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La quête scientifique François Bourassa - Cégep François-Xavier-Garneau « [C]e qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession de connaissances, d’irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité. » -Karl Popper, La logique de la découverte scientifique Que devient la science? « Embrouillée » parmi ses multiples applications, son appellation est aujourd’hui synonyme de « technoscience industrielle », de « puissance […] technique, économique et militaire », et même de « moyen d’action politique 1 ». Sous ces dénominations larges, elle se retrouve souvent dépréciée, dénoncée. Or, l’accuser de nous river à nos écrans portatifs ou de nous faire ingérer des céréales mutantes, c’est la confondre avec la technique, c’est-à-dire l’application des connaissances scientifiques en vue de produire des objets utilitaires. C’est plutôt la science en elle-même – la recherche de théories permettant « de décrire et [...] d’expliquer la réalité 2 », les phénomènes naturels – qu’il faut étudier afin de répondre à la mise en question de sa valeur, au sens de l’intérêt qu’elle présente pour l’humanité. Cet intérêt se manifeste dès ses origines chez les Grecs : la valeur de la science réside dans la quête de vérité qu’elle poursuit. Si celle- ci a mené, depuis les Modernes, à d’innombrables applications parfois décriées, c’est pourtant elle, située en amont de toute application, qu’il faudra défendre contre des critiques encore plus virulentes. La réponse à ces objections permettra de mieux définir la science et, enfin, de préciser la valeur – aussi entendue cette fois au sens de validité – de cette quête de vérité. - 1 -

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La quête scientifique

François Bourassa - Cégep François-Xavier-Garneau

« [C]e qui fait l’homme de science, ce n’est pas la possession de connaissances, d’irréfutables

vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité. »

-Karl Popper, La logique de la découverte scientifique

Que devient la science? « Embrouillée » parmi ses multiples applications, son appellation est

aujourd’hui synonyme de « technoscience industrielle », de « puissance […] technique,

économique et militaire », et même de « moyen d’action politique1 ». Sous ces dénominations

larges, elle se retrouve souvent dépréciée, dénoncée. Or, l’accuser de nous river à nos écrans

portatifs ou de nous faire ingérer des céréales mutantes, c’est la confondre avec la technique,

c’est-à-dire l’application des connaissances scientifiques en vue de produire des objets utilitaires.

C’est plutôt la science en elle-même – la recherche de théories permettant « de décrire et [...]

d’expliquer la réalité2 », les phénomènes naturels – qu’il faut étudier afin de répondre à la mise en

question de sa valeur, au sens de l’intérêt qu’elle présente pour l’humanité. Cet intérêt se

manifeste dès ses origines chez les Grecs : la valeur de la science réside dans la quête de vérité

qu’elle poursuit. Si celle- ci a mené, depuis les Modernes, à d’innombrables applications parfois

décriées, c’est pourtant elle, située en amont de toute application, qu’il faudra défendre contre des

critiques encore plus virulentes. La réponse à ces objections permettra de mieux définir la science

et, enfin, de préciser la valeur – aussi entendue cette fois au sens de validité – de cette quête de

vérité.

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1. Les débuts de la quête

Au V e siècle av. J.-C., en Grèce antique, les premières traces sérieuses de science

apparaissent avec la formulation explicite de « l’idée de nature en tant que principe universel » et

de la « régularité de la cause et de l’effet3 ». Avec ces deux concepts rationnels fondamentaux, il

n’est plus question pour les penseurs grecs de rendre compte des phénomènes en invoquant de

multiples dieux. Au contraire, leur science consiste à élaborer, par le raisonnement, des théories

fournissant des explications causales constantes et exclusivement naturelles des phénomènes.

Cette évolution se remarque d’abord chez les philosophes milésiens, dont Anaximandre, qui

soutient notamment que la Terre flotte librement dans l’Univers4 : plus besoin d’Atlas pour la

supporter. La pensée scientifique naissante en Grèce révèle donc un souci de connaître la vérité

sur le monde; sans elle, rien n’empêchait les charlatans de soutenir que « l’action d’une multitude

de petits génies fantasques et exigeants5 » régissait le monde.

Pourquoi les Grecs entreprennent-ils une telle recherche? La réponse se trouve dans une

affirmation qui ouvre la Métaphysique d’Aristote : « [t]ous les hommes ont, par nature, le désir

de connaître6 ». Pour Aristote, cette nature s’entend au sens téléologique; il est donc dans la

finalité de l’humain accompli de chercher la connaissance. Ainsi, une fois entrevue la possibilité

d’une meilleure explication – scientifique, naturelle – du monde, il n’est plus acceptable de

retomber dans l’ignorance passée, comme l’illustre Platon dans son Alcibiade et dans l’allégorie

de la caverne7 ; l’humain poursuit sa recherche de vérité. Si le concept aristotélicien de finalité

peut être critiqué, il faut néanmoins en retenir que l’humain peut saisir et définir ses buts. C’est

ainsi que la science commence déjà en Grèce à revêtir la valeur d’une recherche, d’une quête de

vérité, qui permet à l’humanité de comprendre le monde naturel qui l’entoure. Si elle est

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poursuivie et même poussée plus loin après la Renaissance, sa validité finira toutefois par être

sévèrement vilipendée, tout particulièrement par Friedrich Nietzsche.

2. La critique de Nietzsche

Pour asseoir sa critique de la science, Nietzsche emploie sa méthode généalogique. Il affirme que

la logique au fondement de la pensée scientifique depuis les Grecs fut auparavant un moyen de

survie, consistant à catégoriser grossièrement la nourriture et les ennemis chez les hommes

préhistoriques. Par conséquent, les déductions et la recherche de similitudes « sont en soi fort

illogiques et injustes8 »; elles servent de moyen à l’humain pour s’accommoder un monde facile à

habiter. En créant des « noms nouveaux », il se convainc à la longue qu’il s’agit aussi de vraies «

choses9 ». On s’accorde sur « l’existence de corps, de lignes, de surfaces [...], de mouvement et

de repos10 » – mais que représentent vraiment ces concepts, ces vérités acceptées? « Une

multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes11 » qui inventent aux

objets une essence factice, issue de « l’identification du non-identique12 ». L’énergie cinétique

fournit un autre exemple : on ne peut pas la percevoir, et encore moins la décrire véritablement.

Qu’est-elle, au fond? Un concept purement arbitraire, produit par l’intellect humain. La cause et

l’effet, principes essentiels pour les Grecs, ne représentent que des infimes instants arbitrairement

découpés dans la « continuité13 » d’une nature insaisissable.

Pourtant, de telles « erreurs » se perpétuent; de leur origine utilitaire, les principes

scientifiques ont ainsi évolué vers un idéal de certitude objective si contraignant qu’il prend

l’aspect d’une « tyrannie14 » n’ayant a priori rien d’utile pour la vie. La conviction à la base de la

science selon Nietzsche, à savoir que « rien n’est plus nécessaire que le vrai15 », devient la

volonté de « ne pas tromper les autres ni soi-même16 ». Cet idéal doit relever de la morale,

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puisque la vérité n’est pas toujours utile, et plus précisément de la foi chrétienne : les

scientifiques sont amoureux d’une vérité divine. Ils affirment, par leur quête acharnée de vérité,

la volonté « d’une autre monde que celui de la vie17 »; leur science est donc la forme suprême du

nihilisme abhorré par Nietzsche et constitue le paroxysme de l’ascétisme. C’est pourquoi

Nietzsche rejette la « valeur en soi de la vérité18 » promue par la science, ce « dôme conceptuel

infiniment compliqué19 » que l’humain tire de son imagination.

À la place, Nietzsche souhaite que l’humain ait conscience de « ses erreurs irréfutables20 »

telles que celles causées par l’idéal scientifique. Il ne faut pas réduire le monde à un « petit

pensum pour mathématiciens21 »; il faut au contraire savoir qu’il est un « chaos éternel » dans

lequel on ne peut postuler aucune régularité avec certitude22. La thèse anarchiste de Paul

Feyerabend, selon laquelle « [t]outes les méthodologies ont leurs limites23 » et que toutes peuvent

potentiellement améliorer la connaissance, rejoint ici la pensée de Nietzsche : la quête de vérité

de la science doit passer par d’autres moyens que ceux des Anciens, qui confinent toute recherche

à un système rigide d’illusions.

3. La quête de vérité contemporaine

À certains égards, Alain Boyer a raison de dire que « [l]a caractérisation nietzschéenne de la

science ne tient guère la route24. » Notamment, les basses origines des théories scientifiques

soulignées par Nietzsche ne rendent pas ces dernières inadéquates. Il faut plutôt chercher à savoir

si ces théories correspondent à la réalité, peu importe leur source. De plus, lorsqu’il démontre que

la morale chrétienne se cache sous la science, il pose trop rapidement une dichotomie entre

l’utilité de la vérité et la volonté morale de ne pas tromper. Enfin, l’évolution des théories

scientifiques ne peut être expliquée par son idée d’une science qui transmet les mêmes illusions

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de génération en génération25. Cela dit, pour offrir une réponse plus complète à Nietzsche, il

devient quand même nécessaire de réévaluer et de reformuler la quête de vérité de la science.

D’abord, il faut concéder que les sciences ne peuvent révéler l’essence des objets physiques

comme les Anciens prétendaient le faire26, puisque les concepts sont créés par l’humain.

Heureusement, le but de la science contemporaine est autre : il s’agit de décrire et d’expliquer les

relations entre les phénomènes qui, elles, ne sont pas purement conventionnelles. Ainsi, selon

Henri Poincaré, une loi scientifique est « une relation nécessaire entre l’état présent du monde et

son état immédiatement postérieur27 ». Pour élaborer ces lois, il est nécessaire de réunir des objets

au sein de catégories, mais cela n’est pas arbitraire : Nietzsche oublie qu’« il est possible

d’affirmer l’identité de deux objets quant à un aspect déterminé28 ». Même si les lois peuvent

s’énoncer dans différents langages, il resterait certainement quelque chose d’invariant, de

traductible entre elles. Il peut donc exister ce que Poincaré appelle en mathématiques des «

isomorphismes » entre la structure réelle du monde naturel, dont le langage est inaccessible à

l’humain, et la structure des théories. La mécanique quantique, par exemple, ne propose qu’un

modèle du quark, loin d’une vraie représentation de la nature de cette particule. Pourtant, ses

interactions avec des objets identifiés comme des champs et d’autres particules peuvent être

efficacement décrites. Telles sont les vérités qui doivent être recherchées par les sciences.

À partir de là, la quête de vérité scientifique devient réalisable. Bien évidemment, pour que

les théories élaborées par les scientifiques aient une valeur de vérité, les relations qu’elles

prédisent doivent être confrontées à l’expérience pour vérifier leur adéquation avec la nature,

avec la possibilité qu’elles soient réfutées. Autrement, elles pourraient bien être ce « dôme

conceptuel » sans fondement concret que Nietzsche croyait y voir. Par contre, comme le montre

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Karl Popper, il sera impossible de prouver ces lois avec certitude : elles prétendent à

l’universalité, mais on ne peut les vérifier sur l’infinité d’objets auxquels elles s’appliquent29.

Cette difficulté devient d’autant plus problématique si l’on admet l’hypothèse de Nietzsche d’un

monde essentiellement « chaotique ». À quoi bon, alors, poursuivre la quête scientifique si elle ne

propose que des hypothèses?

Certes, l’immuabilité des lois naturelles ne peut être démontrée, mais elle ne peut non plus

être réfutée30, et les expérimentations reproductibles laissent croire que le monde n’est pas aussi

variable que Nietzsche l’entend. Dès lors, même s’il ne faut jamais prendre pour acquis qu’une

théorie présente une véritable « correspondance avec la réalité31 » et toujours continuer à la tester,

on peut se rapprocher de cette adéquation. Par la méthode hypothético-déductive, les lois qui se

révèlent erronées sont toujours remplacées par de meilleures, de sorte que ces « théories

conjecturales tendent à se rapprocher progressivement de la vérité32 ». Par exemple, la théorie des

acides de Lewis, en chimie, a vraisemblablement rapproché l’humanité de la vérité, car elle

permet d’expliquer le caractère acide à la fois des composés qui étaient déjà décrits dans la

théorie précédente, celle de Brønsted-Lowry, et d’un bon nombre d’autres composés dont

l’acidité était jusque-là mystérieuse. Dans cette optique, la vérité en sciences peut être conçue

comme un « principe régulateur » kantien1 , c’est-à-dire un idéal qui ne pourra jamais être atteint,

mais qui définit l’objectif vers lequel tend la science. C’est par cet idéal, bien différent de celui

des Anciens, que la « quête obstinée et audacieusement critique de la vérité33 » du scientifique lui

offre une occasion tout à fait valable de connaître et de contempler « l’harmonie universelle34 »

1 Kant pose trois principes régulateurs : l’âme, le monde et Dieu. Il a une idée plus forte de la vérité, mais leconcept de principe régulateur reflète tout à fait l’idée de vérité présentée ici. Voir Emmanuel KANT, Critiquede la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, Presses universitaires de France, 1971, livre III,chap. II, 8 e section, p. 381-385.

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du monde qui l’entoure.

Au terme de ce parcours, il est clair que le désir de comprendre le monde hérité des Grecs

s’est transformé sous l’effet de critiques, à l’image de celle de Nietzsche, dénonçant leur

prétention à décrire l’essence des objets naturels. La quête scientifique s’est plutôt réorientée vers

la possibilité de s’approcher asymptotiquement de vérités concernant des relations entre objets ou

propriétés. Il n’est nul besoin d’avantage utilitaire ou de morale chrétienne pour entreprendre une

telle recherche. Là-dessus, la position des Anciens tient toujours : l’humain accompli se définit

notamment par son désir de connaître le monde. Poincaré va jusqu’à dire que « [c]e n’est que par

la Science et par l’art que valent les civilisations.35 » Enfin, si, comme l’affirme Platon, l’amour

est le « désir de ce qui manque36 », alors les scientifiques ne se lasseront jamais de chercher la

vérité, car son atteinte est indémontrable. Tant mieux : « elle seule est belle.37 »

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Références bibliographiques

1 Étienne KLEIN, « La reconfiguration des relations science-société », dans La Science en jeu, Paris,Actes Sud/IHEST, 2010, p. 173.2 Karl POPPER, La connaissance objective, Paris, Aubier, 1991 [1972], p. 94.3 G. E. R. LLOYD, Origines et développement de la science grecque, Paris, Champs-Flammarion,1990, p. 68 et p. 414 ARISTOTE, Du ciel, trad. Paul Moraux, Paris, Les Belles Lettres, 1965, II, 13.5 Henri POINCARÉ, La valeur de la science, Genève, Les Éditions du Cheval ailé, 1946 [1905], p.195.6 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1991, livre A, 980a, p. 1.7 PLATON, Alcibiade, trad. Chantal Marboeuf et Jean-François Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2000,[119b] à [120e]; PLATON, République, VII, trad. Georges Leroux, Paris, GF Flammarion, 2002,[516d].8 Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, trad. Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1950 [1887], §111,p. 157-158.9 Ibid., § 58, p. 98.10 Ibid., § 121, p. 166.11 Friedrich NIETZSCHE, Vérité et mensonge au sens extra-moral, trad. Angèle Kremer-Marietti,Paris, Aubier-Flammarion, 1969 [en ligne], http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/essai.pdf, p. 3.12 Ibid.13 Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, op. cit., §112, p. 159-160.14 Ibid., § 20, p. 53.15 Ibid., § 344, p. 287.16 Ibid., p. 288.17 Ibid., p. 289.18 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, Paris, Folio essais, 1971, § 24, p. 181.19 Friedrich NIETZSCHE, Vérité et mensonge au sens extra-moral, op. cit., p. 4.20 Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, op. cit., § 265, p. 218.21 Ibid., § 373, p. 348-349.22 Ibid., §109, p. 153.23 Paul FEYERABEND, Contre la méthode, Éditions du Seuil, Paris, 1979, chapitre 18, p. 333.24 Alain BOYER, « Hiérarchie et vérité », dans André COMPTE-SPONVILLE et al., Pourquoi nousne sommes pas nietzschéens, Paris, Grasset, 1991, p. 21.25 Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, op. cit., §110, p. 154-155.26 Henri POINCARÉ, op. cit., p. 208 et p. 286.27 Ibid., p. 198.28 Alain BOYER, op. cit., p. 24.29 Karl POPPER, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973, p. 61.30 Karl POPPER, La connaissance objective, op. cit., p. 90.31 Karl POPPER, La logique de la découverte scientifique, op. cit., p. 80.32 Karl POPPER, La connaissance objective, op. cit., p. 94.33 Karl POPPER, La logique de la découverte scientifique, op. cit., p. 287.34 Henri POINCARÉ, op. cit.,35 Henri POINCARÉ, op. cit., p. 292-293.36 PLATON, « Le Banquet », dans Le Banquet, Phèdre, Apologie de Socrate, trad. Luc Brisson,Flammarion, Paris, 2008, p. 68.37 Henri POINCARÉ, op. cit., p. 60-61.