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Duras, la voix du silence prière d’insérer La formidable légèreté de Kundera Jeunes filles court vêtues, despotes et philosophes se croisent dans « La Fête de l’insignifiance », exquise fugue empreinte d’ironie Jean Birnbaum 7 aEssais Pierre Legendre fait le Tour du monde des concepts 8 aLe feuilleton Eric Chevillard mord à l’hameçon de Jim Harrison Raphaëlle Leyris C ’est un livre léger comme les plumes qui y volettent. Plu- mes de perdrix ou d’ange, on en trouve de différents types dans La Fête de l’insignifian- ce ; l’une d’elles surgit tout à coup d’un plafond, au cours d’une soirée, et capte l’attention des convives. Au nou- veau roman de Milan Kundera, très atten- du – il n’en avait pas publié depuis L’Igno- rance (Gallimard, 2003) –, elles donnent quelque chose de leur matière, de leur grâ- ce. De leur capacité à défier la pesanteur. On jurerait même que son mouvement épouse la dansante dérive d’une plume flottant dans les airs. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Fils d’un musicologue, Milan Kundera a toujours accordé la plus grande importance à la structure de ses livres – dont de nom- breux, comme L’Insoutenable légèreté de l’être (Gallimard, 1984), empruntèrent leur trame à la sonate. Comme La Len- teur, comme L’Identité (Gallimard, 1995 et 1997), La Fête de l’insignifiance, le qua- trième roman en français de l’écrivain né en Tchécoslovaquie, est une fugue, un court et exquis morceau composé de variations autour du même thème, annoncé par le titre. Insignifiante, l’insignifiance ? Certaine- ment pas. « L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence de l’existence, affirme l’un des per- sonnages. Elle est avec nous partout, tou- jours. Elle est présente même là où person- ne ne veut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires mal- heurs. Mais il ne s’agit pas de la reconnaî- tre, il faut aimer l’insignifiance, il faut apprendre à l’aimer. » Ils sont quatre, qui occupent le devant de la scène. Alain, abandonné par sa mère à 10 ans, observe les nombrils des jeunes filles, mis en avant par la mode, échafaude des théories sur ce que dit d’une société l’érotisation des ombilics et en élabore d’autres sur la division du monde entre les « bousculants » et les « excusards »; Ramon, l’ancien professeur, aimerait voir une exposition Chagall au Musée du Luxembourg mais renonce chaque fois devant la queue ; Charles rapporte une lon- gue anecdote sur Staline et sur les blagues qu’il racontait sans que personne rie jamais, tant il semblait incongru que le petit père des peuples s’essaie à la plaisan- terie ; Caliban, l’acteur sans rôle, joue les serveurs dans les soirées et, pour s’y dis- traire, a inventé un faux idiome censé être du pakistanais – une supercherie qui le fait hurler de rire, jusqu’au jour où elle va lui sembler triste à mourir… Ils se promènent dans les allées du Luxembourg, se retrouvent dans une fête sinistre, disent des choses graves avec légè- reté, constatent que les jeune générations ont oublié qui étaient Staline et Khroucht- chev, ou encore qui sont les reines dont les statues se dressent dans le jardin parisien. Ils observent les stratégies de séduction opposées des dénommés D’Ardelo et de Quaquelique, l’un misant (à tort) sur le brio, l’autre s’acharnant à être « insigni- fiant » – ce qui « libère » la femme convoi- tée, « la rend insouciante et, partant, plus facilement accessible », note Ramon. Et puis ? C’est à peu près tout. Dans son précédent livre théorique, Le Rideau (2005), le grand écrivain s’élevait contre le « despotisme de la story », cette obligation d’élaborer une intrigue léchée, dont il juge qu’elle asphyxie le roman, et plaidait pour la liberté de l’auteur. La sienne, il l’exerce tout au long de La Fête de l’insignifiance, dans le cadre très construit de la fugue. Il passe du Paris d’aujourd’hui à l’URSS d’hier sans s’en justifier, met dans la bou- che de ses personnages merveilleusement bavards des conversations où il est ques- tion de « la bonne humeur hégélienne » ou imagine Staline parlant de « la chose en soi » chère à Kant. Il orchestre le ballet de ses créatures, qui évoquent à l’occasion « notre maître qui nous a inventés », ou se permet d’amusantes interventions (ainsi lit-on : « Alain revit ses camarades dans un bistrot (ou chez Charles, je ne sais plus) »). Il introduit des motifs (plumes, nombrils, marionnettes,coups de poing…) qui revien- nent à diverses reprises dans le livre et tis- sent des échos subtils, puis de plus en plus puissants, entre les parties. D’un bout à l’autre de son roman, il déploie, avec sa belle clarté et sa concision, toutes les ressources possibles de l’ironie, ce mode d’expression à propos duquel il disait, dans L’Art du roman (1986) : « Par définition, le roman est l’art ironique : sa vérité est cachée, non prononcée, non pro- nonçable. » Déplore-t-il le triomphe de l’in- signifiance dans notre monde ou s’en réjouit-il vraiment ? Impossible de le déterminer. Si ses personnages « sont tous à la recherche de la bonne humeur », Kun- dera prodigue la sienne comme par poli- tesse, et tant pis si l’époque a perdu le sens de l’humour. L’auteur de La Plaisanterie s’en amuse et offre à son lecteur une fête de l’intelligence. Un roman qui feint la légèreté pour voler plus haut. p Lire, page 4, le portrait de Milan Kundera. aQuais du polar Le festival lyonnais donne l’occasion de découvrir deux thrillers israéliens. Et de rencontrer Hervé Le Corre, auteur d’Après la guerre 4 aLa « une », suite Milan Kundera, sa vie est ailleurs 5 aEnquête Centenaire de Marguerite Duras. De jeunes écrivains parlent de ce qu’ils doivent à l’auteure de L’Amant M arguerite Duras aurait eu 100 ans aujourd’hui. A l’occasion de cet anniversaire, « Le Monde des livres » a enquêté sur l’influence que l’auteure de L’Amant continue d’exercer auprès des jeunes écrivains français (lire page 5). Parmi les témoignages qu’a recueillis notre collaboratrice Florence Bouchy, plusieurs soulignent une dimension centrale de cet héritage : une certaine manière de capter le silence, de l’écouter, de l’installer pour libérer la pensée et la prose, pour nouer la littérature et la vie. Duras, plus encore qu’une voix, ce serait le nom d’un secret transmis de génération en génération, d’un silence confié en partage, et qui remet sans cesse l’écriture en mouvement. Dans un doux témoignage publié en poche et intitulé Rencontrer Marguerite Duras (Mille et une nuits, 128 p., 4 ¤), l’universitaire Alain Vircondelet montre subtilement comment cette énergie silencieuse a marqué pour toujours les enfants de Duras, qu’ils soient lecteurs ou écrivains. Au lendemain de Mai 68, alors étudiant à la Sorbonne, il se rend au domicile de la romancière, à Paris, pour lui annoncer qu’il a l’intention de lui consacrer son mémoire de maîtrise. Chemisier blanc sur jupe noire, lunettes en écaille, elle le reçoit rue Saint-Benoît mais demeure quasi muette. Un peu plus tard, tandis que l’appartement plonge dans l’obscurité, elle rompt le silence et lui dit qu’il a le même âge, le même signe astrologique que son fils Jean. Elle demande s’il croit aux coïncidences… Spécialiste de Duras, à laquelle il a consacré plusieurs livres, dont une biographie (Marguerite Duras. La Traversée d’un siècle, Plon, 2013), Alain Vircondelet évoque ces moments comme on raconte une naissance. Et, au cœur de ce qu’il nomme sa « filiation spirituelle », il y a une conception mystique de la parole et de l’écriture : « quelque chose qui atteint au silence, une vibration étrangère à soi », un chant muet qui appelle et accueille la phrase. En exergue à La Douleur, Marguerite Duras avait placé ces mots : « Lecteurs, faites silence, ce sont des textes sacrés. » Sous l’autorité de cette grande voix, nous sommes tous des enfants du silence. p 9 10 23 aDossier Rwanda, vingt ans après Parmi de nombreuses parutions se détachent celles de Benjamin Rutabana, Colette Braeckman, Jean Hatzfeld. Entretien avec Scholastique Mukasonga 6 aHistoire d’un livre Scènes de ma vie, de Franz Michael Felder « L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence de l’existence. Elle est avec nous, partout, toujours », dit un personnage La Fête de l’insignifiance, de Milan Kundera, Gallimard, 144 p., 15,90 ¤. JACQUES SASSIER / GALLIMARD/OPALE Cahier du « Monde » N˚ 21527 daté Vendredi 4 avril 2014 - Ne peut être vendu séparément

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  • Duras, lavoixdusilence

    p r i r e d i n s r e rLa formidablelgretdeKunderaJeunes filles courtvtues, despotesetphilosophesse croisentdansLaFtede linsignifiance, exquise fugueempreintedironie

    Jean Birnbaum

    7aEssaisPierre Legendrefait le Tourdumondedes concepts

    8aLe feuilletonEric Chevillardmord lhameon deJim Harrison

    Raphalle Leyris

    Cest un livre lger comme lesplumes qui y volettent. Plu-mes de perdrix ou dange, onen trouve de diffrents typesdans La Fte de linsignifian-ce ; lune delles surgit tout

    coup dun plafond, au cours dune soire,et capte lattention des convives. Au nou-veau romandeMilanKundera, trs atten-du il nen avait pas publi depuis LIgno-rance (Gallimard, 2003), elles donnentquelquechosedeleurmatire,de leurgr-ce. De leur capacit dfier la pesanteur.On jurerait mme que son mouvementpouse la dansante drive dune plumeflottantdans les airs.

    Mais quonne sy trompepas. Fils dunmusicologue, Milan Kundera a toujoursaccord la plus grande importance lastructure de ses livres dont de nom-breux, comme LInsoutenable lgret deltre (Gallimard, 1984), empruntrentleur trame la sonate. Comme La Len-teur, comme LIdentit (Gallimard, 1995et 1997), La Fte de linsignifiance, le qua-trimeromanen franais de lcrivainnen Tchcoslovaquie, est une fugue, uncourt et exquis morceau compos devariations autour du mme thme,annonc par le titre.

    Insignifiante, linsignifiance? Certaine-ment pas. Linsignifiance,mon ami, cestlessencedelexistence,affirmelundesper-sonnages. Elle est avec nous partout, tou-jours. Elle est prsentemme l o person-ne ne veut la voir : dans les horreurs, dansles luttes sanglantes, dans les pires mal-heurs. Mais il ne sagit pas de la reconna-tre, il faut aimer linsignifiance, il fautapprendre laimer.

    Ils sont quatre, qui occupent le devantde la scne. Alain, abandonnpar samre 10ans, observe les nombrils des jeunesfilles,misenavantparlamode,chafaudedes thories sur ce que dit dune socitlrotisation des ombilics et en laboredautressur ladivisiondumondeentre lesbousculants et les excusards ;Ramon, lancien professeur, aimerait voirune exposition Chagall au Muse duLuxembourg mais renonce chaque foisdevantlaqueue;Charlesrapporteunelon-gueanecdote sur Staline et sur les blaguesquil racontait sans que personne riejamais, tant il semblait incongru que lepetitpredespeuplessessaie laplaisan-terie ; Caliban, lacteur sans rle, joue lesserveurs dans les soires et, pour sy dis-traire,a inventunfauxidiomecenstredu pakistanais une supercherie qui lefait hurler de rire, jusquau jour o elle valui sembler triste mourir

    Ils se promnent dans les alles duLuxembourg, se retrouvent dans une ftesinistre,disentdeschosesgravesaveclg-ret, constatent que les jeune gnrationsontoubliquitaientStalineetKhroucht-chev,ouencorequisont les reinesdont lesstatuessedressentdans le jardinparisien.Ils observent les stratgies de sductionopposes des dnomms DArdelo et deQuaquelique, lun misant ( tort) sur lebrio, lautre sacharnant tre insigni-fiant ce qui libre la femme convoi-te, la rend insouciante et, partant, plusfacilementaccessible, note Ramon.

    Et puis? Cest peu prs tout. Dans sonprcdent livre thorique, Le Rideau(2005), le grand crivain slevait contre ledespotisme de la story, cette obligationdlaborerune intrigue lche, dont il jugequelle asphyxie le roman, et plaidait pourla libert de lauteur. La sienne, il lexercetout au long de La Fte de linsignifiance,dans le cadre trs construitde la fugue.

    Il passe du Paris daujourdhui lURSSdhier sans sen justifier, met dans la bou-che de ses personnagesmerveilleusementbavards des conversations o il est ques-tion de la bonne humeur hglienne ouimagine Staline parlant de la chose ensoi chre Kant. Il orchestre le ballet deses cratures, qui voquent loccasionnotre matre qui nous a invents, ou sepermet damusantes interventions (ainsilit-on: Alain revit ses camarades dans un

    bistrot (ou chez Charles, je ne sais plus)). Ilintroduit des motifs (plumes, nombrils,marionnettes,coupsdepoing)quirevien-nent diverses reprises dans le livre et tis-sentdes chos subtils, puis deplus enpluspuissants, entre lesparties.

    Dun bout lautre de son roman, ildploie,avecsabelleclartet saconcision,toutes les ressources possibles de lironie,ce mode dexpression propos duquel ildisait, dans LArt du roman (1986) : Pardfinition, le roman est lart ironique: savrit est cache, non prononce, non pro-nonable.Dplore-t-il letriomphedelin-signifiance dans notre monde ou senrjouit-il vraiment ? Impossible de ledterminer.Si sespersonnagessont tous la recherche de la bonne humeur, Kun-dera prodigue la sienne comme par poli-tesse, et tantpis si lpoqueaperdulesensde lhumour. Lauteur de La Plaisanteriesen amuse et offre son lecteur une ftede lintelligence. Un roman qui feint lalgretpour voler plus haut.p

    Lire, page4, le portrait deMilanKundera.

    aQuais du polarLe festival lyonnais donneloccasion de dcouvrirdeux thrillers israliens.Et de rencontrer Herv Le Corre,auteur dAprs la guerre

    4aLa une,suiteMilan Kundera,sa vie est ailleurs

    5aEnquteCentenaire deMargueriteDuras. De jeunescrivainsparlentde cequils doiventlauteuredeLAmant

    M argueriteDuras aurait eu100ans aujourdhui. Aloccasionde cet anniversaire,LeMondedes livres a enqut surlinfluence que lauteure de LAmantcontinuedexercer auprs des jeunescrivains franais (lire page 5). Parmi lestmoignages qua recueillis notrecollaboratrice Florence Bouchy, plusieurssoulignentune dimension centrale de cethritage: une certainemanire de capterle silence, de lcouter, de linstaller pourlibrer la pense et la prose, pour nouerla littrature et la vie. Duras, plus encorequune voix, ce serait le nomdun secrettransmis de gnration en gnration,dun silence confi en partage, et quiremet sans cesse lcritureenmouvement.

    Dansundoux tmoignagepubli enpocheet intitulRencontrerMargueriteDuras (Mille etunenuits, 128p., 4),luniversitaireAlainVircondeletmontresubtilement comment cette nergiesilencieuseamarqupour toujours lesenfantsdeDuras, quils soient lecteursoucrivains.Au lendemaindeMai68, alorstudiant la Sorbonne, il se rendaudomicilede la romancire, Paris, pour luiannoncerquil a lintentionde luiconsacrer sonmmoiredematrise.Chemisierblanc sur jupenoire, lunettesencaille, elle le reoit rueSaint-Benotmaisdemeurequasimuette.Unpeuplustard, tandis que lappartementplongedans lobscurit, elle rompt le silence et luidit quil a lemmege, lemmesigneastrologiqueque son fils Jean. Elledemandesil croit aux concidences

    Spcialiste deDuras, laquelle il aconsacr plusieurs livres, dont unebiographie (Marguerite Duras.LaTraverse dun sicle, Plon, 2013),AlainVircondelet voque cesmomentscommeon raconte unenaissance. Et, aucurde ce quil nomme sa filiationspirituelle, il y a une conceptionmystique de la parole et de lcriture:quelque chose qui atteint au silence, unevibration trangre soi, un chantmuetqui appelle et accueille la phrase. Enexergue LaDouleur,MargueriteDurasavait plac cesmots : Lecteurs, faitessilence, ce sont des textes sacrs. Souslautorit de cette grande voix, noussommes tous des enfants du silence.p

    9 10

    2 3aDossierRwanda,vingt ans aprsParmi denombreusesparutions sedtachent cellesde BenjaminRutabana,ColetteBraeckman,Jean Hatzfeld.Entretien avecScholastiqueMukasonga

    6aHistoiredun livreScnes de mavie, de FranzMichael Felder

    Linsignifiance, monami, cest lessence delexistence. Elle est avecnous, partout, toujours,dit un personnage

    La Ftede linsignifiance,deMilanKundera,Gallimard, 144p., 15,90.

    JACQUES SASSIER / GALLIMARD/OPALE

    Cahier du Monde N 21527 datVendredi 4 avril 2014 - Ne peut tre vendu sparment

  • Catherine Simon

    Ne vous fiez pas au titre: Delenfer lenfer (Books) nefinit pas si mal. Cest sondernierfils,Randa,descen-dant dune antique lignede princes , originaires

    dun immense petit royaume situ aucur de lAfrique que Benjamin Rutaba-na, n il y a quarante-quatre ans au sud-ouest du Rwanda, dans une famille tutsi,ex-maquisard du Front patriotique rwan-dais (FPR) et musicien, ddie son incroya-blehistoire, reboursdes ides reues.

    Le gnocide des Tutsi du Rwanda expli-qu aux enfants ? Oui, en partie. Maisguerre et aprs-guerre comprises, commelindique le sous-titre:DuHutu Power ladictature de Kagame. Le Hutu Powerdsigne les rgimes de la majorit hutu,qui, depuis le dbut des annes 1960, ontexercunpouvoirsanspartagesurlepays,transformant la minorit tutsi, autrefoisdominante, en bouc missaire idal. Jus-qu lexplosion gnocidaire davril1994,

    longuement prpare: en moins de troismois, les deux tiers des Tutsi victimesdune idologie ethniciste et raciste dve-loppe sous le colonat belge et pousse lextrme par les Rwandais eux-mmes ont t tus. Soit, selon les estimations delONU, quelque 800000morts. La grandemajorit des personnes massacres lefurent durant les trois premires semai-nes davril, coupes la machette, pardes Hutu fanatiss, militaires gouverne-mentauxet voisins-miliciensmls.

    Vingt annes ont pass: des centainesdouvrages, essais, tmoignages ouromansonttcrits sur la tragdie rwan-daise.Dans le domainedes essais, celui delhistorienne amricaine Alison Des For-ges,Aucun tmoin ne doit survivre, ralis lademandedassociations internationa-les de dfense des droits humains, staitimpos, ds sa publication, comme un

    ouvragede rfrence. Fait exceptionnel, illest rest. Dans le champ littraire,luvre de lcrivain-journaliste JeanHatzfeld, dune force ingale, fait gale-mentfiguredeclassique. Ilpublie,encetteanne de commmoration, un nouveaurcit, Englebert des collines (Gallimard).

    Marcheuret buveur infatigable, Engle-bert,quHatzfeldavaitrencontraulende-maindugnocide,napas chang: ceTut-si de Nyamata, dans le sud-est du pays,rong par le souvenir des massacres, seraconte peu peu, entre deux clats derireetquelquesbouteillesdebire.Cepor-trait bouleversant fait choauxRcits desmarais rwandais, rassemblantDans le nude la vie, Une saison de machettes et LaStratgie des antilopes, trilogie rdite,pour loccasion, en un seul volume (voiraussi lentretien croisavec Jean HatzfeldenpagesDbats).

    A ct de ces classiques, beaucoup delivrespolmiquesoumilitants,parfoispas-sionnants, continuent tre dits. Maisune page est en passe dtre tourne. Unelittrature nouvelle sannonce, qui romptavec lesprit de combat dans lequel beau-coup dauteurs se sont lancs et parfoisperdus. Une gnration dhistoriens quitaient des adolescents en 1994 est entraindmerger.HlneDumasenfaitpar-

    tie. Elle publie un livre important, LeGnocideauvillage (Seuil), fruitdunelongue enqute de terrain, dont elleexplique la gense, dansunentretienau Monde, paratre dans le cahierspcialRwanda, le 8avril.

    Le livre-chocdeBenjaminRutaba-na illustre donc ce renouveau dito-rial et cette nouvelle distance criti-

    que. Cest avec un beau culot queDe len-fer lenfer lve le voile sur des sujets jus-quici tabous.Parlantdesonenfance,Ben-jamin Rutabana fait non seulement lercit des perscutions, petites et grandes,dont les siens furentvictimes lui-mmeayant got aux prisons surpeuples,aux bastonnades, aux discriminations;mais, chose indite, il tmoigne, de lint-rieur, de la vie dans les maquis du FPR(quil rallie en 1991) et des durets de laguerredesfrontires lance lautomne1990, des montagnes de lOuganda. Lesmilitaires franais qui liront De lenfer lenfer seront srement heureux dap-prendreque le fameuxcanon105, livraux troupes gouvernementales rwan-daises par la France, a caus defficacesravages,enmai1992, laveillede louver-ture des ngociations de paix, dans lesrangs du FPR.

    Pour le reste, cest le train-train dumaquis:marchespuisantes,brutalitdesgrads, sans oublier les excutions som-maires et autres purges impitoyables. Lessances dducation politique, organi-seschaquesoir,partirdeminuit,afinde bourrer le crne des jeunes recrues,font (presque)office de rcration.

    Lidologie du FPR le dconcerte : lejeunemaquisard apprend, chose impen-sable pour lui, que Hutu et Tutsi ne for-ment pas des ethnies, encore moins des

    races diffrentes,mais des classes socia-les. Il se sent dchir : Tutsi de lint-rieur, comme il se dfinit lui-mme (paroppositionauxexils), il est la fois sduitpar lidedtreunRwandaispart enti-re, libr du marquage communautaire,et rvolt par lamnsie que cela suppose-rait. Tout cela est tellement naf. Lesenfantsdeladiasporasavent-ilsquelidolo-gieethniqueestunesecondenatureaupaysdu prsident Habyarimana [chef de l'Etatrwandais,hutucommesesprdcesseurs,dont lavion fut abattu le 6avril 1994, cequi dclencha lesmassacres]?

    De lenfer lenfer, premier tmoignagedunex-soldattutsiduFPR,estaussiunvio-lent rquisitoire contre les drives de larvolution patriotique dirige par lac-tuel prsident Paul Kagame. BenjaminRutabana,devenuchansonniersuccs,enfait lui-mmelesfrais.Arrt, torturplu-sieurs reprises, il a fini pargagner lEurope.O il continuede chanter (il vient de sortirun album, Amnesia, chez NDHMusic), enesprant, dit-il la fin de son livre, quesapaise la colre des dieux mortels, quirgnentaujourdhuiencoresur [son]pays.

    Nous sommesbien loin, ici, des contro-verses opposant les anti - et lespro-FPR, plus loin encore des thsesngationnistes, invoquant un doublegnocide des Tutsi et des Hutu, lesquel-les ne font plus recette Paris pas plusqu Bruxelles. Le temps a pass, rendantpresque secondaires les anciennes dispu-

    tes comme celles, passionnes, autourde lattentat contre lavion prsidentiel,un Falcon50 de fabrication franaise,attentat qui avait donn, le 6avril 1994, lesignal desmassacres.

    DanssabellemditationintituleRwan-da.Mille collines,mille douleurs (Nevicata),la journaliste belge Colette Braeckman neconsacrequunequinzainedeligneslv-nement: si certains, commeelle, onttou-joursattribuce tir fatal auxmilieuxextr-mistes hutus, avec la complicit dinterve-nants trangers, vraisemblablement fran-ais, dautres, en particulier le juge fran-ais Jean-LouisBruguire,nontpashsit incriminer les dirigeants du FPR. Le jugeMarc Trvidic, successeur de Bruguire, aprudemment conclu que les tirs taientpartis du camp de la garde prsidentiellede Kanombe sans se prononcer surlidentit des tireurs, relve, comme enpassant, la journaliste. Car l nest pasnestplus lessentiel.

    Plus je vais au Rwanda, plus ce paysmaccompagne et parfois me hante,moins je le comprends, crit ColetteBraeckman, qui sillonne lAfrique desGrands Lacs depuis prs de trente ans,pour le quotidien Le Soir.Commeen choauxdieuxmortelsdeBenjaminRutaba-na, elle voque, en conclusionde son rcit sans concession pour le rgime de PaulKagame et la terreur muette quil faitrgner , la figure de Magayane, le der-nier en date des prophtes. Officielle-

    Dossier

    Vingtansde livres-cls

    Cest avec un beau culotque De lenferlenfer lve le voilesur des sujets tabous

    Le6avril 1994dbutait legnocidedesTutsi.Vingtansaprs,plusieursouvragesmarquentcettecommmoration.Ajustedistancedespolmiquespasses,etauplusprsdelavie

    RwandaUnenouvellepagescrit

    Indispensablesrevues

    1999Nous avons le plaisir devous informerque, demain, nousserons tus avec nos familles,dePhilipGourevitch,Denol.

    1999Aucun tmoinne doitsurvivre. Le gnocideauRwanda,collectif, Karthala.

    2000Dans le nude la vie,de JeanHatzfeld, Seuil.

    2003Une saisondemachettes,de JeanHatzfeld, Seuil.

    2006 Inyenzi ou les cafards,deScholastiqueMukasonga,Gallimard.

    2007La Stratgiedes antilopes,de JeanHatzfeld, Seuil.

    2010De la guerre augnocide.Les politiques criminellesauRwanda (1990-1994),dAndrGuichaoua, LaDcouverte.

    2010LAgendadugnocide. Letmoignagede RichardMugenzi,ex-espion rwandais,de Jean-Fran-oisDupaquier, Karthala.

    2011Murambi. Le livredes ossements,deBoubacarBorisDiop, Zulma.

    2012 SilenceTurquoise.Rwanda,1992-1994.Responsabilitde lEtatfranaisdans legnocidedesTut-si,deLauredeVulpianetThierryPrungnaud,DonQuichotte.

    CRITES FROID, les revuesconsacresau gnocidedes TutsiduRwandaavaient dj fourni,dans le pass, des outils de com-prhensionprcieux. En 1995, LesTempsmodernes (n583), puis, en2009, laRevuedhistoire de laShoah (n190) en avaient donnunbel exemple. Il en est demmeaujourdhui, dansdes opti-ques fort diffrentes, avec lesrevuesCits etVingtime sicle.

    Sous le titreGnocidedesTut-si duRwanda.Unngationnismefranais?, le n57deCits annon-cedemble la couleur. Il sagit depasserau criblela questionde lacomplicit franaisedans le

    gnocide. En 1994, FranoisMit-terrandtait prsidentde laRpu-blique, EdouardBalladuroccu-pant les fonctionsdepremierministre.De ladroite la gauche,du jugeBruguireHubertVdri-ne, personnene sort grandide cedossier-rquisitoire.Vingt ansaprs, lemalaise reste entier.

    Cest une tout autre voie quachoisi demprunterVingtimesicle (n122). Le rle de la France,un dossier en soi, en estvolontairement exclu : les bru-tales polmiques quil susciteobscurcissent la question centra-le du gnocide lui-mme, esti-ment les historiens Stphane

    Audoin-RouzeauetHlneDumas, auteure de louvrageLeGnocide au village. Lemassa-cre des Tutsi auRwanda (Seuil).Analyser le rle dterminantjou par les voisins; examiner laplace prise par les femmes etpar les enfants dans les violen-ces et les pillages; observer lamanire dont lammoiredugnocide a t prise en chargepar le nouvel Etat rwandais, etc. :cest une clairante et terribleplongedans les abysses du gno-cide quenous invitent lesauteurs, jeunes historiens etanthropologues, de ce dossier entouspoints remarquable.p C.S.

    2 0123Vendredi 4 avril 2014

  • Propos recueillis parMacha Sry

    AvecCe quemurmurent lescollines,recueildenouvel-les o elle rapporte quel-ques contes du Rwanda

    prcolonial, Scholastique Muka-songa, assistante sociale Caendepuis 1992, donne, 58ans, soncinquime livre, aprs Notre-Dame du Nil (Gallimard, prixRenaudot 2012). Pour Le Mondedeslivres,elle revientsursonhis-toire personnelle, le gnocide oont pri vingt-septmembres de safamille, ainsi que sur sonparcourslittraire.

    Dans Ce quemurmurent lescollines, vous vous intressez la tradition orale rwandaise.Pourquoi ce tournant dansvotreuvre?

    Je voulais retrouver lidentitqui est la mienne, celle que mamre, Stefania,ma transmise. Ellecontaitsesenfants, surtoutmoiqui tais toujours colle elle. Jeconte mes lecteurs. De la primeenfance la grande adolescence,onapprendtoutde lamre, cest legrand professeur, y compris pourles garons. Les mres sont lespivots culturels de la socit.

    Dans ce recueil, vous expliquezla significationde plusieurspatronymes rwandais. Quel estle sens deMukasonga?

    Mukaestunmarqueurfmi-nin, typiqueduRwanda, qui signi-fie femme de. Songa a deuxsens: encore ou point culmi-nant.Monpreapuvouloirdire:Encore une fille ! Car je venaisaprs Judith, Antoine et Andr,Alexia. Ou cela pouvait signifierquil tait combl.Cest le sensquejaiadopt.Carsi jesuisl, cestquemes parents ont choisi que je netombe pas sous les machettes. Cesont eux quimont incit ne pasabandonner lcole, ainsi que je leraconte dans mon premier livre,Inyenzy ou les Cafards (Gallimard,2006), poursuivre mes tudesdassistante sociale au Burundi, survivre afin que je raconte.

    Jepenseaujourdhuique jai t la hauteur de ce quils atten-daient de moi. Je nai pas t unefille ingrate. Je mappelle Muka-songa parce que le destin a dcidque je serai la mmoire de mafamille, pas uniquement celle demes parents et frres et surs,mais des 60000 Tutsi dports Nyamata, parqus l aprs 1960.Car jai t tmoin de ce qui sestpass l-bas.

    Votre premier livre est sorti en2006. Pourquoi avez-vous

    tmoign tardivement de votrehistoire?

    Mon premier livre, je lai critdans un cahier dcolier ds la pre-miresecondeo jai vu la tlvi-sion ce qui se passait, afin de fixerlesouvenir,commePrimoLevigrif-fonnant sur des tickets de mtro.Ctait lamme angoisse, que toutsefface. Je ne pouvais courir ce ris-que. Cet t enterrer mes pro-ches dfinitivement. Ctait aussiun acte pour mes enfants, le jouro je disparatrai. Mais jamais jenaipensquilsagissaitdunlivre.Je nai pas mesur le temps enanne mais en force rcuprer.Lorsdu10eanniversairedugnoci-de, les langues se sont dlies. Unpas a t franchi. Les mdias ontbeaucoup parl de ce drame. Celama donn des forces que je nepeuxpas expliquer.

    Je suis retourne au Rwanda enaot2004. Ctait la premire foisdepuis 1986. Tant que jtais enFrance, je pouvais imaginer quequelquun, dans la rgion de Nya-mata,enavait rchappet raconte-rait ma place.Mais quand jy suisalle, jeme suis rendu compte quetous les villages qui, jadis, se dres-saient des deux cts de la pistemenant du Burundi Kigali,avaient t extermins, quil nyavait plus personne pour dire ouracontercequonavaitvcuauquo-tidien. Ctait inimaginable. Il nyavait plus que la brousse. Si vousaviezdit quedes gens avaient vcuici, on vous aurait trait de fou. Cequi fut le plus difficile accepterntait pas quils aient t tus,mais les actes de barbarie commissur les victimes, quelles aient puautant souffrir avant dtre tues.Ds mon retour en France, jaireprismon texte et laimis au pro-pre. Jhabite prs des plages duDbarquement et jen ai tir uneleon:lammoirenadesensquesielle est partage. La publication dulivre fut comme un remdemagi-que. Aucun psychiatre naurait puparveniraummersultat.

    Vous tes la toute premireromancire rwandaise. Com-ment tes-vouspasse des rcitsautobiographiques la fiction?

    Lorsque jai dcid de faire unroman qui me gurirait vraiment,qui ferait sortir tout le poison enmoi. Je devais donc traiter desannes 1970, qui ont t trs dou-loureuses. Lorsque, pour Notre-Dame du Nil, je dcrivais Gloriosa,dontlestraitssontempruntsplu-sieurs personnes que je connais etqui mont fait souffrir, ctait ungrandbonheur. Enfin, je les affron-tais et les extirpaisdemoi.

    Comment vos livressont-ils reus auRwanda?

    Les gensme disent : Vos livressont nos livres. Cela ne me sur-prend pas. Inyenzi ou les Cafardsestautantmonhistoirequelaleur.Elle appartient la mmoirecollective,commeleditElieWieseldans La Nuit (Minuit, 1958). Jencris jamais en tant quindividu,mais pour celles et ceux qui nepeuvent le faire. Et cela dans unelangueuniverselle, lefranais,sim-ple et accessible tous.Quand jaiobtenu le Renaudot pour Notre-Dame du Nil, qui a t traduit enplusieurs langues, ctait aussi lareconnaissance de lhistoire detous les Rwandais par la commu-naut internationale. Les tu-diants que jai rencontrs Kigalimont charg de ne jamais arrterdcrire tantque je suisdebout. Jaigotauplaisiretauconfortdcri-re, lavantage et lintrt dereprsenter le Rwanda, dinscrirece petit pays dans la littrature.Cest uniqueaumonde, je nepeuxdcevoir. p

    mentpassdemode, ceprdicateuragar-d ses adeptes : les Rwandais continuentde sy rfrer, assure-t-elle, dans le secretet le silence de leur me.

    Longtemps avant le gnocide de 1994,lhommeavait annoncque le jour o lesvaches descendraient dans Kigali, et oune femme serait premierministre cequifutlecasjusquau7avril1994,avecAga-theUwilingiyimana, le Rwanda conna-trait un bain de sang.Aprs quoi, le paysjouirait dune prosprit sans pareille,

    maisquinedureraitpas.Cenestquebienplus tard, lissue dune nouvelle guerre,brve et violente, que la paix reviendraitcette fois-cipourdebon.

    On est loin des livres dhier, avec cause dfendre et ennemis confondre. Hl-ne Dumas, qui a longuement sjourn auRwanda, Benjamin Rutabana et ColetteBraeckman, qui ont une connaissance dupays ancienne et intime, ont tous trois encommun le souci dcrire, avecmodestie,auplus prs des vies. p

    Desfeuxmalteints

    Parutions

    BIENQUELAVALANCHEDITORIALEqui accompagnece 20e anniversaire dugnocide soit globalementmarqueparlapublicationde livresportantun renou-veau, denombreuxouvrages, souventsignspar des journalistes, prolongentles polmiquespasses.DansPolitiques,militaires etmercenai-

    res franaisauRwanda (Khartala), Jean-FranoisDupaquierpoursuit sesenqu-tes chargecontre lappareilgnocidaireetlesmdiasde lahaineutilisspar lestenantsduHutuPoweret leursallis.Figure connuedes dbats passionns

    sur le Rwanda, Patrick de Saint-Exupry,lancienenvoy spcial du Figaro, estretourn sur les lieuxde ses reportages,qui contriburent la crationdunemis-

    siondenquteparlementaire. Et cestsous formedunebandedessine (avecHippolyteaudessin) quil sinterrogedenouveausur les liens ambigus entre lar-me franaise et les gnocidaires rwan-dais. La Fantaisie des dieux. Rwanda 1994se finit surune scne avec lamiral Lanxa-de, proprementhallucinante.

    Retour en images, galement, pour lereporterChristopheCalais. DansUndes-tin rwandais (en collaborationavec lhis-toriende lartNathanRra, Neus), ilrevient sur son travail de photographe,tout en rendanthommageAngelo, unenfant sauvdes charniers.

    Dansunstylepluspremptoire,voirecaricatural, le SuisseGrgoireDuruzreprendlantiennedudoublegnocide,

    quimetsurunmmeplan lesvictimesdugnocideet cellesdescrimesdeguerre.Jevois lesviolencescommeunconti-nuumdactes similaires,bienque lenom-bredevictimes soitdiffrent,expliquelundestmoins (tousanonymes)citsdansPar-del legnocide (Yvelindition).

    A lexact oppos, deux livres acca-blent la France. Le Sabre et laMachette.Officiers franais et gnocide tutsi (Tri-bord), de FranoisGraner, rgalera lesdtracteursde larme franaise. Engagmaisplus nuanc,Aunomde la Fran-ce. Guerres secrtesauRwanda (LaDcouverte), des journalistesBenot Col-lombat etDavid Servenay, proposeunrcit synthtique (et actualis) de tout cequi sest crit sur ce thme. pC.S.

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    ScholastiqueMukasonga:RetrouvermonidentitLcrivainerwandaisepublieunrecueildenouvelles.Soncinquimelivre,et lepremierquisloignedusouvenirdugnocide

    Dossier

    LittratureCequemurmurent les collines.Nouvelles rwandaises,deScholastiqueMukasonga,Gallimard, Continents noirs,160p., 15,90.

    Englebert des collines,de JeanHatzfeld, Gallimard, 112p.,11,90.

    Rcits desmarais rwandais(Dans le nude la vie. Une saisondemachettes. La Stratgie desantilopes),de JeanHatzfeld, Seuil,Fiction&Cie, 704p., 25.

    EssaisetdocumentsLeGnocideau village.Lemassacredes Tutsi auRwanda,dHlneDumas, Seuil, Luni-vershistorique, 376p., 23.

    Rwanda. Racismeet gnocide.Lidologiehamitique,de Jean-PierreChrtienetMarcelKabanda,Belin, 304p., 22.

    De lenfer lenfer. DuHutuPower ladictature deKagame,deBenjaminRutabana,en collaborationavecCatherineBouthors-Paillart, Books,LesMoutonsnoirs, 286p., 19.

    Rwanda.Mille collines,milledouleurs,deColette Braeckman,Nevicata, Lmedes peuples,96p., 9.

    Aunomde la France. GuerressecrtesauRwanda,deBenotCollombatetDavid Servenay,LaDcouverte, Cahiers libres,312p., 19,50.

    Politiques,militaires etmercenai-res franais auRwanda. Chroni-quedunedsinformation,deJean-FranoisDupaquier,Khartala, Hommeset socits,480p., 28.

    Le Sabre et laMachette.Officiersfranais et gnocide tutsi,deFranoisGraner, Tribord,Flibuste, 256p., 7.

    Par-del le gnocide.Dix-septrcits contre leffacementde lHistoire auRwanda,deGrgoireDuruz,Yvelindition, 248p., 15,50.

    LivredephotosUndestinrwandais,deChristopheCalais etNathanRra, bilinguefranais-kinyarwanda,Neus,200p., 36.

    BandesdessinesLa Fantaisie des dieux. Rwanda1994,dHippolyte et de PatrickdeSaint-Exupry,98p., 19,90.

    RevuesLegnocidedesTutsi rwandais,Vingtimesicle,n122,avril-juin2014,PressesdeSciencesPo,224p., 23.

    Gnocidedes Tutsi duRwanda.Unngationnisme franais?,Cits,n57, PUF, 180p., 18.

    Crmonie pour les 20ansdugnocide, Kirehe,dans lest du Rwanda.

    BEN CURTIS/AP

    30123Vendredi 4 avril 2014

  • Les liens du sangAprs le grand succsdeDans lamer il y a des crocodiles (Liana Levi,2011), FabioGeda revient avec LeDer-nier Et du sicle. En 1999, la suitede la gravemaladie de sonpre,Zeno, adolescent rveur, quitte laSicilepourpasser lt chez le vieuxSimone, son grand-prematernelquil ne connat pas. Le vieil hommebourruvit dansun villagedu Pi-monto est enfouie lammoire desonenfance traumatisepar les per-scutions antismitesdu fascisme.Larrivede sonpetit-fils na paslair de lenchanter. Toutefois, entresilences et incomprhensions, legrand-pre et ladolescent finirontpar apprendre se connatre. Ilsdcouvrirontainsi que leurshistoi-res sont plus lies quils ne limagi-nent. En alternant les vnementsde ce dernier t du sicle et lessouvenirs de Simone, lcrivain ita-lienproposeun romanpoignant,tout endlicatesse, o la force desparoles souligne lintensitdes mo-tions.Dans cette rencontrede deuxunivers, chacun finirapar trouver lemoyende soigner ses propres bles-sures intrieures.p Fabio GambaroaLeDernier Et du sicle (Lultimaestate del secolo), de Fabio Geda, traduitde litalien par Dominique Vittoz, AlbinMichel, 388p., 21,50.

    De labsenceUnauteur au chmageest quittpar sa compagne; unpre defamille voit sa femmeassassinesurunparking; undirecteurde scie-rie tentedeprier pour son filsmort.Souvent campes, du Texas lAr-kansas, au volantde leur pick-upouau sommetde leur tracteur, les figu-res de ce recueil denouvelles dcou-vrentqutreunhomme, unhom-meaccompli, cest faire en perma-nence lexpriencedumanque. Cesrcits ont la dimensionde leur col-re, de leurdouleur, de leur courage.Remarqupour Le Sillagede loubli(Gallmeister, 2012), lAmricainBru-ceMachart fait entendreune voixsimple et franche, empruntant auxclassiquesde la littraturedu suddes Etats-Unispour les parerde tein-tes indites, esquissant, au fil de cesnouvelles, une grandemtaphore

    de labsence.pPaloma

    Blanchet-HidalgoaDes hommes endevenir (Men in theMaking), de BruceMachart, traduit delanglais (Etats-Unis) parFranoisHappe,Gallmeister, NatureWriting, 200p., 22 .

    Science familialeToute sa vie,MichelDaguer a t fas-cinpar le thormedeBienaym-Tchebychev,qui permetdvaluer lersultat dune expriencealatoire.Cestmmeen sappuyant sur luique cemdecin cherchera rglersa successionentre ses deuxenfantslgitimeset son fils naturel. Si lenomdu thorme, unpeudform,donne son titre aupremier romandeCarolineRendebon, cest parceque le principemmede famille ysemble tenupourune expriencealatoire.Affaire de rencontres dehasard, de liens dictspar la contin-gence, de compromisns des cir-constancesCest ce regardpos surlesDaguer, et les relationsquilsentretiennententre eux, de laprs-guerre nos jours, qui fait loriginali-t deBien-aimTchebychev, sagafamiliale fragmente et elliptique.

    Oscillant entremlan-colie et cruaut, lau-teure a construit avecfinesse ce romandontla russitene doit gu-re auhasard. p

    Raphalle LeyrisaBien-aimTchebychev, de CarolineRendebon, LaDiffrence,224p., 18 .

    Sans oublier

    FlorenceNoiville

    Milan Kundera est n Brno, en Bohme, le1er avril 1929. Il vientdonc davoir 85 ans,mais dteste les anni-versaires.CommeDAr-

    delo dans La Fte de linsignifiance (lire enpremire page), il se mfie des chiffresquoncolledessusetquirenvoientlahonte de vieillir. Vieillir? Avec sa longuesilhouette et ses jambes nen plus finir,lauteur de LInsoutenable Lgret deltreapourtantlallurelgantedunter-nel jeune homme lorsquil se promnedanssonquartierdu6earrondissementdeParis. Son enthousiasme est communica-tif lorsque, sirotant sa vodka au bar duLutetia, il senflamme en parlant de Jana-cek ou de limportance de la compositionmusicaledanssonuvre,ouvousmontreses derniers dessins des cratures lasti-ques,mi-singesmi-hommes,avecunsou-rire nigmatiqueetune fleur lamain

    Peut-tre est-ce sonmode de vie qui luivaut cettemerveilleuse fracheur? Ecrire,dessiner, plaisanter avec la spirituelleVra, son pouse, aller respirer, loin desparticules fines, lair des ctes de la Man-che et surtout, surtout, se protger le pluspossible de la pollution mdiatique :voil le rgime auquel il se tient et qui luirussit. Depuis prs de trente ans, depuisla parution de LArt du roman (Gallimard,1986),Kunderaa cessdeparler enpublic.Jai fermement dcid : plus jamais din-terviews, disait-il alors. Pourquoi? Pourdeux raisons aumoins. La premire, cestqu ses yeux seule luvre compte, paslhomme.CommeFaulkner,Kunderarve-rait dannuler lcrivain en tant quhom-me,pour quil soit supprimde lhistoi-re, ne laissant sur elle aucune trace, riendautre que les livres imprims.

    En2008, ce silencea fait de luiuneciblede choix lorsquun magazine tchque aexhum un document de 1950 sugg-rant que Kundera, lpoque, auraitdnonc un de ses concitoyens, qui futparlasuitecondamnlaprison.Denom-breuxhistoriensetcrivainssassocirentalors pour prendre sa dfense. On par-donne difficilement un homme dtregrandet illustre.Maisencoremoins,sil ru-nit ces qualits, dtre silencieux, crivaitalors dans Le Monde lcrivain YasminaReza (18 octobre 2008). Kundera najamais cd linjonction tacite qui veutfaire de lcrivain un guide, un philosophe(ses essais sont autant de questionne-ments), un historien ou, dune faon plus

    pernicieuse, un homme qui aurait descomptesrendre.Mmedanscescircons-tancesqui lemeurtrirent,Kunderase tint,solitaire, dans lemmesilencedigne.

    Uneuvre translinguistiqueAutre raison du silence : le rewriting

    cettemanievenuede lAmriquede toutrcrire. Interviews, entretiens, proposrecueillis (). Un jour, toute la culture pas-seseracompltementrcriteetcomplte-ment oublie derrire ce rewriting,met-ilengardedans LArt du roman. Il ny adoncque la source. Luvre. Mais laquelle ?Luvreentchque?Enfranais?CommeConradouNabokov, Kundera a chang delanguedcriture. Onparle de sa priodetchque (deRisiblesamoursLImmorta-lit) et de sa priode franaise ( partirdeLaLenteur).Or, leschosessontpluscom-pliques, explique Franois Ricard, qui anotamment dirig les deux volumes deLa Pliade consacrs de son vivant,fait rare Milan Kundera. Ses premierslivres ont beau avoir t crits en tchque,seulsRisiblesamoursetLaPlaisanterieontt dits en Tchcoslovaquie, la fin desannes 1960, pour tre aussitt frappsdinterdit et disparatrependantvingt ans.Quant aux cinq romans suivants, ils nontjamais exist publiquement en tchqueavant la chute du communisme. Ctaientdes livres fantmes qui ne devaient leurexistence quaux traductions. Do cettesituationparadoxale: celle dun texte sansoriginal connu, et dun auteur crivant

    dans une langue dont il sait davance quecenest pas celle dans laquelle il sera lu.

    Ce qui na jamais chang, en revanche,cest limportance que Kundera attache laclartet la concisiondesescrits.Quilsagisse de romans, dessais, de pices dethtre,mon langageseveut simple,pr-cis,commetransparent,dclarait-ilnagu-re. Et il se voudrait tel dans toutes les lan-gues. Do le soin extrme quil porte ses traductions.Pour certaines, il les corri-ge inlassablementen trenteans, il y auraeu cinq versions de The Joke. Do aussi laconsciencequi luiestvenuettquesonuvre nest attache aucun idiome enparticulier. Kundera a ce quon pourraitappeler une conscience translinguisti-quedesonart,noteFranoisRicard.Uneuvre trans- ou polylinguistique :encoreun cas uniquedans la littrature.

    Cette fluidit de luvre qui noffre desseinaucuneconclusionmorale,privil-gie le doute, lintelligence, la culture,maisaussi le refus du srieux, le plaisir, la liber-t , explique sans doute son succs(1,3million dexemplaires vendus en Fran-ce pour LInsoutenable Lgret de ltre).Elle explique aussi que Kundera soit tra-duitdansplusdetrentelangues,lupartou-tes les gnrations, et que, partout dans lemonde, de jeunes collgues se rcla-ment de lui. Milan Kundera estmon preromanesque!, scrie le romancierbritan-niqueAdamThirlwell, qui se plat racon-ter comment LArt du roman a chang savie. Il nestpas le seul.p

    PassionsassassinesdanslatourbeirlandaiseChasselhommeduDonegal laPennsylvanie.UnimplacablepremierromansignPaulLynch

    p o r t r a i t

    Repres

    Depuistroisdcennies, lauteurdeLaFtedelinsignifiancefuit lesmdias.Uneviedanslombreauservicedunecriturelumineuse

    Kundera,savieestailleurs

    Stphaniede Saint-Marc

    Il suffit parfois dun rienpour faire natre un senti-mentdaffront.Sousunpr-texte futile, un ombrageuxpropritaire terrien dcideun jour de chasser de son

    domaineunmtayer,etavec lui safemmeenceinteet leurpetite fille.Ce drame se noue au cur duDonegal, lextrme nord de lIr-lande sous le joug britannique,dans les premires dcennies duXIXesicle.

    Augeste dumatre va rpondrela violence, ouvrant la voie unevengeanceimplacable.Unechasse lhomme commence, qui partdes hauteurs de Trawbega Baypourprendre fin de lautre ct delAtlantique. Fuite, poursuite, lesdeuxmouvements alternent tout

    au long du rcit dans des tableauxsuccessifs o lon arpente les lan-des tourbeuses du Donegal avantderejoindre lechantierducheminde fer de Pennsylvanie, alors enconstruction.

    Au cours de cette traque, deuxfigures, symboliquement, se fontface. Celle de John Faller, inten-dant de la proprit, un individudune cruaut glaciale, esprit froidguidparun instinctprdateur. Etcelle de Coll Coyle, homme de laterre, qui, pris dans un pige auxdimensions gigantesques, se batjusqu la fin pour prserver sadignit. La fidlit aux siens restssur le domaine obsde Coyle toutau long de sa course ; plus encoreque par sa prsence leurs cts,elle passe par une lutte constantepour sauvegarder son humanitmalgr les vents contraires. Falleret Coyle, figures inverses du bienet du mal, saffrontent au coursdun combat ingal autant quemagistral, dont lissue, jusquaubout, restera incertaine.

    Le monde de lIrlandais PaulLynch frappe par la vigueur aveclaquelle il est tir du nant. Chezlui,paysagesettresvivants,faon-ns dans une mme pte, acqui-rentunematrialitsaisissante.Laterre gorge deau du Donegal,locan, sa houle perptuelle, legrand sillon rocailleuxdu trac duchemin de fer, surgissent commedespersonnages,dresssdunblocensurplombdurcit.Lanature, leslments deviennentdes protago-nistes part entire, alors que lesindividus,dpouillsde toutepsy-chologie, existent par leurs seulsactes et leurs seules sensations.

    Lamesde fond intrieuresAinsi, dans ses efforts perdus

    pour sauver sa peau, Coyle nestpas seulementauxprisesavec sonpoursuivant.Lapluie irlandaise, latempte qui menace le navire, lesoleil crasant de la Pennsylvanie,mais aussi la faim, lpuisement,la maladie simposent lui et luidictent leur loi.

    Quand Paul Lynch parle de cepremier roman, il raconte avoircd un appel. Par crainte delchec, il a commencpar rsister,mais lcriture est venue le cher-cher. Cest de cette gense contra-riequelelivretiresonsouffle.Etlalangue garde la trace de ces lamesdefondintrieures.Emporte,ima-ge, frlant les limites, elle exploreles mots rares, tente les archas-mes,parfois aurisquede lexcs.

    Inspir par un pass sans date,plus mythique quhistorique, Uncielrouge, lematinestaussipleine-ment contemporain par les syn-thses quil opre. Son rythme etses visions, son suspense, sontempruntsungedimagesetdecinma.Par ses influencesmles,par sa gographie clate quiouvre sur lAmrique et samoder-nit, il fait fusionnerdes tempora-lits a priori inconciliables. Lersultat est un premier romanplein de promesses, que londcouvre avec la curiosit duneuvreendevenir.p

    Littrature

    GROSSETTI/MP/LEEMAGE

    Unciel rouge,lematin(Red Sky inMorning),dePaul Lynch,traduit de langlais(Irlande)parMarinaBoraso,AlbinMichel,304p., 20.

    1929MilanKunderanat Brno, enTchcoslovaquie.

    1948Il tudie la littratureet lesthtique la facultdephilosophieCharlesdePrague.

    1950 Il est excluduParti communiste.

    1967-1968LaPlaisanterieetRisiblesamours (Gallimard,1968et 1970), vus commedescritiquesdutotalitarisme.

    1973 Lavieestailleurs(Gallimard),prixMdicis.

    1975 Il quitte la Tchcoslova-quiepour la France et devientprofesseurde littraturecompareRennes.

    1981 Il prend lanationalitfranaise la tchque lui avaitt retire en 1979.

    2009PrixCinoDelDuca.

    4 0123Vendredi 4 avril 2014

  • Florence Bouchy

    Apropos dEn finir avec EddyBellegueule (Seuil, 224p.,17 ), grand succs de cedbut danne, linfluencedu sociologue Pierre Bour-dieu a t beaucoup com-

    mente.Cenestpourtantpasunecitationde La Distinction (Minuit, 1979) qui figureen exergue du premier roman dEdouardLouis, mais une phrase tire du Ravisse-ment de Lol V.Stein, de Marguerite Duras(Gallimard, 1964). Luvre de lcrivainesest impose lui comme une vidence.Jai t confront pour la premire fois son criture loccasion dune reprsenta-tiondeLaDouleur,miseenscneparPatri-ce Chreau, raconte-t-il, et je crois pouvoirdirequejenensuis jamaisrevenu.Jailufr-ntiquementDuras, tout ce que je pouvaislire, tout ce quilmtait possiblede lire.

    NquatreansavantlamortdeMargueri-teDuras(1914-1996),EdouardLouisestmar-qu par son travail, comme le sont beau-coupdcrivainsdesagnrationetdecellequi prcde. Souvent, ils ont grandi en lavoyant la tlvision.Mais ils taient toutauplusdesenfantslpoqueoellecristal-lisait, autourdesapersonnecommede sestextes, autantde ferveurquedempris.

    Dans les annes 1980, on tait duras-sien la folie ou lonmoquait, parfois vio-lemment, cette criture courante quitait devenue sa marque. On pastichait

    son style, son rythme saccad et ses phra-ses peu structures, dans lequel on nevoyait quemanirisme, et lon brocardaitsa prsence mdiatique, invoque com-me preuve de son immodestie. Alorsquest clbr le centenaire de sa naissan-ce, le 4 avril 1914, lauteure de LAmant(Minuit, 1984, prix Goncourt) nest plusgureun sujet de controverse. Il est possi-ble, pour ces jeunes crivains, de rflchirposment lhritagequelle leur a laiss.

    Si son uvre a cess de dchaner lespassions ngatives, sa personne, sa voix,ouencoremaiscest toutun lidede lalittrature quelle incarne restent lasource dadmirations extrmes. Plusencore que des hritiers, peut-tre, Mar-guerite Duras a un fan club chez lesauteurs venus lcriture aprs sa mort.Le romancier Tanguy Viel, n en 1973,avoue ainsi quavant dtre lui-mmepubliauxEditionsdeMinuit, ilavait lu,20ans,Moderato cantabile (Minuit, 1958)etLaMaladiede lamort (Minuit, 1982).Cet-te dernire lecture lavait tant marququil stait fait faire un tee-shirt avec lapremirepage imprimedessus.

    Au nombre des admirateurs de Duras,de ceux pour qui parler delle ne peut sefaire que sur le mode de la dclarationdamour, on compte aussi, lvidence,Arnaud Cathrine, 40 ans. Jai dcouvertDuras avec La Musica deuxime (Galli-mard, 1985), quima tout de suite agripp.Puis ilyaeucepointdebasculequi faitqueje suis aujourdhui dingue de cetteuvre:cest elle,Duras. Elle dans les filmsdePierreDumayet et de Benot Jacquot. La cratureDuras. Alors voil, jai aim et jaime tou-jourspassionnment lcouterdans toutesles archives que jaccumule, cette voix etcettepensequiavancentpar-coups,par-fois obscures pour commencer, cetteDurasqui chercheet laisseplaceau silencesans embarras, fixant linterlocuteur lon-guement, puis reprenant brusquement etaboutissant ce quelle cherchait: une v-rit prcieuse et, parfois,mme, gniale.

    Quand il sagit de mesurer non leuradmiration,mais ce que leur criture doitprcisment Marguerite Duras, les jeu-nes auteurs sont plus nuancs. Ils savent,comme Jakuta Alikavazovic (ne en 1979),que Duras est de ces crivains que lon nepeutprolongernimmeimiter,maisseule-ment singer. Son impact sur moi, entant qucrivaine, ajoute-t-elle, est donc

    plus secret. Le Ravissement de Lol V.Steinest lundesromansauxquelsjepensebeau-coup, et quand jcris et quand je ncrispas. Il a eu une influence durable sur moi,surmafaondepenser ledispositif fiction-nel et ses enjeux. Mais jespre que cetteinfluence ne saute pas aux yeux quand onlitmes propres livres !

    Profondmentmarqueparsalecture,ladolescence,dUnbarragecontrelePacifi-que (Gallimard, 1950),MarieModiano,neen 1978, a tout de suite t sensible cetunivers, ltrangetdes relations entre lespersonnages, ce style la foismoderne etlimpide, cette solitude sur fondde paysa-ges lointains et exotiques, solitudes quiplongent dans le drame sans crier gare.Mais elle ne saurait dire prcisment cequeses textesgardentdecette lecture fon-datrice. Linfluence de Marguerite Durasse cache sans doute quelque part, mais jenen ai pas clairement conscience. On estprobablementnourri,unmomentdonn,par ses classiques sans sen rendre comp-te; ils fontpartiedevous,aummetitrequedespenses, des souvenirs oudes amis.

    Certains savent nanmoins presqueexactement ce queMargueriteDuras leura appris. Si ArthurDreyfus, n en 1986, neconsidre pas Duras comme lune de sesinfluencesdirectes, ilsaitquelle laouvert la blancheur, et la nuit. Il faut laisserla nuit entrer dans un livre, disait-elle, etjaimecetteide,affirme-t-il.Cest linexpli-cable. Le secret. Quant la blancheur, cestcelledulangage.Ellemaappriscrire : Ildit ou Elle dit, sans avoir honte dem-ployer cette transparence-l.

    LauteurdHistoiredemasexualit (Gal-limard, 368p., 21 ) sinterroge aussi surles raisons pour lesquelles MargueriteDurasintressesouventunlectorathomo-sexuel. Lhomosexuel, explique-t-il, estconfrontdanssa jeunesseuncartentrele dsir de son corps et celui de la socit.Duras a fait roman de sa vie, sans faussepudeur, et na cess de se rapprocher enco-re delle-mme au fil des annes. Parailleurs, les femmes qui crivent sur leursexualit ont toujours plu aux gays parceque, comme eux, elles sextraient dune

    catgorieattendue.EdouardLouisnecontesteraitsansdou-

    tepascetteanalyse,mmesil inscrit lafor-ce subversive de lcriture durassiennedans une perspective plus large. Jai tfrapp, souligne-t-il, par cette volont dedonnerlaparoleceuxquiensontdposs-ds, parler des domins, des exclus, dessouffrants, des damns. Les femmes, lesjuifs, les fous, les classes populaires, lesenfants, les homosexuels. Duras a t aucurdemon travail dans cettemesure-l:crire,cestunactedervolte,dersistance,dinsoumission,cestuncheminementversle refus dtre gouvern.

    Lcriture de Marguerite Duras ne serduit pas quelques analyses ou quel-quesadjectifs si cenest aubeauduras-sien, dont lvidence trompeuse mas-quemal lamultiplicitdes faonsde sap-proprier ses textes. Luvre de Durassadapte plusieurs niveaux de lecture,insiste Jakuta Alikavazovic, elle ne refuseau lecteurni les joies romanesquesprten-

    dument simples ni celles, sans doutemoins immdiates, de la rflexion et deltudepotique.Cestuneuvresduisan-te, au sens fort du terme. Quils vouentun culte Marguerite Duras, quils aientt branls, ou simplement marqus,par son uvre et sa posture dcrivaine,cest avant tout une faon unique denvi-sager la littrature et la vie, la littraturedans la vie, qui constitue sans doute lin-fluencelaplusdcisivede lcrivainechezces jeunes auteurs.

    Pour Tanguy Viel, Marguerite Duras,cest linsuffisance de la littrature, sadploration sans fin, son manque essen-tiel. Dans sa voix, dans le timbre de seslivres, il y a lchec mlancolique de tout,absolument tout. Elle est toujours ende de la littrature, en rvant dtre

    au-del. Comme tous ses admirateurs,le romancier a dailleurs sa phrase fti-che, quil cite sans hsitation : Cestdans Dtruire, dit-elle (Minuit, 1969),quandAlissa dit : Dans le livre que je naipas crit, il ny avait que toi.

    Cest aussi sa faon denvisager lenant,daccepter,parexemple,denerienfaire,dene riencrire, quePatricePluyet-te, n en 1977, relve comme un legsdurassien. Lauteur de La Traverse duMozambique par temps calme (Seuil,2008) aimesesphrases sches et percu-tantes, roulantes et fluides, qui librent lapense. Mais il trouve surtout un cho sapropre sensibilitdans cequeMargue-riteDurasditdesapropremaniredcri-re : Elle prend a demanire trs patien-te, silencieuse, taiseuse, explique-t-il. Ilny apas dhystrisationde lactedcritu-re chez elle. Parfois, une ou deux phrasesviennent, et ellesnontpusurgirquegrce cet tat-l de vacance.

    Reprenant le titre du dernier livre deMarguerite Duras, Cest tout (POL, 1995),danslequelYannAndra,sonderniercom-pagnon, recueille les propos de lcrivai-ne, Arnaud Cathrine rsume joliment sadette, et celle de sa gnration, songard: Elle indique lcrivain le cheminvers lui-mme, cest--dire vers linventionde lui-mme laquelle il doit procder :Cest tout et cest lemeilleur.p

    LesenfantsdeDurasSapersonne,sonuvreoulidedelalittraturequelleincarneCentansaprssanaissance,lauteuredeLAmantcontinuedefascinernombredejeunescrivains

    Parutions

    Elle indique lcrivain le cheminvers lui-mme

    ArnaudCathrine

    Plus encoreque des hritiers,peut-tre,un fan-club

    Enqute

    Rditions

    LesYeuxbleus cheveuxnoirs,Minuit, Double, 160p., 7 .

    Les Impudents, Folio, 256p., 7,90.

    Dixheures et demie du soir en t,Folio, 160p., 5 .

    Outside, suivi duMonde extrieur,Folio, 624p., 8,40.

    Ah! Ernesto, illustrationsdeKatyCouprie, ThierryMagnier,40p., 14,50.Ds 7 ans.

    CtaitMargueriteDuras,de JeanVal-lier, Le Livredepoche, 1568p., 28 .

    Indit

    MargueriteDuras,de LaureAdler,Flammarion, 256p., 39,90.

    Le 13mai paratront les tomesIII et IVde sesuvres compltes chezGalli-mard, Bibliothquede la Pliade,1936p.et 1600p. , 62 et 58.

    LaMaladie de lamort,mise en scneparMurielMayette, en 2014.

    BRIGITTE ENGUERAND

    50123Vendredi 4 avril 2014

  • LesLumiresdanslavalleAuXIXe sicle,FranzMichaelFelderacritsonautobiographiedufonddesAlpesautrichiennes.PeterHandkeatircessouvenirsdeloubli

    EddyditeurEdouardLouis, crivain et sociologue,auteurdEn finir avec EddyBellegueule(Seuil, 2014), sonpremier roman, prend ladirectiondunenouvelle collectionauxPUF,intituleLesmots. En 2013, ltudiantlEcolenormale suprieureavait publidanslammemaisonPierre Bourdieu, linsoumis-sion enhritage. Sa collectionaccueillerade courts textes dbauches, dentretiens, deretranscriptionsde confrencesou encorederflexions collectives sur des sujets thoriques et doncpolitiques afindedonner voir et lire la pense en construction.Premieropus, paratre le 28mai: Foucault contrelui-mme, sous la directionde FranoisCaillat.Unautre romancier, galementuni-versitaire, se voit chargdune collectiondesPUF. Il sagit deTristanGarcia, qui remplaceClaire Secail la tte de la Sriedes sries,une collectiono il avait publi en 2012 SixFeetUnder.Nos vies sansdestin.

    AvantScarlettLesayantsdroit deMargaretMitchell sem-blent tenir lcrivainDonaldMcCaigpour ledignehritierde lauteuredAutant enemporte le vent (1936). Aprs avoiroffert lagrandesaga sudisteune suite avecClanRhettButtler (Oh!, 2007), il vabientt enpro-poserunprquel. Soit un romandrivqui, chronologiquement,prendplace avantluvreoriginelle. Prvupour lemoisdocto-bre auxEtats-Unis,Ruths Journey (LeVoya-gedeRuth)narrera lhistoiredeMammy,lesclaveet domestiquede ScarlettOHara,depuis sonexil forcde la colonie franaisedeSaint-Domingue, en 1804, jusquSavan-nah, enGorgie et audomainedeTara.

    ReliqueInaugure le 1eravril, laGaleriedesdonsduMusede lhistoirede limmigration(Paris12e) exposenotamment la truelledeLuigiCavanna,predeFranois. LauteurdesRitals, disparuen janvier, lavaitofferteaumuseen2012.

    Souvenirs,souvenirsInventesparPaul-JacquesBozonentre1961et 1978, les aventuresdes Sixcompa-gnons, gamins lyonnais jouantauxdtecti-ves, onttdvorespardesgnrationsdadolescentsdans laBibliothqueverte.Elles font leur retourdans larose, sousdescouverturespimpantes.Trois titres (224p.,5,70chacun)viennentdesortir.HachetteJeunesseenvisagede rditer lensembledela srie, soit unequarantainedouvrages.

    Christine Lecerf

    N en 1839 dans unvillage recul desAlpes autrichien-nes, Franz MichaelFeldertaitconsid-r en son temps

    comme un vritable phnomne.Une fois les btes nourries et lebois rentr, sil lui restait encoredu papier, ce paysan autodidactesattelait lcriture.Maniant aus-si bien la fourche fumier que lalangue de Goethe, celui quonappelait lcrivain paysan deSchoppernau fut lauteur dedeux romans, Sonderlinge (Desgens bizarres, 1867) et Reich undArm (Riche et pauvre, 1868). Ilnaccda toutefois une vritablereconnaissance quavec Scnes dema vie, son autobiographiepublie titre posthumeen 1904.

    Le 15mai 1915, lcrivain vien-nois Arthur Schnitzler note dansson Journal (Rivages, 2009) quil alu les souvenirs de Felder et sestendormi peu aprs minuit. Puistoute luvrede Felder entredansla longue nuit de loubli. Il faudraattendre plus de soixante-dix anspour quun autre crivain autri-chien, Peter Handke,mentionne nouveaulenomdeFelderdanssesCarnets du rocher (Verdier, 2006).

    En 1987, Scnes de ma vie est nouveaupubli enAutriche. PeterHandke en rdige la prface, quifera date : Que peut signifierpour un lecteur du XXe sicle finis-sant lautobiographie dun pay-sanduncoinperduau fin fondduBregenzerwald? Pour moi, elle areprsent bien plus quune int-ressante lecture. Elle ma expliqumapropreenfance. Et quand jedisexpliqu, je veux dire : elle mafait comprendre mon enfancecampagnarde.

    Lente dcouverteDepuis, dautres crivains plus

    jeunes continuent duvrer laredcouverte de Franz Felder enAutriche. Cest le cas dArno Gei-ger, qui a multipli les lecturespubliques de luvre de son com-patriote.Nen1968,luiaussiorigi-naire du Bregenzerwald, dans leLand du Vorarlberg, Arno Geigerse souvientde sa lentedcouvertede Scnes de ma vie : Enfant, lenom de Felder me disait quelquechose, mais je ne lai lu que bienque tard. A lcole, il ne jouaitaucun rle. Moi-mme, je lasso-ciais au XIXe sicle, la rgionduVorarlberg, tout ce que je voulaisquitter.Cest Vienne, vers lgede23ans, que jai lu Scnes dema viepour la premire fois.

    Si, pour Handke, lautobiogra-phie de Felder est avant tout une source de connaissance, o lidal agissant dans chaquephrase reste purement instinc-tif, pour Arno Geiger elle recle

    davantage une force lmentai-re, qui tient la raison et labeaut de ce qui agit lamarge:Felder est un original de bout enbout.Original,entantquerforma-teur social. Original, par ses origi-nes linguistiques. Original, parcequil sest ressaisi artistiquement lafindesacourtevie,etcepoursaf-firmer dans toute sa singularit.

    Franz Michael Felder na eneffet rien du pote du terroir delpoque Biedermeier (1815-1848).Comme lcrit trs justementHandke, ce nest pas la posses-sionmais la justiceque Feldercherchedanssadescriptionrenou-vele des choses, des paysages etdestreshumains.Contemporaindesmouvementsdmancipationde1848,Feldersactivepartous lesmoyens faire entrer les Lumi-res dans sa valle perdue. Il fondela premire cooprative agricolede la rgion et cre galement lapremire bibliothque de prt enAutriche. Vritable bte noire desprtres et des barons du fromage,il est accus dtre un hrtique,unrpublicainrougelasoldedesfrancs-maons.

    Bouleversparlamortdesafem-meetusparundur labeur, Felderrassemble ses dernires forcespour satteler au rcit de sa vie.Selon ladagedun vieil hommedelavallevoisine,lhommeintgre

    etdebonnevolontquicritauseindupeuple et pour le peuple accom-plira bien plus de choses quuncur. Ilmeurt peu aprs, en 1869.Il napas atteint les 30ans.

    Insparable de luvre dunevie, un tel engagement social asans doute contribu la relga-tion de Felder comme crivainrgional, mais il nempcha paspour autant les nazis autrichiensden annexer la figure. Le13mai1939, loccasion du cente-naire de sa naissance, toutes lescoles du Vorarlberg durent ren-dre hommage au prcurseur dunational-socialisme.

    Avec un tel esprit antiauto-ritaire, jamais servile, toujoursaux cts des plus faibles, FranzMichael Felder tait pourtanttotalement inappropripourunetelle rcupration, souligne ArnoGeiger. Les nationaux-socialistesont tout dgrad : les prnoms,les noms, les rues, les maisons, lesarbres, les fleurs, les couleurs,les formes Tout, sans exception.Felder a disparu pendant desdcennies de notre champ devision,parceque tout regardpossur la ralit campagnardeouprovinciale tait discrditpar dfinition.

    Scnes de ma vie est un grandlivre fondateur, qui inaugure unrapport nouveau entre le mondede la terre et celui de lesprit. Ilconstitue cet gard un tournantdans lhistoire de la littratureautrichienne. Oui, jai pu lire lercit de la vie de Felderparagrapheaprs paragraphe comme jelaurais fait des articles dun textede loi, avec une prudence et uneattention extrmes quaucune fic-tion ne requiert, conclut PeterHandkedans sa prface.

    LatraductionmticuleusedOli-vier LeLay restituemot mot cet-te patiente conqute. Elle permetau lecteur franais dprouver son tour ce que le tout jeune Fel-der a ressenti : le sentiment dtrelargi. p

    CestuncauchemarVoil cequavait crit lditeurCharlesPrenticeen1934SamuelBeckettpourexpliquer sonrefusdEchosBones textede 13 500motsque lditeuravait lui-mmedemand lcrivaindalors28anspourcomplterunrecueildenouvelles,Bandeetsarabande (Minuit, 1995).Dansune lettreunami,le jeuneauteursedisaitdcouragpar le rejet decettecomposition:Jy aimis tout ceque je sais.Ceconte fantastiquetait rest indit. Il serapubliauRoyaume-Uni le 17 avrilpar Faber&Faber.

    Scnesdemavie(AusmeinemLeben),de FranzMichael Felder,traduit de lallemand (Autriche)parOlivier LeLay,Verdier, 310p., 22.

    SorcelleriesPour sa part, LesAnimaux fantastiquesnestni unprquelni unsequel de la sagaHarry Potter, a fait savoir lauteure,J.K.Rowling: cest une extension, uneexpansionde sonmondemagique. Ce livrecourt, paru chezGallimarden 2001, censtre la copie dunmanuel scolairede lcoledes sorciers, va devenir une trilogie cinma-tographique.Mais, pour lheure,Harry Pot-ter sembleavoir trouvunnimesucces-seur:Nathan, un jeune sorcier sorti de lima-ginationde la BritanniqueSallyGreen. Parule 3mars enGrande-Bretagne, le premiertomede la trilogieHalf Bad sest coul 9000exemplairesds la premire semai-ne. Les droits de ce livre ont t achets par47pays. En France,Milan Jeunesse le publie-ra en septembre.

    Paysanetcrivain,unevieendissonanceSANSAMERTUME,Scnesdemavieretraceunedestineparsemede roses etdpines, prise entauentreunpro-fondsentimentdap-partenanceetunimprieuxdsirdlvation.Pour la

    premire fois, unpaysandesAlpesautri-chiennesyparle lapremireperson-ne, sclairant lui-mmeet clairant lessiensdune toutenouvelle lumire.

    Dungeste calmeet sr, dansune lan-gue limpide, FranzMichael Felder

    dcrit commenul autre avant lui cetteflure en touthommequi sefforce de fai-re valoir sa singularit : la solitudedelenfant fragile qui se creuse la tte, levertige adolescentdentre riendevantunpomede Schiller, lesmdi-sances croissantesdes gens duvillage,linquitudedes parents qui se deman-dent ce que leur Franzmichelpeutbien avoir crire de beau.

    Mais lheurenest pas encore ladissonance. Lcrivain endevenirdoit tairesondsir jamais teintdtreun jourpubli.Mme ses amisfidles, qui, comme lui, veulentfairelanique auxprjugs, il nosepasenco-

    re faire lecturede ses griffonnages.Lapeur du rejet lemporte encore sur lancessitdcrire. Tarddans lanuit, lejeuneFelder tient en secret un journalquil intituleDucur et dupays. Cestcetteautremoitide lui-mmequipoussera lcrivainaccompli au soir desavie prendreunedernire fois laplu-mepour crire Scnes demavie.pC.Lf

    Je navais plus rien demamre, qui jtais si semblable sinon, etje devins simaigre que tous cru-rent que jtais souffrant.Moi, jene remarquais rien, sinon que lesommeil paisible dautrefoismavait tout fait fui, et quejimaginais, je dsirais, je faisaisdans des rves tourments les cho-ses les plus insenses et les pluscontrairesmanature. Je nerenonai pas mes lectures pourautant, et lorsque revinrent les

    rigueurs de lhiver, je bourrai defoinma chaise et les nombreusesfentes dans lesmurs demapetitechambre. Si par extraordinaire jal-laisme coucherplus tt, je ne trou-vais le sommeil, et unmalaise inex-plicable ne tardait me relever. Jentais plus du tout maplace par-mi les gens dici, et cependant je nedirais pas que je dsiraismenfuir.Je prfrais tre seul.

    Scnesdemavie, page149

    Cest dactualit

    Paysage demontagne (1838),de Ferdinand GeorgWaldmller.

    DEAGOSTINI/LEEMAGE

    Extrait

    Histoiredun livre6 0123Vendredi 4 avril 2014

  • Pluriel BayardDans lunedes expriencesscientifi-ques lesplusclbres (parbonheurpurementthorique),unchat,enfermdansunebote et soumisdes rayons radioactifs, sy trouve lafoismort etvivant ainsi Schrdin-ger illustra-t-il, en 1935, la thoriedesuniversparallles laquelle lavaitconduit ltudedesquanta.De cetteinfinitdunivers, les auteursdescience-fictionsesont, depuis, empa-rset seplaisent imaginer lespointsdepassage. Sen saisissantsontour, PierreBayard imagine, lo lapsychanalysesupposeunedivi-sion internedusujet (partagentrelaconscienceet linconscient), desexistencesplurielles.Dans cettepers-pective, luvre littrairedevientunmonde intermdiaire,ancrnonplusdans les replisdunepsychdivi-se,maisdans tous cestatsvirtuelsdontnousdote la science lapluscontemporaine.En inventeurde lacritiquesouponneuse (qui consisteprouverque lauteurdun romanpolicier sest trompde criminel)oudes rattributionsdouvragesdautresauteursqueceuxfixsparlhistoire littraire, PierreBayardtrouve iciunecaution inattendueetrjouissante sespropres thories.p

    Jean-Louis JeannelleaIl existe dautresmondes,de Pierre Bayard,Minuit, Paradoxe,156p., 15 .

    Refaireles Etats-UnisA lissuede laguerredeScession, lanationamricaineest rebtir. Ilfaut solder les dettesdeguerreet sta-biliser lamonnaie: les dbatscono-miquesde lapriodede laRecons-truction (1865-1877) font surgirunenouvelledchirure territoriale,au-delde la confrontationNordcontreSud. FaceauNord-Est indus-triel, dfenseurde ltalon-or, leMid-westagrarienest favorable linfla-tiondesbilletsverts. Lesectionalis-me, expressiondeces intrts rgio-nauxantagonistes,dessineune lignede fractureau seinmmedes rcentsvainqueurs.Loppositionentresec-tionspse alorsbienplusque le jeudespartis auCongrs.Dansceplai-doyerpourunehistoire spatialedupolitique,NicolasBarreyremontreavecbriocomment ladimensiongo-

    graphiqueconstituedepuis lorsundtermi-nantessentielde laviepolitiquetats-unien-ne.p PhilippeMinardaLOr et la libert.Unehistorie spatialedes Etats-Unis aprs laguerre de Scession, deNicolas Barreyre, ditionsde lEHESS, 309p., 27.

    Paris fut russeMlantrudition,gotde larchiveinditeet artdu rcit,Marie-PierreReycampeunpisodemconnu: lesquelquessemainesdoccupationdeParispar les troupes russesauprin-temps1814. Le 31mars, lissuedunecampagnemilitaire fulgurante,AlexandreIer entre triomphalementdans les ruesdeParis.Mais le tsar, silfait abdiquerNapolon,nestpasunadversaire irrductiblede la France.Fascinpar la cultureet lapolitique,cellesde lAncienRgime,de laRvo-lutionet de lEmpire, il prneetimposeauxBourbons,qui revien-nent sur le trne,un inflchissementlibral et le respectdes liberts indivi-duelles.Cest enprotecteurdeParisetdetoutes sesbeautsquil sim-

    pose, clment, tol-rant,dfenseurdesintrts franais faceceuxqui rventdhu-milierunegrandenationvaincue. pAntoinede Baecque

    a1814. Un tsar Paris,deMarie-Pierre Rey,Flammarion, Au fil delHistoire, 332p., 22.

    Roger-PolDroit

    Mallarm, en sontemps, eut cet-te triste formu-le : Les lan-gues imparfai-tes en cela que

    plusieurs. Cest exactementlinversequil fautdire. Car lamul-tiplicit des langues, leur dispari-t, leurs dissemblances, consti-tuent la perfection du mondehumain, qui consiste ntre niuniformeni uniformisable.

    Cette diversit irrductible, dit-on, serait en pril. Non seulementparce que des langues disparais-sent, par centaines, de dcennie endcennie, mais aussi parce que lamondialisationaffectelesmots, lesides, les institutions tout autantque les vtements, les aliments etlesmachinescommuniquer.Loc-cidentalisation de la plante nestpas simple affaire dordinateurs etde flux financiers. Elle passe gale-ment par la conviction insidieuse,devenuetellementbanalequonnelinterroge pas, que nous parta-geons, partout, lesmmes notionsdebase.Or, cenestpasvrai.

    Pour preuve : lenqute, aussisavantequepassionnante,dirige,sous le titre Tour du monde desconcepts,parlejuristeetpsychana-lyste Pierre Legendre. Sondisposi-tif de dpart est simple et ing-nieux.Et lersultat,tonnant, inci-te dinnombrables rflexions.Prenezneufunivers linguistiques,tous porteurs de cartes mentalesspcifiques, de dcisions singuli-res dans leurs manires de dire etde classer le rel. Demandez, pourchacun de ces univers de mots etdides, un spcialiste incontestdexpliquer quels termes et quel-les notions correspondent des

    concepts que nous tenons, nave-ment, pouruniversels.

    La surprise est prvisible, maisnen demeure pas moins vivenotamment quand on dcouvrequelestermesquifondentlesinsti-tutions internationales (Etat,loi, contrat, socit) sontloin de pouvoir tre imports telsquels dans des univers linguisti-quesnonoccidentaux.

    Aufildespages,ontouchepres-que du doigt ce fait majeur, ais constater, mais complexe

    dchiffrer : nature ou reli-gion, par exemple, nont pas desynonyme exact dune langue-mondeuneautre.Ainsi,enhin-di, prakriti (ce qui a t fait) nedit pas exactement ce que nousentendonsparnature,pasplusque dharma (lordre dumonde etles devoirs quil implique) ne cor-respond religion.

    Les contenus de pense aux-quels renvoient les termes japo-nais, chinois ou africains, eux aus-si sajustentmal, disent autre cho-

    se, expriment des rapports diff-rents lenvironnement, au corps,aux autres, auxdieux

    On peut donc considrer cevolume, en premier lieu, commeune machine voyager dans lapense. On y suit en effet, pas pas, les transformations demots-repres que nous tenons htive-ment pour homognes sous tou-tes les latitudes. Dune langue une autre, le sens se rvle aucontrairesujetquantitdemta-morphosesetanamorphoses,rup-tures et disjonctions.

    Neuf termes cls et, pour neuflangues, pratiquement tous leursnon-quivalents sont recenss,sur plus de 400pages, par dmi-nents savants dans cette peu ordi-naire encyclopdie des diffren-ces. Elle invente, somme toute,linverse dune mthode Assimil :le dpaysement sans peine. A toutlecteur, quelle que soit sa languenatale, lensemble rservera invi-tablementdessurprises,desensei-gnements, des pistes de rflexionsans nombre. De ce point de vue,cest une russite incontestable.

    Diversit irrductiblePlus incertaine, en revanche,

    demeure la signification de cetensemble. Dans son introduction,Pierre Legendre place ce voyagedans les profondeurs linguisti-ques sous le signe dun parti prissopposant ardemment lhisto-riciteuro-amricaine.Alunifor-misation dshumanisante desesprits et des peuples quinstal-lent le capitalismemondialis, sestechniquesetsesnotionssoppo-serait, si lon comprend bien, ladiversit irrductible de la plurali-t des langues et despenses.

    Lalecturedecefoisonnantvolu-me laisse pourtant place biendautres analyses possibles. A par-tir des mmes matriaux, riennempche en effet de conclureque la diversit des mondes et lelibralisme ne puissent faire bonmnage,voireserenforcermutuel-lement. La pellicule mondialiseet larichessedeBabelsaffrontent-elles, dans une lutte sans merci?Sont-elles au contraire compati-bles, voire complices ? Un livrejamaisnabolira laquestion.Celui-ci a lemrite dy conduire.p

    Sans oublier

    ReconstruirelalanguemreestimpossibleUnanthropologueetunlinguistevoquent lesoriginesdulangage

    Lesmotssont-ilsvictimesdelamondialisation?Unlivresavantetstimulantsondelamaniredontneufconceptsoccidentauxsentendentdansdautreslangues

    Babelrsisteencore

    Propos recueillis par Julie Clarini

    Dj, entre 80000 et 70000ansavant nous, des hommes racon-taient et argumentaient. Com-mentle langageestvenulhom-

    me,dulinguisteJean-MarieHombertetdelanthropologue Grard Lenclud, est unefascinante synthse des travaux en courssurlesoriginesdela langue.Maiscestaus-siunouvragequiavancesespropreshypo-thses.Doublementprcieux.

    En soutenant, dans lintroductiondeson Tour dumonde des concepts,que lesmots ont une profondeurinsouponne, Pierre Legendre nousinvite explorer la dimensionhistori-que du langage. Lide dune languemre, que tous les individus auraientpartage, est-elle un fantasme?

    Jean-Marie HombertCest un sujet surlequel il y a eu beaucoup de dbats. Dansltatactuelde la science linguistique, il estimpossiblede reconstruire la languemre.En gros, avec la grammaire compare, onpeutremonter jusqu8000anset se faireune ide de ltat des langues cette po-que. Mais, avec la langue mre, on parledunepriodeanciennedenviron7000080000ans. Et puis la question reste enti-re: est-ce que toutes les langues se regrou-pent en une seule famille? Ou bien y a-t-il

    eu polygense, cest--dire mergence dulangageenplusieurslieuxdelaTerre?Lhy-pothse est crdible. Lagriculture a com-mencdanshuitendroitsdiffrents:pour-quoi nen aurait-il pas t de mme en cequi concerne le langage?

    Pourquoi le regain dintrt pour lesorigines du langage est-il si rcent?

    GrardLencludParcequecesrecherches-l contredisaient les idesentretenuessurle mode dexistence de la langue lpo-quedu structuralisme, inaugurepar Fer-dinanddeSaussure(1857-1913).Pourcelin-guiste, une langue est son histoire, elle seconfond avec elle ; elle est tout ce qui luiarrive.Dans ces conditions, laqutede sesdbuts est, dit-il, purile.

    J. -M. H.Ensuite, Noam Chomsky provo-que aux Etats-Unis, dans les annes 1950,une rvolution linguistique trs impor-tante. En gros, il dit que lapparition de lafacult du langage rsulte dun vne-ment gntique et que ce qui prcde naaucunesortedintrt.Sibienquelevrita-ble tournant, cest lintervention de lathorie de lvolution. Les recherches surles origines du langage ont repris dans lesannes 1970 avec des chercheurs quintaient pas des linguistes, mais qui tra-vaillaient dans diffrents domaines (psy-chologie, neurolinguistique, etc.) inscritsdans le sillagede la thorie darwinienne.

    Bien sr, il ny a pas eu dapparitionsoudainedu langage. En revanche, il ya eu du langage

    G. L.La diffrence entre le prlangage etle langage, cest lusage compositionneldes signes et lintervention dune rgula-tion syntaxique. Les grands singes necommuniquentquesur cequilsont sousles yeux. Pas sur le fait que leur grand-pre aimait la philosophie kantienne.Bien sr, il est trs difficile dimaginer ceque peut tre un langage dpourvu de lacapacit dillimitation, cest--dire briddans lexpressionde lapense.Mmedif-ficult avec les concepts : il est difficile dese reprsenter un tre qui nen auraitquun nombre limit. Pourtant, lidedvolution limpose.

    J.-M. H.Or, partir du moment o desindividusont t capablesde rapporter cequon leur avait transmis des animauxdangereux ou de la cueillette de fruitsfrais, leffetat immdiat sur la surviedeleur espce

    G. L.Les recherches ici voques compor-tent une dimension philosophique. Demme que les travaux sur la psychologiedelenfantsoulventdesquestionsfonda-mentales (quest-ce quapprendre ouquest-ce que connatre?), les travaux surla communication des primates nonhumains nous obligent rflchir sur lepropredu langage.p

    Critiques Essais

    Tourdumondedesconcepts,sous la directiondePierre Legendre,Fayard, Poids etmesuresdumonde,444p., 23.

    Comment le langageest venu lhomme,de Jean-MarieHombertetGrard Lenclud,Fayard, Histoire de lapense,560p., 24.

    SERGIO AQUINDO

    70123Vendredi 4 avril 2014

  • DesgniesdanslesplacardsTOUT le mondeconnatlexpres-sion raisondEtat . Ellerecouvregnra-lement quantit

    de pratiques secrtes, passe-droitsetoprationsdouteusesquonsup-pose lgitimes par lintrt sup-rieur de la nation. En revanche,peudepersonnes,parmitoutescel-les qui lutilisent, savent que cetteformule fut forge, la fin duXVIe sicle, par un jsuite italien,GiovanniBotero (1544-1617).

    Et si, dans le meilleur des cas,lexistence de son trait DellaRagion di Stato est connue (il aquandmmesuscit, lgeclassi-que, quelques centaines de com-mentaires), il est improbablequele texte ait t lu. Ceux qui yavaienteuaccsne formaient, jus-qu prsent, quun club trs fer-m. Pour quelques raisons sim-ples, principalement celles-ci : la

    dernire traduction franaiseavait 415 ans, et ldition critique,en italien, est rcente. Il faut donc

    se rjouir de pouvoirredcouvrirBotero,gr-ceau travail deRomainDescendre, professeur lENS de Lyon, qui aconsacrsathseetplu-sieurs tudes cetauteur important.

    Son principal trait,tournant historiqueoubli, souvre par cesmots:Statoundomi-nio fermo sopra i popo-liLEtatestunesei-gneurie solide sur lespeuples et la raisondEtatest laconnaissan-ce des moyens propres fonder, conserver et

    accrotreune telle seigneurie.A la diffrence de Machiavel,

    qui sintresse lhabiletduPrin-ce semaintenir au pouvoir, Gio-

    vanniBotero inventenotamment,sous ce nom de raison dEtat,lutilisation des sciences socia-les pour le renforcement delautorit. Si parler de sciencessociales est videmmentanachro-nique,Boteroestsansdoutelepre-mier montrer comment lEtatpeut tirer parti des connaissancesde la gographie, de lconomie,de la dmographie proccupa-tions que lon retrouve dans sontrait Des causes de la grandeurdes villes (1588), dont on pourralire, toujours grce Romain Des-cendre, la premire traductionfranaise.

    Mille dcouvertesLessentiel retenir, si lon doit

    renoncer aux mille dcouvertessavoureuses que ces pages rser-vent, cest finalement que Gio-vanni Botero est le penseur quirend quivalents, dans lhistoireoccidentale, les termes politi-

    que et tatique. Avant lui, cesdomaines taient loin de conci-der. Aprs lui, ils se superposentpresque toujours. Ce nest pasunemince affaire, on en convien-dra.

    Voil donc un gnie qui dor-mait dans un placard. Trop sou-vent, on ne prend pas garde aufaitquil y enabeaucoupdautres.Combien sont-ils, assoupis dansles archives, ces inventeurs pas-ss la trappe, ces gloires occul-tes,cespionniersternis,cesdfri-cheurs empoussirs? Des dizai-nessrement,descentainespeut-tre, voire plus

    Ce quils attendent? Simple-ment quelquun qui ouvre la por-te, prenne le temps de nettoyer,fasse entrer la lumire et sescontemporains. Voil une destches des chercheurs, dans leregistredes scienceshumaines.Cenest certespas la seule,mais sre-mentune desplus utiles.p

    Lebruitdesimages

    UNCASDITORIALqueGeorgesDidi-Huberman.Il publie deux, trois, voi-re quatre livrespar an,laissantpantois ceuxqui, commecest le cas

    pour la signatairede ces lignes, enpublientpniblementun tous les troisouquatre ans. Cest ainsi quil suit sesobsessions facultdes images tmoi-gner de lHistoire, leur prise en chargedutempset dudestin tragiquede lhommedansdes essais consquents, tout en vi-tant de senfermerdansun systme, par-ce quil sautorise les cheminsde traverse,les rencontres avecdesuvres et desartistes au fil darticles et de confrencesquil runit ensuite en volumes.

    Cest le casde sesdeuxderniers titresparussimultanment: Sentir legrisou, ana-lysedeLaRabbia (LaRage, 1963), dePasolini, filmfaitdunmontagedimagesdactualits,etEssayervoir, qui sappuiesurdesuvresdevidastescontempo-rains, JamesColemanprincipalement.GeorgesDidi-Hubermansapprocheauplusprsdu rapportquePasolini entre-tientavec lemondeet la conditiondesplushumbles, qui lebouleverseet le rvol-te:Lenrag [Pasolini]neconnatpasdepaix,de stase, dtat stable: il changedecouleurdans le ventquipasse commefr-missent lesailes de loisillon.

    Il interrogeparailleurs lepouvoirdulangagefaceaux images insaisissablesdeColeman:Commentdcrire le papillonvivant, envol, battantdesailes?Cesmta-phoresviennentde luniversminier.Lesmineurs, autrefois,utilisaientdesoisillonsencagecommedevinspour les coupsdegrisou:mauvaisaugurequand leplumagefrmissait. LaRabbiamontre les imagesdunecatastropheminire.

    Difficult dcrireLunedesquestions fondamentales

    est ladifficultdcrire la catastrophe,dautantquonne lavoit jamaisvenir ilnousmanque le frmissementdes ailesdeloisillon.Mieuxvautalorsnonpasessayerdedire,maisessayerdire, expres-siondans laquelle il devient clairquedirenest, au fond, quessayer. Laquestionestdautantplus crucialeaujourdhuiquedis-paraissent lesderniers tmoinsde la catas-tropheabsolueque fut la Shoah,et quenoussommesconfrontscettemta-morphoseo le tempsde la survie faitpla-ce celuides survivances.

    Dans ltudesurColeman,est envisagle recoursaugeste, rflexespontanpourtayer lesmots lorsquenous sommesconfronts lindescriptible; il citeWit-tgenstein (Lephrasdungesteappelantuncertainphrasou rythmede laparo-le),Warburg (le gesteestlarticulationexacteentre lemot et limage).Ne rejoint-il pas ici lordinairede lcrivainqui, pourdire cequi sedrobe, enpassepar le ryth-mede laphrase, le style, la figure (jepense lusagedugeste, prcisment, chezKlos-sowski, lcrivaincommeledessinateur)?

    Pasolini conduitDidi-Hubermanunerflexionplus riche sur le procddumontage,notamment sur lutilisationdeformes anciennes, et qui, transportesdans lhistoire prsente, y gagne un lar-gissementdu sens. Lart dumontage,nest-cepas aussi la pratiquede celui qui,entrephilosophie, histoire de lart etanthropologie, labore sa pense entreuneuvredart ancienne et unemoder-ne, entre cinmaet littrature, entre lathorie et lempathie suscitepar de sim-ples documents, travers unehistoire dumondequinoublie pas leshistoires indi-viduelles? Sentir le grisou souvre sur lammoiredaccidents survenusdansdesmines et que retrouveGeorgesDidi-Huberman,non sansdifficult,avoue-t-il, lui qui est n Saint-Etienne,enplein bassinhouiller.p

    Jaseurderivire

    Nageurde rivire(TheRiver Swimmer),de JimHarrison,traduit delanglais(Etats-Unis) parBriceMatthieussent,Flammarion, 256p., 19,90.Signalons, dummeauteuret par lemme traducteur, laparutionenpoche deGrandmatre (TheGreat Leader),Jai lu, 414p., 7,60.

    LE REL nest pas aussisolide quil en a lair, etlcrivain fait souventlexprience de sesdfaillances. Ou bien saprose perspicace, agres-sive, le renverse et le

    met en pices. Ou bien, plus soigneuse,attendrie, elle colmate ses lzardes et sesubstitue lui, telle la version officielledu pouvoir la fuyante parce que vis-queuse et vicieuse vrit.

    Onpourraitexpliquercetchecde la lit-traturesaisir lerelenarguantquecelle-ci sintresse surtout auxhistoires humai-nes,lesquellesfontelles-mmeslapartbel-le lillusion, lartifice et au simulacre.Sauf que lcrivain qui rue dans le dcor etretourneaudsertou la fort puissins-talle en colocation avec un ours dans unecavernemoussuerenouemoinsaveccet-tesauvagerieprimitivetenuepourlindiceirrfutable du rel quavec lidalismechamptre,effetdecivilisationbienconnu linstarde lart topiaire.

    Quimporte, sans doute faut-il des cri-vains des villes et des crivains deschampspourcrire toute la fable. JimHar-rison,onlesait, faitpartiedesseconds.Jelesouponne davoir ponctu lui-mme aucrayonquatrecouleurslesflancsdelatrui-temouchete.Aloredelautomne,ilmetles feuilles mortes infuser dans les fla-ques avec desmanires de dameanglaise.Puis il engraissedugibierpoiletplumedanssesvoliresetsesenclos,quil relchequand souvre pour lui la saison dcritu-re. Ce sont lmoqueries lgres. La littra-ture amricaine nous ennuie un peu cestemps-ci avec ses sempiternelles nouvel-les de Wall Street. Piquer une tte dans lelacMichigannous fera le plus grandbien.

    JimHarrisonaconfiunjour:Lescriti-ques sont de drles de gens qui viennentnous dire en face que nos enfants sonthideux. Observons donc ses derniers-ns, Clive et Thad, personnages princi-pauxdes deux courts romans rassemblsdans sonnouveau livre,Nageurde rivire.Mais ils sontmignons commetout!

    Clive, le hros de la premire histoire,Au pays du sans-pareil, est un professeurdhistoire de lart sexagnaire tabli NewYork, divorc, que le devoir filialramne pour unmois auprs de sa vieillemre dans le Michigan. Lexpdition nelenchante gure et, cependant, enrenouantavecsesorigines, ilvadonnerunnouveau dpart son existence. Ds sonarrive, il se laisse envoter par la caco-phoniegazouillantedecentainesdecarou-gespauletteset,de lautrectde la rou-te, les chants plus suaves des sturnelles ().Comme il tait merveilleux daimer unechose sans les compromisdu langage!

    Quelelecteurserassure, lauteuraccep-tera tout de mme de se compromettresuffisammentavecle langagepourmener

    son termece rcit de retrouvaillespictu-rales aprs vingt ans dabstinence, Clivese remet son chevalet , sentimentales avecLaurette,sonpremieramourrecon-quis et familiales avec Sabrina, sa fille,doctorante en sciences de la terre, et samre, donc, plus passionne dornitholo-gie quunmatou famlique.

    Grce celle-ci, firement campe parlauteur, qui consent au sel et au poivredans les plats mais considre tout autreassaisonnement comme un symptmede faiblesse morale et qui nourrit une

    intenseempathiepour lemondenaturelmaisexclutdecelle-ci lespcehumaine,sauf les Noirs et les Indiens, nous enten-drons successivement les voix nette-mentmoinsrauquesquecellede JimHar-rison de la paruline gorge orange etde sa cousine croupion jaune, du loriotprintanier, du roselin familier, du fauconde nuit, du rle de Virginie, de la bargerousse, du jaseur des cdres et du crapetarlequin.

    Ah non, mille excuses, le crapet arle-quin est un poisson, silencieux commetous ceux de son espce ( lexceptionnotable de lomoul du Bakal qui hurlequandon luimarche sur les pieds).Mais ilpeut tre merveilleux aussi daimer une

    chose sans les compromis du ppiement,et nous entrons dans le deuxime rcit,qui donne son titre au livre, comme dansunbaindeau frache.

    Histoire plus brve que la prcdente,mais plus originale et plus puissante,avec tout de mme les castors et les geli-nottes que le lecteur de Jim Harrison estendroitdexiger,avecsurtoutunemagni-fique lgende indienne qui la fait bascu-lerdansunesortedepanthismefantasti-que. Dans unmandre de la rivire o lejeunehommeprouvesavigueur, sasoli-tudeetsa libert,vivent lesbbsaquati-ques qui se dveloppent partir delme des nourrissons dfunts.

    Cette submersionpotiquedonneunedimensionmagique un rcit brutal o,plus les jupes des filles sont lgres, plusles poings de leurs pres sont lourds. Cecontrepoint vivifiant est notre lecturece que la rivire est pour Thad, vritabletriton qui ne songe qu chapper au pi-ge du destin, de lamour et des projetspour replonger sans cesse dans lebouillon originel.

    Nageur de rivire est le livre des com-mencements et des recommencements,car tout reste inscrit dans le paysage delenfance, en particulier lnergie frocedes souvenirs . Ainsi se livre tardive-ment le rel. Et je suggre en consquen-ce que soit dcern JimHarrison le titrede docteur honoris causa des sciencesde la terre.p

    Chroniques

    Sans doute faut-ildes crivainsdesvilles etdescrivains deschamps pour criretoute la fable.JimHarrison,on le sait, faitpartie des seconds

    Essayervoir,deGeorgesDidi-Huberman,Minuit, 96p., 13.

    Sentir le grisou,deGeorgesDidi-Huberman,Minuit, 112p., 13,50.

    De la raisondEtat(1589-1598) (Della ragiondi Stato),deGiovanniBotero,dit et traduitde litalienpar PierreBenedittini et RomainDescendre,Gallimard,Bibliothquedephilosophie, 424p., 32.

    Des causesde lagrandeurdes villes(Delle cause dellagrandezzadelle citt ),deGiovanniBotero, ditet traduit de litalienparRomainDescendre,RuedUlm, 192p., 17.

    EMILIANO PONZI

    8 0123Vendredi 4 avril 2014

  • Lessecretsdunripou

    aLeMondedes livresaufestivalQuaisdupolarMachaSry animera trois tables rondes loccasiondu festivalinternationaldu romanpolicier, Lyon, du 4 au6avril.Du livre limage, ladaptationdepolars, avec les produc-teurs SophieRevil etMarc-AntoineRobert, la scnariste SylvieSimonet les auteursDominiqueSylvain et Caryl Frey.Vendredi 4avril, 14h30, Palais du commerce.La loi des sries, avec les auteursCamilla Lckberg, GildaPiersanti, Craig JohnsonetDeonMeyer.Samedi 5avril, 14h30, chapelle de laTrinit.Les scnaristes,nouveauxgrands auteurs?, avecGeorgePelecanos (Treme,TheWire) etAnne Landois (Engrenages).Dimanche6avril, 10h30, amphiOpra.Renseignementset programme:www.quaisdupolar.com

    aHors-sriePolar: le triomphedumauvaisgenre100pagespour comprendrece qui fait le succsplantairedes romanspoliciers, des thrillers et autres romansnoirs.

    Aumenu, entre autres sujets, une inter-view LosAngeles avec le grand JamesEllroy; les philosophes PhilippeCorcuff(Polars, philosophie et critique sociale,Tex-tuel) et LucBoltanski (Enigmes et complots;une enqute propos denqutes,Galli-mard) donnentun sens aupolar ; la nouvel-le gnrationdes auteurs franais; le polar lre numrique; les conseils des diteurspour crireun bonpolar; les auteurs et lesacteursqui comptent; un test de vosconnaissances pPolar : le triomphe dumauvais genre,unhors-srie duMonde, 100p., 7,50,en kiosques pendant deuxmois.

    a PetitsPolars, leretourDuclassiquemystre en chambre close auxgrands espacesde laventure, de la nouvelle illustre la bandedessine, cettetroisimesaisondes Petits Polars, proposepar LeMonde et

    la SNCF est des plus varies. La collectionsouvre, ds le 3avril, avec LaVoluptdubillabong,dHervClaude, illustr parLoustal. Parmi les auteurs et les dessina-teursdes douze autres titres paratre diciseptembre, citonsCharlesBerberian,FlorenceCestac, SandrineCollette,DidierDaenickx,MilesHyman, Jean-BernardPouy, RomainSlocombeTous sont destalents reconnusdunoir. Certains ont tlaurats duprix SNCFdupolar qui, depuis2000, fait la pluie et lemauvais temps surces sombres rivages. pEn kiosques auprix de 2,50 , raison de deux titres parmois partir du 3 avril.

    Dans la jungle vietnamienneJrmieGuez changedhorizon. Aprs trois romansnoirscontemporains situs dans le triangle formpar Pigalle, Bar-bs et Belleville, dontBalanc dans les cordes (La Tengo, 2012,prix SNCFdu Polar 2013), le romancier de 25 ans embarquepour lIndochine, quelquesmois aprs la fin de la secondeguerremondiale. Ancien rsistant ayant perdu la femmequil aimait et qui portait son enfant, le lgionnaire CharlesBareuil va devoir composer, au sein de son rgiment, avecdesmercenaires venus dumonde entier, Corsesmafieux,Russes sans patrie, anciensnazis et collabos. Une famille ht-roclite, recompose, o les ennemis dhier sont devenus fr-res darmes. Patrouilles,manuvres dentranement,mala-dies tropicales, visites aux bordels, rencontres avec les villa-geois, embuscadesmeurtriresCest ses hommes aguerrisque larme franaise confie lesmissions les plus prilleusesdans le Tonkin.Ce romannarre, de janvier1946 septembre1954, huit annesdegurilla dans la jungle, qui se solderontpar la dfaite de laFrance aprs la bataille deDienBienPhu, huit annes aucours desquellesCharlesBareuil sympathise avecun soldatde la tribumo, croit retrouver lamour et cherche la tracedundserteurqui a ralli les troupesvietminh. Cet homme,pass lennemi, lamystrieusementpargn alors quil letenait dans la lunettede son fusil de tireur dlite.Depuis, lacuriosit tenaille celui quon surnommele Tigre.Histoiredunedbcle collective, ce rcit possde le souffle des gran-des popes. pM.S.aLeDernier Tigre rouge, de Jrmie Guez,10/18, Grands dtectives, 236p., 7,10 .

    CETAMUSANTRCITDE JAMESELLROY, invit dhonneurde ladiximeditiondu festivalQuais dupolar, ne restera pas com-me lunede sesuvresmajeures. Il sagit dune longuenouvel-le unpeudglingue, prsente sous formede confessionsdeFredOtash, vrai flic ripou (1922-1992) qui traquait les stars decinmadans les annes 1950, les faisait chanter et vendait desragots salaces au tablodConfidential. Ellroy la rencontr quel-quesmois avant samort. Apparudansdeux rcits de la trilogieUnderworldUSA, cet individu sans scrupules a aussi inspir lepersonnagede JackNicholsondansChinatown (1974). Ici, il croi-se le cheminde Liz Taylor,MontgomeryClift,MarilynMonroe,du jeune JamesDean, bisexuel qui consent tendredes guets-apens des acteursplus en vue, deMarlonBrandoetmmedeJean-Paul Sartre! Lhommene rpugne aucun coupbas: bas-tonnades,menaces, intimidations Il place ses cibles sur cou-te, les photographie enpleins bats, participe desorgies desexeet de drogue.Cette grandegueule cyniquepropulse la pres-se scandale vers des sommets salement crapoteux.

    Leplus savoureuxestmoins la quantit danecdotes salaces relles ou fictives rapportes sur les clbrits dHollywoodque lautodrision fanfaronnequEllroymanifeste. Car lauteurduDahlianoir (Rivages, 2006), houspill par FredOtash, quicroupit aupurgatoire, semet ridiculementen scne. Ellroy estun casse-couilles (). Ilma tout piqupour camperunpersonna-gede son romansurmdiatis L.A. Confidential. Le bouquin et lasuperproductionquon en a tirne cassaientpas des briques.Par la voix de cette ordure finie, Ellroydvoile lun des secretsde son style: lallitrationet les insultes inventivesExtorsionva bientt tre adapt en srie tl, outre-Atlantique.Unprojet caresspar Ellroydepuis plusde vingt ans.pM.S.aExtorsion (Shakedown), de James Ellroy, traduit de langlais(Etats-Unis) par Jean-Paul Gratias, Rivages, Thriller, 188p., 13,50.

    ViolenceurbaineDe sesneuf annes patrouiller dans les rues de Portland (Ore-gon) puis dOakland (Californie), dans les ghettospeupls decams, deprostitues, de trafiquants en tout genre, KentAnder-son, ancienbret vert, a tir en 1997un romanmagistral, dins-pirationautobiographique,o ilmet en scne sondouble, le ser-gentHanson, justicier solitaire qui affrontedes bandes crimi-nelles et compatit avec les dshrits.Lcriture est aussi puis-sante que lematriau, expliquedans la prface lcrivain JamesCrumley (1939-2008), () et la prose aussi prcise et aiguisequun cutter qui trancheunegorge. pM.S.aChiens de lanuit (NightDogs), deKent Anderson, traduit de langlais(Etats-Unis) par Jean Esch, Folio Policier , 640p., 8, 90.

    Macha Sry

    DominparlesAnglo-Amri-cains, le genre policier sestlargement mondialisdepuis quinze ans. Aupoint que nimporte quelamateurdepolarsestcapa-

    ble aujourdhui de citer un ou deuxnomsdauteurs succs, quils soient italiens,norvgiens, sudois, espagnols, cossaisConcernant Isral, jusqu prsent, ctaitmoinssimple.SicetEtatde8millionsdha-bitants a russi exporter ses sries tltelles Hatufim, adapt auxEtats-Unissous le titre Homeland, ou Betipul(En analyse en V.F.), la mort en 2005de Batya Gour, la P.D. James isralien-ne, avait laiss les lecteurs trangersorphelins. Qui connat par exemple le roidu thriller RamOren, dont un seul romana t traduit en franais?

    Or, voici que paraissent simultan-ment deux romans annonciateurs dunintrt croissant des diteurs hexago-naux, mais aussi dune nouvelle gnra-tion dauteurs qui rivalisent brillammentavecHenningMankell et JoNesbo.Hist