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UNIVERSITE DE LILLE II FACULTE DES SCIENCES JURIDIQUES, POLITIQUES ET SOCIALES CRIMINOLOGIE Françoise LOMBARD Année universitaire 1999-2000

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UNIVERSITE DE LILLE IIFACULTE DES SCIENCES JURIDIQUES, POLITIQUES ET SOCIALES

CRIMINOLOGIE

Françoise LOMBARD

Année universitaire 1999-2000

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PLAN DU COURS DE CRIMINOLOGIE : ASPECTS SOCIOLOGIQUES

INTRODUCTION : DE LA SOCIOLOGIE CRIMINELLE A LA SOCIOLOGIEPENALE

Section 1 : Définition de la criminologieI. L'objet de la criminologieII. La criminologie : une criminogenèse ou une étude de la normativité pénale ?

Section 2 : Le champ du savoir criminologiqueLa criminologie : un champ de connaissance à géométrie variableII. Criminologie et droit pénalIII. Criminologie et pénologieIV. Criminologie et criminalistique

Section 3 : La criminologie est-elle une science ?

TITRE 1 : LES GRANDES THEORIES SOCIOLOGIQUES DU PHENOMENECRIMINEL

Introduction : De l'anthropologie à la sociologie criminelleSection 1 : L'anthropologie criminelleSection 2 : La théorie de LombrosoSection 3 : Les critiques de la théorie de Lombroso

Chapitre 1 : La criminologie comme criminogenèseSection 1 : Une analyse sociale du phénomène criminelSection 2 : Une analyse sociologique du phénomène criminelSection 3 : Les travaux anglo-saxons : les études de criminologie sociologique

Chapitre 2 : Une rupture épistémologique : la sociologie pénaleSection 1 : Le paradigme du contrôle socialSection 2 : L'étude de la normativité pénale

TITRE 2 : L'INVESTIGATION SOCIOLOGIQUE EN CRIMINOLOGIE

Introduction : Les exigences de la rechercheSection 1 : Les étapes de la recherche

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Section 2 : Les niveaux de la recherche

Chapitre 1 : Les techniques de recherche quantitativesSection 1 : Les statistiques criminellesSection 2 : Que mesurent les statistiques ?

Chapitre 2 : Les techniques de recherche qualitativesSection 1 : Le questionnaireSection 2 : L'entretien

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PREAMBULE:DE LA SOCIOLOGIE CRIMINELLE A LA SOCIOLOGIE PENALE

Au contraire du droit ou de la médecine, la criminologie, surtout dans ses aspectssociologiques, est une discipline relativement jeune. Et pourtant, elle a déjà une histoire assezmouvementée et assez compliquée.Il est presque toujours arbitraire de vouloir fixer une date de naissance à l'apparition d'unenouvelle discipline. Le mot de "criminologie" a été employé semble-t-il pour la première foispar un français, Paul TOPINARD dans un livre paru en 1887, qui s'intitule "L'anthropologiecriminelle".De leur côté, les auteurs de manuels de criminologie nous enseignent que les fondateurs de lacriminologie ont été trois savants italiens :- Cesare LOMBROSO (1835-1909), médecin militaire, dont l'ouvrage "l'Uomo delinquente",paru en 1876 sous le titre "L'homme criminel", constituerait, en quelque sorte, l'acte denaissance de la criminologie- Enrico FERRI (1856-1929), professeur de droit et sociologue, auteur d'un livre intitulé"Sociologie criminelle", paru en 1881 sous le titre "Les nouveaux horizons du droit pénal"- Raffaele GAROFALO (1851-1934), magistrat qui publia en 1885, un livre intitulé"Criminologie".En réalité, nous verrons que ces grandes figures de la criminologie ont été des héritiers plusque véritablement des fondateurs.

Ce que l'on peut dire, pour l'instant, c'est que la criminologie, en tant que discipline distincte,est née, il y a donc à peine plus d'un siècle.En fait, elle apparaît avec la constitution de l'Ecole positiviste italienne à laquelle appartiennentd'ailleurs Lombroso ou Ferri.L'Ecole positiviste italienne proclame la nécessité d'étudier, à côté du délit légal -domaineréservé des juristes-, l'homme délinquant (d'où l'anthropologie criminelle de Lombroso) et lesconditions sociales de la délinquance (d'où la sociologie criminelle de Ferri), ces deuxorientations complémentaires se fondant dans une discipline nouvelle : la criminologie(Garofalo).La criminologie est donc née d'une révolte : il s'agit de s'insurger à la fois contre la sciencepénale traditionnelle qui ne veut connaître que de l'infraction -entité juridique- et contre laréaction classique contre le crime qui s'enferme dans une conception rétributive de la peine-châtiment. Pour les positivistes, la peine doit d'abord protéger la société (mesures de sûreté).

Ainsi, comme le note M. FOUCAULT, dans son livre "Surveiller et punir" (1975), "lacriminologie naît quand l'homme criminel devient un nouveau champ de connaissancescientifique", autrement dit, quand l'homme peut être considéré, non plus comme objetjuridique, mais comme objet livré à l'analyse des sciences sociales..

Toutefois, la constitution de cette discipline ne s'est pas effectuée simplement. Bien aucontraire, sa courte histoire est marquée de ruptures, de recompositions, de conflits, bref"d'histoires de familles".Le crime "interpelle" : d'où des tentatives répétées d'explications données par lescriminologues, parce que rationnaliser, ça rassure !

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Nous allons donc voir, dans ce cours, que l'histoire de la criminologie peut être découpée endeux grandes périodes :- du XIXè à 1970, environ, où l'onpose finalement la question "pourquoi" le crime ?- à partir de 1970, où l'on va poser une nouvelle question : "qu'est-ce que "le crime ?

'A l'origine donc, la criminologie classique n'a cessé d'être un discours sur le pourquoi ?Quelles sont les causes de la délinquance ? Pourquoi devient-on délinquant ? La criminologies'est alors inlassablement interrogée sur les raisons qui conduisaient certains individus à passerà l'acte criminel, donc sur les différences entre délinquants et non-délinquants.Bien sûr, la réponse avancée s'est modifiée au cours du temps, mais la question, elle, estdemeurée toujours la même.Nous allons voir que 3 types de réponses ont été proposé à cette question : pourquoi devient-on délinquant.

1. La première solution qui vint à l'esprit a consisté à chercher le siège de cette différence dansla personne même du délinquant, sur le thème "ils ont le crime dans le sang". Ainsi, à l'origine, on a crû trouver la cause du crime dans la constitution bio-anthropologiquede l'individu (c'est, au moins au départ, l'idée de Lombroso avec le thème du "criminel-né").Aujourd'hui, on préfère parler de personnalité criminelle dont les traits sont considérés, selonles écoles, comme innés ou comme acquis, comme stables ou relativement labilesCette conception de la criminologie, conçue comme science du délinquant, est encore trèsvivace.Elle s'exprime aujourd'hui dans différents courants et, notamment, le courant de la criminologiebio-psychologique. Bien sûr, l'idée lombrosienne d'un "criminel-né" a fait long feu quoique l'onse soit interrogé dans les années 1970 sur l'existence d'un chromosome du crime. Toutefois,dans l'explication du phénomène criminel, ce courant privilégie aujourd'hui l'étude des facteurspsychologiques, qui seraient spécifiques à la personne du délinquant.Les théories qui relèvent de cette orientation sont assez nombreuses : théorie de l'inadaptationbiologique du suédois Olaf Kinberg ("Problèmes fondamentaux de la criminologie" Cujas,1959), théorie de la constitution délinquantielle de l'italien Bénigno Di Tullio ("Manueld'anthropologie criminelle" Payot, 1951), ou encore théorie du passage à l'acte du psychiatrebelge Etienne De Greef ("Introduction à la criminologie", Louvain, 1937) ou théorie de lapersonnalité criminelle du français Jean Pinatel ("La criminologie", Spes, 1960). Ces théories,qui vous seront sans doute présentées dans le cours de criminologie -aspect psychologique, sil'on peut dire-, ont donc toutes en commun d'étudier et d'expliquer la délinquance à partir de lapersonnalité du délinquant.

2. Dans l'histoire des idées criminologiques, à ce premier courant est venu s'ajouter un autretype d'explication du phénomène criminel. Ce deuxième courant, à la question pourquoidevient-on délinquant, répond "parce que le père boit et que la mère fait le trottoir", "parcequ'on est pauvre et sans instruction", bref on devient délinquant à cause des conditions de vie.Le projecteur se déplace donc de la personne du délinquant à l'étude de ses conditions de vie :le délinquant est alors considéré comme différent, non plus par ce qu'il est, mais en tant que cassocial : à cause de ses conditions de vie, il pose un problème à la société.L'explication devient alors de nature sociale : on ne naît pas délinquant, on le devient parce quel'on vit dans tel milieu social ou urbain, ou encore à la suite d'un apprentissage culturel. Lacélèbre théorie de Alexandre.LACASSAGNE, médecin du début du siècle, chef de file del'Ecole du Milieu Social, se résume dans deux formules, qui illustrent bien ce mouvement :Lacassagne disait, en effet : "Les sociétés n'ont que les criminels qu'elles méritent" et "Le

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milieu social est le bouillon de culture de la criminalité, le microbe, c'est le criminel, unélément qui n'a d'importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter".Explication sociale du crime, mais pas encore explication sociologique : pour Lacassagne, lasociété, le milieu social ne fait que révéler ou non la nature criminelle de certains individus,nature intégralement déterminée à l'avance par leur hérédité.Là encore, l'explication est de type causaliste: on devient délinquant à cause de la société.Nous verrons que jusque dans les années 1960, l'application des grandes théories sociologiquesclassiques à la criminologie s'est constamment opérée dans une telle perspective.

3. L'ébranlement de cette grande tradition étiologique (la recherche des causes de ladélinquance) vint, au début des années 1960, de l'irruption progressive de la notion de réactionsociale dans le champ des préoccupations criminologiques. L'idée est que l'on devient criminelà cause de la "réaction sociale".Le terme de réaction sociale, comme son nom l'indique d'ailleurs, peut être défini, pourl'instant, comme l'ensemble des moyens -ici, les institutions pénales- que la société va sedonner et mettre en oeuvre pour réagir, face au crime : en matière pénale, la réaction sociale vase manifester par la poursuite et la répression du délinquant.Or, pendant longtemps, la criminologie considérait la réaction sociale -plus précisément donc,la justice pénale- comme à peu près hors de son champ d'étude. On affectait de juger sesinterventions transparentes. Ainsi, on considérait implicitement la justice pénale comme unoutil permettant d'atteindre le délinquant et de chercher l'élément de différence permettant derendre compte de son comportement hors norme. Autrement dit, pour comprendre et expliquerle phénomène criminel, on se disait qu'il suffisait d'étudier les condamnés comme sil'intervention de la justice pénale était totalement neutre. Bref, l'étude des mécanismes et desprocessus de réaction sociale était abandonnée aux spécialistes de la procédure pénale.A partir des années 60, certains courants de pensée vont inclure l'étude de la réaction socialedans le champ de la criminologie. Il en est ainsi, comme nous le verrons, des théoriesinteractionnistes, inspirées de la pensée de Georges Herbert Mead, ou encore de la théorie del'étiquettage de E. Lemert ou H. Becker.On peut résumer la pensée de ce courant, que nous étudierons plus loin en détail, en disant quepour ses tenants, la réaction sociale doit être prise en compte dans la genèse du comportementdélinquant : le passage par la justice pénale, par exemple, par ses impositions de rôle, constituele délinquant comme différent en le traitant de façon discriminatoire, ségrégative etstigmatisante. C'est ainsi que la réaction stigmatisante - on est étiqueté comme délinquant-favorisera une prise de rôle de délinquant durable.Par rapport au courant précédent, nous voyons que la réponse à la question "pourquoidevient-on délinquant ?- a changé. La cause de la délinquance ne se tient plus dans lapersonnalité du délinquant ou dans ses conditions de vie, mais dans l'action stigmatisante de laréaction sociale. Mais, en même temps, nous pouvons remarquer que la question est toujoursfondamentalement la même : on recherche toujours en réalité ce qui rend le délinquant différentdes autres et permet donc d'expliquer son comportement, mais on n'en situe plus le siège danssa personne ni dans ses conditions de vie. C'est "l'audience", le passage par le système dejustice pénale qui en affichant l'individu délinquant le constitue comme tel.

Pourtant, en mettant l'accent sur la réaction sociale, ce troisième type de réponse à la question"pourquoi devient-on délinquant ?" va ouvrir des champs d'études nouveaux pour lacriminologie et lui permettre de poser une autre question : "qu'est-ce que le crime ?"Ainsi, depuis les années 1970, certains auteurs ont approfondi la notion de réaction sociale, enfaisant remarquer que son intervention ne se situait pas seulement après la commission d'une

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infraction, mais encore en amont, par le processus d'incrimination : pour faire bref, on peut direque pour les tenants de ce courant, il ne peut y avoir de délinquant que parce qu'auparavant laloi pénale a crée l'infraction : en d'autres termes, pour qu'il y ait un criminel, il faut d'abord uncrime, c'est-à-dire un comportement que la loi considère comme répréhensible.Pour rendre compte du crime, ces auteurs vont donc étudier ce que l'on appelle les processusde criminalisation :- la criminalisation primaire, c'est-à-dire l'institution de la norme pénale (pourquoi, par quelsmécanismes, une société va-t-elle ériger tel ou tel comportement en crime ?)- la criminalisation secondaire, c'est-à-dire l'application de la loi pénale au délinquant.La criminologie devient alors une sociologie appliquée à une activité sociale bien particulière,l'activité pénale : elle est donc une sociologie du pénal, que l'on nomme, pour faire bref,sociologie pénale. La sociologie pénale va donc s'intéresser au crime, mais à la différence descourants précédemment examinés, elle refuse la définition juridique du crime telle qu'elle estdonnée par les juristes : elle va s'interroger sur la logique sociale de la logique juridique etrechercher, en étudiant la façon dont la loi pénale se crée puis s'applique, dans notre systèmesocial, la définition du crime et du criminel.

On le voit, la criminologie connaît une histoire mouvementée .Mais du coup, on comprend aussi que cette évolution des idées entraîne aujourd'hui desdifficultés à définir ce qu'est la criminologie (Section 1). Or cette question est importante,parce qu'on mesure immédiatement que de la définition donnée dépend le domaine, le champdu savoir de la criminologie, et les rapports que celle-ci entretient avec d'autres disciplinestelles que, par exemple, le droit pénal ou la pénologie (Section 2).Enfin, ces divergences conceptuelles amènent à se demander si la criminologie peut êtreconsidérée comme une science (Section 3).

Section 1 : La définition de la criminologie

Définir la criminologie renvoie à la définition de son objet : le crime (I). Nous verrons alorsqu'aujourd'hui, il existe deux conceptions radicalement opposées de la criminologie, celle-ciétant définie soit comme une criminogenèse (c'est-à-dire l'étude des causes du crime), soitcomme l'étude de la normativité pénale (II).

I. L'objet de la criminologie

La criminologie classique est, comme nous l'avons vu, fondamentalement une criminogenèse :on cherche à découvrir les raisons, les causes qui conduisent certains individus à commettredes crimes tandis que d'autres individus s'en abstiennent. On cherche donc à identifier ladifférence essentielle entre les uns et les autres. Ainsi, la criminologie s'est constituée commeune ontogenèse de la différence capable d'expliquer pourquoi certains individus agissent horsnormes.C'est ainsi que la sociologie criminelle a prétendu trouver les causes de la délinquance dans lesconditions de vie du délinquant ; c'est ainsi, encore, que la criminologie de la réaction sociale,dans sa première étape, les a trouvées dans la réaction sociale.La sociologie pénale, issue de la criminologie de la réaction sociale n'indique pas seulement unchangement de perspective dans lequel l'intérêt du chercheur se détournerait du délinquantpour se concentrer uniquement sur la réaction sociale que le crime suscite. Il s'agit, plus

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profondément d'une orientation, non pas opposée, mais radicalement différente desprécédentes. La criminogenèse, autrement dit la question du pourquoi ? disparaît presquetotalement de ses préoccupations. A la place, la question fondamentale devient uneinterrogation sur le crime, et plus précisément sur la nature du crime.

La criminologie classique s'est finalement peu préoccupée de la question : qu'est-ce que lecrime ? La chose lui paraissant sans doute évidente, elle ne s'y est pas attachée longuement.Plus exactement, elle a abandonné le soin de la définition du crime à d'autres, en particulier lesjuristes pénalistes. Aussi, l'essentiel de l'énergie a été concentré sur la réponse à une autreinterrogation, qui suppose résolue la précédente, : pourquoi le crime ?L'orientation nouvelle est beaucoup moins convaincue par l'évidence du crime. Elle va doncconcentrer son énergie sur l'élucidation de l'objet même de la criminologie : le crime. Et c'estau sein du pénal, c'est-à-dire en analysant les incriminations et en étudiant l'activité desappareils répressifs, qu'elle va rechercher la nature même du crime.La majorité des criminologues classiques s'est, traditionnellement, déchargée sur le droit pourdéfinir le crime. En fait, ici, la démarche nouvelle est très différente : on ne renvoie plus auxjuristes pour la définition du crime : c'est le pénal -la loi pénale et son application concrète-qui devient l'objet même de l'investigation sociologique.Bref, c'est à travers cette observation sociale, pratique, du système pénal que l'on va chercher àdéfinir le crime et, par conséquent, le criminel.

La criminologie, dans ses aspects sociologiques, a donc aujourd'hui une définition floue. Onpourrait presque dire, sans exagérer, qu'il y a autant de définitions de la criminologie qu'il y ad'auteurs. Pour simplifier on dira que la criminologie renvoie :- pour certains, à l'étude du criminel, qu'il s'agisse de scruter, d'une part, sa personnalité ou sesconditions de vie, ou, d'autre part, la réaction sociale qu'il suscite- pour d'autres, à l'étude du système pénal : on va se demander , d'une part pour quelles raisonssociales le pénal s'est construit tel qu'il est alors qu'il aurait pu être différent, d'autre partcomment s'est socialement construite la figure actuelle du criminel.

II. La criminologie : une criminogenèse ou une étude de la normativité pénale ?

Si l'on dresse aujourd'hui l'état des lieux, en matière de criminologie sociologique, nousconstatons que globalement il existe deux grandes orientations qui, d'ailleurs, cohabitentdifficilement. : une criminologie étiologique, qui s'interroge sur les causes sociales de ladélinquance et une criminologie dite sociologie pénale qui, dans son dernier état, prend pourobjet d'étude le fonctionnement même du système pénal, depuis l'établissement de la loi pénalejusqu'à l'application des sanctions pénales. Il s'agit ainsi de livrer les processus decriminalisation à l'analyse sociologique, en considérant cette région particulière de la normesociale -la norme pénale-, non pas en tant que norme juridique mais en tant que fait socialsusceptible d'être appréhendé par les méthodes de la sociologie. C'est en ce sens que l'onqualifie cette orientation de "sociologie pénale", par opposition au terme classique de"sociologie criminelle" qui peut caractériser la criminologie étiologique.

De cette opposition conceptuelle, résulte, par voie de conséquence, des définitionsradicalement différentes de la criminologie.

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A Pour la criminologie étiologique,

La criminologie est une discipline qui consiste à mettre en évidence les causes du phénomènecriminel. Cette définition remonte au début du siècle et a été dégagée par Paul CUCHE. Pourcet auteur, la criminologie appartient au groupe des sciences pures et se distingue alors dessciences appliquées constituées par la politique criminelle.Cette définition de la criminologie est défendue aujourd'hui par certains auteurs, par exempleSTEFANI, LEVASSEUR et JAMBU-MERLIN, lesquels dans leur manuel "Criminologie etscience pénitentiaire" (Dalloz, 1982) définissent la criminologie comme "l'étude des causes dela délinquance". C'est aussi le point de vue de Raymond Gassin (Dalloz, 1998).Un autre auteur français, criminologue célèbre, Jean PINATEL voit dans la criminologie nonseulement une science pure mais encore une science appliquée. Pour lui, la criminologie doitêtre distinguée du droit pénal ou de la pénologie, mais elle n'a d'intérêt que dans la mesure oùles résultats de la recherche pure ont des implications pratiques. Aussi, l'auteur, dans son livre"La criminologie"(1960), enseigne que la criminologie se divise en deux grandes branches :- la criminologie générale dont l'objet est de coordonner, comparer, confronter les résultatsobtenus par diverses sciences et d'en présenter un exposé systématique. Son but est doncd'ordre propédeutique et son caractère est à la fois encyclopédique et synthétique.- la criminologie clinique qui consiste essentiellement dans l'approche multidisciplinaire du casindividuel, à l'aide des principes et méthodes de la criminologie générale. Le but de cetteapproche multidisciplinaire est d'apprécier le délinquant étudié, de formuler une hypothèse sursa conduite ultérieure et d'élaborer le programme des mesures susceptibles de l'éloigner d'unerécidive éventuelleD'autres auteurs ont une conception plus large de la criminologie, l'optique restant toujoursune perspective étiologique.Le précurseur de cette tendance est certainement E.FERRI pour lequel la sociologie criminelleest la somme de toutes les sciences criminelles, y compris le droit pénal. Il s'agit là d'uneconception "impérialiste" de la criminologie puisqu'elle inclut tous les savoirs qui s'occupent,de près ou de loin, du phénomène criminel. Elle est encore défendue aujourd'hui par quelquesuns, notamment le canadien Denis SZABO, professeur à l'Université de Montréal et présidenthonoraire de la Société Internationale de Criminologie.

Les auteurs contemporains ont préféré adopter une conception médiane.Pour certains, il faut distinguer, dans le phénomène criminel, les aspects normatifs qui relèventdu droit pénal, et les aspects pratiques, réels, c'est-à-dire la criminalité, qui seuls font partie dela criminologie. Toutefois, au-delà de cette distinction, le champ de la criminologie resteextrêmement vaste puisqu'il regroupe, finalement toutes les disciplines sauf le droit pénal. Cetteconception de la criminologie est défendue à l'étranger par l'Ecole autrichienne encyclopédique(GROSS, GRASSBERGER et SEELIG) et en France par Jean LARGUIER dans sonmémento intitulé "Criminologie et science pénitentiaire" (Dalloz, 1989).La conception nord-américaine classique de la criminologie, définie notamment par lesociologue de l'Ecole de Chicago Edwin SUTHERLAND dans son livre "Principes decriminologie"(Cujas, 1966) se place elle aussi dans une perspective élargie. Pour cet auteur,"la criminologie est la science qui étudie l'infraction en tant que phénomène social". Elle inclutdonc l'étiologie criminelle, le droit pénal et la pénologie. L'auteur lui assigne, en effet, l'étude"des processus de l'élaboration des lois, de l'infraction aux lois, et des réactions provoquées parl'infraction aux lois".Cette conception, défendue en France par Jacques LEAUTE dans son manuel "Criminologie etscience pénitentiaire" (PUF, 1972) a certainement favorisé l'apparition de la criminologie de la

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réaction sociale. Mais il ne s'agit pas encore de sociologie pénale. La criminologie de laréaction sociale s'en distingue, en effet, en ce que l'étude de la réaction sociale ne l'intéresseque dans la mesure où elle permet de mieux comprendre le crime et son auteur. Bref, laréaction sociale n'est finalement qu'une variable explicative du passage à l'acte.Aussi, il faut bien distinguer cette criminologie dite de la réaction sociale qui, malgrél'introduction de la réaction sociale comme objet d'étude dans la définition de la criminologie,reste finalement une criminogenèse, de la sociologie pénale qui intègre aussi la réaction socialedans le champ de ses préoccupations, mais dont l'ambition ne se borne plus à développer unenouvelle variable explicative du passage à l'acte, ni même à accumuler un savoir seulementempirique sur la réaction sociale. Pour la sociologie pénale, la priorité est accordée à ce quidoit d'ailleurs constituer le premier pas de toute démarche qui se prétend scientifique : laconstruction de l'objet d'étude, c'est-à-dire le crime. Comme l'effort scientifique débuteseulement à partir du moment où l'on remet en question les évidences du sens commun, cetteorientation ne va plus accepter l'objet même de la criminologie, le crime, comme un conceptallant de soi.

B. Pour la sociologie pénale, la définition de la criminologie va donc être toute autre.

La sociologie pénale va donc commencer par s'interroger sur le sens même du mot crime :qu'est-ce que le crime ?. Elle trouve la caractéristique de cette catégorie d'acte, sa spécificité,dans l'incrimination légale, c'est-à-dire la menace d'une peine infligée par l'Etat à l'issue d'unprocès.Elle critique alors la criminologie étiologique, qu'il s'agisse de la sociologie criminelle de Ferri,par exemple, ou de la criminologie de la réaction sociale.La criminologie étiologique organise en effet son analyse autour d'hypothèses sur les causesqui conduisent à commettre un crime, à violer la loi. Du coup, elle présuppose que laconsidération des prescriptions légales constitue le déterminant du comportement desindividus, bref qu'avant d'agir un individu se demande systématiquement si l'acte qu'il vise et ounon autorisé par la loi..Or rien ne permet de postuler que le comportement de l'auteur d'une infraction est déterminépar le point de savoir s'il va enfreindre ou non la menace légale qu'il peut d'ailleurs ignorer oumal connaître. En d'autres termes, ce n’est pas la loi pénale qui dirige les comportementshumains. Dans le langage sociologique, on dit que ce n'est pas la règle juridique qui détermineles pratiques sociales.De plus, pour la sociologie pénale, on peut douter qu' une commune incrimination suffise àfaire rentrer la diversité des comportements dans une classe comportementale homogènerelevant d'une genèse particulière.Soit, par exemple, l'incrimination "escroquerie" prévue et réprimée par l'article 313-1 du codepénal. Cette incrimination va permettre de poursuivre des comportements aussi différents quele fait de créer un circuit commercial fictif dans le but de créer un crédit de taxe à la valeurajoutée ou le fait d'obtenir la remise de sommes d'argent en persuadant des gens crédules deses pouvoirs divinatoires, ou enfin le fait d'user d'une fausse identité en se présentant commemembre d'une association caritative pour obtenir une remise de somme d'argent..On le voit, une seule incrimination légale -l'escroquerie- permet ainsi de réprimer descomportements absolument différents. Il est donc très difficile de considérer tous les escrocscomme appartenant à une classe comportementale homogène, ce que postule pourtant lecaractère unique de l'incrimination légale.

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Donc, pour ce courant criminologique, le crime ne peut être pensé que comme classe juridiqueet non comme classe comportementale.En d’autres termes, le crime est une construction du droit et non un produit naturel brut.La sociologie pénale reproche d'ailleurs à la criminologie étiologique de se laisser abuser par lejuridisme. Que signifie ce mot ?Lorsqu'on lit le code pénal, on s'aperçoit que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, cedernier ne prescrit aucun comportement, n'édicte aucune règle. Comme l'observe MichelVILLEY, un philosophe du droit, le code pénal ne nous interdit pas de tuer, ni de voler, ou defaire subir de mauvais traitements aux enfants...etc... Nulle part, dans le code pénal, ne figurentdes règles telles que "tu ne tueras point, "tu ne voleras point", "tu ne commettras pasl'adultère"...Cela signifie que dans le code pénal, les règles de conduites ne sont pas prescrites. L'ordren'apparaît pas, il n'est pas décrit (au contraire, par exemple, des dix commandements des tablesde la Loi).Le Code pénal ne nous donne aucun ordre, ne nous commande rien. Mais alors, à quoi sert leCode pénal ?Le code pénal, plus simplement, s'occupe des peines.Ainsi, ce qui est décrit, dans le code pénal, ce sont les modes de gestion de certains désordres :que doit-on faire d'un meurtrier, ou d'un voleur ? Le code pénal est donc, en quelque sorte, uneespèce de pis-aller qui règle les "ratées" des entreprises d'éducation mais qui, finalementn'intervient que de façon marginale, dans la mesure où, dans la grande majorité des cas, lescomportements que nous adoptons ne sont pas ceux de meurtriers, de voleurs ou de violeurs.Or, c''est cet oubli du caractère marginal de la règle normative pénale par rapport auxconduites qui entraîne le juridisme, c'est-à-dire une tendance à ne considérer l'activité desindividus qu'à travers le prisme du droit.En réalité, le droit pénal est marginal. Cette affirmation, qui n'est pas seulement uneprovocation de ma part, a un double sens :- elle signifie, d'abord, que tout compte fait, le droit pénal intervient peu dans notre viequotidienne- elle signifie, ensuite, que le droit pénal constitue des marges, c'est-à-dire institue desfrontières.entre ce que la société admet et ce qu'elle prohibe Aussi, le discours juridique estindirectement socialement structurant, c'est-à-dire que finalement, il légitime des limites qui nesont pas "naturelles" mais sociales, -limites qui sont autant de distinctions sociales-, quiautrement apparaitraient arbitraires. Et ces limites sont d'autant plus difficiles à remettre encause qu'elles apparaissent légitimées par l'autorité du droit.La spécificité du pénal n'est donc pas dans l'interdictal mais paraît être dans le fait que, dans saforme classique, le droit pénal n'affiche même pas les prohibitions mais se contente d'être unearithmétique des sanctions auxquelles s'ajoute la production d'une apparence de naturalité. Eneffet, ces comportements que l'on menace de sanctionner sans prendre la précaution deprohiber à l’avance, apparaissent comme des comportements "naturels" et plus précisémentéthiques. En d'autres termes : il est tellement évident, tellement "naturel" qu'il ne faut pas tuer,pas voler ou violer, qu'il n'est même pas besoin d'interdire ces comportements dans le Codepénal. Aussi, le droit pénal parle un langage naturellement compréhensible pour le "bon père defamille" du Code civil, en se référant à une éthique "naturelle" qui apparaît toujours commeévidente et universelle.Ce faisant, on ne s'aperçoit pas que la loi pénale, et la norme qu’elle institue, est uneconstruction sociale. Et c'est là aussi que se trouve le juridisme.

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Contrairement à ce que pense la criminologie classique, il n'y a donc pas, pour les adeptes de lasociologie pénale, de crime "naturel" : le crime, "les crimes", plutôt, sont des catégoriesjuridiques socialement construites.Certains auteurs, et notamment GAROFALO ou G.TARDE, ont essayé de définir le "délitnaturel", en donnant au mot "naturel" la signification de ce qui n'est pas "conventionnel", c'est-à-dire de ce qui existe dans une société humaine indépendamment des circonstances et desexigences d'une époque donnée ou de la volonté du législateur. Le moins que l'on puisse direest que leurs conclusions sont sujettes à critiques - par exemple, Garofalo fait appel à unhypothétique "sentiment de bienveillance" possédé par toute l'espèce humaine..., à quelquesexceptions près ajoute-t-il. Ces essais infructueux montrent bien l'impossibilité d'établir uneliste de crimes naturels. Au contraire, la nature criminelle ou non criminelle d'un comportementvarie dans le temps et dans l'espace : à un moment donné, dans une société donnée, on vaconsidérer que tel comportement est une infraction alors qu'il ne l'était pas avant (conduitesous l'empire d'un état alcoolique depuis 1958 par exemple) ou, à l'inverse, que tel autrecomportement qui était une infraction auparavant, ne l'est plus (IVG, adultère, par exemple).Ainsi, le crime est une donnée relative, variable, qui n'est pas "naturelle" mais construite par lasociété. Et c'est pourquoi on peut dire que le crime est un "fait social".Pour la sociologie pénale, le crime est un fait social, au sens que lui donne Emile DURKHEIM(1858-1917), qui fut un grand sociologue du tournant du siècle. Et, dans son livre "Les règlesde la méthode sociologique" (1895), DURKHEIM affirme "qu'il faut considérer les faitssociaux comme des choses".Cette formule signifie que, pour adopter une démarche proprement sociologique, il nous fautabandonner les préjugés qui nous envahissent sans que nous n'en ayons toujours conscience.Le point de départ est l'idée que nous ne savons pas, -au sens de : nous n’avons pas uneconnaissance scientifique-, ce que sont les phénomènes sociaux qui nous entourent et au milieudesquels nous vivons.Par exemple, nous ne "savons" pas ce que sont l'Etat ou la démocratie, la religion, lamaltraitance ou le suicide. Pour autant, cela ne veut pas dire que nous n'en ayons pas quelqueidée. Mais, précisément parce que nous en avons une idée vague et confuse, il importe deconsidérer ces faits sociaux comme des choses, c'est-à-dire de nous débarrasser des prénotionset des préjugés qui nous envahissent et nous paralysent lorsque nous voulons les connaîtrescientifiquement.Il faut observer les faits sociaux de l'extérieur, les découvrir, un peu comme nous découvronsles faits physiques. Et parce que nous avons l'illusion de connaître les réalités sociales, ilimporte que nous nous convainquions qu'ils ne nous sont pas immédiatement connus.La première tâche du sociologue est, par conséquent, de rejeter les évidences du sens communet de définir l'objet de sa recherche.La règle selon laquelle il faut procéder à la définition de l'objet est énoncée par Durkheim : "ilfaut prendre pour objet de recherche un groupe de phénomènes préalablement définis parcertains caractères extérieurs qui leur sont communs et comprendre dans la même recherchetous ceux qui répondent à cette définition".Et Durkheim applique cette règle à l définition du crime : "Par exemple, nous constatonsl'existence d'un certain nombre d'actes qui présentent tous ce caractère extérieur que, une foisaccomplis, ils déterminent de la part de la société cette réaction particulière qu'on nomme lapeine. Nous en faisons un groupe sui generis, auquel nous imposons une rubrique commune ;nous appelons crime tout acte puni et nous faisons du crime ainsi défini l'objet d'une sciencespéciale, la criminologie" (p.35).Ce qui caractérise donc un crime, c'est qu'il suscite de la part de la société une réaction ditesanction. Seront crimes les actes qui présentent tous ce caractère extérieur qu'une fois

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accomplis, ils déterminent de la part de la société cette réaction particulière que l'on nomme lechâtiment, la peine infligée par l'Etat à l'issue d'un procès.Aussi, on le voit, le crime n'est donc pas un objet d'étude clair et immédiat. Ce n'est, en effet,qu'un concept dérivé, renvoyant à l'étude de la norme, et plus précisément d'une normeparticulière, la norme pénale : il ne peut y avoir de crime que si préalablement, la norme pénalea qualifié certains comportements comme tels.Ainsi, le nouveau courant criminologique, la sociologie pénale, tend actuellement à se façonnercomme étude d'une normativité particulière, la normativité pénale.Notre société est traversée par différentes règles, différentes "normes" auxquelles il faut biensesoumettre tout au long de notre vie : règles religieuses pour certains, règles scolaires ouuniversitaires, règles matrimoniales ou encore règles pénales. Et l'ensembles des règlesscolaires dessine ce que l'on peut appeler la normativité scolaire, tout comme l'ensemble desrègles universitaires dessine la normativité universitaire...etc. Les règles, les normes imposéespar le droit pénal décrivent à leur tour une normativité particulière, que l'on appelle lanormativité pénale.

On prend alors la mesure du chemin parcouru, par rapport aux autres courantscriminologiques.Ici, l'évolution est double : on considère d'une part l'ensemble du processus pénal, c'est-à-direnon seulement l'activité de la justice pénale (criminalisation secondaire), mais encorel'incrimination (ce que l'on appelle alors la criminalisation primaire). En outre, on ne chercheplus à mettre en évidence les "causes" de la délinquance. On cherche, dans cette étude duprocessus pénal, la définition et la substance même du crime qui gît dans l'incrimination et sonapplication.

En conclusion de cette section 1, on peut donc dire qu'il n'y a pas, aujourd'hui, une définitionunanimement partagée de la criminologie. Cette discipline est, au contraire divisée en deuxpartis :- un parti, très nettement majoritaire il faut le reconnaître, qui fait de la criminologie unecriminogenèse : l’étude des causes du crime.- un parti, encore très minoritaire en France au moins, qui fait de la criminologie l'étude de lanormativité pénale.On conçoit dès lors, qu'il y ait un débat sur le contenu du savoir criminologique : quelles sontles disciplines pouvant être intégrées, faisant partie, de la criminologie ?

Section 2 : Le champ du savoir criminologiqueLa criminologie : un champ de connaissance à géométrie variable

Il résulte de tout ce que je viens de dire que les courants criminologiques ayant des définitionsfinalement très différentes, la délimitation des frontières de la criminologie par rapport auxautres sciences criminelles va poser problème : c'est particulièrement le cas, nous allons le voir,en ce qui concerne les rapports entre la criminologie et le droit pénal, la pénologie, et lacriminalistique.

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I Criminologie et droit pénal

* Pour la criminologie "classique" (étiologique)La criminologie et le droit pénal sont deux disciplines distinctes. Certes, elles ont le mêmeobjet : le crime et le criminel, mais elles ne l'étudient pas sous le même angle. Le droit pénal apour objet essentiel la législation répressive, le système positif de droit et de procédure ainsique la nomenclature des infractions légales. La criminologie, quant à elle, recherche dans lesfaits les causes du crime, ici les causes sociales. Alors que le droit pénal utilise des méthodesjuridiques reposant sur l'interprétation des sources du droit, la criminologie est une disciplineempirique qui repose sur l'observation des faits.Si le droit pénal étudie les normes juridiques relatives à la pénalité tandis que la criminologie sepenche sur les faits et les personnes auxquels s’appliquent les normes pénales, on admettoutefois aussi que les cloisons entre ces deux disciplines ne sont pas étanches : les juristespénalistes tiennent compte des résultats des recherches criminologiques lorsque, par exemple,ils souhaitent la modification d'un texte de droit (par exemple, l'introduction dans notre droitpénal des mesures de sûreté qui tiennent compte de la "dangerosité" du délinquant : ladangerosité est une notion issue des recherches criminologiques). Réciproquement lescriminologues conviennent que le droit pénal définit l'axe autour duquel ils mènent leursrecherches. Et pour cause : nous avons vu que ce courant part de la notion de crime tellequ'elle est définie par le droit pénal.

* Pour la sociologie pénalePour ce courant, il est bien évident que le droit pénal fait partie intégrante de la criminologie.On reproche au juriste, d'être formé à l'étude des textes, au respect de la loi et au culte de latradition qu'il s'efforcera de protéger contre ce qu'il estimera être des "déformations". Ladémarche du juriste n'est pas sociologique. La démarche sociologique consiste non pas àprendre le crime tel qu'il est défini par le droit mais à s'interroger sur sa définition sociale.La sociologie pénale recherche la façon dont les choses se sont socialement construites, ce quele juriste ne peut pas faire, trop intéressé qu'il est par sa marchandise. Ce fétichisme de la loi seconcrétise au pénal dans le positivisme juridique, c'est-à-dire dans une analyse qui présente lejuridique comme s'il était en dehors ou à côté du social, en une espèce de catégorie auto-suffisante, en sorte qu'il est impossible de produire la raison sociale de cette raison juridique.Bref, la sociologie pénale prend le système pénal comme objet même d'investigation. Par cettenotion de "système pénal", on entend à la fois le droit pénal, c'est-à-dire un corps de normesjuridiques, et la procédure pénale, c'est-à-dire processus spécialisé d'application de ces normes.Et faire l'étude sociologique du pénal revient alors à réintégrer le pénal dans le système socialet à le considérer comme registre particulier d'enjeux sociaux..On tente alors d'identifier tous les protagonistes de la scène pénale, des acteurs qui font la loi àceux qui la subissent en passant par ceux qui l'appliquent. Bref, sous les fonctions telles que "lelégislateur" (terme cher au juriste qui, en usant du singulier, veut croire sans doute à l'unité dela Nation, comme s'il n'y avait qu'une seule volonté collective...), ou encore "le plaignant", "lavictime", "le juge" ou "le condamné", on cherche en réalité à identifier des acteurs concrets,qu'ils soient institutionnels, individuels ou collectifs, ensuite à préciser leurs positions sociales,enfin à déchiffrer les enjeux qu'ils investissent dans le pénal et les stratégies qu'ils y déploient.Par exemple, la victime individuelle d'un vol va porter plainte, non pas comme le juristepourrait le croire, pour que l'on punisse le voleur -ce qui a, par ailleurs, fort peu de chance dese produire-, mais plus simplement parce que c'est là une condition préalable à uneindemnisation par l'assurance.

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De même, l'administration fiscale va brandir devant le fraudeur la menace d'une plainte pouramener ce dernier à rembourser les sommes qu'il doit.Ces deux exemples montrent bien qu'en examinant les stratégies développées par certainsacteurs du système, on s'aperçoit que les enjeux ne sont pas strictement pénaux : ils tendent,non pas à la condamnation du délinquant, mais à la restitution d'une chose ou d'une sommed'argent.En fin de compte, il s'agit de considérer le pénal, c'est-à-dire le droit pénal et la procédurepénale, comme champ de luttes sociales pour voir comment, en étudiant les acteurs, les enjeuxet les stratégies, cet objet s'est socialement construit.

Criminologie étiologique et sociologie pénale s'opposent donc sur les rapports entre droit pénalet criminologie. On constate une même opposition quand il s'agit de préciser les rapports entrecriminologie et pénologie.

II. Criminologie et pénologie

* Pour la criminologie étiologiqueLa pénologie est la branche des sciences criminelles qui étudie les sanctions pénales, les règlesde leur exécution et les méthodes utilisées dans leur application.Autrefois, on parlait de "science pénitentiaire" parce que son objet se rapportait aux seulespeines privatives de liberté. Mais la science pénitentiaire s'est élargie à la pénologie à partir dumoment où elle a pris aussi pour objet d'étude les peines et les mesures de sûreté autres quel'emprisonnement.Plusieurs auteurs (Raymond GASSIN, Jean PINATEL) observent qu'à la fin du siècle dernier,on assimilait généralement en France la pénologie à la criminologie. Cette conception estencore adoptée actuellement aux Etats-Unis et elle s'explique par le fait que si l'on veutprévenir efficacement la récidive, il faut bien connaître les facteurs de la délinquance ce qui estl'essence de la criminologie.En France, toutefois, la tendance actuelle est de distinguer les deux disciplines, au motif que lacriminologie serait une "science pure" et la pénologie une "science appliquée".

* Pour la sociologie pénaleLa question ne se pose même pas tant il est évident que la pénologie fait partie intégrante de lacriminologie. Là encore, on reproche à la criminologie classique d'avoir oublié la leçon deDurkheim qui avait pourtant averti les sociologues qu'ils ne pourraient aborder l'étude du crimequ'à partir de la peine. Pourtant, assez curieusement, la plupart des manuels de criminologierappellent la définition de Durkheim... Mais, pour tirer toutes les conséquences de la définitiondu crime par la peine, il aurait fallu mettre en oeuvre une sociologie de l'Etat, producteur del'incrimination et donc de la peine. Peut-être alors pouvons-nous expliquer le silence descriminologues, souvent juristes, par la volonté de faire échapper l'Etat à l'investigationsociologique...

III. Criminologie et criminalistique

La criminalistique peut être définie comme l'ensemble des techniques utilisées lors d'uneprocédure pénale pour établir les faits matériels constitutifs de l'infraction et la culpabilité deson auteur.

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Pour la criminologie classique, la criminalistique comprend : la médecine légale, la policescientifique, et la police technique. Elle ne fait pas partie de la criminologie car elle a un butexclusivement probatoire ; on la considère plutôt comme une discipline annexe de la procédurepénale. Toutefois, on estime que les rapports entre criminologie et criminalistique peuvent êtreutiles : la criminalistique peut puiser dans la criminologie des données qui l'aideront àperfectionner les méthodes d'identification et de recherche. Réciproquement, la criminologiepeut demander à la criminalistique de lui fournir des données pour l'étude descriptive du crimeet des criminels.

La sociologie pénale voit, bien évidemment, les choses autrement. Parce qu'elle concerne lefonctionnement de la justice pénale, et plus précisément l'entrée dans le processus pénal, lacriminalistique fait partie intégrante de la criminologie. Pour ce courant, le système pénal seprésente en effet comme un entonnoir muni d'étages successifs qui sont la police, le ministèrepublic, les juridictions d'instruction, les juridictions de jugement et les organes d'exécution dessentences. Or, chaque étage opère des tris successifs et ne transmet à l'étage suivant qu'unepartie de ce qu'il a lui-même reçu. Du coup, la police se voit dotée d'un rôle considérablepuisque c'est elle qui constitue la source essentielle d'approvisionnement de la justice pénale.Or différentes recherches ont établi que la police jouissait d'un large pouvoir discrétionnairequant à la décision de défèrement des individus. Ainsi, alors qu'en principe, la police est tenuepar le code de procédure pénale (art. 19) de transmettre au parquet l'ensemble des procès-verbaux qu'elle dresse, en pratique la police fait une sélection et ne transmet que certainsd'entre eux (voir l'exemple des infractions à la circulation routière et la pratique des"indulgences"...).Le processus pénal apparaît donc très largement dominé par ce que l'on pourrait appeler lapolitique et la pratique pénale policière qui, par les choix qu'elle implique circonscritétroitement les choix ultérieurs du parquet et ne lui laisse qu'un rôle relativement mineur dansla production sociale spécifique de la population jugée. La criminalistique est doncfondamentale puisqu'elle permet de comprendre, à travers l'étude de ces mécanismes desélection, comment se construit, dans notre société, l'image du crime et du criminel.

Au terme de cette seconde section, nous voyons bien que selon le point de vue que l'on adopte,cette discipline qu'est la criminologie peut prendre un sens et donc un contenu différents. Or,comme on le disait en introduction à ce cours, il y a presqu'autant de définition de lacriminologie qu'il y a de criminologues. Toutes ces réflexions conduisent donc à se demander sila criminologie peut être considérée, en fin de compte, comme une science.

Section 3 : La criminologie est-elle une science ?

Sur ce point encore, la question donne lieu à débat entre les auteurs.Certains auteurs, comme Raymond GASSIN ("Criminologie", 1990) ou Jean PINATEL ("Ladéfinition criminologique du crime et le caractère scientifique de la criminologie, Rev. Sc.Crim. 1957), ne craignent pas d'affirmer que la criminologie est une science de synthèseautonome, tandis que d'autres estiment avec Etienne DE GREEF que "la science de lacriminologie n'existe pas en soi" ou avec Thorsten SELLIN que " le criminologue est un roisans royaume".En réalité, si la question se pose, c'est, semble-t-il, pour deux raisons :

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- d'une part, l'évolution de la pensée et des recherches s'est faite, en matière criminologique,non dans le sens d'une criminologie globale véritable, mais dans le sens de la création decriminologies spécialisées, c'est-à-dire de criminologies conservant une orientation d'ensembletantôt biologique, tantôt psychologique ou tantôt sociologique. On parle ainsi de criminologiebiologique, criminologie psychologique, ou encore de criminologie sociologique. Peut-on alorsdonner à l'ensemble de ces criminologies le nom de "criminologie" en général ou ne sont-ellespas plutôt des branches spécialisées de la biologie, de la psychologie ou de la sociologie ?- d'autre part, et plus particulièrement pour la criminologie qui nous occupe, la criminologiesociologique, nous avons pu mesurer à plusieurs reprises combien cette discipline était divisée:plusieurs courants essayent de coexister, non sans difficultés d'ailleurs. Ces courants marquentdes divergences fondamentales et irréductibles sur la façon de penser le crime et le criminel.Ces ruptures épistémologiques font alors douter que l'on puisse parler, à propos de lacriminologie sociologique, d'une véritable science, au sens où l'entend le dictionnaire Laroussec'est-à-dire d'un ensemble cohérent et organisé de connaissances objectives relatives à unphénomène déterminé.

De plus, pour qu'une discipline mérite le qualificatif de science, encore faut-il qu'elle ait unobjet spécifique et une méthode propre.Or, pour l'instant, nous avons pu constater que la criminologie n'a pas vraiment un objetspécifique : pour les uns, l'objet de la criminologie est la recherche des causes du crime tandisque pour d'autres il s'agit de l'étude de la normativité pénale.De même, les méthodes utilisées par la criminologie, comme nous le verrons plus loin en détail,ne sont pas propres à cette discipline mais sont empruntées aux méthodes des sciences del'homme. Il est significatif, à cet égard, de noter qu'il n'existe pas de manuel, en languefrançaise, sur la méthode de la criminologie.

Ces différentes observations font, finalement, que l'on peut se montrer peu enclin à considérerla criminologie comme une science. Elle ne détient ni corps conceptuel, ni corpsméthodologique capables d'asseoir une telle ambition. Il semble plus raisonnable d'y voir undomaine d'étude, une discipline, dont l'exploration n'en prend pas un relief moins importantpour autant.

C'est ce que nous allons voir en étudiant maintenant les grandes théories sociologiques qui sesont succédées au cours de l'histoire, pour tenter d'expliquer le phénomène criminel.

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TITRE 1 : LES GRANDES THEORIES SOCIOLOGIQUESDU PHENOMENE CRIMINEL

Comme nous l'avons remarqué dans l'introduction, il existe, en criminologie, deux grandscourants sociologiques fondamentalement opposés. L'un pose la question : pourquoi le crime ?L'autre pose la question : qu'est-ce que le crime ?Nous allons donc diviser cette étude des grandes théories sociologiques du phénomènecriminel en deux chapitres :- le premier sera consacré aux théories qui voient dans la criminologie une criminogenèse- le second retracera l'évolution du mouvement qui va de la criminologie de la réaction socialeà la sociologie pénale.Mais auparavant, nous allons voir, en introduction à cette histoire mouvementée, comment estnée l'idée que le crime pouvait s'expliquer par des facteurs sociaux.

INTRODUCTION : DE L'ANTHROPOLOGIE A LA SOCIOLOGIE CRIMINELLE

L'une des grandes figures de la criminologie a été Cesare LOMBROSO. C'est à partir de lacritique de son explication criminologique, au tournant du siècle, qu'a pu se développer lasociologie criminelle.Cependant, l'histoire de la criminologie ne naît pas avec LOMBROSO. Ce dernier n'est pas un"fondateur" mais un héritier. En effet, si LOMBROSO a pu développer une théorie en matièrecriminologique, c'est bien parce qu'avant lui, d'autres, et en particulier, les médecins s'étaientdéjà intéressés au criminel : les sciences du crime furent en effet presqu'exclusivement, jusqu'àla fin du XIXè siècle, sinon des sciences médicales, du moins des sciences de médecins.Très fréquemment, les manuels de criminologie font commencer l'histoire de cette disciplineavec LOMBROSO. Si le projecteur est mis ainsi sur cet auteur, c'est essentiellement parce quele moment auquel LOMBROSO publie son livre "L'homme criminel" (1876) correspond à untemps fort de l'institutionnalisation de la criminologie : les hommes qui en font ou qui enparlent agissent dans un cadre universitaire en pleine expansion ; ils créent des revuesexclusivement consacrées aux questions de criminologie (par exemple, les Archivesd'anthropologie criminelle), ils organisent des rencontres internationales (par exemple, lesCongrès internationaux d'anthropologie criminelle).Mais les matériaux scientifiques avec lesquels ces hommes de la fin du XIXè siècle pensent etétudient le crime ont déjà une histoire longue, nourrie depuis la fin du siècle précédent auxsources de la médecine et, en particulier, l'anatomie pathologique, la médecine légale, l'hygiènepublique et l'aliénisme (ancêtre de la psychiatrie).Ainsi, dans la seconde moitié du XIXè siècle, la criminologie est d'abord une discipline livréeaux mains des médecins-Comment expliquer cette situation ?Il ne s'agit pas ici, bien sûr, de refaire l'histoire de la médecine. Simplement, très rapidement, onpeut souligner que la médecine a subi, à la fin du XVIIIè siècle, une transformation radicale,lorsque, sous l'influence de la philosophie des Lumières, et en particulier de Diderot et des

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encyclopédistes, on a considéré l'homme non plus comme une créature divine, sacrée, maiscomme une machine composée d'humeurs et d'instincts innés, susceptible d'être sujetd'expérimentation. Et expérimenter, dans les sciences du vivant, signifie ne plus se contenterd'observer de l'extérieur, mais comprendre la nature de l'organisme en l'observant de l'intérieur.L'anatomie pathologique va donc se développer dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle, et,en particulier, la pratique des autopsies. L'idée est, en effet, répandue, parmi les médecins, quetoute "maladie" correspond à des lésions organiques spécifiques. Cette idée contribuefortement au développement d'une nouvelle médecine légale ; ainsi, par exemple, en 1801,François-Xavier BICHAT (1771-1802) déclarait : "Ouvrez quelques cadavres : vous verrezaussitôt disparaître l'obscurité que la seule observation extérieure n'avait pu dissiper". De fait,on ne conçoit plus de faire le diagnostic d'un mort sans scalpel à la main.Michel FOUCAULT, philosophe, ("Naissance de la clinique. Une archéologie du regardmédical, Paris, PUF, 1963) a bien montré comment cette emprise de la science médicale sur lecorps de l'homme correspond aussi, à cette époque, à la montée en puissance des médecinsdans notre société. Avec la Révolution Française, en effet, de nombreux médecins arrivent aupouvoir : pensons à CHAPTAL qui sera ministre de l'Intérieur, ou à CABANIS qui serasénateur, ou encore à Jean-Paul MARAT (1743-1793) ou encore bien davantage au célèbredocteur Joseph Ignace GUILLOTIN (1738-1814) créateur d'une non moins fameuse machineaujourd'hui fort heureusement disparue : la guillotine... On pourrait multiplier les exemples.Ce qu'il faut retenir, c'est qu'à cette époque, puis sous le Consulat, l'Empire et la Restauration,la médecine ambitionne désormais de contrôler et de réformer la société, à travers le progrèsmédical bien sûr, mais aussi l'hygiène publique. Dès sa fondation, en 1774, la Société royale demédecine est en effet chargée de se renseigner le plus complètement possible sur la santé dupeuple (maladie, malnutrition, intempéries...etc). Très rapidement, on va mettre en relation lesmaladies et les origines sociales de ceux qui les éprouvent. Et, évidemment, on va découvrirque ce sontles "pauvres" qui sont "malades". Ce mouvement sera accentué sous le Consulatavec la création, en 1802, du Conseil de salubrité de la ville de Paris et du département de laSeine : l'alcoolisme, les épidémies et la salubrité des lieux publics et des lieux de travaildeviennent alors les priorités de cette nouvelle politique d'hygiène publique. Or on constate, àl'époque que le paupérisme est souvent la cause et l'effet de nombreuses "maladies" et ce quiest remarquable est que cette catégorie "maladie" comprend aussi bien la tuberculose,l'alcoolisme que la criminalité. Ce sont, du moins les conclusions auxquelles arrivent le rapportde Villermé sur la population des prisons ou celles de Parent-Duchâtelet sur les prostituées.Bref, parce que, à l'époque, toutes ces études sont conduites par des médecins, le crime estfinalement assimilé à une maladie.En 1832, l'épidémie de choléra qui frappe Paris ne fait que renforcer des convictions médicalesbien établies : paupérisme et maladies en tou genre -dont le crime- sont plus que jamaisidentifiés dans une même catégorie sociale : la classe laborieuse. Bref, au XIXè siècle, classe laborieuse = classe dangereuse, comme l'écrit en 1958 LouisChevalier. Il suffit de relire Balzac, Flaubert, Hugo, Sue ou même Zola, pour voir combien cethème est présent à l'époque et combien ces romanciers popularisent l'image d'individusphysiquement diminués et moralement sauvages. Mais ce thème s'est développé par undiscours médical particulier qui a glissé de l'hygiène publique (la "santé du peuple") à l'hygiènesociale (ce sont les pauvres qui sont malades)puis à l'hygiène morale, c'est-à-dire au crime (lecrime est la maladie des pauvres).Cette médecine hygièniste consacre la cristallisation du thème des "classes laborieuses" d'oùsort la criminalité.

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Voici, par exemple, ce qu'écrivait, en 1840 un médecin nommé Frégier, dans un livre intitulé :"Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens pour lesrendre meilleures" :

" Les classes pauvres et vicieuses ont toujours été et seront toujours lapépinière la plus productive de toutes sortes de malfaiteurs; ce sont ellesque nous désignons plus particulièrement sous le titre de classesdangereuses; car, lors même que le vice n'est pas accompagné de laperversité, par cela qu'il s'allie à la pauvreté dans le même individu, ilest un juste sujet de crainte pour la société, il est dangereux. (...) Cesmalheureux qui, par l'exercice de leur profession, se rattachaient encoreen apparence à la masse des ouvriers honnêtes et laborieux, dépouillentpeu à peu, sous la maligne influence de leurs compagnons de désordres,les habitudes de travail qui leur restaient et finissent par embrasser leurvie fainéante et criminelle".

Or, non seulement la criminalité est rattachée à la condition sociale de l'individu, mais encore àsa constitution organique. Cette médecine appliquée au crime trouve en effet l'explication decette maladie du corps social dans les ressorts physiologiques du comportement humain, brefdans la constitution de l'individu, c'est-à-dire dans son corps.Ce thème organique du crime va être repris au milieu du XIXè siècle. C’est que cette époqueconstitue aussi l'heure de gloire de l'anthropologie et de l'aliénisme. Ces deux disciplines vontdurcir la causalité du crime autour du thème racial et héréditaire.On ne traitera pas ici du déterminisme biologique développé par les aliénistes et, en particulierpar Pinel (cours de criminologie -aspects psychologiques).En revanche, nous allons nous attarder sur l'anthropologie, plus précisément l'anthropologiecriminelle, parce qu'elle va nous permettre de comprendre la théorie de LOMBROSO et aussile fait que cette théorie, dont, au mieux, on sourit aujourd'hui, ait été prise très au sérieux à lafin du XIXè siècle.

Section 1 : L'anthropologie criminelle

En 1859, un anthropologue, Paul BROCA fonde la Société d'anthropologie de Paris. P.BROCA définit l'anthropologie comme "la biologie du genre humain", c'est-à-dire l'étude del'homme considéré comme une espèce parmi d'autres.L'anthropolgie réunit dans son champ d'investigation deux grands chapitres :- le chapitre biologique (paléontologie, morphologie, anatomie, physiologie, embryologie,écologie, génétique...) qui met en oeuvre une science comparative de la différenciationspécifique de l'homme : qu'est-ce qui fait que l'homme est différent des animaux ?- le chapitre éthologique où s'étudient, dans le temps et dans l'espace, les langues, les moeurs,les croyances, les techniques, les arts...etc, des peuples vus comme groupes culturels, bref toutce qui caractérise les ensembles humains non plus du point de vue de la constitution biologiquedes hommes, mais de celui de leur attitude face à l'existence, de leur comportement en tant quegroupes.Ce qui vient d'être dit pour les faits humains en général, peut s'appliquer de la même façon auxfaits criminels qui constituent le terrain de l'anthropolgie criminelle : indifférenciée initialement,l'anthropologie criminelle s'est ramifiée pour se porter séparément sur le criminel (du point devue biologique, psychologique, sociologique), sur la criminalité (comme phénomène global) etsur le crime.

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L'anthropologie criminelle, au XIXè siècle, est fortement influencée par les travaux de Franz-Joseph GALL (I). L'explication qu'elle donne au crime est essentiellement biologique, baséesur l'hérédité (II).

I. Les travaux de F. J. GALL : la phrénologie

F.J. GALL est né en 1758 et mort en 1828. Docteur en médecine en 1785, il commence uncours d'anatomie du cerveau à Strasbourg. En 1807, il s'installe à Paris et reprend unenseignement à la Société de médecine. De 1810 à 1819, paraissent les quatre volumes de son"Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier" qui vaconstituer le plus important de ses travaux écrits.L'oeuvre de GALL concerne l'anatomie du cerveau et plus particulièrement le problème deslocalisations cérébrales. Il se pose la question de savoir si le cerveau fonctionne comme un toutou comme une juxtaposition de parties fonctionnelles séparées.Il opte pour la seconde hypothèse et, en associant des observations empiriques, des biographiesd'hommes illustres...etc, il affirme que le comportement de l'homme est réglé par le jeu de 27penchants (ou facultés) dont chacun trouve son siège dans une portion bilatérale et symétriquedu cortex. La portion est saillante si le penchant est développé, atrophique s'il est réduit(exemple : la “ bosse des maths ”).Il en résulte une sorte de cartographie corticale, purement fonctionnelle, qui présente le cortexcérébral comme occupé par des terrotoires bien séparés les uns des autres mais jointifs.C'est ce que l'on appelle la phrénologie : le fait d'associer un penchant, une faculté à une régiondu cerveau.Certains de ces penchants sont communs à l'homme et aux mammifères dans leur ensemble :ainsi, par exemple, GALL signalait l'instinct de défense de soi-même qui peut conduire auxrixes, l'instinct carnassier qui peut conduire au meurtre et la convoitise qui peut conduire auvol. D'autres penchants ne s'observent que chez l'homme et les mammifères supérieurs, parexemple, l’instinct maternel; enfin certains penchants, situés dans les territoires pré-frontaux,correspondent à des facultés intellectuelles et morales qui n'existent, selon GALL, que chezl'homme : la profondeur d'esprit, le talent poétique, le sens moral, le talent d'imitation, ladévotion et la fermeté.Ainsi, pour GALL, le comportement humain s'explique pour une bonne part, grâce audéveloppement ou à la réduction de chacun de ces 27 territoires corticaux.Ces considérations restent, à ce niveau, purement théoriques. Elles vont devenir plus concrètessi l'on admet, comme le font la plupart des embryologistes de cette époque, que les os de lavoûte cranienne se moulent sur le cortex sous-jacent : si bien que là où le cortex est développé,se forme une "saillie osseuse", et là où le cortex est atrophié, se forme un "méplat".Saillies osseuses et méplats peuvent se palper directement sur le cuir chevelu. Ainsi, palper lescrânes revient à observer les saillies et les méplats, en sachant que la saillie correspond audéveloppement du territoire cortical, donc au développement du penchant lui-même. C'est direqu'en sachant palper le crâne et en connaissant la phrénologie, on peut connaître les penchantspropres au sujet que l'on observe.

On comprend facilement alors que la phrénologie ait intéressé la criminologieL'examen du crâne, la crânioscopie, permet d'abord de repérer les penchants de l'individu qui leconduiront à commettre tel ou tel type d'infraction.Gall observe en effet que, parmi les saillies décelées par la palpation, 3 intéressent le domainepénal.

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La première se situe derrière le conduit auditif externe, et s'observe, d'après lui, non seulementchez les membres des classes dangereuses, querelleuses et violentes, mais encore chez leschiens et les coqs de combat : elle correspond à l'instinct de défense de soi-même et de sapropriété et au goût pour les rixes et les combats.La seconde se situe au-dessus du conduit auditif externe et s'observe chez les animauxcarnassiers et chez les hommes qu'habite le penchant au meurtre, comme le révèle l'étude ducrâne chez les guillotinés. Ce penchant, indique Gall, s'associe souvent à la lascivité, à l'orgueil,au vol et à la dévotion.La troisième s'observe au niveau de l'arcade sourcillière : elle correspond au sentiment de lapropriété, l'instinct de faire des provisions, la convoitise et le penchant au vol. Elle peuts'associer à l'instinct carnassier.Ces trois saillies correspondent évidemment à des comportements que le code pénal qualified'infractions. Gall fait de même, mais il les repère aussi chez les mammifères autres quel'homme, de telle sorte que pour lui, il existe une continuité entre des façons de fairecaractéristiques de diverses espèces de mammifères sans que s'impose une coupure radicaleentre, par exemple, les moeurs des chimpanzés et les coutumes de l'espèce humaine.Ainsi, pour Gall, la connaissance de l'homme et de ses manières de se comporter en société setrouve en continuité, d'une part avec la connaissance de son organisme, de sa constitutionphysique, d'autre part avec celle des espèces animales très voisines de lui.

Il est facile de comprendre alors que cette théorie se soit heurtée à l'hostilité des magistrats,des avocats et des juristes, qui lui reprochaient de blasphémer contre la religion, de porteratteinte aux fondements de la liberté et de la responsabilité, d'introduire partout un horriblematérialisme et de vouloir usurper la place de la justice pénale.Mais F-J. Gall n'entendait pas trancher la question de la liberté humaine ou du déterminisme ducomportement, pas plus qu'il ne voulait se substituer à la justice pénale. Plus simplement, ilpensait pouvoir lui apporter une certaine aide.Il notait d'abord, d'un point de vue purement empirique, que l'homme est bien habité par despenchants, mais il remarquait ensuite que ces penchants ne faisaient qu'incliner sa conduitedans un sens ou dans un autre sans la déterminer complètement, bref en la rendant probablemais non nécessaire. L'homme demeure donc libre de résister ou de céder à ses penchants etc'est cette liberté effective qui fonde la légitimité de la responsabilité pénale de l'homme et dudroit de punir de la société. Ainsi, la théorie ne ruine pas le bien-fondé de la pratique pénalequoique Gall nourrisse que peu d'illusions sur la possibilité réelle pour l'homme de résister à sespenchants dès lors que ceux-ci sont assez forts.Aussi, Gall estimait que sa théorie pouvait servir à la détermination de la peine, et plusprécisément à sa modulation. Il introduit, à cet égard une distinction entre deux typesd'infractions :- Dans certains cas, le crime résulte directement du penchant auquel l'homme, bien que libre,n'a pas pu résister : par exemple, envahi par l'instinct carnassier, il a commis un meurtre.- Dans d'autres cas, le penchant fait défaut et le comportement de l'homme s'explique par lescirconstances : Gall donne l'exemple de la fille unique d'un père veuf, fille qui se trouve séduitepar un malhonnête homme qui la met enceinte et loin de réparer la faute par le mariage,l'abandonne dans cet état honteux ; le père, animé d'une violente colère, va tuer le goujat. Cepauvre père n'est entraîné par nul penchant carnassier ; il a été mû par le sentiment de l'honneurbafoué, excessif sans doute, mais nullement méprisable.Dans ces deux cas, la crânioscopie joue un rôle important, en ce qu'elle va révéler, ou non,l'existence d'une saillie qui indique que l'homme est habité par l'instinct carnassier.

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Outre qu'elle aidera à l'instruction criminelle en apportant la preuve ou au moins des indices deculpabilité, elle pourra éclairer la justice pénale dans la modulation de la peine. En effet, Gallestimait, comme Beccaria, que le droit de punir se fondait sur l'utilité sociale et avait en partiepour but de prévenir la récidive.Dans ce but, Gall disait que si la crânioscopie révélait que l'individu n'avait pas le penchant encause -c'est le cas de notre père veuf-, il fallait le punir car la société ne pouvait pas tolérerson acte, mais la récidive était très improbable : la société pouvait donc se contenter d'unepeine légère puisqu'elle n'avait finalement pas grand chose à redouter de l'individu pour lefutur.En revanche, comme dans le 1er cas, si l'individu révélait le penchant funeste dont la saillieosseuse garantissait la réalité, la récidive était quasi-certaine et une très longue peines'imposait, non en raison de la gravité de l'infraction, mais pour mettre longtemps la société àl'abri des agissements de cet individu.Quelle appréciation porter aujourd'hui sur la théorie de Gall ?La phrénologie apparaît aujourd'hui comme le type même d'une fausse science : commentpouvait-on être phrénologiste ?Pourtant, en réduisant la phrénologie au statut d'une fausse théorie, on s'est interdit decomprendre son rôle dans l'histoire des disciplines scientifiques comme l'anthropologie, lapsychiatrie ou la criminologie, et on a négligé d'apprécier l'étendue de sa diffusion dans laculture et dans le débat scientifique, politique et religieux de l'époque.Pourtant, Gall défend une perspective de recherche qui va structurer l'approche biologique duphénomène criminel. Et cette perspective annonce un certain nombre de thèmes récurrents auXIXè siècle et que l'on retrouve encore aujourd'hui :- le matérialisme : conséquence fondamentale et rédhibitoire de la théorie de Gall aux yeux deses détracteurs mais qui est pourtant implicitement à la base de la médecine contemporaine- la méthode de l'induction : Gall est sans doute plus proche de la science contemporaine qued'autres médecins de l'époque, et en particulier d'un docteur Cerise, par exemple, qui expliquaitaux étudiants de la Faculté de Médecine de Paris, en 1836, que le critère de la vérité n'était pasà rechercher dans les faits mais dansles principes de la morale chrétienne- le déterminisme biologique : discuté, bien sûr, de nos jours, mais qui a jouit d'un certainprestige en criminologie- l'idée d'agressivité : idée reprise par l'éthologie contemporaine- la théorie de localisations cérébrales : défendue encore aujourd'hui par certainsneurobiologistes.

La théorie de Gall connut un succès retentissant à son époque car, en faisant l'étude des crânesdes individus, on pouvait trouver la raison de leurs actes : on perçait ainsi le mystère ducomportement humain.La phrénologie a donc suscité de grands débats :- débat philosophique d'abordEn rejetant l'unité de l'âme et en défendant l'idée que le cerveau était le seul et l'unique siège detoutes les facultés intellectuelles del'homme, Gall prétendait détrôner la métaphysique et laphilosophie dans leur monopole de la connaissance de l'homme. L'Empereur d'Autriche,François Ier, ne s'y trompa d'ailleurs pas et fit interdire le cours que Gall donnait à Vienne, ensoutenant que ce cours "s'opposait aux premiers principes de la morale et de la religion".Gall estimait pourtant que la théorie des localisations cérébrales était en parfait accord avec lathéologie chrétienne et il citait à l'appui de ses affirmations (entre autres) St Thomas d'Aquin,ou même l'évêque de Constantinople, père de l'Eglise grecque, St Grégoire de Naziance.

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Et si beaucoup d'écclésiastiques critiquèrent durement la phrénologie, le très officiel AbbéMaupied s'y intéressa et un autre, qui assurait le cours d'écritures saintes à la Sorbonne sous laRestauration et qui collectionnait les crânes humains, concilia même la théorie des localisationscérébrales avec le récit biblique !- débat politique ensuiteEn posant que la compréhension du fonctionnement cérébral donnait la clef du comportementdes hommes, la phrénologie prétendait fonder une "physiologie sociale", une science dugouvernement des hommes qui permettrait d'organiser une société scientifiquement policée,liée aux dispositions particulières de chaque sexe, de chaque âge et de chaque individu. Lesdisciples de Gall espéraient éduquer les femmes et les enfants, redresser les criminels et lesaliénés. Ils rêvaient explicitement de "machines à guérir" : par exemple, le docteur Régnyimagina un casque redresseur à vis tournantes (!) et un autre médecin proposa un "corsetcéphalique" pour comprimer les penchants vicieux (!!).L'enjeu politique de la théorie de Gall était donc loin d'être révolutionnaire. Le but de laphrénologie n'était certainement pas d'atteindre l'égalité de tous mais d'assigner à chacun uneposition sociale qui lui revenait par nature. Onvoit donc aussi combien cette théorie s'inscritbien dans le débat de l'époque sur la légitimité des droits de l'homme en général : si lesdifférences entre les hommes se fondent sur la nature et la physiologie, comment pourrait-onjustifier l'égalité des droits ?La phrénologie contribua ainsi à alimenter les discours sur la nécessaire différenciation socialenon seulement des hommes, mais encore des sexes : on insista sur le fait que la constitutioncérébrale de la femme prouvait que, chez elle, l'affectivité l'emportait toujours surl'intelligence... On fit des études comparatives et on conclua que la femme avait tous lesorganes requis pour s'occuper du foyer domestique (organe de la localité), et de l'éducation desenfants (organe de la philogéniture). Certains proposèrent, en outre, une méthode dereproduction qui permettrait de donner naissance à des génies : cette méthode eut des résultatsdiscutables (car on trouva des volontaires....)On appliqua aussi la théorie de Gall pour justifier d'une raciologie. Par exemple, dès 1808, unmédecin, le docteur Adelon, note que "quelques races de nègres ne peuvent compter au delàde 6 ; aussi ont-elles la tête très étroite, et l'organe des mathématiques, qui est placélatéralement, est, chez elles, très peu développé" (...) "Les Chinois, qui ont tant de goût pourles couleurs tranchées, ont l'arcade sourcilière plus voûtée que les autres nations, ce quiannonce un plus grand développement de l'organe de la peinture".Un autre médecin, le docteur Georges Paterson, chirurgien au service de la Compagnie desIndes, analysa 3000 têtes d'Hindous pour constater que l'organe du meurtre était effectivementfort peu saillant chez ces hommes "si connus pour leur horreur du sang".

Tous ces éléments accumulés montrent donc que la phrénologie dépasse largementl'application criminologique. Cette science exprime en effet aussi un projet social et desambitions qui sont à l'origine d'un débat éthique encore très actuel (neurobiologie, génétique,PMA, etc...).Et c'est sans doute pourquoi elle connut tant de succès.Dans le mois qui suit son installation à Paris, Gall note dans sa correspondance qu'il estl'homme à la mode et que sa théorie est discutée dans tous les salons. Talleyrand le soutienténergiquement et il est invité à partager la table de toutes les sommités parisiennes.La duchesse d'Abrantès le fait appeler pour une cranioscopie de son fils âgé de 6 ans. Leministres de la police, Fouché, la reine de Hollande, et même l'impératrice Joséphinerencontrent Gall. Cette dernière,malgré l'interdiction de son empereur de mari, se fait tâter lecrâne en douce lors d'une séance de pose chez le peintre François Gérard.

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Les maîtres de maison n'hésitent pas non plus à demander au docteur de repérer un éventuelpenchant au vol sur leurs domestiques et sur leurs enfants.

II. Vers la théorie de l'homme-criminel : une explication basée sur l'hérédité

Même si, à la fin du XIXè siècle, plus personne ne croit aux 27 penchants localisés par F-J.GALL, médecins et anthropologues vont reprendre la distinction entre l'infraction liée auxcirconstances et infraction liée aux penchants.Ainsi, tout en contestant la phrénologie, la plupart des médecins ne discutèrent pas l'existencede "penchants" au crime.Ainsi, par exemple, FODERE, professeur de médecine légale à Strasbourg, reconnaissait, dansson grand traité de médecine légale, l'existence "d'instincts dépravés" :

" On aura observé -écrit-il- que la plupart des hommes naissent avec ungoût décidé, qu'on appelle trivialement manie, pour faire des vers, pourcomposer des livres, pour bâtir des maisons, pour travailler le fer ou lebois, etc... Ces inclinations qui nous entraînent ne sont pas toujoursexemptes d'un peu de folie, et leur excès peut bien parfois mériter lesPetites-Maisons ; mais je veux parler ici d'un instinct plus dangereux,celui de faire du mal à autrui, et celui de dérober. Les enfants sont trèssujets à ce premier penchant qui dure quelquefois toute la vie".

Mais dorénavant, l'existence "d'instincts dépravés" est expliquée sans que l'on recourt à laphrénologie, mais par l'idée d'hérédité.L'hérédité des phénomènes criminels fut une explication très vite avancée. La première oeuvrede référence en ce domaine est due à un médecin, Prosper LUCAS. Dans un livre, publié en1847, souvent cité par DARWIN, et intitulé "Traité philosophique et physiologique del'hérédité naturelle", LUCAS reconnaît l'existence d'une hérédité criminelle. Mais cettehérédité criminelle n'est finalement pour LUCAS qu'un aspect de l'hérédité de la naturemorale.LUCAS distingue en effet deux formes possibles de transmission héréditaire : la transmissiondes actes et la transmission des prédispositions. Pour lui, seule la seconde est véritablementhéréditaire. Ainsi, il peut concilier hérédité et libre-arbitre, quoique de façon un peu tortueuse,en affirmant que l'homme est libre de céder ou pas à la prédisposition transmisehéréditairement. L'intérêt de cette théorie était, bien évidemment d'être conciliable avec lanotion de libre-arbitre chère aux juristes : tout individu est susceptible de résister à sonhérédité.L'oeuvre de LUCAS résume bien la façon de penser le criminel à cette époque : la plupart desmédecins donnent à l'hérédité une grande part de causalité dans l'étiologie du crime.Les facteurs du milieu social, comme on disait à l'époque, quoique mal identifiés, ne sontcependant pas tout à fait absents. Mais, ils sont avancés comme compléments commeaccessoires pour expliquer des comportements délinquants basés sur l'hérédité : pauvreté,conditions de vie, de travail, nourriture, accès à l'instruction, mauvaise répartition du progrès,furent invoqués comme causes de développement des penchants au meurtre ou au vol.Les médecins développent l'idée que, dans les classes inférieures de la société, les individusvivent dans un milieu si défavorable que leurs penchants supérieurs, pour peu qu'ils en aient,s'en trouvent atrophiés, tandis que les penchants inférieurs, les plus proches de l'animalité, sont

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constamment sollicités. Il ne faut plus dès lors s'étonner des les voir si fréquemment emprunterle chemin du crime.Ainsi, à cette époque, on peut dire que la plupart de ceux qui s'intéressent à l'explication ducrime pensent que la nature incline mais ne dispose pas complètement de l'homme. La penséeest donc déterministe, mais ce déterminisme reste toutefois modéré.

En même temps, durant cette seconde moitié du XIXè siècle, à côté des médecins,l'anthropologie criminelle va s'intéresser, sous l'influence des travaux de F-J. Gall et de sessuccesseurs, à l'explication du crime : dans les années 1870, on assiste à une espèced'engouement pour l'étude des crânes des criminels. On constitue des séries crâniennes desuppliciés et on fait l'anatomie des matières cérébrales. Une approche à la fois morphologique,pathologique et statistique de la classe d'hommes transgressant les lois sociales se développe.Bien sûr, on ne palpe plus les crânes dans le but de trouver la bosse de l'assassinat ; depuis lescritiques de la théorie de Gall, cette notion de phrénologie n'a plus cours. Ici, on va s'informerde la taille des volumes crâniens, de l'équilibre des puissances cérébrales, de l'harmonie destêtes.

L'étude du cerveau ne s'applique d'ailleurs pas seulement au crime.On s'attache aussi, par exemple, à démontrer que le cerveau de la femme se distingue de celuide l'homme.Le pionnier de la sexuation cérébrale est d'ailleurs l'illustre P. Broca.Vers 1860, Broca rassemble des données issues des autopsies qu'il pratique lui-même dans leshôpitaux parisiens. Il calcule que le cerveau masculin pèse environ 1325g et le cerveau féminin1100g, soit un avantage de 14% pour les hommes.ogiquement, on peut expliquer le résultat par le fait que la femme est pluspetite que l'homme etqu'en conséquence, ses organes sont proportionnés à sa taille.Mais cette objection, sans doute trop simple, n'arrête pas Broca. Il écrit, en 1861 : " On s'estdemandé si la petitesse du cerveau de la femmene dépendait pas exclusivement de la petitessede son corps... Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peumoins intelligente que l'homme, différence que l'on a pu éxagérer, mais qui n'en est pas moinsréelle. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépendà la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle."Admirons la circularité du raisonnement : c'est parce qu'elle est moins intelligente que la femmea un cerveau plus petit mais c'est aussi ce petit cerveau qui détermine son inférioritéintellectuelle...Ce discours de Broca reste pourtant assez modéré, comparé à celui de son élève G. Le Bon,champion toutes catégories de la mysoginie et du racisme scientifique :"dans les races lesplus intelligentes, comme les Parisiens, il y a une notable proportion de lapopulation féminine dont les crânes se rapprochent plus par le volume de ceux des gorillesque des crânes du sexe masculin (...). On ne saurait nier, sans doute, qu'il existe des femmesfort distinguées, très supérieures à la moyenne des hommes, mais ce sont là des cas aussiexceptionnels que la naissance d'une monstruosité quelconque telle, par exemple, qu'ungorille à deux têtes, et, par conséquent, négligeables entièrement".Pour Le Bon, l'évolution mentale obéit à une hiérarchie : au bas de l'échelle, on trouve legorille, puis le Noir, l'enfant, la femme et enfin l'Homme ! Ce qui, d'ailleurs n'est pas sansposerdes problèmes declassement sachant que :"les hommes des races noires ont un cerveau à peine plus lourd que celui des femmesblanches" et que "lecerveau du Noir (...) s'approche du type de cerveau que l'on trouve chez

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les singes supérieurs", je pose la question : doit-on situer alors la femme noire entre le gorillemâme et le gorille femelle ? La question reste entière...

Des essais de typologie de la "race criminelle" vont ainsi se dégager des travauxd'anthropologie criminelle : à la fin des années 1870, un certain nombre d'anatomistes voudrontvérifier l'affirmation selon laquelle "la classe criminelle constitue une variété de l'espècehumaine, marquée par des caractères particuliers". On cherche alors des constantes, des signesou des stigmates, révélant un différentiel d'évolution qui frapperait les criminels.On ne peut citer ici toute la masse des travaux entrepris dans ce domaine. Retenons justel'étude d'Arthur BORDIER, professeur de géographie médicale à l'Ecole d'Anthropologie deParis, auteur-d'un livre fameux intitulé "Etude anthropologique sur une série de crânesd'assassins". Il mène son enquête sur une collection de 36 guillotinés dont le volume crânien,qu'il juge "considérable", met en évidence des traits régressifs : faible courbe frontale signantune infériorité mentale, prédominance "quasi-préhistorique" -comme il l'écrit-, de la régionpariétale par quoi "les assassins semblent remonter le courant du progrès", renflement exagérédes bosses sourcilières, à quoi s'ajoute un ensemble de caractères pathologiques qui annoncentdes troubles morbides. La courbe pariétale attire en particulier l'attention de BORDIER commetémoignant d'une "monstruosité cérébrale", d'un retour atavique à des caractères normaux deshommes de l'âge de la pierre taillée :

"Moins de région frontale et plus de région pariétale signifient doncmoins de réflexion et plus d'action ; cela aussi bien chez le sauvagepréhistorique que chez l'assassin moderne. Et, en effet, ces deux qualitésne leur sont-elles pas vraisemblablement communes ?"

Cette citation de Bordier met bien en lumière les thèmes dominants de l'anthropologiecriminelle de l'époque : non seulement le criminel se distingue nettement par ses traitsphysiques de la population "ordinaire", mais en plus le criminel se rapproche du "sauvagepréhistorique".Pour la plupart, en effet, le criminel est une vivante image des origines préhistoriques, unsauvage primitif égaré en pays civilisé.Ce thème, qui revendique le parrainage de la théorie de l'évolution de DARWIN, voit doncdans le criminel un individu différant spécifiquement de l'homme actuel, une relique de l'hommede Néanderthal, une épave du monde ancien, un débris de races inférieures très primitives.Comment la chose est-elle possible ?L'explication tient dans la théorie de l'atavisme1 : le criminel reproduit, dans la somme de sescaractères négatifs, les étapes du développement poursuivi par le genre humain. Toutefois, lecriminel ne présente pas l'image d'un individu qui a raté une marche de l'évolution humaine, ouqui s'est arrêté en cours de route. Plus précisément, il reproduit les caractères ancestraux de lasouche commune de tous les primates, selon un mécanisme réversif, souligné par DARWIN,témoignant du fait qu'il existe dans l'hérédité des tendances latentes susceptibles deredéveloppement. DARWIN écrit en effet que : "le germe fécondé d'un animal supérieur -etdonc de l'homme- est bourré de caractères invisibles, propres aux deux sexes et à une longuelignée d'ancêtres éloignés de nous par des milliers de générations ; caractères qui, comme ceuxqu'on trace sur le papier avec une encre sympathique, sont toujours prêts à être évoqués, sousl'influence de certaines conditions connues ou inconnues.BORDIER aboutit à des conclusions comparables : 1 atavisme : réapparition de certains caractères venus d'un ancêtre très lointain et qui ne s'étaient pasmanifestés dans les générations intermédiaires.

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" Les assassins que j'ai étudiés -écrit-il- sont donc nés avec descaractères qui étaient propres aux races préhistoriques, caractères quiont disparu chez les races actuelles, et qui reviennent chez eux, par unesorte d'atavisme. Le criminel, ainsi compris, est un anachronisme, unsauvage en pays civilisé, une sorte de monstre et quelque chose decomparable à un animal qui, né de parents depuis longtempsdomestiqués, apprivoisés, habitués au travail, apparaît brusquementavec la sauvagerie indomptable de ses premiers ancêtres. On voit, parmiles animaux domestiques, des exemples de ce genre : ces animaux rétifs,indomptables, insoumis, ce sont les criminels.Le criminel est venu trop tard ; plus d'un, à l'époque préhistorique, eûtété un chef respecté de sa tribu".

On comprend alors que dans ce climat, à la fois médical et anthropologique, la théorie deLOMBROSO ait connu une large diffusion.

Section 2. La théorie de Lombroso

Cesare LOMBROSO (1835-1909) est né à Vérone. Ses études médicales le conduisent à sespécialiser en psychiatrie. En 1859, il publie sa thèse de doctorat en médecine sur le crétinismeet s'engage comme médecin militaire au cours de la même année. Ce sera l'occasion, pour lui,d'examiner 3000 soldats dans le but de mesurer, anthropométriquement, les différences entreles habitants de diverses régions d'Italie.Puis, entre 1863 et 1872, il est chargé du service psychiatrique dans divers hôpitaux. En 1876,il enseigne la médecine légale et l'hygiène à l'université de Turin où il devient professeur depsychiatrie clinique (1896) puis d'anthropologie criminelle (1906).Au cours de cette activité professionnelle, il examine 383 crânes de criminels italiens et 5907délinquants vivants.C'est à partir de cette observation que Lombroso va dégager sa théorie de l'homme criminel.Son étude s'inscrit dans le double cadre- d'une part, des études anthropologiques de l'époque qui s'essayent à trouver des rapportsentre la délinquance et certains traits anatomiques et physiologiques de certains individus.- d'autre part, des travaux de psychiatrie du début du XIXème avec Pinel, Cabanis, Esquirol,par exemple, qui s'intéressent aux rapports qu'entretiennent la maladie mentale et le crime.

C'est en découvrant sur les crânes des délinquants l'existence d'une fossette occipitaleanormalement développée, que Lombroso énonce ce qui deviendra la théorie du "criminel-né".Il affirme, en effet, que le véritable criminel est un type d'homme en voie de régression vers lestade atavique. Il pense avoir prouvé que la morphologie du criminel, ses réactions biologiqueset psychologiques sont celles d'un individu arrêté dans l'évolution menant à l'homme "normal",resté en arrière comme le sont encore, selon lui, les sauvages primitifs. Bref, le criminel serait,dans nos sociétés évoluées, une survivance du sauvage primitif. Il se reconnaitrait alors par desstigmates anatomiques, morphologiques, biologiques et fonctionnels.Ces caractères peuvent apparaître pour la première fois chez le criminel-né, alors qu'ilsn'étaient pas visibles chez les parents de celui-ci. L'atavisme est, on l'a vu, la réapparition decaractères qui viennent d'ancêtres plus lointains.

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En ce sens, Lombroso est l'homme de son temps. Disciple de Darwin, il a interprété sesconstatations à la lumière de la théorie de l'évolution. Or cette théorie postulait une continuitéessentielle entre les animaux et l'homme. De là l'idée que le crime est atavique, c'est-à-dire qu'ilreproduit une manière d'agir d'un stade ancien de l'évolution.Dans son ouvrage "L'homme criminel" (1876), Lombroso décrit les stigmates physiques ducriminel-né. Ainsi, par exemple, l'homme enclin au viol serait caractérisé par la longueur desoreilles, l'écrasement du crâne, les yeux obliques et très rapprochés, le nez épaté, la longueurexcessive du menton. Le voleur, pour sa part, se distinguerait par une remarquable mobilité duvisage et des mains, par ses yeux petits, inquiets et toujours en mouvement, par ses sourcilsépais et tombants, par son nez épaté, sa barbe rare, son front bas et fuyant. Le meurtrier, enfin,se révèlerait par l'étroitesse du crâne, la longueur des maxillaires et des pommettes saillantes.Aux yeux de Lombroso, le criminel-né est voué au crime car son état de régression, nonseulement biologique mais aussi psychique par rapport à l'homme "normal" le rend inapte àobéir aux lois pénales faites par et pour des hommes différents de lui.Ainsi, dans sa conception, on trouve la croyance rassurante en une différence irréductible denature séparant les criminels du reste de l'humanité.

Très souvent, et en particulier dans les manuels de criminologie, la présentation de la théorie deLOMBROSO s'arrête à ce concept de "criminel-né", et on ajoute très rapidement ensuite queLombroso n'admit l'existence de "facteurs sociaux" que tardivement et sous l'impulsion de sescontradicteurs. Cette présentation n'est pas tout à fait fausse, mais elle est en partie biaisée carla théorie du "criminel-né" ne saurait exprimer à elle seule la théorie de la criminalité deLombroso.Il est vrai que la spécifité de l'approche est bien d'avoir insisté sur le phénomène du criminel-né.Mais, en fait, Lombroso, conformément à sa formation de médecin, ne faisait que percevoir lecriminel comme un individu anormal, pathologique. Etant déviant, l'individu devait bien portersur lui les symptômes de sa pathologie et le but de l'anthropologie criminelle était, on l'a vu, dedéterminer ces signes.Mais Lombroso ne convainquit personne très longtemps avec son hypothèse de criminel-né.Aussi, il évolua assez rapidement vers la fusion des concepts de "criminel-né", de "foliemorale" et d'"épileptique" : le criminel-né était reconsidéré comme un individu à fondépileptoïde dont le caractère inné du comportement criminel était dû à un processus ataviquequi faisait de lui une espèce de "fou moral" ou, pour utiliser une autre expression chère àLombroso, un "crétin du sens moral".Mais si Lombroso essaya surtout d'établir une causalité biologique, il ne se désintéressa paspour autant des facteurs du milieu social. Dès la deuxième édition de son livre, en 1878, ilaborde les influences néfastes de la pauvreté, de l'alcool, de l'émigration...etc.Lombroso ne fit pas jouer, dans son explication, la théorie de la dégénerescence : il admet, biensûr, l'idée d'un arrêt du développement de l'individu criminel, mais il le fait dériver de l'atavismeet non de processus de dégénerescence chers aux aliénistes et à certains médecins. Ladistinction n'est pas gratuite ; nous verrons, en effet, que Lombroso trouva ses plus terriblesadversaires dans les partisans de la dégénerescence.Avec sa théorie liant atavisme, folie morale et épilepsie, et facteurs du milieu social, Lombrosoa cherché à fédérer toutes les explications de la criminalité de l'époque. C'est pourquoi sonsystème a connu une grande renommée, parce que, d'après lui, ce système devait permettre derendre compte de tous les comportements criminels.Il finit ainsi par distinguer deux grands types de criminels : les criminels par défaut organiqueet les criminels par causes externes à l'organisme.Dans le premier type, les criminels par défaut organique, il distingue deux grandes catégories :

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- les criminels par défaut organique inné : les épileptiques, les fous moraux, les imbéciles et lescrétins, regroupés, selon la gravité du caractère dans le concept du criminel-né- les criminels par défaut organique acquis : cette catégorie regroupe certains maladesmentaux (les déments, les maniaques, par exemple), et d'autres individus atteints par ce queLombroso appelle des maladies communes (la décrépitude sénile, la syphilis, la tuberculose...)

Dans le second type, les criminels par causes externes à l'organisme, là encore Lombrosodistingue 2 grandes catégories :- la criminalité due aux influences sociales et morales : c'est-à-dire la famille, la société etl'Etat. On trouve là les délinquants par occasion : délinquants politiques, contrebandiers,adultères, récidivistes, par exemple.- la criminalité due aux influences du climat et aux influences diététiques : l'alcool, le tabac,une température froide ou très chaude créent des délinquants par impulsion ou par passion.

Toutefois, avec ce système, Lombroso s'attribue une sorte de quasi-monopole de l'explicationde la criminalité. Cette démarche se heurta, on le comprend facilement, à l'hostilité de lacommunauté scientifique dans la mesure où elle allait à l'encontre des intérêts particuliers dechacune de ces communautés.Juristes, anthropologues, médecins... prirent alors grand soin de se démarquer de sa théorie, enla critiquant et en la réduisant au concept de "criminel-né", c'est-à-dire à une simple caricature.Il faut pourtant rappeler que la théorie de Lombroso, même si elle privilégie le déterminismebiologique, est aussi multifactorielle en ce sens qu'elle tient compte des facteurs du milieusocial.Une telle théorie aurait dû mettre tout le monde d'accord. Ce ne fut pas le cas, loin de là.

Section 3 : Les critiques de la théorie de Lombroso

Lombroso, comme on l'a dit en commençant ce cours, fait partie de l'Ecole positiviste italienne.A ce titre, sa théorie a eu une très grande importance historique dans la mesure où elle rompt,pour la première fois, d'une manière systématique, avec la conception abstraite du criminel desjuristes et qu'elle introduit la méthode positive et expérimentale dans l'étude du criminel.Lombroso fait aussi partie de la Société d'anthropologie, société savante crée en 1859 par PaulBROCA qui, de la fin du XIXème à la fin de la Ière guerre mondiale, rassemble tous ceux qui,médecins, juristes, sociologues...etc, s'intéressent à l'étude des faits humains, et plusparticulièrement ici des faits criminels.

Or, c'est cette société d'anthropologie qui va attaquer la théorie de Lombroso.Déjà, en 1885, lors du 1er congrès d'anthropologie criminelle, certains intervenants remirent encause l'idée selon laquelle le crime était un phénomène d'anormalité biologique.Puis, en 1889, se tint à Paris le 2ème congrès d'anthropologie criminelle. Ce congrès futl'occasion d'une violente offensive des criminologues français (Tarde, Lacassagne, Manouvrier)contre la doctrine lombrosienne du type criminel.Sur proposition de Garofalo, et dans le but de vérifier la pertinence scientifique de la théorie deLombroso, une commission internationale fut chargée de faire une série d'observationscomparatives dont les résultats seraient présentés au prochain congrès sur au moins 100criminels vivants et 100 honnêtes gens dont on connaitrait les antécédents personnels ethéréditaires.

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La commission composée de Lombroso, Lacassagne, Bertillon, Manouvrier, Magnan et Lemal,ne devait jamais se réunir.Manouvrier publia, en 1892, un mémoire dans lequel il indiquait les difficultés de la mission,autrement dit, les raisons pour lesquelles on nepouvait pas vérifier les affirmations deLombroso.

Ainsi, ce sont des critiques portant à la fois sur la méthode et surtout sur la nature du crime quifurent à l'origine du déclin de la théorie de Lombroso.

I. Les critiques méthodologiques

Les critiques méthodologiques relatives à la théorie de Lombroso furent formulées par unanthropologue, Léonce Manouvrier, à l'occasion du mémoire qu'il rédigea à l'adresse de lacommission, mémoire intitulé : "Questions préalables dans l'étude comparative des criminelset des honnêtes gens" (Archives d'anthropologie criminelle,1892, p.557 et s.).Léonce Manouvrier (1850-1927) a été un élève de Broca, puis l'un de ses successeurs à la têtedu laboratoire d'anthropologie que Broca avait crée. En 1888, il devient titulaire de la chaired'anthropologie physiologique à l'Ecole d'anthropologie, puis après 1895, il est secrétairegénéral de la Société d'anthropologie. A cette époque, il est souvent tenu à l'étranger pour leplus grand anthropologue français de sa génération.Manouvrier conçoit l'anthropologie comme une science de l'homme et y inclut, notamment,une importante dimension sociologique.Outre les articles liés à la relation des congrès internationaux, Manouvrier publie trois textesd'envergure :- en 1886, une "étude sur les crânes des suppliciés" qui amorce rudement la critiqueméthodologique des observations craniométriques lombrosiennes et qui sape l'hypothèse del'atavisme du criminel- en 1889, un texte sur la question de l'existence de caractères anatomiques propres auxcriminels- en 1912, un mémoire sur "quelques cas de criminalité juvénile et commençante", né del'observation de mineurs conduits au dépôt avant leur comparution en justice. Dans cemémoire, Manouvrier réfute toute approche physiologique du crime, disqualifie toute analyseen termes de pathologie pour conclure que seules des influences externes -une éducationdéfectueuse et des circonstances pernicieuses- peuvent incliner à une conduite malhonnêteplutôt qu'honnête.

Manouvrier joue donc un rôle important dans le congrès de 1889 : membre du groupe detravail proposé par Garofalo, il fait figure de ténor de l'offensive anti-lombrosienne enconcentrant l'essentiel de son propos sur l'absence de spécificité anatomique des criminels. Et,pour lui, si l'on a pu affirmer le contraire, c'est à cause d'un manque de rigueur scientifique.Bref, dans le mémoire qu'il publia en 1892, Manouvrier considère la thèse lombrosiennecomme une "théorie retardataire", non démontrée scientifiquement et surtout difficilementdémontrable, et qui confond inextricablement 3 plans pour lui bien distincts : la criminalitéréprimée (catégorie socio-juridique), l'honnêteté (catégorie morale) et les caractèresanthropologiques (catégorie anatomique et physiologique).Son argumentation se déploie principalement autour de 2 axes : la définition de l'objet d'étude(qu'est-ce qu'on étudie ?), et les conditions de l'observation scientifique (comment faire pourl'étudier ?).

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A Définition de l'objet d'étude

Dès le début de son texte, Manouvrier indique qu'il faut prendre la précaution de définir lecrime avant d'en rechercher l'explication et il insiste à diverses reprises "sur le fait que le crimeest une matière non pas physiologique mais sociologique". En effet, pour lui, le crime est lerésultat d'une construction de la loi : la loi pénale distribue les actes entre deux catégories"d'utilité" et de "nocivité", catégories qui ne sont ni morales, ni psychologiques, niphysiologiques, mais juridiques. En outre, la relativité avec laquelle la loi pénale s'appliqueconstitue pour lui un obstacle majeur à toute théorisation sur le crime et sur le criminel.Bref, la base du système de Manouvrier est le code pénal qui -dit-il- "ne divise pas lescitoyens d'un pays en catégories physiologiquement définies, mais bien en catégoriesjuridiquement définies".Aussi, à partir du moment où le "crime" est défini comme entièrement social, il ne peut donnerlieu à une approche anatomo-physiologique que si l'on a préalablement construit la sorte derelation qui permet de passer d'un plan à l'autre, c'est-à-dire d'un plan médical à un planjuridique. Et on ne voit pas comment faire.A supposer qu'on y arrive, éclatent de nouvelles difficultés : non seulement un caractèreanatomique ne préjuge pas de dispositions psychologiques particulières, mais encore c'est sousl'influence des circonstances de la vie que ces dispositions psychologiques vont se combiner demanière à produire tel ou tel acte.

B Les conditions de l'observation scientifique

Le mémoire de 1892 est donc pour l'essentiel un article de méthode. Manouvrier a des motstrès durs pour le peu de fiabilité scientifique des travaux lombrosiens, due aux problèmesconcrets d'observation et de comparaison. Manouvrier inventorie d'abord toute une série dedifficultés relatives à la constitution d'une grille d'observation et à la définition des procéduresde recueil des données. Puis il développe la question du choix des populations à observer. Ilrésume ainsi la difficulté : "Si l'on veut étudier séparément l'influence propre des qualitésphysiologiques ou des variétés de conformation correspondantes et l'influence des conditionsextérieures, il faudra établir nécessairement des groupes d'individus d'après chacune de cesdeux sortes d'influence, toutes choses étant égales par ailleurs".Le but de l'exercice est, en effet, de comparer 2 populations, l'une criminelle et l'autre non,pour étudier l'influence propre des qualités physiologiques dans l'acte criminel.Or cette recherche comparative lui apparaît, au bout du compte, mission impossible. Laconstitution de deux sous-populations, l'une définie comme "criminelle" et l'autre comme"honnête" (groupe de contrôle) semble une tâche excessivement difficile et ceci pour au moins2 raisons :- la première concerne la représentativité des populations : pas plus que la population carcéralene peut être considérée comme représentative des "criminels", pas plus la population des"honnêtes gens" ne peut être définie a priori comme n'ayant accompli aucun acte illicite- l'autre raison porte sur les données relatives d'une part aux antécédents familiaux des sujets àobserver (critique de l'atavisme) et d'autre part à l'influence du milieu social (conditionsd'apprentissage). Il les résume de la façon suivante : "Ne serait-il pas rigoureusementnécessaire, quand on veut étudier le crime dans ses rapports avec la conformationanatomique, de se demander d'abord si les criminels que l'on envisage ne constituent pas unecatégorie parmi les criminels, ensuite si ces criminels n'ont pas vécu au milieu des conditionsextérieures particulièrement propres à les faire entrer dans la catégorie en question, enfin s'iln'est pas probable que ces criminels eussent été honnêtes, tout au moins au point de vue

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légal, s'ils eussent été soumis à des conditions de milieu moyennement favorables à laconservation de ce genre d'honnêteté ?".En d'autres termes, c'est poser la question de savoir comment distinguer la part qui revient àl'inné et la part qui revient à l'acquis, à l'environnement.

Ainsi, Manouvrier situe l'offensive anti-lombrosienne au niveau de la méthodologie et del'épistémologie : il réfute la possibilité d'une comparaison anthropologique entre "criminels" et"honnêtes gens" et met à mal la compétence scientifique des lombrosiens qui proposent decomparer deux ensembles non définis et probablement indéfinissables et qui étudientfinalement un phénomène purement social à travers une symptomatologie physiologique dontla correspondance psychologique n'est même pas assurée.Toutefois, le but poursuivi par Manouvrier n'est pas directement d'éclairer la connaissance ducrime. Plus précisément, Manouvrier chef incontesté de l'anthropologie, veut débarrasser cettedernière d'un compagnonnage douteux : celui de "l'anthropologie criminelle". Pour lui,Lombroso et ses adeptes ne sont pas des anthropologues et l'anthropologie criminelle -qui netravaille que sur l'anormalité- n'est qu'une psychiatrie légale.Ce mobile explique l'intérêt constamment accordé par Manouvrier aux questions determinologie et son adhésion à la proposition de Topinard du terme de "criminologie" pourqualifier une discipline bien distincte de l'anthropologie.En conseillant ce changement de terme, Manouvrier propose une véritable démarcheméthodologique et épistémologique que l'on peut résumer ainsi :- toutes les considérations sur les "causes" du comportement criminel relèvent de la médecineet de la psychiatrie légale, c'est-à-dire d'un art et non d'une science- or, l'anthropologie est, au contraire, une science : comme telle, elle se soucie deconnaissance, pas de savoirs pratiques. Et elle n'a rien à dire sur les causes du "comportementcriminel" parce que le crime n'est pas une catégorie de comportement mais une catégoriejuridique- quant au comportement malhonnête, il dépend d'une appréciation d'intérêt combinée avec lemilieu éducatif et le milieu social. Mais, pour Manouvrier, il n'est pas sûr que l'on puisse meneren ce domaine beaucoup d'investigations scientifiques ; simplement, il refuse une anthropologiequi négligerait les circonstances du milieu social.

Il n'est pascertain, pourtant, que Manouvrier ait réellement voulu mettre à l'épreuve la thèse deLombroso. En fait, il voulait surtout éloigner Lombroso de l'anthropologie et, d'une certainefaçon, se poser en s'opposant.D'ailleurs, même au niveau de la méthode, tant décriée par manouvrier, il faut observer que lui-même avit fait des études comparatives ou en avait cautionné : elles n'étaient donc pas, pourlui, tout à fait irréalisables.Et quand on lit les résultats de ces études, on s'aperçoit que Manouvrier aussi discriminaitmorphologiquement les criminels emprisonnés et lesnon-criminels. Alors ?En réalité, le débat neportait pas tellement sur l'existence de différences morphologiques,maisplutôt sur l'existence d'un type criminel.La question posée,sur le terrain de la science, revenait à celle-ci : quand peut-on parler de typecriminel ? (c'est-à-dire d'un modèle de criminel, constitué par un ensemble de traits, decaractères...etc, communs à tous les criminels, comme on peut parler d'un "type" oriental, d'un"type" occidental ou asiatique)Topinard a cherché à préciser cette notion de type : c'est, dit-il, un ensemble de caractères quipermet de distinguer un individu d'un autre, un groupe naturel d'un autre. Il faut, pour qu'il y

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ait type, que chaque individu qui le constitue ait d'une manière minimum les caractéristiques dutype dont il fait partie.Un anthropologue belge, P. Héger, concrétisa à son tour cette exigence : "jetez un coup d'oeilsur une série de crânes qu'on a placés devant vous; vous n'hésiterez pas à les classer aussitôtd'après des caractères apparents et indéniables; vous rangerez, l'un à côté de l'autre, cescrânes de chinois qui semblent tous sortis du même moule, ou encore ces crânes de bruxelloisqui ressemblent visiblement l'un à l'autre : ce sont là des séries naturelles. Mais si vousregardez ensuite des crânes d'assassins,parmi lesquels figurent des flamands et des wallons,vous n'observerez plus aucune similitude : ils ne forment donc pas une série et appartiennent,avant tout, au type de leur race".En réalité, dit Topinard, il serait plus simple d'admettre que, par le crâne, les criminels rentrentdansla catégorie des malades. En d'autres termes, ce que l'on pose dans leur cas, est unproblème de pathologie et non unproblème de type : les criminels se distinguent plus par descaractères pathologiques que par des caractéristiques anthropologiques.Mais cette prise de position ne signifie pas, pour autant, que des recherches de typeanthropologique soient inutiles parce qu'elles peuvent révéler des caractéristiquespathologiques.Toutefois, dans les études comparatives qu'ils mènent, Topinard et Manouvrier confondenteux-mêmes pathologie et anthropologie et aboutissent finalement à des conclusions confuses etambiguës.Ils notent en effet des caractères anatomiques communs aux criminels qui les rapproche d'unetypologie.Ainsi, par exemple, dans sa contribution sur "l'étude anthropologique des crânes d'assassins"(1883), Manouvrier repère 2 caractéristiques qui lui paraissent différencier nettement lesassassins des individus "normaux" : "les assassins -écrit-il- ont en général un front trop petitet une trop grande mâchoire".Tout en ayant pris ses distances par rapport à Gall, il propose finalement des conclusions quis'en rapprochent : "plus le front grandit par rapport aux autres régions du crâne, plus latendance au crime diminue" ou encore "chez les assassins, les types pariétaux et occipitauxprédominent au point que le type frontal semble disparaître, absolument comme dans lesraces inférieures". Et il en arrive à une formule qui synthétise sa pensée : "les caractèresconstatés sur les crânes d'assassins montrent que cette catégorie d'individus est, en moyenne,morphologiquement inférieure".

II. Les critiques tenant à la nature du crime

Pour comprendre l'accueil hostile que l'on réserva à la théorie du "criminel-né "de Lombrosoet, par conséquent, à l'idée d'un atavisme criminel, il faut faire un détour par le débat plusgénéral sur le darwinisme et la théorie de l'hérédité que les Français défendaient à l'époque.

Les Français nuancent l'idée de "sélection naturelle" en soulignant l'influence du milieu. Ils nerefusent pas l'hypothèse de la concurrence vitale mais subordonnent son influence à l'adaptationau milieu.. Ce sont ces nuances qui expliquent le rejet de la notion d'atavisme criminel.En effet, l'atavisme était défini comme une hérédité à rebours. Il correspondait à la transmissiondes caractères les plus anciens et, par conséquent, les mieux fixés, peu sujets aux variations,donc peu réactifs au "milieu".

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Cette conception de l'hérédité s'oppose à la conception de l'hérédité naturelle développée enFrance dont on estime qu'elle est sujette aux influences du milieu. Aussi, à la théorie del'atavisme, les français vont préférer la théorie de la dégénerescence.La théorie de la dégénerescence s'est développée dans le domaine de la criminalité comme unehypothèse alternative, permettant de mener une contre-offensive à l'égard de la théorieatavique de LombrosoL'argument essentiel ne consistait pas à nier l'existence des anomalies physiques relevées parLombroso, mais à les réinterpréter dans le sens d'une dégénerescence. Ainsi, le crime est-il uneforme de dégénerescence acquise au fil des générations . Cette dégénérescence est due auxinfluences nocives du milieu : l'alcool, l'alimentation, l'éducation, la pauvreté peuventdéséquilibrer l'organisation cérébrale d'un individu et du coup, le temps passant, ses instinctsont tendance à prendre le dessus sur les mécanismes de l'intelligence.Il y a ainsi, dans la société, des individus qui sont "esclaves de fatales dispositions organiques"(Lacassagne) qui proviennent soit de l'hérédité, soit du milieu social. Et ces dispositionsorganiques vont se transmettre de générations en générations et vont entraîner un arrêt dudéveloppement.Ainsi, là où la théorie de l'atavisme voit un retour en arrière dans l'évolution de l'espècehumaine, la théorie de la dégénerescence voit un arrêt de cette évolution.Il reste toutefois un élément commun entre ces deux théories : le déterminisme. Déterminismebiologique pour la théorie de Lombroso, déterminisme qui fait place au milieu social pour sesdétracteurs.

Cependant parler de déterminisme social comme le feront les contemporains de Lombroso, nesuffit pas à rendre l'analyse sociologiqueIl est bien évident que, en mettant l'accent sur le déterminisme biologique la théorie deLombroso n'est pas sociologique. Mais il ne suffit pas, pour autant, de viser le "milieu social"pour rendre le propos sociologiqueNous allons voir, en effet, que jusqu'à Emile DURKHEIM, les différentes théories qui vontsuccéder à celle de Lombroso, tout en se réclamant du mileu social et en insistant surl'influence de ce milieu dans le phénomène criminel ne sont pas pour autant des théoriessocilogiques parce qu'elles font du criminel, c'est-à-dire de l'individu, le noyau dur de leuranalyse.Or, pour que le propos soit sociologique, il faudra adopter un autre point de vue : celui de lasociété, et considérer, non plus le criminel comme un être anormal, mais le crime comme faitsocial normal, susceptible d’investigations scientifiques.

Qu'est-ce qu'un "fait social normal"?Dans son livre "Les règles de la méthode sociologique", Durkheim explique qu'un phénomèneest normal lorsqu'il se rencontre de manière générale dans une société d'un certain type, à unecertaine phase de son devenir. Le crime est donc un phénomène normal ou, plus exactement,un certain taux de crime dans une société est un phénomène normal. Ainsi la normalité estdéfinie par la généralité, mais puisque les sociétés sont diverses, il est impossible de connaîtrela généralité de manière abstraite et universelle. Sera donc considéré comme normal lephénomène que l'on rencontre le plus souvent dans une société d'un type donné, à un momentdonné.Cette définition de la normalité n'exclut pas que, subsidiairement, on cherche à expliquer lagénéralité, c'est-à-dire que l'on s'efforce de découvrir la cause qui détermine la fréquence duphénomène considéré. Mais le signe premier et décisif de la normalité d'un phénomène estsimplement sa fréquence.

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Le crime est donc un fait social normal, parce qu'il est général, c'est-à-dire fréquent dans notresociété.Et de même que la normalité est définie par la généralité, l'explication, selon Durkheim, estdéfinie par la cause.Expliquer un phénomène social, c'est en chercher la cause efficiente, c'est-à-dire dégager lephénomène antécédent qui le produit nécessairement. Les causes des phénomène sociauxdoivent être cherchées, non dans l'homme, mais dans le milieu social. C'est en effet la structurede la société considérée qui est la cause des phénomènes dont la sociologie veut rendre compte: "C'est dans la nature de la société elle-même -écrit Durkheim- qu'il faut aller chercherl'explication de la vie sociale" (p.101).

On prend la mesure de l'évolution des idées : en considérant le crime comme un fait socialnormal, Durkheim prend, bien sûr, le contrepied de la théorie lombrosienne qui fondel'explication du crime dans une analyse biologique. Mais il s'oppose encore aux théoriespostérieures à celle de Lombroso, lesquelles partent encore de l'homme et affirment sans nierabsolument toute prédisposition au crime que les influences sociales ont seules le pouvoir dedévelopper cette prédisposition et de déterminer le crime.

Après cette longue introduction qui nous a permis de comprendre comment était née l'idée quele crime pouvait s'expliquer par des facteurs sociaux, nous allons voir maintenant, dans unpremier chapitre, les théories qui privilégient les facteurs sociaux dans l'analyse du crime.Ces courants criminologiques font néanmoins de la criminologie une criminogénèse, ce quisignifie qu'ils développent leur problématiques à partir de la question : pourquoi le crime ?Mais à présent, au lieu de répondre à cette question en invoquant uniquement une causebiologique, ils vont assigner aux facteurs sociaux un rôle causal dans l'explication du crime.

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CHAPITRE 1 : LA CRIMINOLOGIE COMME CRIMINOGENESE

Les grandes théories étiologiques du crime, basées sur des facteurs sociaux, se sontdeveloppées à la fin du XIXème siècle / début du XXème.D'abord, certains auteurs, médecins ou juristes, vont traiter de questions criminologiques. Ilsrejettent le déterminisme biologique et vont intégrer l'influence du milieu social dans leuranalyse du phénomène criminel (Section 1).Mais comme nous l'avons souligné à la fin de l'introduction, il faudra attendre l'Ecole deDurkheim pour que l'analyse du phénomène criminel devienne véritablement sociologique(Section 2).Assez curieusement alors, et sans doute à cause de la Ière guerre mondiale, la productionsociologique, en matière de criminologie, sera dominée par les travaux américains (Section 3).

Section 1 : Une analyse sociale du phénomène criminel

Au tournant du siècle, les auteurs qui vont s'intéresser au phénomène criminel tentent de sedémarquer de la théorie de Lombroso. Ils vont exposer différentes thèses qui font une pluslarge part aux facteurs sociaux dans la causalité de la délinquance. Il n'empêche cependant quel'on peut leur trouver un certain nombre de points communs avec la thèse lombrosienne, dansla mesure où leurs auteurs écrivent sous un climat culturel qui ne change pratiquement pas :celui du déterminisme.Nous allons étudier successivement les 3 auteurs qui ont peut-être marqué le plus leur époquedans cette histoire des théories "sociologiques" en criminologie : Enrico FERRI, AlexandreLACASSAGNE et Gabriel TARDE.

I. L'oeuvre de Enrico Ferri

Enrico. FERRI a une conception très vaste des causes du crime : il accorde, certes, une placede choix aux facteurs sociaux, mais il tient compte également d'autres facteurs, et en particulierdes facteurs biologiques et géographiques.Enrico Ferri (1856-1928) a été essentiellement un réformateur des institutions judiciaires.Professeur de droit pénal à Rome puis à Turin, il fut aussi un homme politique socialiste éludéputé de 1886 à 1924. En 1919, il préside la commission italienne préparant un nouveau codepénal dont le projet est présenté en 1921. A la fin de sa carrière, Ferri se rallia au fascisme et fitpartie de la commission qui, en 1927, présenta le code pénal fasciste adopté en 1930.L'étude de l'étiologie criminelle constitue pour lui un moyen pour mieux savoir commentcontribuer à l'évolution des institutions. Il veut que la nouvelle école positive protègeefficacement la société contre le crime. Pour cela, il faut qu'elle contribue au développement dela "science de la criminalité et de la défense sociale contre cette dernière".La science de la criminalité, qu'il appelle sociologie criminelle, l'amène à distinguer le crimecomme fait individuel et la criminalité comme phénomène social. Il fait la synthèse de sathéorie dans un ouvrage, publié en 1881, "Les nouveaux horizons du droit pénal", qui seraréédité par la suite sous le titre "Sociologie criminelle".Disciple de Lombroso, E. Ferri croit, comme lui, au déterminisme. Mais alors que Lombrosose limite au seul déterminisme biologique, E. Ferri, conscient de la multiplicité des facteurs enjeu dans le phénomène criminel, va étendre ce déterminisme aux facteurs sociaux.

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Pour Ferri, le crime est déterminé par toute une série de causes à la fois biologiques, physiqueset sociales, sur lesquelles l'homme n'a aucune liberté. Dans la théorie de Ferri, il n'y a pas deplace pour le libre arbitre. Certes, l'homme a l'impression d'être libre, il "décide" d'agir dans unsens qu'il croit avoir choisi, mais son libre arbitre n'est finalement qu'une illusion. Soncaractère, son tempérament, les forces physiques et sociales naturelles déterminent soncomportement. E. Ferri écrit ainsi : "La physiologie et la psychopathologie concourent à nousmontrer que la volonté humaine est complètement soumise aux forces naturelles, nonseulement d'ordre moral ou social, mais aussi d'ordre purement physique".Ferri va chercher à identifier les différents facteurs qui déterminent l'homme à commettre uncrime. Il retient alors trois sortes de facteurs :

*1er groupe : les facteurs anthropologiques, inhérents à la personne du criminel, qui, à leurtour se divisent en trois sous-groupes :- le premier sous-groupe concerne la constitution organique du criminel et comprend toutes lesanomalies organiques et tous les caractères corporels en général- le deuxième sous-groupe concerne la constitution psychique du criminel et comprend toutesles anomalies de l'intelligence et des sentiments- le troisième sous-groupe concerne les caractères personnels du criminel et comprend lesconditions biologiques de race, d'âge et de sexe, les conditions sociales telles que l'état-civil, laprofession, le domicile, la classe sociale, le niveau d'instruction.

*2ème groupe : les facteurs physiques ou cosmo-telluriques sont relatifs au milieu physique(climat, nature du sol, saison, températures annuelles, conditions atmosphériques)

*3ème groupe : les facteurs sociaux résultent du milieu social où vit le délinquant (densité depopulation, religion, famille, système d'éducation, alcoolisme...).

A partir de la mise en relief de ces facteurs de la délinquance, E. Ferri va alors affiner lapremière typologie criminologique, qui avait été proposée par Lombroso. On appelle "type",une combinaison de plusieurs traits considérés comme caractéristiques du phénomène étudié et"typologie" les groupes de types entre lesquels on répartit les diverses combinaisons decaractéristiques relatives au phénomène en cause.

Ferri classe donc les criminels en 5 catégories :

- les criminels-nésCe sont ceux qui présentent les caractéristiques du type criminel de Lombroso, mais c'est àFerri que revient la paternité du terme de "criminel-né". Ferri reprend ici les aspectsphysiologiques et psychologiques décrits par Lombroso. Toutefois, à la différence deLombroso, Ferri pense que le criminel-né n'est pas totalement voué au crime. On peut en effetprévenir l'acte criminel par une meilleure prise en charge sociale du criminel. Le crimes'explique néanmoins par des facteurs anthropologiques.

- les criminels fousIls agissent sous l'influence d'une maladie mentale. Ils sont, toutefois peu nombreux parmi lescriminels chez lesquels on rencontre, en revanche, un nombre important de sujets mentalementanormaux, déséquilibrés psychiquement. Là encore, le crime s'explique par des facteursanthropologiques.

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- les criminels d'habitudeCe sont les récidivistes endurcis, ancrés dans la criminalité chronique sous l'influence defacteurs sociaux. Il y a, parmi eux, des criminels d'envergure, véritables professionnels ducrime comme aussi des inadaptés sociaux, spécialisés dans les petits délits.Le crime s'explique par la combinaison de facteurs sociaux (par l'existence d'un milieu socialdéfavorable) et de facteurs anthropologiques (par l'existence d'une constitution psychiquefragile)

- les criminels d'occasionIls sont les jouets de circonstances fortuites, en raison d'une certaine insensibilité morale etd'une certaine légèreté dans le comportement. Pour Ferri, ils représentent la part la plusimportante des délinquants et leur acte s'explique, là encore, par la conjugaison d'un milieusocial défavorable et d'une personnalité qui, du fait de sa constitution biologique, reste trèsfragile.

- les criminels passionnelsCe sont des sanguins, des nerveux, des sensibles. Emportés par une passion violente : amour,colère, jalousie. Ils agissent au grand jour, sans préméditation, sans réflexion, sans préparation.Ils sont violemment émus avant, pendant et après le crime. Ils avouent immédiatement,éprouvent de grands remords, tentent de se suicider et deviennent des détenus modèles.

Dans cette classification, on le voit, les facteurs anthropologiques prédominent dans les deuxpremières catégories. Par contre, les facteurs sociaux l'emportent dans les trois dernières.Mais, en tout état de cause, comme le souligne Ferri, l'homme criminel est déterminé parl'ensemble de ces facteurs. Cette thèse déterministe a conduit Ferri à remettre en cause lefondement de la responsabilité pénale. Cette dernière, en effet, ne peut être basée sur la fautequi suppose l'existence du libre arbitre, c'est-à-dire la possibilité de choisir entre le bien et lemal. La responsabilité pénale ne peut alors être fondée que sur l'idée du risque que ledélinquant fait courir à la société. Aussi, Ferri demande que l'on substitue aux peines classiquesdes mesures de défense sociale. Ces mesures de défense sociale annoncent, en quelque sorte,les mesures de sûreté de notre droit pénal contemporain.En effet, le droit pénal classique n'envisage guère la peine que sous l'angle de la punition d'unefaute, remplissant les fonctions traditionnelles de rétribution, d'élimination et d'intimidation. Enproclamant que le comportement humain est essentiellement déterminé par des facteursphysiologiques et sociaux indépendants de la volonté de chacun, Ferri a remis en question cetteconception bien établie de la peine et a affirmé la nécessité non de punir le coupable, mais del'empêcher de commettre de nouveaux crimes, c’est-à-dire protéger la société.Pour Ferri, "il n'y a pas de crimes, mais des criminels" qu'il convient donc, selon les cas, deguérir de leurs tendances perverses par un traitement approprié, voire de neutraliser purementet simplement s'ils se révèlent incurables.Les mesures de défense sociale, préconisées par Ferri, peuvent ainsi, d'abord, être fondées surl'élimination des délinquants dangereux, élimination qui peut être physique (peine de mort) ousymbolique (transportation des récidivistes).Mais surtout, Ferri propose un ensemble de mesures préventives qu'il appelle "substitutspénaux" destinés à défendre la société contre le danger représenté par le criminel. Pour lui, cequi est important dans ces mesures est surtout leur aspect "négatif" : neutraliser le potentieldangereux de l'individu. Elles se présentent donc comme des mesures de protection sociale

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ayant pour objectif de prévenir la récidive et de neutraliser l'état dangereux du délinquant :placement des alcooliques dangereux, internement des aliénés, par exemple.Surtout, et peut-être parce qu'il est aussi un homme politique, Ferri préconise de vastestransformations de la société. Dans ce but, il s'aide des recherches de sociologie criminelle qu'ila mené et qui l'ont conduit à formuler des lois relatives à la criminalité.Ferri admet l'existence de deux lois complémentaires.La première est celle de la saturation criminelle. Ferri se sert d'une image chimique pourillustrer cette loi : "Comme dans un volume donné, à une température donnée, se dissout unequantité déterminée de substance chimique, pas un atome de plus, pas un atome de moins, demême, dans un milieu social donné, avec des conditions individuelles et physiques données, ilse commet un nombre déterminé de délits, pas un de plus, pas un de moins". Cette loi régit lessociétés pendant les périodes normales.La seconde loi est celle de la sursaturation, valable en cas de changement social important :quand la société est agitée par certains évènements, la quantité de crimes qui peuvent secommettre augmente, comme en chimie la quantité de sel qui peut se dissoudre dans l'eaus'élève jusqu'à un nouveau niveau, dit de sursaturation, si la température du mélange est portéeplus haut.

La conception très vaste de la sociologie criminelle d'E. Ferri veut tendre à démontrer que lecrime est un phénomène complexe dans lequel entrent en ligne de compte de multiplesfacteurs, et non pas un seul d'entre eux. C'est pourquoi d'ailleurs, on qualifie souvent la théoriede Ferri d'approche multifactorielle de la délinquance.Mais, comme toute tentative de systématisation, la théorie de Ferri a suscité des critiques,notamment au niveau de la classification des facteurs. Par exemple, R. GASSIN, dans sonmanuel de criminologie, se demande pourquoi Ferri range la production agricole parmi lesfacteurs du milieu physique quand il classe la production industrielle dans les facteurs du milieusocial. Il relève aussi que Ferri situe au même niveau tous les facteurs criminogènes lorsque,vraisemblablement il en est de plus importants que d'autres.En outre, la théorie de Ferri repose sur une distinction : facteurs anthropologiques (c'est-à-direindividuels) / facteurs sociaux qui peut sembler assez artificielle.Pour lui, en effet, la sociologie criminelle doit essentiellement étudier la criminalité en tant quephénomène social. Dans cette perspective, elle envisage aussi bien les facteurs individuels queles raisons sociales de la délinquance. Certes, cette distinction entre les facteurs qui agissentsur le plan collectif et les facteurs qui agissent à l'échelle de l'individu est intéressante dans lamesure où elle permet :- d'une part, sur le plan social, d'évoquer les relations qui existent entre une structure socialedonnée et la criminalité- d'autre part, à l'échelle de l'individu, d'observer les facteurs qui interviennent à l'égard d'un casparticulier.Ainsi, cette théorie permet de distinguer les facteurs généraux auxquels sont soumis tous lessujets vivant dans une société déterminée et les facteurs individuels propres à chacun d'entreeux.Mais, en même temps, la distinction est artificielle parce qu'il existe entre l'individu et la sociétédes interactions constantes. Or, en isolant les facteurs généraux et les facteurs individuels de ladélinquance, la théorie de Ferri ne peut pas rendre compte de ces interactions.C'est d'ailleurs à partir du constat de l'incapacité de la sociologie criminelle à saisir la relationsusceptible de s'établir entre facteurs généraux et facteurs individuels que va se développer,

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durant l'entre-deux guerres, aux Etats-Unis, un courant qui va mettre l'accent sur l'observationde ce carrefour entre le social et l'individuel pour essayer d'expliquer le crime.

II.Alexandre Lacassagne et l'Ecole du milieu social

L'école du milieu social dont le chef de file fut Alexandre Lacassagne (1843-1924), professeurde médecine légale à Lyon en 1880, fondateur et directeur des Archives d'anthropologiecriminelle en 1886 puis de l'Ecole de Lyon, a mis, elle aussi, l'accent sur l'influenceprépondérante du milieu social dans l'étiologie criminelle.Cette école a donc attiré l'attention sur les aspects sociaux de la délinquance autres que lesaspects économiques.Les principales études de Lacassagne ont été publiées dans les archives d'anthropologiecriminelle. Elles sont d'ordre médico-légal, déontologique, statistique et sociologique. Il apublié, en outre, divers travaux d'ordre criminologique.Sur ce plan, il s'est opposé à Lombroso dès le 1er congrès international d'anthropologiecriminelle tenu à Rome en 1885. A la thèse de l'homme criminel, il a opposé la théorie dumilieu social.Le concept de milieu social employé par Lacassagne est défini de façon extensive. Il englobel'ensemble des influences extérieures, climatiques et physiques, comme les influences relatives àl'éducation et à l'entourage.A l'appui de sa thèse, Lacassagne a présenté un rapport au 4ème congrès d'anthropologiecriminelle de Genève sur "Les vols à l'étalage et dans les grands magasins" (1896). Il ydémontre comment la fascination exercée par les étalages mène au délit les individusprédisposés à la kleptomanie. Il étaya sa thèse par différents travaux postérieurs (sur lescorrélations entre les crimes contre la propriété et le prix du blé, sur la criminalité des villes etdes campagnes, sur le calendrier criminel).Lacassagne résume sa théorie dans une formule restée célèbre. De cette formule selon laquelle"le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité. Le microbe, c'est le criminel quin'a d'importance que le jour où il trouvera le bouillon qui le fait fermenter", découlent uncertain nombre de conséquences :En premier lieu, le crime pathologique relève purement et simplement de la psychiatrie.Lorsqu'un délinquant présente une anomalie mentale, il doit être soumis au même régime queles non-délinquants atteints de troubles identiques car, pour Lacassagne "c'est la volontéaccomplissant un acte et non l'acte lui-même qui fait le crime".Une fois les délinquants pathologiques écartés, Lacassagne dénie encore toute spécificité auxstigmates lombrosiens. Selon lui, ces stigmates ne sont pas une manifestation de l'atavisme,mais un produit des influences du milieu, de l'alimentation, de l'alcoolisme, de la tuberculose oude la syphilis..Lacassagne finira donc par classer les criminels en 3 catégories :- les criminels de sentiment ou d'instincts, qui sont pour lui, les "vrais" criminels- les criminels "d'actes" qui agissent par passion ou par occasion. Ils représentent, d'après lui, lacatégorie la plus fréquente, dans laquelle la peine peut avoir une efficacité- les criminels de "pensée" qui sont les "criminels aliénés" : leur état est dû, pour Lacassagne, àl'hérédité ou à une disposition acquise. Cette catégorie comprend les "épileptiques homicides"qui sont, pour Lacassagne, les "plus horribles assassins". Pour ces derniers, une seule solution :l'internement dans un asile spécial.

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Aussi, pour avoir une action sur les criminels, il faut d'abord agir sur le milieu. C'est la misèrequi laisse son empreinte et fait si bien les particularités relevées par Lombroso.Des perspectives optimistes sont alors ouvertes, pour Lacassagne, sur le terrain de laprévention. S'il est vrai, comme il le soutenait que "les sociétés n'ont que les criminels qu'ellesméritent", c'est sur les facteurs criminogènes du milieu social qu'il faut agir. Dès lors, c'est laprophylaxie sociale sous toutes ses formes (lutte contre la tuberculose et la syphilis,l'alcoolisme, les intoxications, le paupérisme) qu'il convient de développer au maximum.On peut toutefois observer qu'en dépit de cette orientation, Lacassagne a été un partisandéterminé de la peine de mort. Cette position, toutefois, ne l'empêchait pas de préconiser uneréforme du régime pénitentiaire basée sur l'individualisation des peines.

Quelle appréciation porter sur la thèse de Lacassagne ?Cette théorie a le mérite d'avoir insisté sur le fait que le crime est la manifestation d'uneinadaptation sociale et d'avoir ainsi donné naissance à un humanisme pénal orienté vers lereclassement du délinquant, ce que la doctrine positiviste italienne ne permettait pas. Mais ellemontre aussi ses faiblesses lorsqu'il s'agit d'expliquer pourquoi tous les individus, placés dansun même milieu, ne deviennent pas également tous délinquants.

L'oeuvre de Lacassagne est auréolée en France d'un certain prestige car on lui fait crédit des'être opposée aux causes biologiques de Lombroso. Et, souvent, pour établir cette oppositionentre "l'école positiviste italienne" et "l'école du milieu social" on cite, pour illustrer lesdifférences, ces phrases que Lacassagne aimait à répéter et qui devinrent à la longue lesaphorismes de l'école de Lyon : "les sociétés n'ont que les criminels qu'elles méritent" et "lemilieu social est le bouillon de culture de la criminalité...".Cette séparation en deux camps bien distincts -causalité biologique chez les uns (proLombroso) et causalité sociale chez les autres (pro Lacassagne)- ne rend pourtant pas biencompte de la complexité des débats de l'époque. En isolant les affirmations de Lacassagne deleur contexte, on oublie qu'elles ne firent jamais l'objet de controverses entre Lacassagne etLombroso, tout simplement parce que la théorie de Lombroso s'en accomodait fort bien. Bref,Lacassagne n'était pas aussi éloigné de Lombroso qu'on a bien voulu le croire, parce quefinalement, sa conception du milieu social n'est pas incompatible avec une conceptionbiologique de crime. En fait, les aphorismes de Lacassagne constituent finalement une stratégiepermettant de se démarquer de l'école positive italienne et d'apparaître devant la communautéscientifique internationale comme le représentant d'une autre école, cette fois française, etfacilement identifiable sous le nom d'école du milieu social.Mais en réalité, la distance par rapport à l'école positive italienne n'est, encore une fois, pasconsidérable.

Comme Lombroso, Lacassagne estime qu'il faut faire correspondre une peine appropriée àchaque type de criminel. En fait, ce qui semble démarquer le second du premier est cetteréférence au "milieu social".Mais, qu'est-ce quele milieu social pour Lacassagne ?Pour en trouver la définition, on peut se reporter à la conférence inaugurale qu'il donna à laSociété d'anthropologie de Lyon le 27 janvier 1882.Le sujet de la conférence concernait la comparaison de l'homme criminel avec l'homme primitifet la question de savoir si l'on pouvait combattre le crime ou s'il était un phénomène naturel etinéluctable.Voici ce que dit Lacassagne :

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" (Le crime) est-il le lot commun de tous les hommes, une sorte demicrobe moral auquel nous sommes tous exposés, ou bien, au contraire,le triste apanage de certaines couches sociales, de ces malheureuxdéshérités constituant les derniers étages de la société, ceux qu'on aappelé les gueux, les misérables, le troisième dessous, le monde descoquins ?On le dirait en effet, en voyant les criminels se recruter surtout parmi lesenfants abandonnés, les enfants naturels, les fils de repris de justice etparmi tous ces êtres qui, comme des champignons malfaisants, poussentet prospèrent sur le fumier de la prostitution. C'est dans ce milieu quegrouille et s'agite une portion de l'humanité dont il est difficile de sefaire une idée, aussi éloignée de nous que ne le sont les indigènesprimitifs, ne pouvant s'imaginer que l'honneur peut être un besoinimpérieux, le travail une douce habitude, la propriété un droitindiscutable".

Mais en fait, la fameuse expression de "milieu social" employée par Lacassagne est, finalement,loin de coïncider avec celle que nous utilisons aujourd'hui.Ce terme, dans les propos de Lacassagne, n'a pas le même statut qu'aujourd'hui, ni sur le plandescriptif, ni sur le plan explicatif.Démonstration :Pour Lacassagne, la typologie des criminels est rigoureusement calquée sur celle des couchessociales. Et, à son tour, sa typologie des classes sociales est construite selon les différentsstades de l'évolution cérébrale des individus qui les composent.Ainsi, pour Lacassagne, la société est composée de plusieurs couches :1- les plus avancées, où domine l'intelligence, sont dites "frontales"2 Elles correspondent auxclasses sociales supérieures2- les classes inférieures, dans lesquelles prédominent les instincts, sont les couches dites"occipitales"33- les couches intermédiaires, enfin, sont dites "pariétales"4.Dans sa leçon d'ouverture à la chaire de médecine légale à Lyon, Lacassagne indique ce qu'ilentend par "milieu social" :

"Il est assez difficile -dit-il- de se faire une juste idée de l'évolutionmorale de la société. Nous ne pouvons nous représenter le milieu socialque comme une agrégation d'individus dont l'évolution cérébrale estdifférente. Les couches supérieures, celles qui ont évolué le plus, sont lesplus intelligentes : nous pouvons les appeler les couches frontales ouantérieures. Les couches inférieures, ce sont les plus nombreuses, cellesoù prédominent les instincts : appelons-les les couches postérieures ouoccipitales. Entre elles, une série de couches marquées par des types oùprédominent les actes, avec l'impulsion spéciale que peuvent donner lesinstincts ou les idées : ce sont les couches pariétales. On comprendd'après cela quelle peut être la lenteur de notre civilisation : celle-ci nepénètre réellement toute une nation ou une société que lorsque le système

2 Classes sociales supérieures : couches frontales ou antérieures (=> crimnels de pensée : les aliénés)3Classes sociales inférieures : couches occipitales ou postérieures (=> criminels d’instinct : le “ vrai ” criminel)4Classes sociales moyennes : couches pariétales (=> criminels d’acte par passion ou occasion, les facteurssociaux jouant uniquement là)

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cérébral antérieur des individus manifeste son influence sur le systèmecérébral postérieur par le perfectionnement des instincts sociaux".

Toute la classification des criminels de Lacassagne a pour point de départ cette conceptionorganique du milieu social. A chaque couche sociale correspond finalement à un état dedéveloppement du cerveau et donc un type de criminel: à la couche frontale (classe socialessupérieures)correspond le criminel de pensée ("les vrais aliénés"), à la couche pariétale (classesmoyennes) correspond le criminel d'acte ("par passion ou par occasion"), à la couche occipitale(classes inférieures) correspond le criminel d'instinct ("les vrais criminels").Ce que les facteurs sociaux peuvent expliquer, ce sont seulement les variations de la criminalitéd'acte (passion ou occasion) ; le reste relève de la sauvagerie (classes sociales inférieures) oude l'aliénation congénitales (classes sociales supérieures).

Dans la théorie de Lacassagne, les facteurs biologiques restent donc prépondérants. D'ailleurs,en 1893, lors du 3ème Congrès d'anthropologie, Lacassagne affirme encore :

"Le cerveau est un conglomérat d'organes, sièges d'instincts ou defacultés qui peuvent avoir, à un moment donné, un fonctionnementprédominant, et c'est la prédominance de l'un de ces instincts sur l'autrequi domine parfois l'ensemble de la situation (...). L'étude dufonctionnement cérébral doit donc prédominer, et c'est sur elle qu'il fautasseoir la théorie de la criminalité".

Quelle est alors la part faite au "milieu social" ?En réalité, pour Lacassagne, le milieu social agit surtout sur la partie occipitale du cerveau etjoue un rôle d'aiguillon ou de révélateur de ces instincts innés.Si le milieu social est équilibré, les mauvais instincts ne se développeront pas ; dans le casinverse, les mauvais instincts seront libérés et domineront le fonctionnement cérébral.On voit donc que si le milieu social peut faire varier considérablement la criminalité (d'où son"importance"), l'acte criminel reste chez chaque individu entièrement dépendant de saconstitution cérébrale. Ainsi, les deux explications, biologique et sociale, ne se contredisentpas, elles s'ajoutent simplement. La société, le "milieu social", selon son état ne fait que révélerou non la nature criminelle de certains individus, nature intégralement déterminée à l'avance parleur hérédité. Bref, le "milieu" est l'occasion qui révèle le criminel.Ainsi, le "milieu social" de Lacassagne n'a vraiment rien à voir avec la conception moderne quel'on en a aujourd'hui.De même, dans son explication du crime, si Lacassagne s'oppose de façon très nette à la notiond'atavisme, il n'hésite pourtant pas à utiliser la notion de régression, de dégénerescence, pourexpliquer les crises créees par les influences néfastes des différents facteurs sociaux :l'alimentation, l'alcool, l'éducation ou encore les crises économiques peuvent déséquilibrerl'organisation cérébrale et, dans ce cas, Lacassagne estime qu'il y a "prédominance de la partiepostérieure du cerveau sur l'antérieure": les instincts l'emportent sur l'intelligence.Ainsi Lacassagne n'abandonne pas l'idée que certains criminels relèvent d'une héréditédéfectueuse ; simplement, ce qui était une cause chez Lombroso -le criminel commet un crimeà cause de son hérédité atavique- devient une conséquence chez Lacassagne -parce qu'ilcommet un crime, l'individu devient un dégénéré. Mais, on le voit, ce thème du "milieu social"est parfaitement compatible avec l'idée du substrat organique du comportement criminel.Ainsi, Lacassagne admet le principe même de l'hérédité du crime ; simplement, il ergote enrefusant d'y voir une régression atavique mais bien au contraire une forme de dégénerescence

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acquise au fil des générations à cause d'un "milieu social" défavorable. Lacassagne défend lathéorie de ce que l'on a appelé "l'hérédité des caractères acquis", selon laquelle l'hérédité peutse transformer en intégrant des schèmes comportementaux répétés jusqu'à assimilation. Le"milieu" a donc une vertu sélective mais il ne change rien au poids de l'hérédité.En ce sens, on peut dire que le terme de "milieu" est pris dans le sens que lui donnait Lamarckdans le cadre de sa conception de l'hérédité évolutive. Pour Lacassagne en effet, une règlegénérale veut que "l'hérédité ne transmet que les aptitudes des ascendants si elles existent ettelles qu'elles existent; elle ne crée rien et n'augmente rien".Lamarck (1744-1829), dans sa théorie de l'évolution, avait mis l'accent sur le fait que ledéveloppement d'un organe dépendait de l'usage qui en était fait et que les modifications qui enrésultaient pouvaient se transmettre d'une génération à l'autre. Il insistait aussi sur l'idée quel'évolution de l'homme se caractérise par sa plus grande complexification.Lacassagne est un disciple de Lamarck, et cette idée de tendance à la complexification vaprendre pour lui une importance considérable.Elle le conduit, en effet, à l'idée que, plus un animal est complexe, plus facilement il peut êtremodifié par le milieu, et plus une fonction est complexe, plus elle est susceptible demodification.Comme l'homme est au sommet de la hiérarchie des espèces et que, chez lui, le systèmenerveux présente la complexité la plus grande, c'est chez l'homme, et au niveau de son systèmenerveux que l'influence du milieu pourra être la plus marquante et donc la plus facilementtransmissible.Tout le problème reste celui de savoir comment deviennent transmissibles des qualitésnouvellement acquises puisque, comme le dit lui-même Lacassagne, "l'hérédité ne crée rien etn'augmente rien".Pour expliquer cela, Lacassagne applique une autre théorie qui repose sur la "loi demodificabilité". Il étudie la façon dont un comportement moral peut entrer dans le patrimoinehéréditaire :"les actes que nous qualifions de justes, de bien, se sont produits les premières fois avec ousans réflexion. L'individu les a répétés, ils sont devenus pour lui une habitude dont l'héréditétransmet la disposition à ses enfants.Sollicités dans le même sens, ceux-ci s'habituent plus aisément et la tendance à l'héréditéaugmente. A la troisième génération, l'éducation et l'exemple aidant, l'habitude s'impose. A la6è, elle s'accumule toujours; à la 10è, elle est fixée; à la 20è, elle est devenue l'impulsionpuissante qu'un acte ferme de la volonté peut seul neutraliser: l'individu fait le biennaturellement. Il trouve un sac d'or, personne ne l'a vu, il est sûr d'être impuni; il n'enrapporte pas moins le sac au commissaire... Il n'a ni mérite, ni démérité; il a obéi ausentiment du devoir que lui a légué sa lignée ancestrale".Ainsi, on le comprend à travers cet exemple, "l'honnêteté", à force d'être répétée, s'est inscritedans le patrimoine héréditaire et l'individu sera considéré comme honnête "par nature", toutcomme, dans le cas contraire, il pourra être considéré comme malhonnête "par nature".Il y a donc, dans cette théorie, influence du milieu social, mais une influence qui s'inscrit dansl'hérédité.On peut alors comprendre que, dans ces circonstances, Lacassagne en arrive à proposer unesorte de typologie sociale.Le rapport entre l'exercice d'un organe, son développement lié à cet exercice, et, par la suite,l'inscription dans le patrimoine héréditaire, nous fait mieux comprendre sa théorie.Pour lui on l'a déjà dit, le cerveau est la partie la plus complexe et donc la plus modifiable parune expérience renouvelée et répétée. Il en déduit que des conditions sociales durables danslesquelles se trouve un individu déterminent une activité plus ou moins intense du cerveau.

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Or, à l'époque, on a pris l'habitude de distinguer 3 zones selon le type d'activité :- la zone occipitale, siège des instincts animaux- la zone pariétale qui régit l'activité manuelle- la zone frontale, siège des facultés supérieuresEt si Lacassagne parle d'une typologie sociale, c'est bien parce que les préoccupations et lesactivités auxquelles les différentes couches sociales prédisposent les individus sont différenteset aboutissent donc à une évolution différente de chaque région du cerveau.Ainsi, selon le type d'activité qui y domine, les couches sociales, prises dans leur ensemble,sont tantôt à prédominance frontale, tantôt pariétale et tantôt occipitale.Parallèlement, il y a donc 3 grands types de criminels.Les notions de mileieu et d'hérédité sont donc très proches l'une de l'autre dans la pensée deLacassagne. Dès lors, concernant le crime, la seule voie possible est celle de laprévention,pour, en quelque sorte, en combattre la transmission héréditaire.Dans l'étude qu'il réalise sur le vol dans les grands magasins, Lacassagne préconise de limiterl'attrait des produits, de mettre en place un service d'inspecteurs-surveillants ayant un uniformebien évident, d'interdire aux enfants des deux sexes d'entrer sans être accompagnés... Bref, decréer des habitudes d'honnêteté qui se transmettront à force d'être répétées.

Ainsi Lacassagne croyait au déterminisme biologique de façon aussi forte que Lombroso, leurdifférence résidant seulement dans la caractérisation et la transmission des stigmates ducriminel (atavisme / dégénerescence).Lacassagne et Lombroso ne s'entendent donc pas sur les caractères et les possibilitésd'évolution de l'hérédité criminelle, mais ils s'accordent parfaitement sur son existence et sur lefait qu'elle détermine fondamentalement le comportement.

C'est pourquoi on peut dire que Lacassagne ne fut point un sociologue, tout comme son école,pourtant qualifiée d'école du "milieu social" ne le fut pas plus.Les travaux postérieurs des élèves de l'Ecole de Lyon ne font d’ailleurs qu'une place trèsaccessoire à l'étude des "causes sociales" du crime : elles sont souvent évacuées dans laconclusion sous le prétexte quelles sont "bien connues", ce qui est une façon de n'en pas parler,tout en les affichant.Bref, il est abusif de qualifier cette école d'"école du milieu social". La seule qualification quiconvienne en réalité, c'est celle que Lacassagne lui-même lui donnait : Ecole lyonnaise médico-légale. Les hommes qui la composait étaient avant tou des médecins-légistes, qui faisaient unpeu d'anthropologie et de psychologie, mais certainement pas de la sociologie.

En réalité, cette appellation d'école du "milieu social" était une façon de se démarquer deLombroso et de l'école positiviste italienne dont on contestait la position quasi-monopolistiquedans la criminologie naissante.

III. L'Ecole de l'interpsychologie de Tarde

G. Tarde (1843-1904) est un magistrat de carrière, (il a été juge d'instruction à Sarlat) appelé àla direction du service des statistiques du ministère de la justice, en remplacement d'EmileYvernès. Il fut le fondateur, avec Lacassagne, des archives d'anthropologie criminelle, en 1885.Il engagea, avec Durkheim, une vive controverse sur la nature du crime. Pour lui, en effet, lecrime n'est pas ce fait social normal défini par Durkheim, pour la simple raison que le crimecontredit le principe d'adaptation, fondement de la lutte pour la vie. Le normal devant être

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défini comme ce qui est adapté à la survie, le crime, comme la maladie, ne peut être considéréque comme pathologique, anormal, puisqu'inadapté à la lutte pour la vie.En fait, G. Tarde donne une autre définition du fait social. Pour lui, en effet, le fait social est"la communication ou la modification d'un état de conscience par l'action d'un individu surun autre". Et la nature de cette action est d'ordre imitatif : "le caractère commun des actessociaux -écrit-il- c'est d'être imitatifs".Ainsi, un objet social quelconque, un mot d'une langue, un rite d'une religion, un secret demétier, un article de loi, une maxime morale, se transmet et passe d'un individu-parent à unautre individu par imitation.Cette transmission, que Tarde qualifie d'imitation, constitue toute la réalité d'une chose socialeà un moment donné. Et même s'il peut y avoir des variantes individuelles, cela n'empêche pasque se dégage une résultante collective.Bref, pour Tarde, les rapports sociaux ne sont que des rapports interindividuels.Ces rapports interindividuels sont régis par l'imitation. C'est par le jeu de l'imitation que sedéveloppe et s'organise la vie sociale.

A cette notion d'imitation, Tarde ajoute un second concept qui permet d'expliquer la vie sociale: l'invention.Tarde considère que la vie sociale et son développement se trouvent liés à ces deuxmécanismes qu'il définit de la façon suivante : l'imitation est un fait social élémentaire etl'invention est une adaptation sociale élémentaire.Quel est l'intérêt de ces deux notions pour la criminologie ?En fait, les mécanismes d'invention et d'imitation déterminent pour Tarde la façon dont lesrelations et les activités humaines vont se constituer et se développer. Et, parmi ces activités,on peut naturellement compter celles qui sont qualifiées de délinquantes : ces activités vonts'organiser selon les mêmes lois que les autres.L'invention est donc considérée par Tarde comme adaptation sociale élémentaire.L'invention apparaît, de prime abord, comme un phénomène individuel. Mais Tarde pense quetoute invention est d'abord sociale parce que l'inventeur emprunte à son milieu les outils de soninvention et qu'en plus, toute invention étant destinée à être imitée, devient sociale par seseffets.Dans ce contexte, Tarde va situer l'invention criminelle. Il définit d'abord la délinquance. C'est,dit-il, "une manière de vivre aux dépens des autres". L'invention aura alors pour objectif derendre cette "manière de vivre" plus facile et plus rémunératrice : on cherchera l'organisation laplus efficace, les méthodes les plus adéquates. Et ces inventions ne naîtront pas du néant :Tarde pense qu'elles consistent à utiliser les caractéristiques de la société susceptibles defavoriser les entreprises criminelles.Aussi, selon Tarde, le crime se présente-t-il toujours comme une immoralité nouvelle, qui naîtà un moment donné : le trafic de stupéfiants s'organise en réseaux, les fraudeurs mettent enplace des plans et des techniques de plus en plus complexes. Mais finalement, l'inventeurcriminel utilise, pour réaliser son projet, non seulement les innovations techniques, mais aussiles points faibles que la société présente, pour créer une nouvelle façon d'en tirer profit.A ces réflexions sur l'invention, Tarde ajoute des réflexions sur l'imitation comme fait socialélémentaire.Pourquoi la société est-elle régie par l'imitation ? Pourquoi passons-nous notre temps à nousimiter les uns les autres ?Tarde invoque deux explications :- Selon lui, on apprend les règles morales comme on apprend une langue, c'est-à-dire enassociant un mot à une chose et en fortifiant ce lien par la répétition. L'enfant a conscience, en

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prononçant un mot, que celui-ci signifie telle chose. Ce jugement, dit Tarde, implique "un actede foi" qui se fortifie par la répétition, si bien qu'il arrive un moment où l'enfant est aussi sûr dela signification vraie de ce mot qu'il peut l'être de la couleur du ciel.Et ce qui est vrai pour les mots, dit Tarde, l'est également pour les articles d'un code ou lesdevoirs de la morale : le tout est de l'ordre de la croyance consolidée par la répétition etsoutenue par le désir d'agir dans le sens de la croyance : à force de se répéter que le meurtre estun crime, on finit par y croire.C'est ainsi que se construisent les sociétés.- La seconde explication conduit Tarde à distinguer les causes logiques et les causes nonlogiques de l'imitation.Les causes logiques agissent quand une innovation est imitée parce qu'elle est jugée plus utileou plus en accord avec les buts, les principes que l'on s'est fixés. Tarde donne des exemples enmatière de délinquance : ainsi, dans le choix desmoyens, seront choisis et imités ceuxquiparticipent aux innovations techniques et rendent donc l'exécution de l'acte plus facile (de lahâche de bronze au revolver...). L'imitation participe donc à l'invention et suscite un progrèsqui sera à sont tour imité.Les causes non logiques : les causes logiques impliquent que l'homme réfléchisse, pense à cequi est le mieux pour lui. Or Tarde observe que, dans le cadre de la vie moderne, les hommes,à des degrés divers, se dispensent de tout effort intellectuel. En particulier dans les villes,l'agitation, le stress ("métro, boulot, dodo"), font que les individus se copient les uns les autressans en avoir conscience. L'imitation est, dans ce cas, non logique, et représente une formed'automatisme. C'est, pense Tarde, dans une large mesure cette réalité qui constitue le liensocial et donne à la société sa cohérence.

A partir de cette explication de l'imitation, Tarde propose alors 3 lois de l'imitation :- les hommes s'imitent d'autant plus qu'ils sont plus rapprochés- le supérieur est plus imité par l'inférieur que celui-ci n'est imité par celui-là- les modes jouent un très grand rôle dans le choix des imitations quand deux modèles sontincompatibles : la mode la plus récente va chasser l'ancienne.

Et Tarde va appliquer ces lois de l'imitation à ce qu'il appelle les foules criminelles.Il commence par distinguer les foules criminelles d'autres types de groupements (corporations,sectes, partis, par exemple), qui sont organisés. Tarde, comme ses contemporains d'ailleurs (G.Le Bon, auteur de la "Psychologie des foules, 1895), est sévère à l'égard des foules.Dans cette seconde moitié du XIXè siècle en effet, quand on parlait des foules, c'était sur unton très péjoratif, comme d'un troupeau, d'une sorte de masse irrationnelle et irresponsable(voir 1848 et les débats sur le suffrage universel). Tarde est toutefois plus nuancé que certainsautres, parce qu'il considère que les comportements collectifs, même s'ils présentent unecertaine forme d'irrationnalité, sont un support important du lien social.C'est d'ailleurs pourquoi il distingue différents types de foules.D'après lui, il y aurait :- des foules expectantes (celles qui sont réunies pour attendre un évènement : un mariageprincier, par exemple,) et qui sont d'une extraordinaire patience- des foules attentives (les étudiants de cet amphi, par exemple)- des foules d'action : c'est parmi elles que l'on trouve les foules criminelles.Ce terme de foule réfère à une réalité animale et implique un faisceau de contagionspsychologiques produites et entraînées par des contacts physiques. Les activités criminelles dela foule (voir, par exemple, les "qu'on le pende" lancés par la foule dans les albums de LuckyLuke) sont dominées, dit Tarde, par unmouvement de colère, de vengeance ou de peur. Cette

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foule criminelle est comme hypnotisée; elle fait preuve d'irresponsabilité, de perte totale de lamesure, d'une attitude intolérante et irréfléchie. Cette foule, finalement, se montre inférieure enintelligence et en moralité à la moyenne des individus qui la composent. Pourquoi ? Parce queles émotions et les idées les plus contagieuses sont également les plus simples et les pluségoistes. Et c'est ainsi que la foule criminelle peut commettre des actes d'une particulièregravité, d'une particulière atrocité, dont personne cependant parmi ses membres ne se sentiraresponsable, pas même d'ailleurs l'auteur.

Tarde va appliquer ces lois à la criminalité. L'idée essentielle est que chacun se conduit selonles coutumes acceptées par son milieuL'individu n'est donc pas engagé sur la voie du crime par des tendances organiques, mais pardes suggestions, des influences psycho-sociales, ces espèces de contagions dont parlait tarde àpropos des foules criminelles. Les criminels ont donc été à l'école du crime: ils sont devenuscriminels non pas pour des raisons de dégénerescence ou d'atavisme, mais parce qu'ils ontchoisi et pratiqué le crime comme un métier : Tarde est le premier à dégager la notion decriminel par profession, opposée par lui à celle de délinquant d'occasion, sujet dont la conduitecriminelle a été provoquée par des circonstances exceptionnelles et cesse normalement avec lafin de ces circonstances.Tarde attribue donc la délinquance au milieu : si on tue, ou si l'on vole, on ne fait, finalement,qu'imiter quelqu'un de son milieu et se conduire comme l'exige ce milieu.

Toutefois, l'ensemble de ces mécanismes imitatifs n'exclut pas le rôle de certains choixindividuels. Il y a donc place pour une responsabilité pénale, et la peine doit donc êtreindividualisée sur des bases psychologiques.

Tarde et la responsabilité pénaleTarde refuse la notion de libre arbitre sur laquelle repose le droit pénal classique (pour lui, unindividu ne peut être totalement responsable), mais il refuse également le déterminisme despositiviste italiens (un individu ne peut pas être totalement irresponsable : ce qui nousdistingue des animaux est cette expérience humaine fondamentale du "je").Pour Tarde, on ne peut pas nier un fait essentiel : dans la plupart des cas, le délinquant éprouveune certaine culpabilité après son acte, il se sent responsable et la peine lui paraît justifiée.Mais, pour que ce fait existe, dit Tarde, il faut que certaines conditions soient remplies :- il faut d'abord que le sujet ait intériorisé les valeurs du groupe social dont il fait partie : c'estce que Tarde appelle la "similitude sociale"- il faut ensuite que l'individu ait pu construire son identité et qu'il ait conscience de son identité: c'est ce que Tarde appelle "l'identité personnelle".Aussi, pour mesurer la responsabilité de l'individu, Tarde dit qu'ilfaut alors combiner ces 2critères :

1- La similitude socialeQu'est-ce ? Pour Tarde, cela signifie que l'individu a appris à porter sur les mêmes actes lesmêmes jugements d'approbation ou de blâme que ses semblables, qu'il partage leur conceptiondu bien et du mal.Par cette similitude sociale, la commission d'une infraction soulève donc chez son auteur unsentiment de culpabilité et de responsabilité morale.Tarde dit en effet que "pour qu'il y ait délit, et donc culpabilité, il faut que l'auteur du faitreproché appartienne à la même société que ses juges et qu'il reconnaisse, bon gré, mal gré,cette communauté profonde".

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2- L'identité personnellePour qu'il y ait responsabilité, il faut aussi qu'existe une certaine conscience de sa propreidentité, et que le "moi" se perçoive comme un "je". Le "moi", dit Tarde, ne doit pas êtresimplement spectateur de ce qui se passe en lui, il doit aussi en être acteur.Nous connaissons tous des "guerres intérieures" (quand, par exemple, nous sommes confrontésà des tentations telles que préparer son TD ou aller à la pêche). Et lorsque nous résistons à latentation, nous nous construisons et renforçons notre cohérence interne, notre identité.Mais nous connaissons aussi des guerres extérieures quand, par exemple, un bourreau violentenotre volonté pournous faire commettre tel ou tel acte. Si nous lui résistons, cette décision estnôtre ; elle ne l'est pas si nous cédons à la force. Bref, dans les deux cas, pour apprécier laresponsabilité, il faut savoir, dit Tarde, si "j'ai pu résister" et non pas si "j'ai été libre".Et je suis à même de résister si mon "moi" a acquis une certaine cohérence, une identitésuffisante qui lui permet de se définir.On sera donc, d'après tarde, d'autant plus responsable qu'on a bien construit son identité, c'est-à-dire, qu'on est plus adapté à soi-même et à son milieu. Par contre, on sera d'autant moinsresponsable qu'on s'est construit une identité plus fragile, soit en raison de l'âge, soit en raisond'une aliénation mentale. Mais, ajoute Tarde, entre ces deux extrêmes, s'interpose une échelleinfinie de degrés de responsabilité.

Ce raisonnement, qui concerne l'individu en général, vaut aussi pour le délinquant : da,s lamesure où la délinquance s'inscrit dans une carrière, et que tout s'organise autour du projetdélinquant, l'identité se construit et se renforce autour de ce projet. Le délinquant se sentiradonc et sera pleinement responsable du comportement délinquant qui sera le sien et saresponsabilité s'affirmera d'autant plus qu'il se choisira un milieu qui renforcera cetteorientation de sa personnalité et que son "moi" s'enfermera dans un mode de vie délinquant.On pourrait alors répondre à Tarde que le délinquant s'est coupé de la société et qu'il n'y adonc pas responsabilité puisque'il n'y a plus de "similitude sociale", c'est-à-dire cetteconception commune du bien et du mal, entre le délinquant et la société.Tarde avait évidemment envisagé l'objection mais il affirme la responsabilité du délinquant ,parce que, pour lui, le délinquant, même plongé, immergé, dans le milieu délinquant, ne s'estpas totalement coupé du reste de la société.Il écrit ainsi : "le malfaiteur et l'homme vicieux ont opposé une résistance invincible à lacontagion de l'honnêteté qui les entoure, mais ils ne partagent pas moins les idées régnantes,et en particulier les jugements ambiants sur la moralité ou l'immoralité des actions".Les délinquants sont donc, sauf exception, responsables de leurs actes et, par conséquent,accessibles à la sanction pénale.Pour Tarde, la peine est l'expression d'un blâme : le crime, dit-il, est une souillure sociale qu'ilfaut effacer. Le crime entraîne un danger (parce qu'il est susceptible d'être imité) et uneindignation.Le blâme, comme réponse à l'infraction, est l'expression de ce sentiment vécu par les membresdu groupe social. Mais c'est aussi l'expression de la colère et de la vengeance. Et c'est danscette ligne de pensée que tarde admet la peine de mort, moins d'ailleurs pour écarter le dangerque le délinquant vivant pourrait faire courir à d'autres vies humaines, que pour éviter lasouffrance morale que la société, la famille de la victime peuvent ressentir quand le coupable nereçoit pas le châtiment dû, selon elles, pour son crime.Ainsi Tarde module la gravité de la peine en fonction de la gravité de l'infraction commise,parce qu'il existe, selon lui, un besoin de symétrie entre l'acte du délinquant et la réaction de lasociété et aussi parce qu'il estime qu'il faut tenir compte des critères de similitude sociale et

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d'identité personnelle. Aussi, si le délinquant apparaît encore comme un semblable, c'est-à-direcomme membre du groupe social parce que partageant ses valeurs, la société a des devoirsenvers lui : la peine doit avoir une autre fin que la punition. Elle doit tendre, si c'est possible, àl'amélioration du coupable et si c'est impossible, elle doit pourvoir à son alimentation et à sonentretien. Tarde dit : "La société a le droit de se défendre, soit, mais plus qu'aucun d'entrenous, elle est assez riche pour se payer le luxe de la bonté". Sous cet aspect, Tarde lie doncpénalité et assistance publique.L'évolution de la société doit, pour Tarde, se caractériser par une prise en compte de plus enplus large des autres comme semblables et donc par le développement d'un sentiment croissantde responsabilité collective.

G. Tarde a joué un rôle déterminant dans l'évolution intellectuelle de l'histoire de lacriminologie, notamment par sa critique minutieuse de l'anthropologie lombrosienne. PourTarde, en effet, "la plus grande partie de la criminalité d'habitude reste inexpliquée par descauses d'ordre principalement biologique".Mais il faut cependant bien préciser que, au moins au début de sa réflexion, dans sa"Criminalité comparée", Tarde ne conteste pas ce qui paraît une évidence à tous les savants deson époque : l'existence d'un type anatomique propre au criminel. Il conteste à Lombroso quece criminel-né soit un sauvage ou un fou, mais il reconnaît qu'il est un "monstre", et que"comme bien des monstres, il présente des traits de régression au passé de la race ou del'espèce".En réalité, les critiques de Tarde ne portent que sur l'interprétation donnée par Lombroso auxcaractères physiques si fréquemment présentés par les malfaiteurs, mais elles n'entament pas laréalité du type criminel. Tarde pense que ce type criminel n'est pas un effet de l'hérédité maisde la sélection sociale ; il est la conséquence d'un "type professionnel".En remplaçant la notion lombrosienne de "type criminel" par celle de "type professionnel",Tarde réintroduit le délinquant dans la société Le délinquant n'est plus cet étranger, ce sauvagesi différent de nous ; c'est quelqu'un qui a choisit la délinquance comme une profession.Comme pour touteprofession, celle de "délinquant" sera considérée comme intéressante quandles profits qui en découlent augmentent et que les risques en diminuent.Envisagée comme une carrière, la délinquance devient, aux yeux de Tarde, "une desprofessions les plus dangereuses et les plus fructueuses qu'un paresseux puisse adopter".Tarde dit que l'on peut comprendre que l'on s'y engage facilement.D'autre part, ce type de profession se présente comme les autres. Elle suppose, en effet,comme dans toute profession, un processus d'accès et de reconnaissance. On peut ainsienvisager, comme le ferait n'importe quel individu à la recherche d'un travail, d'entrer dans unemultinationale ou dans une PME.Quand on envisage les grandes organisations criminelles, on en devient membre commefinalement on le deviendrait d'un cercle, d'une association civile ou commerciale quelconque,d'un groupe théâtral ou d'une loge franc-maconnique.Mais, à côté de cette grande industrie criminelle, Tarde distingue aussi "les petites échoppes ducrime", composées d'un patron et de deux apprentis (c'est-à-dire d'un vieux récidiviste et dedeux petits loubards).Mais, de toutes façons, Tarde affirme bien que "c'est à une corporation industrielle queressemblent les sociétés decriminels et non pas le moins du monde à une tribu de sauvages"..Tarde montre alors que des actes normalement définis comme des infractions sont vusautrement quand l'individu les situe dans une "optique professionnelle" : un crime n'est plus uncrime mais un acte profitable au groupe professionnel dont il fait partie.

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Mais, pour passer de la profession au type professionnel, Tarde part de la supposition que, s'ilest ouvert à tous, le métier de délinquant, comme n'importe quel autre métier du reste, n'attirede préférence que les individus les plus doués, ceux qui ont des aptitudes pour réussir. Et ilajoute, sans doute influencé par le contexte de l'époque, que certaines caractéristiques propresà ce métier pourraient alors s'accumuler et se fixer héréditairement : voilà qui ne fâcherait pasLombroso. Ainsi, de la même façon que l'on peut repérer des caractéristiques anatomiquesdans des générations de dockers, de boxeurs ou de pianistes, dont on finit par dire "qu'ils ont lephysique de l'emploi", il n'y a aucune raison de ne pas admettre que le crime ou le délit qui sontdes occcupations caractéristiques n'aient pas également leur type professionnel. Ainsi seraientexpliquées les caractéristiques physiques des délinquants.Mais ce raisonnement peut aussi s'appliquer pour les caractéristiques morales : dans la mesureoù la délinquance est un métier qui utilise le meurtre et le vol comme outils privilégiés et quidonc porte atteinte à des valeurs sociales fortes, on peut aussi dire que les caractéristiques del'individu sont celles d'un être endurci et indomptable qui refuse l'assimilation sociale.C'est dans cette perspective que Tarde utilise le terme de "monstre" pour nommer les criminels.Cela signifie finalement que, lorsque l'on pousse l'explication jusqu'au bout, la réussite dans lacarrière criminelle peut conduire l'individu à utiliser des moyens que l'on qualifiera demonstrueux. Tarde veille donc à rappeler que, quand il parle de "monstre", les caractéristiquesdes individus résultent généralement de l'apprentissage du mal. Mais, dans certains cas, fortrares, Tarde estime aussi que ces caractéristiques peuvent avoir une origine héréditaire.C'est pourquoi l'onpeut dire que son modèle professionnel reste quand même un peu ambigü.On l'a vu, pour Tarde, le crime est d'abord un mode de vie. Mais, dans un premier temps de saréflexion au moins, Tarde estime que ce mode de vie, à terme, finit par produire et conserverchez ses acteurs des stigmates physiques. Ce n'est que plus tard, dans les années 1890 et sonouvrage "La philosophie pénale", que Tarde abandonnera définitivement cette notion de typecriminel, pour adopter une perspective plus psychosociale :

"Je conteste a priori -écrit-il- que les tendances du caractère quiaboutissent au crime, qui doivent même y aboutir inévitablement, soientliées à un seul et même signalement anatomique. Car le crime est uncarrefour de voies intérieures venues des points les plus opposés, etl'insocialité profonde qui fait le criminel-né provient tantôt d'unincommensurable orgueil qui rend férocement vindicatif, comme enCorse ou en Sicile et dans la plupart des races primitives, tantôt d'uneparesse incurable qui, unie aux vices les plus divers, au libertinage, àl'ambition, au jeu, à l'ivrognerie, pousse au vol meurtrier les déclassésou les dégénérés des races déchues".

Ce sont des facteurs sociaux qui, sauf tares biologiques exceptionnelles, expliquent pourl'essentiel l'acte criminel. Ces facteurs, Tarde les emprunte à ses lectures : c'est la dissolution dela famille, c'est la crise de la religion, c'est enfin la crise économique et la misère.La misère pousse au crime, et plus précisément la faiblesse ou l'instabilité du revenu, lapropriété et l'évolution des techniques de travail.C'est là le coeur du système de Tarde au terme duquel la vie sociale et l'histoire de la société nesont qu'une longue suite d'inventions imitées ou rejetées.Ainsi, les inventions seraient les "causes des conditions sociales", les facteurs déterminants dela progression ou de la baisse de la criminalité.Tarde écrit, en effet : "Si le nombre des assassinats nocturnes dans les grandes villes ydiminue avec les progrès de l'éclairage, cela ne tient-il pas à la découverte de l'éclairage au

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gaz ? Ne peut-il dépendre aussi de quelques découvertes de ce genre que la criminalitéastucieuse diminue à son tour ? Certainement, l'invention de la serrurerie a dû jadis diminuerle chiffre des vols, comme à présent le perfectionnement des coffres-forts".Ces inventions se combinent avec l'imitation : "Tous les actes importants de la vie sociale -écrit encore tarde- sont exécutés sous l'empire de l'exemple. On engendre ou on n'engendrepas par imitation (...) On tue ou on ne tue pas par imitation".Et, selon Tarde, l'imitation explique aussi l'évolution historique de la criminalité : "il y a desraisons sérieuses d'affirmer que les vices et les crimes aujourd'hui localisés dans les derniersrangs du peuple y sont tombés d'en-haut" ; d'abord pratiqués par les classes dirigeantes, ilsauraient été progressivement imités par le peuple. Ainsi l'ivrognerie fut d'abord un luxe royal,puis un privilège aristocratique avant de devenir un vice populaire ; de même pour laconsommation de tabac ou les délits contre les moeurs : adultères, viols... etc. De la mêmemanière, les campagnes imiteraient aujourd'hui les villes.

Pour terminer, on dira que le bilan de l'oeuvre de tarde est contrasté : en définitive, en-dehorsde la mise en évidence d'un "type professionnel du crime" lié à l'existence de véritables"carrières professionnelles du crime", l'oeuvre de tarde a consisté essentiellement à commenterle travail des autres et surtout à critiquer l'école positiviste italienne.Sa théorie de l'imitation n'est pas très développée dans son oeuvre. En outre, l'idée même decontagion du crime par imitation était un thème commun chez les médecins depuis le début duXIXè siècle. Ainsi, par exemple, Prosper LUCAS dont nous avons déjà parlé, connu pour sestravaux sur l'hérédité, avait soutenu sa thèse de médecine sur les phénomènes d'imitation en1833.Enfin, la démarche de Tarde n'est pas véritablement sociologique : l'imitation est un rapportinter-individuel, qui se rapporte donc aux relations entre des individus et non à la structuresociale.

IV. Conclusion de la section 1 : Misère de la sociologie, mais aussi de la criminologie

Au terme de ce premier volet de l'histoire des théories sociologiques en criminologie, on estbien obligé de constater que le mot a existé bien avant la chose.Les nombreux médecins et juristes gravitant essentiellement autour des Archivesd'anthropologie criminelle ont peut être fait dans le social mais pas dans le sociologique, en seplaçant toujours du point de vue de l'homme et non pas du point de vue de la structure sociale.En créant cette Revue, Lacassagne s'est associé avec des juristes dont certains étaient defervents partisans de la sociologie ou, au moins de ce qu'ils pensaient en être. GARRAUD, parexemple, professeur de droit criminel à Lyon, fait l'éloge de cette jeune science mais ajouteaussitôt qu'elle doit se fonder sur des bases solides, à savoir la biologie et les sciencesnaturelles.Quant à Lacassagne, nous avons vu que son oeuvre reste elle aussi fondamentalement liée àune conception biologique du comportement criminel.Comment, alors, expliquer cette situation ?Je crois, pour ma part, que cette absence d'une véritable démarche sociologique s'expliqueavant tout par le fait que tous ces acteurs de l'histoire de la criminologie étaient des médecinset que cette profession déterminait chez ses membres un certain habitus intellectuel : l'idée qu'ily un lien direct et nécessaire entre le physique et le moral et qu'un comportement déviant estforcément le résultat d'un organisme déficient.

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Le discours criminologique est donc très médical : l'approche du criminel emprunte au regardclinique et les faits sont évoqués sous forme de diagnostics. Bien souvent aussi, on l'a vu, lesocial est représenté comme un organisme biologique qu'il s'agit de protéger d'une maladie : lacriminalité.Les juristes, à part quelques uns (Garraud, Tarde, par exemple), non seulement n'appartiennentpas à l'école positiviste italienne, ou à l'école du milieu social, mais encore sont très résolumenthostiles aux thèses défendues par ces écoles : ces thèses, en effet, spape les principes classiquesdu droit pénal dans la mesure où elles tendent à supprimer la notion de libre-arbitre. Or, cettenotion de libre-arbitre est à la base de la responsabilité pénale et le seul vrai fondement du droitde punir.Il est alors facile de comprendre que les juristes se soient sentis dépossédés, exclus de leurterritoire. Aussi, vont-ils réagir, après 1900, en faisant des percées et en tentant de s'imposerdans les congrès internationaux d'anthropologie. Ainsi, en investissant massivement la place, ilsessayent -avec succès d'ailleurs- d'imposer le juridique comme instrument nécessaire d'analyse.Ce faisant, ils vont participer à la construction de cette nouvelle discipline : la "criminologie".Ils y participent d'ailleurs si bien que la "criminologie", en s'institutionnalisant, passera du côtédes sciences du droit: des éléments d'anthropologie criminelle à l'origine, nous aboutissons à lacréation du Certificat de sciences pénales...L'enseignement est, en effet, la marque discrète de l'institutionnalisation. Le premierenseignement criminologique débute, en 1886 à Lyon, à la faculté de Droit où Lacassagnedonne un cours de médecine légale. En 1889, à la faculté de Droit de Dijon, un cours libre desciences criminelles et pénitentiaire est crée. En 1895, à l'initiative de la faculté de Droit deParis, est institué un cours libre de science criminelle et pénitentiaire.L'enseignement est organisé par des professeurs des facultés de Droit et comprend le droitpénal général, la procédure pénale, le droit pénal spécial, un cours de médecine légale, un coursde médecine mentale. Un cours de "criminologie" ne sera intégré que plus tard dans cesprogrammes : d'abord à Montpellier en 1911, puis à Dijon en 1913. Il faudra attendre 1922pour que se crée l'Institut de criminologie de l'Université de Paris, placé sous la direction de lafaculté de droit.Ainsi, la criminologie trouve-t-elle refuge chez les juristes ; mais d'une criminologie empiriqueet foisonnante, on est passé à une criminologie stabilisée par des matières et des théories, bref àune criminologie "juridiquement correcte". Le droit a récupéré ce savoir, qui, ens'institutionnalisant par l'enseignement, s'imprègne d'une certaine légitimité laquelle ne permetplus les fous énoncés des premiers travaux d'anthropologie criminelle, pas plus d'ailleurs qu'ellen''autorise les déviations des théories sociologiques : allez expliquer à un éminent professeur dedroit que l'on est victime que parce qu'on le veut bien... Il s'agit pourtant d'une théoriesociologique contemporaine très sérieuse...A travers cette évolution, on a donc l'impression d'une récupération, d'une annexion par ledroit d'une science qui aurait pu être sociale, par un glissement en douceur de l'empirisme dessciences médicale ou anthropologique à un théorique juridique policé.

Section 2 : Une analyse sociologique du phénomène criminel

Les débuts du XXè siècle voient se réaliser plusieurs renouvellements significatifs dans lechamp criminologique. Le fait le plus marquant est sans doute l'autonomisation d'un champ derecherches et d'enseignement nouveau : la sociologie.

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Le "social", dont jusqu'à présent les médecins ne savaient pas trop quoi faire sinon discourirsur l'influence d'un vague "milieu social" est investi par de nouvelles perspectives et denouvelles méthodes dont l'Ecole sociologique de Durkheim devient vite la figure de proue(III).C'e changement a été rendu en partie possible par le développement d'un outil performant quipermet aux sociologues de rivaliser avec les scalpels et les mesures anthropométriques desmédecins : la statistique.L'outil statistique, nous allons le voir, s'est développé discrètement tout au long du XIXè siècleet a fait l'objet de théorisation d'envergure sous la plume de André-Michel GUERRY etLambert Adolphe QUETELET, ou encore de Henri JOLY (II).Avant d'étudier en détail ces différentes théories, nous ferons un détour par une école"engagée" : l'école socialiste, dont d'ailleurs les membres ne sont pas français et dont les thèsesn'auront qu'un très faible impact en France (I).

I. L'Ecole socialiste

L'école socialiste étudie les rapports de la criminalité avec le milieu économique. K. Marx et F.Engels ont peu écrit sur le crime, mais la doctrine marxiste a développé une théorie selonlaquelle la criminalité est fonction des conditions économiques. C'est l'inégalité économique, etplus exactement le régime capitaliste, qui produit la criminalité. Celle-ci n'est, en effet, qu'uneréaction contre l'injustice sociale, ce qui explique d'ailleurs qu'on la trouve essentiellementparmi les membres du prolétariat. Au contraire, dans une société socialiste, c'est-à-direcollectiviste, il n'y a plus de criminalité ; plus exactement, les actes criminels ne pourronttrouver leur cause que dans l'existence de maladies mentales.Cette théorie a été poussée à son stade le plus extrême par un hollandais Willem. BONGER(1876-1940) dont le livre " Criminalité et conditions économiques"(1905) est célèbre. Cetouvrage peut être considéré, sinon comme l'acte fondateur, du moins comme l'acte deconfirmation de l'existence d'une école marxiste de la criminalité, dans laquelle les Soviets ontpuisé l'essentiel de leur criminologie

II. Les statistiques criminelles et morales

C'est au cours de la première moitié du XIXè siècle que se développe la statistique criminelle.A cette époque, apparaissent, de façon récurrente, des séries de chiffres sur les inculpations etles jugements.Si la statistique criminelle est prise en charge par les pouvoirs publics qui lui donnent une nettefinalité politique, elle fait également l'objet d'une étude scientifique. Nous allons voir que dessavants comme André-Michel GUERRY ou Lambert Adolphe QUETELET vont l'utilisercomme matériau de base pour effectuer leurs analyses du niveau moral de la nation.

A sa création, c'est-à-dire au XVIIè siècle, la statistique vise à décrire l'Etat et la population enfonction de leurs caractéristiques marquantes : il s'agit d'une description plutôt qualitative descaractéristiques d'un pays au service des hommes d'Etat, pour une gestion politique plusjudicieuse.Ce n'est donc qu'à partir du XIXè siècle que des chiffres sont associés à la notion destatistiques et que son contenu acquiert une forte valeur scientifique. En France, desstatistiques sont établies dans des domaines spécifiques, par exemple en matière commerciale

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sous Colbert. La monarchie absolue prit des initiatives en vue de la constitution de statistiquesjudiciaires qui ne débouchèrent pas et il faut attendre 1827 pour que le ministère de la justicepublie des statistiques judiciaires annuelles : tous les ans, paraît le "Compte général del'administration de la justice criminelle". Il s'agit de données statistiques durables, formant unebase permanente, qui comprend outre des chiffres sur les affaires et les personnes jugées par lesCours d'Assises, des données sur les condamnations correctionnelles et les chiffres desprincipales constatations effectuées par les services de police et de gendarmerie en matière decriminalité pour l'année écoulée.Cette statistique judiciaire officielle constitue pour André-Michel Guerry et Lambert Queteletune source importante pour leurs études analytiques.Tous deux sont, à juste titre, considérés comme les fondateurs de la statistique criminologiquescientifique. Et, parce qu'elle manie les grands nombres, cette démarche statistique a unevocation sociologique. Elle constitue, en effet, une importante composante de la statistiquesociale qui s'épanouit au XIXè siècle : les statistiques judiciaires sont censées enregistrer unvéritable phénomène moral qui, par ailleurs, constitue un problème social ; elles doivent donccontribuer à la résolution de ces problèmes sociaux, dont celui de la criminalité.Enfin, cette démarche statistique s'inscrit dans une posture scientifique théorique qui veut quela criminalité soit un phénomène social "objectif" qui peut alors, comme d'autres phénomènes,être valablement quantifié et dans lequel on puisse établir des relations de cause à effet.

Nous allons étudier à présent plus en détail d'abord les travaux de Guerry (A) puis ceux, plusimportants, de Quetelet (B).

A. La statistique morale de Guerry

André-Michel Guerry (1802-1866) est un juriste qui fut directeur du département de lastatistique criminelle de ministère de la justice.Dans son livre, intitulé "Essai sur la statistique morale en France", publié en 1833, il apporteune contribution importante à la statistique criminelle. Il se fonde, en effet, sur les Comptesgénéraux de 1825 à 1830, et en particulier sur les chiffres relatifs aux accusés.Ayant réparti les départements français en 5 grandes régions, il constate, au sein de cesrégions, une constance et une régularité remarquables dans les chiffres de la criminalité,notamment pour ce qui concerne ce que l'on appelle à l'époque les crimes contre la propriété.Il note également une constance dans les chiffres ventilés par groupes de population, selonl'âge et le sexe, ainsi que dans la répartition des types de crimes.Cette régularité confirme Guerry dans l'idée que, comme les phénomènes naturels, lecomportement humain est, lui aussi, soumis à des lois.Pour Guerry, la criminalité n'est donc pas un phénomène accidentel, et il va chercher à établirdes corrélations avec la pauvreté, ou encore avec des facteurs comme l'emploi, l'instruction, ledéveloppement du commerce et de l'industrie.Guerry croit découvrir alors que, contrairement à l'opinion communément admise qu'il suffitd'instruire les gens pour les rendre meilleurs, les crimes les plus graves sont précisémentcommis par des prévenus jouissant d'une meilleure instruction. Il insiste alors surl'indispensable distinction qu'il convient, à ses yeux de pratiquer, entre l'instruction purementintellectuelle et l'éducation morale bien plus essentielle. Seule cette dernière peut empêcherl'étiolement des valeurs morales d'une société et par conséquent une hausse de la criminalité.

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Toutefois, en règle générale, Guerry demeure très prudent dans ses énoncés. Il se limite trèssouvent à la description, tout en mettant en exergue certaines coïncidences, mais ne s'aventurepas trop sur la voie des explications.

B. La physique sociale de Quetelet

Lambert Adolphe QUETELET (1796-1874) est un mathématicien et statisticien belge.Parallèlement à d'autres phénomènes sociaux comme les mariages, le suicide et la mendicité,les crimes sont largement évoqués dans ses recherchesSes idées essentielles sont rassemblées dans son livre, paru en 1869, "Sur l'homme et ledéveloppement de ses facultés. Essai de physique sociale".Quetelet applique des procédés mathématiques et statistiques à des phénomènes sociaux et, enparticulier, à la criminalité. Pour l'instant, il n'y a là, rien de bien original. En revanche, ce quiest nouveau, c'est que Quetelet va consacrer toute son oeuvre à la recherche des lois quirégissent la criminalité et de ses facteurs déterminants, principalement sociaux.Ainsi, alors que Guerry s'est illustré par sa méthode -la cartographie-, la plupart des auteursreconnaissent à Quetelet plus d'envergure et une portée méthodologique et épistémologiqueplus grande.

Dans la pensée de Quetelet, le penchant au crime, cette "possibilité plus ou moins grande decommettre un crime" est un concept d'importance primordiale. Il s'agit d'une probabilitéstatistique, portant sur l'homme en général ou sur un groupe d'hommes. Quetelet souligne quece penchant au crime, dont la statistique des crimes jugés donne l'indice, et la moralité necoïncident pas. En effet, la propension à commettre un crime est influencée non seulementpeut-être par la moralité de l'individu, mais aussi et surtout par les tentations auxquelles il setrouve exposé et les occasions de commettre un acte délictueux.Quetelet va d'abord étudier la répartition du penchant au crime dans la population, enétablissant des corrélations avec certaines caractéristiques démographiques (sexe, âge...) etsociales (profession, par exemple) des acteurs. Il pratique une ventilation selon la nature et lagravité des crimes, en fonction des caractéristiques démographiques et sociales, qui faitapparaître, parmi les divers groupes-cibles, une différenciation du penchant au crime.Il va ensuite tenter de faire le lien entre ces caractéristiques sociales de la population avec sescaractéristiques morales.Mais comment établir, statistiquement, les caractéristiques morales des individus ?D'après Quetelet, il faut suivre la méthode du physicien qui se trouve réduit à juger des causespar leurs effets.C'est donc à partir de ses actions que l'on peut juger l'homme. Quetelet invoque le principeselon lequel les effets sont proportionnels aux causes et la récurrence des mêmes effets estfonction de la préexistence des mêmes causes. Les actes d'un homme sont donc le reflet de samoralité.On peut répondre à Quételet que pourtant, dans des cas individuels, une réelle prédisposition àadopter un comportement immoral peut être présente sans qu'elle se manifeste. Par ailleurs,une personne peut commettre des actions qui ne sont pas pour autant l'expression d'unevéritable propension, d'un véritable penchant.Ainsi, sur un plan individuel, la tendance apparente peut donc être très différente de latendance réelle et vice versa.Cependant, Quetelet répond que quand on opère sur des grands nombres, la relation entre lepenchant réel et le penchant apparent n'est guère influencée par de tels incidents. Ainsi, pour

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Quetelet, les statistiques judiciaires permettent de connaître le penchant réel, la moralité, àpartir de la tendance apparente telle qu'elle est exprimée en chiffres.Quetelet cherche donc à identifier les lois qui régissent la criminalité. Il le fait par l'étude degroupes suffisamment grands, de façon à ce que ses résultats ne soient pas biaisés par desparticularités individuelles, d'ordre physique, moral ou intellectuel. En examinant les chiffresstatistiques, il peut ainsi dégager, au centre une population majoritaire représentée par ce queQuetelet appelle "l'homme -moyen", et aux extrémités des groupes plus restreints d'hommesavec un penchant au crime très fort ou, au contraire, très faible. L'homme moyen est donc unêtre fictif pour lequel toutes les choses se passent conformément aux résultats moyens obtenuspour la société. Pour être plus claire encore, on peut dire qu'aujourd'hui l'homme moyen estreprésentée par "la ménagère de moins de 50 ans"...Quels sont alors les déterminants sociaux qui mènent à la criminalité ?En fait, Quetelet suppose l'existence d'un grand nombre de causes de nature diverse et pensequ'il est difficile d'assigner à chacune de ces causes son degré d'importance. Ce qui est certainpour lui, c'est qu'elles se situent dans la société qui, comme il l'écrit "renferme en elle lesgermes de tous les crimes qui vont se commettre". A plusieurs reprises, il démontrel'importance qu'il attribue à des déterminants sociaux et démographiques comme l'instruction,la prospérité, l'âge et le sexe.En ce qui concerne l'instruction, Quetelet rejoint Guerry : il observe dans les chiffres unerelation positive entre le niveau intellectuel et le nombre relatif d'inculpations. Et, commeGuerry, Quetelet pense que c'est plutôt l'instruction morale qui est importante car, dit-il, "biensouvent, l'instruction que l'on reçoit aux écoles n'offre qu'un moyen de plus pour commettre lecrime".Pour ce qui concerne la pauvreté, Quetelet observe qu'il y a plusieurs départements trèspauvres qui présentent un taux de criminalité très faible, alors qu'à l'inverse plusieursdépartements très riches ont un taux de criminalité très élevé. Pour lui, ce n'est donc pas tant lapauvreté qui mène à la criminalité, mais plutôt la distorsion entre les possibilités matérielles (larichesse) et les besoins ou les aspirations. De même, faisant référence aux départementsfortement industrialisés, à densité de population très élevée et où les moyens d'existence sontprécaires, Quetelet conclut que c'est surtout le passage de l'état de bien-être à celui de misèrequi est dangereux. Ce sont ces brusques changements d'un état à l'autre qui donnent naissanceau crime, surtout si ceux qui en souffrent sont entourés de tentations et sont irrités par le luxeet l'inégalité de fortune. C'est précisément dans les territoires où les tensions entre les besoinset les possibilités sont les plus accentuées que les occasions de commettre un crime sont lesplus nombreuses. Quetelet exprime ici une idée que l'on retrouvera dans des travaux decriminologie plus récents.Enfin, pour Quetelet, le sexe et l'âge sont aussi des facteurs importants (les hommes, lesjeunes).

A l'origine, Quetelet raisonne sur les chiffres relatifs aux crimes commis, poursuivis et jugéspar les tribunaux. Mais, rapidement, les statistiques judiciaires vont s'élargir à des donnéesrelatives aux crimes commis et dénoncés à la justice mais non poursuivis (parce que, parexemple, l'auteur est inconnu). Quetelet se demande alors s'il est justifié de se prononcer sur lanature et l'ampleur de la criminalité réelle en se fondant sur des statistiques qui ne tiennent pascompte de cette criminalité non poursuivie. Selon lui, la réponse est affirmative quand on sepropose d'obtenir des valeurs relatives et non des valeurs absolues de la criminalité et quand ily a un rapport constant entre, d'une part les crimes connus et jugés et, d'autre part la masse descrimes connus mais non jugés. Nous verrons que cette idée sera approfondie et critiquée par lasociologie pénale.

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Pour finir l'étude de l'oeuvre de Quetelet, on ajoutera que pour lui, l'examen des statistiquesjudiciaires devait permettre de mieux connaître la criminalité et, par conséquent, de mieux lacombattre en éclairant les gouvernements et en incitant à la réforme. Or, pour Quetelet"remédier, c'est avant tout prévenir". La justice de prévention représente pour lui un secoursplus efficace que la justice de répression. Et la prévention, c'est surtout l'amélioration desconditions de vie socio-économiques et l'intensification de l'instruction et de l'éducationmorale. C'est en ce sens que l'on peut dire que Quetelet est aussi un statisticien moral.Toutefois, en s'intéressant à la criminalité comme phénomène social et non plus à l'individucriminel, Quetelet, tout comme Guerry, ouvrait la voie aux études sociologiques sur lacriminalité.

III. L'Ecole sociologique de Durkheim

L'arrivée de la sociologie durkheimienne s'accompagne d'un certain nombre de remises encause théoriques.Pour simplifier, on peut dire que la pensée de Durkheim opère une double rupture par rapportà la vision bio-médicale qui dominait le XIXè siècle.D'une part, elle remet en cause l'évolutionnisme inégalitaire des anthropologues en posantcomme règle l'unité absolue de l'espèce humaine, c'est-à-dire l'insignifiance des différencesphysiques et la relativité culturelle de toute production intellectuelle et morale.D'autre part, elle montre que l'espèce humaine est, par essence, sociale, et qu'il n'existe chezl'homme aucun comportement, même parmi les plus élémentaires, qui ne soit fortementsocialisé. Dès lors, les "primitifs" n'ont rien des "sauvages" que les anthropologues opposaientaux "civilisés" : ils sont tout autant organisés, socialement et mentalement et ne sont pasdavantage asservis à des "pulsions", à des "instincts", que l'européen du XXè siècle.Pour Emile Durkheim l'homme est avant tout une conscience socialisée, c'est-à-dire un êtredont le comportement est façonné par la société qui détermine en lui des "façons de penser, desentir et d'agir".Pour lui, l'individu n'est donc pas antérieur à la société; c'est la société qui est antérieure àl'individu. La conscience collective précède logiquement et historiquement la conscienceindividuelle. En d'autres termes, la prise de conscience par chacun de son individualité résultedu développement historique : dans la société, écrit Durkheim, chacun est ce que sont lesautres; dans la conscience de chacun dominent les sentiments communs à tous ou sentimentscollectifs.Appliqué à la criminalité, ce raisonnement conduit à voir dans le crime, le produit "normal"d'une société qui n'assure pas à chacun de ses membres les conditions d'une bonnesocialisation.L'Ecole sociologique est représentée par E. Durkheim (1858-1917) qui peut être considérécomme le fondateur d'une théorie qui lie les conduites criminelles à la structure sociale.Sociologue, E. Durkheim fut professeur à l'université de Bordeaux puis à la Sorbonne. Il nes'intéressa qu'accessoirement à la criminologie. C'est à travers deux ouvrages ("La division dutravail social" (1893) et "Les règles de la méthode sociologique" (1894)) qu'il donna unedéfinition sociologique du crime : toute acte qui détermine de la part de la société une réactionparticulière que l'on nomme la peine.En fait, si l'on entre dans les détails, Durkheim donne une définition du crime qui est à la foissubstantielle et méthodologique.

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La première a été développée surtout dans "La division du travail social" et la seconde dans"Les règles de la méthode..."Définition substantielle : pour Durkheim, "un acte est criminel quand il offense les états fortsde la conscience collective". En d'autres termes encore : "il ne faut pas dire qu'un acte froissela conscience commune car il est criminel, mais qu'un acte est criminel parce qu'il offense laconscience commune".Pour arriver à cette définition, Durkheim part d'un certain nombre d'observations :- il constate d'abord que le contenu des lois pénales change dans le temps et dans l'espace : lanotion de crime est donc relative- ensuite, il recherche ce qu'il appelle l'essence du crime, "ce quelque chose de commun" entretous les crimes. Si différents qu'ils apparaissent, il est imposssibles que les comportementsdélinquants n'aient pas quelque chose de commun entre eux. Et, ce qui est commun, penseDurkheim, c'est bien la réaction qu'ils suscitent, et le droit pénal correspond donc à ce qui estau coeur, au centre de la conscience commune.Durkheim va donc approfondir cette réflexion dans "les règles de la méthode..." et c'est ainsiqu'il parvient à une définition méthodologique du crime : il définit le crime par la peine. Ilprécise toutefois que ce n'est pas la peine qui fait le crime mais c'est par elle qu'il se révèleextérieurement à nous et c'est donc de la peine qu'il faut partir si nous voulons connaître lecrime.Durkheim constate que la nature du crime ne pose pas de problèmes aux criminologues quisont unanimes à reconnaître sa morbidité, son caractère pathologique. Or, pour Durkheim, aucontraire, le crime est un fait social normal.Le principe sur lequel est basée la thèse de Durkheim a pour fondement sa classification desfaits sociaux. Parmi eux, en effet, il distingue deux variétés distinctes qui ne doivent pas êtreconfondues : "Nous appelerons normaux -écrit-il- les faits qui présentent les formes les plusgénérales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques car ils sontune exception dans le temps et dans l'espace". Il s'ensuit donc, pour l'auteur, que "un faitsocial est normal pour un type social déterminé, considéré à une phase déterminée de sondéveloppement, quand il se produit dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considéréesà la phase correspondante de leur évolution".Or le crime s'observe dans les sociétés de tous les types : c'est donc un phénomène denormalité sociale.Ainsi, pour Durkheim, un phénomène est normal lorsqu'il se rencontre de façon générale dansune société d'un certain type, à une certaine phase de son devenir. Le crime est donc unphénomène normal, ou, plus exactement, un certain taux de criminalité est un phénomènenormal. Ainsi, la normalité est définie par la généralité, mais, puisque les sociétés sont diverses,il est impossible de connaître la généralité de manière abstraite et universelle. Sera doncconsidéré comme normal, le phénomène que l'on rencontre très fréquemment dans une sociétédonnée, à un moment donné.Les conséquences que Durkheim déduit de ce principe sont toutes dominées par cette idée quele crime, parce qu'il est un fait social normal, est un facteur de la santé publique, une partieintégrante de toute société saine.En effet, Durkheim se demande ce qui se passerait dans une société au sein de laquelle ledéveloppement de la conscience morale collective et individuelle serait tel que plus aucuncrime ne serait commis.On se trouverait, dit Durkheim, dans une "société de saints".Dans un premier temps, comme plus personne ne commettrait ni homicide, ni attentat, nibraquages... etc, les crimes proprement dits y seraient inconnus.

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Mais ensuite, les plus petites fautes seraient considérées comme criminelles et traitées commetelles, car cette société de saints, qui ne connaîtrait plus de "vrais" crimes, en inventeraitnécessairement d'autres parce que la conscience collective, en se fortifiant, devient, parconséquent, plus sensible, plus exigeante, et réagit contre les moindres écarts.Autrement dit, plus la société évolue et devient "humaine", plus elle devient intolérante àl'égard des petites choses, et donc, plus inhumaine ! Bref, une telle société de saints serait donctout aussi répressive, voire même elle le deviendrait encore plus.En outre, le crime n'est pas seulement normal, il est aussi utile dans la mesure où il préparedirectement les transformations du droit. En effet, le crime se définit par rapport à la communeappréciation de ce qui est une conduite moralement acceptable ; le crime n'est donc souventqu'une anticipation de la morale à venir. L'exemple cité plusieurs fois par Durkheim est celui deSocrate : d'après le droit athénien, Socrate était un criminel et sa condamnation était juste.Cependant son crime, à savoir l'indépendance de sa pensée, était utile à la société dans laquelleil vivait, car il servait à préparer une morale nouvelle.Cette forme de criminalité est donc le fait de quelqu'un qui suscite une réaction sociale par descomportements qui ne correspondent pas aux valeurs et aux croyances de son époque, dans lamesure où il est en avance sur celles-ci (autre exemple plus récent : dans les années 1970,plusieurs centaines de femmes, dont certaines très célèbres, ont signé un manifeste dans lequelelles reconnaissaient avoir pratiqué un avortement, qui, à l'époque, était parfaitement illégal.Elles anticipaient, d'une certaine façon la morale à venir avec la loi Veil du 17 janvier 1975).Donc, pour Durkheim, le criminel n'apparaît plus comme un corps étranger, un êtreradicalement asocial ; au contraire, c'est un agent régulier et régulateur de toute vie sociale.Par conséquent, la théorie de la peine est à renouveler. Si, en effet, le crime est une maladie, lapeine, le traitement, en est le remède. Par contre, si l'on considère que le crime n'a rien demorbide, la peine ne saurait avoir pour fonction de guérir et sa vraie fonction doit êtrecherchée ailleurs. Pour lui, d'une façon générale, les individus sont normalement intégrés dansla société par la contrainte crée par la conscience commune. L'idée, c'est que nous nouspoliçons nous-mêmes ; mais, dans le cas du criminel, cette auto-contrainte n'a pas fonctionné :d'où l'intérêt de la peine. La peine infligée au criminel est une réaction sociale, quasimécanique, destinée à préserver la cohésion sociale autour de certaines valeurs.

Pour Durkheim, la peine est une réaction passionnelle, d'intensité graduée, que la sociétéexerce sur ceux de ses membres qui ont violé certaines règles de conduite.Elle est l'expression de la moralité et de la solidarité sociale et même, plus précisément, elle vapermettre la réaffirmation des liens de solidarité entre les consciences humaines, ce qui luidonne, finalement, un caractère presque sacré.Et Durkheim insiste sur ce caractère sacré de la peine : pour lui, les transgressions à la loipénale sont des outrages aux sentiments profonds de la conscience collective et l'essence de lapeine est bien de marquer la réprobation qui entoure le crime et donc de rapprocher lesconsciences individuelles. Cette communion sociale qu'entraîne avec elle la peine lui donne uncaractère irrationnel et c'est donc en cela qu'elle est utile.Pour Durkheim donc, l'intérêt de la peine est davantage la réaffirmation des valeurs socialesque l'expiation du coupable.Il va d'ailleurs approfondir ce thème dans un autre livre "L'éducation morale" (1902), qui portesur l'apprentissage des normes morales et aussi de la formation du lien social chez l'enfant.Un chapitre de ce livre est consacré à la pénalité scolaire et, à ce propos, Durkheim va fairedes considérations relatives à la pénalité en général. Bref, il nous fait part d'un certain nombrede réflexions qui s'inscrivent finalement dans le cadre plus large de l'apprentissage du respectdes règles sociales.

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Qu'est-ce qui peut bien faire, en effet, que nous respections les règles ?Pour Durkheim, l'origine du respect de la règle n'est pas dans la sanction : si les élèves, si lesindividus en général, respectent les règles en vigueur, c'est plus à cause de l'autorité de celuiqui les énonce ou les transmet, c'est la conviction avec laquelle elles sont énoncées, laconfiance que l'on place en celui qui les énonce et le sens qu'elles peuvent prendre qui enassurent fondamentalement le respect.C'est donc bien plus par l'attachement aux valeurs du groupe que par la sanction que l'on inciteun enfant ou un individu à respecter la règle.Ainsi, si la punition ne sert pas directement au respect de la règle, quel peut donc bien être lesens de la punition, de la peine ?Durkheim réfute alors la théorie utilitariste de la peine, selon laquelle la peine poursuit un butde prévention générale et spéciale : pour lui, la peine ne contribue pas à socialiser le délinquantmais seulement à lui faire peur. Et, même sur ce terrain, l'efficacité est limitée : la peinen'intimide pas vraiment le délinquant car au fond, la peine n'est qu'une espèce de risqueprofessionnel aux yeux du délinquant.Il s'oppose encore au rétributivisme selon lequel la peine doit avoir pour fonction principaled'effacer la faute, d'être aussi une sorte de compensation et de réparation du mal produit par unautre mal. Cette théorie paraît absurde à Durkheim : "c'est comme si un médecin, pour guérirun bras malade, commençait par amputer l'autre bras".Enfin, quelle que soit la théorie de la peine retenue, Durkheim critique les modalitésd'application des peines en ce qui concerne l'échelle des peines. Pour lui, en effet, l'échelle despeines doit commencer aussi bas que possible et on ne doit passer d'un degré à l'autre qu'avecla plus grande prudence. Or, ce qui fait la faiblesse de toutes les législations, observe-t-il, c'estque celles-ci vont tout de suite aux sévérités extrêmes et donc sont obligées de se répéter,perdant ainsi leur action (cf. emprisonnement). Car, passé un certain degré de souffrance, toutesouffrance nouvelle cesse d'être ressentie. on est alors obligé de renforcer encore la peine quicontinue à perdre son effet.Quelle est alors l'élément positif que l'on puisse retirer de la peine ?C'est, dit Durkheim, qu'elle réagit contre la faute, autrement dit, qu'elle réaffirme la loi, qu'ellemontre que la loi a quelque chose de sacré qu'on ne peut pas outrepasser impunément.La peine doit donc d'abord être un blâme ostensible del'acte qui a été commis. Elle doit doncêtre essentiellement un discours, une communication, par lesquels va se manifester cesentiment de réprobation de l'acte. Il ne s'agit donc pas, comme on le ferait pour un animal, depunir pour dresser, mais de dire, de manifester clairement son sentiment.Comment faire ? Comment blâmer ? Comment traduire ce sentiment pour qu'il soit compris etintégré par l'auteur de l'acte ?Durkheim se tourne alors vers l'idée de mesure éducative, utile à celui qui la subit, c'est-à-dire,comme le dit Durkheim, "lui paraisse respectable".Il faut donc passer du temps à faire comprendre la sanction, car la manière de l'imposer compteautant que soncontenu.Durkheim propose donc, face aux théories traditionnelles de la peine, une autre manière depenser, non plus la "peine", mais la "sanction". Il ne remet pas en question la loi pénale en tantque telle, au contraire il la réaffirme, mais tente d'ouvrir d'autres perspectives pour que lasanction prenne un sens. Et, pour arriver à ce résultat, on remarque que, finalement, Durkheimretire à la sanction presuqe tous les caractères de la pénalité. En effet, pour lui, l'essentiel de lasanction réside finalement dans ce que l'on pourrait appeler une fonction symbolique de laréaction, c'est-à-dire une réaffirmation officielle de la règle et une tentative pour réinscrirel'auteur de l'acte dans un lien social.La sanction doit être, en quelque sorte, un outil de cohésion sociale :

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- pour le groupe, d'abord, puisqu'elle resserre l'unité du groupe, conforte la consciencecollective- pour le délinquant, ensuite, parce qu'elle doit permettre sa réinsertion dans le groupe social.

Toutefois, Durkheim observe que ces facteurs de cohésion sociale s'affaiblissent avecl'évolution des sociétés, à cause, notamment, de la division du travail. En effet, la division dutravail a pour conséquence que ceux qui accomplissent des tâches spécialisées ne sont plus eninteraction suffisamment étroite et continue les uns avec les autres pour permettre ledéveloppement progressif d'un système de règles communes et d'un consensus. En l'absence detelles règles, la vie sociale devient imprévisible et incertaine, donc insécure. Les actions etattentes des individus travaillant dans un secteur de la division du travail ne s'accordent plusaux actions et attentes des individus travaillant dans un autre secteur. On constate alors unetendance à la désintégration sociale : l'ensemble des règles communes constituant le fondementde la régulation des relations entre les éléments d'un système social tend à disparaître, etDurkheim appelle cette situation : l'anomie, c'est-à-dire l'absence de norme sociale permettantde réguler les conduites sociales.Cette anomie est, pour Durkheim, une des causes du suicide, et aussi la cause ducomportement de certains criminels : l'individu ne trouve plus de règles auxquelles conformersa conduite.On trouve là un thème fort de la théorie durkheimienne : la société organise spontanément ouconsciemment la résistance aux tendances criminelles quand elle est à l'état normal, c'est-à-direà l'état de développement lent, harmonique et régulier ; elle détermine l'apparition de lacriminalité quand elle est à l'état de crise. C'est une conception globale qui s'opposelogiquement à l'idée lombrosienne de survivance d'un état du passé et l'on voit ici comment unethéorie du changement social va se substituer au schéma évolutionniste linéaire desanthropologues du tournant du siècle.Cette théorie de l'anomie sera, on le verra, reprise plus tard par la criminologie nord-américaine.Pour terminer ce paragraphe consacré à l'Ecole sociologique de Durkheim, il faut donc insistersur ce qui est central, spécifique, dans la pensée dukheimienne : la société est une réalitédistincte en nature des réalités individuelles. Tout fait social a pour cause un autre fait social etjamais un fait de la psychologie individuelleCe que nous enseigne Durkheim "c'est qu'un tout n'est pas identique à la somme de sesparties, il est quelque chose d'autre et dont les propriétés diffèrent de celles que présentent lesparties dont il est composé (...) En vertu de ce principe, la société n'est pas une simple sommed'individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui ases caractères propres. Sans doute, il ne peut rien se produire de collectif si des consciencesparticulières ne sont pas données, mais il faut encore que ces consciences soient associéescombinées, et combinées d'une certaine manière; c'est de cette combinaison que résulte la viesociale, et , par suite, c'est cette combinaison qui l'explique".Tel est le centre de la pensée méthodologique de Durkheim. Le fait social est spécifique. Créepar l'association des individus, il diffère en nature de ce qui se passe au niveau des consciencesindividuelles.

On voit alors ce qui oppose Durkheim à Tarde :- Durkheim part de l'idée que, pour qu'il y ait fait social, il faut que plusieurs individus aientmêlé leurs actions et que cette combinaison dégage un produit nouveau. Cette synthèse a lieuen dehors de chacun de nous et a nécessairement pour effet de fixer, d'instituer en dehors denous certaines façons d'agir et certains jugements qui ne dépendent pas de chaque volonté

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particulière prise à part. Durkheim arrive ainsi à dégager la spécificité du fait social et àaffirmer l'existence d'une conscience collective qui ne se réduit pas à la somme des consciencesindividuelles.Tarde ne croit pas que cette rencontre sociale des "moi" différents fasse éclore un "nous" quiexisterait indépendamment de toutes les consciences individuelles : "l'individu écarté, le socialn'est rien" dit Tarde.Bref, pour Tarde, tout se réduit en sociologie à des rapports interindividuels et la sociologien'est finalement qu'une inter-psychologie.Les deux hommes s'étaient déjà opposés, comme on s'en souvient, sur la "normalité" du crime.On peut signaler, pour la petite histoire, que ces propos audacieux valurent à Durkheim lesfoudres de Tarde qui, vexé de manière générale par les critiques de Durkheim envers sa théoriede l'imitation - Durkheim n'y voyait qu'une théorie plus philosophique que scientifique-, prit,ou fit mine de prendre, les constructions durkheimiennes pour une apologie du crime. Enassimilant ce qui est normal à ce qui est général, disait Tarde, Durkheim exprime une ipinionqui, sur le plan de la moralité sociale, risque d'avoir de graves conséquences : Durkheimbanalise le crime et sa thèse contribue donc au relâchement des moeurs. Toutefois, après avoircritiqué autant que faire ce peut son adversaire, Tarde se ralliera tardivement à la définitiondurkheimienne du crime comme violation des valeurs du groupe, dans un article paru à laRevue pénitentiaire en 1898, intitulé "qu'est-ce que le crime?".

Durkheim a souvent parlé du crime mais il n'a jamais réalisé une étude précise sur lacriminalité. C'est surtout la peine, le droit pénal qui l'intéressaient en tant qu'expression de lasolidarité et de la cohésion sociales et de ses transformations.Durkheim ne s'intéresse pas à la nature de l'homme criminel mais à celle du crime. Le crime luiapparaît indissociable de la peine qui le constitue comme objet de la vindicte collective.Mais l’étude de la peine renvoie elle-même à l’étude de la loi, ou de la norme, qui institue telou tel comportement en crime. Aussi, pour Durkheim, l'étude de la production des normes etcelle de leur application est indissociable si l’on veut avoir une compréhension globale duphénomène criminel : "violer la règle -écrit-il- est une façon de la pratiquer. Il n'y a, endéfinitive, que des expressions différentes d'une seule et même réalité qui est l'état moral descollectivités considérées".

Durkheim était très au fait des travaux de criminologie de son époque, travaux qu'il tenait pourune part essentielle des rares terrains sociologiques sérieux de son époque.En 1897, il fonde une Revue "l'Année sociologique", laquelle contient une rubrique intitulée"sociologie criminelle". C'est dans cette rubrique que vont s'exprimer les thèses de l'Ecolesociologique : la sociologie, basée sur la statistique et l'histoire, est seule capable d'expliquer lacriminalité en tant que phénomène de masse.La statistique est au point de départ de la science criminelle. Elle doit être un procédéd'investigation et d’observation au service de la sociologie et un procédé de vérifications de seshypothèses pour le sociologue.Mais ce n'est pas le seul instrument qui s'offre : la méthode comparative, l'histoire,l'éthnographie et les monographies locales constituent d'autres méthodes indispensables.Ainsi, par exemple, l'histoire peut contribuer à expliquer le phénomène observé : unphénomène social a une genèse. Il est lié, en effet, à l'état général de la société état qui est lui-même un produit de l'histoire. C'est donc dans l'histoire, comme le dit Durkheim qu'il fautchercher l'origine et l’explication des relations sociologiques, des structures observées grâce àla statistique. L'histoire permet en effet de répondre à la question de savoir pourquoiles chosessont comme elles sont alors qu'elles auraient pu être autrement.

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Des études vont être entreprises par différents membres de l'Ecole sociologique, notammentsur la question de l'enfance criminelle ou encore sur la prison. ou les milieux criminogènes.Les chercheurs constatent que les milieux qui concentrent prostitution, alcoolisme, natalitégalopante et pauvreté sont lourdement criminogènes, ce qui n'est pas très original jusque là..Mais les auteurs de ces études de milieu observent que, et c'est là que la réflexion devientoriginale, le délinquant ne s'y désocialise pas, il se socialise selon les règles en vigueur au seinde ces communautés qui ont leurs propres formes de solidarité. La compréhension dufonctionnement de ces milieux s'avère donc primordiale. Et, pour comprendre cefonctionnement, il faut étudier les mécanismes de socilisation. Cette socialisation, pour lesdurkheimiens, passe par la formation de la conscience morale.Durkheim observe en effet que :

" Des changements profonds se sont produits, et en très peu de temps,dans la structure de nos sociétés ; elles se sont affranchies d’un certaintype avec une rapidité et dans des proportions dont on ne trouve pas unautre exemple dans l'histoire. Par suite, la morale qui correspond à cetype social a régressé, mais sans qu'une autre se développe assez vitepour remplir le terrain que la première laissait vide dans nosconsciences. Notre foi s'est troublée ; la tradition a perdu son empire (...)Le relâchement ne pourra prendre fin qu'à mesure qu'une disciplinenouvelle s'établira et se consolidera".

Conclusion de la section 2 : pour conclure cette section 2, on peut dire que :

A peine commence-t-elle de prendre naissance en France avec Tarde un peu et Durkheimsurtout que la sociologie en matière de criminologie va battre en retraite. Comme je le disais enintroduction de ce chapitre, son déclin est patent à partir des années 1910. La cause en revientsans doute, non pas à un désintérêt français pour la matière, mais aux deux guerres mondialesqui ont terriblement diminué l'école sociologique française.Toutefois, cela ne revient pas à dire que la sociologie, et en particulier la sociologiedurkheimienne, soit morte sans avoir passé le relais. Nous verrons plus tard qu'elle inspirera lestravaux qui reprendront en France dans les années 1960.Pour l'heure, c'est-à-dire cette période qui couvre grosso modo les deux guerres mondiales, lasociologie française va s'exporter outre-atlantique et inspirer les travaux américains.

Section 3 :Les travaux américains. Les études de criminologie sociologique

Les sociologues américains n'ont pas inventé la sociologie. Mais c'est aux Etats-Unis que lasociologie est devenue une profession. Jusqu'à présent nous avons remarqué, en effet, que lesétudes qui nous intéressent en criminologie ont été principalement conduites par desanthropologues, des médecins et quelquefois des juristes.Aux Etats-Unis, au contraire, la sociologie va se professionnaliser et les sociologuesaméricains, reprenant les travaux européens, vont en faire un produit neuf.Entre 1910 et 1970, la sociologie américaine voit se succéder diverses problématiques, c'est-à-dire des façons d'appréhender les faits sociaux, et, en particulier le crime, à partir d'un cadre deréférence conceptuel déterminé.

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C'est ainsi qu'elle a pu analyser les faits sociaux et donc le crime,, d'abord en terme de "milieu",puis en terme de "culture", de "fonction" et enfin d"interaction".Il est donc classique de distinguer, dans la sociologie américaine, 4 grands courantscorespondant à ces 4 problématiques :- l'Ecole de Chicago qui crée l'étude de milieu- le culturalisme- le fonctionnalisme- l'interactionismeChacun de ces courants va donc proposer un cadre d'analyse (le milieu, la culture, la fonction,l'interaction) qui énonce les problèmes à poser, les phénomènes à observer et le type deméthode à employer si l'on veut objectiver les phénomènes pertinents, c'est-à-dire ceux qui, auterme de l'orientation théorique, peuvent avoir un sens.C'est dire que chaque courant met en oeuvre un système de raisonnement, c'est-à-dire unerationalité, qui lui est spécifique.Ces systèmes de penser les faits sociaux, autrement dit ces rationalités s'ordonnent autour deprincipes, de postulats plus précisément, qui sont de 3 ordres : les postulats relatifs au conceptfondamental qui rend compte du fait social que l'on veut observer ; les postulats relatifs auxélements d'analyse qu'il convient alors de privilégier ; enfin les postulats relatifs aux facteursqui permettent d'expliquer le fait social observé.Ces 4 orientations théoriques, avec leurs démarches méthodologiques respectives, vonts'intéresser à ce phénomène social particulier qu'est la délinquance.Et, pour éclairer ce que je viens de dire sur les postulats qui organisent la rationalité de chaquecourant, on peut dire que :

- pour l'Ecole de Chicago, le concept fondamental est celui de milieu au sens de communautéécologique : la délinquance est alors définie en termes d'équilibre ou de déséquilibre d'unecommunauté humaine particulière ; les éléments d'analyse résideront donc dans l'observationdes forces de l'environnement et les facteurs d'explication seront trouvés en termed'organisation ou de désorganisation de la communauté.

- pour le culturalisme, le concept fondamental est celui de système culturel : la délinquance estdéfinie comme un phénomène culturel ; les éléments d'analyse résideront donc dansl'observation des groupes d'individus et les facteurs d'explication seront trouvés en termes desocialisation, d'acculturation ou de déculturation.

- pour le fonctionnalisme, le concept fondamental est celui de structure sociale : la délinquanceest définie comme la conséquence d’ un mauvais fonctionnement du système social ; leséléments d'analyse résideront alors dans l'étude des relations sociales, des statuts des individuset les facteurs d'explication seront trouvés en terme de dysfonction ou de fonction latente.

- pour l'interactionisme, enfin, le concept fondamental est celui d'interaction : la délinquance estdéfinie comme le produit d'une interaction entre des individus ; les éléments d'analyserésideront dans l'observation des rôles tenus par les individus, des stratégies , des tactiquesqu'ils déploient, et les facteurs d'explication seront trouvés en terme d'étiquetage, destigmatisation

Nous allons donc maintenant étudier plus en détail chacun de ces 4 courants sociologiquesnord-américains.

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I.L'Ecole de Chicago : une analyse en terme de milieu

A. L'orientation théorique de l'Ecole de Chicago

Le modèle rationnel de l'école de Chicago est emprunté à l'écologie animale. Le type d'analyseque l’écologie met en oeuvre intéresse les sociologues parce qu'elle suppose un modèleparticulier de causalité. Les chaînes écologiques, en effet, proposent un modèle originalpuisque l'ensemble des éléments que le chercheur peut légitimement lier causalement estspatialement limité. Ainsi, dans un espace donné, tout élément, quelque soit sa nature propre,du moment qu'il entretient une certaine coexistence spatiale avec un ou plusieurs autreséléments (élément naturel / humain, biologique / psychologique, ...etc) est susceptible d'êtreimpliqué dans une relation causale. De cette façon, les sociologues de l'école de Chicago quitravaillent sur la délinquance vont chercher à établir des relations de causes à effets parmi unensemble extrêmement varié d'éléments, mais dont le nombre est limité par la proximitégéographique.C'est en ce sens qu'est utilisé le concept fondamental de "communauté écologique". L'idée quigouverne ce concept est qu’il est plus facile d’étudier la relation réciproque etl'interdépendance entre les hommes dans un espace restreint qu’ailleurs. Du fait qu'ils vivent encommun, dans un espace limité, l'habitat et les habitants tendent à prendre le caractère d'unsystème plus ou moins complètement clos. Cette communauté écologique repose donc surl'équilibre réalisé d'une façon toujours précaire entre non seulement des individus différents -les habitants- mais aussi un environnement. Et cet environnement est lui-même le résultat d'unéquilibre entre des éléments souvent en conflit et déterminés, pour un milieu géographiquedonné, par l'état de la technologie, la qualification et le nombre des individus coexistant sur lemême espace. L'environnement est donc le point d'équilibre entre un espace géographiquelocalisé -l'habitat- et la qualification technologique des individus qui y vivent -les habitants-.Les sociologues de l'école de Chicago se livrent donc à des études de milieu, de façon à ychercher les facteurs d'organisation ou de désorganisation, générateurs d'équilibre ou dedéséquilibre de ce milieu.Certains de ces sociologues vont appliquer ce modèle théorique à l'étude de la délinquance.C’est ainsi que vont apparaître ce que l’on a appelé les théories écologiques de la délinquance.

B. Deux théories écologiques de la délinquance

1. The Gang de THRASHER

En 1927, John Thrasher publie un livre "The Gang" dont l'objet porte sur l'étude de ladélinquance juvénile.Thrasher part du constat d'une localisation géographique de la délinquance juvénile : il y a dessecteurs de la ville qui sont plus touchés que d'autres par la délinquance juvénile. Commentexpliquer ce phénomène ?C'est par une théorie de l'urbanisation que Thrasher va chercher à rendre compte de l'apparitionet de la perpétuation de la délinquance dans certains quartiers particuliers.La ville industrielle américaine s'est développée en sorte que, entre le centre où sont installésles bureaux et les magasins, et la périphérie où sont les quartiers résidentiels, un espace

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intermédiaire a été libéré : s'y sont alors rassemblés les immigrants récemment arrivés sur le solaméricain ainsi que les Noirs fuyant le sud du pays.En s'établissant dans cet espace libre, les immigrants ont en quelque sorte pris racine, mais,comme il s'agissait d'un terrain particulièrement ingrat, leur accoutumance ne s'est pas faitesans problèmes.La délinquance juvénile est alors, pour Trasher, un phénomène caractéristique de cetteacclimatation socio-géographique difficile. Tout comme la nature, en écologie, a horreur duvide, la délinquance remplit finalement les zones particulièrement défavorisées.Thrasher exprime cela en écrivant :"Dans la nature, des matières étrangères tendent à se rassembler et à s'agglomérer danschaque crevasse, chaque fissure, chaque interstice. Il y a de la même façon des fissures et descassures dans la structure de l'organisation sociale. Le gang de jeunes peut être regardécomme un élément intersticiel dans le cadre de la société, et le territoire du gang est unerégion intersticielle dans le tracé de la cité".Toute la théorie de Thrasher est organisée autour de cette notion d'espace intersticiel.D'abord, les membres du gang considèrent l'espace urbain où ils évoluent, cette “ régionintersticielle ”, comme un espace particulier, qui échappe à la propriété commune : ilsdéfendent donc cet espace contre l'invasion des autres bandes et inversement, toute intrusiondans les territoires limitrophes et considérée comme une agression. C'est là d'ailleurs la causede multiples conflits entre bandes.Ensuite, les frontières de ces territoires sont bien marquées, bien délimitées. L'étranger quidéambule dans la zone ne sait pas que la ligne de chemin de fer ou le stade du coin de la ruemarquent des frontières infranchissables. En revanche, tous les jeunes du quartier le savent :ainsi, la symbolique de l'espace est si prégnante qu'elle détermine, pour les individus,l'affiliation à des bandes particulières. Le fait d''habiter dans un même paté de maisons comptefinalement pour plus que la couleur de la peau ou l'appartenance ethnique.Enfin, Trasher remarque que, à cette espèce d’isolement géographique, écologique, correspondun isolement culturel. Les activités sociales habituelles prennent ici un tout autre sens : le vol,par exemple, n'est pas perçu comme l'appropriation du bien d'autrui mais peut être perçucomme une activité sportive, une détente, une façon de s'occuper. On le regarde commenaturel et, à l'invitation habituelle "Viens, on va voler", la réponse peut être : "Non, j'suis tropcrevé" ou "j'ai autre chose à faire", mais jamais "c'est pas bien".Ainsi, à la différence de ceux qui sont soumis aux pressions conventionnelles, ces jeunes gensne regardent pas de tels actes de délinquance comme de mauvaises conduites : ils volent pours'occuper, pour s'amuser.Ainsi, pour comprendre les pratiques délinquantielles des jeunes des bandes, il faut donc, écritThrasher, partir de l'espace urbain où vivent ces jeunes car pour lui : "De même que lesressources naturelles d'une région ou d'un territoire déterminent de façon générale lesactivités de ses habitants, de même l'habitat du gang -c’est-à-dire l’environnement dans lequelvit le gang- forme les intérêts de ses membres -c’est-à-dire détermine leurs activités-".Thrasher ne dit pas pour autant que cette région intersticielle soit désorganisée. Au contraire, ilpense que le gang est une forme d'organisation sociale : il est une création spontanée desadolescents pour vivre dans une société qui leur convienne lorsque n'existe aucune sociétéadéquate à leurs besoins.Ce qui est alors appelé pat Thrasher désorganisation, c'est le fait que ces formes spontanées desociabilité ne peuvent pas être articulées avec les coutumes, les traditions, les institutions, quirégissent le reste de la société. La désorganisation est donc un vice du système total et non pasune propriété des gangs. Cette cassure -certains diraient aujourd’hui “ cette fracture ”- dans lesystème social se traduit donc comme une inapplication des modèles dominants.

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Bref, cette désorganisation n'est pas absence de sociabilité ou absence de normes, comme ladéfinieront par la suite les culturalistes ou les fonctionnalistes. Elle est le produit dudéveloppement non planifié, non contrôlé, non maîtrisé, des forces de l'environnement et ladélinquance est le résultat de ce développement incontrôlé d'une société où se conjuguent et secombattent des forces diverses.

2. L'analyse de SHAW et Mc KAY

Dans une série d'importantes monographies fondées pour la plupart sur des rechercheseffectuées dans la ville de Chicago, Clifford Shaw et Henri Mc Kay s’intéressent eux aussi à ladélinquance juvénile et tentent d'expliquer la distribution de la délinquance juvénile dans lesvilles américaines.Les résultats de leurs recherches sont publiés dans différents livres dont un, bien connu,s'appelle "Les facteurs sociaux de la délinquance juvénile" publié en 1931.Ils observent que les zones à taux élevé de délinquance dans le Chicago des années 1900-1906sont aussi des zones à taux élevé de délinquance dans les années 1917-1923. Pourtant, lacomposition ethnique de ces zones s'est, dans cet intervalle de temps, considérablementmodifiée. Aussi, pour ces auteurs, quand des groupes ethniques immigrent dans ces zones, leurtaux de délinquance juvénile augmente, et inversement, quand ces groupes ethniques quittentces zones, leur taux de délinquance juvénile diminue. Ils en tirent la conclusion que ce ne sontpas les groupes ethniques qui sont "facteurs" de délinquance (n'en déplaise à certains hommespolitiques !), mais bien plutôt le lieu, le milieu où ils habitent. Ils observent aussi que la plupartdes délits se commettent en petits groupes, ordinairement de deux ou trois individus.Shaw et Mc Kay concluent alors que dans les zones à taux élevé de délinquance, la criminalitéet la délinquance juvénile sont devenues des aspects plus ou moins traditionnels de la viesociale et que ces traditions de délinquance sont transmises par des contacts à la foispersonnels et collectifs lorsque l’on s’installe dans ces zones.La théorie de Shaw et Mac Kay les conduit à formuler le concept de "delinquency area", c'est-à-dire de "zones urbaines de détérioration morale" caractérisées par des conditions sociales etéconomiques défavorables et un taux élevé de criminalité.En effet, ils estiment que leurs recherches faites sur Chicago montrent les corrélations existantentre la délinquance et d'autres phénomènes sociaux (comme le suicide, le chômage, lesfamilles monoparentales) dans certaines zones de la ville dénommées ainsi par eux "zones dedétérioration morale".

Tout comme Thrasher, Shaw et Mc Kay se placent dans une perspective géographique,écologique, Pour eux aussi, la grande ville apparaît comme une juxtaposition de zonesconcentriques différenciées.Au centre, le quartier des affaires, des banques, des grands magasins, des offices publics.Immédiatement adjacente, une zone surpeuplée et socialement désorganisée, autrefois quartieraisé, peu à peu déserté par ses premiers occupants. Ils y furent remplacés par des immigrantsde date plus récente qui, eux-mêmes, une fois leur sort amélioré, désertèrent l'endroit pour lazone voisine. D'étape en étape, le déplacement se fait ainsi vers la périphérie au fur et à mesurede l'ascension dans l'échelle économique et sociale : zone des banlieues, adjacente au centre,zone des habitations ouvrières, enfin zone de résidence des classes plus aisées.Les résultats des études de Shaw et Mc Kay établissent que la zone de délinquance fournitconstamment 60% de jeunes qui comparaissent devant le tribunal pour enfants malgré le

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renouvellement incessant de la population. Ainsi, la délinquance n'apparaît pas liée à lapopulation mais à un quartier, ce qui atteste l'influence de l'entourage.Cette théorie, que l'on peut ainsi qualifier d'"écologique", soutient donc que le milieu sous-prolétarien de ces zones repoussoirs des grandes villes constitue le centre de recrutement dumilieu délinquant proprement dit, dont les traditions et les moeurs s'ébauchent dans les bandesd'adolescents.Les principaux organes de transmission de la délinquance sont, pour Shaw et Mc Kay, lesgroupes de jeux et les bandes d'adolescents. Cependant, pour ces auteurs, bien que ladélinquance satisfasse le désir de sensation forte et d'intégration dans un groupe, elle ne sedifférencie pas en cela des activités non-délinquantes : certes, les valeurs et les critères culturelset moraux mis en oeuvre dans les zones à taux élevé de délinquance ne sont vraiment pas lesmêmes que dans les zones à taux faible. Ils sont même sans doute largement divergents oumême opposés ; il n'en reste pas moins que les motifs et les désirs que cachent la participationdes adolescents aux activités de leurs groupes sont sans doute identiques dans les deuxsituations. Ce qui fait finalement la différence, ce sont ce que Shaw et Mc Kay nomment les"critères et les valeurs", c'est-à-dire les modèles culturels délinquants et non-délinquants parlesquels ces désirs sont satisfaits.

Pour conclure ce paragraphe, et pour résumer la pensée des auteurs, on peut dire que pourShaw et Mc Kay, dans certaines zones urbaines, des traditions de délinquance sont transmisespar des contacts personnels et de groupe. Ce ne sont pas les motifs et les désirs qui sontspécifiques aux délinquants, mais les modèles culturels mis en oeuvre pour les atteindre. Lesauteurs montrent que ces traditions de délinquance se développent dans des zones à taux élevéde rupture des contrôles sociaux. On a souvent retenu que cet aspect écologique de leurthéorie mais une lecture attentive montre que le noyau en est le processus de transmissionculturelle : dans certains endroits, on devient délinquant parce qu'une tradition de délinquancenous est transmise. Ce processus de transmission culturelle permet d'introduire un facteurd’explication sans lequel la liaison entre aire de désorganisation sociale et haut taux dedélinquance resterait purement descriptif et n'aurait aucune valeur explicative.On comprend alors que le culturalisme, en germe déjà dans les études de Shaw et Mc Kay, aitnaturellement succédé à cette théorie écologique : il est difficile, en effet, de comprendre cemilieu sans tenir compte de sa culture.Aux étude de communautés "écologiques", vont donc succéder les études de communautés"culturelles", par une sorte de glissement de sens du terme de "milieu" : du milieu au sensécologique, on passe au milieu au sens culturel.

II. Le culturalisme

A. L'orientation théorique du culturalisme

Comme nous venons de le voir, le culturalisme va substituer aux problèmes de distribution dela population dans l'espace géographique et aux questions de forme d'équilibre des zonesurbaines (“ aréa ”), le problème de la socialisation et des différences dans les personnalités etles cultures des individus.Ce qui dirige désormais l'attention du chercheur, ce sont les différences culturelles entre lessociétés, les différences dans la personnalité des individus lorsqu'ils appartiennent à diversmilieux culturels, et les mécanismes de socialisation par lesquels un produit naturel brut -lenouveau-né- devient différencié par suite de son appartenance à une culture différente.

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L'analyse est donc psycho-sociologique puisque le problème central que se posent lesculturalistes est celui de la personnalité : comment des produits naturels statistiquementidentiques -les bébés- sont-ils transformés au point de devenir un type particulier d'individus,adaptés à un genre de vie caractéristique d'une société particulière ?L'opération centrale qu'il faut alors étudier, dans autant de sociétés que possible, est celle de lasocialisation c'est-à-dire l'intériorisation par les membres d'une société des modèles culturelsspécifiques à cette société. Mais, pour qu'une telle étude soit possible, il faut distinguer 3niveaux dans la réalité que l'on se propose d'étudier . D'abord postuler l'existence d'une culture,c'est-à-dire d'un ensemble de modèles, d'institutions, de règles, ensemble qui présente unecertaine cohérence en sorte que l'apprentissage donne, comme résultat, des produitsrelativement similaires. Ensuite, il faut postuler que le produit de départ -l'homme- sur lequeltravaille la société peut suivre des chemins extrêmement variés. Il faut donc postuler, enfin, quetous les hommes ont, au départ, des pulsions identiques, mais que leurs modes de satisfaction,n'étant pas innés, peuvent varier.Dans cette optique, la délinquance est envisagée par les sociologues culturalistes, soit commele produit d'une transmission culturelle, soit encore comme un conflit de culture ou encore unesous-culture.

B La délinquance comme produit d'une transmission culturelle. La théorie des associationsdifférentielles de Edwin. Sutherland

Les théories que nous allons voir maintenant mettent l'accent sur la notion de processusd'apprentissage culturel par lequel la délinquance, qui n'est finalement qu'un aspect de ladéviance, est apprise.Ces théories, qui insistent sur les variables situationnelles, ne doivent pas être confondues avecles explications d'origine purement psychologique. Ces dernières tendent à voir l'actedélinquant comme le produit de la personnalité ou encore de la structure caractérielle : ellesinsistent, par conséquent, sur des variables liées à la personnalité.Sans nier l'influence de ces variables, les théories de la transmission culturelle tendent plutôt àconsidérer que la motivation d'une forme particulière de comportement délinquant s'expliquedavantage par la connaissance et l'apprentissage des attitudes qui ont manifestement etimmédiatement rapport à cette forme de comportement délinquant, que par des traits depersonnalité caractérisitiques de l'individu.Bref, les variables qui doivent être prises en considération pour expliquer la délinquanceforment, pour les tenants de ces théories, un sous-système de la personnalité, plus ou moinsindépendant des autres composantes de la personnalité. Pour comprendre cette formule un peusavante, on peut l'illustrer en disant que, par exemple, en matière de préférences alimentaires,notre goût pour certains plats n'a rien à voir avec nos attitudes à l'égard du vol.En fait, ces théories peuvent se résumer de la façon suivante : le comportement délinquant -etplus largement, le comportement déviant- est déterminé par un sous-système deconnaissances, de croyances et d'attitudes qui rendent posssibles, permettent ou mêmeprescrivent des formes spécifiques de délinquance dans des situations spécifiques. Cesconnaissances, ces croyances et ces attitudes doivent donc d'abord exister dans l'environnementculturel du délinquant et elles sont ensuite "reprises", c'est-à-dire apprises et intégrées dans lapersonnalité de la même façon que tous les autres éléments de la culture ambiante.Bien qu'elles considèrent les délinquants comme des types de personnes différents des non-délinquants, ces théories situent les différences dans un segment limité de la personnalité ; sousd'autres aspects, les délinquants sont semblables à n'importe qui d'autre. En outre, le processus

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au cours duquel ils ont pris le chemin de la délinquance n'est pas différent du processus aucours duquel les autres sont devenus des membres conformistes de la société.Bref, nous sommes tous les enfants de notre culture. De cette façon, les théories de latransmission culturelle minimisent le mystère et la particularité du crime et maximisentl'humanité commune du déviant et du conforme.Reste que la question de savoir comment les individus arrivent à intégrer les éléments de leurculture et à sélectionner, parmi des modèles variés, le modèle délinquant, n'est pas évidente.Ces théories vont alors chercher la réponse dans l'observation du processus d'apprentissageculturel.

Edwin Sutherland va tenter de formuler une théorie générale du comportement criminel enterme de transmission culturelle.Sa théorie de l'association différentielle fut présentée pour la première fois dans son manuelintitulé "Principes de criminologie" paru en 1947.Selon sa théorie, le comportement criminel est appris; il n'est ni inhérent au délinquant, niinventé par lui. Il est appris au contact d'autres individus par un processus de communication,principalement dans des petits groupes.Cet apprentissage comprend d'abord l'apprentissage des techniques nécessaires pourcommettre l'infraction et ensuite l'apprentissage de "l'orientation des mobiles, des pulsions, desrationnalisations et des attitudes" qui permettront de la commettre. En d'autres termes : il fautse donner de bonnes raisons de commettre l'infractionL'orientation des mobiles et des pulsions est fonction de l'interprétation favorable oudéfavorable que fait un individu des dispositions légales. Un individu devient donc délinquantquand les interprétations favorables à la transgression de la loi l'emportent sur lesinterprétations défavorables à la transgression.C'est là le principe de l'association différentielle.Chacun d'entre nous se trouve en contact avec les deux formes d'interprétations, et c'est lerapport de l'une à l'autre qui est, finalement, décisif (exemple : brûler le feu rouge ou arriver enretard au cours ?).Il faut insister sur le fait que Sutherland ne parle pas d'associations entre criminels etd'associations entre non-criminels, mais plutôt d'associations entre interprétations favorables àla transgression et d'associations défavorables.Ainsi, on peut, en tant qu'individu, cotôyer peu de criminels alors même pourtant que cesassociations comporteront de nombreuses expositions à des modèles pro-criminels. De plus,même dans la fréquentation avec des criminels, de nombreuses formes de comportementcriminel peuvent être défavorablement interprétées : par exemple, le voleur peut se montrertout aussi défavorable au viol, au meurtre que tout citoyen conventionnel et bien-pensant (cf. lestatut des "pointeurs" en prison). D'autre part, des attitudes pro-délictueuses à l'égard d'uneinfraction, par exemple la fraude fiscale ou l'abus de biens sociaux, peuvent être apprises depersonnes qui, dans l'ensemble, sont respectables et conformistes.Sutherland note en outre que les associations différentielles ne sont pas toutes de poids égal,n'ont pas toutes la même importance : certaines ont un impact, une influence plus grande qued'autres. Ce poids varie avec la fréquence, la durée, l'antériorité et l'intensité de chaqueassociation particulière :- la fréquence : plus on est exposé à un modèle criminel, plus le risque s'accroît de devenircriminel- la durée : plus les contacts avec les modèles criminels sont longs et plus le risque s'accroît deles adopter pour son propre comportement

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- l'antériorité : elle exerce une influence décisive en ce sens qu'en règle générale, lecomportement conformiste ou criminel développé dans l'enfance peut persister toute la vie.L'apprentissage socio-culturel se faisant, en premier lieu, dans le sein de la famille d'origine,l'enfant peut être élevé, dressé à la délinquance- l'intensité : elle se rapporte au prestige du modèle criminel ou non-criminel.Toutefois, d'un point de vue technique, il faut insister sur le fait que les mécanismes del'apprentissage du comportement criminel avec des modèles criminels et non-criminels sontidentiques à ceux impliqués dans tout apprentissage.

La théorie de Sutherland est aussi importante pour ce qu'elle nie que pour ce qu'elle affirme.En particulier, Sutherland nie que le comportement délinquant puisse s'expliquer par desbesoins et des valeurs particuliers, non parce que ces besoins et ces valeurs n'aideraient pas àdéterminer le comportement délinquant, mais parce que les comportements délinquants et non-délinquants sont les expressions des mêmes besoins et valeurs. Les voleurs volent pour del'argent, les gens honnêtes travaillent pour de l'argent. Aussi, pour expliquer les différences, ilfaut déjà trouver où sont les différences. pourquoi alors devient-on délinquant tandis qued'autres pas ?Et ces différences peuvent s'expliquer et se trouver dans le fait que la culture globale n'est pashomogène et comporte des définitions contradictoires du même comportement, dont l'une estavalisée par le législateur.Les taux et la fréquence de chaque type de comportement criminel dépendent donc de lamanière dont l'organisation sociale stimule ou inhibe l'association aux modèles criminels ou auxmodèles anti-criminels. Ainsi, par exemple, Sutherland remarque que la mobilité, la diversité etl'anonymat de la société urbaine créent plus d'accasions pour les associations pro-criminellesque les modèles plus contrôlés de la société rurale.

Pour conclure, on peut dire que la systématisation de Sutherland a permis d'attirer l'attentionsur l'importance des relations interpersonnelles dans la génèse de la carrière criminelle.Certes, Tarde en avait eu l'intuition, mais il s'était trop centré sur le processus de l'imitation.Sutherland a approfondi les processus psycho-sociaux qui interviennent dans le développementd'une carrière criminelle.Mais en même temps, parce que sa théorie se situe aux frontières de la psychologie et de lasociologie, on lui fera reproche :- soit d'escamoter les problèmes de personnalité. C'est, par exemple, le reproche que lui fait J.Pinatel qui ne croit pas que l'on puisse faire l'économie de l'analyse psychologique dudélinquant dans la mesure où, pour lui, le prestige des modèles culturels n'est pas le même pourtous et dépend de variables individuelles- soit d'oublier les problèmes liés à la structure sociale. On reprochera alors à Sutherland sonimpuissance à expliquer pourquoi il existe une culture délinquante à transmettre, pourquoi ellea tel ou tel contenu et pourquoi elle est distribuée de telle ou telle façon.Ce reproche explique que certains, dans la tradition de Durkheim, se soient tournés vers lastructure sociale pour tenter d'expliquer le phénomène criminel, ce qui donnera naissance aucourant fonctionnaliste.Mais, avant d'aborder ce courant fonctionnaliste, il faut encore voir un autre aspect duculturalisme : celui qui explique la délinquance en terme de conflit de culture ou encore desous-culture.

C. La théorie des conflits de culture : l'analyse de Thornstein SELLIN

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T. Sellin est un sociologue suédois qui a joué le rôle d'intermédiaire, à la fin des années 1930,entre les sociologues, les pénologues et les criminologues.Il a été amené à étudier divers aspects de la dépression économique des années 1930 et de leurinfluence sur le développement de la criminalité. De même, la législation américaine sur laprohibition et ses conséquences sociologiques ont attiré son attention. Il s'est aussi intéresséaux statistiques criminelles. S'éloignant des doctrines criminologiques européennes, orientées, àl'époque, vers des considérations biologiques ou psychologiques, il s'est rapproché de ladoctrine sociologique américaine, et plus particulièrement de Sutherland qui considère, commeon l'a vu, le comportement criminel comme essentiellement acquis et comme relevantlargement du domaine culturel.C'est dans ce contexte que T. Sellin va publier, en 1938, son ouvrage fondamental intitulé"Conflits de culture et criminalité".A l'époque où travaille Sellin, les Etats-Unis connaissent de grands problèmes d'immigration.L'idée ou l'hypothèse de base de Sellin est la constatation que le fils d'immigré se trouveconfronté à la divergence, souvent cruciale, entre la culture de son milieu d'origine,soigneusement préservée par ses parents, et la culture de son nouveau milieu avec laquelle ilprend contact à l'école ou dans la rue. D'où des tensions et des frictions qui provoquerontsouvent des actes ou des comportements délictueux.C'est cette hypothèse qui fait l'objet du livre : la criminalité s'explique par les conflits deculture, entendus comme conflits entre normes de conduite.Un tel conflit peut se produire comme le résultat d'un processus de différenciation entregroupes vivant dans une même zone culturelle ou comme le résultat d'un contact entre normestirées de différentes zones culturellesVoyons maintenant les mécanismes qui sont en jeu et vont conduire à ces conflits.

Sellin observe que, parmi les divers moyens que les groupes sociaux ont développé pourassurer la conformité de la conduite de leurs membres, le droit pénal occupe une placeprivilégiée car ses normes s'imposent à tous ceux qui vivent à l'intérieur d'un Etat et sontappliquées grâce au pouvoir coercitif de cet Etat. Ainsi, le droit pénal peut être considéré enpartie comme un ensemble de règles qui interdisent des formes spécifiques de conduite etindiquent des peines pour leurs violations. Mais Sellin observe aussi que le caractère de cesrègles, le genre ou type de conduite qu'elles interdisent, la nature de la sanction attachée à leurviolation, dépendent des caractéristiques et des intérêts des groupes de la population quiexercent une influence sur la législation. Dans certains pays, ces groupes peuvent comprendrela majorité des individus, dans d'autres, une minorité, mais les valeurs sociales qui obtiennent laprotection du droit pénal sont toujours en fin de compte celles auxquelles les groupes d'intérêtsdominants sont le plus attachésBien sûr, les normes pénales, c'est-à-dire les normes de conduites incorporées dans le droitpénal, peuvent changer lorsque les valeurs des groupes dominants sont modifiées ou que deschangements politiques et sociaux provoquent une recomposition des groupes dominants.Ainsi, des faits qualifiés crimes dans le passé peuvent constituer aujourd'hui un comportementlégal, tandis que des crimes dans un Etat contemporain peuvent constituer un comportementlégal dans un autre Etat (voir, par exemple, la dépénalisation de l'usage du cannabis danscertains Etats).Sellin conclut donc que tout ce que le droit pénal de n'importe quel Etat interdit aujourd'hui nesera pas forcément interdit à un certain moment dans l'avenir, à moins que ne s'installe unestagnation sociale complète, ce qui semble impossible.La définition du crime a donc un caractère variable.

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En même temps, l'homme naît au sein d'une culture. Au cours de ses contacts sociaux, il varecevoir et adapter des idées qui lui seront transmises de façon formelle ou informelle. A cesidées, l'individu va donner des significations particulières qui sont attachées aux coutumes, auxcroyances et à ses propres relations avec les autres et avec les institutions sociales. Ces idéessont donc des éléments culturels qui vont s'insèrer dans des modèles - ce que Sellin appelle desconfigurations d'idées- ayant tendance à se fixer, à s'incorporer dans l'esprit de chaqueindividu. Bref, elles deviennent des éléments de la personnalité et Sellin appelle personnalité lasomme totale de tous ces éléments.Or, au cours de son existence, l'individu se trouve confronté à des choix. La grande majorité deces choix ont un caractère non dramatique, routinier et tellement influencés par l'habitudequ'ils en deviennent presqu'automatiques ( par exemple : café, thé ou chocolat au petitdéjeuner). Dans d'autres cas, l'individu se trouve en face d'une situation nouvelle, il va devoirréfléchir pour choisir la réponse qui lui paraît être la plus appropriée (par exemple, boire ouconduire).Dans tous les cas, sa réaction peut être considérée comme une expression de sa personnalité.Et le caractère de cette réaction dépend de la signification qu'il donne à la situation. Certainesde ces situations se répètent assez souvent et sont tellement socialement définies qu'ellesappellent des réponses définies ("dire bonjour à la dame"). Des normes y sont, pour ainsi dire,attachées. Ces normes définissent la réaction ou la réponse qui, chez un individu donné, estapprouvée par le groupe normatif. L'attitude du groupe vis à vis des réponses a été, parconséquent, cristallisée en règles dont la violation donne lieu à une réaction du groupe. Cesrègles ou normes peuvent être appelées normes de conduite. Ainsi, le droit pénal ne contientpas à lui seul toutes les normes de conduites, mais simplement certaines d'entre elles.Les normes de conduite sont donc des produits de la vie sociale. Les groupes sociaux imposentà leurs membres certaines règles qui ont pour but d'assurer la protection de certaines valeurssociales. Sellin affirme ainsi que "l'on trouve des normes de conduite partout où l'on trouvedes groupes sociaux, c'est-à-dire universellement. Elles ne sont pas la création d'un seulgroupe normatif ; elles ne sont pas enfermées dans des limites politiques ; elles ne sont pasnécessairement enfermées dans des lois".En effet, tout individu fait partie d'un groupe social et inscrit ses actions dans la société. Et,parce que la société est traversée de différents groupes sociaux, un individu appartientsimultanément à plusieurs groupes sociaux. Or chacun de ces groupes est normatif en ce sensqu'en lui se forment des normes de conduite spécifiques. En tant que membre d'un groupesocial donné, un individu n'est pas seulement supposé se conformer aux normes auxquelles ilparticipe avec d'autres groupes, mais aussi à celles qui sont spécifiques au groupe auquel ilappartient.Par exemple, un individu peut avoir à se conformer successivement aux normes de conduite deson groupe familial, de son groupe de travail, de son groupe de jeu, de son groupe politique,de son groupe religieux, etc...Dans cet ordre d'idée, on comprend alors que Sellin affirme que la loi pénale contient sansdoute un grand nombre de normes de conduite, mais que finalement, elle n'est pas la seule.Pour Sellin, le droit pénal est le code de conduite du groupe politique. Mais, pour lui, l'étudedes normes de conduite et de leur violation doit être infiniment plus large que l'étude desnormes du crime, en raison, notamment, de la multiplicité des groupes sociaux auxquels unindividu peut concuremment appartenir.Or, plus une société devient complexe, plus il est vraisemblable que le nombre des groupesnormatifs qui influent sur l'individu sera important et que fera défaut la chance que les normes

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de ces groupes soient uniformes, même si sur certains points elles peuvent toutefois sechevaucher.Sellin dit alors qu'un conflit de normes existe quand des règles de conduite plus ou moinsdivergentes règlementent la situation spécifique dans laquelle un individu peut se trouver : lanorme de conduite d'un groupe dont il fait partie peut émettre une réponse à cette situationalors que la norme d'un autre groupe dont il fait partie permettrait une réponse complètementcontraire (par exemple, un étudiant pratiquant l'équitation et dont le père tient une boucheriechevaline).De même, Sellin note que l'on peut s'attendre à trouver un conflit de norme lorsqu'un habitantrural déménage pour la ville. mais on peut aussi supposer que ce conflit n'aura pas granderépercussion parce que cet individu a intégré les normes de base de sa culture qui comprendaussi bien la ville que la campagne. Les choses sont bien différentes, et le conflit bien plus aigü,dans le cas de groupes sociaux qui ont des ensembles de normes radicalement différents desautres et cela, en raison des modes de vie et des valeurs sociales développés par ces groupes.Ainsi, des conflits de culture sont inévitables quand les normes d'une zone culturelle émigrentou entrent en contact avec celles d'une autre zone culturelle.Sellin illustre son propos en prenant l'exemple de la diffusion du droit français en Algérie, aumoment de la colonisation : en introduisant le code pénal en Algérie, on transforme eninfractions des usages anciens des habitants que leur coutumes permettaient ou imposaient.Ainsi, chez les Kabyles, le meurtre des épouses adultères : son père ou son frère ont le droit etle devoir de la tuer pour laver l'honneur des parents, ou encore le meurtre par vengeance quiest aussi un devoir, de famille à famille, en cas de meurtre d'un parent : ne pas se venger estperdre la face ou perdre l'honneur.Bref, l'abolition du droit coutumier ne va pas sans poser problème : ce qui était hier un devoirdevient un crime.Ce n'est là qu'un exemple. Sellin généralise en concluant que les conflits de culture peuventfinalement se produire dans trois types de situations :- d'abord quand des codes culturels différents se heurtent à la frontière de zones de culturecontigües- ensuite, dans le cas des normes légales, quand la loi d'un groupe culturel est étendue pourcouvrir le territoire d'un autre groupe culturel- enfin, quand les membres d'un groupe culturel émigrent dans un autre groupe culturel.Les conflits de culture peuvent donc naître quand différents systèmes culturels entrent encontact les uns avec les autres: Sellin appelle conflits primaires ce type de conflit quiprocèdent de la migration de normes d'une culture à une autre, ou encore qui se développent àla frontière de deux cultures lors d'une colonisation ou encore par l'effet de migrations d'ungroupe dans d'autres. Mais ils peuvent aussi naître à l'intérieur d'un même système culturel :Sellin parle ici de conflits secondaires pour désigner ces conflits qui sont dûs à un processus dedifférenciation sociale engendrée par l'évolution de la culture de différents groupes sociaux.Reste que, dans tous les cas, la conduite des membres d'un groupe impliqué dans le conflit serajugée anormale par l'autre groupe et qualifiées de déviante ou de délinquante.La théorie des conflits de culture a connu une grande fécondité. D'une part, elle a irriguébeaucoup d'études travaillant sur migrations et criminalité. D'autre part, elle s'est avéréecapable de réintégrer les résultats des recherches menées en terme de transmission culturelle :l'association différentielle apparaît ainsi comme une spécification des conflits secondaires, et les"aires culturelles" de Shaw et Mc Kay en constituent une version écologique

D. La délinquance comme produit d'une sous-culture. L'analyse de Albert.K. COHEN

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Albert. K. Cohen est un psycho-sociologue américain. Dans son livre "Delinquent boys", paruen 1955, il va fonder une théorie générale de la sous-culture à partir de la délinquance juvénile.Au départ, il pose comme phénomène majeur de la délinquance juvénile l'existence d'une sous-culture délinquante qu'il définit de la façon suivante :- elle est non utilitaire : par exemple, le vol est "une activité valorisée par elle-même à laquelles'attache la gloire, la prouesse et la profonde satisfaction"; en d'autres termes, les jeunesdélinquants volent pour la beauté du geste et non pour le profit que l'on peut retirer de la chosevolée comme le font les voleurs professionnels- elle est méchante : les méfaits sont accomplis "pour le plaisir de voir les autres dans l'ennuiou pour le plaisir de défier les tabous"- elle est négativiste, en ce sens que la sous-culture délinquante prend ses sources dans laculture dominante mais elle inverse son sens;Le problème que se pose alors A. Cohen est alors le suivant : compte tenu du fait que cettesous-culture se rencontre de préférence dans les classes populaires et qu'elle est le fait desgarçons plutôt que des filles, comment expliquer à la fois son apparition et sa persistance ?Ces deux questions vont conduire A. Cohen à formuler une théorie générale de la sous-culture.

Pour qu'une sous-culture soit possible dit-il- il faut d'abord que les individus rencontrent lesmêmes problèmes : "la condition cruciale pour l'émergence de nouvelles formes culturelles estl'existence d'un certain nombre d'acteurs avec des problèmes similaires d'ajustement".Ayant donc un problème commun d'adaptation à la vie sociale, chacun de ces acteurs vaaccueillir avec soulagement, avec joie, tout signe chez les autres qui encourage une solutionqui s'écarte du droit chemin, ce que Cohen appelle une "innovation", solution peut-être pas trèsorthodoxe, mais qui permet de régler ce problème d'adaptation.Ainsi, pour que l'innovation soit possible, il faut que cette solution déviante soit reconnuecomme valable par le groupe, qu'elle soit validé par lui. Ce qui permet à Cohen de dire quefinalement, il y a un processus d'élaboration commune de la nouvelle solution, dans la mesureoù choisie par l'un, elle n'a de pertinence sociale que si elle est acceptée par les autres.Ces “ innovations ” deviennent ce que Cohen appelle de “ nouveaux standarts ” du groupe,c’est-à-dire des règles qui vont conduire leurs comportements.Cohen insiste donc sur ce phénomène d'interaction entre les membres du groupe. Il reviendraun peu plus tard sur cette notion, dans un livre intitulé "La déviance" dont nous parleronsaussi.Une fois que s'est constituée une sous-culture, c'est-à-dire une fois qu'ont émergé les"nouveaux standarts" du groupe, comment cette sous-culture se perpétue-t-elle ?Cohen indique que : "Une fois établis, de tels systèmes sous-culturels ne se perpétuent pas parpure inertie. La sous-culture peut survivre à ceux qui l'ont créee, pour autant qu'elle continueà servir les besoins de ceux qui ont succédé à ses créateurs.".Pour Cohen, toute collectivité doit disposer d'un système de valeurs aux termes duquel chaqueindividu qui la compose se voit assigner une place, une position dans la hiérarchie sociale. Et siun tel système de valeurs n'existe pas, les individus ne sont pas en mesure d'obtenir du respectde la part des autres individus. Or, Cohen observe que dans certaines situations, certainsgroupes ne parviennent plus à faire apprécier leurs performances ou leurs actions par rapportaux valeurs instituées (c’est l’exemple, des pauvres, des jeunes des banlieues...). Dès lors, seconstituent des systèmes de valeurs marginaux, c’est-à-dire une sous-culture, en marge de ceuxde la société dominante. Mais, dans la mesure même où s'instaure ce que Cohen appelle unesous-culture, le clivage entre les groupes qui s'en réclament et la société globale s'accuse. Ducoup, vont aussi s'accentuer davantage d'une part,la séparation du groupe par rapport à la

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société globale et d'autre part la dépendance des membres du groupe les uns par rapport auxautres. Par conséquent, la dépendance est accrûe par le seul fait que ces individus se sontconstitués en sous-culture. Il y a ainsi une sorte de logique interne de la sous-culture qui tend às'affirmer toujours davantage par le seul fait qu'en se constituant elle redouble l'inadaptation deceux qui y participent.On comprend alors que Cohen fonde sa théorie de la délinquance sur un mécanisme central quiest celui de la socialisation. Plus précisément, il insiste sur les difficultés que rencontre lasocialisation des enfants issus des classes populaires. Pour lui, il y a contradiction entre lasocialisation familiale et la socialisation scolaire, et c'est à cette contradiction que lesadolescents réagissent lorsqu'ils se constituent en bandes délinquantes. C'est une façon derégler un problème d'adaptation.Les expériences et les problèmes dépendent, en effet, du système de valeurs des individus.Aussi, tant que la socialisation se réduit à l'éducation familiale, les enfants issus des classespopulaires intériorisent des modèles homogènes et cohérents. Mais, dès qu'ils entrent encontact avec le système scolaire, une disparité apparaît. En effet, le système de valeurs auxtermes duquel les performances des enfants sont appréciées à l'école est celui de la classemoyenne. Or, si les enfants des classes moyennes voient ainsi l'éducation familiale confirmée,on demande finalement aux enfants des classes populaires de renoncer à leur culture d'originepour adopter les modèles de la classe moyenne.Autrement dit, l'école n'est pas tant un lieu où se redouble l'inégalité que celui où sedéculturent les enfants issus des classes populaires : ces enfants doivent finalement faire le deuilde leur culture familiale. Certains jeunes vont alors s'acculturer aux valeurs de la classemoyenne, c’est-à-dire tenter d’intérioriser les valeurs de la classe moyenne, mais ils n'endemeurent pas moins dans une situation difficile. Car le fait d'avoir partiellement abandonné lesvaleurs de leur classe d'origine, alors même qu'économiquement ils y appartiennent encore, lesconduit à ce que les culturalistes nomment pudiquement des "problèmes d'adaptation". et à ceque Cohen nomme des "solutions sous-culturelles". La délinquance est alors la forme extrêmeque peut prendre ce processus de déculturation-acculturation. Ainsi, les formes non utilitaire,négativiste ou méchante que prend cette sous-culture délinquante exprime d'une certaine façonle trouble dans lequel se trouve le jeune incapable de résoudre cette contradiction entre deuxcultures intériorisées.

Le modèle que Cohen développe dans "Delinquent boys" s'inscrit donc dans la théorie dessous-cultures délinquantes. On a remarqué, en analysant sa théorie, que Cohen marquait aupassage l'importance de l'acte délinquant comme "solution sous-culturelle", acte qui doit êtrevalidé par les autres membres du groupe pour devenir pertinent, ou comme dirait Cohen, pourdevenir un "nouveau standart" du groupe.Plus tard, Cohen va essayer d'approfondir cet aspect de sa théorie.Il va donc intégrer l'acte criminel dans son analyse, en le considérant comme une réalitéeffective, spécifique. Pour lui, l'acte criminel est un phénomène particulier dans la vie dudélinquant, et qui se distingue bien des autres actes de ce dernier. Aussi, il se propose d'étudierl'acte criminel en lui-même et de le réintégrer dans l'explication de la délinquance.Il complète donc la théorie des sous-cultures délinquantes en proposant de tenir compte del'acte délictueux dans l'explication de la délinquance.Comme le note R. Gassin dans son manuel de Criminologie (Ed. 1990, p.203), A.K. Cohenconçoit l'acte délictueux comme l'aboutissement d'une interaction entre l'acteur et la situationprécriminelle au terme d'un processus de passage à l'acte.

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Cette définition permet de mettre en évidence les facteurs qui, pour Cohen, expliquent ladélinquance : il s'agit d'une interaction entre un auteur et une situation. En outre, Cohenmontre que l'acte criminel n'est pas quelque chose de figé mais le point d'aboutissement d'unprocessus qui se déroule dans le temps et par une série d'étapes au cours desquelles auteur etsituation sont en interaction constante. Enfin, pour Cohen, l'acte criminel n'est jamaisentièrement déterminé par le passé et le processus de passage à l'acte peut voir son cours semodifier quand il y a changement, soit de la personnalité de l'auteur de l'acte, soit de lasituation, soit des deux.Cohen va expliquer sa théorie dans un ouvrage bien connu, publié en 1966 et intitulé "Ladéviance".Il observe que beaucoup de théories du comportement déviant présument que la délinquancepeut être expliquée par des différences au niveau de l'auteur. Dans ces théories, on se demandefinalement quelle est la sorte d'individus qui fait cette sorte d'acte et quelles sont lescractéristiques des auteurs. Et, pour autant que la situation joue un rôle, elle est cependanttraitée comme une circonstance qui déclenche l'acte mais qui réalise une tendance déjà présentechez l'individu et qui se serait de toute façon exprimée tôt ou tard. Du coup, ces théories sebornent à essayer d'élaborer une classification ou une typologie des personnalités dans laquellechaque type possède une tendance à présenter tel ou tel genre de comportement.En réalité, pour Cohen, ces théories oublient de tenir compte du fait que, la délinquance résulted'une interaction entre un auteur et une situation. Plus précisément, dans ces théories, cetteinteraction est traitée comme un épisode unique : tout se passe comme si il y avait un passagebrusque d'un état de conformité à un état de déviance, de délinquance.Cohen préfère mettre l'accent sur le processus d'interaction, c'est-à-dire insister sur le fait quel'acte délinquant se développe dans le temps, par une série d'étapes successives.Pour lui, un individu prend, pour atteindre un but, une direction qui peut être orientée dans unsens délinquant ou non. Cependant, le pas suivant qu'il accomplira n'est pas entièrementdéterminé par l'état des choses au point de départ. L'individu peut choisir entre deux ouplusieurs directions possibles. Ce que sera son choix dépendra de lui mais aussi de la situationà ce moment précis : et, avec le temps, auteur et situation peuvent avoir connu deschangements.Par exemple, pendant que l'auteur se demande s'il va voler telle voiture en stationnement, qu'ilse détermine à le faire, un agent de police apparaît brusquement au coin de la rue. La situationa changé et elle va influer sur le choix de l'auteur.Bref, Cohen conçoit l'acte lui-même comme une tentative, un processus de tâtonnement duterrain, qui n'est jamais entièrement déterminé par le passé et qui est toujours susceptible demodifier son cours en réponse à des changements intervenus au niveau de l'auteur, ou de lasituation, ou des deux.Si l’on veut résumer, on peut dire que, pour Cohen, le processus d'interaction possède 5grandes caractéristiques :

1- L'acte ne survient pas brusquement : il se développe et possède une histoire. Bien qu'uneétape de son développement puisse être un antécédent nécessaire à une autre étape, lemouvement d'une étape à l'autre n'est pas entièrement déterminé par les antécédents

2- les circonstances qui déterminent le choix de telle ou telle solution comprennent à la fois lespropriétés de la personne et celles de la situation

3- certaines circonstances qui participent au développement de l'acte sont tout à faitindépendantes des évènements survenus au cours des étapes antérieures (c’est l’exemple du

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policier et de la voiture en stationnement de tout à l’heure). Toutefois, d'autres circonstancessont des conséquences, souvent non prévues, des évènements survenus antérieurement.Par exemple, un individu cambriole une maison. De façon inattendue, le propriétaire rentrechez lui et le cambrioleur le tue. Ce qui était au départ un cambriolage s'achève en meurtre, à lasuite d'une circonstance qui n'était pas nécessairement implicite dans l'étape précédente del'acte. Ainsi, Cohen observe que les cultures délinquantes conduisent fréquemment à des actesdélinquants non parce qu'elles incitent directement les individus à agir de façonintentionnellement délinquante mais parce qu'elles les encouragent à se placer dans dessituations dans lesquelles il y a un risque élevé de commettre un acte délinquant

4- la composante situationnelle dans le processus d'interaction consiste surtout en effets deretour, ce que l'on appelle le feedback de la part des autres.En effet, le développement de l'acte délinquant dépend de la victime, des témoins, des individustouchés par l'acte, et plus précisément de la façon dont ils perçoivent l'acte et dont ilsréagissent.Pour être délinquant, un comportement doit donc être perçu comme tel : il faut donc que lestémoins, au sens de groupe social, considèrent l'individu comme délinquant. Cet étiquettagedépend en partie de la réputation que l'auteur avait avant son acte mais aussi de l'autorité deceux qui appliquent la définition de ce qu'est le comportement délinquant.Et dans la mesure où l'étiquette de délinquant devient un élément de son identité, l'auteur peutalors ne plus avoir les choix dont il disposait auparavant. Et comme les choix deviennent deplus en plus limités ou les alternatives légitimes plus coûteuses, l'auteur peut se laisser allerdans la direction du comportement compatible avec le rôle stigmatisé, c'est-à-dire le rôle quel'on attend de lui. Ce comportement sera alors interprété comme la confirmation du"diagnostic" antérieur - “ je vous l’avais bien dit que c’était un délinquant ”- et aura sansdoute pour conséquence une nouvelle restriction des choix de comportement possible, ce quiconduira à un engagement plus profond encore dans le rôle de délinquant. Au cours de ceprocessus, l'auteur peut arriver à découvrir les satisfactions et les profits qu'il peut tirer de cerôle. Il peut acquérir de nouveaux objets de référence qui le soutiendront dans sa délinquance.Bref, l'individu peut finir par accepter le nouveau rôle comme partie de son soi, c'est-à-dire à sevoir comme les autres le voient, c'est-à-dire comme un délinquant et éventuellement commequelqu'un "qui ne peut rien y faire" en agissant de la sorte.

5- Mais, tout comme la délinquance peut être l'expression d'un rôle que l'on se donne, ou quinous est attribué, les réponses à la délinquance peuvent l'être également. Les individus peuventrépondre à la délinquance répressivement ou sévèrement, avec indignation ou avec tolérance,avec compréhension, gentillement mais fermement ou encore en tendant l'autre joue...Généralement, on attribue ces diverses réactions à des différences qui seraient le produit de lapropre socialisation des individus et on en reste là. Cohen va plus loin dans l'analyse et ajouteque ces réactions peuvent aussi être motivées par le besoin de prouver aux autres le genre depersonne que l'on est. Ainsi, la façon dont nous étiquettons les autres et dont nous répondons àleurs actions délinquantes, ou plus largement déviantes, est en partie déterminée par nosinvestissements dans les rôles personnels que nous voulons tenir, c'est-à-dire dans la façon dontnous voulons nous présenter aux autres et dans la perception que nous avons descomportements qui valident ce rôle.

Pour conclure, on peut dire que, en mettant l'accent sur le concept de processus d'interaction,processus qui, comme il le reconnaît lui-même, n'est pas spécifique à la délinquance mais qui

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concerne tous les actions humaines, Cohen a amené les sociologues à étudier de façon plusapprofondie le passage à l'acte en terme d'interaction.Sous cet aspect, on peut donc considérer que Cohen annonce le courant interactionniste.Toutefois, avant d'étudier ce courant interactionniste, il faut encore faire un détour par lefonctionnalisme.

III Le fonctionnalisme

A. L'orientation théorique du fonctionnalisme

A priori, culturalisme et fonctionnalisme sont deux théories qui semblent avoir beaucoup depoints communs.Dans les deux cas, en effet, la société est analysée comme une totalité et de nombreusesnotions (telles que norme, modèle, institution, statut...etc) sont communes.Cependant, cette identité de vocabulaire ne signifie pas forcément qu'il y ait une identitéconceptuelle, et donc explication identique de la délinquance.Prenons l'exemple de la notion de statut qui est un concept de base du fonctionnalisme et quel'on retrouve dans le culturalisme.Au sens culturaliste, une position statutaire est la position qu'occupe un individu dans lahiérarchie du prestige. Autrement dit, il s'agit d'un concept qui permet d'évaluer la positiond'un individu dans la hiérarchie sociale d'une communauté donnée.Au contraire, pour les fonctionnalistes, le statut est une position sociale dans un réseau derelations sociales. Et, comme un individu au cours de sa vie, entretient de multiples relationssociales, il occupe plusieurs positions sociales, c'est-à-dire plusieurs statuts différents.Pour les fonctionnalistes, chaque position statutaire définit, pour celui qui l'occupe, unensemble de relations bien définies avec les autres, c'est-à-dire une espèce de contrat vis-à-visde ceux avec qui il est en relation statutaire (par exemple, en tant que médecin, X... a uncertain nombre de droits et de devoirs vis-à-vis des malades, des infirmières, de sescollègues...etc).Les fonctionnalistes appellent rôle, le contenu de ce contrat. Ainsi, avoir tel ou tel statut nousconduit à tenir tel ou tel rôle.Mais, par ailleurs, chaque individu occupe simultanément diverses positions statutaires : parexemple, tel individu est à la fois un juge, catholique, de droite, marié, deux enfants, joueur debridge...Les exigences qui définissent chacun de ces rôles sont, dans la plupart des cas, compatibles lesunes avec les autres. Il peut se faire cependant que, dans des circonstances particulières, ellesapparaissent comme difficlement conciliables, voire même radicalement incompatibles.Ce concept de statut est un concept fondamental de la théorie fonctionnalisteMais, jusque là, il n'y a pas de différence fondamentale avec le culturalisme dans lequel onadmet aussi qu'un individu puisse appartenir à plusieurs groupes sociaux.Aussi, c'est dans la façon d'analyser ce concept de statut que les différences vont apparaîtreavec le culturalisme.

Tout d'abord, le problème de la motivation des individus ne se pose plus de la même façon quedans le culturalisme..Dans le culturalisme, la question fondamentale est celle de savoir comment rendre compte desdifférences entre les conduites des individus qui appartiennent à des cultures différentes. Cette

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question conduit à mettre l'accent sur l'unité du système normatif aux termes duquel lesindividus qui appartiennent à une culture déterminée règlent leurs pratiques.Pour le fonctionnalisme, le point de départ est inverse : l'accent est mis au contraire sur lagrande diversité des conduites des individus appartenant à une même culture. Commentexpliquer alors que les conduites soient différentes alors qu'existe une unité du systèmeculturel?Pour les fonctionnalistes, les conduites sont diverses parce que, au sein d'un même systèmeculturel, les statuts sociaux occupés par les individus sont eux-mêmes très divers.Et donc, à partir du moment où les rôles que chaque membre d'une même culture peut êtreamené à occuper sont très divers, on ne peut pas régler le problème de leur apprentissage àpartir d'une théorie de l'intériorisation des modèles communs à ceux qui appartiennent à cetteculture.Et il ne sert donc pas à grand chose de s'interroger sur la personnalité de base des individus oude se demander comment un individu peut, par exemple, se déculturer ou s'acculturer..Il est préférable alors de se placer du point de vue du fonctionnement du système social et derechercher quel est le type d'individu défini comme pertinent par le système social pouroccuper tel ou tel statut (par exemple, le "chauffeur de taxi", le "bureaucrate", le "juge" ouencore "le garçon de café" de J.P. Sartre...).Ainsi, le problème de la socialisation n'est-il plus l'axe central des recherches ou, plusexactement, ou alors si, mais à condition de donner à ce mot un sens différent.Pour les fonctionnalistes, la socialisation ne peut pas être, comme le pensent les culturalistes,un processus d'intériorisation, d'apprentissage de règles culturelles, tout simplement parce qu'iln'y a pas de modèle culturel commun à intérioriser. Il s'agit plutôt d'un mécanisme de sélectiondes individus en vue de pourvoir différentiellement à des positions qui sont définies par lastructure sociale.Mais alors, comment les fonctionnalistes arrivent-ils à expliquer que les conduites, mêmes sielles sont différenciées, n'en présentent quand même pas moins un caractère destandardisation? Tout le monde joue en effet, de la même façon le rôle du garçon de café oucelui due juge ou de professeur, ou même d'étudiant...C'est ici que les fonctionnalistes traitent de la question de la motivation de façon différente decelle des culturalistes, en y intégrant une théorie de l'anticipation.Cette théorie de l'anticipation consiste à dire que si les individus n'enfreignent pas, dans lagrande généralité des cas, les systèmes de normes qui, différentiellement, régissent les relationssociales, ce n'est pas parce qu'ils l'ont intériorisé dès l'enfance (comme diraient lesculturalistes), mais parce que, dans leurs conduites, ils vont anticiper les rôles des positionssociales qu'ils peuvent être amenés à occuper : par exemple, pour celui qui veut devenir juge,mieux vaut ne pas boire, ne pas commettre d'escroquerie et essayer d'adopter le profil d'un bonsujet, bon père de famille, bref de répondre à l'attente des divers individus avec lesquels il seraen relation.Ainsi, grâce aux anticipations statutaires, l'individu s'interdit des écarts trop grands quipourraient remettre en question le système. Par exemple, dans le film "Le cercle des poètesdisparus", le professeur de lettres incite ses étudiants à monter sur leur table : il a mal anticipésa position statutaire, ou il n'a pas voulu le faire : autrement dit, il n'a pas rempli le rôle que lesystème social attendait de lui. Conséquence : il est viré. Et si, par hasard je vous incitais à uncomportement semblable, je connaitrais sans doute le même sort.Pourquoi ? Parce qu'à terme, je remettrais en cause l'équilibre du système social, à travers lamenace de déséquilibre que je ferais peser sur l'un des élements de ce système social : le sous-système universitaire.

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Ainsi, dans le fonctionnalisme, ce problème de la motivation renvoit à un problème central quiest celui du fonctionnement du système social.Pour les fonctionnalistes, en effet, le système social global -ce que nous appellons "la société"-est composé d'éléments interdépendants qui sont eux-mêmes des systèmes ou, plus précisémentdes sous-systèmes : l'école, l'église, la justice,le parlement sont, par exemple, des sous-systèmesde notre système social global.Cette notion de système ne se rencontre pas dans la théorie culturaliste où l'analyse se limiteaux relations individu-société à travers les opérations de socialisation (déculturation -acculturation, apprentissage).

Comme nous l'avons fait pour les autres courants sociologiques, nous allons illustrer le propospar deux exemples tirés de travaux d'auteurs fonctionnalistes : les travaux de Merton d'aborddans lesquels la délinquance, et plus largement la déviance, s'inscrit dans une théorie généralede l'anomie ; ceux de Cloward et Ohlin ensuite qui ont directement appliqué l'analysefonctionnaliste à la délinquance.

B. La théorie de l'anomie : R.obert K. MERTON

Durkheim appliquait le concept d'anomie à la division du travail et au suicide. Il n'a pas tentéde développer ce concept pour construire une théorie générale du comportement déviant.En 1938, Robert King Merton publie, dans la Revue américaine de sociologie, un court articleintitulé "Social structure and anomie" qui établit les fondations d'une théorie générale.Merton commence par approfondir et rendre explicite une distinction en trois points,distinction qui était implicite dans l'analyse du suicide de Durkheim.Le fonctionnement de la société repose sur trois variables fondamentales :- premièrement, il y a les buts culturels : c'est-à-dire les désirs et les aspirations que la cultureinculque aux hommes. Ces buts culturels constituent un aspect de ce que Merton appelle la"structure culturelle".- deuxièmement, il y a les normes : c'est-à-dire l'ensemble des règles sociales qui prescriventaux hommes les façons de faire qu'ils peuvent légitimement employer pour atteindre les butsculturels. Ces normes représentent un second aspect de la structure culturelle.- troisièmement, il y a les moyens institutionnalisés : c'est-à-dire les possibilités offertes par lasociété pour accomplir les buts culturels d'une manière compatible avec les normes.Merton observe alors que les sentiments de frustration, de désespoir ou d'injustice et, plusgénéralement de tension sociale, ne dépendent pas de chacune de ces variables mais de larelation entre elles.Ainsi, par exemple, une disjonction peut se produire entre les buts, c'est-à-dire les désirs, et lesmoyens institutionnalisés -les possibilités-, soit par une escalade des buts (c'est le "toujoursplus"), soit par une restriction de la définition des moyens légitimes pour les accomplir (parexemple, une situation de chômage prolongée).L'interaction entre ces trois variables -but, norme et moyen- détermine la distribution de ceque Merton nomme la "tension socialement structurée".La struture culturelle peut prescrire des buts similaires pour tous les membres du systèmesocial, ou des buts différents pour tous les individus occupant différentes positions sociales (cf.apartheid).Elle peut aussi prescrire certaines normes pour acccomplir ces buts qui sont uniformes pourtous les membres de la société, ou elle peut aussi interdire à ceux qui occupent une positionsociale donnée ce qu'elle permet aux autres.

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Par exemple, Merton remarque que la société américaine de l'entre deux guerres tend àprescrire aux hommes de toutes classes et de toutes conditions sociales le but culturel de "bienréussir" mais entièrement en termes de réussite matérielle et pécuniaire, et les règles du jeu, lesnormes, ne diffèrent pas beaucoup selon les différentes positions sociales. Pourtant, en réalité,dans la vie quotidienne des individus, les possibilités d'accomplir ces buts culturels, autrementdit les moyens institutionnels, varient considérablement selon les positions sociales. D'où,évidemment, l'existence de grandes frustrations et le développement d'une tension sociale (c'estcette tension socialement structurée dont parle Merton), en particulier dans les classesinférieures dont l'accès aux moyens institutionnellement permis est moindre.Cette disjonction entre les buts et les moyens, et la tension qui en résulte, conduisent à unaffaiblissement de l'engagement des hommes envers les buts culturellement prescrits ou lesmoyens institutionnalisés, c'est-à-dire à une situation d'anomie.Merton met alors en évidence les façons logiquement possibles de s'adapter à cette disjonction,autrement dit 5 modes d'adaptation construits autour de 2 variables :- les individus peuvent accepter ou rejeter les buts culturels- ou ils peuvent accepter ou rejeter les moyens institutionnalisés.Ce qu'ils font d'un côté ne détermine pas forcément ce qu'ils feront de l'autre. On a, dès lors,deux variables qui peuvent prendre chacunes deux valeurs : positive (+) ou négative (-).

Les résultats possibles sont classés dans le tableau que je vous ai distribué, où le signe +signifie "acceptation" et le signe - "rejet" et le signe ± "rejet des principales valeurs etintroduction de nouvelles valeurs".

Typologie des modes d'adaptation individuelle

Modes d'adaptation Buts culturels Moyens institutionnalisésConformisme + +Innovation + -Ritualisme - +

Evasion - -Rébellion ± ±

Source : R.K. MERTON : Eléments de théorie et de méthode sociologique

On peut commenter ce tableau :Le premier de ces résultats est le "conformisme", dans lequel l'individu adhère aux butsculturels et aux moyens institutionnalisés pour atteindre ces buts.Les autres comportements constituent tous des genres de comportements déviants.Les "innovateurs" (par exemple, les voleurs professionnels, criminels en col blanc, tricheursaux examens) adhèrent aux buts (faire de l'argent, obtenir un diplôme), mais rejettent lesmoyens normativement prescrits.Les "ritualistes" font une vertu du "sur-conformisme" aux moyens institutionnalisées au prixd'un "sous-conformisme" aux buts culturellement prescrits. C'est l'exemple des bureaucratesqui suivent aveuglément les règles sans considération des buts pour lesquelles elles ont étéétablies. Bref, c'est l'employé de la Sécu, ou de la CAF qui veut absolument le papier jaunesans quoi pas de sous...Ceux qui recourent à "l'évasion" (par exemple, les toxicomanes, les alcooliques chroniques) seretirent de la compétition sociale en abandonnant à la fois les buts et les moyens.

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Enfin, les "rebelles" (par exemple, les membres des mouvements révolutionnaires) sedétournent d'un système social et culturel qu'ils estiment injuste et cherchent à reconstituer lasociété sur de nouvelles bases, avec un ensemble nouveau de buts et de règles pour les réaliser.(question : dans quelle catégorie vous situez-vous ?)

On terminera cet exposé de la théorie de Merton par quelques remarques.D'abord cette explication des comportements sociaux est plus large que la simple explicationde la délinquance. En effet, elle met en oeuvre le concept de déviance, concept plus large quecelui de délinquance : les comportements délinquants sont des comportements déviants maisl'inverse n'est pas vrai : tous les comportements déviants ne sont pas des comportementsdélinquants.Ensuite, cette approche de la déviance ne se concentre pas sur les caractéristiques des individusmais bien sur les positions que ces individus occupent dans le système social et les tensions quipeuvent en résulter. Et elle situe les sources de cette tension, non dans l'individu, mais dans lastructure sociale et culturelle. Il s'agit donc bien d'une approche radicalement sociologique.Enfin, elle permet de traiter à la fois de la conformité et de la déviance à l'aide d'un modèleconceptuel simple et économe. C'est en ce sens que l'on peut parler de "théorie générale".

Cette théorie reste toutefois très incomplète. Certes, Merton examine les déterminants de latension (buts culturels, normes et moyens institutionnalisés) et les réponses à la tension (modesd'adaptation). Il fait également quelques observations sur les facteurs qui influencent le choixde tel ou tel mode d'adaptation. Cependant, il ne présente pas de classification systématique deces facteurs déterminants et encore moins d'explications, de règles générales opérant la liaisonentre les classes de facteurs et les classes de modes d'adaptation. Ainsi, on reprochera àMerton de ne pas expliquer pourquoi, c'est-à-dire selon quels facteurs, un individu devenait"conformiste", "ritualiste", "rebelle", etc.

C. La théorie des occasions illégitimes : l'analyse de CLOWARD et OHLIN

Les travaux de ces deux sociologues américains, Richard Cloward et Lloyd B. Ohlin,s'inscrivent dans la tradition fonctionnaliste. Dans un ouvrage paru en 1960 et ayant pour titre"Delinquency and opportunity : a theory of delinquent gangs" ils notent que Merton nes'intéressait finalement pas aux facteurs qui pouvaient expliquer qu'un individu choisisse tel outel mode d'adaptation (le conformisme, le ritualisme...etc).Ces auteurs vont alors développer le concept "d'occasion illégitime" pour tenter de remédier àcette lacune.Ils constatent que les occasions légitimes, que l'on peut définir comme l'utilisation de moyensnormativement acceptables pour atteindre des buts culturels, sont distribuées trèsdifférentiellement dans la structure sociale. Mais surtout, ils insistent sur le fait que lesoccasions illégitimes, c'est-à-dire les occasions de réaliser les buts culturels par des moyensillégitimes, le sont aussi.Cloward et Ohlin partent du principe que les réponses déviantes, et donc les réponsesdélinquantes, prennent une forme sous-culturelle. En cela, ils se rapprochent de Sutherland.Mais, pour eux, le fait qu'une sous-culture délinquante naisse, de même que la forme qu'elle vaprendre dépend de la position qu'occupe l'individu par rapport à la structure sociale. Pourquoi? Parce que la structure sociale détermine, en effet, la structure des occasions illégitimes.La structure des occasions illégitimes se compose en grande partie des occasions d'apprendre,de pratiquer et de remplir des rôles délinquants. Plus spécifiquement, elle implique un milieu

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qui contient des modèles de déviance réussie, des occasions pour adopter ces modèles et lamise en place d'agents et de techniques pour rendre la délinquance praticable et fructueuse.

La délinquance est posée, par Cloward et Ohlin comme un système de rôles et le mécanismefondamental qui l'explique est donc l'occasion, ce que les auteurs nomment plusspécifiquement la "structure d'opportunité".Nous allons voir que même si l'on trouve, dans leur théorie, des éléments qui évoquent lesthéories antérieures (sous-culture, association différentielle), l'explication proposée estradicalement différente.A première vue, en effet, la théorie de Cloward et Ohlin semble être une variation de la théoriede Cohen. En effet, la délinquance est analysée comme sous-culture. Plus exactement, lesauteurs distinguent 3 types de sous-culture possibles :- la sous-culture criminelle (les "méchants" : meurtriers, violeurs...)- la sous-culture conflictuelle (les bandes de jeunes, ceux dont on dit aujourd'hui qu'ilscommettent des "incivilités")- la sous-culture retraitiste (les toxicos, par exemple).Mais, dès qu'ils définissent ce terme de sous-culture, il apparaît qu'ils ne parlent pas du tout dela même chose que Cohen.Nous avons vu que la sous-culture délinquante chez Cohen se définissait comme sens reconnuà certaines pratiques des délinquants (les "nouveaux standarts"). Cloward et Ohlin ne cherchentpas à définir le sens que les délinquants donnent à leurs conduites mais ils partent de ladéfinition institutionnelle de l'acte délinquant. L'acte délinquant est la violation d'une norme qu'accompagne une sanction, infligée par legroupe social au délinquant : "L'acte délinquant est défini -écrivent-ils- à partir de 2éléments essentiels, c'est un comportement qui viole des normes fondamentales de la sociétéet, quand il est officiellement reconnu, il provoque un jugement, par les agents de la justicecriminelle, établissant que de telles normes ont été violées".Une telle définition a un sens méthodologique : désormais on peut utiliser à bon droit lesstatistiques judiciaires dans une étude empirique sur la délinquance car le fait d'être sanctionnéest partie intégrante du phénomène de délinquance. C'est un élément de la définition de ladélinquance.Cloward et Ohlin vont alors développer leur théorie : la délinquance est à l'origine de laconstitution d'un groupe particulier : la bande (et non l'inverse comme le pense un culturaliste :la bande est à l'origine de la délinquance).A partir du moment, en effet, où l'on admet que la punition de l'acte délinquant est un étatconstitutif de l'acte délinquant, cet acte devient essentiellement dangereux. pour celui qui lecommet A ce titre, il peut être considéré comme une épreuve exigée à l'intérieur du groupe.Chez Thrasher, on a vu que l'acte délinquant est une "espièglerie" à laquelle s'amusent lesjeunes ; chez Cohen, l'acte délinquant exprime l'angoisse des jeunes dans une culture traverséepar des contradictions et constitue une réponse à un problème d'adaptation; chez Cloward etOhlin, l'acte délinquant est un défi et, à ce titre, une épreuve ou un rite grâce auquel le titre demembre de la bande est conféré. Ce qui signifie aussi, par conséquent, que tous les jeunes,quoiqu'ayant des problèmes d'adaptation, ne seront pas forcément admis dans la bande.La délinquance n'est donc pas le produit naturel d'un groupe de jeunes désoeuvrés, en proie àl'ennui ; la délinquance est la condition nécessaire sans laquelle aucune bande ne saurait seformer.Du coup la "bande" dont il est question ici n'est pas le groupe de jeunes habitant le mêmequartier. La notion de bande est définie par Cloward et Ohlin comme un système de rôlesdifférenciés. Il y a un chef, des lieutenants et des exécutants et il peut y avoir ce que les auteurs

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appellent des spécialisations fonctionnelles. (celui qui fait le guet, celui qui sait ouvrir uncoffre de banque, celui qui porte les sandwiches...) Bref, la bande a une structure organisée.

Tenir ces divers rôles suppose l'accomplissement de conduites illégales car la nature de laperformance va déterminer le rang et la tâche de chacun des membres de la bande. Et si unetelle diversification des fonctions est possible, c'est parce que le groupe reconnaît la légitimitéd'un certain nombre de règles.La sous-culture délinquante n'est alors rien d'autre que l'ensemble des prescriptions sur lequell'accord du groupe s'est fait. La prescription majeure est, bien sûr, celle de la délinquance :"Une sous-culture délinquante est une sous-culture dans laquelle certaines formes d'activitédélinquante sont des exigences essentielles si l'on veut accomplir les rôles dominantssupportés par cette culture".Le consensus interne au groupe que définit la sous-culture a pour fonction ce que Cloward etOhlin nomment "l’intégration resserrée" du réseau de relations qu'entretiennent les délinquantsen tant que membres de la bande. A l'égard du monde extérieur, la sous-culture fournit à sesmembres un principe de légitimation. Elle permet au délinquant, quand il est arrêté, de défierles autorités, de justifier et de réinterpréter ses actes.Une telle reformulation a alors une conséquence essentielle : elle permet de rendre compte desvariations dans le contenu de la sous-culture délinquante, ce que ne permettait pas, à l'origine,la théorie de Cohen. Cloward et Ohlin reconnaissent qu'il y a bien certains groupes dedélinquants dont on peut dire que la sous-culture est négativiste, méchante et non-utilitaire.Mais, à côté de cette délinquance "conflictuelle", il existe pour eux d'autres formes dedélinquances qui ne peuvent pas être définies à partir de ces valeurs comme, par exemple, lasous culture criminelle : Cloward et Ohlin proposent donc de distinguer la sous-cultureretraitiste et la sous-culture criminelle qui, elles fonctionnent sur d'autres valeurs.C'est en ce sens que la théorie de Cloward et Ohlin se distingue de celle de Cohen. Celle deCohen devient un cas particulier, autrement dit, le phénomène de départ pour Cloward et Ohlinc'est la diversité des sous cultures délinquantes et c'est précisément de cette diversité que lathéorie de Cohen ne peut pas rendre compte.Mais alors, il faut encore expliquer pourquoi ces sous-cultures délinquantes se rencontrent plusparticulièrement chez les adolescents des classes populaires.Et, pour cette explication, il n'est pas question de faire appel à une théorie de la socialisation(sous peine de tomber dans une théorie culturaliste).En effet, à partir du moment où en bon fonctionnaliste on considère qu'il existe non pas unesous-culture délinquantes mais des sous-culture délinquantes dont les contenus normatifspeuvent varier à l'extrême, il ne sert à rien d'essayer de démontrer comment le contenuidéologique, le "modèle" de culture- fait l'objet d'un long apprentissage depuis la petiteenfance puisqu'il n'existe pas un modèle mais une multitude de modèles différents. Ce qu'il faut montrer, par contre, lorsque l'on est fonctionnaliste, c'est comment de tellessous-cultures peuvent se constituer dans le système social.Pour cela, Cloward et Ohlin vont se souvenir de l'enseignement de Merton.En effet, dans la théorie de l'anomie, Merton se livre à une analyse structurale ducomportement déviant.Le système social, comme on l'a vu, peut être contradictoire. Et c'est en raison de ce caractèrecontradictoire du système que certaines sous-cultures vont pouvoir prendre naissance.Pour Merton, l'environnement d'un individu est composé d'une part de la structure culturelle etd'autre part, de la structure sociale.

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La structure culturelle est définie, on l'a déjà vu, comme l'ensemble organisé des valeursnormatives gouvernant le comportement des individus, ensemble de valeurs qui est communaux membres de la société ou d'un groupe déterminé.La structure sociale peut être définie comme l'ensemble organisé des relations sociales danslesquelles les membres d'une société sont diversement impliqués.L'anomie est alors conçue comme une rupture dans la structure culturelle qui va se produirequand il y a une disjonction importante entre les normes et les buts culturels d'un côté et lescapacités socialement structurées -les moyens institutionnalisés- des membres du groupe des'y conformer de l'autre. Ainsi, selon cette conception, les valeurs culturelles peuventcontribuer à produire des comportements qui sont en contradiction avec ce que prescrivent cesvaleurs mêmes. Par exemple, si le but culturel est le "toujours plus" et que l'individu ne disposepas de la capacité de s'y conformer parce qu'il appartient à une classe défavorisée, il va êtreconduit à voler pour atteindre ce but culturel, c'est-à-dire pour se conformer à cette valeurculturelle qui fait de l'argent, de la possession, l'étalon de la réussite d'un individu. Mai enmême temps, il adopte un comportement interdit par ces valeurs mêmes.Or, selon la position qu'un individu occupe dans la structure sociale (médecin, notaire, ouvrier,enseignant, chauffeur de taxi, chômeur...), il est ou il n'est pas en situation d'agir conformémentaux prescriptions de la culture du système social.Donc, par conséquent, si l'on veut définir l'inégalité sociale, il ne faut donc pas partir, comme lefont les culturalistes, des valeurs culturelles différentes selon les classes sociales mais desdifférences objectives entre les conditions dans lesquelles vivent les individus.Les membres des classes défavorisées sont les individus dont la situation socio-économiquerend difficile, voire même impossible, l'accès aux positions socialement recherchées pour lesprivilèges en fortune, en prestige ou en pouvoir qu'elles confèrent, bref pour pouvoir atteindreles buts culturels.Dès le départ, les gens des classes défavorisées ont un handicap qu'ils n'arrivent que tout à faitexceptionnellement à rattraper.Pour Cloward et Ohlin,, ce qui est ainsi crée, ce sont les conditions des sous-culturesdélinquantes :" Nous suggérons -écrivent-ils- que de nombreux adolescents issus des classes populaires fontl'expérience du désespoir, qui naît de la certitude que leur position dans la structureéconomique est relativement fixée et immuable ; un désespoir d'autant plus poignant qu'ils sontexposés à l'idéologie culturelle dans laquelle l'incapacité à s'orienter vers les hauteurs socialesest considérée comme faute morale et dans laquelle l'échec à la mobilité ascendante estregardée comme preuve de cette tare" (p.106).

Qu'il s'agisse de Merton ou de Cloward et Ohlin, on le voit, dans les deux cas, on rend comptede l'apparition plus fréquente de la délinquance dans les milieux défavorisés sans avoir recoursà une théorie culturaliste telle que la déculturation/acculturation de Cohen, mais en tenantcompte de la position qu’occupe un individu dans la structure sociale.

IV. L'interactionnisme

L'interactionnisme va étudier les relations entre l'auteur d'un acte déviant, délinquant, l'acte lui-même et la réaction qu'il provoque de la part de la société.Ce courant va mettre l'accent sur le changement de l'image de soi de l'auteur d'une déviance àla suite de son passage par la justice pénale et sur les conséquences qui vont s'ensuivre. On vaalors analyser les caractéristiques individuelles et sociales des individus qui ont fait l'objet d'une

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telle réaction sociale institutionnalisée, parce qu'ils ont commis un acte délinquant pour endéduire l'explication de ce passage à l'acte.La tendance interactionniste en sociologie de la déviance est inspirée par les travaux d'unpsycho-sociologue : George-Herbert Mead.Nous allons donc parcourir brièvement sa théorie, de façon à pouvoir en comprendre lesimplications sur le plan de la théorie criminologique.

I. La théorie des rôles : G.H. Mead

G.H. Mead a exposé sa théorie dans un livre écrit en 1934 et traduit en français sous le titre"L'esprit, le soi et la société".Pour lui, pour que les individus puissent communiquer les uns avec les autres, ils doiventd'abord apprendre à identifier, définir et classer les objets qui les entourent. Par exemple, ilsdoivent indiquer à eux-mêmes le genre d'objet qu'ils ont à traiter. L'objet étant identifié (un"Picasso", une "femme", une "partie de foot-ball"), un ensemble d'attitudes et d'attentes estprovoqué et ce sont ces attitudes, ces attentes qui vont déterminer en grande partie ce quel'individu va faire, la façon dont il va se comporter par rapport à l'objet.Or les catégories dans lesquelles nous classons les objets, que ce soit des choses ou despersonnes sont socialement construites. Par exemple, les catégories de personnes socialementreconnues (par exemple, un juge, un enseignant, un chômeur...) sont des rôles sociaux et, aucours de notre enfance, puis de notre adolescence et encore après, nous apprenons ce systèmede rôles : nous apprenons les critères qui définissent socialement telle ou telle personne(comme juge, enseignant ou chômeur...), les signes par lesquels elle peut être reconnue, lesimages de ce que cette personne paraît, les attentes relatives au comportement qu'elle doitavoir.Le soi, c'est-à-dire l'image que nous avons de nous-mêmes, est aussi un objet social. C'estl'acteur en tant que vu, désigné et jugé par lui-même. La façon de se sentir, la manière de seconduire, ce que nous tentons de faire de nous-même, nos tentatives pour se transformer, toutcela dépend en premier lieu du genre d'objet que nous pensons être ou désirons être.Or, les types de soi possibles dépendent de la culture : étudiant, professeur, citoyen, keuf oumeuf... De plus, ces rôles existent en nombre limité et nous sont plus ou moins imposés. Eneffet, le soi est élaboré au cours du processus d'interaction avec les autres.En traitant avec les autres, c'est-à-dire en communiquant avec eux, nous découvrons ce quenous sommes, c'est-à-dire les catégories dans lesquelles nous sommes rangés. Bien sûr, nouspouvons prétendre à être un certain type de personne, mais cette revendication doit prendre unsens dans les termes de la culture de ceux avec qui nous communiquons et nous devons larendre plausible. Pour cela, nous devons la valider en rencontrant, en adoptant, les critèresculturels du rôle. Par exemple, si je veux vous apparaître comme un professeur, il faut que jeme conduise selon les critères culturels qui définissent ce qu'est un professeur ( que j'en adoptele comportement, le discours, la tenue...).Et nous savons ensuite que nous avons réussi la validation du rôle quand les autres indiquent,par leurs réponses, qu'ils nous acceptent comme spécimens valables du rôle. Par exemple, lefait que vous soyez sagement assis devant moi, à prendre des notes de ce que je dis, me laissecroire que, dans ces eaux glacées de l'interaction sociale, je joue bien mon rôle et que vous ycroyez.Ainsi, chacun de nous est continuellement engagé, durant toute sa vie dans un processus deconstruction, de maintien et d'adaptation d'un soi. Agissant à partir du répertoire des rôles

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fournis par sa culture, l'individu joue à être tel ou tel genre de personne, constate son succès ouson échec qu'il lit dans les réponses des autres.Or, tous les rôles auxquels nous sommes identifiés ne sont pas activement recherchés etcultivés par nous-mêmes. Nous pouvons résister à certains rôles et les refuser (tels les rôlesd'alcooliques ou d'anciens prisonniers), ou encore les accepter avec résignation (rôle de malademental en traitement).Ainsi, les rôles que nous tenons sont forgés dans des concessions mutuelles de l'interaction degroupe. Ils sont aussi façonnés à la mesure des forces et des ressources de chaque membre dugroupe, par ajustements successifs : nous ayant assigné à nous-même tel ou tel rôle, encorefaut-il que les autres l'acceptent. Or, les autres peuvent aussi nous contraindre à adopter unrôle que nous n'acceptons pas ou auquel nous nous résignons. Et, une fois "pris" dans le rôle,nous sommes disposés à adopter tous les ensembles de comportements qui expriment ousoutiennent ce rôle.Ainsi, du point de vue de la théorie des rôles, le noeud central du problème du comportementdélinquant ou déviant, devient le processus d'acquisition des rôles et d'engagement dans lesrôles de délinquant.

II. Les implications de l'interactionnisme en criminologie

C'est à partir des années 1950 que va se développer, en criminologie, une théorie systématiquedu comportement déviant basée sur la réaction sociale.Les auteurs qui s'inscrivent dans ce mouvement vont distinguer alors le premier passage à l'acte-simple phénomène accidentel- des éventuelles réitérations secondaires. Celles-ci marquent unengagement de l'auteur dans la délinquance et cette amplification secondaire est présentéecomme découlant de l'effet stigmatisant de la réaction sociale intervenant quand la justicepénale classifie comme délinquant celui qui s'est contenté en premier lieu de poser un actedélinquant.Sur ce tronc commun se sont développés différents courants interactionnistes. L'un des plusconnu est celui de l'étiquetage social, représenté, notamment, par Howard Becker.

A. H.S. Becker : la théorie de l'étiquetage (labelling theory)

Becker, né en 1928, a étudié la sociologie à l'Université de Chicago. Il publie, en 1963, unouvrage fondamental "Outsiders". Ce livre a constitué une étape très importante dudéveloppement récent de la sociologie de la déviance. Et on peut dire que son auteur est àl'origine du renouveau de la criminologie en France, dans les années 1970.En effet, il a contribué à élargir les limites dans lesquelles s'inscrivaient antérieurement lesrecherches sur la délinquance. Le terme de déviance qui désigne le domaine de la vie socialeétudié dans Outsiders possède, dans la sociologie américaine un sens plus large que celui dedélinquance : sont qualifiés de "déviants" les comportements qui transgressent des normesacceptées par tel groupe social ou par telle institution. Cette catégorie inclut donc les actessanctionnés par le système pénal, par exemple la consommation de marijuana étudiée plusparticulièrement dans le livre, mais aussi les maladies mentales ou l'alcoolisme, qui sont descomportements déviants mais non délinquants. Becker comprend même dans ce champ d'étudeun groupe professionnel comme les musiciens de jazz qui n'est exclu et ne s'exclut de la sociétéconventionnelle que par son mode de vie et ses goûts.

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En ce sens, le livre de Becker s'inscrit dans le courant de la sociologie interactionnisteaméricaine des années 60, avec des auteurs tels que Erving Goffman [ Asiles (1961), Stigmate(1963)] ou Edwin Lemert [Déviance et contrôle social (1967)].

Le terme de "outsider" signifie, pour Becker, le terme "étranger". Mais ce terme mêmed'étranger a un double sens, selon que l'on se place du point de vue du groupe ou du point devue de l'individu :- est "étranger" d'une part, l'individu qui, ayant transgressé une norme est perçu par le groupesocial comme un type particulier d'individu auquel on ne peut pas faire confiance pour vivreselon les normes sur lesquelles s'accorde le groupe. L'individu est donc considéré commeétranger au groupe- Mais, d'autre part, l'individu qui est ainsi étiqueté comme étranger peut voir les chosesautrement. Il se peut qu'il n'accepte pas la norme selon laquelle on le juge ou qu'il dénie à ceuxqui le jugent la compétence ou la légitimité pour le faire. Il en découle donc un second sens duterme : le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers à son univers.Becker va alors essayer d'expliquer les situations et les processus auxquels renvoie ce termed'Outsiders à double usage, c'est-à-dire qu'il va observer les situations dans lesquelles la normeest transgressée et celles dans lesquelles on la fait appliquer, et les processus qui conduisentcertains à transgresser les normes et d'autres à les faire respecter.Dans ce but, il commence par définir le terme de déviance : il note que la conceptionsociologique qui définit la déviance par le défaut d'obéissance aux normes du groupe oublie unélément central dans cette définition, à savoir que la déviance est crée par la société.Pour Becker, cette affirmation ne signifie pas, comme on le dit classiquement, que les causesde la déviance se trouve dans la situation sociale de l'individu ou dans les facteurs sociaux quisont à l'origine de son action. Ce que Becker veut dire, c'est que les groupes sociaux créent ladéviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquantces normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants. Bref, la norme et sonapplication créent la déviance : supprimez le code pénal et il n'y a plus de délinquants.Donc, de ce point de vue, la déviance n'est pas une qualité de l'auteur ou de l'acte commis parlui, mais plutôt une conséquence de la création et de l'application, par les autres, de normes etde sanctions à un "transgresseur". Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquéeavec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette.Puisque la déviance est une conséquence des réactions des autres à l'acte d'une personne, on nepeut donc pas supposer qu'il s'agit d'une catégorie homogène.Il ne s'agit pas d'une catégorie homogène parce que :- d'une part, le processus n'est pas infaillible : des individus peuvent être désignés commedéviants alors qu'en réalité, ils n'ont transgressé aucune norme.- d'autre part, on ne peut pas non plus supposer que la catégorie qualifiée de déviantecomprendra effectivement tous les individus qualifiés de déviants : une partie de ceux-cipeuvent ne pas être appréhendés et échapper aux poursuites pénales, par exemple. (il y en amême qui deviennent ministres !)Donc, pour Becker, puisque la catégorie n'est ni homogène, ni exhaustive, il est vain dechercher à découvrir, comme le fait la criminologie classique, par exemple, dans la personnalitéou dans les conditions de vie des individus des "facteurs" du crime qui leur seraient communs.Par contre, ce qui est commun à tous ces individus, c'est qu'ils partagent tous l'étiquette dedéviants ainsi que l'expérience d'être étiquetés comme étrangers au groupe social.Becker part donc de cette identité fondamentale pour analyser la déviance : il considère ladéviance comme le produit d'une transaction effectuée entre un groupe social et un individuqui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. Il ne s'intéresse donc pas aux

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caractéristiques sociales des déviants mais concentre son analyse sur le processus au termeduquel ces individus vont être considérés comme étrangers au groupe, ainsi qu'à leurs réactionsà ce jugement, à cet étiquettage.Le caractère déviant ou non d'un acte dépend donc de la manière dont les autres réagissent,bref de ce que l'on appelle la réaction sociale. Or, face à un acte donné, la réaction peut varier.Il peut y avoir, par exemple :- d'abord une variation dans le temps (cf. légalisation de l'IVG)- ensuite une variation selon les catégories sociales auxquelles appartiennent celui qui a commisl'acte et celui qui s'estime victime de l'acte : les lois s'appliquent tendanciellement plus àcertaines personnes qu'à d'autres.Tout cela pour dire que le caractère déviant ou non d'un acte donné dépend en partie de lanature de l'acte, c'est-à-dire de ce qu'il transgresse ou pas une norme, du genre de normetransgressée, et en partie de ce que les autres en feront. La déviance est donc, non unepropriété du comportement lui-même, mais de l'interaction entre la personne qui commet l'acteet celles qui réagissent à cet acte.Becker va donc s'attacher, à partir de plusieurs cas concrets, tel l'exemple des fumeurs demarijuana, à décrire la genèse du comportement déviant selon ce qu'il appelle un modèleséquentiel, c'est-à-dire un modèle qui prend en compte le fait que le comportement sedéveloppe dans le temps selon une séquence ordonnée. Pour cela, il utilise le concept de"carrière déviante".La première étape d'une carrière déviante consiste la plupart du temps à commettre unetransgression, c'est-à-dire un acte non conforme à un système particulier de normes.Pour rendre compte de cette étape, pour l'expliquer, Becker remarque que la plupart du temps,on se demande pourquoi l'auteur a voulu commettre cet acte. Et on se pose cette questionparce que l'on présuppose que la différence fondamentale entre le déviant et le non-déviantréside dans la nature de leurs motivations. Mais, pour Becker, ce présupposé est peut-êtretotalement faux. Il est, pour lui, beaucoup plus vraisemblable que la plupart des individusconnaissent très fréquemment des tentations déviantes. Becker renverse alors la question : pourlui, il est en effet plus juste de se demander pourquoi ceux qui respectent les normes tout enayant des tentations déviantes ne passent pas à l'acte. Le début de la réponse est sans doutedans l'analyse de ce qu'il appelle le processus d'engagement par lequel un individu "normal" setrouve progressivement impliqué dans les institutions et les conduites conventionnelles. Ceterme d'engagement renvoie au processus par lequel un individu, le temps passant, trouve deplus en plus d'intérêts à adopter une ligne de conduite conventionnelle. Aussi, quand unindividu "normal" découvre en lui une tentation de déviance, il est capable de la réprimer enpensant aux multiples conséquences qui s'ensuivraient s'il y cédait. En d'autres termes, rester"normal", conformiste, représente un eujeu trop important pour qu'il se laisse influencer pardes tentations déviantes.Aussi quand on examine les actes de déviance, il faut se demander comment l'individu concernéparvient à échapper à ses engagements dans le monde conventionnel. Pour Becker, un telprocessus est rendu posssible parce que l'individu emploie des techniques de neutralisation,c'est-à-dire des "justifications" de la déviance : lorsqu'une action est entreprise pour satisfairedes intérêts que l'on estime légitime, elle devient, sinon tou à fait régulière, du moins pas tout àfait irrégulière.A partir de là, pour certains individus, l'acte déviant restera exceptionnel, tandis que d'autresferont de la déviance leur genre de vie. Pour Becker, un des mécanismes qui conduisent à uneactivité déviante constante repose sur le développement de motifs et d'intérêts déviants. Et,pour lui, ce sont des motifs socialement appris qui sont à l'origine de cette activité : lesindividus apprennent à participer à une sous-culture organisée à partir d'une activité déviante

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particulière. En cela, Becker se rapproche du culturalisme mais il s'en distingue aussi vite enajoutant que, pour être déviant, il ne suffit pas de se livrer à une activité déviante. Encore faut-il être pris et publiquement désigné comme déviant. Pour Becker, il s'agit là de l'étape la pluscruciale du processus de formation d'un mode de comportement déviant stable.Qu'une personne franchisse ou non ce pas dépend moins de ses propres actions que de ladécision des autres de faire, ou non, respecter la norme qui a été transgressée.Le fait d'être pris et stigmatisé comme déviant a des conséquences importantes sur laparticipation ultérieure à la vie sociale et sur l'évolution de l'image de soi de l'individu. Laconséquence principale est un changement dans l'identité de l'individu aux yeux des autres. Enraison de la faute commise, il acquiert un nouveau statut : il sera dorénavant étiqueté comme"drogué", "violeur", "voleur" ou "pédé"...Bref, pour être qualifié de "délinquant" il suffit officiellement d'avoir commis un "délit". Le motde délit, du point de vue du Code pénal, n'implique rien d'autre, mais il comporte socialementde façon sous-entendue un certain nombre de connotations qui attribuent à tous ceux quireçoivent cette étiquette des caractéristiques accessoires.Ainsi, par exemple, si un homme a été reconnu coupable d'un cambriolage, a été condamné, etpour cette raison qualifié de délinquant, on va présumer qu'il est susceptible de commettred'autres infractions ; c'est ce postulat qui conduit la police, quand elle enquête sur un nouveaudélit, à faire une rafle parmi les personnes connues pour avoir commis antérieurement desinfractions (cf. l'individu "bien connu de nos services").De plus, on considère que cet homme risque de commettre d'autres types de délits puisqu'ils'est révélé être une personne "qui ne respecte pas la loi". Ainsi, un individu qui a étéappréhendé pour un seul acte déviant court le risque, par ce fait même, d'être considéré commedéviant sous d'autres rapports. Et, pour Becker, traiter une personne qui est déviante sous unrapport particulier comme si elle l'était sous tous les rapports, c'est énoncer une prophétie quicontribue à sa propre réalisation.En effet, divers mécanismes vont alors se déclencher qui concourent à modeler la personne surl'image qu'en ont les autres ; à faire de la personne ce que les autres voudraient qu'elle soit.D'abord, du fait de cette officialisation de la déviance, la participation à des groupesrespectueux des normes conventionnelles, bref au groupe des "honnêtes gens" tend à devenirimpossible, même lorsque les conséquences de l'activité déviante n'auraient pas, par elles-mêmes, entraîné l'isolement de son auteur si elles étaient restées secrètes. Par exemple, bienque l'effet de la drogue n'altère pas forcément votre capacité de travail, une réputation detoxicomane a toutes chances de vous faire perdre votre emploi. Dans de telles situations (lechômage), il est alors difficile de se conformer aux autres normes même si, au départ, on necomptait pas les transgresser et l'on risque alors de se retrouver déviant sous d'autres aspects :le toxicomane se voit, par exemple, contraint à d'autres types d'activités illégitimes, telles quele vol, parce que les employeurs respectables refusent de l'embaucher ou de lui conserver sonemploi. Ainsi, le toxicomane se trouve placé, en raison même du mode de traitement de sadéviance, dans une position telle qu'il est nécessairement conduit à la fraude et au délit, neserait-ce que pour se procurer sa dose habituelle. Mais, on le voit, sa conduite résulte moins depropriétés inhérentes à l'action déviante que des réactions des autres à sa déviance.

Bref, l'explication de la déviance tient finalement à deux éléments :- il faut qu'une norme soit instituée- il faut qu'elle soit appliquée à un auteur

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Becker va donc s'intéresser aux circonstances dans lesquelles la norme va être appliquée à unindividu déviant ou, au contraire, ne le sera pas. Pour lui, l'explication met en jeu plusieursfacteurs.Premièrement, il faut que quelqu'un prenne l'initiative de créer, d'instituer une norme, puis defaire punir le présumé coupable : créer et faire appliquer une norme suppose donc un espritd'entreprise et implique un entrepreneur.Ensuite, il faut que ceux qui souhaitent voir la norme appliquée attirent l'attention des autressur l'infraction : il faut, en d'autres termes que quelqu'un crie "au voleur!". Et, pour crier auvoleur, il faut y trouver un avantage.Enfin, : c'est l'intérêt personnel qui pousse à prendre cette initiative. Et le type d'intérêtpersonnel varie en fonction de la complexité de la situation. Il y a des situations complexes,dans lesquelles la norme peut être interprétée de plusieurs façons divergentes, ou encore dessituations dans lesquelles l'imposition du respect de la norme peut faire naître des conflits (cf.les squatters : doit-on les expulser?).La création, l'institution de la norme est le produit de l'initiative de certains individus queBecker appelle des "entrepreneurs de morale". Il en distingue deux types :- ceux qui créent la norme : ce sont les individus qui entreprennent une croisade pour laréforme des moeurs et qui se préoccupent du contenu des lois et pensent agir pour le bien del'humanité. Par exemple, ils vont être convaincus que, pour assurer le bonheur universel, il fautfaire interdire le tabac, ou l'alcool, et qu'il faut donc réformer la loi. Ils peuvent obtenir lesoutien de gens dont les motifs sont moins purs mais, en définitive, ce qui compte pour eux estla fin et non les moyens. Quand ils en viennent à esquisser des réglementations spécifiques, ilsfont alors fréquemment confiance aux spécialistes et ce sont souvent alors des juristes qui sontconsultés car ils sont experts dans l'art de rédiger un texte légal en termes recevables.Ainsi, ces entrepreneurs de la morale ont besoin des services de professionnels. Mais, enlaissant à d'autres le soin de mettre au point des lois spécifiques, Becker observe qu'ils laissentla porte ouverte à des influences imprévues car ceux qui préparent les lois peuvent avoir leurspropres intérêts à défendre, qui risquent d'influencer la législation préparée.- ceux qui font appliquer les normes : avec la création d'une législation nouvelle, Becker noteque l'on voit souvent s'établir un nouveau dispositif d'institutions et d'agents chargés de faireappliquer celle-ci. Aussi, ce qui a débuté comme une campagne pour convaincre le monde de lanécessité morale d'une nouvelle norme devient finalement une organisation destinée à fairerespecter celle-ci. Ainsi, pour Becker, le résultat final d'une croisade morale, c'est souvent unenouvelle force de police.Becker s'est alors intéressé au travail du policier et en a tiré les réflexions suivantes quant àl'application de la norme :Le policier qui est chargé de faire appliquer la loi trouve dans cette occupation sa raison d'être.Deux intérêts conditionnent son activité dans le cadre de ses fonctions :il doit, premièrementjustifier de son emploi et, deuxièmement, gagner le respect de ceux dont il s'occupe.Pour justifier l'existence de som emploi, le représentant de la loi ( le policier, mais aussi pluslargement le magistrat) rencontre un double problème :- d'une part, il doit démontrer aux autres que le problème ne cesse pas d'exister : les lois qu'ilest censé faire appliquer (et, du coup, son travail) ont de l'importance puisque des infractionssont commises.- d'autre part, il doit montrer que son travail est efficace et que la délinquance est bien prise encharge comme il convient.Du coup, notre pauvre représentant de la loi est pris entre deux impératifs contradictoires :il ditd'abord qu'en raison de son travail acharné, la solution du problème est proche ; mais, en même

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temps, pour justifier son existence, il doit aussi affirmer que le problème est plus grave quejamais.De la même manière, le représentant de la loi est poussé à croire que les gens dont il s'occupedoivent le respecter parce que sinon il lui sera très difficile de faire son travail. C'est pourquoiBecker observe que une bonne part de l'activité du policier ne consiste pas directement à fairerespecter la loi, mais bien contraindre les gens dont il s'occupe à le respecter lui-même. Beckeren tire la conclusion que quelqu'un paut être qualifié de déviant non parce qu'il a effectivementenfreint la loi, mais parce qu'il a manqué de respect envers celui qui est chargé de la faireappliquer.Et, parce qu'il n'a pas les moyens matériels de tout traiter, le représentant de la loi dispose aussid'un grand pouvoir d'appréciation et établit des priorités. C'est donc de façon sélective que lesreprésentants dela loi, répondant aux propres pressions de leur situation, appliquent la loi etcréent des catégories de personnes extérieures au groupe. Ainsi, le classement effectif dans lacatégorie "déviant" d'un individu dépend de plusieurs facteurs qui sont extérieurs aucomportement réel de cet individu : sentiment des représentants de la loi qu'à un momentdonné, pour justifier leur emploi, ils doivent manifester qu'ils font leur travail ; degré dedéférence témoigné envers ceux-ci par le fautif ; intervention d'un intermédiaire "bien placé"dans le processus judiciaire ; place du genre d'acte commis dans la liste des priorités desreprésentants de la loi...etc

Pour conclure, onpeut dire que l'apport essentiel de Becker est d'analyser la déviance commeune action publiquement disqualifiée et comme le résultat des initiatives d'autrui.Avant qu'un acte quelconque puisse être considéré comme déviant, et qu'une catégoried'individus puisse être étiquetée et traitée comme "Outsiders", comme étrangère à lacollectivité pour avoir commis cet acte, il faut que quelqu'un ait instauré la norme qui définitl'acte comme déviant.Les normes ne naissent pas spontanément. Pour qu'une norme soit crée, il faut que quelqu'unappelle l'attention du public sur certains faits, puis donne l'impulsion indispensable pour mettreles choses en train - une réforme législative- et dirige les énergies ainsi mobilisées dans ladirection adéquate.Sans ces initiatives destinées à instaurer des normes, la déviance, qui consiste à transgresserune norme, n'existerait pas.Mais la déviance est aussi le produit d'initiatives à un autre niveau.Une fois que la norme existe, il faut qu'elle soit appliquée à des individus déterminés avant quela catégorie abstraite de déviants que crée cette norme puisse se peupler. Il faut découvrir lesdélinquants, les identifier, les appréhender et prouver leur culpabilité. Cette tâche incombenormalement à des professionnels spécialisés dans l'imposition du respect des normes ; ce sonteux qui, en faisant appliquer des normes prééxistantes, créent une catégorie spécifique dedéviants, d'outsiders.

B. La "dérive" (drift) : David Matza

Dans ce courant interactionniste, on peut encore citer David Matza, sociologue de la nouvelleEcole de Chicago. En 1964, il publie un livre "Delinquency and drift" dans lequel il analyse ladélinquance juvénile. Or cette analyse va déboucher sur l'analyse du système judiciairecomprenant les tribunaux pour enfants, la police, et les délégués à la liberté surveillée.Comment D. Matza arrive-t-il à ce résultat?

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D'abord, parce qu'il définit la délinquance comme un processus, une "dérive" : cette dérive estune séquence de mouvements graduels, de changements successifs, non perçus comme tels parl'acteur. La délinquance est donc analysée comme un passage entre statuts, mais ce passagen'est pas expressément ou consciemment effectué : pour Matza, le délinquant ne choisit jamaisclairement la délinquance; il navigue, il dérive, entre la société conventionnelle et la sociétédéviante, répondant tour à tour aux demandes de l'une ou de l'autre. Ainsi, le délinquant dérive(drift) entre l'action criminelle et l'action conventionnelle.Et si Matza étudie en détail la justice pour mineurs et les agents de ce système judiciaire, c'estparce que, pour lui, c'est l'institution judiciaire qui va avoir la charge de fixer la dérive et derépartir les désignations, les "étiquetages" dirait Becker, entre délinquants et non-délinquants.L'originalité de la pensée de Matza est d'affirmer que cette désignation fait l'objet d’uneconnivence, d'une transaction entre les parties, c'est-à-dire entre le juge et le jeune délinquant.Cette démarche est donc originale dans la mesure où, à partir du moment où l'on suppose unecertaine complicité, une certaine connivence, entre le juge et le délinquant, il devient impossiblede définir la délinquance comme une sous-culture, comme le faisaient les auteurs que nousavons précédemment étudiés (Cohen, Cloward et Ohlin, par exemple). Matza insiste sur unfait, que les culturalistes n'avaient peut être pas assez remarqué, c’est que les délinquants sontdes adolescents.Le fait même de leur jeunesse rend improbable la création d'une sous-culture délinquante parmiles délinquants juvéniles : pour qu’une sous-culture puisse naître, il faut qu’elle puisse s’isolerdu reste de la société. Or Matza observe que la culture dominante, celle des adultes, imprègnetout le système de valeurs des adolescents qui restent ainsi encerclés par la cultureconventionnelle. D'ailleurs, Matza observe que lorsque l'on demande à des délinquants dehiérarchiser un certain nombre de délits, on retrouve exactement la même hiérarchie que celleconstatée chez les individus qui mènent une vie conventionnelle.Pour Matza, la délinquance se définit donc davantage par les situations typiques auxquellessont confrontés les délinquants que par une culture. Certes, on a vu que, parmi ces situations, ilen est une qui est déterminante dans l’élaboration de la théorie de la sous-culture, c'est celleque Matza appelle la "situation de compagnie", c'est-à-dire le fait d'appartenir à une "bande".C'est dans l'existence de cette "bande" que les auteurs culturalistes ont fondé leur théorie de lasous-culture délinquante, en partant de l'idée que pour que la bande se soude, il faut que sesmembres partagent un code commun ; et c'est ce code qui serait l'expression de la sous-culture.Au contraire, pour Matza, le ciment de la bande, ce qui unit le groupe, n'est pas le consensusmais un dissensus : chaque membre du groupe pense que les autres sont engagés dans ladélinquance au contraire de lui-même qui se conçoit comme une exception en compagnie devrais délinquants. Ainsi, l'image que chacun des membres du groupe se fait de lui-même necoincide pas avec l'image que se font d'eux les autres membres du groupe.Matza observe alors que les adolescents ont d'ailleurs une conscience diffuse de ce quiproquoet que ce quiproquo fait naître, en chacun d'aux une sorte d'angoisse statutaire, c'est-à-dire uneanxiété qui porte sur son identité sociale. D'où, entre ces adolescents des provocations, dugenre "si t'es un homme...; t'es pas capable de...; tu ne feras pas ça parce que t'as la trouille...;destinées à leur permettre d'assurer leur statut. Pour Matza, l'erreur des culturalistes est d'avoirpris ces paroles comme l'expression d'une sous-culture quand, en réalité, il ne s'agit que dedissiper cette angoisse statutaire, cette crise d'identité sociale, que partagent tous lesadolescents.En principe, cette angoisse statutaire se réduit lorsque l'on parvient à l'âge adulte parce que l'onva s'intégrer dans la société conventionnelle. Mais, quelquefois, cette intégration, cesaffiliations ne fonctionnent pas : l'individu ne fonde pas un foyer, ne trouve pas d'emploistable...etc. Alors l'anxiété de statut se maintient et l'individu continue de dériver.

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Matza pense donc qu’il n’existe pas de sous-culture délinquante, c’est-à-dire de système devaleurs délinquantes qui s’opposerait à la culture conventionnelle. Pour lui, ce qui estimportant pour caractériser les jeunes délinquants est le rapport qu’ils entretiennent à l’égardde la culture conventionnelle et, en particulier, à l’égard de la loi.Et, pour Matza, la caractéristique essentielle des jeunes délinquants est leur profonde volontéde s'intégrer dans la société. En cela, ils ne diffèrent pas des autres adolescents. Ainsi, entransgressant une règle, le jeune délinquant ne cherche pas à affirmer une autre règle. Aucontraire, en commettant une infraction, l'adolescent sait commettre une infraction, il est bienconscient de ce qu'il fait. Mais il postule que la loi n'est pas applicable dans son cas. Parexemple, le jeune délinquant niera sa responsabilité ("c'est pas de ma faute"; c'est un accident")ou invoquera des forces sur lesquelles il n'a pas de contrôle ("j'ai perdu mon sang-froid). Bref,le jeune délinquant met en place ce que Matza appelle, comme Becker, un mécanisme deneutralisation consistant à annuler le caractère délictueux de l'infraction.Matza se demande alors comment, par cette neutralisation, le jeune arrive à convertir le délit ensimple action. Pour lui, le jeuune ne fait rien d'autre que de mettre en pratique ce qu'il apprenddès ses premiers contacts avec l'institution judiciaire.En effet, pour le juge, il n'y a délit que si certaines conditions bien précises sont remplies, et enparticulier la conscience de commettre un délit. Et, concernant la justice des mineurs aux Etats-Unis, les critères par lesquels est appréciée la culpabilité d'un enfant sont très flous, le principeétant celui de la justice individualisée à chaque type d'enfant ou d'adolescent. On remarqued'ailleurs qu'en France, la situation est à peu près identique, laissant une grande marged'appréciation au juge des enfants. Du coup, ceux qui ont déjà fait l'expérience de la justice desmineurs" connaissent le système" et peuvent anticiper sur les attentes et les réactions du juge.Ainsi, plus un jeune a de contacts avec l'institution, plus il dispose de moyens pour éviterl'application de la loi.Matza montre donc que l'institution judiciaire produit les délinquants qu'elle est chargée, enprincipe, de combattre. En cela, il est fidèle au courant interactionniste. Mais, en même temps,il va plus loin : en effet, pour lui, la justice la plus libérale, la plus humaniste, c'est-à-dire cellequi prend le plus en compte l'infinité des circonstances atténuantes ( l'enfance, la famille, lasociété...) est aussi celle qui contribue le plus fortement à généraliser la neutralisation, ladérive, et donc la délinquance juvénile.Elle fournit aux jeunes les arguments dont ils ont besoin pour se séparer de l'ordre légal etpartir à la dérive vers la délinquance.

Nous voici parvenus au terme de l’étude des quatre grands courants théoriques qui ont dominéla sociologie américaine et qui ont inspiré les études de criminologie durant l’entre-deuxguerre.En France, il va falloir attendre les années 60 pour que l’étude du crime reviennent dans lespréoccupations des sociologues. Ce réinvestissement va alors d’abord passer par une réflexionapprofondie sur la notion de contrôle social, annoncée et présente de façon latente dans lestravaux de l’interactionnisme.

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CHAPITRE 2 : UNE RUPTURE EPISTEMOLOGIQUE : LA SOCIOLOGIE PENALE

C’est donc après une réflexion sur la notion même de contrôle social (Sect.1) qu’a pu sedévelopper l’étude de la normativité pénale.

Section 1 : Le paradigme du contrôle social

Ce qui caractérise les travaux interactionnistes anglo-saxons que nous venon d’étudier, c’estque, pour la première fois, ils incluent dans l’étude du crime la réaction de la société à laquelled’ailleurs ils donnent une place importante.Aussi, on a souvent appelé cette criminologie, criminologie de la “ réaction sociale ” poursouligner, précisément, ce qui faisait son originalité par rapport aux courants plus anciens, plusaxés sur l’étude du criminel ou de son milieu.Or ce terme de “ réaction sociale ” est plein d’ambiguïté :- pris au pied de la lettre, il peut vouloir dire qu’à tel comportement va correspondre telleréaction. On est alors ici dans un schéma stimulus-réponse et si l’on accepte ce modèle, on seraamené à penser que la criminologie de la réaction sociale borne son ambition à étudier lasecond terme du modèle, c’est-à-dire la réponse, la réaction de la société à un stimulus qui luiserait externe, le passage à l’acte par le délinquant, c'est-à-dire la délinquance.- or, la criminologie de la réaction sociale s’est rarement conçue comme seulement réactive etest loin de se limiter à ce seul examen. En effet, la réaction sociale n’existe pas seulement aprèsle crime, comme réponse, mais aussi et nécessairement avant le crime dans la mesure où elledoit forcément inclure l’opération d’incrimination qui précède logiquement le crime. En effet,sans incrimination, il y a bien un comportement certes, mais on ne va pas considérer ce

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comportement comme une infraction puisqu’il ne sera pas incriminé. Bref, s’il n’y a pasincrimination, il n’y a pas de crime (C’est d’ailleurs l’idée que l’on retrouve en droit pénalexprimée dans la règle “ pas de crime, pas de peine sans loi ”). Par conséquent, la criminologiede la réaction sociale doit étudier non seulement ce qui se passe après le crime, mais encore cequi se passe avant.En même temps, on comprend alors que cette orientation criminologique ne s’est pasdéveloppée en isolat. Elle constitue, au contraire, une partie -celle consacrée aux matièrespénales- d’un courant de travaux beaucoup plus vaste que l’on appelle souvent l’étude ducontrôle social.Ce concept de contrôle social, ce paradigme, a revêtu au fil du temps, des définitions trèsvariables. C’est pourquoi nous allons maintenant en préciser le sens.Quand, à l’origine, on a commencé à utiliser ce concept, la notion de contrôle social était prisedans un sens très large. Elle désignait la capacité d’une société à se réguler elle-même enfonction des principes et des valeurs adoptés par cette société. Le contrôle social était doncdéfini comme une espèce d’auto-régulation sociale, c’est-à-dire l’inverse d’un contrôlecoercitif.Aussi des chercheurs en sociologie du droit, en science politique, vont étudier cette auto-régulation de la société pour en rechercher l’organisation, la rationnalité. Dans ce but, leurstravaux vont se concentrer sur les moyens que telle ou telle société met en oeuvre pour s’auto-réguler. Bref les travaux portent sur l’examen des techniques de contrôle social. Parmi cestechniques, ils accordent une place particulièrement importante à la socialisation : c’est surtoutpar la socialisation en effet que les individus adoptent des conduites rationnelles qui font que lasociété vit en équilibre, en harmonie.Mais ensuite, progressivement, on va assister à une modification profonde de la définition de lanotion de contrôle social : initialement entendu comme les conditions de la socialisation, lecontrôle social va être de plus en plus défini comme réaction à la déviance, c'est-à-dire que sonétude va être centrée sur les "ratés" de la socialisation. Cette nouvelle définition englobe alorsles moyens de contrer la non-conformité d’un individu et de rééquilibrer la société. D'unecertaine façon, il s'agit toujours de socialisation puisqu'on lutte contre la non-conformité.Bref, dans la première définition -le contrôle social comme auto-régulation- on privilégiel’étude des conditions de la socialisation (par exemple, l’école); dans la seconde -le contrôlesocial comme réaction à la déviance- on privilégie l’étude des moyens, des outils que la sociétémet en oeuvre pour corriger les ratés de cette socialisation.Or ce déplacement d’objet d’étude, ce glissement de définition, va, à son tour, favoriser lerenforcement de cette tendance : on parlera de plus en plus de contrôle social à propos durétablissement de la conformité qu’entreprennent des institutions de resocialisation (parexemple, l’hôpital psychiatrique ou la prison...).Cette nouvelle définition (fonctionnaliste) du contrôle social, développée après la secondeguerre mondiale, va ensuite se trouver en concurrence avec un usage interactionniste del’expression contrôle social.Dans la conception interactionniste, le contrôle social devient le producteur de la déviancevraie, c’est-à-dire celle qui s’institue pour durer dans une imposition de rôle stable (voirBecker). Le contrôle social est donc la cause, la genèse de la déviance.Le concept de contrôle social a alors complètement changé de connotation : il est devenusynonyme de pouvoir, domination.Quand on va commencer à s’en servir en Europe, et plus particulièrement en France,l’investigation va alors porter sur les phénomènes de pouvoir dont le contrôle social estlmanifestation : l’attention va être focalisée sur les appareils de contrôle social ou, pluslargement, sur des lieux et des pratiques généralement contrôlés par l’Etat et impliquant une

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domination idéologique et répressive ayant pour but le développement d’une sociétédisciplinaire normalisante.Les sociologues vont alors essayer de chercher les déterminants du contrôle social. Beaucoupd’entre eux vont remonter d’abord à l’Etat qui leur paraît tenir le rôle de déterminant le plusimportant, dans la mesure où les appareils de contrôle social, la prison par exemple,apparaissent comme une manifestation du pouvoir de l’Etat sur la société civile.Cette évolution est tellement forte que l’on a observé dans les années 1970 une tendance àréserver le terme de contrôle social aux seules situations où intervient l’une de ces institutionsétatiques spécialisées. Et, pour tracer la démarcation, on a essayé de mettre en oeuvre demultiples distinctions :- on a d’abord voulu opposer le contrôle social (mis en oeuvre par l’Etat) au contrôle sociétal(mis en oeuvre par la société civile)- on a ensuite opposé le contrôle institutionnel au contrôle informel, le contrôle spécialisé aucontrôle général... etc.La tendance la plus récente consiste à opposer la régulation sociale -qui est définie comme lapression à la conformité dans le cours normal de la socialisation sans entrée en scène deréseaux spécialisés de prises en charge des déviants et des déviances- et contrôle social quel’on emploie pour décrire justement l’entrée en scène de réseaux spécialisés et étatiques.

Section 2 : La sociologie pénale

La conception de la criminologie dont nous allons maintenant parler prend place dans le cadrede ces études sur le contrôle social.C'est depuis la fin des années 60 que l'on peut parler d'un renouveau de la recherche françaiseen criminologie. Les sociologues, plus que les juristes, vont s'intéresser plus particulièrementau fonctionnement même de la justice pénale, dans la mesure où celle-ci est un appareil decontrôle social.L’intérêt apporté aux mécanismes de contrôle social trouve en France au moins deux raisons :- la dramatisation constante du discours public sur la criminalité : à force de parlerd’augmentation de la criminalité, on a fini par attirer l’attention sur un appareil pénal quisemble incapable d’enrayer cette croissance- l’autre raison est peut-être à rechercher dans l’extension considérable du champ de la réactionsociale institutionnalisée. Si l’on parle souvent de dépénalisation, ses réalisations n’en sontguère que symboliques, pendant que, dans le même temps, la criminalisation semble sedévelopper. Du coup, le système pénal est engorgé en permanence et contraint à desajustements de moins en moins satisfaisants. De surcroît, malgré la croissance en valeurabsolue du contentieux pénal (augmentation constante des affires traitées par la justice pénale),sa part en valeur relative dans l’ensemble des dispositifs de contrôle social ne cesse de diminueren raison du développement tentaculaire de nouvelles formes spécialisées (service social,prévention de la délinquance, psychiatrie, par exemple).De plus, les Français vont être influencés par les travaux interactionnistes et ils vont mettrel'accent sur une nouvelle conception de la criminologie.Ils estiment, en effet, comme les interactionnistes, que l'engagement réel dans la délinquance nevient pas d'un premier passage à l'acte -qui peut rester accidentel-, mais de l'amplificationsecondaire de cet acte, résultant de la stigmatisation de la réaction sociale institutionnalisée.Certes, le criminel est essentiellement perçu comme différent, mais ce qui le rend tel, c'est laréaction sociale et non le passage à l'acte.

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Du coup, comme cette réaction sociale se manifeste à travers la justice pénale, les chercheursvont, comme je le disais tout à l'heure, étudier le fonctionnement concret de la justice pénale.Et comment observer ce domaine si ce n'est en étudiant les séries statistiques de la criminalité ?La criminologie classique n'avait pas fait d'effort critique sur ces données statistiques. Aucontraire même, elle raisonnait à partir de ces statistiques pour tenter de dégager les "causes"de la délinquance en recherchant, parmi la population faisant l'objet d'une prise en chargepénale, des traits communs et pré-existants à l'acte délinquant.

L’intérêt porté à l’appareil de justice pénale a permis de faire quelques découvertes.D’abord, en étudiant le mode de productions des statistiques pénales, problème que nousretrouverons plus loin, on s’est aperçu que ces données administratives donnaient plus derenseignements sur le fonctionnement de la justice pénale que sur le crime lui-même : lesstatistiques pénales ne sont pas un indicateur de la criminalité, mais bien plutôt un indicateur dela répression exercée. De même, on découvre que les dossiers pénaux ne racontent pasl’histoire des faits mais une histoire reconstruite selon les exigences de la logique defonctionnement propre aux agences (police, instruction...etc) qui les établissent. .

La criminologie classique n’avait pas fait d’efforts critiques sur ces données statistiques. Aucontraire même, elle raisonnait à partir de ces statistiques pour tenter de dégager les “ causes ”de la délinquance en recherchant, parmi la population faisant l’objet d’une prise en chargejudiciaire, des traits communs et pré-existant à l’acte délinquant.Or, à partir du moment où l’on estime que les statistiques ne rendent pas compte de ladélinquance effectivement commise mais de l’activité des agences pénales (police, justice,administration pénitentiaire), il devient absurde de rechercher à travers elles les pseudo causesde la délinquance.Ces statistiques ne perdent pas pour autant tout leur intérêt. Elles permettent simplement demieux connaître le fonctionnement de la justice pénale, d'observer comment s'applique cetappareil de contrôle social particulier et, partant, de tenter de définir, d'une point de vuesociologique, le délit et le délinquant.C'est donc à partir de cette réflexion sur les statistiques criminelles que s'est développée, enFrance, la sociologie pénale.

I. L'enseignement des statistiques criminelles

Les chercheurs ont donc commencé par s’interroger sur les conditions de production desstatistiques dites “ criminelles ”, de façon à fixer les limites de leur utilisation.En pratique, les séries statistiques peuvent être de 4 sortes : il y a celles produites par la policeou la gendarmerie, celles du ministère public, celles des juridictions pénales et enfin cellesvenant des organes d’exécution des sentences.Or, en étudiant ces séries statistiques, on a vu apparaître 2 problèmes :- d’abord, en ce qui concerne les statistiques de la police ou de la gendarmerie, la question dela naissance statistique du fait : tous les faits délictueux ne rentrent pas dans les statistiques : àquelles conditions, un fait va-t-il entrer dans ces statistiques ? Il faut, comme nous allons levoir, que le système pénal, et plus précisément la police ou la gendarmerie, puisse d’abordconnaître du fait et il faut encore ensuite qu’il accepte de s’en saisir- ensuite, pour les autres statistiques, c’est la question de la survie statistique du fait, au fur et àmesure que se déroule le processus pénal qui va se poser : à quelles conditions, le systèmepénal va-t-il continuer d’accepter de connaître du fait ?

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A. Les statistiques policières : la reportabilité

L’antécédent de la naissance statistique d’un fait n’est pas sa commission, ou pas seulement :en fait, il n’y a pas de liaison directe entre la commission d’un délit et son enregistrementstatistique.En effet, il ne suffit pas qu’une infraction soit commise pour que le système pénal en aitconnaissance. Entre les deux va s’intercaler un mécanisme intermédiaire que l’on appelle la“ reportabilité ”.Cette “ reportabilité ” est le produit de la combinaison de deux phénomènes : la visibilité et lerenvoi.

a) La visibilité

La visibilité d’une infraction, c’est-à-dire le fait que l’on s’aperçoive qu’une infraction a étécommise, est une propriété variable.En effet, cette visibilité varie essentiellement en fonction de la nature de l’infraction et enfonction des circonstances de sa commission.

- D’abord selon la nature de l’infractionIci, deux éléments doivent être pris en compte :

1er élément :Par exemple, le hold-up d’une banque avec prise d'otages en pleine ville et en plein après-midisera sans doute plus visible qu’une infraction aux lois sur les sociétés. Or ce constat n’est pasdénué de considérations plus sociologiques : les illégalismes que l’on peut commettredépendent de la position sociale : tout le monde ne peut pas commettre une infraction aux loissur les sociétés parce que tout le monde ne dispose pas ainsi d’une “ personnalité morale ”.En outre, la même infraction sera plus visible si elle est commise dans la rue ou dans un lieupublic que si elle est concoctée dans un bureau bien protégé des regards indiscrets : des coupset blessures, ou un inceste seront plus facilement connus de la police s’ils se passent dans uneH.L.M. où tout le monde entend tout que s’ils se déroulent dans une grande villa isolée dansun grand jardin. Et il n’est pas besoin d’être agrégé en droit pour réaliser que les membres decertaines classes sociales passent le plus clair de leur vie à l’abri des regards indiscrets tandisque d’autres vivent en permanence sous le regard des autres. Mais voilà qui fausse déjà lesstatistiques !

2è élément :Dans certains cas, la police découvre par elle-même l’infraction. Par exemple, la découvertedes violations aux règles de la circulation routière dépend presqu’exclusivement du gendarme.Mais de multiples études montrent que les affaires qui naissent de l’initiative de la police sontloin d’être les plus nombreuses.Le plus souvent, une infraction vient à la connaissance de la police parce qu’il s’est trouvéquelqu’un pour la leur signaler, grâce à une plainte ou à une discrète dénonciation.C’est ce que l’on appelle le renvoi, nouveau facteur d'erreur dans l'utilisation des statistiques.

b) Le renvoi

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Le fait d’aller rapporter à la police ce que nous considérons être des infractions dépend deconditions objectives mais aussi de conditions subjectives.

- Les considérations objectivesLa personne la plus motivée pour reporter l’infraction demeure, on s’en doute, la victime. Maisil existe des infractions qui ne font pas de victimes ou, plus précisément dont personne ne sereconnaît directement et individuellement victime. C’est par exemple, le cas de la fraudefiscale. Bien sûr cette infraction lèse souvent des fractions entières de la société mais nul nes’en reconnaît sur le moment victime donc nul ne songe à saisir le système pénal. D'où un tauxde renvoi assez faible.Au contraire, les atteintes à la propriété privée, le vol de voiture par exemple, a de grandechance d’être renvoyé pour la simple et bonne raison que les compagnies d’assurances exigentsouvent une pareille démarche pour régler le sinistre. D'où un taux de renvoi élevé et, à lire lesstatistiques, on pensera qu'il y a plus de vols que de fraudes, alors que ce n'est pas forcémentvrai.Enfin, certaines procédures peuvent diminuer le renvoi. Par exemple, les grandes surfacesdisposent bien souvent de services de sécurité qui règlent eux-mêmes par des voies officieusesune bonne partie des vols. Ce sont autant d’infractions qui e parviendront pas à la connaissancede la police.

- Les conditions subjectivesLe recours à des systèmes très institutionnalisés, comme la police par exemple, dépend dusentiment que l’on a dans un groupe d’être ou non capable de réguler soi-même telle ou telledéviance. On peut essayer d'abord de s'arranger, à l'amiable, avec le voisin qui fait trop debruit, par exemple. Et la conduite que l’on va adopter à ce propos dépend fortement desreprésentations que l’on se fait des déviances, c’est-à-dire des idées que l'on se fait de ladélinquance et de la justice pénale, finalement de la perception que l’on a de l’adéquation detelle ou telle modalité de contrôle, et ici précisément de la justice pénale, à tel ou telcomportement qualifié de déviant.Or, qu’allons-nous reporter à la police ? Bien entendu, les faits que nous avons été habitués àconsidérer comme relevant adéquatement du système pénal. Ce processus met en cause à lafois les représentations du système pénal mais aussi celles du crime et du criminel. Et desétudes ont mis en évidence que l’appréciation de la gravité d’un comportement criminel est trèsrelative selon les groupes sociaux. On ira plus facilement reporter un vol ou des coups etblessures qu’une fraude fiscale ou une publicité mensongère. Ces deux dernières infractions nesusciteront bien souvent de notre part un sourire complice ou résigné. Ou bien encore onpensera qu’il n’y a pas là matière relevant de la justice pénale, ou que celle-ci ne servira àrien... bref, on jugera son intervention peu adéquate et on ne la déclenchera pas.En fin de compte, nous sommes inclinés davantage à rapporter les illégalismes populaires queles autres.

Tout cela pour dire que, pour qu’il y ait naissance statistique d’une affaire au stade de lapolice, il faut que jouent certains mécanismes, la visibilité et le renvoi, qui combinent deséléments de situation et des attitudes et représentations.Et ces “ idées que l’on se fait ” sur le crime, le criminel, la justice pénale, ne sont pas desphénomènes de génération spontanée. On constate au contraire l’existence dans les types dereprésentations, de fortes stéréotypies, des “ clichés ” qui reposent sur l’inculcation d’images-types du délinquant. Ces images-types sont largement diffusées par les moyens decommunication de masse qui répandent, sans que nous en ayons toujours conscience, un

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certain type de discours sur le crime, le criminel et la justice. Mais ce discours des media senourrit lui-même à partir de la production de la justice pénale laquelle, en brandissant sonproduit fini, le condamné, diffuse une image type de sa clientèle spécifique. C'estun peu l'imagedu serpent qui se mord la queue, ou celle du cercle vicieux : nous considéront finalementcomme crime et comme criminel ceux que la justice pénale nous a appris à considérer commetels, notamment par l'intermédiaire des media.La justice pénale brandit pourtant un produit fini.Cette opération se réalise par un mécanisme bien précis de reconstruction de l’objet : parmi lesindividus disponibles, la justice pénale va sélectionner certains éléments ou va, au contraire, leséliminer. Puis, elle va reconstruire ceux qu’elle a conservés, selon sa logique propre, de sorteque son intervention apparaît avec les attributs inéluctables du destin. Ce faisant, le contrôlesocial se fait oublier ; ses mécanismes institutionnels paraissent transparents, passifs, agis del’extérieur par la survenance de la criminalité.Ce mécanisme de reconstruction de l’objet constitue le second facteur présidant à la naissancestatistique. Et il intervient également dans la survie de l’affaire tout au long de la chaîne pénale.

B. Les statistiques judiciaires : la reconstruction d’objet

On peut se représenter le système pénal comme un entonnoir muni d’étages successifs qui sontla police, le ministère public, les juridictios d’instruction, les juridictions de jugement et lesorganes d’exécution des sentences.Les chercheurs ont montré que cet ensemble institutionnel ne retient pas toute la matièrepremière constituée des affaires qui sont renvoyées au système pénal. Il s’opère des tris et,parmi ce qui est retenu, tout n’est pas traité de la même façon : des faits, des renseignements,des personnes s’effacent tandis que d’autres sont mis en avant.En réalité, chaque étage de l’entonnoir accomplit une double fonction de sélection etd’orientation.

- La sélectionCette fonction de sélection est surtout importante aux premiers étages :- elle se manifeste d’abord quand la police renonce purement et simplement à enregistrer uneaffaire (et sur laquelle on n’aura alors aucune donnée statistique). La police ou la gendarmeriepeuvent agir ainsi soit parce que l'infraction ne leur apparaît pas assez grave, soit par intérêt :fermer les yeux sur les agissements d'un contrevenant rend ce dernier débiteur : il devient enquelque sorte l'obligé de la police ou de la gendarmerie qui, le cas échéant, recoureront à luipour obtenir des renseignements sur une infraction beaucoup plus grave (exemple de"l'indicateur")- elle se poursuit ensuite devant le ministère public quand ce dernier ne poursuit pas(classement sans suite)- Elle est beaucoup moins importante après : non-lieu de la juridiction d’instruction ou relaxeou acquittement des juridictions de jugement.

- L’orientationCette fonction consiste à ventiler les affaires que l’on retient selon les différents cheminementspossibles pour atteindre l’étape suivante.- Ainsi, pour la police, il s’agit de choisir entre la transmission de l’affaire au judiciaire aux finsde poursuite, ou le traitement officieux (une simple admonestation policière). Or, ce pouvoird’opportunité de la police n’est pas enregistré dans les statistiques puisqu’il ne connaît aucune

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consécration légale. Les statistiques policières ne mentionnent ainsi que les espèces pourlesquelles un PV a été dressé et transmis au parquet et non celles inscrites seulement sur unregistre interne (le registre des mains-courantes)- la fonction de ventilation existe encore pour le parquet quand il peut opter entre l’instructionpréparatoire (voie longue) et la citation directe en jugement (voie courte), ou encore quand ilchoisit une procédure alternative au jugement (médiation, par exemple).

Et, quand il remplit cette fonction d’orientation, chaque étage n’est pas tout à fait libre de seschoix. En effet, la décision prise par l’étage précédent limite la marge de manoeuvre de l’étagesuivant. On a pu montrer, par exemple, que la décision de mettre ou non en détentionprovisoire dépend en partie du fait que la police a ou non arrêté le suspect. De même, le faitqu’une personne comparaisse en jugement libre ou non, qu’elle ait été ou pas placée endétention provisoire pré-détermine en partie la décision de la juridiction de jugement.

Sur quels facteurs explicatifs repose cette sélection et cette ventilation des affaires ?Essentiellement 2 :

1* On peut d’abord citer des effets d’interaction entre les étages.Quand un étage prend une décision de sélection et de ventilation, il anticipe sur ce qu’il penseêtre laréaction probable de l’étage supérieur : par exemple, la police va tenir compte de cequ’elle pense être la politique pénale du procureur : systématiquement, elle renverra certaiesaffaires et elle en éliminera d’autres ou les traitera officieusement. De même, le procureurévitera de renvoyer en jugement une affaire où la culpabilité apparaît douteuse.Mais ces effets d’interaction jouent encore par rapport à la personne mise en cause (classesociale, nationalité, appréciation de la gravité de l’infraction, risque de récidive...), par rapportà la victime (elle peut contraindre, par son attitude, la police à transmettre l’affaire au ministèrepublic).

2* On peut ensuite citer des facteurs relatifs au fonctionnement même du système pénal.Divers travaux ont montré une tendance de ce système à “ l’économisme ” : tout se passecomme si une préférence était accordée aux circuits les plus simples et les moins coûteux. Lesystème a tendance à s’auto-réguler et élimine le plus tôt possible les cas qui apparaissentdouteux. Et certains travaux ont montré que l’anticipation que font les acteurs judiciaires de lacapacité d’absorption du système pénal vient faire varier leur appréciation de la gravité del’infraction en élevant ou en abaissant le seuil de “ tolérance ”. Cette appréciation de la gravitéde l’infraction est propre à chaque acteur judiciaire et dépend de son idéologie professionnelle.

Ainsi, par ces fonctions de sélection et d’orientation des affaires, la justice pénale élabore unordre au sein de la réalité sociale. Et, à travers son activité, ses taux de poursuite, decondamnations ainsi que leurs modalités, elle proclame cet ordre, elle l’affiche, nous le fait lire,nous l’inculque. Ce faisant, elle tient aussi un certain discours sur le délinquant et son crimequ’elle doit ensuite gérér puisqu’elle en est comptable. Il faut qu'elle le rende crédible, que l'ony croit !Pour accomplir cette tâche, il est alors nécessaire que le fait social qui va donner naissance àune “ affaire ” soit progressivement travaillé à tous les étages du processus pénal. Chaqueétage va donc sélectionner seulement les éléments signifiants du fait et va plier ce fait à lalogique propre du droit. Et, tout ce qui ne sert pas directement à cette logique du droit ou toutce qui lui est indifférent (personnes, circonstances, éléments de fait...) va se trouver écarté auprofit des éléments juridiquement signifiants. Ceci explique que, par exemple, les victimes

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n'aient pas toujours le sentiment d'être entendues et comprises par la justice : les éléments qui,pour elles, sont essentiels, ne le sont pas forcément pour la logique du droit.Et l’on peut dire que c’est pour cela, par exemple, que les dossiers pénaux de jeunesdélinquants ne contiennent pas grand chose de pertinent sur leur vie en bandes d’adolescentsparce que cette dimension collective importe peu à la casuistique individualiste du droit pénal.

Résumons :ces deux mécanismes de reportabilité et de reconstruction d’objet montrent doncqu’il existe une distance réelle entre la criminalité et ses enregistrements statistiques. Il est doncscientifiquement incorrect d’user des statistiques pénales pour prétendre connaître lacriminalité. Plus précisément, deux choses sont illégitimes :- user de ces statistiques pour décrire le profil de la criminalité ( ce qui conduit à hypostasierl’importance du vol -trés reporté parce que bien visible et bien renvoyé- par rapport à celui, parexemple, de la fraude des sociétés)- s’en servir pour décrire le profil des criminels (ce qui amène à dire que les étrangers sont pluscriminels que les indigènes ou que les chômeurs sont plus criminels que les membres desprofessions libérales ; or, nous n’en savons rien).

Mais ce constat ne revient pas à dire pour autant que les statistiques pénales n’ont aucunintérêt et ne nous apprennent rien. Le tout, c’est de savoir ce que l’on compte et ce que leschiffres signifient réellement, bref de trouver une interprétation correcte de ces sériesstatistiques.En réalité, ces données chiffrées constituent un instrument important pour comprendre lalogique de contrôle social que met en oeuvre le système pénal. La justice pénale nous livre sesproduits, c’est-à-dire ses populations-cibles et ses modes d’opérer. En analysant ces produits,on peut alors mieux comprendre le fonctionnement de la justice pénale comme instrument decontrôle social.

C’est à partir de ces réflexions conceptuelles sur les statistiques pénales que s’est développé enFrance la sociologie pénale.

II. Les grandes orientations de la sociologie pénale

Dans l’introduction, nous avons déjà dit quelques mots de cette nouvelle conception de lacriminologie. Ce courant ne s’intéresse pas à la question “ pourquoi ” le crime, puisque cettequestion est vaine compte tenu du fait que, comme nous venons de le voir, les statistiques nepeuvent renseigner sur les "causes" de la délinquance. La sociologie pénale va donc s'intéresserà la question de “ qu’est-ce que ” le crime ? Et, pour trouver la définition même du crime, lasociologie pénale ne va pas s’adresser aux juristes ; c’est à travers l’observation pratique dusystème pénal, c’est-à-dire en examinant la façon dont il fonctionne depuis l’établissement de laloi pénale jusqu’à l’application des sanctions pénales, que l’on va chercher à définir le crime et,par conséquent le criminel.En même temps, en tenant compte des travaux des interactionnistes, la sociologie pénale vatenir compte du fait que la loi pénale et son application créent des normes particulières, desnormes juridiques pénales : ces normes pénales, qui guident les comportements sociaux aupoint de vue du droit pénal, peuvent être regroupées dans un ensemble que l’on appelle la“ normativité pénale ”.

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Cette normativité pénale ne fonctionne pas toute seule dans notre société. Comme on l’a déjàdit, au contraire, notre système social est traversé par une multitude de normes (religieuses,politiques, scolaires ou universitaires... etc), génératrices d’autant d’ensembles normatifs.Aussi, la sociologie pénale va encore tenter d’étudier les relations qu’entretient la normativitépénale avec d’autres systèmes normatifs, de façon à réintégrer le fonctionnement du systèmepénal dans l’ensemble du système social

La sociologie pénale va donc organiser ses recherches autour de deux grands axes : elle vad'abord décrire la normativité pénale, puis tenter de l'expliquer.

1 - 1er axe : elle va d'abord tenter de décrire la normativité pénale

C'est la norme pénale qui érige, qui constitue, un comportement en crime. C'est donc elle quedoit scruter, en premier lieu, la criminologie.Mais cette norme, la loi pénale, présente la caractéristique d'une césure entre son institution etson application concrète. La constitution de l'objet criminologique, le crime, doit donc s'étudierà deux niveaux : celui de l’institution de la norme (criminalisation primaire) et celui del’application de la norme (criminalisation secondaire)

* La criminalisation primaireCe premier volet de recherche présente deux aspects d'étude : l'incrimination et sa réceptiondans la société.Le problème de l'incrimination, c'est-à-dire de la création de l'infraction, du crime, par la loipénale doit être étudié de façon à échapper au caractère normatif de la science juridique. C'estalors souvent la combinaison d'une approche politologique et d'une approche historique quipermettra de progresser dans l'étude de l'incrimination. Les études de sociologie pénale vontdonc essayer de comprendre pourquoi et comment certains comportements sont érigés, à unmoment donné, en délits ou en crimes, alors qu'ils n'étaient pas considérés comme telsjusqu'alors.Le problème de la réception de la norme pénale dans la société va , de son côté, être étudié enmettant en oeuvre une sociologie des représentations : au moyen de différentes techniques, onva tenter de cerner ce que représente la loi pénale pour les individus composant notre société.

* La criminalisation secondaireLa normativité pénale va être ici étudiée à travers les appareils chargés de mettre en oeuvre laloi pénale : en d'autres termes, elle va être étudiée à travers le processus pénal. Mais en mêmetemps, on peut remarquer que la normativité pénale ne fonctionne pas toute seule dans lasociété. Toute une série de normativités traversent notre société, s'emboitent les unes dans lesautres. La conséquence de cet état de fait tient alors dans l'entrelacement de divers réseauxspécialisés de contrôle social, parmi lequel figure le processus pénal. Et ces réseauxentretiennent entre eux des relations complexes. Aussi, l'étude de la criminalisation secondairedoit passer par deux étapes :

** 1ère étape : le processus pénalL'étude de l'institution pénale constitue un secteur quantitativement le plus important de laproduction de ce courant criminologique. La recherche peut se faire dans plusieurs directions:la première est constituée par la mise en perspective historique qui permet de rendre comptede la mise en place progressive de cet ensemble institutionnel (voir, par exemple, les travaux deM. FOUCAULT sur la naissance de la prison). D'autres recherches observent les "populations-

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cibles" ou encore les modes d'opérer de la justice pénale : dans ce dernier cas, on va observercomment les interventions successives des acteurs du système (police, parquet, juridictiond'instruction puis de jugement) vont plier la matière première à la logique propre àl'intervention pénale. Ces études permettent de préciser l'impact concret de l'interventionpénale dans la société et elles autorisent alors une approche différentielle qui en dégage laspécificité par rapport à d'autres interventions de contrôle social.Le “ délinquant ” est donc un produit fini du système pénal et cette constatation invalide,finalement, la démarche de la criminologie étiologique.

** 2ème étape : les interfaces du pénalC'est qu'en effet, la justice pénale n'est pas le seul mécanisme de contrôle de la société ; il enexiste d'autres, tels par exemple, l'autorité administrative ,l'autorité médicale, scolaire...etcOn va alors chercher à examiner les relations qu'entretiennent ces différentes autorités avec lajustice pénale.Deux exemples peuvent faire comprendre la démarche :- l'exemple de la suspension du permis de conduire : l'autorité administrative, par le truchementdu préfet, de même que l'autorité judiciaire -le juge- peuvent toutes les deux prendre unemesure de suspension du permis de conduire à l'encontre de l'automobiliste qui a commiscertaines infractions au code de la route. La recherche consistera à déterminer comments'articulent les suspensions administrative et judiciaire du permis de conduire, et comment senouent les relations entre les deux autorités -préfet et juge-..- 2ème exemple: les vols dans les grands magasins : les grandes surfaces disposent trèsfréquemment d'agents de sécurité chargés d'appréhender les voleurs. Les principes deprocédure pénale voudraient alors que, en cas de vol, les grandes surfaces saisissent lesservices de police qui dresseraient un procès-verbal, lequel serait ensuite transmis au parquet.En réalité, les choses ne se passent pas de cette façon : les grandes surfaces se donnent ungrand pouvoir d'appréciation de l'opportunité d'une poursuite pénale et ont imaginé différentssystèmes destinés, en fin de compte, à régler l'affaire sans que la justice pénale soit saisie. (parexemple, le système de la "lettre-plainte" à Auchan : le dépôt de plainte simplifié (DPS)). Ellesinscrivent donc leur décision, non pas dans la logique pénale, mais dans leur propre logiqued'action, c'est-à-dire, ici, une logique commerciale.

2 - 2ème axe : après l'avoir décrit , la sociologie pénale va chercher à replacer la normativitépénale dans un contexte explicatif.

Pour essayer d'expliquer les phénomènes constatés dans la description de la normativité pénale,la sociologie pénale va se référer à des variables relatives à la structure sociale et aussi àl'histoire de notre formation sociale. Il s'agit alors de voir que la normativité pénale reproduit,quoique de façon spécifique, les conflits qui, à un moment donné, structurent une formationsociale ; non seulement les conflits entre dominants et dominés mais aussi ceux qui sedéveloppent à l'intérieur de chacun de ces groupes sociaux.

En effet, au début des années 1980, il est apparu que l’on ne pouvait plus rester enfermé danscette étude des processus institutionnels, même aéré par l’examen parallèle des représentationssociales du crime. En effet, l’étude de ces processus institutionnels a montré que chaque étapedu processus pénal était largement hétéro-déterminé par des choix antérieurs, en sorte quel’agence étudiée (le parquet, par exemple) semblait surtout capable de réguler le flux dontl’alimentation lui échappait largement : étudier, par exemple, l'activité d'une Cour d'assises n'apas grand sens si l'on ne tient pas compte de ce qui s'est passé avant, c'est-à-dire chez le juge

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d'instruction. Et étudier ce qui s'est passé chez le juge d'instruction conduit forcément àobserver l'activité du Parquet qui renvoie elle-même à l'activité de la police. Il faut doncremonter toujours plus haut pour étudier les mécanismes de renvoi au long des processuspénaux mais aussi toujours plus en amont, de la part d’institutions non pénales et finalement lesrenvois non-institutionnels : chaque fois, on observe une exclusion d’un réseau de relationssociales jugées incapables désormais de gérer une situation et une réinclusion dans un autreréseau.

Ainsi l’étude des processus pénaux en eux-mêmes, comme je l’ai déjà dit, n’est plus qu’unaspect de l’intérêt sociologique sur le crime. Puisque la compréhension du processus pénaldemande de scruter les renvois qui s’opèrent en amont, on a donc étudié ceux qui gèrent letransit entre les différentes étapes du processus -par exemple, la police ou le parquet- maisaussi ceux qui gèrent l’entrée même dans le processus : les “ renvoyants ”. On a ainsidifférencié deux types de renvoyants selon qu’ils étaient institutionnalisés ou non commecertaines administrations (le fisc, les douanes, par exemple). On a ainsi découvert que le renvoipar les administrations du délinquant potentiel n’est que très rare dans la mesure où cesadministrations préfèrent souvent transiger tout en s’appuyant sur la menace pénale pourgagner la docilité de leurs assujettis (voir les travaux de Lascoumes). Et au-delà même desadministrations, on découvre des comportements très comparables de la part des organismesde sécurité privée.Mais à côté de ces renvoyants institutionnalisés, les enquêtes de victimation ont permisd’étudier les renvoyants qui ne sont ps institutionnalisés : il s’agit d’observer les réactions, lesattentes et les comportements de celui qui s’estime victime d’une infraction. Là, le tableauchange : le renvoi n’est plus une stratégie rare, il devient au contraire systématique dans lescas, nombreux, où les victimes n’ont pas d’autres solutions et y sont presque contraintes (neserait-ce qu’à cause de l’assurance). Mais on découvre alors aussi que ce renvoi est bien moinsefficace que celui des renvoyants institutionnels ou professionnalisés.Ainsi, à travers cette analyse des différents types de renvoyants, on a pu mettre en évidence desdifférentes capacités à instrumentaliser le crime. Ce constat devient une préoccupation centraledes sociologues. Mais on mesure aussi des retombées d’une insuffisante capacité : le sentimentd’insécurité apparaît alors comme la conséquence de l’incapacité de certains à instrumentaliserà leur profit la criminalisation et les appareils qui en sont chargés. La mise en place dedispositifs de prévention, d’aide aux victimes ou de médiation sont autant de tentatives pouressayer de leur fournir des contreparties.

Finalement, la sociologie pénale se recentre aujourd’hui sur une analyse de la criminalisationcomme une ressource dont différents acteurs sociaux peuvent jouer plus ou moins habilement.Ce choix présente l’intérêt de permettre une réintégration de toutes les catégories d’acteurs,non seulement les professionnels (police, magistrats, avocats, personnel pénitentiaire) de lajustice pénale, mais aussi et peut-être surtout les non professionnels (administrations,entreprises privées de sécurité, police municipale, victimes...etc).Cependant, parler de ressource pénale et d’acteurs plus ou moins habiles à en jouer ne suffitpas à caractériser entièrement l’horizon actuel de la sociologie pénale. Il faut ajouter que cetteressource est normative : sa mise en jeu se déploie sur une scène dont les frontières, les règleset les rôles ne peuvent être caractérisés que par l’étude des spécificités de la norme pénale.C’est pourquoi, la sociologie pénale entreprend aussi un autre volet de recherche dédié àl’examen des conditions de création ou de modification des normes pénales : on étudie alors lesprocessus d’incrimination, leurs acteurs, leurs ressources, leurs enjeux et leurs stratégies.

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L’idée consiste à caractériser la spécificité propre à cette norme institutionnalisée étatiquequ’est la loi pénale au sein de toute la gamme des normativités sociales

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TITRE 2 : L’INVESTIGATION SOCIOLOGIQUE EN CRIMINOLOGIE

Nous allons maintenant étudier les techniques de recherche. Les techniques sont des moyensd’aborder des problèmes quand ceux-ci sont précisés. Le plus difficile dans une bonnerecherche, en effet, est de se poser les bonnes questions.Il n’y a pas de bonnes techniques de recherche sans une bonne méthode : la technique sans laméthode ne suffit pas. Mais on peut ajouter que la méthode elle-même ne suffit pas : ce n’est,en effet, qu’un moyen utilisable en fonction d’un but, c’est-à-dire pour la question que l’ons’est posée. Le tout, on le voit, est de se poser la bonne question ! Cela suppose, bien entendu,que l’on connaisse le domaine que l’on se propose d’étudier. Par exemple, si vous voulezentreprendre une recherche sur le terrain des pouvoirs du parquet en matière d’infractions à lalégislation sur les stupéfiants, il faudra qu’auparavant, vous connaissiez le rôle du parquet enmatière de poursuite pénale, mais aussi les différents modes de poursuites, les alternatives à lapoursuite, et encore la répression des infractions en matière de stupéfiants. On ne peut, eneffet, se poser la bonne question que si l’on connaît bien le domaine dans lequel on se proposed’investiguer.Cela étant, une bonne recherche passe par le respect d’un certain nombre d’exigences. Cesexigences constituent la méthode de recherche (introduction).La méthode va à son tour conditionner le choix des techniques à mettre en oeuvre : techniquesquantitatives (chap.1) ou qualitatives (chap.2).

Introduction : Les exigences de la recherche

Toute recherche implique :- des faits à observer- des hypothèses- une expérimentation.Ces différentes étapes de la recherche (sect.1) doivent obéir à certaines règles ou satisfaire àcertaines conditions. Ces étapes sont construites en fonction du but scientifique que l’on s’estdonné, c’est-à-dire du niveau d’explication qu’elles permettent d’atteindre (sect.2).

Section 1 : Les étapes de la recherche

Une recherche passe donc par différentes étapes : observation, hypothèses, expérimentation.Cette coupure entre les différents stades n’implique pas un ordre chronologique immuable : onpeut, par exemple, partir de l’expérimentation pour déduire une hypothèse. c’est donc parsouci pédagogique que nous allons étudier chacune de ces étapes, en sachant qu’en pratique,elles peuvent être étroitement imbriquées les unes aux autres.

1. Les exigences générales à toute recherche

A Les conditions de l’observation

La première étape d’une bonne recherche passe par un impératif essentiel : il faut sedébarrasser des prénotions , c’est-à-dire chasser de son esprit toutes les idées préconçues quel’on peut avoir concernant l’objet de la recherche.

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Cette idée est banale en sciences naturelles ; elle est beaucoup plus difficile à mettre en oeuvredans les sciences sociales parce que très fréquemment il s’agit d’une lutte à l’intérieur de soi-même : il faut remettre en cause des évidences souvent inconscientes et que le langage lui-même véhicule sans que nous nous en apercevions. En matière juridique, cette exigenced’évacuer les prénotions est particulièrement prégnante parce que le langage juridique est unlangage normatif : par exemple, le classement des infractions (crime, délit, contravention)s’impose au juriste avec une apparence de naturalité évidente, alors que cette distinction n’estpas “ naturelle ” mais construite. Or ces notions, ces classifications limitent la pensée,l’empêchent de chercher les rapports ou les liens qui unissent dans la réalité ce que cedécoupage juridique et arbitraire sépare. Il faut donc se rendre compte, être conscient, quenotre culture nous fait utiliser comme “ allant de soi ” des catégories qui n’expliquent pas toutet qui peuvent se révéler inadéquate lorsque l’on étudie leur réalité sociale.Il faut donc passer au crible de la critique toutes les informations reçues (c’est le douteméthodique de Descartes) et c’est bien difficile parce que le laboratoire du chercheur ensciences sociales, c’est la société dans laquelle il vit. Et, comme l’écrit P. BOURDIEU : “ lafamiliarité avec l’univers social constitue pour le sociologue l’obstacle épistémologique parexcellence parce qu’elle produit de façon permanente des conceptions ou des systématisationsfictives (i.e socialement construites), en même temps que les conditions de leur crédibilité. Lesociologue n’en a jamais fini avec la sociologie spontanée ” (“ Le métier de sociologue ”avecJ.C. Chamboredon et J.C. Passeron, Mouton Bordas, 1968). Il faudrait donc, comme lesouhaitait DURKHEIM, que le sociologue entre dans le monde social comme dns un mondeinconnu.Cette lutte contre les prénotions n’est pas, à proprement parler, une “ étape ” de la recherche,dans la mesure où c’est une lutte continuelle, permanente à tous les stades de la recherche : àchque instant de l’observation, de l’hypothèse ou de l’expérimentation, il faut se méfier desprésupposés, des idées préconçues. Cependant, c’est tout de même au début, quand se bâtit larecherche que la nécessité de cette vigilance accrûe est la plus importante.Lorsque l’on a ainsi balayé tous les recoins de son esprit, il devient alors possible de donnerune définition provisoire de l’objet de la recherche.Ce concept de “ définition provisoire ” de l’objet de la recherche a une importance essentielleen sociologie.Durkheim disait que le savant doit d’abord définir les choses dont il traite afin que l’on sachebien de quoi il est question... Une théorie ne peut être contrôlée, validée, que si l’on peutreconnaître les faits dont elle doit rendre compte. Il est évident qu’une définition parfaite, unvéritable concept, ne peut être établi qu’en fin de recherche, quand les caractéristiques duphénomène étudié sont connues. Mais au moins faut-il au début donner une définitionprovisoire de l’objet qui permette, dans les grandes lignes, de limiter le champ de la rechercheet de désigner les phénomènes. Par exemple, si l’on veut étudier le problème de l’adoptiond’un enfant, il faut commencer par définir ce que l’on entend sous ce terme pourtant si évidentd’enfant (un embryon est-il un enfant ?)Comment établir cette définition provisoire ?Certes les définitions existent, les dictionnaires en sont remplis. Sans doute, mais justement, lesdéfinitions du sens commun ne correspondent pas forcément aux phénomènes envisagés sousl’angle de la sociologie. Le savant doit donc, non pas créer un nouveau mot pour désigner cequ’il observe, mais mettre à la place de la conception usuelle, qui est confuse, une conceptionplus claire, plus précise et plus distincte.

B. La construction de l’objet

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Pendant que se précise la définition provisoire, avant d’arriver à établir un concept rigoureux,se prépare la construction de l’objet.Là encore, il s’agit d’un aspect essentiel et difficile de la recherche parce que c’est lefondement sur lequel tout repose. Cette étape importante commence dès l’idée de la recherche,elle se poursuit pendant la recherche de la définition provisoire pour aboutir à la constructionde concept et guider avec lui toute la recherche.Mais quand je dis cela, je décris une démarche générale, abstraite. C’est un peu comme lorsquel’on parle, dans cette faculté, de la méthode du commentaire d’arrêt ! C’est un impératif sansmode d’emploi. En fait, comme pour le commentaaire d’arrêt, la construction de l’objet de larecherche échappe à toute recette. Chaque thème de recherche comporte un objet différent etchaque construction doit donc s’adapter à l’objet à construire. C’est sans doute le moment oùs’apprécie le degré de formation du sociologue et où se révèlent les qualités du chercheur.S’il n’y a pas de recette miracle, on peut néanmoins formuler quelques observations.

* Réalité sociale et réalité sociologiqueCertains objets paraissent construits, prêts à être analysés. C’est le cas de certaines étudesdescriptives. Par exemple, en droit, souvent, l’objet, l’institution, forme un tout. Le progrès aconsisté d’abord à passer de l’étude des textes, c’est-à-dire de l’objet abstrait formel, àl’analyse de la réalité, à l’analyse de ce qui se passe.De la même façon, en sociologie, il est fréquent de voir pris comme objet d’étude simplementce qui est donné dans la réalité : par exemple, on va faire la monographie d’une institution oud’un village. Comme le remarque Bourdieu “ nombre de sociologues agissent comme s’ilsuffisait de se donner un objet doté de réalité sociale pour détenir du même coup un objet dotéde réalité sociologique ”.Pour comprendre cette distinction, on peut prendre l’exemple de GOFFMAN quand il a étudiél’institution asilaire. En étudiant cette institution, Goffman possédait un objet doté de réalitésociale. Il pouvait le décrire et l’analyser. Or, il a découvert qu’à côté du règlement officiel del’asile et de son but thérapeutique (soigner les malades) s’était établie une organisation interneparallèle. Pour assurer le fonctionnement de l’institution, s’était crée (chez les malades et lesgardiens) un ensemble de coutumes, de règles, de hiérarchies, plus réelles et efficaces que lerèglement affiché et qui, en fait, en modifiait le but. Goffman a ainsi construit un objetsociologique : le système de relations à l’intérieur de l’asile. Et, plus tard, il a pu généraliser cesystème à l’ensemble des institutions de ce type (caserne, internat) dans lesquelles interviennentles mêmes facteurs dans des situations comparables.De la même façon, Bourdieu étudiant l’organisation de l’enseignement public français, auraitpu la qualifier de démocratique et donc ouverte à tous, et décrire les différentes étapes del’enseignement et leurs diverses orientations. Or, dans “ Les héritiers ”, Bourdieu démonte cesapparences et montre au contraire, par une analyse quantitative du recrutement (corrélationentre les origines sociales et les différents types d’enseignement) et qualitative des critères desélection, comment le système fonctionne en fait, en faveur d’une classe sociale déterminée.

* Objet réel, objet construitCes exemples, éloignés l’un de l’autre, présentent un caractère commun : ils recherchent unepartie de ce qui anime la réalité sociale et l’explique. “ Il n’y a de science que du caché ” disaitBachelard. On peut dire que la réalité sociologique correspond à une part d’activité sciale,assure la poursuite des objectifs de la société souvent différents de ses buts apparents ouexplique un certain nombre de faits sociaux.

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Finalement, construire l’objet, c’est découvrir derrière le langage commun et les apparences, àl’intérieur de la société globale, des faits sociaux liés par un système de relations propres audomaine étudié. C’est ainsi deviner sous les apparences les vrais problèmes et poser les bonnesquestions

2. Les exigences particulières à chaque étape de la rechercheCertaines exigences particulières s’attachent à l’observation, à l’hypothèse et àl’expérimentation.

A. L’observation

La particularité de l’observation en sociologie, est que l’objet à observer est humain aucontraire de sciences de la nature qui observent des faits grâce à des instruments de mesure.Durkheim, comme on l’a déjà dit, a prescrit de traiter les faits humains, sociaux comme des“ choses ” et l’on a admis après lui qu’il existait des faits humains comme des faits physiques,que l’on pouvait également observer d’une manière scientifique, c’est-à-dire objective.On doit cependant reconnaître que les faits humains présentent certaines particularités :- ainsi, le fait social est à la fois unique et historique : la sociologie étudie des faits qui ne sereproduisent jamais exactement de la même façon (au contraire des sciences de la nature dontles phénomènes observés peuvent se reproduire de façon identique); d’où la difficulté degénéraliser et la nécessité de tenir compte, à la fois de facteurs historiques, généraux, maisaussi de contextes particuliers.- les faits sociaux se traduisent le plus souvent en actes sociaux ou pratiques sociales, ouconduites, en même temps qu’ils expriment des émotions, des sentiments et des représentationscollectives. Or ces actes ou ces conduites peuvent avoir des significations différentes. Ilsn’expriment pas tout et l’observation, la description, ne suffisent pas toujours pour rendrecompte de l’explication du phénomène observé. Deux exemples : une mère qui gifle son enfantpeut l’aimer trop ou pas assez ⇒ on ne peut rien déduire de cette gifle. En observant deuxindividus courir l’un derrière l’autre, on peut aussi bien penser que le premier entraîne lesecond, ou que le deuxième poursuit le premier.- autre particularité importante : l’observateur est un être humain. C’est là une difficultémajeure de l’observation en sociologie. Il n’existe pas d’instrument de mesure tels qu’unthermomètre ou un manomètre comme dans les sciences de la nature. Le plus souvent, c’estl’observateur, le chercheur qui est lui-même l’instrument, d’où la possibilité d’interférences desa propre personnalité sur les résultats de l’observation comme de l’interprétation.

Cela étant, l’observation peut être plus ou moins systématisée et plus ou moins quantifiée.* Plus ou moins systématiséeIl est rarement possible d’expérimenter en sociologie. C’et pourquoi l’étape de l’observationest si importante. On distingue trois types possibles d’observation :- le premier type concerne l’observation non systématique : elle accumule toutes lesinformations qui peuvent susciter une orientation, une idée dans la recherche- le second concerne l’oservation préparée : le chercheur recueille des données dans undomaine déterminé d’avance, ayant trait à des facteurs précis- le troisième concerne l’observation organisée : c’est le cas de l’emploi de tests, dequestionnaires...etc. Ces types d’observations remplacent souvent la phase de vérification del’hypothèse ou l’expérimentation.

* Plus ou moins quantifiée

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Une recherche qui veut obtenir un résultat quantifié doit préparer des instruments de mesure.Tout dépend alors de la forme sous laquelle vont se présenter les données recueillies.- Soit les données se présentent sous une forme directement quantifiée pour donner ensuite lieuà des commentaires qualitatifs (par exemple, des taux de suicide ou des taux de criminalité).Lorsque tel est le cas, on peut, à partir des chiffres, obtenir des ordres de grandeur, ou lescomparer, tracer des courbes, extrapoler ou prévoir. Les statistiques ou les sondagespermettent de telles opérations, à condition toutefois que l’on connaisse le mode de productionde ces statistiques -problème que nous allons retrouver un peu plus loin- ou que, pour lessondages, les questions posées aient une validité et une pertinence scientifique.- Soit les données se présentent sous forme qualitative et l’on veut les quantifierDans ce cas, on va utiliser des indicateurs. Un indicateur est une donnée observable permettantd’appréhender les dimensions, la présence ou l’absence de tel ou tel attribut dans la réalitéobservée. Dans une enquête qualitative, il faut que ces indicateurs soient suffisammentnombreux et riches de signification par rapport à l’objet de la recherche. Par exemple, si l’onfait un recherche sur le rôle de l’homme et de la femme dans la vie du ménage, on chercheraqui prend les décisions, quel type de décision, mais aussi qui fait le marché, qui débouche lelavabo...etc Dans une recherche sur l’écoute de la publicité à la télévision, un chercheuraméricain a eu ainsi l’idée ingénieuse de retenir la baisse de la pression de l’eau commeindicateur permettant de quantifier l’écoute, après avoir observé que les ménagèresretournaient à leur vaisselle quand le programme ne les intéressait plus.Les indicateurs permettent ainsi de traduire des caractéristiques qualitatives en chiffres maistrouvent aussi des limites. Certaines recherches ne se prêtent absolument pas à laquantification: par exemple, le contenu d’un entretien clinique sur la douleur éprouvée par unindividu qui vient de perdre un proche parent.

B. L’hypothèseL’hypothèse est une proposition de réponse à la question que se pose le chercheur. Elle tend àformuler une relation entre des faits significatifs. Même plus ou moins précise, elle aide àsélectionner les faits observés. Ceux-ci rassemblés, elle permet de les interpréter, de leurdonner une signification.L’hypothèse doit être vérifiable de façon empirique ou logique. Elle doit être formulée entermes tels que l’observation et l’analyse, la conception de la recherche puissent fournir uneréponse à la question posée. Ainsi, l’hypothèse suggère donc la procédure de recherche àmettre en oeuvre.L’origine de l’hypothèse peut se trouver dans des observations courantes portant sur des faitsde la vie quotidienne ; elle peut au contraire se présenter comme le résultat d’une constructionpurement théorique. Mais en tout état de cause, elle ne peut être utilisable que si elle remplitcertaines conditions :- elle doit être avant tout vérifiable et pour cela utiliser des concepts communicables, c’est-à-dire que les deux termes mis en relation par l’hypothèse doivent être définis de façon àpermettre des observations précises.- elle doit ensuite mettre en cause des faits réels et ne pas comporter de jugement de valeur.Par exemple, l’hypothèse selon laquelle ce sont les enfants des meilleurs mères qui travaillent lemieux ne signifie rien car le critère de la meilleure mère fait défaut. En revanche, on peut poserl’hypothèse que le niveau de revenus exercent une influence sur le travail des enfants et queceux dont les deux parents travaillent obtiennent de meilleurs résultats scolaires : cettehypothèse est vérifiable dans les faits.

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- l’hypothèse doit aussi être spécifique, c’est-à-dire ne pas se perdre dans des généralités. Ilfaut donc qu’elle aboutisse à mettre en cause des facteurs précis. Par exemple, l’hypothèseselon laquelle la participation politique croît avec le niveau d’information suppose que l’onretienne des indicateurs très précis révélateurs du niveau d’information (degré d’instruction,lecture de journaux, etc...) et de la participation (vote, affiliation à un parti...etc).- enfin, l’hypothèse doit pouvoir se rattacher à une théorie existante, c’est-à-dire être enconformité avec le contenu actuel de la science.

C. L’expérimentation ou la vérification de l’hypothèse

Le contrôle de l’effet produit dans une situation donnée par la modification d’une variable surune autre variable est fondamental dans les sciences physiques et naturelles. Mais ce typed’epérimentation est rare, pour ne pas dire impossible, dans les sciences humaines. Dans les casoù l’expérimentation est possible, la situation ainsi créee artificiellement risque de modifier lesréactions. Il reste que ce qui importe est la méthode expérimentale plus que l’expérimentationelle-même, dans la mesure où sa logique peut fort bien s’adapter aux sciences sociales.

Section 2 : Les niveaux de la recherche

Nous allons envisager maintenant la recherche non plus sous l’angle des étapes logiques de laméthode, mais par rapport à l’objet qu’elle poursuit, autrement dit du but scientifique ou duniveau d’explication qu’elle permet d’atteindre.La recherche que l’on entreprend vise souvent des objectifs qui se situent à des niveauxdifférents. Par exemple, un entretien en profondeur, comme son nom l’indique, diffère d’unquestionnaire d’opinion superficiel ; une enquête de diagnostic dans un atelier se situe à unniveau différent d’une monographie d’une petite ville...etc.On ne peut pas, a priori, faire une liste exhaustive de tous les niveaux de recherche possibles.Mais certains se retrouvent plus fréquemment que d’autres en sociologie et se différencied’après la profondeur de l’objectif poursuivi. Ce sont : la description, la classification etl’explication.

I. La description

Cette étape peut constituer l’objectif même de la recherche : par exemple, on peut faire lamonographie d’une prison, visant une description de tous ses aspects. Elle peut aussi êtreconsidérée comme un premier stade de l’enquête. Bref, la description représente la phase lamoins élaborée de la science, celle dans laquelle on ne sait pas toujous très précisément ce quel’on recherche, parce que les questions ne sont pas encore posées avec précision et quel’hypothèse n’a pas encore permis de sélectionner les éléments les plus intéressants. Ellecorrespond au stade de l’observation.

II. La classification

Il s’agit ici de classer les phénomènes observés en fonction de leurs caractéristiquesessentielles. Ce niveau suppose déjà un effort d’abstarction. Et, puisqu’il s’agit de classer, il est

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alors utile de préciser la différence entre les deux notions voisines que sont : le type et lacatégorie.Toute catégorie implique référence à un concept : par exemple, la catégorie “ frustrés ” ne seconçoit qu’en focntion du concept “ frustration ” qu’il faudra beine évidemment avoir définiauparavant. Dresser des catégories, c’est donc ordonner, classer, en fonction d’un ou deplusieurs concepts.Le type, au contraire, s’insère dans une catégorie qu’il illustre. Par exemple, dans la catégorie“ frustrés ”, on aura le type “ amoureux ”, ou le type “ économique ”...etcLa grande différence entre type et catégorie provient du fait que la catégorie implique un ordre,une classification basée sans doute sur des caractéristiques, mais impliquant davantage unemoyenne et, en tous cas, ne se référant pas à une notion de modèle. Par exemple, quand onétudie les institutions politiques, on peut considérer les catégories : régime parlementaire,présidentiel, avec ce qu’elles comportent de distinctif puis tracer ensuite le schéma du régimeprésidentiel type. Cet exemple montre que la catégorie distingue pour rassembler àl’horizontale alors que le type sélectionne pour particulariser à la verticale.

La classification, pour être utile, doit au départ retenir les éléments significatifs, distinctifs,pour pouvoir orienter l’hypothèse dans une bonne direction. Toute la question est donc cellede savoir comment apprendre à classer ou s’il existe des règles à observer pour construire unetypologie.Quand les données en cause sont d’ordre quantitatif, il n’y a guère de problème : on appliqueles règles de la statistique. En revanche, quand les données en cause sont d’ordre qualitatif, iln’existe pas de méthode ou de technique à proprement parler : le chercheur doit faire preuvede discernement et d’intuition.

III. L’explication

Expliquer, c’est répondre à la question pourquoi. Ceci nous ramène aux notions de causalité,de loi ou de théorie.Il existe plusieurs types de causalité qui ne s’identifient d’ailleurs pas forcément à la notiond’explication. Dans les sciences physiques, la notion de causalité met en jeu des conceptionsassez simples, se ramenant à celle de loi, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Dansles sciences sociales, il s’agit moins de trouver un fait générateur que des facteursinterdépendants. En effet, la réalité sociale qui s’offre à l’analyse est un enchevêtrement desrapports, de causes et d’effets, chaque cause peut renvoyer à une autre cause et un effet peutréagir sur la cause et inversement. Le rapport de cause à effet saisit donc plus une connexion,une relation, une interaction entre les phénomènes étudiés.

IV Les étapes méthodologiques communes à tous les types d’enquête

Nous allons étudier plus en détail, dans les deux chapitres qui suivent les techniques derecherche quantitative et les techniques de recherche qualitative. Elles mettent en oeuvre desprocédures différentes, bien sûr, mais il n’en reste pas moins qu’elles connaissent desproblèmes communs, surtout pendant les phases préliminaires et terminales. Aussi, pour éviterdes redites, on va aborder, pour terminer cette introduction, ces problèmes qui leur sontcommuns.

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A. Les étapes préliminaires

Une enquête, qu’elle soit quantitative ou qualitative peut faire partie d’un plan de recherchesd’ensemble (par exemple, la défense du mineur délinquant) ou peut naître d’un problèmeimmédiat auquel il faut trouver une solution (par exemple, le logement des personnes trèsdémunies), ou en prévision de problèmes qui vont bientôt se poser (par exemple les accidentsde circulation causés par un conducteur sous l’empire de la consommation de stupéfiant).Quelque soient les raisons ayant suscité l’enquête, la première démarche vraiment scientifiqueconsiste à en préciser l’objectif : il s’agit là d’une étape essentielle de l’enquête, celle dont vontdépendre toutes les démarches ultérieures. En effet, le choix du but à atteindre détermine à lafois la population à étudier (échantillon représentatif d’un grand ensemble ou au contrairetotalité d’un groupe restreint), et les moyens de recherche, c’est-à-dire les techniques à mettreen oeuvre (sondage, entretiens, questionnaire, statistiques...).Ces deux décisions sont liées et dépendantes de l’objectif poursuivi : d’une part, en effet, on nepeut pas appliquer toutes les techniques à toutes les types de population et d’autre part, on nepeut recueillir toutes les données à tous les niveaux, par n’importe quelle technique.

L’idée de l’enquête suppose qu’il existe un ou des problèmes et l’objectif de l’enquête exigequ’ils soient formulés. On doit donc se demander, pour être bien précis : “ quelle informationdois-je obtenir ? quelle est la question que je me pose, à laquelle je cherche une réponse ? ”.On ne reviendra pas ici sur la nécessité de construire l’objet de l’enquête. Mais cet objetconstruit garde encore tout son mystère. Ce sont des hypothèses, des questions, des facteurs,dnt nous ignorons le poids et la valeur. C’est ici qu’interviennent les techniques qui vontpermettre d’appréhender concrètement l’objet, de le mesurer.

Supposons par exempel, que nous voulions étudier le problème des conditions de vie des gensâgés.Nous avons là une idée de recherche, d’enquête, mais il est bien évident que pour l rendreopérationnelle il faut d’abord définir le sujet de l’étude et son but.Ainsi, il faut d’abord définir ce que l’on entend par “ gens âgés ”. Va-t-on retenir l’âge de laretraite, ou un âge plus avancé ?De même, quel espace géographique assigne-t-on à la recherche ? La ville ou la campagne ?Les deux ? Une petite ville ou une grande ville ?De même, qu’entendons nous par “ conditions de vie ”? S’agit-il des revenus ? ou des types dedépenses ? ou du logement ? Doit-on prendre en compte les types de consommation(nourriture), le genre de vie (loisirs), les relations sociales (famille, voisinage...) ?En fait, les choix dépendent de ce que l’on cherche à savoir. Bien évidemment, ils ne seront pasidentiques selon que l’on vise à utiliser une main d’oeuvre âgée ou à entreprendre une actiond’aide sociale ou médicale à la vieillesse.Ainsi, préciser l’objectif de la recherche, c’est déterminer ce que l’on veut décrire ou mesurer,définir ce que l’on retient, mais aussi écarter un certain nombre de problèmes, c’est-à-direassigner des limites à l’enquête, cela en considération d’abord de données scientifiques maisaussi des moyens dont le chercheur dispose.Mais préciser l’objectif de la recherche, consiste aussi à formuler des hypothèses vérifiables età obtenir des résultats généralisables, c’est-à-dire ayant la portée la plus vaste posssible. Lapossibilité de vérifier les hypothèses émises à partir des faits observés est caractéristique detoute démarche scientifique et, en cela, elle se distingue du journalisme. En même temps, il estaussi indispensable que le chercheur tienne compte du caractère particulier de la situation, pourne pas aboutir à des généralisations hâtives, mais il est aussi essentiel qu’il étudie, en même

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temps, les facteurs d’ordre général liés à cette situation particulière, pour en tirer desconclusions plus étendues. Il y a donc dans tout dela un point d’équilibre difficile à trouver :étude du cas particulier mais replacé dans un contexte général.

Pour que l’hypothèse soit vérifiable, il faut que les variables étudiées soient clairement etprécisément définies, qu’elles existent en nombre suffisant et que les plus importantes aient étéeffectivement retenues. Ceci doit être prévu au début de la recherche, parce qu’après il est troptard pour récupérer des données non prélevées.La variable n’est pas seulement un facteur qui varie durant l’enquête, c’est aussi un facteur quise modifie en relation avec d’autres et ce sont ces fluctuations qui constituent l’objet de larecherche.La variable dépendante est celle dont le chercheur essaie d’expliquer les variations, parexemple, les échecs aux examens.La variable indépendante est celle dont on essaie de mesurer et de comprendre l’influence surla variable dépendante, par exemple, le type d’épreuves, la matière, l’âge des candidat, leurCSP...Définir le but de la recherche, déterminer les données à récolter, poser des hypothèses, toutcela n’est pas facile et nécessite une certaine expérience, de l’intuition et des connaissances dela part du chercheur. Qund la recherche projetée porte sur un domaine déjà observé, il est plusfacile d’émettre des hypothèses : il s’agit alors surtout de vérification. En revanche, quandl’étude porte sur un secteur entièrement nouveau, il est probable qu’elle sera avant toutdescriptive, elle accumulera des données à partir desquelles on pourra seulement en find’enquête suggérer des hypothèses et des nouvelles lignes de recherche.

Dans certains cas, il peut être utile de commencer par faire une préenquête. Celle-ci consiste àessayer, sur un échantillon réduit, les outils (questionnaire, par exemple) prévus dans l’enquête.Ainsi, si l’on a des doutes sur telle ou telle variable, ou sur l’opportunité de telle ou telletechnique, on peut explorer de façon limitée le problème à étudier de façon à corrigerd’éventuelles erreurs. De la même façon, il peut être profitable de consulter ce que d’autreschercheurs ont déjà trouvé dans le domaine que l’on se propose d’étudier, bref de consulter lessources utiles et de prendre connaissance de la bibliographie soit sur le même problème traitéen d’autres lieux, soit sur des problèmes différents mais étudiés au même endroit et pouvantmettre en cause des données semblables.

B. Les étapes terminales de la recherche

Le stade essentiel et le plus délicat de la fin de la recherche est celui de l’analyse et del’interprétation des résultats. C’est celui qui exige le plus de compétence, le plus de rigueur etle plus de connaissances.Là encore, il n’y a pas de recette miracle. Nous allons juste décrire les différentes situations quipeuvent se présenter en matière d’analyse et d’interprétation des résultats.Il faut distinguer alors les enquêtes selon la nature des données receuillies et des résultatsqualitatifs ou quantitatifs que l’on veut analyser.

1. L’enquête de type qualitatifLes données qualitatives peuvent soulever de nouveaux problèmes, révéler de nouveauxphénomènes intéressants. Il faut alors réfléchir sur leur signification et, bien souvent, conduireune nouvelle recherche pour approfondir la question.

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Les données qualitatives peuvent aussi suggérer des corrélations ou des processus. A défaut decorrélations statistiques, des concordances peuvent apparaître entre certaines variables ousuggérer des rapports de cause à effet. Il faudra alors souvent, à partir de ces résultats,entreprendre une enquête quantitative qui viendra confirmer ou infirmer ce que l’enquêtequalitative laissait présumer.Tout ceci montre qu’il existe un lien étroit entre quantitatif et qualitatif et que, finalement, cesdeux types de données sont souvent complémentaires l’un de l’autre. Même dans une enquêtequantitative, il est souvent utile d’indiquer les éléments qualitatifs, non seulement pour illustrerle compte-rendu de la recherche, mais aussi pour mieux faire comprendre les démarches duchercheur. Parfois aussi le contenu quantitatif contient des éléments qui ne peuvent pas seprêter à la quantification, par exemple, les faits isolés, les exceptions : par souci de vérité, ilfaut faire place à ces éléments qualitatifs. En effet, la quantification n’a qu’une valeur limitée àses propres résultats et aux conditions dans lesquelles ils ont été établis. Ne faisant pas état dece qu’elle laisse au-dehors, elle court alors le risque d’apparaître trop absolue. Les faits isolés,les exceptions,restituent alors la complexité de la réalité sociale.

2. L’enquête de type quantitatifL’analyse des données quantitatives peut se présenter de façon différente suivant le typed’enquête.Dans le cas le plus simple, il s’agit d’une présentation quantifiée des résultats, c’est-à dired’une simple description statistique des résultats : par exemple, dans tel tribunal correctionnel,nombre de condamnations, pour telles ou telles infractions commises, nature de ces infractions(contre les biens, contre les personnes...), nature de la peine prononcée.Mais on peut ensuite chercher quelle influence exercent sur telle ou telle condamnation desvariables telles que l’âge, le sexe, la profession...etcQuand il s’agit d’enquête ayant pour but d’étendre à une vaste population les résultats obtenussur un échantillon, il faut alors vérifier à quelles conditions cette extension sera pertinente etlégitime. Tout repose alors sur la méthode ayant dirigé la constitution de l’échantillon. Il fautque ce dernier soit effectivement représentatif de la population totale. C’est un problème quenous retrouverons plus loin.On peut noter toutefois d’ores et déjà que lorsque l’on déclare, en comparant deuxéchantillons, que la différence n’est pas “ statistiquement significative ”, cela veut dire qu’elleest imputable au seul hasard dans la composition de l’échantillon. Or ces différences dues auhasard sont, avant tout, liées à la dimension de l’échantillon en sorte que ces différences vontse compenser au fur et à mesure que la taille de l’échantillon augmentera. C’est pourquoi il estnécessaire de ne pas travailler sur des échantillons trop petits.

L’aspect statistique d’une enquête peut être plus compliqué, notamment dans le cas d’uneenquête d’exploration, c’est-à-dire lorsque l’on receuille des données sans hypothèses précises.Comment alors établir des corrélations ? Entre quels facteurs ? Et quels chiffres ?L’analyse va alors consister en une recherche de significations, d’interprétations faites aprèscoup de ces données quantifiées, notamment par la constitution de tableaux à double entrée quifont apparaître les relations entre des facteurs, par exemple l’âge et la nature de la peine. Onappelle ce type d’analyse, l’analyse multivariée : elle a donc pour but d’isoler les facteurs.

Après ces généralités, nous allons maintenant entrer dans le détail, en examinant d’une part unetechnique de recherche quantitative -l’emploi de la statistique en matière criminelle-, d’autrepart deux types de techniques de recherche qualitative.

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