplacer unsupérieur trop autoritaire. Depuis deux ans donc, la maison était conduite par unancien disciple de Bernières, Jacques Dudouyt († 1681) : cet ancien chirurgien s'étaitformé à la prière dans la maison de l'Ermitage, puis avait été orienté vers lacongrégation par un jésuite de La Flèche (1).

(1). Annales VIII 24 : 27/1044 ss. - J. Dudouyt était surnommé Jourdan II, afin deperpétuer la mémoire du cher Pierre Jourdan. Ce procédé irritait Costil; cela n'a servi,dit-il (ibidem), « qu'à mettre de la confusion dans l'histoire de la congrégation... »

502 SAINT JEAN EUDES

Entre ses mains et sous l'autorité d'un nouvel évêque - Jean-Baptiste de Beaumanoirde Lavardin (1641-1711) - le séminaire préparait désormais tous les ordinands de ce

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grand diocèse breton. Quelle grâce!

Évreux avait toujours pour pasteur le cher Mgr de Maupas, si chaleureusementfidèle. Le séminaire était bien vivant, mais il avait traversé des diff icultéséconomiques. S'estimant lésés tour à tour, les couvents et monastères du diocèse,puis les chanoines de la cathédrale, avaient refusé d'acquitter la redevance prévuepour faire subsister le séminaire. Jean Eudes avait déclaré un jour qu'il préférait lapaix à toutes les pensions imaginables, dont nous nous passons bien, disait-il, dans nosautres séminaires. Un peu plus tard, un revenu stable s'était trouvé assuré auséminaire grâce au prieuré du Désert : l'abbaye bénédictine de Lyre, à laquelle ceprieuré appartenait primitivement, avait en effet renoncé à tous ses droits sur lui(2). Le P. Eudes en avait éprouvé de la joie : cela rendait cette maison solide auservice de l'Église. Plus récemment, il est vrai, un deuil - un de plus - était venu voilercette joie : François de Bonnefond, qui venait de succéder à Simon Mannoury à la t ê t ede la maison d'Evreux, y était décédé prématurément (1679).

Mannoury, lui, avait passé sept ans à Évreux, grandement estimé par l'évêque. Ilavait récemment (1678) regagné Lisieux, qu'il connaissait bien. Il s'y trouvait denouveau responsable de la double maison, collège et séminaire. L'évêque s'appelaittoujours Léonor de Matignon, mais c'était maintenant le second du nom, le neveu decelui qui avait été évêque de Coutances puis de Lisieux, le fils du comte de Matignon,gouverneur de Basse-Normandie, récemment décédé; sa mère, qui avait jadis reçu leP. Eudes à Saint-Lô, puis à Torigni (voir p. 119 et p. 189), lui vouait sans doutetoujours la même admiration. Le jeune évêque, fidèle à cette tradition familiale,accordait toute sa confiance à Mannoury - lequel avait acquis une large expérience e t ,à soixante-cinq ans, était un des aînés de la congrégation.

(2). Annales VII 15 : 27/861 ss; VIII 9-11 : 27/999 ss. OC XI 98.

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Il avait fait de lui son vicaire général (3). Un des vœux les plus chers qu P. Eudes éta i tde voir ses disciples totalement au service des Eglises diocésaines, plus libres et plusdisponibles que quiconque pour les travaux apostoliques que les évêques leurconfieraient. La responsabilité diocésaine confié à M. Mannoury concrétisait laréalisation de ce désir.

A Rouen, de même, la communauté du séminaire était bien présente à la vie du diocèseet aux besoins de la communauté humaine. Elle avait longtemps compté parmi sesmembres Jean-Baptiste de Montaigu, ce vieux compagnon du P. Eudes depuis lamission d'Autun (1648). Attentif aux divers aspects de la mission ecclésiale, ce

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prêtre avait naguère voulu soutenir de ses conseils, de sa vigilance et de ses deniersles « écoles charitables de filles » - qui répondaient à une nécessité urgente de ce t terégion. Il leur avait donné pour « supérieure » une personne qu'il avait « gagnée à Dieudans la mission » de 1667; et il avait aidé cette communauté naissante pendantplusieurs années (4). Depuis, il était retourné à Coutances (1676). Commentremercier assez pour toute la vie que Dieu avait suscitée par lui!

A Coutances aussi, les frères du P. Eudes savaient regarder bien au-delà desmurs du séminaire - d'où ils sortaient souvent, d'ailleurs, pour les missions (5). M. duPont s'était intéressé à une école, ouverte à Périers pour les petites filles pauvres. Ily avait déjà là, entre les maîtresses, une amorce de communauté; en 1674, il leuravait donné une maison et fait en sorte que les paroissiens se sentent responsablesde leur école. Lui-même s'était engagé, comme supérieur du séminaire, à leur égard:c'est à lui - et à ses successeurs - qu'il appartiendrait de nommer « des filles capablesde faire cet emploi ». M. Moisson, un autre prêtre du séminaire, avait donné à la petitecommunauté de Périers un premier règlement de vie commune (et plus tard, après lamort du P. Eudes, M. Blouet de Camilly compléterait cette règle : ce sont les premierscommencements de la

(3). Annales VII 17 : 27/870 ss; VIII 21 : 27/1038 ss. - Sur la famille de Matignon, voirANNEXE, Tableau généalogique, p. 553; et DU CHESNAY, M, art. «Malon», p. 353.(4). Annales VII 10 : 27/839 ss.(5). Missions de Montsurvent, Cenilly et Quettehou, entre autres, auxquelles participaJean Eudes (été 1669) : MBD 89 : OC XII 128. - Du CHESNAY, M, 190, rectifie une datede MBD 89. - Voir Annales VII 18-19 : 27/875 ss.

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congrégation du Sacré-Cœur de Coutances)(6). Le P. Eudes considérait cette activitémultiforme, qui cherchait à faire face non seulement aux tâches proprementreligieuses, mais aussi aux attentes d'une population rurale pauvre et démunie. Et ils'en réjouissait.

Le diocèse de Coutances était alors conduit par un jeune évêque que nous avonsdéjà rencontré : Charles- François de Loménie de Brienne (1637-1720). C'était le f i lsde cette Dame de la Charité, amie d'Anne d'Autriche: Mme de Brienne, que le P. Eudesavait bien connue à Paris. Comme il devait être heureux et reconnaissant à Dieu, lui levieux missionnaire, de retrouver ainsi, devenus de bons évêques, les fils d'hommes e tde femmes qu'il avait jadis connus et évangélisés! Il touchait là du doigt le progrès decette grande réforme de l'Église à laquelle il avait tant souhaité concourir... Donc, cejeune évêque de Coutances s'était montré aussi favorable au P. Eudes et à sonséminaire que l'avaient été ses prédécesseurs. Il s'était réjoui de voir revenir de

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Rennes, comme « théologal », en 1671, le jeune Jean-Jacques Blouet de Camilly; iln'avait pas tardé à faire de lui son « grand vicaire » (1673) (7). Comme à Lisieux,comme à Rouen, le P. Eudes voyait donc là ses frères bien engagés autour de leurévêque dans la construction de l'Eglise locale. Et, comme il s'agit ici de Coutances, sondiocèse de prédilection, ce devait être pour lui source d'une double action de grâce.

A Caen, il était présent lui-même, hors les temps de mission, depuis 1674. Cevieux prêtre cassé, mais habité par la louange, demeurait pour les habitants de Caence qu'il avait été si longtemps : une grande voix pour leur dire, à l'occasion desévénements de leur ville, les appels de Dieu. Au mois d'août 1678, on eut recours à luipour soutenir la construction de l'hôpital général. Cette grande maison destinée àaccueillir les pauvres, commencée depuis dix-huit mois, n'en finissait pas de s'achever,faute de crédits. M. de Bernières-Gavrus, neveu du grand Bernières et héritier de sacharge de Trésorier de France, était l'animateur de cette oeuvre, et aussi sonbienfaiteur; mais ses dons généreux ne suffisaient pas. Il fit appel au P. Eudes. Celui-ci accepta avec joie de donner plusieurs sermons dans

(6). Annales VIII 8 : 27/993 ss.(7). Annales VII 18, 19 : 27/875 ss.

TANT DE RAISONS DE DIRE MERCI 505

l'église Saint-Pierre, celle où se faisaient les prédications destinées à toute la ville. Onvint en foule pour l'écouter, et sa parole, toujours puissante, interrogea une foisencore les consciences. Il commenta, en cinq sermons donnés l'après-midi, le versetdu psaume : Heureux celui qui pense au pauvre et au faible... Si bien que les dons enargent, mais aussi en grains, en toile, en lits, en meubles, s'accumulèrent on ne savaitplus où les mettre! M. de Gavrus vint alors lui dire « Mon Père, c'est assez prêché,nous avons du bien en abondance! (8)»

Le P. Eudes logeait évidemment toujours au séminaire - à la Mission, comme ondisait: le mot est bien significatif, et correspond au plus cher désir de celui qui f u ttoujours, avant tout, missionnaire.

On ressentait de plus en plus l'étroitesse de la maison. Heureusement, desfenêtres mêmes de cette demeure où résidait la communauté, on pouvait contemplerle chantier de la future maison, ou du moins de l'église : mais, commencés en 1664,les travaux avaient été souvent interrompus depuis, faute de ressources : quandseraient-ils achevés ? Quand pourrait-on prier dans cette belle église du Cœur deJésus et de Marie (9)?

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C'est Jacques de Bonnefond qui, à son retour de Rome en 1675, avait repris lesrênes de la maison de Caen - apres l'intérim assuré par son frère François.

Les jeunes de la congrégation

Responsable du séminaire de Caen, M. de Bonnefond était aussi directeur de laProbation, c'est-à-dire de l'année spéciale de formation offerte à ceux qui désiraiententrer dans la congrégation.

Le lecteur se souvient peut-être que la Probation avait débuté à Coutances en1652, et y était restée jusqu'à l'année 1671. Ensuite, elle s'était faite à Caen pendantsept années. Mais à

(8). Fleurs, JE 1 12 : 31/55. Voir L. HUET, Histoire de l'hôpital Saint-Louis de Caen, 2 1éd., Caen, 1926, p. 25-26. MARTINE VII 61 : 17 bil/253. HÉRAMBOURG Il 23 : 53/223.(9). En réalité, l'église ne fut achevée qu'en 1687; la première tranche des bâtimentsfut construite entre 1691 et 1703.

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Caen, on était à l'étroit, et on le serait plus encore le jour où Mgr de Nesmondprolongerait le temps de présence prescrit avant les ordinations - ce qui arriva en1679. De plus, les relations avec les ordinands n'étaient pas toujours harmonieuses.On en vint donc à la conviction qu'il faudrait quitter Caen.

Émigrer, donc, mais où ? Il ne serait pas mauvais d'offrir aux candidats à lacongrégation, pour cette année de prière, un cadre assez solitaire. Cela voulait dire,par le fait même : une maison autre que l'un des six séminaires... Et cela avait conduitle P. Eudes et ses frères à prendre une décision qui marque un tournant dans l'histoirede leur société: pour la première fois, la congrégation allait exister hors desséminaires qu'elle avait fondés; désormais, elle ne s'identifierait plus purement e tsimplement à ces six maisons au service des diocèses. Elle aurait une résidence qui luiserait propre.

Le lieu choisi était solitaire à souhait : le prieuré du Désert (10), à sept lieuesd'Évreux, en pleine forêt de Breteuil. Jacques de Bonnefond est donc allé s'y installeravec sa troupe (1678). Mais il n'a fallu que quelques mois pour constater que ce «désert » était vraiment trop radical! Nouvel exode vers une autre solitude, mais plusproche des bourgs où l'on pouvait trouver provisions et services : la Probation s'estfixée (pour longtemps) dans cette propriété de Launay au diocèse de Coutances, jadisachetée à Mlle Le Conte (voir p. 295) (11). M. du Pont y avait fait restaurer lesanciens bâtiments et la chapelle, fort délabrés ; il y avait fixé un prêtre, qui faisait

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l'école aux petits garçons. Quand il songeait à cette maison, le P. Eudes entrevoyaitpeut-être les groupes de jeunes hommes qui allaient s'y succéder d'année en année, e tqui seraient plus tard des animateurs bien formés pour les séminaires à l'aube du xviii'siècle. Ce qu'il voyait déjà de cette jeunesse l'invitait à glorifier le grand Pasteur desâmes, Jésus, qui n'abandonnait pas son Église. Il savait bien que toutes sessouffrances passées préparaient ce développement de la vie, et il ne cessait de diremerci.

10. Prieuré du Désert ou de Sainte-Suzanne, au centre de la forêt de Breteuil,commune Les Baux-de-Breteuil (Eure), à 30 km au s-o. d'Évreux, non loin de l'abbayede Lyre.11. Launay est situé dans l'actuelle commune de Saint-Aubin-du-Perron, près deCoutances (Manche). Annales VIII 20 : 27/1035 ss.

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«Elles vont à Paris, pour chercher les âmes perdues... »

Lorsqu'il passait en revue les lieux où il avait contribué à faire jaillir la vie, le P.Eudes n'oubliait certes pas les maisons de Notre-Dame de Charité de Caen et deRennes; il leur portait même peut-être une particulière tendresse, spécialement àcelle de Caen pour laquelle il avait tant souffert... A ces deux communautéss'ajoutaient à présent celles d'Hennebont et de Guingamp.

En 1675, à Caen, la Mère Marie du Saint-Sacrement Pierre (la premièresupérieure appartenant à l'Institut, celle qui avait succédé à la Mère Patin) allaitachever ses six années de supériorat. Il fallait envisager d'élire une nouvellesupérieure. Beaucoup songeaient à la nièce du P. Eudes, Marie de la Nativité Herson.Mais elle se trouvait depuis deux ans à Bayeux, parce que Mgr de Nesmond l'avaitdemandée pour gouverner provisoirement la maison fondée jadis par Marguerite Morin(voir p. 171) et qui n'était pas encore suffisamment affermie.

L'évêque ne consentit pas facilement à la laisser regagner Caen. Le P. Eudessoutint les demandes insistantes qui lui furent adressées :

Ne vous contentez pas de lui en parler une fois, ni quatre, ni douze, mais necessez de le prier, supplier et le presser de bouche et par écrit (12)...

On retrouve bien là sa ténacité, que les ans n'avaient pas amenuisée! Finalementl'évêque se laissa convaincre et elle put rentrer à la maison; elle avait pris soin d'yrenvoyer au préalable la jeune Marie de l'Enfant-Jésus de Boisdavid, sa compagne àBayeux.

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Marie de la Nativité avait donc été élue supérieure de la communauté, et le P.Eudes en avait été ému : durant tant d'années, depuis son adolescence, elle avait é tépour lui une collaboratrice courageuse et, elle aussi, tenace! En rentrant dans sacommunauté, Marie de la Nativité l'avait trouvée affaiblie : cela était dû à une série dedécès prématurés, à des santés fragiles, aux départs en Bretagne... Elle avait vouluréagir,

12. Lettres, OCX577, 578.

508 SAINT JEAN EUDES

redonner un élan; mais on l'avait trouvée quelque peu « rigide » ; il semble qu'elle « t i n tles cordeaux un peu plus raides » qu'il n'eût fallu... A vrai dire le P. Eudes comprenaitbien cela : ils avaient le même sang dans les veines! Et puis, elle avait eu à a f f ronterjadis tant d'épreuves dans cette maison : elle pouvait bien avoir laissé s'accusercertains traits un peu âpres de sa personnalité... Quoi qu'il en soit, au bout de t ro isans, ses sœurs avaient choisi une nouvelle supérieure : Marie de l'Enfant-Jésus deBoisdavid, âgé de trente et un ans (1678) 13.

Cela même avait dû être pour le P. Eudes une source de joie tant de souvenirs serattachaient pour lui à l'arrivée, en 1654, de cette petite Suzanne, alors âgée de septans, au moment où se constituait le groupe des petites pensionnaires! Un peu plustard, sa mère était venue la rejoindre, riche de promesses; et puis, ç'avait é tél'affreuse nouvelle de sa mort accidentelle, et le sacrifice offert dans les larmes...Suzanne, devenue religieuse à son tour, avait reçu le même nom que sa mère : Mariede l'Enfant-Jésus; c'était donc elle qu'on avait choisie pour supérieure.

Elle fut accueillante au P. Eudes, autant que l'avait été Marie Herson. Il é ta i tmême plus facile au fondateur de venir librement au « petit couvent » que dans lesannées 1675-1677 : à cette époque, sévissait un confesseur atrabilaire, qui nel'aimait pas, et dont on redoutait les sorties violentes. Depuis le début de 1678, iln'était plus là, et le P. Eudes se sentait libre de venir, chaque dimanche après-midi,parler familièrement à la communauté, partager avec elle sa vieille sagesse. C'étaitmaintenant devenu une sorte de rite (14).

Il y trouvait beaucoup de joie. Dans ces causeries, il leur redisait souventl'essentiel de leur «charisme» de miséricorde. Ainsi, un jour, à propos du discernementdes vocations, il expliqua à peu près ceci :

Il ne faut jamais recevoir de fille à la probation qui n'ait un grand zèle du salutdes âmes et un grand désir d'y travailler. Que si elle n'a pas ce désir, c'est une marqueinfaillible qu'elle n'estpas appelée à cette vocation

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13. Ann. NDC 1116-8 : Chev/182 ss., 189 ss. - Mais Marie de la Nativité, par la suite,fut de nouveau supérieure à deux reprises.14. Ann. NDC 11117 : Chev/223.

TANT DE RAISONS DE DIRE MERCI 509

[ ... ]. Il n'y a rien de plus pernicieux aux communautés religieuses que de recevoir desfilles qui n'ont point l'esprit propre de leur vocation. Car chaque vocation a une grâceparticulière, que notre Seigneur donne aux âmes qu'il y appelle (15)...

Un jour, un mercredi saint, deux des petites-filles de Mme de Camilly furentemmenées par leur gouvernante pour assister à l'office des « ténèbres », comme ondisait alors, à la chapelle des sceurs de Notre-Dame de Charité. Elles ne rentrèrentqu'à huit heures du soir, et la bonne grand-mère commençait à s'inquiéter. Comme parhasard, le P. Eudes se trouvait à la maison : il fut mis au courant. Dès le lendemain, ilse rendit à la communauté, où il apprit qu'en effet l'office avait duré au moins quatreheures, et que la communauté en était épuisée « parce que les meilleures voix étaientoccupées aux pénitentes. Il ordonna à nos Mères, ajoute l'annaliste, de borner le chantau premier nocturne et au Benedictus (16) ».

En effet, depuis 1675, le P. Eudes avait eu souvent l'occasion de travailler avecla supérieure et les conseillères a préparer une réédition des constitutions (qui neparaîtrait d'ailleurs qu'après sa mort). Il fallait aussi, pour compléter lesconstitutions, un « coutumier ». On put l'établir à partir du coutumier de la Visitation(17). Et le P. Eudes, en vue de la publication, rédigea une lettre de dédicace, où ilinsistait une fois encore auprès des sœurs sur la vocation essentiellement apostoliquede leur congrégation,

qui a été instituée pour la même fin pour laquelle le divin Sauveur est venu en cemonde, c'est-à-dire pour y appeler non pas les justes mais les pécheurs à pénitence,et pour chercher à sauver ce qui était perdu (18)...

15. Ann. NDC 11124 Chev/255 ss.16. Ann. NDC 111 18 Chev/230. - L'une des petites-filles devint par la suite Mme deBernières-Gavrus de Vaubenard; l'autre, entrée à la Charité, s'est appelée Marie deSainte-Catherine (1668-1738).17. Ann. NDC 111 18-20 : Chev/226 ss. - Les Visitandines de Caen refusant de prêterleur coutumier, Marie de la Trinité Heurtaut recourut à celles de Rennes, qui prêtèrentvolontiers le leur.18. OC X 244.

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510 SAINT JEAN EUDES

Il s'émerveillait d'ailleurs aussi, dans ce texte, de la bonté infinie du SeigneurJésus, qui avait bien voulu se servir de lui, le premier de tous les pécheurs, pourdonner naissance à cet institut.

Il sentait bien, oui, les limites du pécheur qu'il était. Il savait que, parfois, ilgênait ou irritait les autres, et ce malaise lui révélait ses propres lacunes. Ainsi,depuis quelque temps, l'évêque de Bayeux lui marquait une certaine froideur, lui quis'était montré, dix ans plus tôt, si bienveillant. Nesmond, il est vrai, n'était pas lui-même d'un caractère facile ; mais on le sentait parfois agacé par le P. Eudes - encorequ'il ne pût « s'empêcher de lui accorder son estime (19) ». Le trouvait-il t ropinsistant, trop inquiet, ou bien excessif en ses enthousiasmes ?... Restait-ilimpressionné par le libelle de Du Four ? En tout cas, les sœurs n'ont pas osé luisoumettre le coutumier préparé avec le P. Eudes, au terme des six moisd'expérimentation que l'évêque avait demandés... Mais ces limites mêmes faisaientencore mieux ressortir la bonté de Dieu; comme Jean Eudes aimait le chanter :

Mon âme exalte le Cœur admirable de Jésus et de Marie [ ... ] . L'abîme de mesmisères a appelé l'abîme de ses miséricordes. Grâces infinies lui soient rendues pourses dons sans mesure (20).

Ce qui alimentait particulièrement la reconnaissance du P. Eudes, c 'estl'expansion que prenait l'institut, si longtemps précaire, de Notre-Dame de Charité.Non seulement la maison de Rennes, fondée en 1673, était à présent bien enracinée;mais il avait appris que des Sceurs de Caen, appelées en Bretagne bien au-delà deRennes, avaient ouvert une nouvelle maison a Hennebont, près de Lorient (1676); e tque d'autres, parties de Rennes, avaient donné naissance, sur la côte nord de laBretagne, à une quatrième communauté : celle de Guingamp (1676) (21).

19. Ann. NDC 111 19 : Chev/236.20. Manuel, Magnificat de saint Jean Eudes : OC 111491-492.21. Ann. NDC 1119 ss : Chev/191 ss. - La fondation d'Hennebont (Morbihan) ne devaitdurer que jusqu'à 1687; mais Vannes (Morbihan), fondé en 1683, prit le relais.Guingamp (Côtes-du-Nord) dura jusqu'à la Révolution, puis reprit vie à Saint-Brieuc.

TANT DE RAISONS DE DIRE MERCI 511

Lui-même n'avait joué aucun rôle dans ces deux fondations : tel le paysan del'Évangile dont le grain, qu'il dorme ou qu'il veille, pousse tout seul. Par la force de lavie, l'arbre poursuivait sa croissance.

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Et voilà que, l'année précédente, on avait commencé à parler d'une nouvellefondation, à Paris cette fois! Oui sait, peut-être ses filles pourraient-elles bientôts'établir dans cette ville, jusqu'ici fermée à ses fils?

Ce projet était soutenu par cette grande dame de Rennes, la présidented'Argouges, qui avait efficacement aidé la fondation de Bretagne. Jean Eudes avaittenu à lui écrire pour lui dire un immense merci, puisqu'elle soutenait ainsi les Filles dutrès aimable Cœur de la Mère de Dieu, dans leur désir d'aller à Paris pour chercher desâmes perdues, à l'imitation de notre Sauveur qui dit, parlant de lui-même, qu'il es tvenu chercher et sauver ce qui était perdu [ ... ] . Que vous dirai-je, Madame, pour voustémoigner ma reconnaissance sur les bontés que vous avez pour mes très chèressœurs ?

Le voilà ébloui, à la fois par l'initiative de cette femme intelligente et généreuse,et par le courage apostolique de ces religieuses qui ne se contentent pas d'attendre,mais s'en vont chercher jusque dans Paris ces brebis qu'elles ont mission d'aimer (22)!

Cette admiration venait encore nourrir, dans le cœur de Jean Eudes, lareconnaissance éperdue pour la bonté de Dieu, qui était le climat de toute sonexistence.

22. OC XI 122-123. - Cette implantation à Paris en 1678 ne fut qu'une tentative sanslendemain (Ann. NDC 11120 : Chev/239). Ouatre ans plus tard (1682), toujours avecl'aide de Mme d'Argouges, Marie Heurtaut s'installa à Paris avec quelques compagnesdans une maison de pénitentes, appelée Sainte-Pélagie; la mauvaise volonté duParlement les obligea à quitter la capitale au bout de deux ans. C'est seulement en1724 que naquit pour de bon la maison de Paris, transférée par la suite à Chevilly-Larüe.

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513CHAPITRE XXXIII

SÉRÉNITÉ

Reconnaissance. - Mère Saint-Gabriel.La douceur du Christ. - Abandon.

( 1 6 7 0 - 1 6 7 9 )

« De la gratitude ou reconnaissance »

On aura perçu , tout au long du chapitre précédent, un climat d'action de grâce.Toute la vie du P. Eudes se déroulait dans la louange, quelles que fussent ses épreuves--et cela sans doute de plus en plus à mesure qu'il avançait en âge,.

C'était chez lui une orientation très consciente, Elle s'exprime fortement dansles constitutions de Notre-Dame de Charité; on y trouve en effet un chapitre intituléDe la gratitude ou reconnaissance, qui ne figurait pas dans les constitutions de laVisitation : il a donc été voulu explicitement par le P. Eudes.

C'est que, pour lui, la reconnaissance est un élément important de la vieévangélique :

Les âmes humbles sont pleines de reconnaissance, parce qu'elles savent bienqu'elles ne sont rien et que rien n'est dû à un néant. De là vient qu'elles sont t r èsreconnaissantes des moindres biens qu'on leur fait (1).

Et les prescriptions qui découlent de ce principe sont très concrètes :

On aura un registre dans la maison, couvert de cuir et bien relié, dans lequelseront écrits les noms des fondateurs et bienfaiteurs...

1. Constitutions NDC XX: OC X 111-112.

514 SAINT JEAN EUDES

Les constitutions de la congrégation de Jésus et Marie sont encore plusexplicites : elles ont deux chapitres sur ce thème : l'un est consacré à lareconnaissance due à Dieu, l'autre à la reconnaissance envers les bienfaiteurs. Danschaque maison, on doit avoir deux livres où s'exprimeront ces deux formes degratitude ; et on doit, chaque année, en janvier et février, faire deux conférences sur

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les mêmes sujets, au terme desquelles on relit la liste des bienfaits reçus de Dieu e tdes hommes, dans toutes les maisons de la congrégation (2).

Jean Eudes remerciait pour tout, y compris pour les événements douloureux, e tcette louange continuelle devait marquer profondément, d'une trace de lumière, touteson existence. On a d'ailleurs gardé les textes qu'il a écrits lui-même dans lesregistres de la maison de Caen. Dans l'un, celui des grâces reçues de Dieu, il note :

Une des plus grandes, et peut-être la plus grande de toutes, c'est d'avoir établinotre congrégation sur la croix. Car qui pourrait dire ce qu'il a fallu souffrir pour cesujet, en toutes manières, de toutes parts et durant plus de trente-six ans ?...

La dernière précision montre qu'il écrit cela en 1679, après les années les plussombres qu'il ait eu à traverser. Et dans l'autre registre, celui des bienfaiteurs, il aécrit :

Nous mettons de ce nombre tous ceux qui nous ont été contraires et qui nousont traversés et affligés [ ... ] : ils nous ont aidés à nous humilier et mortifier, et Dieus'est servi d'eux pour fonder et établir notre congrégation sur la Croix (3)...

Il vivait cela dans le concret de sa vie, et son journal est ponctué de cris d'actionde grâce extrêmement variés, qui font jaillir la louange de tout événement. S'agit-il del'étrange tonnerre d'Elbeuf?

Toi, la foudre, bénis le Seigneur; et toi le feu, et toi le souffle de l'ouragan, quiaccomplissez sa Parole...

2. Constitutions des Eud. 111 3 et IV 8 : OC IX 181 ss et 239 ss.3. OC XII 194-195.

SERENITE 515

A-t-il évoqué les libelles diffamatoires, pleins d'injures atroces, des années1674-1675 ? Il ajoute : Mais tout cela s'en est allé en fumée, et aussitôt :

Grâce à Dieu et à Marie pour leurs dons au-delà de toute parole. Père, pardonneà ceux-là.

Les faveurs obtenues à Rome après tant d'échecs le remplissent-ellesd'allégresse ? Il s'écrie :

Grâces infinies, sans mesure, éternelles au Cœur très aimant de Jésus et de

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Marie (4) !

Ainsi, tous les aspects du réel, tous les épisodes de son existence prenaientpour lui un nouveau visage : il les redécouvrait à travers une louange continuelle.

«Aidez-moi, ma très chère sœur ! »

Ce parti pris de louange contribuait à le faire vivre dans une grande sérénité ;s'il lui arrivait, surtout lorsque se fit sentir le poids de l'âge, de fléchir un moment, deconnaître l'angoisse ou le désarroi, vite il retrouvait, dans la prière, cette paixprofonde.

Elle apparaît en particulier dans sa correspondance suivie avec une bénédictinede Montmartre, Charlotte de Chaulnes, appelée sœur Saint-Gabriel (5). On a gardé unedouzaine de lettres (ou fragments de lettres) qu'il lui a adressées entre 1670 e t1678. Ce ne sont pas seulement des lettres de « direction spirituelle » ; au contraire,dans les passages conserves, nous voyons surtout le vieux P. Eudes parler de lui-même avec simplicité, se confier fraternellement à une religieuse amie. C'est avec ellequ'il partage sa joie du travail missionnaire accompli à Rennes : il se sent plein devigueur et il est bien résolu d'employer le reste de [sa] vie à ce travail (avril 1670 ;voir p. 442). Un autre jour, il lui demande de l'aider à rendre grâce pour la missiondonnée aux

4. MBD 96, 99, 100 : OC XII 131-132.5. Elle signe, le 28 mars 1661, une attestation de reliques : Charlotte de Chaulnes,secrétaire du Chapitre (Arch. du sém. de Coutances, N 13).

516 SAINT JEAN EUDES

religieuses de Vernon (25 septembre 1671), ou pour Nicolas Blouet de Than qui vientde mourir : un ange visible! (19 janvier 1673).

C'est à elle qu'il avoue sa faiblesse lorsqu'en 1674 la persécution l'accable. Il luiraconte ses maladies, par exemple, en octobre 1674 :

J'ai eu la fièvre continue avec des redoublements, durant neuf ou dix jours; maisje n'ai jamais cru en devoir mourir. Me voilà maintenant, grâce à notre Seigneur et à satrès sainte Mère, dans une vie toute nouvelle, que j'ai grand désir d'employerentièrement pour leur amour et leur service...

Lorsqu'il confie son désir de « vie toute nouvelle », il a presque soixante-treizeans. Mais le voici, quatre ans plus tard, de nouveau malade, et plus gravement : il sera

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arrêté six semaines. Il laisse son secrétaire, M. Dufour, envoyer des nouvelles t r èsdétaillées à la chère sœur Saint-Gabriel (6). Guéri, il lui écrit aussitôt : Celui qui aentre ses mains les clés de la vie et de la mort m'a gardé en vie, dit-il, afin de medonner le temps de me convertir et de commencer une vie nouvelle. Il poursuit : Jedemande au Christ et à la Vierge la grâce de commencer à les aimer comme je dois :car je ne sais si j'ai encore commencé. Aidez-moi, ma très chère sœur!... (7 novembre1678) (7).

Quelle fraîcheur d'humilité! Et quelle simplicité dans ce partage amical!

M. Dufour le sentait bien. Dans sa lettre à la moniale, il évoquait le P. Eudes sepréparant à la mort pendant cette maladie, et il ajoutait, devant cette paisible foi : «Le bel exemple qu'il nous donne nous fait désirer de mourir de la sorte ... »

«Jésus dans sa très grande patience, mansuétude et bénignité ... »

Cette sérénité est le fruit d'un long travail de Dieu en lui, d'une longue familiaritéavec Jésus et Marie. Quel tempérament autoritaire et dominateur il a eu à vaincre,nous avons pu

6. Annales VIII 25 : 27/1051.7. Lettres, OC XI 100, 102, 105, 108, 109, 121.

SÉRÉNITÉ 517

l'entrevoir à plusieurs reprises au cours de cette histoire. Il a dû bien souventcontempler Jésus dans sa très profonde humilité ou dans sa très grande patience,mansuétude et bénignité; il s'est donné à lui pour entrer dans son esprit d'humilité e tde douceur, pour que Jésus lui-même anéantisse ce qui s'opposait en lui à ces vertus,et les fasse vivre et régner en son cœur (8).

Et au fil des années, peu à peu il a changé. Maintenant le temps est loin où ilfaisait à son compagnon Thomas Manchon une vive réprimande, parce que celui-ci - ill'avouait simplement - avait mangé « quelques framboises en se promenant dans lejardin après le dîner... (9)» Ou bien ce repas de fête, à l'occasion d'une professionreligieuse, à Coutances : apprenant que le banquet avait coûté les yeux de la tête, « ilne put s'empêcher » de faire à son hôte - le père de la religieuse -, en plein table, « uneforte correction » (10). Ou cette colère contre un frère laïc, lorsqu'il l'avait vuchasser un chien en le jetant par une fenêtre au risque de le tuer : peu s'en était falluqu'il ne chasse à son tour le pauvre frère (11).

Il y avait bien eu, il est vrai, l'histoire plus récente du janséniste; et le P. Eudes

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savait qu'on la racontait parfois. Mais peut-être était-ce plutôt une sorte de jeuauquel il s'était prêté (« un trait assez plaisant », dit le sérieux Costil). Un jour, oui,Mg, de Nesmond l'avait invité à monter dans son carrosse avec un autre prêtre, et illui avait demandé à brûle-pourpoint s'il savait bien avec qui il était.

- Mais Monseigneur, j'ai l'honneur d'être avec mon évêquel

- Ce n'est pas ce que je vous demande. Vous êtes avec moi; mais savez-vous ceque c'est que cet homme-là? C'est un franc janséniste!

- Ah! Monseigneur! Permettez-moi de descendre, s'il vous plaît. Cocher, arrête,je te prie!

- Non, je te le défends, reprit l'évêque (12)...

Mais non, sur ce point, on peut assurer que le P. Eudes, dans sa claire oppositionà la doctrine janséniste, a toujours gardé

8. Manuel, OC 111 295.9. Fleurs, JE Il 25 : 31/554.10. Fleurs, JE 11 18: 31/495.11. Fleurs, JE 11 18 : 31/497.12. Annales V 12 : 27/543.

518 SAINT JEAN EUDES

envers les personnes une attitude conciliante : le fougueux P. Desmares, en 1659, àRouen, en a fait l'expérience (voir p. 310), aussi bien que le chrétien jansénisant qui l'avu brûler l'Apologie des Casuistes à Évreux en 166'il (voir p. 402). Et lui-même, JeanEudes, a été heureux de constater l'absence de sectarisme chez mgr Vialart deHerse, lié à Port-Royal, mais tenant si fort à lui pour la grande mission de Châlons...(voir p. 391). Non, s'il a eu à combattre en lui-même, souvent, une tendancetranchante et autoritaire, il a veillé avec une particulière attention à ce que lesjansénistes n'en soient pas les victimes...

Mais nous pouvons deviner quelle lutte contre lui-même il a dû mener, et lesmoyens qu'il lui a fallu prendre pour combattre son orgueil. Un jour, par exemple, dansune communauté où on l'entourait de vénération, il a négligemment laissé traîner unpapier portant «un extrait de sa généalogie dans lequel il se qualifiait de pauvrevillageois et de fils de paysans... (13) ».

Il a beaucoup prié aussi. Surtout à partir du jour de 1641-1642 où il a reçu par

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Marie des Vallées une invitation de notre Dame à traiter les pécheurs avecmiséricorde, et à ne jamais se laisser aller à l'âpreté de sa fougue naturelle (voir p.105). C'est ce que, plus tard, sur le témoignage de ses confrères, Pierre Hérambourga exprimé en ces termes : « Vous eussiez dit que la miséricorde était née avec lui, e tqu'elle avait pris ses accroissements dans son âme à mesure qu'il avançait en âge[...]. Au moins est-il vrai qu'il en fit la recherche pendant longtemps et qu'il demandaparticulièrement à Dieu beaucoup de tendresse pour tous les misérables (14) ... »

Des lectures l'y ont aidé. Nous l'apprenons par une lettre à sa nièce, MarieHerson, « d'un naturel vif et ardent » (15), en qui il devait souvent se reconnaître. Elleétait alors à Bayeux, (voir ci-dessus, p. 507) et faisait pour la première foisl'expérience de la supériorité :

Voilà, lui dit Jean Eudes, deux livres que je vous envoie, dont la lecture m'abeaucoup servi. Je vous prie de les bien lire et de les pratiquer encore

13. Fleurs, JE Il 24 : 31/547.14. HÉRAMBOURG Il 23 : 53/220.15. Ann. NDC 111 17: Chev/223.

SÉRÉNITÉ 519

mieux, spécialement en ce qui regarde la douceur. Car l'humeur rude, aigre, sèche,âpre, altière et dominante - on admire la richesse de ce vocabulaire! - n'est proprequ'à gâter tout et à mettre une supérieure au billot!

Il ne voudrait pas inquiéter sa nièce et il précise aussitôt

Je ne crois pas que vous en usiez de la sorte, et personne ne m'en a parlé...

Simplement, il veut l'aider à conduire ses filles avec toute la douceur, bénignité,cordialité et tendresse possibles. Et il ajoute :

C'est l'esprit de notre Seigneur et de sa très sainte Mère : priez-les souvent devous les donner, et à moi aussi

On appréciera ce : a moi , aussi! (16)

Pourtant, lorsqu'il écrivait cela à soixante-douze ans, Jean Eudes, déjàtransformé par la douceur du Christ, ne parlait plus, par exemple, à ses confrèrescomme il le faisait vingt ans plus tôt. Il savait user de paroles pleines de délicatesse,comme dans cette lettre au supérieur de Rouen à propos d'un prêtre de sa

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communauté dont il avait besoin (vers 1669-1670) :

Je ne vous demande pas M. Vaguel par autorité ni comme supérieur mais en vouspri . ant et comme votre frère, qui vous supplie de nous le prêter pour un peu detemps, ou plutôt de le donner à notre Seigneur et à sa très sainte Mère. J'espère quevous ne le leur refuserez pas (17).

Lâcher prise...

La pédagogie de Dieu s'est exercée à travers les épreuves de sa longueexistence, les maladies, les humiliantes campagnes de calomnies, l'oppositionsystématique de quelques-uns... Il a vivement souffert aussi de certains malentendusavec des êtres proches et aimés.

16. OC X 575.17. OC X 457.

520 SAINT JEAN EUDES

Ainsi ce n'est qu'au mois de novembre 1679 qu'on a mis le point final à undifférend avec le conseil de la chère maison de Notre-Dame de Charité, et pour uneméprisable question d'argent, de dettes... Il a fallu peut-être deux années de patientcheminement pour en arriver à un acte d'accord solennellement signé entre lesreligieuses de Notre-Dame de Charité et les prêtres du séminaire de Caen, ceux-cifaisant abandon à celles-là de la somme avancée en 1651 pour permettrel'approbation de leur institut par Mgr Molé, ainsi que de quelques autres avances, lesuns et les autres se tenant mutuellement quittes de toute dette (18).

Et puis, il y a eu cet arrachement dans son propre corps, qui l'a obligé à unrenoncement très radical. Il rentrait de Paris, plein de joie après la rencontre avec leroi à Saint-Germain, en juin 1679. Et voilà que l'agitation du coche [ ... ] passant parun chemin plein de grosses pierres provoqua chez le vieillard une hernie t r èsdouloureuse. Il dut s'aliter dès son retour, et fut six semaines réduit à l'impuissance.La douleur morale l'emportait encore sur celle du corps, parce que, dit-il, cela m'ôta lepouvoir de travailler au salut des âmes dans les missions (19).

Ces brèves paroles traduisent une coupure cruelle : désormais, c'était fini, sansretour. Il fallait lâcher cela aussi, qui était sa vie. La sérénité du vieillard s'est tisséeà travers de tels renoncements. Il a appris là une nouvelle profondeur d'abandon àDieu et de consentement à son vouloir aimant.

D'autant plus que cela incluait une autre évidence amère : il ne pourrait plus, par

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lui-même, faire face à ses responsabilités de supérieur. Déjà, en janvier 1678, il avaitdélégué tout son pouvoir à Jacques de Bonnefond en le nommant visiteur de lacongrégation 20 . Au début d'octobre 1679, il convoque à Caen une « petite assemblée» composée des supérieurs les plus proches, ceux de Coutances, de Lisieux e td'Évreux (JeanBaptiste de Montaigu, Simon Mannoury et Raoul de Bon). Devant eux ildéclare que son âge et ses infirmités le mettent dans

18. Annales VIII 28 : 27/1061.19. MBD 103 : OC XII 134. Annales VIII 27 : 27/1059 ss.20. Lettres : OC X 475-476.

SÉRÉNITÉ 521

un état auquel il a besoin d'être aidé et soutenu de quelqu'un dans les diversesfonctions et affaires qui appartiennent à la conduite et direction de la congrégation,et qu'il a choisi pour son vicaire M. Jacques de la Haye de Bonnefond (21).

Il n'a plus, lui, qu'à s'enfoncer dans la paix, remettant tout aux très doucesmains de son Dieu.

A travers tant de renoncements qui l'ont invité à lâcher prise et l'ont libéré delui-même comme il l'avait tant demandé, au long de ce chemin de conversion àl'humilité et à la douceur du Christ, il semble que sa sensibilité se soit commeépanouie. Des sources de tendresse, longtemps cachées, ont commencé à sourdre enlui plus librement. Nous l'avons constaté, par exemple, dans ses amitiés avec M" deCamilly, avec la sœur Saint-Gabriel.

C'est peut-être quelque chose de cette expérience qu'il traduisait, le jour où ilécrivit à sa nièce :

Prenons garde de ne pas laisser rétrécir et abattre notre cœur par la tr istesseet le découragement; mais tâchons de le dilater, soutenir et relever pur la confianceet par notre amour vers celui qui est tout amour et bonté pour nous (22).

Oui, tout se passe comme si, au fil des années, il avait laissé davantage bat t reen lui, selon sa propre expression, un cœur ouvert, dilaté et épanoui par la ferveur dela sainte charité (23).

21. Annales VI 1 : 27/640. Fleurs, JE Il 18 : 31/497.22. OC X 579.23. Mémorial: OC 111 141.

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523CHAPITRE XXXIV

« VIENS, SEIGNEUR JESUS! »

Le testament.L'Assemblée générale de la congrégation.

La mort.

( 1 6 8 0 )

En union avec le Testament de Jésus

Dès l'année 1671, le P. Eudes avait fait un testament. Il se trouvait alors àParis, après la mission de Versailles (1).

Fidèle à sa foi toute centrée sur le Verbe incarné, il a tenu à faire cet acte, di t -il, en l'honneur et union du Të.1ament que mon Jésus a fait au dernier jour de sa viemotelle : il songe évidemment au discours après la Cène (Jn 11-17) (2).

En voici quelques articles.

Il déclare vouloir mourir dans la foi de l'Église, et en union avec l'amour du Christmourant en croix; il lui cemande la grâce de mourir en son amour, par son amour e tpour s9n amour (art. 1 et 2).

Il demande pardon, et offre son pardon : Je dis, ô mon Père céleste, du plusprofond de mon cœur, pour tous ceux qui m'ont offensé en quelque façon que ce soit [.. 1 : Père, pardonne-leur, ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient! (art. 3 et 4).

En union avec Jésus, il se remet entre les rrains du Père. Il dépose son âme dansle très aimable Cœur de Jisus et de Marie, fournaise très ardente de l'amour éternel,les suppliant de l'embraser, consommer et transformer en une trè; pure flamme de cedivin amour (art. 7).

L'article le plus solennel s'adresse à la société de prêtres qu'il a fondée :

1. OC XII 169-177.2. Sur le testament de Jésus : RJ, OC 1 535.

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524 SAINT JEAN EUDES

De toute l'étendue de ma volonté, je me donne à l'amour incompréhensible parlequel mon Jésus et ma toute bonne Mère m'ont donné leur très aimable Cœur d'unemanière spéciale, et en union de ce même amour, je donne ce même Cœur comme unechose qui est à moi et dont je puis disposer pour la gloire de mon Dieu; je le donne, dis-je, à la petite congrégation de Jésus et Marie, pour être le partage, le trésor, lepatron principal, le cœur, la vie et la règle des vrais enfants de cette congrégation.Comme aussi je donne et dédie cette même congrégation à ce divin Cœur... (art. 10).

Il donne aussi ce Cœur très précieux à toutes [ses] très chères Filles, lesreligieuses de Notre-Dame de Charité, aux carmélites de Caen, et à tous [ses] autresenfants spirituels... Il leur promet à tous, si Dieu lui fait miséricorde, d'avoir soin d'euxdans le ciel; et, faisant confiance à la Mère du Christ, il espère que Dieu lui fera lagrâce de les assister à l'heure de leur mort, avec cette très bonne Vierge (art. 11).

Il demande à Dieu et à Marie, pour sa congrégation, un supérieur selon leur Cœur- et il indique à ses frères qu'à ses yeux il n'y en a point qui soit si propre [ ... ] pourcette charge que notre très cher frère... Il a laissé le nom en blanc. En 1671, c'eûtété prématuré de préciser; et, plus tard, il n'a pas complété le texte. On peut penserqu'il aurait volontiers recommandé Jacques de Bonnefond. En fait, bien qu'il ait reprisson testament en 1678, il a choisi de n'indiquer, finalement, aucun nom (art. 12).

Il exhorte ce futur successeur à bien remplir sa mission. Il le prie aussi de veillerà ce que ses sermons ne soient pas dissipés, mais de les faire relier ensemble, afin deles conserver pour la congrégation... Hélas, ils ne sont pas parvenus jusqu'à nous, pasplus que les manuscrits d'ouvrages que le P. Eudes n'avait pas pu éditer lui-même :L'Homme chrétien, Tout Jésus, un recueil de méditations, et deux livres sur l 'off icedivin et sur l'Eucharistie. Costil a feuilleté ces cahiers; ils ont disparu par la suite,probablement au temps de la Révolution (art. 17 et 18).

Toujours reconnaissant, il recommande notre très cherfrère Richard Le Moine,(voir ci-dessus, p. 463), de qui il a reçu de grandes assistances pendant bien desannées. De fait le frère Richard a accompagné le P. Eudes dans toutes ses missions e ttous ses déplacements pendant vingt ans. M. Costil, qui l'a assisté à sa mort en 1722,regrette qu'on n'ait recueilli de sa

« VIENS, SEIGNEUR JESUS! » 525

bouche qu'un petit nombre de souvenirs, lui qui savait tant de choses... Comme cepère lui demandait s'il comptait bien sur l'assistance du P. Eudes, le frère réponditdoucement : « Il me l'a bien promis! » Et il expira peu après, dans une grande paix. Le P.

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Eudes tenait sa promesse! (art. 20) (3).

Revenons au testament. Jean Eudes souhaite que son dernier soupir soit un actede très pur amour envers Jésus, et il termine par les mots qui lui étaient si chers :Viens, viens, viens, Seigneur Jésus ! (art. 21 et conclusion).

Chose étonnante, il ne nomme pas, dans son testament, M- de Camilly. Maisl'année suivante, il ajouta un article concernant ma très chère fille en notre Seigneur,et ma fille aînée, Anne Le Haguais, dame de Camilly. Il y invitait ses frères à laregarder et à la traiter comme la « fondatrice » et la « mère » de leur congrégation, e til lui léguait une statuette, très précieuse à ses yeux, de la Vierge Marie (voir ci-dessus, p. 377 et p. 414) (4).

« La première assemblée générale de notre petite congrégation »

Viens, Seigneur Jésus ! C'est donc dans cet esprit et avec ce désir que le P.Eudes, au cours de sa dernière année (1680), s'acheminait vers sa mort. Mais ilrestait actif. S'il voulut consacrer un temps à la retraite et faire soigneusement, pourson propre compte, les exercices de préparation à la mort qu'il avait lui-mêmeproposés dans Le Contrat de l'homme avec Dieu par le baptême (5) il continuait aussià veiller sur sa congrégation, à parachever ses livres, à suivre les événements dumonde.

De sa congrégation, il semble avoir reçu quelques peines. Non

3. Fleurs, Richard Le Moine : 32/344 ss.4. OC XII 176. - « Fondatrice » : au sens économique (celle qui a fait une « fondation »en faveur de ... ). - On y lit aussi deux autres codicilles : le 13 janv. 1678, Jean Eudeslégua son cœur à Notre-Dame de Charité; le 18 sept. suivant, il révoqua ce don.Pourquoi cette révocation ? Peut-être à la suite de cette tension pénible, pour mot i fsd'argent, qui opposa un moment les religieuses aux prêtres du séminaire. Après lamort du P. Eudes, M. Mannoury, pensant être fidèle à ses intentions par-delà la let t re,insista pour que son cœur, malgré tout, soit donné aux religieuses. Le secrétaireDufour et le frère Richard s'y opposèrent fermement.5. OC Il 247-269.

526 SAINT JEAN EUDES

pas, certes, de tous ses confrères mais de quelques-uns qui se montraient sévères àson égard. On pouvait le pressentir déjà d'après un article du compte rendu de la «petite assemblée » tenue en octobre 1679 : on y avait décidé en effet que lesupérieur convoquerait chaque année, désormais, une assemblée composée de prêtres

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humbles, et non pas d'esprits fiers et hautains, attachés à leur sens et à leur volonté.

Costil commente ces mots en notant qu'il a appris d'un membre âgé de lacongrégation comment certains s'étaient à cette époque opposés au P. Eudes; et cetémoin, quarante ans plus tard, «ne pouvait en parler sans quelque indignation (6)».

Au cours de l'année suivante se~ développa, semble-t-il, un certainmécontentement concernant le choix du vicaire, Jacques de Bonnefond. Probablementreconnaissait-on ses qualités, qui étaient excellentes. Mais on le trouvait dépourvu deprestige. La congrégation, après la tempête des années 1673-1679, restait fragile,ses adversaires demeuraient redoutables. «Quelque mérite qu'eût M. de Bonnefond[...], on ne le croyait point suffisant pour remédier à toutes ces difficultés et poursoutenir la congrégation... » Quelques-uns écrivirent donc à Jean-Jacques Blouet deCamilly « qui était déjà fameux au-dedans et au-dehors », et proposèrent son nom (7).

Il semble que le P. Eudes se soit lui-même rallié à ce désir. Il convoqua unenouvelle assemblée, mais cette fois une assemblée régulière, la première assembléegénérale de notre petite congrégation, dit-il, pour élire quelqu'un qui occupe ma place.Et le mercredi 26 juin 1680 se réunirent à Caen les quatorze membres de ce t teassemblée : les supérieurs des maisons, et des délégués élus. Selon la règle primitive,le supérieur de la congrégation jouissait de quatre voix.

Que se passa-t-il alors ? Nous savons seulement, par le P. Eudes lui-même, qu'iléprouva une douleur et une angoisse très sensible, pour des causes, ajoute-t-il, que jene puis dire.

En tout cas, M. Blouet de Camilly fut ensuite élu, et ce fut pour le fondateur unetrès grande consolation. Il lui avait

6. Annales VIII 27 : 27/1060.7. MARTINE VII 71-72 : 17 `/265.

« VIENS, SEIGNEUR JÉSUS! » 527

d'ailleurs donné ses voix(8). Les assistants furent MM. Dudouyt, supérieur de Renneset Jacques de Bonnefond, directeur de la Probation.

M. Blouet avait alors quarante-huit ans. Il était, dans le diocèse de Coutances, «théologal » et vicaire général. Il promit de se démettre de la première de cesfonctions, qui obligeait à une stricte résidence.

Après l'élection, le P. Eudes se prosterna aux pieds du nouveau supérieur, lui

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demanda sa bénédiction et lui promit obéissance. L'humilité de « ce vénérable vieillardaux pieds de son enfant... tira des larmes des yeux de toute l'assemblée».

Dès lors, le P. Eudes pouvait partir : il savait que sa société, rassurée par ce t teélection, poursuivrait sa route en paix, pour un bon service de l'Église. De fait, au longdu xviii' siècle, elle allait continuer sa croissance (9).

Pendant les mois précédents, il avait travaillé aussi à ses livres.

Au cours de l'hiver, il avait obtenu des approbations pour Le Cœur admirable dela très sacrée Mère de Dieu et pour Le Mémorial de la vie ecclésiastique. Il mit ladernière main au manuscrit du Cœur admirable, qu'il devait achever le 25 juillet 1680(10).

C'est alors qu'il en rédigea la conclusion, qui est une élévation à la très sainteVierge et un testament spirituel (11). Il y remercie la Vierge Marie pour toutes lesgrâces de Dieu reçues par son entremise, depuis sa famille et le collège de la sainteCompagnie de Jésus, jusqu'à ce livre qu'il achève en sa vieillesse. En particulier, ilremercie Marie de la grace immense qu'elle a faite à ses confrères et à lui-mêmelorsqu'elle leur a donné, dit-il, le Cœur adorable de votre bien-aimé Fils avec le vôtretout aimable, pour être le cœur, la vie et la règle vivante de la susdite congrégation.

8. MBD 104 : OC XII 135. Annales VIII 29 : 27/1064 ss. - M. Blouet fut élu par 16 voixsur 18 ; dans ce vote, le P. Eudes disposait de 4 voix; le supérieur de Rennes, membrede droit et en outre élu par ses confrères, disposait de 2 voix.9. En 1792, au moment de la Révolution, la congrégation avait la charge de 1 6séminaires, soit 10 de plus qu'à la mort du fondateur.10. MBD 105: OC XII 135.11. OC VIII 353-361.

528 SAINT JEAN EUDES

Et il la prie encore. Il remet entre ses mains la petite congrégation de Jésus e tMarie qu'il vous a plu de me donner, dit-il, par un excès de bonté inexplicable. Il seconfie lui-même, pour l'heure de sa mort, à cette Mère de bonté.

Dans ses derniers mois, il était resté attentif à la vie de ses contemporains, auxévénements que vivait le royaume de France. C'est ainsi qu'il avait appris le mariage, àChâlons, le 8 mars 1680, du Dauphin de France, Louis, avec la princesse Marie-Christine de Bavière. Alors, sans hésiter, il écrivit à la Dauphine :

Je prie Dieu, Madame, de vous rendre si sainte que vous augmentiez le nombre

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des saintes reines et princesses qui se sont sanctifiées dans la France (12)...

«A genoux nus sur le pavé »

A la fin de juillet 1680, dès qu'il eut terminé la conclusion du Cœur admirable, leP. Eudes tomba malade et dut s'aliter. Il avait sans doute concentré son énergie pourachever son œuvre maintenant, il n'en pouvait plus.

Il allait être trois semaines malade, éprouvé par de cruelles souffrances. Unjour, on lui demanda

- Mon Père, souffrez-vous beaucoup?

- Épouvantablement!

- Mais, mon Père, ne voulez-vous pas bien souffrir tous ces maux pour l'amourde notre Seigneur?

- De tout mon cœur, répondit-il, de tout mon cœur. Oui, mon Sauveur, c'est detout mon cœur, que j'embrasse toutes ces peines (13)...

Mme de Camilly, le sachant malade, vint à la Mission, «pour recevoir une foisencore sa bénédiction ». Il permit qu'on la fasse monter dans sa chambre, au premierétage de la maison - cette

12. Annales VI 6 : 27/663. - Le Dauphin Louis, très effacé et méprisé par son père,mourut de la petite vérole en 1711 ; ses deux fils furent enlevés par la mêmeépidémie; c'est donc l'arrière-petit-fils de Louis XIV qui est devenu Louis XV. Quant à laDauphine, elle est décédée dès 1690.13. Annales VIII 30 : 27/1068 ss. C'est aussi la source de ce qui suit.

« VIENS, SEIGNEUR JÉSUS! » 529

chambre (dont une fenêtre regarde le jardin des R. P. Jésuites (14 ) où il avait vécu,travaillé, prié; où il allait mourir. Il lui promit que s'il avait quelque crédit auprès deDieu, il lui obtiendrait bientôt la grâce d'y venir après lui. De fait, trois mois plus tard,le 16 novembre, elle vint un matin, comme elle le faisait souvent, se confesser e tcommunier à la Mission ; en sortant, elle donna de l'argent à un pauvre et aussitôt f u tprise d'un malaise ; elle s'agenouilla, joignit les mains, et mourut là, dans la rue (15).

Après sa visite, le P. Eudes resta très présent et paisible malgré sessouffrances. Il conversait avec ses frères qui venaient le voir. Il les réconfortait. Il

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leur parlait « des joies du Paradis [ ... ] avec de grands sentiments de son indignitémêlés néanmoins d'une espérance si ferme qu'il semblait déjà les posséder ».

Il demanda à recevoir le viatique et l'onction des malades. Dès qu'il aperçut leSaint-Sacrement, il pria son infirmier de l'aider à se lever. Les autres ne parvinrentpas à l'en empêcher. « Il se mit donc à genoux nus sur le pavé [ ... ] et, soutenu pardeux de ses confrères, il fit une amende honorable à notre Seigneur pour sesinnombrables péchés [ ... ] et demanda pardon à tous ceux de sa congrégation » ; illeur recommanda la fidélité aux constitutions et les confia à Jésus et à Marie. Et ilreçut, des mains de M. Dufour, le Pain de vie 16.

Puis il pria à haute voix, longtemps. Dans ses dernières heures, il disait souvent: « Jesus meus et omnia », Jésus est mon tout!

Enfin il mourut le lundi 19 août 1680, « sur les trois heures après-midi ».

Son corps fut inhumé dans l'église inachevée du séminaire de Caen.

14. Testament, OC XII 174. - Ce détail permet de localiser avec vraisemblance lachambre du P. Eudes dans le bâtiment de la « vieille Mission » qui existe encore; voir G.DE BERTIER DE SAUVIGNY, « Le premier établissement de saint Jean Eudes à Caen »,dans Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. L (1947). Un oratoire aété aménagé à l'emplacement de cette chambre par les religieuses de N.-D. de Charitéde Caen.15. Annales NDC Ill 31 : Chev/279.16. On connaît ces détails par une lettre de Dufour : MARTINE VII 85 17 b"/277.

530 SAINT JEAN EUDES

Le pape saint Pie X l'a béatifié en 1909, et il a été canonisé en 1925 par le papePie XI.

Il aimerait sans doute que nous achevions ce récit de sa vie en lisant ce t teprière où il avait condensé le cri de sa foi :

~Si je me croyais, je ne voudrais jamais tenir d'autre langage que celui de JESUS,et je ne dirais ni écrirais jamais que cette seule parole : JÉSUS [ ... ]. JÉSUS est unnom admirable qui, par sa grandeur immense, remplit le ciel et la terre, le temps e tl'éternité, tous les esprits et les cœurs des anges et des saints, et qui remplit e toccupe même durant toute l'éternité la capacité infinie du Cœur de Dieu [ ... ]. Ceserait un saint et délicieux langage si, en la terre, on pouvait parler et se faireentendre sans proférer autre chose que cette aimable parole : JÉSUS, JÉSUS. Tant

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que le cœur me battra dans la poitrine [ ... ] je ne prêcherai ni écrirai jamais autrechose que JÉSUS et je ne veux point avoir de vie ni d'esprit ni de langue ni de plumeque pour annoncer de bouche et par écrit les merveilles et les miséricordes de ceglorieux Nom [ ... ] . Mais j'aimerais beaucoup mieux un cœur pour l'aimer qu'une plumeet qu'une langue pour en écrire et en parler. Seigneur, vous pouvez me donner l'un e tl'autre, c'est ce que j'espère de votre infinie bonté (17).

17. OC XII 190-191.

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SIGLES ET ABRÉVIATIONS 531

Abrégé Jean EUDES, Abrégé de la vie et de l'état de Mariedes Vallées (BM Cherbourg, ms 68).

AD Archives départementales (suivi de l'indication dudépartement).AE Archives du ministère des Affaires étrangères(Paris).AM Archives municipales (suivi du nom de la ville).AN Archives nationales (Paris).Annales P. COSTIL, Annales de la Congrégation de Jésus etMarie (Arch. Eud., ms 27).

Annales Il 21 : 27/174 signifie : Livre 11, chapitre21, ins 27, p. 174.Ann. NDC Sœur MARIE DE SAINT-AUGUSTIN LE BOUCHER,

Annales de Notre-Dame de Charité, d'après lacopie conservée à la communauté de NotreDame de Charité de Chevilly-Larüe (Val-de

Marne, France).Ann. NDC 13 : Chev/13 signifie : Livre I, chapitre3, ms de Chevilly-Larüe, p. 13.

App. Appendice.Arch. Eud. Archives des Eudistes, 1, rue Jean-Dolent, F

75014 Paris. Tél. : (1) 47-07-41-09ARSI Archives Romaines de la Compagnie de Jésus.A. Vat. Archives secrètes du Vatican.B D. BOULAY, Vie du vénérable Jean Eudes, 4 vol.,Paris, 1905-1908.

B 1 20 signifie : tome 1, p. 20.B III, App. 24 signifie : tome III, appendice, p. 24.

532 SAINT JEAN EUDES

BC Jean EUDES, Le Bon Confesseur, OC IV.

BESSELIÈVRE P. BESSELIÈVRE, Mémoires authentiques pour ser

vir à l'histoire de M. Eudes (Arch. Eud.,ms 22).

BM Bibliothèque municipale (suivi du nom de laville).

BN Bibliothèque nationale (Paris).CA Jean EUDES, Le Cœur admirable de la très sacrée

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Mère de Dieu (1681), OC VI, VII et VIII.CiM Congrégation de Jésus et Marie (Eudistes).Contrat Jean EUDES, Contrat de l'homme avec Dieu Par le

saint Baptême (1654), OC Il.DBF Dictionnaire de Biographie française (Letouzey et

Ané).DHGE Dictionnaire d'Histoire et de Géographie ecclésias

tique (Letouzey et Ané).DS Dictionnaire de Spiritualité (Beauchesne).

Du CHESNAY Charles Berthelot du Chesnay.

EA Jean EUDES, L'Enfance admirable de la très sainteMère de Dieu (1676), OC V.

f Folio.f. 70 r' signifie : folio 70, recto.

Fleurs P. COSTIL, Fleurs de la Congrégation de Jésus etMarie (Arch. Eud., ms 31 et 32).

Fleurs, JE 11 18 : 31/501 signifie : Fleur duP. Eudes, Livre 11, chapitre 18, ms 31, p. 501.

HÉRAMBOURG P. HÉRAMBOURG, La Vie du vénérable serviteur de Dieu JeanEudes (Arch. Eud., ms 52 et 53; et, pour une partie du Livre 11, ms 43).

HÉRAMBOURG 13 : 52/21 signifie : Livre 1, chapitre

3, ms 52, p. 21.

JE Jean Eudes.

SIGLES ET ABRÉVIATIONS 533

Lch Jean EUDES, Lettres choisies, lettres inédites,présentées par C. BERTHELOT du CHESNAY,Namur, 1958.

Lelièvre Copie des écrits concernant Marie des Vallées,faite par le chanoine E. Lelièvre, de Coutances,et conservée aux Archives des Eudistes.

Let t res Jean EUDES, Lettres réparties en trois livres : 1 (àses confrères), OC X 383 ss; Il (aux religieusesde NDC), OC X 491 ss; 111 (à d'autrespersonnes), OC XI 7 ss.

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M C. BERTHELOT du CHESNAY, Les Missions de saintJean Eudes, Paris, 1967.

Manuel Jean EUDES, Manuel contenant plusieurs exercicesde piété pour l'usage d'une communauté ecclésiastique (1668), OC 111 263 ss.

MARTINE J. MARTINE, Vie du Révérend Père Jean Eudes(Arch. Eud., ms 17 et 17'i').

MARTINE 1150 : 17/104 signifie : Livre 11, chapitre50, ras 17, p. 104.

MBD Jean EUDES, Memoriale beneficiorurn Dei, opuscule, OC XII 103 ss.

MBD 71 signifie : n' 71 du journal ou mémorialdes bienfaits de Dieu.

Mémorial Jean EUDES, Le Mémorial de la vie ecclésiastique(1681), OC 111, p. 1 ss.

MONTIGNY A. de MONTIGNY, s.j., La Vie du Révérend PèreEudes (Arch. Eud., ms 55 et 56).

ms ManuscritNDC Notre-Dame de Charité.NV Notre Vie, revue eudiste de spiritualité et d'infor

mation (1948-1971).NV X 65 signifie : tome X (1964-1965), p. 65.

OC Œuvres complètes du bienheureux Jean Eudes,12 vol., Vannes-Paris, 1905-1911.

OC XII 7 signifie : tome XII, p. 7.Och Œuvres choisies de saint Jean Eudes, 8 vol., Paris,

1931-1937.

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534 SAINT JEAN EUDESPA Jean EUDES, Le Prédicateur apostolique (1685),

OC IV 1 Ss.Manuscrit de Québec (voir ci-dessous Vie ad.).

Renty Mémoire d'une admirable conduite de Dieu surune âme particulière appelée Marie des Vallées(Manuscrit Renty, Bibliothèque Mazarine, ms3177).

RJ Jean EUDES, La Vie et le Royaume de Jésus dansles âmes chrétiennes (1637), OC 1.

ss cc Revue des Saints Cœurs de Jésus et Marie (19061940).

VE Vie Eudiste, revue eudiste qui fit suite à Notre Vie(1972-1973).

Vie ad. Jean EUDES, La vie admirable de Marie des Valléeset les choses prodigieuses qui se sont passées enelle. Le texte de cet ouvrage a disparu, mais onen conserve d'une part de très larges extraits,sous une forme encore provisoire, dans le« manuscrit de Québec » (1655), et d'autre partun ample résumé de la rédaction définitive dansles ras 11942, 11943 et 11944 du Fonds françaisde la Bibliothèque nationale.

Vie ad. V 3 : 0, f. 177 v' signifie : Livre V,chapitre 3, manuscrit de Québec, folio 177, verso.Vie ad. V, 10, 14 signifie : Livre V, chapitre 10,section 14.

ANNEXES 535

1. INDICATIONS CHRONOLOGIOUES11. Tables

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IV. JEAN EUDES APRES 1680 p.557

A) Deux traditions contradictoires

Le P. Berthelot du Chesnay a montré, dans la préface de son livre Les Missionsde saint Jean Eudes (pages XIII-XXX), qu'on peut suivre tout au long du xviiie siècle e tau-delà deux courants d'opinion contradictoires au sujet du P. Eudes.

a) Courant défavorable au P. Eudes

Il prend sa source dans la Lettre à un docteur de Sorbonne (voir ci-dessus p.488), et transmet l'image d'un homme ambitieux, fourbe et naïf. Voici quelques noms :Dom Gerberon (1700), le P. Le Long (1719), Daniel de Larroque (1726), le P. Niceron(1728). Le grand Dictionnaire historique de Louis Moréri présente en 1712 un article «Eudiste » respectueux à l'égard du fondateur; mais dans le Supplément de 1735,l'article « Eudes » reprend la tradition venue du Four; de même dans l'édition définitivede 1759. Cependant, le dernier tome de cette édition, dans les Additions e tcorrections, comporte une mise au point favorable, due à l'eudiste Besselièvre. Diversauteurs vont ensuite reprendre les données plus ou moins négatives du Moréri : l'abbéLadvocat (1752), Bonaventure Racine (17481754), les Nouvelles Ecclésiastiques du 5novembre 1760, Le Dictionnaire historique des auteurs ecclésiastiques (Lyon, 1767).Un curé janséniste du diocèse d'Auxerre, Reynaud (1781), se montre plus personneldans son hostilité au P. Eudes. Cette tradition se poursuit au début du xviiie siècle :Grégoire (1810), l'abbé de La Rue (1820), l'ancien oratorien Tabaraud (1823).

A cette liste j'ajouterai Michelet dans Du Prêtre, de la Femme, de la Famille (1845). Apropos du symbolisme ambigu du cœur, qui facilite, dit-il, « le manège de la galanteriedévote », il note qu'au xviie siècle les femmes surtout le prennent au sérieux : « Elless'exaltent, se passionnent ; elles ont des visions. La Vierge apparaît à une paysannede Normandie, et lui ordonne d'adorer le cœur de Marie... » Et il précise en note : «Eudes, frère de Mézerai, fondateur des Eudistes, écrivit la vie de cette paysanne e tfut le véritable fondateur du nouveau culte. Les Jésuites reprirent la chose et entirèrent profit (v. Tabaraud, p. 111). J'ai cherché inutilement l'ouvrage manuscritd'Eudes dans toutes les bibliothèques. On l'aura fait disparaître» (81 éd., Paris, 1862,p. 167).

b) Courant favorable au P. Eudes

Des auteurs le louent déjà de son vivant, tels Antoine Aubery, le biographe deRichelieu (1660), ou Henri- Marie Boudon, ancien archidiacre d'Évreux (1668). Aprèssa mort, on peut citer Le Mercure Galant (février 1682), la notice de la Mère deBlémur, bénédictine de Caen, dans le Ménologe historique de la Mère de Dieu (1682). Le

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P. Le Valois, jésuite (1684), M. de Lantages, sulpicien (1694), un autre jésuite, le P.Buffier (1696) et un curé du diocèse de Bayeux, Jean Hermant (1697), louent sasainteté. Dans cette lignée, on trouve de nouveau Boudon (1699) et même, quoiquediscrètement, un oratorien, le P. Bourrée (1700). Nous connaissons déjà la pensée deHuet, critique mais globalement favorable (1702, 1718). Citons encore l'Histoire desOrdres monastiques (1714-1719), le P. d'Avrigny (1720), L'Abrégé de la vie du P.Jean Eudes par le sulpicien Grandet (1722), l'évêque de Soissons Languet de Gergy(1729), le P. de Gallifet, jésuite (1733), le mauriste Du Plessis (1731, 1740). Onpourrait nommer encore un bénédictin, un chanoine de Rouen et un autre, Montauban,un chartreux, deux dominicains, un ancien jésuite... Un dessin naïf, qui n'est pas unportrait, fut diffusé à Caen en 1810, lorsqu'on transféra les restes du P. Eudes, «mort à Caen en odeur de sainteté », en l'église Notre-Dame, avec le concours d'une «foule immense». Enfin en 1827 parut à Paris une Vie du P. Jean Eudes, attribuée aujésuite de Montigny, mais écrite en réalité par un vicaire général de Paris, François-Marie Tresvaux du Faval. C'est la première biographie du missionnaire qui ait é tépubliée, et elle est pleine d'admiration pour sa sainteté.

B) Les annalistes du P. Eudes au xviie siècle

Nous suivons encore ici le P. du Chesnay, dans la même préface. Les quatrepremiers que nous allons présenter sont des eudistes.

a) Pierre Hérambourg (1661-1720), né à Rouen, entré chez les Eudistes deuxans après la mort du fondateur, devint professeur puis supérieur du séminaire deCoutances; il vivait là aux côtés du supérieur général, Jean-Jacques Blouet de Camilly(lui-même familier du P. Eudes depuis son enfance). Il écrivit vers 1692 La Vie duvénérable serviteur de Dieu Jean Eudes (1). Il a préparé son ouvrage en consultant desdocuments, et en recueillant des témoignages directs. Mais il écrivait pour le public, e til avait le souci - ou son supérieur avait le souci - de ne rien dire qui puisse choquer:d'où un certain nombre d'omissions ou d'arrangements. En particulier, il supprime cequi a trait à Marie des Vallées. Nous pouvons saisir sur le vif quelques-uns de sesrepentirs de dernière heure en comparant une première rédaction du second livre(Arch. Eud. tris 43) avec la rédaction définitive. On ne peut donc pas se f ie rtotalement à son ouvrage, même s'il nous livre une image du P. Eudes encore t r èsproche des faits, et fixée en un temps où beaucoup de contemporains du missionnairevivaient encore. Nous ignorons pourquoi ce livre n'a pas été publié par son auteur.

b) Pierre Costil (1669-1749), rouennais comme Hérambourg, a écrit un ouvragebeaucoup plus important, et il l'a écrit seulement à l'intention de ses confrères, doncsans préoccupations de prudence. Il avait consacré quatorze mois à une enquêteminutieuse dans les archives des séminaires dirigés par la congrégation; il avaitsollicité et recueilli de nombreux témoignages. Il utilise, en particulier, quatre écrits de

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Jacques Finel, un des premiers compagnons du P. Eudes (M, p. XXXVIII, et

(1). Arch. Eud., tris 52 et 53. - La seconde partie, ou portrait spirituel du P. Eudes, aété publiée par le P. D. Boulay, sous le titre Saint Jean Eudes, ses vertus (Paris,1927). Cette édition est préférable aux deux éditions faites par le P. Le Doré en 1868et 1869.

p.560 SAINT JEAN EUDES

n. 125 ; p. 192-196, et n. 14 et 15). Sans doute est-il « passablement crédule en facedu merveilleux » et ne contrôle-t-il pas assez l'exactitude de faits rapportés « par destémoins qu'il croit sincères », mais ses vastes investigations et son respectscrupuleux des documents (qu'il recopie souvent textuellement) font de ses travauxune mine précieuse et irremplaçable : Les Fleurs de la Congrégation de Jésus et Marie(1725), Arch. Eud., tris 31 et 32 : la « fleur » du P. Eudes est dans le ms 31, où elleest suivie de 58 notices plus brèves ; Annales de la Congrégation de Jésus et Marie(1722), Arch. Eud., ras 27.

c) Julien Martine (1669-1745), né à Caen, eut des charges importantes dans lacongrégation. Il avait rédigé dès 1729 - donc juste après Costil - une Vie du R. P. JeanEudes, destinée au public; il la corrigea jusqu'en 1740 mais, malgré l'approbation del'assemblée générale de la congrégation en 1729, ne la publia pas. On en trouve unebonne copie aux Arch. Eud., ras 17 et 17 bm. Il utilise la même documentation queCostil, avec un souci plus exigeant de chronologie. Il a pu se servir de quelquesdocuments que ne transmet pas Costil. Malheureusement, « Martine est un conteur.Ouand les documents lui font défaut, son imagination y supplée... ». Il faut donc ê t retrès prudent quand on l'utilise.

Son ouvrage a été publié par l'abbé Le Cointe en 1880 : non sans habileté, celui-ci pastiche même l'orthographe du début du xviii, siècle, mais, en réalité, son tex teest souvent fantaisiste et on ne peut lui faire confiance.

d) Pierre Besselièvre (né en 1727) a laissé un bref écrit intitulé Mémoiresauthentiques pour servir à l'histoire de M. Eudes (1759) (1). Avec esprit critique, ilcherche à établir la vérité historique face aux allégations du Moréri et des auteursinfluencés par du Four. Son petit écrit, plein de sagacité, n'a pas été publié, maisreste fort utile.

e) Antoine de Montigny, jésuite (1694-1782), qui fut procureur général de laprovince de France des jésuites, a écrit une Vie du P. Jean Eudes (1765) (2). Elle n'apas de sources originales et ne mériterait pas d'être mentionnée si elle n'exprimait

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pas le point de vue d'un représentant de la tradition jésuite assez bien placé pouravoir une vue d'ensemble de l'histoire qu'il raconte.

f) Louis Batterel (vers 1680-1752), oratorien longtemps secrétaire général del'Oratoire, rédigea des Mémoires domestiques pour servir à l'histoire de l'Oratoire (p.p.A.M.P. Ingold, 4 vol., Paris, 1902-1905). Plein de verve, volontiers caustique, très bieninformé, il consacre à chaque père une notice. Celle du P. Eudes, assez ample, es tpleine d'intérêt. Malheureusement Batterel, de tendance janséniste, trouve soninspiration, sans les critiquer, dans les écrits laissés par les adversaires les plusdéterminés du P. Eudes. On doit user de beaucoup de circonspection lorsqu'on le lit.

(1). Excellente copie aux Arch. Eud., ms 22.(2). Copie aux Arch. End., ms 55-56.

C) Postérité du P. Eudes en 1985

Je présenterai les diverses sociétés fondées par le P. Eudes ou nées dans sonsillage en suivant l'ordre d'un article du P. Clément Guillon, « La grande famille de saintJean Eudes aujourd'hui », Cahiers eudistes, 1981, p. 67 ss.

La congrégation de Jésus et Marie (Eudistes)

Fondée en 1643, elle animait six séminaires à la mort du P. Eudes. Elle poursuivitsa croissance et, à la Révolution, elle en dirigeait seize, auxquels s'ajoutaient uncollège, et quelques cures ou résidences. Elle se trouva anéantie en 1792. Trois deses membres, massacrés à Paris les 2 et 3 septembre 1792, ont été béatifiés :François-Louis Hébert, François Lefranc et PierreClaude Pottier.

Après la Révolution, la congrégation s'est reconstituée tardivement, en 1826.Les séminaires étaient déjà pris en charge; il y avait des besoins du côté des collèges :elle en accepta plusieurs ; mais le désir de revenir à la formation du clergé resta i tvivace.

En 1883, pour répondre à un appel du pape Léon XIII, la congrégation s'implantaen Colombie, à Carthagène, où elle prit en charge le séminaire diocésain. A partir de làse développa une province colombienne, bien vivante aujourd'hui, et toute

562 SAINT JEAN EUDES

tournée vers la formation des pasteurs. Puis des séminaires ont été pris en charge auVenezuela (à partir de 1924) et une nouvelle province s'y est formée. Elle es taujourd'hui en pleine expansion.

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En 1890, les Eudistes fondèrent au Canada un collège, puis un séminaire, puis unautre collège... L'actuelle province d'Amérique du Nord s'est développée à partir de là.

Ajoutons que la province de France, depuis 1959, comporte une antenne enAfrique : Côte-d'Ivoire et Bénin.

Aujourd'hui, la congrégation comporte environ 500 membres. Les Eudistesaccomplissent des services divers et vivent en communauté. Ils continuent à porterune attention prioritaire à la formation des prêtres et autres ministres nécessaires àla croissance de l'Eglise du Christ.

L'Institut de Notre-Dame de Charité

Là aussi, lente croissance sous l'Ancien Régime : l'« Ordre » comptait à laRévolution sept « monastères ». A partir de 1856, il s'est implanté en divers paysd'Europe, puis d'Amérique du Nord.

Le renouveau conciliaire ayant conduit à une franche option en faveur de lavocation apostolique, on parle aujourd'hui d'« Institut» et de «communautés». L'Institutde Notre-Dame de Charité compte un millier de religieuses, réparties en plusieursunités (Union Latine - France, Espagne, Mexique -, Union Nord-Américaine, UnionAnglaise, Fédération Irlandaise ... ) et quelques maisons indépendantes, dont une auKenya.

La congrégation de Notre-Dame de Charité du Bon-Pasteur

Une religieuse de Notre-Dame de Charité de Tours, RoseVirginie Pelletier, quenous pouvons appeler aujourd'hui sainte Marie-Euphrasie (1796-1868), conçut leprojet d'un « générale » : à partir de la maison d'Angers qu'elle venait de fonder, elleobtint du pape l'approbation de la congrégation du «Bon Pasteur d'Angers» (1835), quiconnut une rapide expansion, toujours au service des femmes et jeunes filles endifficulté morale. Elle compte aujourd'hui environ huit mille religieuses, réparties dansles cinq parties du monde.

JEAN EUDES APRÈS 1680 563

Congrégations fondées avec le concours de Pères eudistes

1. La congrégation du Sacré-Cœur de Coutances (1674). On a vu (p. 503) sespremiers commencements, avec l'aide de M. du Pont, supérieur du séminaire deCoutances, et de son confrère M. Moisson. Plus tard, à la veille de la Révolution, lacommunauté du Sacré-Cœur fut encore aidée par un eudiste, vicaire général de

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l'évêque de Coutances, M. François Lefranc. Celui-ci, nous l'avons vu, est mort mar ty rà Paris en 1792 et est aujourd'hui béatifié. La congrégation diocésaine du Sacré-Cœurcontinue en France et au Congo son activité au service de l'Évangile.

2. La congrégation des sœurs de la Providence d'Évreux (1705). Néemodestement au service des petites filles pauvres, cette congrégation diocésaine f u trelancée par un eudiste du séminaire, M. Bertrand James (1724). Ses formes deprière s'inspiraient de celles des eudistes.

3. La congrégation du Bon Sauveur (1712). Elle est née à Saint-Lô avec l'aided'un Eudiste, Pierre Hérambourg. Parallèlement, avec l'aide d'un autre eudiste, ThomasCreully, naquit à Caen une société qui prit le même nom. C'est en notre siècle, à lasuite du Concile Vatican 11, que ces deux sociétés se sont unies pour n'en fairequ'une ; celle-ci est engagée en des services divers, en particulier auprès des maladesmentaux.

4. La Sainte-Famille de Sées, fondée au sortir de la Révolution (1805) par Marie-Thérèse Raguenel avec l'aide d'un Eudiste, M. Villeroy, vicaire général, poursuitaujourd'hui sa vie cachée d'adoration et de réparation.

5. Les Fieles Siervas de Jesus sont un Institut séculier né à Bogota (Colombie) àl'initiative (1941) de Mercedes Ricaurte, avec l'aide du P. André Basset (t 1984). Sesmembres sont des laïques engagées en diverses formes d'apostolat (Actioncatholique, catéchèse, missions ... ).

564 SAINT JEAN EUDES

Congrégations issues de la «société du Cœur de la Mère admirable »

Cette société (appelée aussi, improprement, depuis le xix' siècle, « Tiers Ordreeudiste ») a été fondée par saint Jean Eudes dans la même logique que nos modernesInstituts séculiers. Elle s'est développée lentement après sa fondation, puis a connuune grande diffusion dans les diocèses bretons au cours du xviii' siècle. Ses membres,solidement formés à la vie spirituelle mais vivant dans le monde, ont joué un rôleimportant au service de la foi pendant la période révolutionnaire.

Plusieurs de ces « tertiaires » ont donné naissance à des instituts religieux :

1. La congrégation des Filles des Saints Cœurs de Jésus et Marie (1821). Marie-Thérèse Auffray (1783-1864), la fondatrice, était membre du « Tiers Ordre eudiste ».Elle se forma à la vie religieuse à la communauté de Notre-Dame de Charité de Saint-Brieuc. Elle adopta le costume même de cette société (mais en noir) et une partie de

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ses usages.

2. La congrégation des Petites Sœurs des Pauvres (1852). Jeanne Jugan (1792-1879), récemment béatifiée (1982), fut aussi membre du « Tiers Ordre eudiste ».Lorsqu'elle eut commencé à accueillir des femmes âgées, elle groupa quelquescompagnes, et leur proposa de suivre avec elle une règle inspirée d'abord de celle duTiers Ordre. Ce furent les premiers commencements de la grande congrégation desPetites Sœurs des Pauvres, qui sert aujourd'hui les vieillards pauvres dans toutes lesparties du monde.

3. La congrégation des Saints Cœurs de Jésus et de Marie (1853). CommeJeanne Jugan, comme Marie- Thérèse Auffray, Amélie Fristel (1798-1866) membre du « Tiers Ordre eudiste ». Elle s'associa avec d'autres tertiaires, et ouvritune maison accueillante à toute détresse. C'est là que la congrégation a prisnaissance. Bien vivante en France et aux Pays-Bas, elle compte aujourd'hui uneimportante province au Canada. L'Église a proclamé l'héroïcité des vertus d'AmélieFristel (1976).

JEAN EUDES APRÈS 1680 565

D) Inhumations successives des restes du P. Eudes

Le corps de Jean Eudes a été inhumé, le 20 ou le 21 août 1680, dans le chœurde l'église du séminaire de Caen, encore inachevée.

Sous la Révolution, les bâtiments du séminaire devinrent propriété de lacommune de Caen. Le 20 février 1810, on transféra les restes du P. Eudes (et dequelques autres prêtres) en l'église voisine, Notre-Dame de la Gloriette (anciennechapelle des jésuites). Les restes du P. Eudes furent placés dans le chœur ; mais lecrâne et les deux fémurs furent donnés à la communauté de Notre-Dame de Charitéet placés dans sa chapelle.

En 1868, commença à Bayeux le procès diocésain en vue de la béatification du P.Eudes ; puis en 1874, s'ouvrit le procès romain. En 1884, sur l'ordre de la S.Congrégation des Rites, on procéda à une reconnaissance des restes du P. Eudes. Lesossements qui se trouvaient dans le chœur de l'église NotreDame furent placés dansun caveau près de l'autel de l'Annonciation.

En 1885, on érigea au-dessus de ce caveau un monument sculpté par l 'art isteValentin.

Le décret d'héroïcité des vertus fut rendu le 6 janvier 1903.

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En 1908, nouvelle reconnaissance des restes du P. Eudes, en vue de labéatification. Celle-ci eut lieu le 25 avril 1909, et la canonisation, le 31 mai 1925.

En 1944, les restes du P. Eudes' déposés à la Charité furent sauvés desflammes par le P. Mouton. Ils se trouvent aujourd'hui dans l'actuelle communauté deNotre-Dame de Charité. Il ne doit rien rester à l'église Notre-Dame de la Gloriette, lesossements qui y étaient conservés ayant été distribués à titre de reliques au momentde la béatification ou de la canonisation. Seul y demeure le monument de Valentin.

4. A savoir le crâne et l'un des fémurs. L'autre fémur fut retrouvé calciné dans lesdécombres.

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584111. TABLE DES PLANS, CARTES

ET ILLUSTRATIONS

Auvry (Claude), évêque de Coutances 332Baptême au temps du P. Eudes 256Boirel (Sapience), belle-sœur du P. Eudes 210Caen au temps du P. Eudes hors texteCaen, quartier de la Mission (plan) 385Caen, quartier de la Porte Millet (plan) 103Caen, temple protestant 8 1Caen, la « vieille Mission » 126Coutances, cathédrale 9 7Coutances, chapelle du Séminaire 266Coutances, chapelle de la Roquelle 150Coutances, cloche du Séminaire 267

Dévotion au Cœur de Marie (la) ........... 220

Fête populaire .............................. 225

France, anciens diocèses 5 6George (Dominique), abbé du Val-Richer 393Jean Eudes, gravure vers 1640 139Jean Eudes, peinture de 1673 475Mézeray 206Molé (le président) au début de la Fronde 239Montmartre en 1625 468Paris au temps du P. Eudes hors texteParis, ancienne église des Quinze-Vingts 336Paris, ancienne église St-Sulpice 258Paris, cris et odeurs 352Paris, entrée de Louis XIV en 1660 341Paris, l'Oratoire de la rue St-Honoré 2 5Paris, quartier des Quinze-Vingts (plan) 333Paris, quartier St-Germain-des-Prés (plan) 338Pénitence (sacrement de) au temps du P. Eudes 5 1Prostitution au temps du P. Eudes 164Ri, baptistère 1 5Signatures du P. Eudes 492Versailles en 1667 462

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Vie et le Royaume de Jésus (la) ...... 6 6

Vierge à l'Enfant, copie de l'icône de Ste-Marie-Majeure 409Vierge appelée Notre-Dame de Charité 173Vierge-Mère, statue aimée du P. Eudes 413

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IV. TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES 585

PRÉFACE .......................... 7

AVANT-PROPOS 9

1 . RACINES TERRIENNES (i 6o i - 1622) 1 3

La famille. - L'école. - Les jésuites de Caen. - Louis XIII.

1 1 L'ORATOIRE (1623-1627) 2 3

L'Oratoire Saint-Honoré. - Marines. - Aubervilliers. - L'Assemblée du clergé de 1625. -Jean Eudes ordonné prêtre.

111. LA PESTE (1627-1631) 3 7

Au pays d'Argentan. - Madame de Caen. - Logé dans un tonneau. - Les carmélites.

IV. « JEAN EUDES, PRÊTRE MISSIONNAIRE» (1632-1637) 4 7

Les Missions. - Projet de «Refuge». - Les huguenots. - Amour pour Jésus.

V. LA VIE ET LE ROYAUME DE JÉSUS DANS LES ÂMES

CHRÉTIENNES (1636-1637) 6 5VI. AU TEMPS DE LA RÉVOLTE DES NU-PIEDS (1638-i64o) 7 3

Les pauvres. - Tensions politiques. - Arrestation de ~éguenot et de Saint-Cyran. -Mission de SaintEtienne de Caen.586 SAINT JEAN EUDES

V11 A LA CROISÉE DES CHEMINS (164o-i64i) 8 7

Le projet Godefroy. - Mort de Condren. - Richelieu. - Assemblée de l'Oratoire. -Coutances et Marie des Vallées. - Le refus de l'Oratoire.

V111. COÛTE QUE COÛTE, LES SÉMINAIRES (1642-1643) 105

Appel à la miséricorde. - La mission de Rouen. - Le Catéchisme de la Mission. - Paris. -Saint-Malo. Convoqué par le Cardinal. - Mort de Richelieu.

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IX. LA CONGRÉGATION DU SÉMINAIRE DE JÉSUS ET MARIE

(1643-1644) .... 125

Le 25 mars 1643. - Le jansénisme. - Saint-Sauveurle-Vicomte et Valognes. - Débutsde la congrégation. - Le séminaire de Caen.

X. LE CARÊME DE COUTANCES (1644) 147

Marie des Vallées. - Une mission d'intercession et d'offrande. - Une étonnantesagesse.

X1. NOTRE-DAME DU REFUGE (164 1 - 1647) 163

Le «grand renfermement». - Marguerite Morin. - La Mère Patin.

X11. LE LUTTEUR (164,4-1647) 179

Oppositions. - L'Assemblée du Clergé de 1645. - Gaston de Renty. - L'« Incorporation »de Lion-surMer. - Simon Mannoury à Rome. - Chez la reine. Pierre-Daniel Huet.

X111. TROIS FRÈRES 203

XIV. LA FÊTE DU CŒUR DE MARIE (1647-1648) 211

Missions d'Autun et de Beaune. - Marguerite du Saint-Sacrement.

XV. VERS COUTANCES (1648-1650) 231

Rome. - Débuts de la Fronde. - Mort de Gaston de Renty. - Graves difficultés à Caen. -Naissance du séminaire de Coutances.

TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES 587

XVI. COUTANCES ET LISIEUX (165 1 - 1655) 255

Le Baptême. - A Paris pendant la Fronde. - Liens avec Jean-Jacques Olier. - Naissancedu séminaire de Lisieux.

XV11. LA CONGRÉGATION DES SÉMINAIRES DE JÉSUS ET MARIE(1652-1658) 273

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Joie à Caen. - Mère Mectilde du Saint-Sacrement. -

Jean-Jacques Blouet de Camilly. - Le séminaire de Caen devient diocésain. - Trois centcinquante ordinands.

XV111. NOTRE-DAME DE CHARITÉ (1647-i66o) 289

Approbation épiscopale. - Retour de la Mère Patin. - M. Le Grand, supérieur. - M- deBoisdavid et M", Heurtaut.

XIX. ROUEN (1656-1660) 301

Mort de deux grands spirituels : Marie des Vallées et Bernières. - Le jansénisme àRouen. - Naissance du séminaire de Rouen. - L'affaire de l'Ermitage. - L'appel à lacontemplation.

XX. JEAN EUDES SUPÉRIEUR DE CONGRÉGATION (1656-i66o) . .319

Difficultés à Lisieux. - M. Dupont, supérieur de

Coutances. - L'affaire Bazire. - Missions.

XX1. DEUX ANNÉES À PARIS (1) (166o-i66i) 331

Les Quinze-Vingts et Saint-Germain-des-Prés. - Les

Missions étrangères. - Mort de M. Vincent. - Contexte politique. - Un envoyé à Rome.

XX11. DEUX ANNÉES À PARIS (11) (1661-1662) 355

La divine Volonté. - L'incendie du Louvre. -

L'oblation d'Ableiges. - Mort de Mazarin et règne personnel de Louis XIV.

XX111. LORSQUE JEAN EUDES ÉCRIT AUX FEMMES (166o-i662) 367

Mère Patin. - M- de Camilly. - Mort de Jacques Blouet de Camilly. - M. Boniface à Rome.

588 SAINT JEAN EUDES

XXIV. VERS L'APPROBATION ROMAINE DE NOTRE-DAME DE CHARITÉ (1662-1666) 381

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François de Nesmond. - L'église du séminaire de Caen. Missions. - Châlons-sur-Marne. -Clairvaux. Le cardinal de Retz à Rome. - L'approbation.

XXV. ÉVREUX (1665-1667) 399

Activité missionnaire. - Naissance du séminaire d'Évreux. - Mission à Rouen.

XXVI. CONTRAT D'UNE SAINTE ALLIANCE AVEC LA SAINTE VIERGE

(1668) 407

Le Val-Richer. - Un étonnant contrat. - Union avec Marie. - Deux ouvrages sur lemystère de Marie. - Chez les ursulines de Lisieux.

XV11. PASTEURS DANS LE CHRIST PASTEUR 423

Le Manuel. Le bon Confesseur. - Le Prédicateurapostolique. Le Mémorial de la vie ecclésiastique.

XXV111. RENNES (1669-1670) 435

Mère Marie du Saint-Sacrement Pierre. - La grande mission de Rennes. - Naissance duséminaire de Rennes. - Notre-Dame de Charité à Rennes ?

XIX. LA FÊTE DU CŒUR DE JÉSUS (1672) 449

XXX. MISSIONS À LA COUR (1671 - 1673) 459

Versailles. - Saint-(~yermain-en-Laye. - Grands espoirs. - L'évêché d'Evreux. - MI' deGuise. - Le tonnerre d'Elbeuf.XXXI. GRANDES ÉPREUVES (1673-1679) 479

M. de Bonnefond à Rome. - La disgrâce royale. - La « Lettre à un docteur de Sorbonne». - Dernières missions. - Le retour en grâce.

XXXII. TANT DE RAISONS DE DIRE MERCI (1670-1679) 501

Les six séminaires. - La « Probation ». - Notre-Dame de Charité : Caen, Rennes,Hennebont, Guingamp.

TABLE GENERALE DES MATIERES 589

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XXXIII. SÉRÉNITÉ (1670-1679) 513

Reconnaissance. - Mère Saint-Gabriel. - La douceur du Christ. - Abandon.

XXXIV. « VIENS, SEIGNEUR JÉSUS! » (168o) 523

Le testament. - L'Assemblée générale de la congrégation. - La mort. '

TABLE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS 531

ANNEXES

1. INDICATIONS CHRONOLOGIQUES

Papes et évêques contemporains de Jean Eudes 536Evénements de 1594 à 1680 537

11. TABLEAUX GÉNÉALOGIQUES

Famille Eudes 549Famille Blouet 550Famille de Budos 551Familles d'Orléans et de Lorraine 552Familles de Matignon et de Bercy 553Familles Séguier, de Ligny, Vialart 554

111. LES « CINQ PROPOSITIONS » CONDAMNÉES PAR LES PAPES 555

IV. JEAN EUDES APRÈS 1680

Deux traditions contradictoires 557Les annalistes du P. Eudes au xviii' siècle ............ 559

Postérité du P. Eudes en 1985 561Inhumations successives des restes du P. Eudes 565

TABLES

1. Table alphabétique des auteurs cités 5672. Index alphabétique des noms propres et des principaux thèmes 5713. Table alphabétique des plans, cartes et illustrations 4. Table générale des matières

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